HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE II. — LE PREMIER MINISTÈRE DE FREYCINET.

Du 28 Décembre 1879 au 23 Septembre 1880.

 

 

La crise ministérielle. — Causes de sa durée. — M. de Freycinet. — Les nouveaux ministres MM. Cazot, Magnin, général Farre, Varroy. — Les sous-secrétaires d'État. — L'Union républicaine dans le nouveau Cabinet. — La Déclaration du 16 Janvier. — Défaut de cohésion dans les majorités des deux Chambres. — Le Gouvernement occulte. — Louis Blanc pose la question de l’amnistie. — Discours de M. de Freycinet. — Attitude de M. Spuller et de l'Union républicaine après le rejet de l'amnistie. — Gambetta reprend la question au mois de Juin. — Son discours du 20 Juin. — La Chambre et le Sénat se déjugent. — La distribution des drapeaux. — Le 14 Juillet à Paris. — Les fêtes de Cherbourg. — La presse française, la presse allemande et les craintes de guerre. — Les premiers actes du nouveau Ministère. — Le début de la session de 1880. — Première délibération sur le droit de réunion. — Mort de Montalivet, Jules Favre et Bersot. — Nos relations commerciales devant la Chambre. — Réorganisation de l'état-major. — Léon XIII et le divorce. — Réorganisation de l’administration centrale des Affaires Étrangères. — La politique extérieure de M. de Freycinet. — Le Parlement hors session. — L'interpellation Godelle. — Les grades de l’armée territoriale. — Retraite de M. Lepère. — Proposition Loustalot et interpellation Clemenceau. — Suppression de la lettre d'obédience. — Abrogation de la loi sur le repos du dimanche. — L'État abandonne la gérance du « Salon ». — Lois sur les débits de boissons et sur le colportage. — Elections aux Conseils généraux du 1er août. — Le budget de 1881. — La loi sur le Conseil supérieur devant le Sénat. — Discours de J. Ferry le 30 Janvier. — Modifications introduites par le Sénat dans le texte voté par la Chambre. — Le premier Conseil supérieur et la réforme de l'enseignement secondaire en 1880. — La loi sur la liberté de l'enseignement supérieur devant le Sénat. — Opposition de la Droite et du Centre Gauche dissident. — L'article 7. — Discours de Jules Ferry. — Discours de Freycinet et de Dufaure. — Rejet de l'article 7. — Adoption de la loi au Sénat et à la Chambre. — Ordre du jour du 16 Mars à la Chambre. — Décrets du 29 Mars. — Rôle de M. de Freycinet après l'exécution, du décret contre les Jésuites. — Crise ministérielle. — L'œuvre du premier Ministère de Freycinet.

 

En dehors du monde parlementaire, la chute du Cabinet Waddington produisit une impression de surprise, parce que peu de personnes en pénétrèrent les motifs. On avait bien vu le Ministère s'égrener, perdre un à un plusieurs de ses membres. On avait vu aussi que M. Waddington se retirait sans avoir été mis en minorité par la Chambre et surtout sans qu'aucun membre de cette Chambre opposât un programme nouveau au programme de l'ancienne administration. Comme il arrive toujours en pareil cas, lorsque la Chambre n'a pas fourni d'indications bien précises au chef de l'État et surtout lorsqu'elle ne lui en a fourni aucune, la crise ministérielle fut longue. Le chef incontesté de la majorité consentirait-il a prendre la direction des affaires ? A cette question que tout le monde se posait périodiquement, sans se demander si des offres formelles étaient faites à l'intéressé, s'il était pressenti par qui de droit, la réponse fut prompte et non équivoque Gambetta restait au poste où l'avait appelé la confiance de ses collègues. A défaut de Gambetta, Jules Ferry était plutôt désigné, puisqu'il s'agissait surtout d'aboutir, de faire voter les lois en suspens et particulièrement les lois scolaires. Mais Jules Ferry ne fut pas plus pressenti que Gambetta, peut-être parce qu'on le trouvait trop engagé dans la lutte contre le cléricalisme. Restait donc M. de Freycinet, figure énigmatique, qui, par extraordinaire, n'inspirait une insurmontable défiance ni au Centre Gauche ni à l'Union républicaine de la Chambre, peut-être parce qu'il n'avait ni opinion bien arrêtée, ni programme bien défini. Le premier de ces groupes lui savait gré des déclarations très modérées qu'il avait faites à maintes reprises depuis deux ans le second était plein d'indulgence pour l'ancien collaborateur de Gambetta pendant la Défense Nationale. Indifférent aux nuances, sceptique en matière de politique pure, au point d'hésiter de bonne foi entre deux hommes aussi dissemblables que M. Léon Say et M. Floquet, peut-être parce qu'il comptait sur sa puissance de séduction pour dominer l'un et l'autre, très apprécié de M. Grévy, M. de Freycinet se trouvait naturellement porté à la Présidence du Conseil et il reçut la mission de choisir ses collègues.

Il ne se sépara que de ceux qui ne voulurent pas rester aux affaires avec lui M. Waddington, M. Le Royer, M. Léon Say, M : Gresley, et il leur donna pour successeurs MM. Cazot, Magnin et Farre, prenant pour lui-même la succession de M. Waddington et laissant à M. Varroy le portefeuille des Travaux Publics. Les six ministres conservés étaient, avec M. de Freycinet lui-même, MM. Cochery, Tirard, Jules Ferry, Jauréguiberry et Lepère. Le Cabinet était complété par la nomination de six sous-secrétaires d'État MM. Martin-Feuillée à la Justice, Constans à l'Intérieur, Wilson aux Finances, Turquet aux Beaux-arts, Sadi Carnot aux Travaux Publics et Cyprien Girerd à l'Agriculture et au Commerce. Le rapprochement de tous ces noms produit à distance un singulier effet. On dirait une gageure ces hommes, très honorables, très connus, très compétents et notoirement t républicains formaient une réunion, une juxtaposition de ministres plutôt qu'un vrai Cabinet. On pouvait adresser à l'administration de M. de Freycinet les mêmes reproches qu'à l'administration précédente. D'abord, c'était le Ministère Waddington, sans M. Waddington. En second lieu, c'était une combinaison mal venue, sans signification bien précise pour employer le vilain mot dont tout le monde se servit pour la désigner, c'était un replâtrage ; M. Clémenceau disait même le replâtrage d’un replâtrage. Enfin la Gauche un peu avancée, l'Union républicaine, y restait, après comme avant le 28 Décembre, représentée par le seul M. Lepère. Aucun compte semblait n'avoir été tenu des indications fournies par la Chambre à plusieurs reprises, ni de ses répugnances ni de son très vif désir de progrès et de reformes. Ce premier Ministère de M. de Freycinet était, si l'on peut dire, adéquat à la majorité sénatoriale et, par suite, il restait en deçà de l'opinion de la majorité républicaine de la Chambre. Le défaut était d'autant plus grave que le Cabinet allait suivre, en définitive, cette majorité de la Chambre, au lieu de la guider, lui emprunter les principaux articles de son programme et faire, avec le personnel du Centre Gauche et de la Gauche républicaine, la politique de l'Union républicaine. Sur un seul point, les lois scolaires, ministres et majorité étaient bien d'accord et c'est justement cette question des lois scolaires qui devait montrer que le Ministère n'était pas d'accord avec lui-même.

Dans la Déclaration, qui fut lue seulement le 16 Janvier, après des scrutins assez pénibles pour la constitution du bureau dans les deux Chambres, M. de Freycinet affirma que la formation du nouveau Cabinet, sans impliquer l'abandon d'une politique prudente et mesurée au dedans et au dehors, promettait une marche décidée dans la voie « des réformes nécessaires &t des améliorations successives. » La réorganisation de la magistrature était annoncée, ainsi que la réforme du personnel administratif. Les dispositions du projet sur le droit de réunion, déposé par l'ancien Cabinet, étaient acceptées par le nouveau. Un projet de loi sur la presse serait préparé. L'exécution du programme des travaux publics précédemment entrepris serait continuée. Le régime douanier de la France devra être réglé et la délibération des lois militaires hâtée. Pour assurer l'accomplissement de cette œuvre, M. de Freycinet faisait appel à ce qui lui manquait le plus à lui-même, à l'esprit de suite, de décision et de méthode ; pour amener l'apaisement dans les esprits, il promettait un Gouvernement libéral, capable de fonder une République dans laquelle tous les Français feraient successivement leur entrée. Quant aux lois scolaires, le Ministère ne les avait pas oubliées elles restaient soumises au Parlement et seraient complétées par une loi sur l'enseignement primaire, conforme aux aspirations du pays.

Aucune discussion et aucun vote ne suivirent la lecture de la Déclaration ; mais à la Chambre on essaya de s'entendre sur la rédaction d'un programme minimum qui serait imposé au Cabinet et de cimenter les différentes fractions de la majorité, en vue d'une action commune ces deux tentatives échouèrent également. Sous le Ministère de Freycinet les positions respectives du Cabinet et de la majorité restèrent ce qu'elles étaient sous le Ministère Waddington il n'y eut pas plus de cohésion dans l'un que dans l'autre. Le Ministère gouverna au jour le jour et la Chambre lui donna des majorités de rencontre, souvent marchandées. Même désunion dans la majorité sénatoriale, qui se révéla lors de l'élection d'un sénateur inamovible, en remplacement de M. de Montalivet le docteur Broca, candidat des Gauches, ne fut élu qu'au second tour, par 140 voix contre 132 données à M. Betolaud, auquel s'étaient ralliés M. Dufaure et 17 membres du. Centre Gauche, le plus voisin du Centre Droit. Les républicains catholiques, plus catholiques que républicains, avaient voté contre M. Broca, comme ils devaient voter contre l'article 7.

