La crise
ministérielle. — Causes de sa durée. — M. de Freycinet. — Les nouveaux
ministres MM. Cazot, Magnin, général Farre, Varroy. — Les sous-secrétaires
d'État. — L'Union républicaine dans le nouveau Cabinet. — La Déclaration du
16 Janvier. — Défaut de cohésion dans les majorités des deux Chambres. — Le
Gouvernement occulte. — Louis Blanc pose la question de l’amnistie. —
Discours de M. de Freycinet. — Attitude de M. Spuller et de l'Union
républicaine après le rejet de l'amnistie. — Gambetta reprend la question au
mois de Juin. — Son discours du 20 Juin. — La Chambre et le Sénat se
déjugent. — La distribution des drapeaux. — Le 14 Juillet à Paris. — Les
fêtes de Cherbourg. — La presse française, la presse allemande et les
craintes de guerre. — Les premiers actes du nouveau Ministère. — Le début de
la session de 1880. — Première délibération sur le droit de réunion. — Mort
de Montalivet, Jules Favre et Bersot. — Nos relations commerciales devant la
Chambre. — Réorganisation de l'état-major. — Léon XIII et le divorce. —
Réorganisation de l’administration centrale des Affaires Étrangères. — La
politique extérieure de M. de Freycinet. — Le Parlement hors session. —
L'interpellation Godelle. — Les grades de l’armée territoriale. — Retraite de
M. Lepère. — Proposition Loustalot et interpellation Clemenceau. —
Suppression de la lettre d'obédience. — Abrogation de la loi sur le repos du
dimanche. — L'État abandonne la gérance du « Salon ». — Lois sur les débits
de boissons et sur le colportage. — Elections aux Conseils généraux du 1er
août. — Le budget de 1881. — La loi sur le Conseil supérieur devant le Sénat.
— Discours de J. Ferry le 30 Janvier. — Modifications introduites par le
Sénat dans le texte voté par la Chambre. — Le premier Conseil supérieur et la
réforme de l'enseignement secondaire en 1880. — La loi sur la liberté de
l'enseignement supérieur devant le Sénat. — Opposition de la Droite et du
Centre Gauche dissident. — L'article 7. — Discours de Jules Ferry. — Discours
de Freycinet et de Dufaure. — Rejet de l'article 7. — Adoption de la loi au
Sénat et à la Chambre. — Ordre du jour du 16 Mars à la Chambre. — Décrets du
29 Mars. — Rôle de M. de Freycinet après l'exécution, du décret contre les
Jésuites. — Crise ministérielle. — L'œuvre du premier Ministère de Freycinet.
En
dehors du monde parlementaire, la chute du Cabinet Waddington produisit une
impression de surprise, parce que peu de personnes en pénétrèrent les motifs.
On avait bien vu le Ministère s'égrener, perdre un à un plusieurs de ses
membres. On avait vu aussi que M. Waddington se retirait sans avoir été mis
en minorité par la Chambre et surtout sans qu'aucun membre de cette Chambre
opposât un programme nouveau au programme de l'ancienne administration. Comme
il arrive toujours en pareil cas, lorsque la Chambre n'a pas fourni
d'indications bien précises au chef de l'État et surtout lorsqu'elle ne lui
en a fourni aucune, la crise ministérielle fut longue. Le chef incontesté de
la majorité consentirait-il a prendre la direction des affaires ? A cette
question que tout le monde se posait périodiquement, sans se demander si des
offres formelles étaient faites à l'intéressé, s'il était pressenti par qui
de droit, la réponse fut prompte et non équivoque Gambetta restait au poste
où l'avait appelé la confiance de ses collègues. A défaut de Gambetta, Jules
Ferry était plutôt désigné, puisqu'il s'agissait surtout d'aboutir, de faire
voter les lois en suspens et particulièrement les lois scolaires. Mais Jules
Ferry ne fut pas plus pressenti que Gambetta, peut-être parce qu'on le
trouvait trop engagé dans la lutte contre le cléricalisme. Restait donc M. de
Freycinet, figure énigmatique, qui, par extraordinaire, n'inspirait une
insurmontable défiance ni au Centre Gauche ni à l'Union républicaine de la
Chambre, peut-être parce qu'il n'avait ni opinion bien arrêtée, ni programme
bien défini. Le premier de ces groupes lui savait gré des déclarations très
modérées qu'il avait faites à maintes reprises depuis deux ans le second
était plein d'indulgence pour l'ancien collaborateur de Gambetta pendant la
Défense Nationale. Indifférent aux nuances, sceptique en matière de politique
pure, au point d'hésiter de bonne foi entre deux hommes aussi dissemblables
que M. Léon Say et M. Floquet, peut-être parce qu'il comptait sur sa puissance
de séduction pour dominer l'un et l'autre, très apprécié de M. Grévy, M. de
Freycinet se trouvait naturellement porté à la Présidence du Conseil et il
reçut la mission de choisir ses collègues. Il ne
se sépara que de ceux qui ne voulurent pas rester aux affaires avec lui M.
Waddington, M. Le Royer, M. Léon Say, M : Gresley, et il leur donna pour
successeurs MM. Cazot, Magnin et Farre, prenant pour lui-même la succession
de M. Waddington et laissant à M. Varroy le portefeuille des Travaux Publics.
Les six ministres conservés étaient, avec M. de Freycinet lui-même, MM.
Cochery, Tirard, Jules Ferry, Jauréguiberry et Lepère. Le Cabinet était
complété par la nomination de six sous-secrétaires d'État MM. Martin-Feuillée
à la Justice, Constans à l'Intérieur, Wilson aux Finances, Turquet aux
Beaux-arts, Sadi Carnot aux Travaux Publics et Cyprien Girerd à l'Agriculture
et au Commerce. Le rapprochement de tous ces noms produit à distance un
singulier effet. On dirait une gageure ces hommes, très honorables, très
connus, très compétents et notoirement t républicains formaient une réunion,
une juxtaposition de ministres plutôt qu'un vrai Cabinet. On pouvait adresser
à l'administration de M. de Freycinet les mêmes reproches qu'à
l'administration précédente. D'abord, c'était le Ministère Waddington, sans
M. Waddington. En second lieu, c'était une combinaison mal venue, sans
signification bien précise pour employer le vilain mot dont tout le monde se
servit pour la désigner, c'était un replâtrage ; M. Clémenceau disait même le
replâtrage d’un replâtrage. Enfin la Gauche un peu avancée, l'Union
républicaine, y restait, après comme avant le 28 Décembre, représentée par le
seul M. Lepère. Aucun compte semblait n'avoir été tenu des indications
fournies par la Chambre à plusieurs reprises, ni de ses répugnances ni de son
très vif désir de progrès et de reformes. Ce premier Ministère de M. de
Freycinet était, si l'on peut dire, adéquat à la majorité sénatoriale et, par
suite, il restait en deçà de l'opinion de la majorité républicaine de la
Chambre. Le défaut était d'autant plus grave que le Cabinet allait suivre, en
définitive, cette majorité de la Chambre, au lieu de la guider, lui emprunter
les principaux articles de son programme et faire, avec le personnel du
Centre Gauche et de la Gauche républicaine, la politique de l'Union
républicaine. Sur un seul point, les lois scolaires, ministres et majorité
étaient bien d'accord et c'est justement cette question des lois scolaires
qui devait montrer que le Ministère n'était pas d'accord avec lui-même. Dans la
Déclaration, qui fut lue seulement le 16 Janvier, après des scrutins assez
pénibles pour la constitution du bureau dans les deux Chambres, M. de
Freycinet affirma que la formation du nouveau Cabinet, sans impliquer
l'abandon d'une politique prudente et mesurée au dedans et au dehors,
promettait une marche décidée dans la voie « des réformes nécessaires &t
des améliorations successives. » La réorganisation de la magistrature était
annoncée, ainsi que la réforme du personnel administratif. Les dispositions
du projet sur le droit de réunion, déposé par l'ancien Cabinet, étaient
acceptées par le nouveau. Un projet de loi sur la presse serait préparé.
L'exécution du programme des travaux publics précédemment entrepris serait
continuée. Le régime douanier de la France devra être réglé et la
délibération des lois militaires hâtée. Pour assurer l'accomplissement de
cette œuvre, M. de Freycinet faisait appel à ce qui lui manquait le plus à
lui-même, à l'esprit de suite, de décision et de méthode ; pour amener l'apaisement
dans les esprits, il promettait un Gouvernement libéral, capable de fonder
une République dans laquelle tous les Français feraient successivement leur
entrée. Quant aux lois scolaires, le Ministère ne les avait pas oubliées
elles restaient soumises au Parlement et seraient complétées par une loi sur
l'enseignement primaire, conforme aux aspirations du pays. Aucune
discussion et aucun vote ne suivirent la lecture de la Déclaration ; mais à
la Chambre on essaya de s'entendre sur la rédaction d'un programme minimum
qui serait imposé au Cabinet et de cimenter les différentes fractions de la
majorité, en vue d'une action commune ces deux tentatives échouèrent
également. Sous le Ministère de Freycinet les positions respectives du
Cabinet et de la majorité restèrent ce qu'elles étaient sous le Ministère
Waddington il n'y eut pas plus de cohésion dans l'un que dans l'autre. Le
Ministère gouverna au jour le jour et la Chambre lui donna des majorités de
rencontre, souvent marchandées. Même désunion dans la majorité sénatoriale,
qui se révéla lors de l'élection d'un sénateur inamovible, en remplacement de
M. de Montalivet le docteur Broca, candidat des Gauches, ne fut élu qu'au
second tour, par 140 voix contre 132 données à M. Betolaud, auquel s'étaient
ralliés M. Dufaure et 17 membres du. Centre Gauche, le plus voisin du Centre
Droit. Les républicains catholiques, plus catholiques que républicains,
avaient voté contre M. Broca, comme ils devaient voter contre l'article 7. Est-il
juste d'attribuer à ce que MM. de Broglie et Clémenceau appelaient « le
Gouvernement occulte », c'est-à-dire à M. Gambetta et à son entourage,
l'impuissance où vont se débattre le Ministère et la majorité, le Ministère
de Freycinet comme le Ministère Waddington et comme le Ministère Jules Ferry
qui lui succédera ? M. Gambetta est-il responsable de l'instabilité
ministérielle qui a signalé les quatre premières années de la Présidence
Jules Grévy ? A aucun degré. Porté au fauteuil, avec l'assentiment de M.
Grévy lui-même, M. Gambetta n'en restait pas moins le chef et l’inspirateur
du groupe le plus important de la majorité républicaine, et ce groupe n'avait
qu'une représentation insuffisante dans la combinaison du 28 Décembre comme
dans celle du 4 Février. Nous savons bien que M. Gambetta gardait son immense
popularité dans le pays, son influence sur la grande masse du parti
républicain dans la Chambre élue en 1877 et son action personnelle sur tous
les ministres. Il n'avait pourtant pas la responsabilité du pouvoir. Il
restait, comme il l'a dit souvent, à sa place, à son rang, et s'il exerça
jamais une dictature, ce ne fut que celle de la persuasion, permise à tous.