Est-il juste d'attribuer à ce que MM. de Broglie et Clémenceau appelaient « le Gouvernement occulte », c'est-à-dire à M. Gambetta et à son entourage, l'impuissance où vont se débattre le Ministère et la majorité, le Ministère de Freycinet comme le Ministère Waddington et comme le Ministère Jules Ferry qui lui succédera ? M. Gambetta est-il responsable de l'instabilité ministérielle qui a signalé les quatre premières années de la Présidence Jules Grévy ? A aucun degré. Porté au fauteuil, avec l'assentiment de M. Grévy lui-même, M. Gambetta n'en restait pas moins le chef et l’inspirateur du groupe le plus important de la majorité républicaine, et ce groupe n'avait qu'une représentation insuffisante dans la combinaison du 28 Décembre comme dans celle du 4 Février. Nous savons bien que M. Gambetta gardait son immense popularité dans le pays, son influence sur la grande masse du parti républicain dans la Chambre élue en 1877 et son action personnelle sur tous les ministres. Il n'avait pourtant pas la responsabilité du pouvoir. Il restait, comme il l'a dit souvent, à sa place, à son rang, et s'il exerça jamais une dictature, ce ne fut que celle de la persuasion, permise à tous. Dès cette époque, il y avait, non seulement dans la presse monarchiste et dans la presse radicale, mais aussi dans l'entourage immédiat de l'Élysée, un parti qui était hostile à Gambetta, qui le combattait sourdement et dont les attaques deviendront de plus en plus vives après la chute du Ministère de Freycinet. En tout cas, on ne comprit pas plus, à l'Élysée, le 28 Décembre que le 4 Février, que l'élimination presque totale des membres de l'Union républicaine et de leur glorieux chef créait une situation parlementaire intenable, empêchait la constitution d'un Cabinet homogène, faussait tous les ressorts du Gouvernement.

La question de l'amnistie, mieux qu'aucune autre, fit ressortir la faiblesse et l'indécision du Ministère qui se déjugea complètement à cinq mois de distance. Louis Blanc, l'historien savant autant que passionné de la Révolution, le théoricien absolu de l'Extrême Gauche, avait déposé le 22 Janvier une demande d'amnistie plénière. Nous avons indiqué précédemment l'état de la question. En dehors des membres de la Commune, il n'existait pour ainsi dire plus de victimes de l'insurrection, vierges d'antécédents judiciaires (294 seulement). Même pour ceux qui avaient été condamnés avant le )8 Mars pour crimes ou délits (509), le Gouvernement était disposé à aller aussi loin que possible dans la voie des grâces. Aussi, lorsque les bureaux discutèrent la demande de Louis Blanc, les ministres-députés se prononcèrent-ils énergiquement contre le principe de l'amnistie plénière. Les bureaux nommèrent seulement trois membres favorables à l'amnistie plénière et huit opposants parmi ceux-ci était M. Andrieux, l'élu de la démocratie radicale du Rhône. Lorsque la proposition vint en discussion devant la Chambre, le d2 Février, le Gouvernement se montra très ferme, très résolu et fit entendre, par l'organe du Président du Conseil, un discours qui semblait clore à tout jamais la question de l'amnistie. Après avoir nettement et formellement repoussé la proposition Louis Blanc, M. de Freycinet donna les motifs de son refus. Il n'y avait pas à invoquer de considérations d'humanité, l'amnistie, à la différence de la grâce, étant faite pour la société et non pour les individus. L'amnistie, avant d'être accordée, doit avoir cause gagnée dans l'esprit de la majorité le ministre affirme qu'il n'en est pas ainsi au moment où il parle et que l'amnistie plénière, loin de manquer au pays, l'inquiète le pays y verrait la marque d'une politique moins prudente et moins ferme. Tant que l'amnistie sera présentée comme une réhabilitation et demandée avec des paroles de haine, le Gouvernement la repoussera. D'ailleurs n'est-elle pas réclamée par ceux qui refusent habituellement leurs suffrages au Gouvernement ? Or, elle ne sera possible que lorsque le Cabinet, appuyé sur une puissante majorité, aura une force morale incontestée. Que les signataires de la proposition s'entendent donc pour faire la cohésion du parti républicain dans la Chambre et hors de la Chambre. M. de' Freycinet terminait éloquemment en adjurant tous les républicains de s'unir à lui pour construire des chemins de fer, creuser des ports, bâtir des Écoles, améliorer les tarifs de douanes, dégrever les impôts, en un mot augmenter, par tous les moyens possibles, la prospérité matérielle et morale du pays. « Peut-être alors, au sein de cette France tranquille, apaisée, prospère, unie dans la République, un Gouvernement fort de votre confiance, justifiée par les gages répétés de modération, de sagesse et de fermeté qu'il aura pu donner, ce Gouvernement sera en droit de se lever et de dire les mesures hardies que vous nous aviez conseillées et que nous avions toujours jugées dangereuses pour la République, le moment est venu de les réaliser. »

On est frappé, en relisant les discours de M. de Freycinet, de l'abondante variété de ses vues, de la souplesse de son éloquence, de la merveilleuse limpidité de son langage. Son talent rappelle celui de Thiers, mais il est plus correct, plus académique. L'ingénieur est plus littéraire que l'historien. Les deux hommes d'ailleurs, s'ils se ressemblent en quelques points comme orateurs, diffèrent profondément comme chefs de Gouvernement. Autant M. Thiers s'obstinait dans ses idées, autant M. de Freycinet semblait peu tenir aux siennes autant la personnalité du premier était prépondérante, autant celle du second tenait peu de place et semblait effacée elle était comme sa parole, un peu féminine et raffinée, souple et flexible mais nullement envahissante.

Sans s'opposer en principe à l'octroi d'une amnistie plénière, M. de Freycinet faisait de cette concession une question d'opportunité. La Chambre se rangea à son avis et repoussa la proposition Louis Blanc par 316 voix contre 116. On comptait dans la majorité 232 républicains dont 47 membres de l'Union républicaine. Quelques jours après le vote, dans une séance tenue par ce groupe, son président, M. Spuller, engageait ses collègues à prêter leur concours au Cabinet. « Pour répondre, leur disait-il, au vœu le plus manifeste et le plus légitime du pays, nous avons à constituer, à soutenir, à faire fonctionner le Gouvernement que nous avons établi ; or, par une véritable contradiction, il en est qui seraient parfois tentés de contester, sinon de refuser, au nom de certaines tendances, à ce Gouvernement de leur choix, la force et les attributs nécessaires à tout Gouvernement qui veut vivre, se faire obéir, imposer à ses adversaires le respect et la crainte. » Ces sages conseils, émanant de l'ami le plus intime de Gambetta et qui reflétaient sûrement sa pensée, furent applaudis comme ils le méritaient. Ils ne furent pas toujours suivis dans la pratique.

Quatre mois s'écoulent entre le rejet de l'amnistie plénière et la reprise, par Gambetta lui-même, de la proposition Louis Blanc. A son instigation une réunion officieuse des présidents des deux Chambres et des présidents des groupes républicains du Parlement a lieu au ministère des Affaires Etrangères. M. de Freycinet est hésitant. M. Léon Say, arguant du peu de temps qu'il a passé à la tête du Sénat, décline l'invitation qui lui est faite de prendre le premier la parole. Gambetta, en quelques mots, amène tout le monde à son opinion, et le Gouvernement converti dépose sur le bureau de la Chambre un projet de loi amnistiant, outre les condamnés de 1870-1871, tous les auteurs de crimes ou de délits commis jusqu'au 19 Juin 1880. La discussion s'ouvre le surlendemain, sur un rapport favorable de M. Jozon. M. Casimir-Périer combattit l'amnistie avec les arguments qu'avait employés M. de Freycinet le 12 Février précédent. M. de Freycinet la défendit mollement. M. de Cassagnac, plus modéré que d'habitude, fit observer, non sans finesse, que si la majorité du 12 Février avait changé, le Président du Conseil du 12 Février devait faire place à un autre homme politique, à celui que tout le monde désignait comme le véritable agent de cette volte-face de la majorité et du Gouvernement.

C'est après ce discours que Gambetta descendit du LI fauteuil et réapparut à la tribune. En quelques paroles très nettes il définit son rôle dans la discussion il n'est pas au-dessus du Gouvernement, mais au poste ou la confiance de l'Assemblée l'a appelé s'il le quitte un instant, c'est pour ne pas regarder, égoïste et indifférent, ce que font les autres, sans y prendre sa part de collaboration. Il faut faire l'amnistie, malgré l'élection Trinquet, parce qu'il y a un moment où, coûte que coûte, dans un pays de suffrage universel, de disputes ardentes dans les comices électoraux, il faut jeter un voile sur les crimes, les défaillances, les lâchetés et les excès communs. Il faut la faire le plus tôt et le plus loin possible des élections générales, pour empêcher les adversaires de la République de l'exploiter il faut la faire parce que, si la France ne se passionne pas pour l'amnistie, elle est fatiguée, exaspérée d'entendre constamment se reproduire les débats sur l'amnistie, parce qu'elle demande à ses gouvernants de la débarrasser « de ce haillon de guerre civile », parce que la question n'est pas mûre, mais « pourrie », parce que l'amnistie n'inquiétera pas l'Europe et surtout parce que, à la veille du 14 Juillet, du jour où l'armée, « suprême pensée », reprendra ses drapeaux « hélas si odieusement abandonnés », il faut mettre la pierre tumulaire de l'oubli sur les crimes et les vestiges de la Commune, il faut que tous sentent qu'il n'y a qu'une France et qu'une République. Cette éloquente et vigoureuse apologie, que nous résumons froidement, mais sans oublier un seul des arguments de l'orateur, entraîna le vote de la Chambre. Par 312 voix contre 126 le projet du Gouvernement fut adopté et immédiatement porté au Sénat, où il fut combattu par M. Jules Simon, défendu par MM. de Freycinet, Tirard et Hébrard, et repoussé par 145 voix contre )33. Fort heureusement pour le Gouvernement et pour l'amnistie, la Haute Assemblée ne voulut pas opposer un Nescïo vos aux 3t2 députés qui s'étaient prononcés pour le projet elle adopta, par 143 voix contre 138, un amendement transactionnel de M. Bozérian qui permit de retourner devant la Chambre. Celle-ci reprit à son compte un amendement de M. Labiche que le Sénat avait repoussé et le Sénat, cédant une fois de plus, finit par accepter, à l'importante majorité de 166 voix contre 97, un texte qui n'excluait de l'amnistie que 14 personnes.

L'amnistie de Louis Blanc, de Victor Hugo et de Gambetta, l'amnistie plénière était donc faite. Quels en furent les résultats ? Ils ne répondirent pas entièrement à l'attente de ses partisans ni ne justifièrent toutes les craintes de ses adversaires. Ceux qui revenaient en France après dix ans de bagne, de déportation ou d'exil, et qui n'avaient rien appris ni rien oublié, se montrèrent peu reconnaissants du grand acte de clémence et de pardon dont ils avaient bénéficié mais ils ne firent courir aucun danger à l'ordre public, et l'opinion resta fort indifférente à certaines rentrées tapageuses, préparées avec une savante mise en scène. Le seul résultat appréciable de l'amnistie fut d'enlever aux intransigeants une plate-forme électorale ; il est vrai qu'ils en trouvèrent immédiatement une autre la révision et la suppression du Sénat qu'ils exploitèrent, du reste, avec peu de succès aux élections partielles ou aux élections générales. Pour toutes ces raisons Gambetta, avec son sens politique si affiné, avait été bien inspiré en fermant le livre de la guerre civile et en le fermant au bon moment, à la veille du 14 Juillet 1880, de la date enfin adoptée pour la célébration de la fête nationale.

L'anniversaire de la prise de la Bastille avait été choisi pour la remise à tous les régiments des drapeaux destinés à remplacer ceux que Bazaine avait livrés à l'ennemi. Entouré des ministres, des présidents des deux Chambres, de tous les membres du Parlement, M. Jules Grévy adressa de nobles et patriotiques paroles à l'armée, que la France entière accueillit avec une allégresse émue.

« Le Gouvernement de la République est heureux de se trouver en présence de cette armée vraiment nationale, que la France forme de la meilleure partie d'elle-même, lui donnant toute sa jeunesse, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus cher, de plus généreux, de plus vaillant, la pénétrant ainsi de son esprit et de ses sentiments, l'animant de son âme et recevant d'elle-même, en retour, ses fils élevés à la virile école de la discipline militaire, d'où ils rapportent dans la vie civile le respect de l'autorité, le sentiment du devoir, l'esprit de dévouement, avec cette fleur d'honneur et de patriotisme et ces mâles vertus du métier des armes, si propres à faire des hommes et des citoyens. La France vous confie, avec ces nobles insignes, la défense de son honneur, de son territoire et de ses lois. »

Il était difficile de mieux caractériser l'armée nouvelle, sortie des entrailles de la nation et si heureusement réorganisée, au prix de dix ans de travail et de sacrifices. Paris s'était rendu en foule à Longchamps, pour assister à cette émouvante cérémonie, où il avait apporté plus et mieux que la curiosité qu'il accorde d'habitude aux spectacles militaires. Au retour du bois de Boulogne, en pénétrant au cœur de la cité, l'on était moins frappé du pavoisement de la voie triomphale que des modestes décorations des rues étroites, où l'on s'avançait sous un véritable dôme de fleurs et de bannières. Peu soucieux de l'anniversaire évoqué, le peuple ne comprenait qu'une chose c'était bien sa fête que l'on célébrait et il y mettait toute son âme. On ressentit, ce jour-là, un peu du grand souffle et de l'ardente fraternité de la Fédération du siècle dernier. Paris a eu depuis bien des )4 Juillet aucun n'a offert ce caractère et dans les grandes villes, dans les petites, dans les campagnes, même oubli momentané des divisions, même enthousiasme, même sympathie communicative.

Après l'armée, la marine. Les fêtes de Cherbourg, au mois d'Août, furent comme un prolongement de celles de Paris. Le même personnel des chefs élus de la nation et des hauts fonctionnaires de l'État y figurait, et la joie populaire fut aussi grande. Mais la presse intransigeante y jeta sa note discordante, et, fait plus grave, la presse étrangère d'outre-Rhin trouva, dans les journaux français, des motifs d'accusation contre Gambetta et des griefs contre la France. L'attitude naturellement exubérante de Gambetta contrastait trop avec l'attitude volontairement effacée de M. Léon Say et avec l'attitude correcte jusqu'à la froideur de M. Jules Grévy, pour ne pas être exploitée par l'opposition radicale. De quelques paroles dites dans un banquet, de quelques propos plutôt familiers, on concluait à des prétentions à la suprématie. Gambetta dut se justifier, se laver de ces ridicules accusations il le fit publiquement, vigoureusement, rappelant les vraies règles constitutionnelles à ceux qui avaient établi une hiérarchie fantaisiste des trois Présidents. Les accusations cessèrent ou, plutôt, elles se produisirent sous une forme nouvelle et plus perfidement. M. Grévy, en toute circonstance ; répétait ce qu'il avait dit le 14 Juillet, que notre politique était et voulait rester pacifique. M. Gambetta ; qui n'était pas tenu à la même réserve, avait dit à Cherbourg « Si nos cœurs battent. ce n'est pas pour un idéal de sanglantes aventures, c'est pour que ce qui reste de la France reste entier, et pourque nous puissions compter sur l'avenir, pour savoir s'il y a une justice immanente dans les choses, qui vient à son jour et à son heure. » La forme n'était pas heureuse, mais il fallait toute la mauvaise foi des journaux d'Extrême-Gauche et d'Extrême-Droite pour voir dans ces paroles une menace de guerre, et il fallait toute la haine, doublée de peur, de la Gazette de l’Allemagne du Nord pour rappeler, à propos de ce discours, les violences historiques de Louis XIV et de Napoléon Ier. La République française riposta brutalement à la Gazette de l’Allemagne du Nord que ses terreurs étaient simulées, qu'elles n'avaient d'autre but que d'agir sur l'opinion allemande, de la préparer à de nouveaux sacrifices, destinés à augmenter des armements déjà formidables.

 

Le récit des discussions relatives à l'amnistie et des fêtes auxquelles l'adoption de l'amnistie donna tout leur éclat nous a conduit à la fin du mois d'Août 1880, presque à la veille de la chute du Cabinet. Il nous faut reprendre maintenant, au jour le jour, l'histoire du Ministère de Freycinet et relater des événements non pas de moindre portée, mais de moindre retentissement. Nous ne romprons de nouveau l'ordre chronologique que pour rejeter à la fin de ce chapitre les deux grandes lois d'enseignement, en leur accordant la place prépondérante qu'elles méritent et qu'elles ont tenue en réalité sous cette administration.

Les premiers jours de l'année 1880 furent consacrés à l'installation du nouveau Cabinet et, comme de coutume, à des mouvements préfectoraux et judiciaires. Le premier comprit 18 préfets et 61 sous-préfets le second, 36 membres des parquets. Il n'est pas jusqu'au ministre de la Guerre, le général Farre, qui n'ait osé porter une main hardie sur l'arche sainte des bureaux de la Guerre. Dès l'ouverture de la session ordinaire, la vie parlementaire fut assez active. M. Duvaux avait déposé une proposition abrogeant la loi de i874surl'aumônerie militaire le ministre y adhéra formellement. Un autre membre du Gouvernement, M. Magnin, montra la même netteté et la même décision en réponse à une interpellation de MM. Lenglé et Haentjens, il revendiqua pour le ministre l'initiative et la responsabilité des conversions. M. Jules Ferry, lors de la discussion en première délibération de la proposition Camille Sée, ne fut ni moins ferme ni moins affirmatif dans son opposition aux internats de jeunes filles. « Les établissements à créer sont des externats, disait l'article 2. Des internats pourront y être annexés sur la demande des Conseils municipaux et après 'entente entre eux et l'État. » La Chambre adopta la proposition par 347 voix contre 123.

Le Gouvernement montra plus de timidité et d'hésitation dans la discussion du projet de loi sur le droit de réunion, bien que le ministre chargé de porter la parole en son nom, M. Lepère, appartînt au groupe de l'Union républicaine. La Commission et son rapporteur, M. Naquet, soumettaient à la Chambre un texte très large qui supprimait l'autorisation préalable et la remplaçait par une déclaration faite au maire, vingt-quatre heures avant la réunion et signée d'un seul citoyen. Le maire donnait récépissé de la déclaration ; s'ille refusait, un récépissé de télégramme ou la déclaration de quatre témoins pouvaient le remplacer. Le délai de vingt-quatre heures est réduit à deux heures et la déclaration est supprimée, si la réunion doit se tenir dans une commune de moins de 3.000 habitants, si elle doit être électorale, si elle est provoquée par un sénateur, un député, un conseiller général ou un conseiller d'arrondissement dans la circonscription qui l'a élu. Les organisateurs ou les assistants ont le droit de modifier, en cours de séance, le caractère de la réunion. Les réunions sur la voie publique sont interdites. Le président de la réunion peut être désigné par le signataire de la déclaration ou élu en séance. L'autorité peut déléguer un fonctionnaire de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire, investi du droit de dissolution, dans les cas suivants si le président fait défaut, si un tumulte se produit, si la réunion se tient sur la voie publique.

Ni le Cabinet Waddington ni le Cabinet de Freycinet n'acceptèrent ce projet qui leur semblait contenir des dispositions incompatibles avec le maintien de l'ordre publie. Ils se rallièrent à un projet beaucoup plus restrictif que combattit Louis Blanc, partisan de la liberté absolue, sans limites de réunion et d'association. Un membre de l'Extrême Gauche, M. Madier de Montjau, et un membre de la Gauche radicale, M. Brisson, s'élevèrent contre la thèse de Louis Blanc. M. Madier de Montjau, opportuniste pour une fois, n'admettait qu'un droit de réunion prudemment limité. M. Henri Brisson craignait que la liberté d'association ne profitât qu'au cléricalisme, qu'il définissait ainsi « C'est un ennemi qui se place volontairement en dehors de la société française, qui tend à nous faire revenir sur tout notre droit civil et successoral, sur les plus solides conquêtes de la Révolution française, conquêtes que vous voulez assurément maintenir contre le spectre en question. » La définition convenait mieux à l'ultramontanisme militant qu'au cléricalisme, appellation vague et trop compréhensive. Après le rejet, par 304 voix contre 130, du système de Louis Blanc, le Ministère se fit mettre en minorité, par 362 voix contre 162, en demandant que l'objet de la réunion fût précisé dans la déclaration en revanche il obtint, par 2o7 voix contre 180, l'interdiction des clubs, c'est-à-dire des réunions à caractère permanent.