Dès cette époque, il y avait, non seulement dans la presse monarchiste et
dans la presse radicale, mais aussi dans l'entourage immédiat de l'Élysée, un
parti qui était hostile à Gambetta, qui le combattait sourdement et dont les
attaques deviendront de plus en plus vives après la chute du Ministère de
Freycinet. En tout cas, on ne comprit pas plus, à l'Élysée, le 28 Décembre
que le 4 Février, que l'élimination presque totale des membres de l'Union
républicaine et de leur glorieux chef créait une situation parlementaire
intenable, empêchait la constitution d'un Cabinet homogène, faussait tous les
ressorts du Gouvernement. La
question de l'amnistie, mieux qu'aucune autre, fit ressortir la faiblesse et
l'indécision du Ministère qui se déjugea complètement à cinq mois de
distance. Louis Blanc, l'historien savant autant que passionné de la
Révolution, le théoricien absolu de l'Extrême Gauche, avait déposé le 22
Janvier une demande d'amnistie plénière. Nous avons indiqué précédemment
l'état de la question. En dehors des membres de la Commune, il n'existait
pour ainsi dire plus de victimes de l'insurrection, vierges d'antécédents judiciaires
(294
seulement). Même
pour ceux qui avaient été condamnés avant le )8 Mars pour crimes ou délits (509), le Gouvernement était disposé
à aller aussi loin que possible dans la voie des grâces. Aussi, lorsque les
bureaux discutèrent la demande de Louis Blanc, les ministres-députés se
prononcèrent-ils énergiquement contre le principe de l'amnistie plénière. Les
bureaux nommèrent seulement trois membres favorables à l'amnistie plénière et
huit opposants parmi ceux-ci était M. Andrieux, l'élu de la démocratie
radicale du Rhône. Lorsque la proposition vint en discussion devant la
Chambre, le d2 Février, le Gouvernement se montra très ferme, très résolu et
fit entendre, par l'organe du Président du Conseil, un discours qui semblait
clore à tout jamais la question de l'amnistie. Après avoir nettement et
formellement repoussé la proposition Louis Blanc, M. de Freycinet donna les
motifs de son refus. Il n'y avait pas à invoquer de considérations
d'humanité, l'amnistie, à la différence de la grâce, étant faite pour la
société et non pour les individus. L'amnistie, avant d'être accordée, doit
avoir cause gagnée dans l'esprit de la majorité le ministre affirme qu'il
n'en est pas ainsi au moment où il parle et que l'amnistie plénière, loin de
manquer au pays, l'inquiète le pays y verrait la marque d'une politique moins
prudente et moins ferme. Tant que l'amnistie sera présentée comme une
réhabilitation et demandée avec des paroles de haine, le Gouvernement la
repoussera. D'ailleurs n'est-elle pas réclamée par ceux qui refusent
habituellement leurs suffrages au Gouvernement ? Or, elle ne sera possible
que lorsque le Cabinet, appuyé sur une puissante majorité, aura une force
morale incontestée. Que les signataires de la proposition s'entendent donc
pour faire la cohésion du parti républicain dans la Chambre et hors de la
Chambre. M. de' Freycinet terminait éloquemment en adjurant tous les
républicains de s'unir à lui pour construire des chemins de fer, creuser des
ports, bâtir des Écoles, améliorer les tarifs de douanes, dégrever les
impôts, en un mot augmenter, par tous les moyens possibles, la prospérité
matérielle et morale du pays. « Peut-être alors, au sein de cette France
tranquille, apaisée, prospère, unie dans la République, un Gouvernement fort
de votre confiance, justifiée par les gages répétés de modération, de sagesse
et de fermeté qu'il aura pu donner, ce Gouvernement sera en droit de se lever
et de dire les mesures hardies que vous nous aviez conseillées et que nous
avions toujours jugées dangereuses pour la République, le moment est venu de
les réaliser. » On est
frappé, en relisant les discours de M. de Freycinet, de l'abondante variété
de ses vues, de la souplesse de son éloquence, de la merveilleuse limpidité
de son langage. Son talent rappelle celui de Thiers, mais il est plus
correct, plus académique. L'ingénieur est plus littéraire que l'historien.
Les deux hommes d'ailleurs, s'ils se ressemblent en quelques points comme
orateurs, diffèrent profondément comme chefs de Gouvernement. Autant M.
Thiers s'obstinait dans ses idées, autant M. de Freycinet semblait peu tenir
aux siennes autant la personnalité du premier était prépondérante, autant
celle du second tenait peu de place et semblait effacée elle était comme sa
parole, un peu féminine et raffinée, souple et flexible mais nullement
envahissante. Sans
s'opposer en principe à l'octroi d'une amnistie plénière, M. de Freycinet
faisait de cette concession une question d'opportunité. La Chambre se rangea
à son avis et repoussa la proposition Louis Blanc par 316 voix contre 116. On
comptait dans la majorité 232 républicains dont 47 membres de l'Union
républicaine. Quelques jours après le vote, dans une séance tenue par ce
groupe, son président, M. Spuller, engageait ses collègues à prêter leur
concours au Cabinet. « Pour répondre, leur disait-il, au vœu le plus
manifeste et le plus légitime du pays, nous avons à constituer, à soutenir, à
faire fonctionner le Gouvernement que nous avons établi ; or, par une
véritable contradiction, il en est qui seraient parfois tentés de contester,
sinon de refuser, au nom de certaines tendances, à ce Gouvernement de leur
choix, la force et les attributs nécessaires à tout Gouvernement qui veut
vivre, se faire obéir, imposer à ses adversaires le respect et la crainte. »
Ces sages conseils, émanant de l'ami le plus intime de Gambetta et qui
reflétaient sûrement sa pensée, furent applaudis comme ils le méritaient. Ils
ne furent pas toujours suivis dans la pratique. Quatre
mois s'écoulent entre le rejet de l'amnistie plénière et la reprise, par
Gambetta lui-même, de la proposition Louis Blanc. A son instigation une
réunion officieuse des présidents des deux Chambres et des présidents des
groupes républicains du Parlement a lieu au ministère des Affaires
Etrangères. M. de Freycinet est hésitant. M. Léon Say, arguant du peu de
temps qu'il a passé à la tête du Sénat, décline l'invitation qui lui est
faite de prendre le premier la parole. Gambetta, en quelques mots, amène tout
le monde à son opinion, et le Gouvernement converti dépose sur le bureau de
la Chambre un projet de loi amnistiant, outre les condamnés de 1870-1871,
tous les auteurs de crimes ou de délits commis jusqu'au 19 Juin 1880. La
discussion s'ouvre le surlendemain, sur un rapport favorable de M. Jozon. M.
Casimir-Périer combattit l'amnistie avec les arguments qu'avait employés M.
de Freycinet le 12 Février précédent. M. de Freycinet la défendit mollement.
M. de Cassagnac, plus modéré que d'habitude, fit observer, non sans finesse,
que si la majorité du 12 Février avait changé, le Président du Conseil du 12
Février devait faire place à un autre homme politique, à celui que tout le
monde désignait comme le véritable agent de cette volte-face de la majorité
et du Gouvernement. C'est
après ce discours que Gambetta descendit du LI fauteuil et réapparut à la
tribune. En quelques paroles très nettes il définit son rôle dans la
discussion il n'est pas au-dessus du Gouvernement, mais au poste ou la
confiance de l'Assemblée l'a appelé s'il le quitte un instant, c'est pour ne
pas regarder, égoïste et indifférent, ce que font les autres, sans y prendre
sa part de collaboration. Il faut faire l'amnistie, malgré l'élection
Trinquet, parce qu'il y a un moment où, coûte que coûte, dans un pays de
suffrage universel, de disputes ardentes dans les comices électoraux, il faut
jeter un voile sur les crimes, les défaillances, les lâchetés et les excès
communs. Il faut la faire le plus tôt et le plus loin possible des élections
générales, pour empêcher les adversaires de la République de l'exploiter il
faut la faire parce que, si la France ne se passionne pas pour l'amnistie,
elle est fatiguée, exaspérée d'entendre constamment se reproduire les débats
sur l'amnistie, parce qu'elle demande à ses gouvernants de la débarrasser « de
ce haillon de guerre civile », parce que la question n'est pas mûre,
mais « pourrie », parce que l'amnistie n'inquiétera pas l'Europe et
surtout parce que, à la veille du 14 Juillet, du jour où l'armée, « suprême
pensée », reprendra ses drapeaux « hélas si odieusement abandonnés »,
il faut mettre la pierre tumulaire de l'oubli sur les crimes et les vestiges
de la Commune, il faut que tous sentent qu'il n'y a qu'une France et qu'une
République. Cette éloquente et vigoureuse apologie, que nous résumons
froidement, mais sans oublier un seul des arguments de l'orateur, entraîna le
vote de la Chambre. Par 312 voix contre 126 le projet du Gouvernement fut
adopté et immédiatement porté au Sénat, où il fut combattu par M. Jules
Simon, défendu par MM. de Freycinet, Tirard et Hébrard, et repoussé par 145
voix contre )33. Fort heureusement pour le Gouvernement et pour l'amnistie,
la Haute Assemblée ne voulut pas opposer un Nescïo vos aux 3t2 députés
qui s'étaient prononcés pour le projet elle adopta, par 143 voix contre 138,
un amendement transactionnel de M. Bozérian qui permit de retourner devant la
Chambre. Celle-ci reprit à son compte un amendement de M. Labiche que le
Sénat avait repoussé et le Sénat, cédant une fois de plus, finit par
accepter, à l'importante majorité de 166 voix contre 97, un texte qui
n'excluait de l'amnistie que 14 personnes. L'amnistie
de Louis Blanc, de Victor Hugo et de Gambetta, l'amnistie plénière était donc
faite. Quels en furent les résultats ? Ils ne répondirent pas entièrement à
l'attente de ses partisans ni ne justifièrent toutes les craintes de ses
adversaires. Ceux qui revenaient en France après dix ans de bagne, de
déportation ou d'exil, et qui n'avaient rien appris ni rien oublié, se
montrèrent peu reconnaissants du grand acte de clémence et de pardon dont ils
avaient bénéficié mais ils ne firent courir aucun danger à l'ordre public, et
l'opinion resta fort indifférente à certaines rentrées tapageuses, préparées
avec une savante mise en scène. Le seul résultat appréciable de l'amnistie
fut d'enlever aux intransigeants une plate-forme électorale ; il est vrai
qu'ils en trouvèrent immédiatement une autre la révision et la suppression du
Sénat qu'ils exploitèrent, du reste, avec peu de succès aux élections
partielles ou aux élections générales. Pour toutes ces raisons Gambetta, avec
son sens politique si affiné, avait été bien inspiré en fermant le livre de
la guerre civile et en le fermant au bon moment, à la veille du 14 Juillet
1880, de la date enfin adoptée pour la célébration de la fête nationale. L'anniversaire
de la prise de la Bastille avait été choisi pour la remise à tous les
régiments des drapeaux destinés à remplacer ceux que Bazaine avait livrés à
l'ennemi. Entouré des ministres, des présidents des deux Chambres, de tous
les membres du Parlement, M. Jules Grévy adressa de nobles et patriotiques
paroles à l'armée, que la France entière accueillit avec une allégresse émue. « Le
Gouvernement de la République est heureux de se trouver en présence de cette
armée vraiment nationale, que la France forme de la meilleure partie
d'elle-même, lui donnant toute sa jeunesse, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus
cher, de plus généreux, de plus vaillant, la pénétrant ainsi de son esprit et
de ses sentiments, l'animant de son âme et recevant d'elle-même, en retour,
ses fils élevés à la virile école de la discipline militaire, d'où ils
rapportent dans la vie civile le respect de l'autorité, le sentiment du
devoir, l'esprit de dévouement, avec cette fleur d'honneur et de patriotisme
et ces mâles vertus du métier des armes, si propres à faire des hommes et des
citoyens. La France vous confie, avec ces nobles insignes, la défense de son
honneur, de son territoire et de ses lois. » Il
était difficile de mieux caractériser l'armée nouvelle, sortie des entrailles
de la nation et si heureusement réorganisée, au prix de dix ans de travail et
de sacrifices. Paris s'était rendu en foule à Longchamps, pour assister à
cette émouvante cérémonie, où il avait apporté plus et mieux que la curiosité
qu'il accorde d'habitude aux spectacles militaires. Au retour du bois de
Boulogne, en pénétrant au cœur de la cité, l'on était moins frappé du
pavoisement de la voie triomphale que des modestes décorations des rues
étroites, où l'on s'avançait sous un véritable dôme de fleurs et de
bannières. Peu soucieux de l'anniversaire évoqué, le peuple ne comprenait
qu'une chose c'était bien sa fête que l'on célébrait et il y mettait toute
son âme. On ressentit, ce jour-là, un peu du grand souffle et de l'ardente
fraternité de la Fédération du siècle dernier. Paris a eu depuis bien des )4
Juillet aucun n'a offert ce caractère et dans les grandes villes, dans les
petites, dans les campagnes, même oubli momentané des divisions, même
enthousiasme, même sympathie communicative. Après
l'armée, la marine. Les fêtes de Cherbourg, au mois d'Août, furent comme un
prolongement de celles de Paris. Le même personnel des chefs élus de la
nation et des hauts fonctionnaires de l'État y figurait, et la joie populaire
fut aussi grande. Mais la presse intransigeante y jeta sa note discordante,
et, fait plus grave, la presse étrangère d'outre-Rhin trouva, dans les
journaux français, des motifs d'accusation contre Gambetta et des griefs
contre la France. L'attitude naturellement exubérante de Gambetta contrastait
trop avec l'attitude volontairement effacée de M. Léon Say et avec l'attitude
correcte jusqu'à la froideur de M. Jules Grévy, pour ne pas être exploitée
par l'opposition radicale. De quelques paroles dites dans un banquet, de
quelques propos plutôt familiers, on concluait à des prétentions à la
suprématie. Gambetta dut se justifier, se laver de ces ridicules accusations
il le fit publiquement, vigoureusement, rappelant les vraies règles
constitutionnelles à ceux qui avaient établi une hiérarchie fantaisiste des
trois Présidents. Les accusations cessèrent ou, plutôt, elles se produisirent
sous une forme nouvelle et plus perfidement. M. Grévy, en toute circonstance
; répétait ce qu'il avait dit le 14 Juillet, que notre politique était et voulait
rester pacifique. M. Gambetta ; qui n'était pas tenu à la même réserve, avait
dit à Cherbourg « Si nos cœurs battent. ce n'est pas pour un idéal de
sanglantes aventures, c'est pour que ce qui reste de la France reste entier,
et pourque nous puissions compter sur l'avenir, pour savoir s'il y a une
justice immanente dans les choses, qui vient à son jour et à son heure. » La
forme n'était pas heureuse, mais il fallait toute la mauvaise foi des
journaux d'Extrême-Gauche et d'Extrême-Droite pour voir dans ces paroles une
menace de guerre, et il fallait toute la haine, doublée de peur, de la Gazette
de l’Allemagne du Nord pour rappeler, à propos de ce discours, les
violences historiques de Louis XIV et de Napoléon Ier. La République
française riposta brutalement à la Gazette de l’Allemagne du Nord
que ses terreurs étaient simulées, qu'elles n'avaient d'autre but que d'agir
sur l'opinion allemande, de la préparer à de nouveaux sacrifices, destinés à
augmenter des armements déjà formidables. Le
récit des discussions relatives à l'amnistie et des fêtes auxquelles
l'adoption de l'amnistie donna tout leur éclat nous a conduit à la fin du
mois d'Août 1880, presque à la veille de la chute du Cabinet. Il nous faut
reprendre maintenant, au jour le jour, l'histoire du Ministère de Freycinet
et relater des événements non pas de moindre portée, mais de moindre
retentissement. Nous ne romprons de nouveau l'ordre chronologique que pour
rejeter à la fin de ce chapitre les deux grandes lois d'enseignement, en leur
accordant la place prépondérante qu'elles méritent et qu'elles ont tenue en
réalité sous cette administration. Les
premiers jours de l'année 1880 furent consacrés à l'installation du nouveau
Cabinet et, comme de coutume, à des mouvements préfectoraux et judiciaires.