Le mois de Janvier vit disparaître trois hommes politiques d'inégale valeur et d'inégale notoriété qui, tous les trois, avaient contribué à l'établissement du nouveau régime par une adhésion opportune, par la collaboration à la Constitution ou par les luttes soutenues contre le régime précédent. M. de Montalivet, l'ancien ministre et l'historien de Louis-Philippe, est le type de ces conservateurs ralliés à la République, qui, à la lumière des événements, ont reconnu l'impossibilité de toute autre forme gouvernementale et suivi M. Thiers dans son évolution. M. Léonce de Lavergne, économiste très sage, montra la même sagesse en politique quand, au lieu de s'opposer à l'inévitable, il associa ses efforts à ceux de MM. Luro et Wallon pour opérer, entre le Centre droit et les Gauches, le rapprochement d'où sortit la Constitution de 1873. Jules Favre enfin, l'admirable avocat, l'héroïque et glorieux lutteur de l'Empire, le mélancolique et infortuné ministre de la Défense Nationale et de M. Thiers, mourut deux jours après son prédécesseur au quai d'Orsay, M. de Gramont, dont il avait, avec toute la France, si cruellement expié les fautes. Crémieux, son collègue, son confrère, son ami, le suivit peu après dans le repos final, laissant un nom que les souvenirs de la Délégation à Tours et à Bordeaux avaient un peu obscurci, mais sur lequel un généreux sacrifice pour la libération jeta comme un dernier reflet.

L'Université, comme la politique, eut un grand deuil quand la mort, une mort qui fut une délivrance, frappa le sage et le juste que Jules Simon avait placé à la tête de l'École normale. Bersot fut un directeur idéal et nous prenons le mot directeur dans son sens ecclésiastique. Jamais conscience plus scrupuleuse et plus délicate n'exerça une action plus pénétrante sur d'autres consciences. Jamais esprit plus fin n'imprima sur d'autres esprits une marque plus profonde. Jamais maître plus écouté n'inspira à ses disciples un plus affectueux respect. Jamais plus noble figure, ravagée par la douleur, ne porta plus éclatants les signes de la bonté exquise et de la grandeur morale.

Presque tout le mois de Février, à la Chambre des députés, fut rempli par la discussion de nos relations commerciales. A cette époque, vingt ans après 1860, on n'était pas encore entré hardiment dans la voie de la protection. Le ministre de l'Agriculture et du Commerce, M. Tirard, était plutôt libre-échangiste plusieurs de ses collègues du Cabinet avaient la même opinion et, dans la Chambre, beaucoup de membres inclinaient encore de ce côté. Aussi le très habile rapporteur de la Commission, M. Méline, eut-il soin de déclarer qu'entre la Commission et le Gouvernement il n'y avait pas conflit de doctrines ou opposition de principes. D'un commun accord on voulait rester dans le domaine des faits et la Commission, non contente d'admettre les traités de commerce, qui sont déjà une atténuation à la rigueur absolue du principe libre-échangiste, consentait à conserver de l'œuvre de Napoléon III et de M. Rouher l'exemption des matières premières. Le nouveau tarif fut divisé en quatre lois distinctes matières animales et végétales, matières minérales, fabrication, surtaxes d'entrepôt. Dans la discussion des articles, les chiffres proposés par le Gouvernement furent généralement votés, de préférence aux chiffres proposés par la Commission. M. Méline, toujours sur la brèche, fut souvent battu par MM. Tirard, Ménier, Nadaud et Rouher. Les seuls incidents parlementaires du mois de Mars furent le vote par les deux Chambres de la loi sur l'état-major et le dépôt, par M. Léon Renault, sur le bureau de la Chambre, du rapport de la Commission sur la proposition Naquet tendant à rétablir le divorce.

L'ancien corps d'état-major est dissous. Les officiers qui sortent brevetés de l'École supérieure de guerre passent quatre années à faire fonctions d'officiers d'état-major puis, pour se pénétrer de tous les détails de la vie du soldat, trois ans dans un régiment. Il y a, sur le pied de paix, 25 colonels, 20 lieutenants colonels, 100 chefs d'escadron et autant de capitaines d'état-major placés hors cadre. Un service spécial de géographie est établi au dépôt de la Guerre comprenant 2 colonels, 3 lieutenants-colonels et 7 chefs de bataillon ou d'escadron également hors cadre.

Le dépôt du rapport de M. Léon Renault sur le divorce n'est signalé ici, bien avant la discussion publique, que pour faire connaitre l'opinion, nullement inattendue, de Léon XIII sur le sacrement de mariage, la subordination par le Saint. Siège de la puissance civile à l'autre puissance « qui a reçu le dépôt des choses célestes, » et l'affirmation que « l'Eglise seule peut et doit disposer et statuer sur les sacrements. » En pareille matière le langage de Léon XIII ne pouvait différer du langage de Pie IX.

M. de Freycinet, dans son département ministériel, donna enfin une satisfaction, trop longtemps attendue, à l'opinion républicaine, aux Chambres, à tous les rapporteurs du budget des Affaires Étrangères depuis 1876. Il opéra la réorganisation des services de l'administration centrale par les décrets du 23 Janvier et du l~ Février, l'assimilation et les équivalences de grades par le décret du 23 Février et il compléta ces heureuses mesures parle décret du 18 Septembre concernant tes vice-consuls, drogmans ou interprètes. La direction politique, la direction commerciale, la direction diplomatique et consulaire sont conservées ; mais les attributions des trois directeurs en matière de règlement des dépenses, de traitements, de frais d'établissement et de service des agents, de missions, de frais de voyages et de tournées passent à un nouveau directeur, celui du personnel, qui travaille directement avec le ministre. Le service des archives, fondu avec la comptabilité, ne forme plus qu'un bureau d'enregistrement, bien que la direction établie en 1830 soit conservée. Le contentieux forme également une direction avec deux sections distinctes, celle du droit public et celle du droit privé, qui embrassent toutes les questions intéressant les étrangers en France et les Français à l'étranger. Outre que le travail fut mieux réparti par cette réforme, la domination despotique des directeurs qui disposaient autrefois du personnel et des fonds fut définitivement brisée. Ajoutons que les riches archives des Affaires Etrangères, si longtemps et si obstinément fermées aux historiens, furent libéralement ouvertes par M. de Freycinet.

Le ministre pensait, comme M. Spuller, qu' « aucun Gouvernement sérieux ne peut accepter d'être desservi par ceux qu'il emploie » et il mit à l'administration centrale et dans les postes extérieurs des fonctionnaires dévoués à la Constitution républicaine. M. Say, puis M. Challemel-Lacour furent nommés à Londres, M. Duchâtel à Vienne, M. John Lemoinne à Bruxelles. On peut seulement regretter que M. Léon Say, appelé à la Présidence du Sénat, n'ait fait que passer à Londres et que M. John Lemoinne n'ait pas même été jusqu'à Bruxelles : il y fut remplacé par M. Decrais.

La politique étrangère de M. de Freycinet, pendant les premiers mois de l'année 1880, ne fut pas très active elle était, du reste, commandée par l'attitude que M. Waddington avait prise. Le ministre l'a indiquée, avec cette mollesse de contours que l'on trouve parfois en ses écrits, plus encore qu'en ses discours, dans la circulaire qu'il a adressée à nos agents, le 16 Avril 1880. Notre politique extérieure est avant tout une politique de paix et de conciliation. Elle ne poursuit que la mise en œuvre du traité de Berlin et la consolidation du nouvel état de choses créé en Orient, autrement dit la reconnaissance définitive de la principauté de Roumanie et le règlement des frontières entre la Turquie et la Grèce. D'autres questions de moindre intérêt, nées comme les précédentes au Congrès de Berlin, sont en voie de solution la question de frontière entre la Turquie et le Monténégro, entre la Roumanie et la Bulgarie, les questions de propriété foncière à restituer aux réfugiés de la Serbie, de la Bulgarie et du Monténégro rentrés dans leurs foyers. Abordant ensuite la grosse affaire, qui touche la France plus personnellement, de l'entente avec l'Angleterre au sujet de l'Égypte, M. de Freycinet s'exprime en ces termes « L'Égypte est une terre arrosée autrefois de noire sang, fécondée aujourd'hui par nos capitaux, riche en produits qui alimentent notre trafic dans la Méditerranée elle constitue un débouché nécessaire pour notre activité industrielle et commerciale et elle se rattache à la France par tout un ensemble de traditions que nous ne saurions laisser péricliter sans qu'une des sources de notre grandeur nationale fût atteinte. » Ces fières paroles, les seules qui aient un peu de relief dans la circulaire du 16 Avril, ne pouvaient faire prévoir la triste défaillance de 1882. M. de Freycinet expose ensuite le fonctionnement du système des contrôleurs généraux européens et de la Commission spéciale de liquidation, composée de deux Anglais, de deux Français et de trois représentants pour les trois autres puissances ayant des intérêts en Égypte l'Autriche, l'Allemagne et l'Italie. Il conclut en justifiant le Gouvernement français d'avoir refusé l'extradition d'Hartmann à la Russie, « dont l'amitié nous est précieuse, » et en affirmant que les décrets du 29 Mars « n'affectent en rien les conditions de notre protection à l'égard des missionnaires à l'étranger. »

Nous avons dit que la politique extérieure de M. de Freycinet fut un peu plus active dans l'été de 1880. La' France s'était mise d'accord avec l'Italie et l'Angleterre pour proposer un tracé de la frontière turco-grecque et une Conférence s'était réunie à Berlin, le 16 Juin, qui adopta le tracé français à l'unanimité. Le 16 Juillet une Note des puissances fut remise aux ministres des Affaires Étrangères de Turquie et de Grèce, leur imposant une ligne qui suivait le thalweg du Kalamas de son embouchure à sa source, les crêtes séparant les bassins de la Wouïtxa, l'Haliacmon, le Mavroueri au Nord, de ceux du Kalamas, de l'Arta, de l'Aspropotamos et du Salymbrias au Sud, la crête de l'Olympe jusqu'à son extrémité orientale sur la mer Egée. Les grandes puissances étaient également d'accord pour proposer à la Porte d'abandonner au Monténégro le port de Dulcigno et pour lui conseiller d'introduire des réformes en Arménie. La Porte, secrètement encouragée par l'Allemagne, répondit comme toujours d'une façon dilatoire ; elle poussa la Ligue albanaise a s'opposer à la cession de Dulcigno, tout en chargeant Riaz Pacha d'occuper cette ville pour la livrer au Monténégro et elle n'accepta qu'en principe le nouveau tracé turco-hellénique. C'est alors que fut préparée la démonstration navale de Dulcigno qui, autant que les résistances et la mauvaise foi de la Porte, remettait tout en question. Le successeur de -M. de Freycinet, adoptant une attitude moins nette, devra affirmer, dès le lendemain de son avènement, le 24 Septembre, notre volonté de garder la paix.

C'est également sous le Ministère de M. de Freycinet qu'avaient commencé entre-la France et l'Italie les premiers dissentiments au sujet de Tunis l'acquisition par la Compagnie italienne Rubbatino, à un prix exorbitant, de la ligne de la Goulette à Tunis avait été suivie de concessions faites par le Bey à la Compagnie des Batignolles et à la Compagnie Bône-Guelma qui annulaient entièrement l'importance de l'acquisition italienne. De plus M. Roustan obtint du Bey qu'il ne concéderait aucune ligne nouvelle de chemins de fer sans avoir obtenu l'agrément du Gouvernement français.

M. de Freycinet, au moment de sa retraite volontaire, laissait donc la situation indécise sinon compromise en Orient, très nette au contraire en Tunisie, grâce à la fermeté de M. Roustan.

L'histoire parlementaire du mois d'Avril offre peu d'événements notables. Hors session MM : Clemenceau et Floquet firent approuver leur attitude politique dans des réunions soigneusement formées et l'on put constater une nuance dans leur radicalisme. M. Floquet, approbateur momentané de la politique du Cabinet, déclara qu'il restait du parti de la Révolution et de l'expulsion des Jésuites. M. Clémenceau, plus logique sinon plus politique, affirma que l'on n'avait abouti à rien, qu'il n'y avait qu'une manière de résoudre la question religieuse, c'était de séparer l'Église de l'État et il qualifia en ces termes la conduite générale du ministère « Le principal résultat de la politique des résultats est de faire une politique sans résultats, » M. Clémenceau recherchait dès lors ces formules à prétentions lapidaires qui dissimulent imparfaitement le vague des doctrines et le néant des programmes. En session, l'interpellation de M. Godelle sur la lettre de M. Journault permit à la Chambre d'approuver, indirectement et sans enthousiasme, le choix qui avait été fait de M. Grévy (Albert) pour les hautes fonctions de gouverneur général de l'Algérie. Le secrétaire général du gouvernement, M. Journault, s'était plaint, dans une lettre rendue publique, d'avoir été laissé, en l'absence du gouverneur, sans instructions et sans pouvoirs. L'opposition s'était emparée de ce désaccord et M. Godelle, un bonapartiste, avait moins cherché à obtenir des éclaircissements sur l'administration de l'Algérie qu'à atteindre le Président de la République par-dessus son frère. Très constitutionnellement le ministre de l'Intérieur, M. Lepère, couvrit M. Albert Grévy ; celui-ci, bien que couvert par son ministre, se fit entendre comme commissaire du Gouvernement ; il défendit son administration avec plus d'optimisme satisfait que de connaissance approfondie des choses africaines et, après une nouvelle incartade de M. Godelle, qui lui valut la censure avec exclusion temporaire, l'ordre du jour de confiance réunit l'unanimité de 342 votants.

Le général Farre avait fait signer le 20 Février un décret relatif aux grades de l'armée territoriale il en poursuivait lentement mais sûrement l'application. Tous les grades de la territoriale étaient réservés aux officiers de l'active retraités. Si ces grades étaient déjà occupés par des officiers n'ayant pas la même origine, et le cas était fréquent, ces officiers étaient mis à la suite. On fit cesser ainsi le scandale qui s'était fréquemment produit sous les précédents ministres de la Guerre. Tous les hauts grades ayant été réservés par ces ministres à des réactionnaires, il arrivait qu'un chef de bataillon retraité était commandé par un ancien sous-lieutenant. En vertu du décret de Février le chef de bataillon prit le commandement et l'ancien sous-lieutenant, non dépossédé de son grade, servit à la suite.

C'est au mois de Mai, dans la deuxième délibération sur le droit de réunion, que le Ministère éprouva son premier échec, et cet échec fut l'occasion plutôt que la cause de la retraite de M. Lepère, ministre de l'Intérieur. Les 8 premiers articles du projet avaient été adoptés, conformément aux indications du Gouvernement et avec les réserves qu'il avait introduites dans-la loi pour sauvegarder l'ordre public. L'article 9 qui conférait au commissaire de police le droit de dissolution, s'il était requis par le bureau et en cas de collisions et de voies de fait, ne fut adopté que par 248 voix contre 210, après l'intervention de MM. Lepère, Ribot et de Freycinet. Mais l'article 10, qui conférait le même droit en cas de troubles imminents, fut rejeté par 256 voix contre 126. Dans ces deux votes l'Union républicaine s'était séparée du Gouvernement aussi le représentant de ce groupe dans le Cabinet, M. Lepère, crut-il devoir se retirer. Abandonné par ses amis, M. Lepère avait obéi à un sentiment de dignité froissée. C'était fort bien. Mais en quoi M. Lepère était-il plus atteint que ses collègues par ce vote sur un article de loi ? Il fut, d'ailleurs, remplacé par un collègue du même groupe, par son sous-secrétaire d'Etat, M. Constans, et celui-ci eut pour successeur M. Faîtières au sous-secrétariat. Le Cabinet ne fut donc pas modifié dans son essence il resta aussi peu homogène, sans communauté de vues, sans solidarité ni cohésion entre ses membres. A peine installé M. Constans eut à soutenir la discussion d'une proposition de M. Loustalot, modificative de la loi Waddington, et d'une interpellation de M. Clémenceau. La loi Waddington accordait un conseiller général à chaque canton, quelle que fût sa population. M. Loustalot aurait voulu que l'on proportionnât la représentation cantonale à la population, ce qui était logique. Le Gouvernement consentit seulement à ce que les cantons comptant plus de 20.000 habitants eussent un conseiller général de plus, ce qui était bien arbitraire. Un ordre du jour de confiance, qui réunit 299 voix contre 38, clôtura l'interpellation de M. Clémenceau sur la manifestation du Père-Lachaise, commémorative du 23 mai 1871.

Entre temps la Chambre continuait la discussion du tarif général et le Gouvernement, qui semblait décidément ne pas avoir de doctrine économique, faisait majorer le droit sur la soude et réduire le droit sur les vins. Dans la révision de la législation des patentes, révision attendue depuis l'établissement des impôts qui avaient été comme la rançon de.la guerre, on releva de près de S millions les taxes de Paris, on dégreva les autres de près de 10 millions et l'on frappa les sociétés anonymes d'un droit fixe de 0 fr. 30 pour 1.000 de leur capital nominal, réalisé ou non.

Nous aurons achevé de mentionner l’œuvre législative de la Chambre à la reprise de la session d'été, en rappelant le vote de la loi qui supprimait la lettre d'obédience, malgré l'opposition de trois membres de la Droite, MM. Boyer, de la Bassetière et Keller. MM. Jules. Ferry et Paul Bert n'eurent pas de peine à démontrer l'ignorance incurable des bénéficiaires de la lettre d'obédience.

Le Sénat qui venait de placer à sa tête M. Léon Say, en remplacement de M. Martel, démissionnaire pour raisons de santé, tint un engagement pris sous le précédent Ministère par M. Le Royer, en reconnaissant même valeur aux examens passés de 1875 à 1880 devant les jurys mixtes qu'aux examens passés devant les jurys d'État. Il confirma ensuite, sans résistance sérieuse de la part de la Droite, l'abrogation votée par la Chambre de la loi du 18 Novembre 1814 sur le repos du Dimanche.

L'un des plus hauts postes de l’État, la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur, fut confié, après la mort du général Vinoy, à l'un des héros de la Défense Nationale contre l'Allemagne, au général Faidherbe.

Une véritable révolution s'accomplit dans l'art, en ce printemps de 1880 l'État, fort heureusement inspiré, abandonna la gérance du Salon annuel, pour la remettre aux artistes réunis en Société. L'influence de l'État, l'influence plus lourde encore de l'Académie cessèrent du même coup, au grand profit de l'indépendance artistique, de la spontanéité, de la libre expression des qualités natives. Les pessimistes prévoyaient, à ce propos, un changement qu'ils qualifiaient de douloureusement inévitable ; ils annonçaient que les exhibitions annuelles de tableaux n'auraient plus rien à voir avec l'art ; que les vrais peintres, les vrais sculpteurs se renfermeraient de plus en plus dans la solitude de l'atelier. Les pessimistes se sont trompés. L'artiste ne peut réaliser son rêve que dans l'atelier ; mais le rêve, l'idéal entrevu, il voudra toujours les produire en public et les Salons, régis par l'Etat ou par, les Sociétés libres, ne sont pas menacés de voir décroître leur clientèle.

Dans les mois qui suivirent l'opinion, tout entière à la lutte contre les congrégations non autorisées, attacha peu d'importance au vote définitif parte Sénat des lois sur le régime des débits de boissons et sur le colportage. Il était excellent d'abroger la loi du 29 Décembre 1851, qui avait permis au Gouvernement de l'ordre moral de fermer en cinq mois 2200 débits de boissons et de porter une véritable atteinte à la liberté du commerce. Il était peut-être excessif de ne donner au maire qu'un seul pouvoir, celui de déterminer, après avis du Conseil municipal, la distance à laquelle les débits de boissons doivent être des édifices religieux, des écoles et des hospices. On sait combien les débits se sont multipliés depuis 1880, et, par suite, quels développements a pris l'alcoolisme. La pleine liberté laissée aux colporteurs de livres, brochures, journaux, gravures, photographies n'a pas offert les mêmes inconvénients. La loi sur le colportage n'exigeait du colporteur que la qualité de Français ; elle lui imposait une seule obligation celle de faire viser son 'catalogue.