Le premier comprit 18 préfets et 61 sous-préfets le second, 36 membres des
parquets. Il n'est pas jusqu'au ministre de la Guerre, le général Farre, qui
n'ait osé porter une main hardie sur l'arche sainte des bureaux de la Guerre.
Dès l'ouverture de la session ordinaire, la vie parlementaire fut assez
active. M. Duvaux avait déposé une proposition abrogeant la loi de
i874surl'aumônerie militaire le ministre y adhéra formellement. Un autre
membre du Gouvernement, M. Magnin, montra la même netteté et la même décision
en réponse à une interpellation de MM. Lenglé et Haentjens, il revendiqua
pour le ministre l'initiative et la responsabilité des conversions. M. Jules
Ferry, lors de la discussion en première délibération de la proposition
Camille Sée, ne fut ni moins ferme ni moins affirmatif dans son opposition
aux internats de jeunes filles. « Les établissements à créer sont des
externats, disait l'article 2. Des internats pourront y être annexés sur la
demande des Conseils municipaux et après 'entente entre eux et l'État. » La
Chambre adopta la proposition par 347 voix contre 123. Le
Gouvernement montra plus de timidité et d'hésitation dans la discussion du
projet de loi sur le droit de réunion, bien que le ministre chargé de porter
la parole en son nom, M. Lepère, appartînt au groupe de l'Union républicaine.
La Commission et son rapporteur, M. Naquet, soumettaient à la Chambre un
texte très large qui supprimait l'autorisation préalable et la remplaçait par
une déclaration faite au maire, vingt-quatre heures avant la réunion et
signée d'un seul citoyen. Le maire donnait récépissé de la déclaration ;
s'ille refusait, un récépissé de télégramme ou la déclaration de quatre
témoins pouvaient le remplacer. Le délai de vingt-quatre heures est réduit à
deux heures et la déclaration est supprimée, si la réunion doit se tenir dans
une commune de moins de 3.000 habitants, si elle doit être électorale, si
elle est provoquée par un sénateur, un député, un conseiller général ou un
conseiller d'arrondissement dans la circonscription qui l'a élu. Les
organisateurs ou les assistants ont le droit de modifier, en cours de séance,
le caractère de la réunion. Les réunions sur la voie publique sont
interdites. Le président de la réunion peut être désigné par le signataire de
la déclaration ou élu en séance. L'autorité peut déléguer un fonctionnaire de
l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire, investi du droit de
dissolution, dans les cas suivants si le président fait défaut, si un tumulte
se produit, si la réunion se tient sur la voie publique. Ni le
Cabinet Waddington ni le Cabinet de Freycinet n'acceptèrent ce projet qui
leur semblait contenir des dispositions incompatibles avec le maintien de
l'ordre publie. Ils se rallièrent à un projet beaucoup plus restrictif que
combattit Louis Blanc, partisan de la liberté absolue, sans limites de
réunion et d'association. Un membre de l'Extrême Gauche, M. Madier de
Montjau, et un membre de la Gauche radicale, M. Brisson, s'élevèrent contre
la thèse de Louis Blanc. M. Madier de Montjau, opportuniste pour une fois,
n'admettait qu'un droit de réunion prudemment limité. M. Henri Brisson
craignait que la liberté d'association ne profitât qu'au cléricalisme, qu'il
définissait ainsi « C'est un ennemi qui se place volontairement en dehors de
la société française, qui tend à nous faire revenir sur tout notre droit
civil et successoral, sur les plus solides conquêtes de la Révolution
française, conquêtes que vous voulez assurément maintenir contre le spectre
en question. » La définition convenait mieux à l'ultramontanisme militant
qu'au cléricalisme, appellation vague et trop compréhensive. Après le rejet,
par 304 voix contre 130, du système de Louis Blanc, le Ministère se fit
mettre en minorité, par 362 voix contre 162, en demandant que l'objet de la
réunion fût précisé dans la déclaration en revanche il obtint, par 2o7 voix
contre 180, l'interdiction des clubs, c'est-à-dire des réunions à caractère
permanent. Le mois
de Janvier vit disparaître trois hommes politiques d'inégale valeur et
d'inégale notoriété qui, tous les trois, avaient contribué à l'établissement
du nouveau régime par une adhésion opportune, par la collaboration à la
Constitution ou par les luttes soutenues contre le régime précédent. M. de
Montalivet, l'ancien ministre et l'historien de Louis-Philippe, est le type
de ces conservateurs ralliés à la République, qui, à la lumière des
événements, ont reconnu l'impossibilité de toute autre forme gouvernementale
et suivi M. Thiers dans son évolution. M. Léonce de Lavergne, économiste très
sage, montra la même sagesse en politique quand, au lieu de s'opposer à
l'inévitable, il associa ses efforts à ceux de MM. Luro et Wallon pour
opérer, entre le Centre droit et les Gauches, le rapprochement d'où sortit la
Constitution de 1873. Jules Favre enfin, l'admirable avocat, l'héroïque et
glorieux lutteur de l'Empire, le mélancolique et infortuné ministre de la
Défense Nationale et de M. Thiers, mourut deux jours après son prédécesseur
au quai d'Orsay, M. de Gramont, dont il avait, avec toute la France, si
cruellement expié les fautes. Crémieux, son collègue, son confrère, son ami,
le suivit peu après dans le repos final, laissant un nom que les souvenirs de
la Délégation à Tours et à Bordeaux avaient un peu obscurci, mais sur lequel
un généreux sacrifice pour la libération jeta comme un dernier reflet. L'Université,
comme la politique, eut un grand deuil quand la mort, une mort qui fut une
délivrance, frappa le sage et le juste que Jules Simon avait placé à la tête
de l'École normale. Bersot fut un directeur idéal et nous prenons le mot directeur
dans son sens ecclésiastique. Jamais conscience plus scrupuleuse et plus
délicate n'exerça une action plus pénétrante sur d'autres consciences. Jamais
esprit plus fin n'imprima sur d'autres esprits une marque plus profonde.
Jamais maître plus écouté n'inspira à ses disciples un plus affectueux
respect. Jamais plus noble figure, ravagée par la douleur, ne porta plus
éclatants les signes de la bonté exquise et de la grandeur morale. Presque
tout le mois de Février, à la Chambre des députés, fut rempli par la
discussion de nos relations commerciales. A cette époque, vingt ans après
1860, on n'était pas encore entré hardiment dans la voie de la protection. Le
ministre de l'Agriculture et du Commerce, M. Tirard, était plutôt libre-échangiste
plusieurs de ses collègues du Cabinet avaient la même opinion et, dans la
Chambre, beaucoup de membres inclinaient encore de ce côté. Aussi le très
habile rapporteur de la Commission, M. Méline, eut-il soin de déclarer
qu'entre la Commission et le Gouvernement il n'y avait pas conflit de
doctrines ou opposition de principes. D'un commun accord on voulait rester
dans le domaine des faits et la Commission, non contente d'admettre les
traités de commerce, qui sont déjà une atténuation à la rigueur absolue du
principe libre-échangiste, consentait à conserver de l'œuvre de Napoléon III
et de M. Rouher l'exemption des matières premières. Le nouveau tarif fut
divisé en quatre lois distinctes matières animales et végétales, matières
minérales, fabrication, surtaxes d'entrepôt. Dans la discussion des articles,
les chiffres proposés par le Gouvernement furent généralement votés, de
préférence aux chiffres proposés par la Commission. M. Méline, toujours sur
la brèche, fut souvent battu par MM. Tirard, Ménier, Nadaud et Rouher. Les
seuls incidents parlementaires du mois de Mars furent le vote par les deux
Chambres de la loi sur l'état-major et le dépôt, par M. Léon Renault, sur le
bureau de la Chambre, du rapport de la Commission sur la proposition Naquet
tendant à rétablir le divorce. L'ancien
corps d'état-major est dissous. Les officiers qui sortent brevetés de l'École
supérieure de guerre passent quatre années à faire fonctions d'officiers
d'état-major puis, pour se pénétrer de tous les détails de la vie du soldat,
trois ans dans un régiment. Il y a, sur le pied de paix, 25 colonels, 20
lieutenants colonels, 100 chefs d'escadron et autant de capitaines
d'état-major placés hors cadre. Un service spécial de géographie est établi
au dépôt de la Guerre comprenant 2 colonels, 3 lieutenants-colonels et 7
chefs de bataillon ou d'escadron également hors cadre. Le
dépôt du rapport de M. Léon Renault sur le divorce n'est signalé ici, bien
avant la discussion publique, que pour faire connaitre l'opinion, nullement
inattendue, de Léon XIII sur le sacrement de mariage, la subordination par le
Saint. Siège de la puissance civile à l'autre puissance « qui a reçu le
dépôt des choses célestes, » et l'affirmation que « l'Eglise seule peut
et doit disposer et statuer sur les sacrements. » En pareille matière le
langage de Léon XIII ne pouvait différer du langage de Pie IX. M. de
Freycinet, dans son département ministériel, donna enfin une satisfaction,
trop longtemps attendue, à l'opinion républicaine, aux Chambres, à tous les
rapporteurs du budget des Affaires Étrangères depuis 1876. Il opéra la
réorganisation des services de l'administration centrale par les décrets du
23 Janvier et du l~ Février, l'assimilation et les équivalences de grades par
le décret du 23 Février et il compléta ces heureuses mesures parle décret du
18 Septembre concernant tes vice-consuls, drogmans ou interprètes. La
direction politique, la direction commerciale, la direction diplomatique et
consulaire sont conservées ; mais les attributions des trois directeurs en
matière de règlement des dépenses, de traitements, de frais d'établissement
et de service des agents, de missions, de frais de voyages et de tournées
passent à un nouveau directeur, celui du personnel, qui travaille directement
avec le ministre. Le service des archives, fondu avec la comptabilité, ne forme
plus qu'un bureau d'enregistrement, bien que la direction établie en 1830
soit conservée. Le contentieux forme également une direction avec deux
sections distinctes, celle du droit public et celle du droit privé, qui
embrassent toutes les questions intéressant les étrangers en France et les
Français à l'étranger. Outre que le travail fut mieux réparti par cette
réforme, la domination despotique des directeurs qui disposaient autrefois du
personnel et des fonds fut définitivement brisée. Ajoutons que les riches
archives des Affaires Etrangères, si longtemps et si obstinément fermées aux
historiens, furent libéralement ouvertes par M. de Freycinet. Le
ministre pensait, comme M. Spuller, qu' « aucun Gouvernement sérieux ne
peut accepter d'être desservi par ceux qu'il emploie » et il mit à
l'administration centrale et dans les postes extérieurs des fonctionnaires
dévoués à la Constitution républicaine. M. Say, puis M. Challemel-Lacour
furent nommés à Londres, M. Duchâtel à Vienne, M. John Lemoinne à Bruxelles.