Quelques jours après la fête du 14 Juillet, qui avait momentanément réconcilié tous les Français, était fondé à Paris un journal socialiste révolutionnaire, appelé à une bruyante renommée et à un prodigieux succès : l’Intransigeant. Son rédacteur en chef, M. Henri Rochefort, se déclara, dans une réunion, « du parti des pauvres contre les riches ». Son esprit critique, son art de démolisseur, bien plus que son dogmatisme socialiste, assurèrent la fortune de la nouvelle feuille, qui créa au Gouvernement modéré les plus graves difficultés ; certaine de l'impunité, elle poussa la liberté de l'attaque jusqu'à ses plus extrêmes limites, sans attendre le vote de la loi sur la presse.

Violemment combattue, impunément calomniée la République raisonnable n'en remportait pas moins de constants succès électoraux. La journée du 1~' Août 1880, consacrée aux élections cantonales, lui valut le plus significatif triomphe. Sur 1.433 conseillers élire, 1.026 furent républicains et seulement 407 réactionnaires. Avant le scrutin les Conseils généraux comptaient 1.607 républicains et 1.393 réactionnaires après le vote les républicains étaient au nombre de 1.906 et les réactionnaires étaient réduits à 1.004. La vie politique se serait ralentie après les élections cantonales si le Parlement hors session n'avait tenu quelques assises au Havre, M. Floquet, moins opportuniste en Août qu'en Avril, se déclara partisan de la séparation de l'Église et de l'État, et il invita le Sénat à ne pas opposer aux « inspirations des représentants de la nation » une résistance systématique. Par ce conseil hautain M. Floquet préludait à la demande de suppression de ce Sénat qui devait lui offrir un refuge, à la fin de sa carrière politique, après une mésaventure électorale à Paris.

Le budget de 1881, bien qu'il n'ait été voté que sous le Cabinet J. Ferry, fut préparé sous le Ministère de Freycinet. Œuvre de M. Magnin, ce budget montait à 3363 millions dont près de 590 millions pour le budget extraordinaire, en augmentation de près de 64 millions sur le budget précédent. Plus de 28 millions de diminutions de recettes étaient proposés par M. Magnin, consistant en réductions de droits sur les vins et les cidres, de sorte que les recettes normales étaient inférieures aux dépenses de 086 millions, ce qui n'empêcha pas la Commission de la Chambre de proposer i)9 millions de réductions nouvelles.

Dans la discussion du budget des Cultes M. Tallandier tenta vainement de faire supprimer l'allocation aux Cultes. Dans celle du budget de la Guerre, M. Amédée Le Faure protesta justement contre les indisponibilités qui réduisaient l'effectif de l'infanterie de 288.000 à 200.000 hommes. La place des soldats, disait-il, est sur le champ de manœuvres et non devant la grille de nos monuments et de nos fonctionnaires. Les crédits votés pour la Guerre et la Marine réunies atteignaient en 1881 la somme de 895.706.709 francs. Au budget de l'Instruction Publique le chapitre de l'enseignement secondaire fut augmenté de 200.000 francs pour élever d'une catégorie plusieurs lycées. Après le vote de la loi de finances l'insuffisance des recettes était de 649.612.912 francs en réalité ce chiffre a été dépassé c'est une somme de 674 millions et demi qui dut être demandée à l'emprunt.

La caractéristique du budget de 1880, déficit à part, ce sont les modifications que M. Brisson, président de la Commission du budget, y introduisit, d'accord avec le Gouvernement. Les lois fiscales applicables au commerce, aux apports, cessions, accroissements, bénéfices et intérêts furent appliquées aux associations. Celles-ci sont tenues de déposer à l'enregistrement leur acte constitutif de société. Dans les trois premiers mois de chaque année elles doivent faire une déclaration supplémentaire indiquant les changements survenus chez elles. L'ensemble de ces dispositions avait été adopté par 380 voix contre 113, malgré l'opposition de la Droite et de Mgr Freppel.

 

Il nous reste à exposer l'œuvre de Jules Ferry qui fut en même temps, pour l'une au moins des deux grandes lois scolaires votées sous cette administration, l'œuvre du Cabinet tout entier. C'est le 23 Janvier 1880 que s'ouvrit devant le Sénat la discussion du projet de loi sur le Conseil supérieur et sur les Conseils académiques qui lui avait été transmis le 22 Juillet précédent. On sait dans quel esprit avaient été constitués les Conseils universitaires en 1850, quelle part importante y avait été faite au clergé, quelle place effacée et subordonnée y avait été consentie à l'Université. Le Conseil supérieur du due de Broglie, composé des représentants de ce que l'on appelait les grandes forces sociales, était resté soumis aux mêmes influences que le Conseil précédent, hostile à toute réforme, partisan déclaré de la routine, que l'on décorait du beau nom de tradition, et absolument décidé à ne jamais user de son pouvoir de contrôle et de surveillance sur l'enseignement libre, surtout sur l'enseignement libre congréganiste. Le rapporteur de la Commission du Sénat, M. Barthélemy Saint-Hilaire, avait été habilement choisi parmi les républicains qui en 1849 et en d850 avaient refusé de s'associer à la croisade entreprise contre l'Université. Les membres de la Droite qui attaquèrent le projet, MM. de Broglie, Bocher, Chesnelong, Delsol et Fresneau, reprochèrent au Gouvernement de substituer aux Conseils de 1850 et de 1873 un Conseil presque exclusivement pédagogique ils affirmèrent que l'on avait surtout voulu atteindre les évêques, puis Dieu lui-même, et que l'on préparait ainsi le divorce de l'Etat et de l’Église.

Après que le rapporteur et M. Roger-Marvaise eurent proclamé le droit supérieur de contrôle qui appartient à l'État sur l'enseignement public et sur l'enseignement privé, le ministre de l'Instruction Publique prit la parole le 30 Janvier. Pour M. Jules Ferry les réformes pédagogiques ne peuvent procéder que d'universitaires et il cite, à l'appui de sa thèse, MM. Victor Duruy et Jules Simon, les deux seuls ministres vraiment réformateurs qu'ait eus l'Université depuis 1808. Très habilement, en homme qui prévoit une opposition irréductible à l'article 7 et une opposition plus modérée au projet <n discussion, M. Jules Ferry cite avec complaisance l'opinion exprimée en 1849 par M. Jules Simon, dans la /.t'6e ?'<ë de penser, sur les desseins des futurs auteurs de la loi du 15 mars 1850. Pour compléter sa démonstration M. Jules Ferry aurait pu produire à la tribune l'opinion exprimée par Mgr Dupanloup ou par M. de Falloux, une fois la loi votée. Elle a été une loi de privilège pour le clergé elle a placé l'enseignement libre sous sa surveillance elle a dispensé les congréganistes et les chefs, des institutions libres des diplômes universitaires elle a établi la liberté de l'enseignement, mais au profit des seuls catholiques. La surveillance laissée aux Conseils de l'Université sur l'enseignement libre était, en effet, parfaitement illusoire et les évêques la réduisaient encore quand ils dominaient ces Conseils. L'opinion de Mgr Parisis, rappelée par M. Jules Ferry, ne laissait aucun doute à cet égard.

Le discours du ministre, où l'on trouve plus de sérénité, moins de polémique agressive que dans ses autres harangues, eut un grand succès au Sénat. M. J. Simon tenta vainement d'en détruire l'effet, en demandant une plus forte représentation de l'enseignement libre dans le Conseil supérieur. M. Delsol développa ensuite un amendement qui maintenait dans le Conseil les représentants des différents cultes. Cet amendement fut repoussé par 147 voix contre t39. Le lendemain le Sénat modifiait légèrement le texte adopté par la Chambre, en introduisant dans le Conseil cinq membres de l'Institut, élus par chacune des classes. C'est dans cette séance que M. Ferry déclara que les inspecteurs d'académie étaient électeurs mais non éligibles, parce qu'ils ne faisaient pas partie du corps enseignant. On aurait pu écarter du Conseil supérieur les inspecteurs primaires et les inspecteurs-généraux de l'enseignement primaire, qui ne font pas plus partie du corps enseignant que les inspecteurs d'académie. A prendre au pied de la lettre l'interprétation du ministre, les instituteurs seuls auraient pu être choisis comme délégués de l'enseignement primaire au Conseil supérieur. L'ensemble de la loi fut voté le 2 Février. Elle fut adoptée en seconde délibération le 16, après rejet d'un amendement de M. Fournier qui donnait aux tribunaux ordinaires juridiction sur les membres de l'enseignement libre.

Le 23 Février la loi revenue de la Chambre fut définitivement votée par le Sénat. Les modifications apportées par le Sénat et que la Chambre avait sanctionnées sans difficulté étaient, outre l'adjonction des cinq membres de l'Institut, la suppression de deux députés, de deux sénateurs et des délégués de l'École des hautes études, l'adjonction d'un représentant des Facultés de théologie catholique (supprimées depuis), d'un représentant des Facultés de théologie protestante, d'un représentant de l'École des langues orientales vivantes et d'un représentant du Conservatoire des arts et métiers. La restriction apportée aux pouvoirs du ministre en matière disciplinaire était plus importante. Le ministre ne peut plus infliger que la suspension sans privation de traitement aux nouveaux Conseils est transporté le droit de suspension avec privation de traitement, de révocation et d'interdiction d'enseigner, temps ou a toujours.

La loi sur le Conseil supérieur et sur les Conseils académiques, si fort approuvée par la Gauche et non moins énergiquement contestée par la Droite, ne justifiait ni les espérances des uns, ni les craintes des autres. L'enseignement libre aurait mauvaise grâce à se plaindre d'un contrôle qui n'est guère plus efficace que celui qu'admettait Mgr Parisis et qui se borne à la constatation banale que les lois, la morale et la Constitution sont respectées. L'enseignement public n'a pas trouvé dans le Conseil supérieur l'initiative des réformes que l'on aurait pu attendre d'une telle réunion de compétences, ni même, une fois les réformes votées, l'esprit de suite qui seul peut assurer leur succès. Le principal mérite de la loi a été, en rapprochant les universitaires, de leur donner un peu d'esprit de corps, de les habituer à l'étude des questions pédagogiques, d'appeler leurs réflexions et de provoquer leurs travaux sur les grands problèmes de l'éducation nationale.