On peut seulement regretter que M. Léon Say, appelé à la Présidence du Sénat,
n'ait fait que passer à Londres et que M. John Lemoinne n'ait pas même été
jusqu'à Bruxelles : il y fut remplacé par M. Decrais. La
politique étrangère de M. de Freycinet, pendant les premiers mois de l'année
1880, ne fut pas très active elle était, du reste, commandée par l'attitude
que M. Waddington avait prise. Le ministre l'a indiquée, avec cette mollesse
de contours que l'on trouve parfois en ses écrits, plus encore qu'en ses
discours, dans la circulaire qu'il a adressée à nos agents, le 16 Avril 1880.
Notre politique extérieure est avant tout une politique de paix et de
conciliation. Elle ne poursuit que la mise en œuvre du traité de Berlin et la
consolidation du nouvel état de choses créé en Orient, autrement dit la
reconnaissance définitive de la principauté de Roumanie et le règlement des
frontières entre la Turquie et la Grèce. D'autres questions de moindre
intérêt, nées comme les précédentes au Congrès de Berlin, sont en voie de
solution la question de frontière entre la Turquie et le Monténégro, entre la
Roumanie et la Bulgarie, les questions de propriété foncière à restituer aux
réfugiés de la Serbie, de la Bulgarie et du Monténégro rentrés dans leurs
foyers. Abordant ensuite la grosse affaire, qui touche la France plus
personnellement, de l'entente avec l'Angleterre au sujet de l'Égypte, M. de
Freycinet s'exprime en ces termes « L'Égypte est une terre arrosée
autrefois de noire sang, fécondée aujourd'hui par nos capitaux, riche en
produits qui alimentent notre trafic dans la Méditerranée elle constitue un
débouché nécessaire pour notre activité industrielle et commerciale et elle
se rattache à la France par tout un ensemble de traditions que nous ne
saurions laisser péricliter sans qu'une des sources de notre grandeur
nationale fût atteinte. » Ces fières paroles, les seules qui aient un
peu de relief dans la circulaire du 16 Avril, ne pouvaient faire prévoir la
triste défaillance de 1882. M. de Freycinet expose ensuite le fonctionnement
du système des contrôleurs généraux européens et de la Commission spéciale de
liquidation, composée de deux Anglais, de deux Français et de trois
représentants pour les trois autres puissances ayant des intérêts en Égypte
l'Autriche, l'Allemagne et l'Italie. Il conclut en justifiant le Gouvernement
français d'avoir refusé l'extradition d'Hartmann à la Russie, « dont l'amitié
nous est précieuse, » et en affirmant que les décrets du 29 Mars « n'affectent
en rien les conditions de notre protection à l'égard des missionnaires à
l'étranger. » Nous
avons dit que la politique extérieure de M. de Freycinet fut un peu plus
active dans l'été de 1880. La' France s'était mise d'accord avec l'Italie et
l'Angleterre pour proposer un tracé de la frontière turco-grecque et une
Conférence s'était réunie à Berlin, le 16 Juin, qui adopta le tracé français
à l'unanimité. Le 16 Juillet une Note des puissances fut remise aux ministres
des Affaires Étrangères de Turquie et de Grèce, leur imposant une ligne qui
suivait le thalweg du Kalamas de son embouchure à sa source, les crêtes
séparant les bassins de la Wouïtxa, l'Haliacmon, le Mavroueri au Nord, de
ceux du Kalamas, de l'Arta, de l'Aspropotamos et du Salymbrias au Sud, la
crête de l'Olympe jusqu'à son extrémité orientale sur la mer Egée. Les
grandes puissances étaient également d'accord pour proposer à la Porte
d'abandonner au Monténégro le port de Dulcigno et pour lui conseiller
d'introduire des réformes en Arménie. La Porte, secrètement encouragée par
l'Allemagne, répondit comme toujours d'une façon dilatoire ; elle poussa la
Ligue albanaise a s'opposer à la cession de Dulcigno, tout en chargeant Riaz
Pacha d'occuper cette ville pour la livrer au Monténégro et elle n'accepta
qu'en principe le nouveau tracé turco-hellénique. C'est alors que fut
préparée la démonstration navale de Dulcigno qui, autant que les résistances
et la mauvaise foi de la Porte, remettait tout en question. Le successeur de
-M. de Freycinet, adoptant une attitude moins nette, devra affirmer, dès le
lendemain de son avènement, le 24 Septembre, notre volonté de garder la paix. C'est
également sous le Ministère de M. de Freycinet qu'avaient commencé entre-la
France et l'Italie les premiers dissentiments au sujet de Tunis l'acquisition
par la Compagnie italienne Rubbatino, à un prix exorbitant, de la ligne de la
Goulette à Tunis avait été suivie de concessions faites par le Bey à la
Compagnie des Batignolles et à la Compagnie Bône-Guelma qui annulaient
entièrement l'importance de l'acquisition italienne. De plus M. Roustan
obtint du Bey qu'il ne concéderait aucune ligne nouvelle de chemins de fer
sans avoir obtenu l'agrément du Gouvernement français. M. de
Freycinet, au moment de sa retraite volontaire, laissait donc la situation
indécise sinon compromise en Orient, très nette au contraire en Tunisie,
grâce à la fermeté de M. Roustan. L'histoire
parlementaire du mois d'Avril offre peu d'événements notables. Hors session
MM : Clemenceau et Floquet firent approuver leur attitude politique dans des
réunions soigneusement formées et l'on put constater une nuance dans leur
radicalisme. M. Floquet, approbateur momentané de la politique du Cabinet,
déclara qu'il restait du parti de la Révolution et de l'expulsion des
Jésuites. M. Clémenceau, plus logique sinon plus politique, affirma que l'on
n'avait abouti à rien, qu'il n'y avait qu'une manière de résoudre la question
religieuse, c'était de séparer l'Église de l'État et il qualifia en ces
termes la conduite générale du ministère « Le principal résultat de la
politique des résultats est de faire une politique sans résultats, » M.
Clémenceau recherchait dès lors ces formules à prétentions lapidaires qui
dissimulent imparfaitement le vague des doctrines et le néant des programmes.
En session, l'interpellation de M. Godelle sur la lettre de M. Journault permit
à la Chambre d'approuver, indirectement et sans enthousiasme, le choix qui
avait été fait de M. Grévy (Albert) pour les hautes fonctions de gouverneur général de l'Algérie. Le
secrétaire général du gouvernement, M. Journault, s'était plaint, dans une
lettre rendue publique, d'avoir été laissé, en l'absence du gouverneur, sans
instructions et sans pouvoirs. L'opposition s'était emparée de ce désaccord
et M. Godelle, un bonapartiste, avait moins cherché à obtenir des
éclaircissements sur l'administration de l'Algérie qu'à atteindre le
Président de la République par-dessus son frère. Très constitutionnellement
le ministre de l'Intérieur, M. Lepère, couvrit M. Albert Grévy ; celui-ci,
bien que couvert par son ministre, se fit entendre comme commissaire du
Gouvernement ; il défendit son administration avec plus d'optimisme satisfait
que de connaissance approfondie des choses africaines et, après une nouvelle
incartade de M. Godelle, qui lui valut la censure avec exclusion temporaire,
l'ordre du jour de confiance réunit l'unanimité de 342 votants. Le
général Farre avait fait signer le 20 Février un décret relatif aux grades de
l'armée territoriale il en poursuivait lentement mais sûrement l'application.
Tous les grades de la territoriale étaient réservés aux officiers de l'active
retraités. Si ces grades étaient déjà occupés par des officiers n'ayant pas la
même origine, et le cas était fréquent, ces officiers étaient mis à la suite.
On fit cesser ainsi le scandale qui s'était fréquemment produit sous les
précédents ministres de la Guerre. Tous les hauts grades ayant été réservés
par ces ministres à des réactionnaires, il arrivait qu'un chef de bataillon
retraité était commandé par un ancien sous-lieutenant. En vertu du décret de
Février le chef de bataillon prit le commandement et l'ancien sous-lieutenant,
non dépossédé de son grade, servit à la suite. C'est
au mois de Mai, dans la deuxième délibération sur le droit de réunion, que le
Ministère éprouva son premier échec, et cet échec fut l'occasion plutôt que
la cause de la retraite de M. Lepère, ministre de l'Intérieur. Les 8 premiers
articles du projet avaient été adoptés, conformément aux indications du
Gouvernement et avec les réserves qu'il avait introduites dans-la loi pour
sauvegarder l'ordre public. L'article 9 qui conférait au commissaire de
police le droit de dissolution, s'il était requis par le bureau et en cas de
collisions et de voies de fait, ne fut adopté que par 248 voix contre 210,
après l'intervention de MM. Lepère, Ribot et de Freycinet. Mais l'article 10,
qui conférait le même droit en cas de troubles imminents, fut rejeté par 256
voix contre 126. Dans ces deux votes l'Union républicaine s'était séparée du
Gouvernement aussi le représentant de ce groupe dans le Cabinet, M. Lepère,
crut-il devoir se retirer. Abandonné par ses amis, M. Lepère avait obéi à un
sentiment de dignité froissée. C'était fort bien. Mais en quoi M. Lepère
était-il plus atteint que ses collègues par ce vote sur un article de loi ? Il
fut, d'ailleurs, remplacé par un collègue du même groupe, par son
sous-secrétaire d'Etat, M. Constans, et celui-ci eut pour successeur M.
Faîtières au sous-secrétariat. Le Cabinet ne fut donc pas modifié dans son
essence il resta aussi peu homogène, sans communauté de vues, sans solidarité
ni cohésion entre ses membres. A peine installé M. Constans eut à soutenir la
discussion d'une proposition de M. Loustalot, modificative de la loi
Waddington, et d'une interpellation de M. Clémenceau. La loi Waddington
accordait un conseiller général à chaque canton, quelle que fût sa
population. M. Loustalot aurait voulu que l'on proportionnât la représentation
cantonale à la population, ce qui était logique. Le Gouvernement consentit
seulement à ce que les cantons comptant plus de 20.000 habitants eussent un
conseiller général de plus, ce qui était bien arbitraire. Un ordre du jour de
confiance, qui réunit 299 voix contre 38, clôtura l'interpellation de M.
Clémenceau sur la manifestation du Père-Lachaise, commémorative du 23 mai 1871. Entre
temps la Chambre continuait la discussion du tarif général et le
Gouvernement, qui semblait décidément ne pas avoir de doctrine économique,
faisait majorer le droit sur la soude et réduire le droit sur les vins. Dans
la révision de la législation des patentes, révision attendue depuis
l'établissement des impôts qui avaient été comme la rançon de.la guerre, on
releva de près de S millions les taxes de Paris, on dégreva les autres de
près de 10 millions et l'on frappa les sociétés anonymes d'un droit fixe de 0
fr. 30 pour 1.000 de leur capital nominal, réalisé ou non. Nous
aurons achevé de mentionner l’œuvre législative de la Chambre à la reprise de
la session d'été, en rappelant le vote de la loi qui supprimait la lettre
d'obédience, malgré l'opposition de trois membres de la Droite, MM. Boyer, de
la Bassetière et Keller. MM. Jules. Ferry et Paul Bert n'eurent pas de peine
à démontrer l'ignorance incurable des bénéficiaires de la lettre d'obédience. Le
Sénat qui venait de placer à sa tête M. Léon Say, en remplacement de M.
Martel, démissionnaire pour raisons de santé, tint un engagement pris sous le
précédent Ministère par M. Le Royer, en reconnaissant même valeur aux examens
passés de 1875 à 1880 devant les jurys mixtes qu'aux examens passés devant
les jurys d'État. Il confirma ensuite, sans résistance sérieuse de la part de
la Droite, l'abrogation votée par la Chambre de la loi du 18 Novembre 1814
sur le repos du Dimanche. L'un
des plus hauts postes de l’État, la Grande Chancellerie de la Légion
d'honneur, fut confié, après la mort du général Vinoy, à l'un des héros de la
Défense Nationale contre l'Allemagne, au général Faidherbe. Une
véritable révolution s'accomplit dans l'art, en ce printemps de 1880 l'État,
fort heureusement inspiré, abandonna la gérance du Salon annuel, pour la
remettre aux artistes réunis en Société. L'influence de l'État, l'influence
plus lourde encore de l'Académie cessèrent du même coup, au grand profit de
l'indépendance artistique, de la spontanéité, de la libre expression des
qualités natives. Les pessimistes prévoyaient, à ce propos, un changement
qu'ils qualifiaient de douloureusement inévitable ; ils annonçaient que les
exhibitions annuelles de tableaux n'auraient plus rien à voir avec l'art ;
que les vrais peintres, les vrais sculpteurs se renfermeraient de plus en
plus dans la solitude de l'atelier. Les pessimistes se sont trompés.