Une seule fois, en 1880, sous l'énergique impulsion de Jules Ferry, et grâce au Bulletin de correspondance universitaire, fondé par le regretté Burdeau, les élections furent très disputées réformistes et antiréformistes opposèrent programme à programme les premiers réunirent plus des deux tiers des voix et apportèrent au Conseil qui fut installé le 3i mai des opinions bien arrêtées et très favorables à une nouvelle orientation de l'enseignement secondaire. Jules Ferry interprétait exactement les volontés de la majorité quand il indiquait à la nouvelle assemblée, comme principaux objets de ses travaux, la réforme du baccalauréat qui doit être une épreuve finale, couronnement de longues et régulières études ; la réforme des méthodes, c'est-à-dire la substitution, à la culture exclusive de la mémoire, du développement du jugement et de l'initiative propre de l'enfant ; et enfin la réforme des programmes d'histoire, de sciences, de latin et de grec. Le Conseil supérieur s'inspira de ces idées et deux mois après, le 4 Août, en présidant la distribution des prix du Concours général, le ministre pouvait célébrer l'oraison funèbre du discours latin, déclarer qu'on n'apprendrait plus le latin pour l'écrire, mais pour le lire, et annoncer que le baccalauréat réformé serait le contrôle sérieux e-t paternel d'un savoir honnêtement acquis.

Ce n'est pas le lieu, dans une histoire générale de la République, d'insister longuement sur une réforme pédagogique qui n'a pas produit, qui ne pouvait pas produire tous ses fruits, parce que l'essai loyal et complet n'en a pas été fait. Le Conseil a reculé devant l'examen simultané de l'enseignement secondaire classique et de l'enseignement secondaire spécial qui l'eût peut-être conduit à des solutions beaucoup plus radicales ; il n'a étudié que la question qui lui était soumise de l'enseignement secondaire classique et il s'est efforcé, non pas de le renouveler de fond en comble ou de le subordonner à un autre type d'enseignement plus rapide, plus pratique ou plus professionnel, mais simplement de l'amender, en tenant compte des critiques qui lui étaient faites par tout le monde. On reprochait à l'enseignement classique de ne s'adresser, en apparence, qu'à de futurs professeurs, de sacrifier non seulement le fond à la forme, mais aussi l'enseignement des sciences, de l'histoire, de la géographie, des langues vivantes, à celui des deux langues mortes. Si ce reproche était fondé, ceux-là le savent qui sont arrivés à la fin de leurs études classiques sous l'ancien régime. Les meilleurs d'entre eux emportaient de leurs huit ou neuf années de séjour au lycée, avec une connaissance à peine suffisante du latin et l'art de l’écrire assez élégamment en prose ou en vers, une connaissance beaucoup plus vague du grec et une ignorance a peu près absolue de tout le reste. Les autres, et c'était la grande majorité, ne compensaient pas même, par la connaissance superficielle des deux langues mortes, l'ignorance des autres enseignements tenus pour accessoires. Quant à la langue maternelle, personne n'oserait soutenir qu'elle était mieux sue, mieux parlée et mieux écrite en 1870 qu'aujourd'hui. De ce chef donc la réforme de 1880 n'a pas été inutile. Les enseignements accessoires d'avant 1880 ne sont plus tenus pour accessoires depuis1880. Ici encore les résultats obtenus sont importants.

Que reste-t-il, en somme, des reproches adressés aux réformateurs de 1880 ? Sait-on moins de latin et moins de grec ? Peut-être. Mais n'y a-t-il pas compensation ? Les gains n'équivalent-ils pas aux pertes ? Et ces gains auraient été bien plus grands si, quelques années après la réforme, on n'était pas revenu sur quelques-unes des plus heureuses innovations de 1880, si les maîtres chargés de l'appliquer avaient bien compris l'efficacité des méthodes nouvelles qui leur étaient recommandées, si chacun s'était bien pénétré de son esprit et, au lieu d'affirmer que l'on avait porté une main sacrilège sur la culture classique, s'était efforcé de développer cette culture, en faisant appel au jugement et à la réflexion, plutôt qu'à la mémoire et au psittacisme. La réforme était bien conçue ; elle répondait aux vœux de l'opinion elle n'a pas été maintenue dans ses grandes lignes avec une fermeté suffisante et il s'est rencontré, parmi ceux qui étaient chargés de l'appliquer ou d'en surveiller l'application, trop d'esprits chagrins qui ont trouvé plus facile de la critiquer que de la comprendre.

Nous avons raconté longuement, dans le chapitre précédent, les discussions auxquelles la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur avait donné lieu à la Chambre des Députés. Il convient d'y revenir et d'en parler plus longuement encore, puisque l'historique de cette loi et des décrets du 29 Mars, qui s'y rattachent indissolublement, est toute l'histoire du premier Ministère de Freycinet. Dans quel état d'esprit le Cabinet et le parti républicain abordaient-ils cette grosse question, fort mal posée, il faut en convenir, des rapports de l'Église et de l'État ? Le Président du Conseil, plus porté aux transactions qu'à la lutte, avait accepté l'héritage du Cabinet précédent et dans cet héritage se trouvait l'article 7. Du reste, le maintien de M. J. Ferry dans le Ministère du 28 Décembre indiquait bien que M. de Freycinet ne répudiait rien des lois scolaires, pas même le malencontreux article. Ille défendrait, avec plus de résignation peut-être que de conviction, mais il le défendrait. La majorité de la Chambre, qui avait donné un si grand nombre de suffrages a l'article 7, ne reviendrait pas sur son vote ; elle était même disposée à remettre au Gouvernement une arme plus efficace contre le cléricalisme, si celle qu'elle venait de forger était brisée dans ses mains par le Sénat. Gambetta, qui voulait que l'on appliquât toutes les lois, dans les relations de l'Église et de l'État, Gambetta qui avait dit au P. Hyacinthe « La séparation, mais ce serait la fin du monde », apporterait à la majorité, si elle faiblissait, l'appui de son talent, et au Gouvernement, s'il en avait besoin, son autorité encore toute puissante. A l'Extrême Gauche, quelques partisans de la séparation et de la lutte à outrance, contre le catholicisme aussi bien que contre le cléricalisme, n'étaient pas pour diminuer sensiblement la majorité. Au Sénat, enfin, à côté de 140 républicains bien décidés à aller jusqu'au bout, 20 ou 25 libéraux étaient non moins décidés à rester en deçà de l'article 7. Dans le pays, l'opinion en grande majorité était neutre ses fractions les plus actives voyaient exclusivement dans l'article 7 la guerre au Jésuite, guerre populaire dans notre pays, où les Jésuites ont toujours eu plus d'influence que de sympathies. La campagne de pétitions organisée par la Droite avait échoué puisque, sur le million de signatures recueillies, les deux tiers émanaient de femmes ou manquaient de légalisation.

La discussion s'ouvrit au Sénat le 23 Février, dans de singulières conditions, la Commission ayant repoussé l'ensemble de la loi à la majorité de 7 voix contre 2. Dans le rapport qu'il avait déposé, dès le 8 Décembre 1879, M. Jules Simon exposait que la Commission était divisée en trois groupes : les républicains, au nombre de 4, disposés à voter toute la loi, avaient repoussé la loi découronnée de l'article 7 la Droite, composée de 3 membres qui voulaient s'en tenir aux lois de 1850 et de 1875, avait également rejeté l'ensemble 2 libéraux formaient le troisième groupe qui acceptait la loi, moins les articles 3 et 7. Dans la péroraison de son rapport M. Jules Simon, qui appartenait à ce troisième groupe, se plaçait sur le terrain de la théorie pure et affirmait que la République ne pouvait sans péril restreindre la liberté, ou se donner l'apparence de la restreindre. Il confondait la liberté individuelle, que la République ne menaçait d'aucune façon, et la liberté des corporations qui est réglementée par des lois spéciales ; de plus, il était forcé, s'il se piquait de logique, d'admettre la liberté d'enseignement absolue, sans aucun contrôle de l'État, sans aucune réglementation, sans conditions de grades ni de moralité. C'est par une véritable contradiction que M. Jules Simon, dans son discours au Sénat, reproduction des idées de son rapport, admit la surveillance de l'État sur l'enseignement libre. Après le rapporteur, M. Bertauld montra qu'un enseignement qui avait pour résultat de séparer la France en deux fractions ennemies était un danger pour l'unité morale et intellectuelle du pays que d'ailleurs un tel enseignement n'était conforme ni à la Constitution ni aux lois. MM. Chesnelong et Lucien Brun, par leurs exagérations, fournirent des arguments à ceux qui se plaisaient à confondre le catholicisme avec l'ultramontanisme oppresseur. Plus habilement, M. Buffet défendit les jurys mixtes institués par la loi de 1875 son amendement tendant à leur maintien fut repoussé par163 voix contre 102 et les six premiers articles de la loi furent adoptés.

On se trouvait en présence de l'article 7 qui, nous l'avons dit, visait particulièrement l'enseignement secondaire donné par les congrégations non autorisées et qui se trouvait si bizarrement inséré dans une loi sur l'enseignement supérieur. Il fallait, si l'on jugeait l'enseignement des Jésuites ou de toute autre congrégation dangereux, reprendre en sous-œuvre la loi du 13 Mars 1850 et exiger des maîtres de pension, des chefs d'institution laïques ou congréganistes réguliers ou séculiers, exactement les mêmes garanties de grades, de capacité, de moralité et de stage que l'on exige des directeurs des établissements de l'Etat. Toute autre façon de procéder avait l'air d'une révision détournée et comme hypocrite de la législation de 18SO. Cette erreur a malheureusement influé sur les destinées de l'enseignement secondaire il reste seul soumis à une loi qui ne régit plus ni l'enseignement supérieur ni l'enseignement primaire.