L'artiste ne peut réaliser son rêve que dans l'atelier ; mais le rêve,
l'idéal entrevu, il voudra toujours les produire en public et les Salons,
régis par l'Etat ou par, les Sociétés libres, ne sont pas menacés de voir
décroître leur clientèle. Dans
les mois qui suivirent l'opinion, tout entière à la lutte contre les
congrégations non autorisées, attacha peu d'importance au vote définitif
parte Sénat des lois sur le régime des débits de boissons et sur le
colportage. Il était excellent d'abroger la loi du 29 Décembre 1851, qui
avait permis au Gouvernement de l'ordre moral de fermer en cinq mois 2200
débits de boissons et de porter une véritable atteinte à la liberté du
commerce. Il était peut-être excessif de ne donner au maire qu'un seul
pouvoir, celui de déterminer, après avis du Conseil municipal, la distance à
laquelle les débits de boissons doivent être des édifices religieux, des
écoles et des hospices. On sait combien les débits se sont multipliés depuis
1880, et, par suite, quels développements a pris l'alcoolisme. La pleine
liberté laissée aux colporteurs de livres, brochures, journaux, gravures,
photographies n'a pas offert les mêmes inconvénients. La loi sur le colportage
n'exigeait du colporteur que la qualité de Français ; elle lui imposait une
seule obligation celle de faire viser son 'catalogue. Quelques
jours après la fête du 14 Juillet, qui avait momentanément réconcilié tous
les Français, était fondé à Paris un journal socialiste révolutionnaire,
appelé à une bruyante renommée et à un prodigieux succès : l’Intransigeant.
Son rédacteur en chef, M. Henri Rochefort, se déclara, dans une réunion, « du
parti des pauvres contre les riches ». Son esprit critique, son art de
démolisseur, bien plus que son dogmatisme socialiste, assurèrent la fortune
de la nouvelle feuille, qui créa au Gouvernement modéré les plus graves
difficultés ; certaine de l'impunité, elle poussa la liberté de l'attaque
jusqu'à ses plus extrêmes limites, sans attendre le vote de la loi sur la
presse. Violemment
combattue, impunément calomniée la République raisonnable n'en remportait pas
moins de constants succès électoraux. La journée du 1~' Août 1880, consacrée aux
élections cantonales, lui valut le plus significatif triomphe. Sur 1.433
conseillers élire, 1.026 furent républicains et seulement 407 réactionnaires.
Avant le scrutin les Conseils généraux comptaient 1.607 républicains et 1.393
réactionnaires après le vote les républicains étaient au nombre de 1.906 et
les réactionnaires étaient réduits à 1.004. La vie politique se serait
ralentie après les élections cantonales si le Parlement hors session n'avait
tenu quelques assises au Havre, M. Floquet, moins opportuniste en Août qu'en
Avril, se déclara partisan de la séparation de l'Église et de l'État, et il
invita le Sénat à ne pas opposer aux « inspirations des représentants de
la nation » une résistance systématique. Par ce conseil hautain M.
Floquet préludait à la demande de suppression de ce Sénat qui devait lui
offrir un refuge, à la fin de sa carrière politique, après une mésaventure
électorale à Paris. Le
budget de 1881, bien qu'il n'ait été voté que sous le Cabinet J. Ferry, fut
préparé sous le Ministère de Freycinet. Œuvre de M. Magnin, ce budget montait
à 3363 millions dont près de 590 millions pour le budget extraordinaire, en
augmentation de près de 64 millions sur le budget précédent. Plus de 28
millions de diminutions de recettes étaient proposés par M. Magnin,
consistant en réductions de droits sur les vins et les cidres, de sorte que
les recettes normales étaient inférieures aux dépenses de 086 millions, ce
qui n'empêcha pas la Commission de la Chambre de proposer i)9 millions de
réductions nouvelles. Dans la
discussion du budget des Cultes M. Tallandier tenta vainement de faire
supprimer l'allocation aux Cultes. Dans celle du budget de la Guerre, M.
Amédée Le Faure protesta justement contre les indisponibilités qui
réduisaient l'effectif de l'infanterie de 288.000 à 200.000 hommes. La place
des soldats, disait-il, est sur le champ de manœuvres et non devant la grille
de nos monuments et de nos fonctionnaires. Les crédits votés pour la Guerre
et la Marine réunies atteignaient en 1881 la somme de 895.706.709 francs. Au
budget de l'Instruction Publique le chapitre de l'enseignement secondaire fut
augmenté de 200.000 francs pour élever d'une catégorie plusieurs lycées.
Après le vote de la loi de finances l'insuffisance des recettes était de 649.612.912
francs en réalité ce chiffre a été dépassé c'est une somme de 674 millions et
demi qui dut être demandée à l'emprunt. La
caractéristique du budget de 1880, déficit à part, ce sont les modifications
que M. Brisson, président de la Commission du budget, y introduisit, d'accord
avec le Gouvernement. Les lois fiscales applicables au commerce, aux apports,
cessions, accroissements, bénéfices et intérêts furent appliquées aux
associations. Celles-ci sont tenues de déposer à l'enregistrement leur acte
constitutif de société. Dans les trois premiers mois de chaque année elles
doivent faire une déclaration supplémentaire indiquant les changements
survenus chez elles. L'ensemble de ces dispositions avait été adopté par 380
voix contre 113, malgré l'opposition de la Droite et de Mgr Freppel. Il nous
reste à exposer l'œuvre de Jules Ferry qui fut en même temps, pour l'une au
moins des deux grandes lois scolaires votées sous cette administration,
l'œuvre du Cabinet tout entier. C'est le 23 Janvier 1880 que s'ouvrit devant
le Sénat la discussion du projet de loi sur le Conseil supérieur et sur les
Conseils académiques qui lui avait été transmis le 22 Juillet précédent. On
sait dans quel esprit avaient été constitués les Conseils universitaires en
1850, quelle part importante y avait été faite au clergé, quelle place
effacée et subordonnée y avait été consentie à l'Université. Le Conseil
supérieur du due de Broglie, composé des représentants de ce que l'on
appelait les grandes forces sociales, était resté soumis aux mêmes influences
que le Conseil précédent, hostile à toute réforme, partisan déclaré de la
routine, que l'on décorait du beau nom de tradition, et absolument décidé à
ne jamais user de son pouvoir de contrôle et de surveillance sur
l'enseignement libre, surtout sur l'enseignement libre congréganiste. Le
rapporteur de la Commission du Sénat, M. Barthélemy Saint-Hilaire, avait été
habilement choisi parmi les républicains qui en 1849 et en d850 avaient
refusé de s'associer à la croisade entreprise contre l'Université. Les
membres de la Droite qui attaquèrent le projet, MM. de Broglie, Bocher,
Chesnelong, Delsol et Fresneau, reprochèrent au Gouvernement de substituer
aux Conseils de 1850 et de 1873 un Conseil presque exclusivement pédagogique
ils affirmèrent que l'on avait surtout voulu atteindre les évêques, puis Dieu
lui-même, et que l'on préparait ainsi le divorce de l'Etat et de l’Église. Après
que le rapporteur et M. Roger-Marvaise eurent proclamé le droit supérieur de
contrôle qui appartient à l'État sur l'enseignement public et sur
l'enseignement privé, le ministre de l'Instruction Publique prit la parole le
30 Janvier. Pour M. Jules Ferry les réformes pédagogiques ne peuvent procéder
que d'universitaires et il cite, à l'appui de sa thèse, MM. Victor Duruy et
Jules Simon, les deux seuls ministres vraiment réformateurs qu'ait eus
l'Université depuis 1808. Très habilement, en homme qui prévoit une
opposition irréductible à l'article 7 et une opposition plus modérée au
projet <n discussion, M. Jules Ferry cite avec complaisance l'opinion
exprimée en 1849 par M. Jules Simon, dans la /.t'6e ?'<ë de penser, sur
les desseins des futurs auteurs de la loi du 15 mars 1850. Pour compléter sa
démonstration M. Jules Ferry aurait pu produire à la tribune l'opinion
exprimée par Mgr Dupanloup ou par M. de Falloux, une fois la loi votée. Elle
a été une loi de privilège pour le clergé elle a placé l'enseignement libre
sous sa surveillance elle a dispensé les congréganistes et les chefs, des
institutions libres des diplômes universitaires elle a établi la liberté de
l'enseignement, mais au profit des seuls catholiques. La surveillance laissée
aux Conseils de l'Université sur l'enseignement libre était, en effet,
parfaitement illusoire et les évêques la réduisaient encore quand ils
dominaient ces Conseils. L'opinion de Mgr Parisis, rappelée par M. Jules
Ferry, ne laissait aucun doute à cet égard. Le
discours du ministre, où l'on trouve plus de sérénité, moins de polémique
agressive que dans ses autres harangues, eut un grand succès au Sénat. M. J.
Simon tenta vainement d'en détruire l'effet, en demandant une plus forte
représentation de l'enseignement libre dans le Conseil supérieur. M. Delsol
développa ensuite un amendement qui maintenait dans le Conseil les
représentants des différents cultes. Cet amendement fut repoussé par 147 voix
contre t39. Le lendemain le Sénat modifiait légèrement le texte adopté par la
Chambre, en introduisant dans le Conseil cinq membres de l'Institut, élus par
chacune des classes. C'est dans cette séance que M. Ferry déclara que les
inspecteurs d'académie étaient électeurs mais non éligibles, parce qu'ils ne
faisaient pas partie du corps enseignant. On aurait pu écarter du Conseil
supérieur les inspecteurs primaires et les inspecteurs-généraux de
l'enseignement primaire, qui ne font pas plus partie du corps enseignant que
les inspecteurs d'académie. A prendre au pied de la lettre l'interprétation
du ministre, les instituteurs seuls auraient pu être choisis comme délégués
de l'enseignement primaire au Conseil supérieur. L'ensemble de la loi fut
voté le 2 Février. Elle fut adoptée en seconde délibération le 16, après
rejet d'un amendement de M. Fournier qui donnait aux tribunaux ordinaires
juridiction sur les membres de l'enseignement libre. Le 23
Février la loi revenue de la Chambre fut définitivement votée par le Sénat.
Les modifications apportées par le Sénat et que la Chambre avait sanctionnées
sans difficulté étaient, outre l'adjonction des cinq membres de l'Institut,
la suppression de deux députés, de deux sénateurs et des délégués de l'École
des hautes études, l'adjonction d'un représentant des Facultés de théologie
catholique (supprimées depuis), d'un représentant des Facultés de théologie
protestante, d'un représentant de l'École des langues orientales vivantes et
d'un représentant du Conservatoire des arts et métiers. La restriction
apportée aux pouvoirs du ministre en matière disciplinaire était plus
importante. Le ministre ne peut plus infliger que la suspension sans
privation de traitement aux nouveaux Conseils est transporté le droit de
suspension avec privation de traitement, de révocation et d'interdiction
d'enseigner, temps ou a toujours. La loi
sur le Conseil supérieur et sur les Conseils académiques, si fort approuvée par
la Gauche et non moins énergiquement contestée par la Droite, ne justifiait
ni les espérances des uns, ni les craintes des autres. L'enseignement libre
aurait mauvaise grâce à se plaindre d'un contrôle qui n'est guère plus
efficace que celui qu'admettait Mgr Parisis et qui se borne à la constatation
banale que les lois, la morale et la Constitution sont respectées.
L'enseignement public n'a pas trouvé dans le Conseil supérieur l'initiative
des réformes que l'on aurait pu attendre d'une telle réunion de compétences,
ni même, une fois les réformes votées, l'esprit de suite qui seul peut
assurer leur succès. Le principal mérite de la loi a été, en rapprochant les
universitaires, de leur donner un peu d'esprit de corps, de les habituer à
l'étude des questions pédagogiques, d'appeler leurs réflexions et de
provoquer leurs travaux sur les grands problèmes de l'éducation nationale. Une
seule fois, en 1880, sous l'énergique impulsion de Jules Ferry, et grâce au Bulletin
de correspondance universitaire, fondé par le regretté Burdeau, les
élections furent très disputées réformistes et antiréformistes opposèrent
programme à programme les premiers réunirent plus des deux tiers des voix et
apportèrent au Conseil qui fut installé le 3i mai des opinions bien arrêtées
et très favorables à une nouvelle orientation de l'enseignement secondaire.
Jules Ferry interprétait exactement les volontés de la majorité quand il
indiquait à la nouvelle assemblée, comme principaux objets de ses travaux, la
réforme du baccalauréat qui doit être une épreuve finale, couronnement de
longues et régulières études ; la réforme des méthodes, c'est-à-dire la
substitution, à la culture exclusive de la mémoire, du développement du
jugement et de l'initiative propre de l'enfant ; et enfin la réforme des
programmes d'histoire, de sciences, de latin et de grec. Le Conseil supérieur
s'inspira de ces idées et deux mois après, le 4 Août, en présidant la
distribution des prix du Concours général, le ministre pouvait célébrer
l'oraison funèbre du discours latin, déclarer qu'on n'apprendrait plus le
latin pour l'écrire, mais pour le lire, et annoncer que le baccalauréat
réformé serait le contrôle sérieux e-t paternel d'un savoir honnêtement
acquis. Ce
n'est pas le lieu, dans une histoire générale de la République, d'insister
longuement sur une réforme pédagogique qui n'a pas produit, qui ne pouvait
pas produire tous ses fruits, parce que l'essai loyal et complet n'en a pas
été fait. Le Conseil a reculé devant l'examen simultané de l'enseignement
secondaire classique et de l'enseignement secondaire spécial qui l'eût
peut-être conduit à des solutions beaucoup plus radicales ; il n'a
étudié que la question qui lui était soumise de l'enseignement secondaire
classique et il s'est efforcé, non pas de le renouveler de fond en comble ou
de le subordonner à un autre type d'enseignement plus rapide, plus pratique
ou plus professionnel, mais simplement de l'amender, en tenant compte des
critiques qui lui étaient faites par tout le monde. On reprochait à
l'enseignement classique de ne s'adresser, en apparence, qu'à de futurs
professeurs, de sacrifier non seulement le fond à la forme, mais aussi
l'enseignement des sciences, de l'histoire, de la géographie, des langues
vivantes, à celui des deux langues mortes. Si ce reproche était fondé,
ceux-là le savent qui sont arrivés à la fin de leurs études classiques sous
l'ancien régime. Les meilleurs d'entre eux emportaient de leurs huit ou neuf
années de séjour au lycée, avec une connaissance à peine suffisante du latin
et l'art de l’écrire assez élégamment en prose ou en vers, une connaissance
beaucoup plus vague du grec et une ignorance a peu près absolue de tout le
reste. Les autres, et c'était la grande majorité, ne compensaient pas même,
par la connaissance superficielle des deux langues mortes, l'ignorance des
autres enseignements tenus pour accessoires. Quant à la langue maternelle,
personne n'oserait soutenir qu'elle était mieux sue, mieux parlée et mieux
écrite en 1870 qu'aujourd'hui. De ce chef donc la réforme de 1880 n'a pas été
inutile. Les enseignements accessoires d'avant 1880 ne sont plus tenus pour
accessoires depuis1880. Ici encore les résultats obtenus sont importants. Que
reste-t-il, en somme, des reproches adressés aux réformateurs de 1880 ?
Sait-on moins de latin et moins de grec ? Peut-être. Mais n'y a-t-il pas
compensation ? Les gains n'équivalent-ils pas aux pertes ? Et ces gains
auraient été bien plus grands si, quelques années après la réforme, on
n'était pas revenu sur quelques-unes des plus heureuses innovations de 1880,
si les maîtres chargés de l'appliquer avaient bien compris l'efficacité des
méthodes nouvelles qui leur étaient recommandées, si chacun s'était bien
pénétré de son esprit et, au lieu d'affirmer que l'on avait porté une main
sacrilège sur la culture classique, s'était efforcé de développer cette
culture, en faisant appel au jugement et à la réflexion, plutôt qu'à la
mémoire et au psittacisme. La réforme était bien conçue ; elle répondait
aux vœux de l'opinion elle n'a pas été maintenue dans ses grandes lignes avec
une fermeté suffisante et il s'est rencontré, parmi ceux qui étaient chargés
de l'appliquer ou d'en surveiller l'application, trop d'esprits chagrins qui
ont trouvé plus facile de la critiquer que de la comprendre. Nous
avons raconté longuement, dans le chapitre précédent, les discussions
auxquelles la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur avait donné lieu
à la Chambre des Députés. Il convient d'y revenir et d'en parler plus
longuement encore, puisque l'historique de cette loi et des décrets du 29
Mars, qui s'y rattachent indissolublement, est toute l'histoire du premier
Ministère de Freycinet. Dans quel état d'esprit le Cabinet et le parti
républicain abordaient-ils cette grosse question, fort mal posée, il faut en
convenir, des rapports de l'Église et de l'État ? Le Président du Conseil,
plus porté aux transactions qu'à la lutte, avait accepté l'héritage du
Cabinet précédent et dans cet héritage se trouvait l'article 7. Du reste, le
maintien de M. J. Ferry dans le Ministère du 28 Décembre indiquait bien que
M. de Freycinet ne répudiait rien des lois scolaires, pas même le
malencontreux article. Ille défendrait, avec plus de résignation peut-être
que de conviction, mais il le défendrait. La majorité de la Chambre, qui
avait donné un si grand nombre de suffrages a l'article 7, ne reviendrait pas
sur son vote ; elle était même disposée à remettre au Gouvernement une arme
plus efficace contre le cléricalisme, si celle qu'elle venait de forger était
brisée dans ses mains par le Sénat. Gambetta, qui voulait que l'on appliquât
toutes les lois, dans les relations de l'Église et de l'État, Gambetta qui
avait dit au P. Hyacinthe « La séparation, mais ce serait la fin du
monde », apporterait à la majorité, si elle faiblissait, l'appui de son
talent, et au Gouvernement, s'il en avait besoin, son autorité encore toute
puissante. A l'Extrême Gauche, quelques partisans de la séparation et de la
lutte à outrance, contre le catholicisme aussi bien que contre le
cléricalisme, n'étaient pas pour diminuer sensiblement la majorité. Au Sénat,
enfin, à côté de 140 républicains bien décidés à aller jusqu'au bout, 20 ou
25 libéraux étaient non moins décidés à rester en deçà de l'article 7. Dans
le pays, l'opinion en grande majorité était neutre ses fractions les plus
actives voyaient exclusivement dans l'article 7 la guerre au Jésuite, guerre
populaire dans notre pays, où les Jésuites ont toujours eu plus d'influence
que de sympathies. La campagne de pétitions organisée par la Droite avait
échoué puisque, sur le million de signatures recueillies, les deux tiers
émanaient de femmes ou manquaient de légalisation. La
discussion s'ouvrit au Sénat le 23 Février, dans de singulières conditions,
la Commission ayant repoussé l'ensemble de la loi à la majorité de 7 voix
contre 2. Dans le rapport qu'il avait déposé, dès le 8 Décembre 1879, M.
Jules Simon exposait que la Commission était divisée en trois groupes : les
républicains, au nombre de 4, disposés à voter toute la loi, avaient repoussé
la loi découronnée de l'article 7 la Droite, composée de 3 membres qui
voulaient s'en tenir aux lois de 1850 et de 1875, avait également rejeté
l'ensemble 2 libéraux formaient le troisième groupe qui acceptait la loi,
moins les articles 3 et 7. Dans la péroraison de son rapport M. Jules Simon,
qui appartenait à ce troisième groupe, se plaçait sur le terrain de la
théorie pure et affirmait que la République ne pouvait sans péril restreindre
la liberté, ou se donner l'apparence de la restreindre. Il confondait la
liberté individuelle, que la République ne menaçait d'aucune façon, et la
liberté des corporations qui est réglementée par des lois spéciales ; de
plus, il était forcé, s'il se piquait de logique, d'admettre la liberté
d'enseignement absolue, sans aucun contrôle de l'État, sans aucune
réglementation, sans conditions de grades ni de moralité. C'est par une
véritable contradiction que M. Jules Simon, dans son discours au Sénat,
reproduction des idées de son rapport, admit la surveillance de l'État sur
l'enseignement libre. Après le rapporteur, M. Bertauld montra qu'un
enseignement qui avait pour résultat de séparer la France en deux fractions
ennemies était un danger pour l'unité morale et intellectuelle du pays que
d'ailleurs un tel enseignement n'était conforme ni à la Constitution ni aux
lois. MM. Chesnelong et Lucien Brun, par leurs exagérations, fournirent des
arguments à ceux qui se plaisaient à confondre le catholicisme avec
l'ultramontanisme oppresseur. Plus habilement, M. Buffet défendit les jurys
mixtes institués par la loi de 1875 son amendement tendant à leur maintien
fut repoussé par163 voix contre 102 et les six premiers articles de la loi
furent adoptés. On se
trouvait en présence de l'article 7 qui, nous l'avons dit, visait
particulièrement l'enseignement secondaire donné par les congrégations non
autorisées et qui se trouvait si bizarrement inséré dans une loi sur
l'enseignement supérieur. Il fallait, si l'on jugeait l'enseignement des
Jésuites ou de toute autre congrégation dangereux, reprendre en sous-œuvre la
loi du 13 Mars 1850 et exiger des maîtres de pension, des chefs d'institution
laïques ou congréganistes réguliers ou séculiers, exactement les mêmes
garanties de grades, de capacité, de moralité et de stage que l'on exige des
directeurs des établissements de l'Etat. Toute autre façon de procéder avait
l'air d'une révision détournée et comme hypocrite de la législation de 18SO.
Cette erreur a malheureusement influé sur les destinées de l'enseignement
secondaire il reste seul soumis à une loi qui ne régit plus ni l'enseignement
supérieur ni l'enseignement primaire. L'article
7, qui semblait être devenu toute la loi, fut attaqué par M. Bérenger et par
M. Buffet, défendu par M. Bertauld et parle ministre. M. Bérenger, remontant
à la Constitution républicaine de 1848, constata qu'elle avait reconnu le
droit d'association et proclamé la liberté d'enseignement. Tout en repoussant
les doctrines des Jésuites, il demandait que l'on traitât les Jésuites comme
les autres citoyens. M. Buffet, après avoir exprimé des craintes sur le sort
des 18 ou 20.000 enfants confiés pour l'instruction à des membres de
congrégations non autorisées, après s'être demandé ce que deviendraient ces
enfants, affirma que le clérical était un mythe, qu'il existait des
catholiques mais non pas des cléricaux puis il fit l'éloge des Jésuites ; il
émit ce grossier paralogisme, indigne de son talent, qu'ils avaient le droit
d'exister puisqu'ils avaient, depuis la loi du 15 Mars 1850, le droit
d'enseigner. C'est M. Bertauld qui répondit à cette partie de l'argumentation
de M. Buffet. L'éminent jurisconsulte de la Faculté de Caen n'eut pas de
peine à prouver que les congrégations non autorisées étaient tolérées, mais à
la condition de ne pas enseigner. Rejeter l'article 7, ce serait leur
reconnaître la liberté d'association, sans conditions et sans limites. Le
ministre prit la parole après M. Bertauld. Il répondit aux précédents
orateurs que l'enseignement chrétien ne serait nullement atteint par le vote
de l'article 7, que les 20.000 élèves dont s'inquiétait M. Buffet
trouveraient un asile chez les congrégations autorisées ou dans les
établissements tenus par le clergé séculier que les lois prohibant les
congrégations non autorisées étaient encore en vigueur. Il rappela que sous
l'Empire, de 1839 à 1870, pas un collège de Jésuites n'avait pu s'établir et
il cita le mot de Bonjean sur la loi de 1850 : « Le premier
Gouvernement qui aura la main ferme la supprimera ». Il convenait, non
pas de la supprimer ou de la tourner, mais de la remplacer, de substituer à
une loi de privilège pour quelques-uns une loi d'égalité et de liberté pour
tous. Le
ministre se lança ensuite dans un interminable exposé de citations empruntées
aux ouvrages historiques de l'abbé Courval, du P. Gazeau, de M. Chantrel et
autres continuateurs du P. Loriquet. « Si l'on trouve ces doctrines
indifférentes, dit Jules Ferry, il faut se prononcer pour la séparation de
l'Eglise et de l'Etat si on les trouve dangereuses, il faut agir. » Ce
trop long discours se terminait par une vive apostrophe à la société de
Jésus, à l'esprit théocratique, aux contempteurs de la société moderne, de
notre ordre social et politique, de la Révolution, apostrophe que la Gauche
accueillit par des applaudissements frénétiques, la. Droite par des cris
d'indignation. « Ces
doctrines, riposta Jules Simon, s'enseignent partout où il y a un clergé
catholique ; les Jésuites chassés, elles continueront à être enseignées par
leurs successeurs, réguliers ou séculiers. » Et l'habile orateur, dont
la voix douce et l'éloquence attendrie avaient calmé les ardeurs du Sénat,
demanda le renvoi de la discussion au 8 Mars. Au jour dit, après avoir
exprimé le regret que le Gouvernement n'eût pas présenté un projet de loi sur
les associations, il conclut en qualifiant l'article 7 d'inutile, de
dangereux et de souverainement impolitique. M.
Ronjat, se plaçant plutôt au point de vue juridique, comme M. Bertauld,
montra que la liberté d'enseigner n'était pas la liberté de parler ou
d'écrire que celle-ci était un droit naturel et celle-lit une faveur de la
loi. Cette faveur, on peut l'accorder à un citoyen et la refuser à la
collectivité qu'est une congrégation. Or, c'est la congrégation en tant que
corps qui enseigne, ce n'est pas le congréganiste en tant que citoyen. Mais
la question n'était plus juridique, elle était devenue exclusivement politique,
à tel point que beaucoup de ceux qui estimaient l'article 7 inutile allaient
le voter et que beaucoup d'autres allaient voter contre, qui savaient bien
que, s'il était rejeté, des mesures plus rigoureuses seraient prises contre
les congrégations. La
journée du 9 Mars fut décisive dans cette longue discussion. Le Sénat
entendit, avec des sentiments divers, mais avec une égale admiration, deux
orateurs bien différents qui tous deux firent honneur à la tribune française,
M. de Freycinet et M. Dufaure. Rarement Assemblée politique a entendu
discours plus remarquables. Nous n'avons pas souvenir d'avoir jamais éprouvé
pareille jouissance, jamais ressenti pareille émotion intellectuelle. Ce
n'étaient pas les grandes envolées de Gambetta, ni son ardente parole, ni sa
chaleur communicative c'était la perfection même de l'art de dire on n'était
pas transporté ni convaincu, mais ravi et charmé on n'était pas pris aux
entrailles, mais au cerveau. Avec sa
tenue d'une impeccable correction, avec l'exquise courtoisie de ses manières,
avec sa voix douce comme une caresse, avec sa prudence qui se jouait au
milieu des difficultés dont le sujet était hérissé, surtout pour lui, avec
ses inépuisables ressources de pacificateur et d'arbitre, le Président du
Conseil prononça, le 9 Mars, son plus beau et plus fort discours. M. de
Freycinet reconnaît d'abord que l'article 7 mérite quelques reproches, mais
non pas ceux qui lui ont été adressés. Il ne viole pas la liberté, et il ne
porte pas atteinte à la religion. Les congrégations non autorisées n'ont pas plus
le droit d'enseigner en commun qu'elles n'ont le droit d'acquérir, de
posséder, d'administrer en commun. Leur existence ou leur non-existence est
indépendante de la religion et la preuve, c'est qu'en 1845 le pape obtint des
Jésuites qu'ils cessassent de vivre en France à l'état de congrégation. Que
fera le Gouvernement si l'article est voté ? Il exigera des
congrégations qu'elles se munissent d'une autorisation si l'autorisation leur
est refusée, par le Conseil d'État ou par le pouvoir législatif, sera-ce une
persécution de les empêcher de vivre ? Et que l'on ne redoute pas une
exécution aveugle et brutale. Le Gouvernement sait les difficultés qu'a
suscitées la seule présentation de l'article 7 il sera prudent. D'ailleurs,
si l'article n'est pas voté, qui pourrait empêcher le Cabinet du 28 Décembre
ou un autre d'appliquer des mesures d'expulsion qui sont encore en vigueur ? Passant
au point de vue politique, M. de Freycinet expose le conflit qui existe
depuis 1870 entre le parti républicain et la contre-Révolution. Il insinue
que si le Sénat avait accepté en 1876 le projet de loi de MM. Dufaure et
Waddington sur la collation des grades, la question ne se serait pas
présentée à nouveau avec cette acuité. Survint le 16 Mai, et tout se
ressentit de la longue agitation qu'il laissait après lui. De là procède
l'article 7. On l'accuse de violence mais il a été présenté par le Cabinet
Waddington, qui renfermait les éléments les plus modérés du parti
républicain. Depuis, il est devenu une sorte de champ clos, où amis et
adversaires de la République se sont donné rendez, vous. C'est pour ce motif
que le Cabinet du 28 Décembre ne saurait l'abandonner, car son rejet sera une
défaite, son adoption sera une victoire pour le parti républicain. Que le
Sénat, au lieu de voir simplement un article adopté ou repoussé, songe aux
conséquences de son vote. Le pouvoir exécutif sera mis en demeure d'appliquer
des mesures beaucoup plus dures que celle qu'on lui propose. La loi est
peut-être défectueuse sur certains points, mais c'est une nécessité politique
qui s'impose, c'est une mesure de prudence et de transaction. Le
discours de M. de Freycinet- produisit un grand effet il eût entraîné
l'adoption de l'article 7, considéré comme un moindre mal, sans
l'intervention de M. Dufaure, qui eut, dans cette grande journée oratoire,
son chant du cygne. Le vieux parlementaire, avec sa manière sobre et forte,
reprocha à M. de Freycinet de ne pas avoir combattu, dans le Cabinet
précédent, l'adjonction de l'article 7 au projet. Il reprocha à M. Jules
Ferry d'avoir fait de cet article, dans son voyage à Bordeaux, à Perpignan, à
Béziers et à Marseille, le symbole de la résistance à « l'esprit clérical. »
tt manifesta la crainte que l'article voté ne fût appliqué sans modération
par les futurs Ministères, et, après avoir essayé de montrer que la loi était
contraire à l'esprit de la Constitution de 1848, il adjura le Sénat, qui
avait déjà cédé tant de fois, de ne pas céder une fois de plus. Vingt-huit
membres du Centre gauche entendirent cette adjuration, et l'article i fut
repoussé par 148 voix contre 129 la majorité comprenait toute la Droite, au
nombre de 118 membres, le Centre Gauche dissident, et M. Jules Simon, de la
Gauche. Le rejet de l'article 7, M. de Freycinet l'avait annoncé ; fut
considéré comme une défaite pour le parti républicain il allait prendre une
prompte revanche. Après
le rejet de l'article 7, le Sénat adopta le reste de la loi et décida de
passer à une seconde délibération qui s'ouvrit le 15 Mars. M. Pelletan reprit
l'article 7 comme amendement. M. de Freycinet demanda la parole pour répondre
à l'appel que M. Dufaure avait adressé au Gouvernement de chercher, entre les
deux délibérations, une formule de transaction. Le Gouvernement n'apportait
pas de formule nouvelle, l'article 7 étant lui-même la transaction, et il
acceptait la situation qui lui était faite par le vote du Sénat. Par 187 voix
contre 103, l'Assemblée confirma le rejet de l'article 7 et le vote de la
loi. Le
lendemain, la Chambre acceptait le texte sénatorial, par 364 voix contre 92,
et la loi sur l'enseignement supérieur était définitivement adoptée. Son
article premier rendait obligatoires, devant les Facultés ou Écoles de
l'État, les examens qui déterminent la collation des grades. Tous les
candidats aux grades sont soumis aux mêmes règles (article 2). Les inscriptions, prises dans
les Facultés de l'État sont gratuites (article 3). Ni les établissements libres
ne peuvent prendre le titre d'universités, ni leurs certificats d'études
porter les titres de baccalauréat, licence ou doctorat (art. 4). Les titres ou grades
universitaires ne peuvent être obtenus qu'après examens ou concours devant
les jurys d'État (article 5).
L'ouverture des cours isolés reste soumise aux formalités prévues par la loi
de 1875 (article
6). Les
établissements libres et associations formées en vue de l'enseignement
supérieur ne peuvent être reconnus d'utilité publique qu'en vertu d'un
article 7 nouveau. L'infraction aux articles 4 et 5 de la loi est punie d'une
amende de 100 a 1.000 fr., et de 1.000 à 3.000 fr. en cas de récidive.
L'article 9 abroge les lois, décrets, ordonnances et règlements contraires à
la loi ainsi allégée. Les
événements qui suivent sont d'ordre exclusivement politique ils n'intéressent
qu'indirectement l'instruction publique. La loi sur l'enseignement supérieur
n'avait été que l'occasion de la lutte des partis, de ce que M. de Freycinet,
dans son discours du 9 Mars, avait appelé le conflit entre le parti
républicain et la contre-Révolution. La transaction offerte à la Droite du
Sénat et au Centre gauche dissident, M. de Freycinet allait, nous le verrons,
l'offrir aux congrégations elles-mêmes, une fois les décrets rendus. Le 16
Mars, le jour même de l'adoption de la loi revenue du Sénat, la Chambre,
saisie d'une demande d'interpellation par les présidents des quatre groupes
de Gauche, adopta l'ordre du jour suivant, par 324 voix contre 125 : « La
Chambre, confiante dans le Gouvernement et comptant sur sa fermeté pour
appliquer les lois relatives aux associations non autorisées, passe à l'ordre
du jour. » Le Président du Conseil n'avait pris la parole que pour
solliciter un témoignage de la pleine confiance de la Chambre. Les
décrets parurent le 29 Mars. Le premier enjoignait à la Société de Jésus de
se dissoudre dans les trois mois et lui accordait un délai de six mois pour
ses établissements d'enseignement. Le second accordait trois mois aux autres
congrégations non autorisées pour solliciter l'autorisation. Dès le début les
organes du parti royaliste et ultramontain, la Gazette de France et l’Union,
déclarèrent qu'une étroite solidarité unissait toutes les congrégations et
qu'elles ne céderaient pas. Les autres journaux conservateurs, comme
l’avaient fait les députés et les sénateurs de la Droite, reprochèrent au
Gouvernement de viser et d'atteindre, à travers les Jésuites, la religion
elle-même. Les journaux républicains approuvèrent la conduite du Gouvernement
et l'opinion, en dehors de la presse et du monde parlementaire, ne se
passionna point pour un événement qui ne devait s'accomplir que trois mois
plus tard. Cette question des décrets et de leur application constitue
pourtant toute la politique intérieure et elle alimente toutes les polémiques
du 29 Mars au 23 Septembre. Le 2
Avril paraît la circulaire de M. Lepère aux préfets sur les décrets. Le
ministre, commentant ces documents, rappelle que le Concordat ne garantit pas
l'existence des congrégations religieuses et proteste que le Gouvernement ne
cherche qu'à faire rentrer dans le droit commun celles qui n'ont pas obtenu
l'autorisation légale. Cette autorisation, elles étaient fort éloignées de la
demander, s'il fallait en croire les évêques qui, presque tous, se
déclaraient d'accord avec elles dans des lettres dont le fond était
identique, dont la forme variait suivant le tempérament des prélats. Le
cardinal Guibert, archevêque de Paris, fut au nombre des plus violents. Le
Saint-Siège semblait d'ailleurs, à ce moment, encourager la résistance. Une
Note du Vatican, remise par le nonce a notre ministre des Affaires
Étrangères, relatait les vifs regrets qu'avaient inspirés à Léon XIII « des
mesures manifestement persécutrices ». Le 6 Avril, quand le pape reçut M.
Desprez, notre nouvel ambassadeur au Vatican, il lui dit : « J'aime
la France... je suis dolent d'apprendre que l'on entendrait adopter
certaines mesures contre les congrégations religieuses... à nos yeux les
congrégations ont toutes une valeur égale. » Au
milieu de toutes ces critiques éclata une approbation, inattendue, à coup
sûr, des bonapartistes de la Chambre qui, par l'organe de M. Jolibois,
s'étaient prononcés le 16 Mars contre l'ordre du jour de M. Devès le prince
Napoléon, dans une lettre très franche, en date du 5 Avril, émit l'opinion
que les décrets, loin de constituer une persécution, étaient le retour a une
règle indiscutable de notre droit publie. Bien
que les décrets fussent un acte gouvernemental, il était inévitable qu'ils
fussent attaqués dans certains Conseils généraux. Dix assemblées
départementales passèrent outre à l'opposition des préfets et se prononcèrent
contre les décrets du 29 Mars. Leurs délibérations furent annulées par le
Conseil d'État. La
Chambre fut appelée à son tour à se prononcer sur la légalité des décrets par
une interpellation de M. Lamy, l'un des membres les plus modérés, l'un des
orateurs les plus écoutés et aussi l'un des meilleurs écrivains de la Gauche.
Médiocrement inspiré ce jour-là, M. Lamy se lança dans une longue et subtile
discussion, en laissant prudemment dans l'ombre la législation spéciale qui
régit les congrégations. Cette législation jamais abrogée, le Garde des
Sceaux, M. Cazot, la fit passer sous les yeux de la Chambre, dans un discours
ou il se révéla comme un orateur solide et comme un jurisconsulte de premier
ordre. L'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, réunit 341
voix contre 133. M. Lamy, seul de la Gauche, vota avec la minorité. Pendant
que ces manifestations se produisaient, les congrégations menacées
préparaient leur résistance. Le plan en fut divulgué a l'avance par un
journal officieux du Vatican. Les religieux dispersés manu militari
transporteraient leur communauté dans un autre édifice et reprendraient
possession de leur domicile, dès que l'occupation militaire aurait cessé. Le
mot d'ordre était donné ; il fut obéi. La
consultation publiée par M. Rousse, le célèbre avocat, le futur membre de
l'Académie française, en réponse au discours de M. Cazot, rappela, par la
faiblesse de l'argumentation, l'interpellation de M. Lamy. M. Rousse écarta
tous les textes qui le gênaient et interpréta ceux qui condamnaient
formellement sa thèse. Cette œuvre de parti, sorte de profession de foi du
candidat à l'Institut, n'eut aucune influence sur la décision du Sénat,
appelé, lui aussi, à se prononcer sur les décrets, à propos des pétitions
dirigées contre eux. Attaqués par les dues d'Audiffret et de Broglie, les
décrets furent défendus par M. Demôle et par M. de Freycinet. Le discours
très habile et très mesuré du Président du Conseil fit voter l'ordre du jour
pur et simple par 143 voix contre 137 ; 14 sénateurs, qui avaient refusé
de voter l'article 7, approuvaient ou amnistiaient le Gouvernement. Ce
vote, rendu à la veille de l'expulsion des Jésuites, fut suivi d'instructions
données aux parquets par le Garde des Sceaux et aux préfets par le ministre
de l'Intérieur. Les parquets étaient simplement avisés des délits qui
pourraient se commettre à rencontre de l'action des préfets, car le
Gouvernement avait résolu de procéder par voie administrative et non par voie
judiciaire. Le 30
Juin, dans 31 départements, après un simulacre de résistance et un simulacre
de recours à la force armée ; les Jésuites furent expulsés, sans troubles ni
désordres les préfets agirent avec une incontestable modération, respectant
la propriété individuelle et constituant les Jésuites gardiens des scellés,
là où ils étaient propriétaires. Partout ces mesures provoquèrent plus de
curiosité que d'indignation. En dehors des villes ou elles s'exécutèrent,
l'indifférence fut générale. Deux
cents membres des parquets, qui auraient pu se retirer le 30 Mars, au
lendemain des décrets, si leur conscience leur en faisait un devoir,
attendirent le 30 Juin pour donner leur démission avec éclat. S'ils avaient
espéré mettre le Garde des Sceaux dans l'embarras, leur calcul fut déjoué.
Ils furent immédiatement remplacés et la réforme, ou plutôt l'épuration de la
magistrature, fut inaugurée par le renouvellement des parquets. Lors
des élections cantonales, quelques membres de la Droite avaient essayé de
mettre la lutte sur le, terrain des décrets cette tentative avait
complètement échoué ou tourné contre ses auteurs. L'apaisement se faisait
chaque jour plus grand et, chose étrange, la question ne reprit un caractère
aigu qu'à la suite d'un discours conciliant prononcé à Montauban, lors de la
session du Conseil général, par le Président du Conseil Nous nous réglerons,
disait M. de Freycinet, — à l'égard des autres congrégations que la Compagnie
de Jésus, — sur la nécessité que fera naître leur attitude et, sans rien
abandonner des droits de l'État, il dépendra d'elles de se priver du bénéfice
de la loi nouvelle que nous préparons et qui déterminera d'une manière
générale les conditions de toutes les associations, laïques aussi bien que
religieuses. Pour qui savait entendre, ces paroles signifiaient manifestement
que le Gouvernement n'exécuterait pas le second décret, si les congrégations
faisaient acte de soumission. Le Gouvernement avait donc négocié avec le Saint-Siège,
avec les évoques et avec les supérieurs des congrégations ? Le Président du
Conseil individuellement et à titre officieux, peut-être. Mais le Conseil des
ministres, collectivement et officiellement, en aucune façon. Les collègues de
M. de Freycinet ne connurent qu'après sa retraite et par une publication de
la Gazette <~K ~dï, feuille cléricale, la lettre que les cardinaux de
Bonnechose et Guibert avaient adressée le 19 Août à tous leurs collègues,
archevêques et évoques, pour leur annoncer que le Gouvernement, d'accord avec
Rome, considérerait une déclaration de non-hostilité comme une satisfaction
suffisante. Cette déclaration ou soumission, qui fut adressée au ministre des
Cultes par les supérieurs des congrégations non autorisées, reçut, le 28
Août, la publicité d'un journal légitimiste de Bordeaux, la Guyenne.
Elle disait : « Les congrégations ne font pas difficulté de
protester de leur respect et de leur soumission à l'égard des institutions
actuelles du pays... elles enseignent par la parole et par l'exemple
l'obéissance et le respect qui sont dus à l'autorité dont Dieu est la source. » Isoler
les autres congrégations des Jésuites était une politique et peut-être une
politique plus habile que celle qui a été suivie. Encore fallait-il, avant de
l'adopter, avoir l'assentiment du Conseil des ministres. Ceux-ci firent
insérer, dans le Journal officiel, une Note portant que le
Gouvernement n'avait pris aucune espèce d'engagement, au sujet de l'exécution
du second décret ; que sa liberté restait pleine et entière. Evidemment le
Gouvernement n'avait pris ni engagement écrit ni engagement verbal mais il
ressortait manifestement des textes publiés que l'un au moins des membres du
Gouvernement, et non le moindre, avait cru devoir négocier pour amener les
congrégations a. soumission. La Note du Journal officiel n'était pas
faite pour démontrer l'homogénéité du Cabinet. Dans
ces circonstances arrivait la seconde échéance prévue par les décrets, celle
du 31 Août. Ceux des établissements de Jésuites où l'on donnait
l'enseignement étaient dissous comme l'avaient été les maisons non
enseignantes, avec le même simulacre de résistance qu'au 30 Juin, au milieu
du même calme, de la même indifférence de l'opinion. Les
réunions du Conseil des ministres sont rares pendant les vacances la première
qui suivit le 31 Août fut celle du )6 Septembre. Une seconde eut lieu le
lendemain et il y fut décidé que l'on ajournerait, jusqu'à la décision du
Tribunal des Conflits, l'exécution du décret concernant les autres
congrégations non autorisées. Que se passa-t-il dans la soirée du 17 et dans
la nuit du -18 Septembre ? Gambetta agit-il sur certains membres du Cabinet,
pour les faire revenir sur la décision qui venait d'être prise ? Il est
difficile d'admettre que le Président de la Chambre, qui ne songeait
certainement pas à exercer le pouvoir avec une Chambre arrivée presque au
terme de son mandat, ait pris la grave résolution de provoquer une crise
ministérielle, sans être disposé à recueillir une succession ouverte par
lui-même Quoi qu'il en soit, le 18 au matin MM. Constans, Cazot et Farre
déposaient leur démission et le Cabinet se trouvait dissous. Il
était reconstitué quelques heures après, exactement avec les mêmes éléments,
replâtré, comme on a dit, cette fois-là et tant d'autres, et le soir même
l'un des démissionnaires du matin, M. Constans, adressait aux supérieurs des
congrégations une circulaire qui était la négation des résolutions prises le
16 et le 17. « Le second des décrets du 29 Mars, y était-il dit, a eu
précisément, pour but de mettre un terme à l'état de tolérance dont vous
demandez le maintien et de lui substituer le retour à la légalité. » La
contradiction était flagrante. Le résultat ne s'en fit pas attendre. Le 19 au
matin, à l'heure même ou le Journal officiel publiait cette
circulaire, le Président du Conseil remettait sa démission aux mains du
Président de la République. Pour la seconde fois M. Grévy devait refaire un
Cabinet en l'absence des Chambres, sans qu'un vote de l'une ou de l'autre
Assemblée lui eût fourni la moindre indication. Cette crise étrange, dont les
causes multiples ont été plutôt devinées que connues, ne fut pas longue. Le
23 Septembre le nouveau Cabinet était formé et chacun put retourner à ses
vacances, en attendant la réunion des Chambres. Pressé de faire appel a M.
Gambetta, M. Grévy avait simplement répondu qu'il préférait le réserver. Rappelons
immédiatement et brièvement, avant de porter un jugement sur le Cabinet du 28
Décembre, la fin de l'histoire de l'article 7. Après la constitution du
Ministère Ferry, on procède a la dissolution des congrégations non autorisées
comme on a procédé à la dissolution de la Société de Jésus. Ces
congrégations, comme la Société de Jésus, font des simulacres de résistance
qui ne troublent ni n'émeuvent l'opinion et force reste à la loi. Certains
collèges de Jésuites étaient demeurés sous la direction de leurs anciens
maîtres, devenus les agents de prétendues Sociétés civiles les directeurs de
ces collèges furent déférés aux Conseils académiques et leurs maisons furent
fermées avec exécution provisoire nonobstant appel. Enfin le Tribunal des
Conflits, à partir du 4 Novembre, examina et confirma les arrêtés de conflits
pris par les préfets dans les instances entamées par les Jésuites. Telle
fut l'histoire du Ministère de Freycinet qui dura neuf mois moins cinq jours.
M. Grévy eut le tort de le former d'éléments discordants. M. de Freycinet,
avec ses brillantes qualités d'orateur et sa remarquable aptitude comme
administrateur, n'eut pas l'énergie suffisante pour imposer ses vues à ses
collègues du Cabinet et les faire collaborer tous à son œuvre qui était une
œuvre de conciliation. M. Jules Ferry, caractère plus ferme et main plus
solide, eut le tort de faire consister toute la politique dans le triomphe de
l'article 7. Aussi l'administration formée le 28 Décembre )8~9 ne fit-elle
voter que deux grandes lois, la loi sur le Conseil supérieur et la loi sur la
liberté de l'enseignement supérieur, et encore la première n'a-t-elle pas
l'importance qui lui fut attribuée pendant la discussion et après le vote. Après
le rejet de l'article 7, la politique des décrets eut-elle les importantes
conséquences que l'on en attendait ? Ici encore il faut répondre par la
négative. Les décrets rendus et exécutés, un ministre de l'Instruction
Publique pourrait, dix-sept ans après leur mise en vigueur, refaire les
discours que M. Jules Ferry faisait à la Chambre en 1879 et au Sénat en )880,
retrouver dans les livres en usage dans certains établissements la même
passion contre-révolutionnaire, la même négation de l'esprit moderne. Et s'il
comptait le nombre des élèves dans les établissements de l'Etat et dans les
autres, la comparaison ne serait pas à l'avantage des premiers. Quel a donc
été le résultat de cette bruyante campagne en faveur de l'article 7 ? Il a
été à peu près nul. En tout cas, ceux que l'on voulait atteindre ont échappé
à la poursuite et ceux que l'on voulait favoriser n'ont pas eu à se féliciter
de la protection qui leur a été accordée. Après seize ans du régime des
décrets, les positions de l'Université dans l'enseignement secondaire sont
moins fortes que celles de l'enseignement libre. De
plus, et ce fut la plus grande erreur des promoteurs et des défenseurs de
l'article 7 ; pour éviter un danger chimérique en matière d'enseignement
supérieur, on laissa subsister un danger très réel en matière d'enseignement
secondaire on perdit l'occasion, qui ne s'est plus retrouvée, de donner à cet
enseignement une bonne loi organique. En dernière analyse, si l'on considère
que ni la loi sur l'enseignement supérieur dégagée de l'article 7, ni la loi
sur les Conseils universitaires ne soulevaient d'invincibles résistances, on
aboutit à cette conclusion, que l'œuvre la plus importante, de ce Ministère,
celle qui aurait dû avoir les plus fécondes conséquences est encore la
réforme de 1880, la réforme des études et celle des programmes, que l'on a pu
opérer sans mettre en mouvement tout l'appareil législatif. Dans le domaine législatif, nous l'avons vu, la moisson avait été encore moins abondante. La majorité républicaine du Palais-Bourbon n'avait été compacte et solide que dans des questions où la majorité républicaine du Luxembourg s'était divisée. En face de ces deux majorités animées d'un esprit différent le Cabinet, poussé par la Chambre, retenu par le Sénat, s'était divisé lui-même. Tant que la session avait duré, ces divisions n'avaient pas apparu. Elles avaient éclaté en pleines vacances et le Cabinet en était mort. Le second Ministère de M. Grévy finissait comme le premier ; pour incompatibilité d'humeur entre quelques-uns de ses membres, pour dissidence sur des points que l'on avait dû aborder cent fois dans les délibérations du Conseil et aussi pour absence de direction supérieure. Sans sortir du rôle que lui assignait la Constitution, le Président de la République pouvait et devait, par une intervention discrète, rétablir un accord au moins apparent entre ses ministres et maintenir le statu quo jusqu'au retour du Parlement qui se serait prononcé, en connaissance de cause, pour la politique d'exécution intégrale des décrets ou pour la politique de conciliation formulée à Montauban. |