L'article 7, qui semblait être devenu toute la loi, fut attaqué par M. Bérenger et par M. Buffet, défendu par M. Bertauld et parle ministre. M. Bérenger, remontant à la Constitution républicaine de 1848, constata qu'elle avait reconnu le droit d'association et proclamé la liberté d'enseignement. Tout en repoussant les doctrines des Jésuites, il demandait que l'on traitât les Jésuites comme les autres citoyens. M. Buffet, après avoir exprimé des craintes sur le sort des 18 ou 20.000 enfants confiés pour l'instruction à des membres de congrégations non autorisées, après s'être demandé ce que deviendraient ces enfants, affirma que le clérical était un mythe, qu'il existait des catholiques mais non pas des cléricaux puis il fit l'éloge des Jésuites ; il émit ce grossier paralogisme, indigne de son talent, qu'ils avaient le droit d'exister puisqu'ils avaient, depuis la loi du 15 Mars 1850, le droit d'enseigner. C'est M. Bertauld qui répondit à cette partie de l'argumentation de M. Buffet. L'éminent jurisconsulte de la Faculté de Caen n'eut pas de peine à prouver que les congrégations non autorisées étaient tolérées, mais à la condition de ne pas enseigner. Rejeter l'article 7, ce serait leur reconnaître la liberté d'association, sans conditions et sans limites. Le ministre prit la parole après M. Bertauld. Il répondit aux précédents orateurs que l'enseignement chrétien ne serait nullement atteint par le vote de l'article 7, que les 20.000 élèves dont s'inquiétait M. Buffet trouveraient un asile chez les congrégations autorisées ou dans les établissements tenus par le clergé séculier que les lois prohibant les congrégations non autorisées étaient encore en vigueur. Il rappela que sous l'Empire, de 1839 à 1870, pas un collège de Jésuites n'avait pu s'établir et il cita le mot de Bonjean sur la loi de 1850 : « Le premier Gouvernement qui aura la main ferme la supprimera ». Il convenait, non pas de la supprimer ou de la tourner, mais de la remplacer, de substituer à une loi de privilège pour quelques-uns une loi d'égalité et de liberté pour tous.

Le ministre se lança ensuite dans un interminable exposé de citations empruntées aux ouvrages historiques de l'abbé Courval, du P. Gazeau, de M. Chantrel et autres continuateurs du P. Loriquet. « Si l'on trouve ces doctrines indifférentes, dit Jules Ferry, il faut se prononcer pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat si on les trouve dangereuses, il faut agir. » Ce trop long discours se terminait par une vive apostrophe à la société de Jésus, à l'esprit théocratique, aux contempteurs de la société moderne, de notre ordre social et politique, de la Révolution, apostrophe que la Gauche accueillit par des applaudissements frénétiques, la. Droite par des cris d'indignation.

« Ces doctrines, riposta Jules Simon, s'enseignent partout où il y a un clergé catholique ; les Jésuites chassés, elles continueront à être enseignées par leurs successeurs, réguliers ou séculiers. » Et l'habile orateur, dont la voix douce et l'éloquence attendrie avaient calmé les ardeurs du Sénat, demanda le renvoi de la discussion au 8 Mars. Au jour dit, après avoir exprimé le regret que le Gouvernement n'eût pas présenté un projet de loi sur les associations, il conclut en qualifiant l'article 7 d'inutile, de dangereux et de souverainement impolitique.

M. Ronjat, se plaçant plutôt au point de vue juridique, comme M. Bertauld, montra que la liberté d'enseigner n'était pas la liberté de parler ou d'écrire que celle-ci était un droit naturel et celle-lit une faveur de la loi. Cette faveur, on peut l'accorder à un citoyen et la refuser à la collectivité qu'est une congrégation. Or, c'est la congrégation en tant que corps qui enseigne, ce n'est pas le congréganiste en tant que citoyen. Mais la question n'était plus juridique, elle était devenue exclusivement politique, à tel point que beaucoup de ceux qui estimaient l'article 7 inutile allaient le voter et que beaucoup d'autres allaient voter contre, qui savaient bien que, s'il était rejeté, des mesures plus rigoureuses seraient prises contre les congrégations.

La journée du 9 Mars fut décisive dans cette longue discussion. Le Sénat entendit, avec des sentiments divers, mais avec une égale admiration, deux orateurs bien différents qui tous deux firent honneur à la tribune française, M. de Freycinet et M. Dufaure. Rarement Assemblée politique a entendu discours plus remarquables. Nous n'avons pas souvenir d'avoir jamais éprouvé pareille jouissance, jamais ressenti pareille émotion intellectuelle. Ce n'étaient pas les grandes envolées de Gambetta, ni son ardente parole, ni sa chaleur communicative c'était la perfection même de l'art de dire on n'était pas transporté ni convaincu, mais ravi et charmé on n'était pas pris aux entrailles, mais au cerveau.

Avec sa tenue d'une impeccable correction, avec l'exquise courtoisie de ses manières, avec sa voix douce comme une caresse, avec sa prudence qui se jouait au milieu des difficultés dont le sujet était hérissé, surtout pour lui, avec ses inépuisables ressources de pacificateur et d'arbitre, le Président du Conseil prononça, le 9 Mars, son plus beau et plus fort discours. M. de Freycinet reconnaît d'abord que l'article 7 mérite quelques reproches, mais non pas ceux qui lui ont été adressés. Il ne viole pas la liberté, et il ne porte pas atteinte à la religion. Les congrégations non autorisées n'ont pas plus le droit d'enseigner en commun qu'elles n'ont le droit d'acquérir, de posséder, d'administrer en commun. Leur existence ou leur non-existence est indépendante de la religion et la preuve, c'est qu'en 1845 le pape obtint des Jésuites qu'ils cessassent de vivre en France à l'état de congrégation. Que fera le Gouvernement si l'article est voté ? Il exigera des congrégations qu'elles se munissent d'une autorisation si l'autorisation leur est refusée, par le Conseil d'État ou par le pouvoir législatif, sera-ce une persécution de les empêcher de vivre ? Et que l'on ne redoute pas une exécution aveugle et brutale. Le Gouvernement sait les difficultés qu'a suscitées la seule présentation de l'article 7 il sera prudent. D'ailleurs, si l'article n'est pas voté, qui pourrait empêcher le Cabinet du 28 Décembre ou un autre d'appliquer des mesures d'expulsion qui sont encore en vigueur ?

Passant au point de vue politique, M. de Freycinet expose le conflit qui existe depuis 1870 entre le parti républicain et la contre-Révolution. Il insinue que si le Sénat avait accepté en 1876 le projet de loi de MM. Dufaure et Waddington sur la collation des grades, la question ne se serait pas présentée à nouveau avec cette acuité. Survint le 16 Mai, et tout se ressentit de la longue agitation qu'il laissait après lui. De là procède l'article 7. On l'accuse de violence mais il a été présenté par le Cabinet Waddington, qui renfermait les éléments les plus modérés du parti républicain. Depuis, il est devenu une sorte de champ clos, où amis et adversaires de la République se sont donné rendez, vous. C'est pour ce motif que le Cabinet du 28 Décembre ne saurait l'abandonner, car son rejet sera une défaite, son adoption sera une victoire pour le parti républicain. Que le Sénat, au lieu de voir simplement un article adopté ou repoussé, songe aux conséquences de son vote. Le pouvoir exécutif sera mis en demeure d'appliquer des mesures beaucoup plus dures que celle qu'on lui propose. La loi est peut-être défectueuse sur certains points, mais c'est une nécessité politique qui s'impose, c'est une mesure de prudence et de transaction.

Le discours de M. de Freycinet- produisit un grand effet il eût entraîné l'adoption de l'article 7, considéré comme un moindre mal, sans l'intervention de M. Dufaure, qui eut, dans cette grande journée oratoire, son chant du cygne. Le vieux parlementaire, avec sa manière sobre et forte, reprocha à M. de Freycinet de ne pas avoir combattu, dans le Cabinet précédent, l'adjonction de l'article 7 au projet. Il reprocha à M. Jules Ferry d'avoir fait de cet article, dans son voyage à Bordeaux, à Perpignan, à Béziers et à Marseille, le symbole de la résistance à « l'esprit clérical. » tt manifesta la crainte que l'article voté ne fût appliqué sans modération par les futurs Ministères, et, après avoir essayé de montrer que la loi était contraire à l'esprit de la Constitution de 1848, il adjura le Sénat, qui avait déjà cédé tant de fois, de ne pas céder une fois de plus. Vingt-huit membres du Centre gauche entendirent cette adjuration, et l'article i fut repoussé par 148 voix contre 129 la majorité comprenait toute la Droite, au nombre de 118 membres, le Centre Gauche dissident, et M. Jules Simon, de la Gauche. Le rejet de l'article 7, M. de Freycinet l'avait annoncé ; fut considéré comme une défaite pour le parti républicain il allait prendre une prompte revanche.

Après le rejet de l'article 7, le Sénat adopta le reste de la loi et décida de passer à une seconde délibération qui s'ouvrit le 15 Mars. M. Pelletan reprit l'article 7 comme amendement. M. de Freycinet demanda la parole pour répondre à l'appel que M. Dufaure avait adressé au Gouvernement de chercher, entre les deux délibérations, une formule de transaction. Le Gouvernement n'apportait pas de formule nouvelle, l'article 7 étant lui-même la transaction, et il acceptait la situation qui lui était faite par le vote du Sénat. Par 187 voix contre 103, l'Assemblée confirma le rejet de l'article 7 et le vote de la loi.

Le lendemain, la Chambre acceptait le texte sénatorial, par 364 voix contre 92, et la loi sur l'enseignement supérieur était définitivement adoptée. Son article premier rendait obligatoires, devant les Facultés ou Écoles de l'État, les examens qui déterminent la collation des grades. Tous les candidats aux grades sont soumis aux mêmes règles (article 2). Les inscriptions, prises dans les Facultés de l'État sont gratuites (article 3). Ni les établissements libres ne peuvent prendre le titre d'universités, ni leurs certificats d'études porter les titres de baccalauréat, licence ou doctorat (art. 4). Les titres ou grades universitaires ne peuvent être obtenus qu'après examens ou concours devant les jurys d'État (article 5). L'ouverture des cours isolés reste soumise aux formalités prévues par la loi de 1875 (article 6). Les établissements libres et associations formées en vue de l'enseignement supérieur ne peuvent être reconnus d'utilité publique qu'en vertu d'un article 7 nouveau. L'infraction aux articles 4 et 5 de la loi est punie d'une amende de 100 a 1.000 fr., et de 1.000 à 3.000 fr. en cas de récidive. L'article 9 abroge les lois, décrets, ordonnances et règlements contraires à la loi ainsi allégée.

Les événements qui suivent sont d'ordre exclusivement politique ils n'intéressent qu'indirectement l'instruction publique. La loi sur l'enseignement supérieur n'avait été que l'occasion de la lutte des partis, de ce que M. de Freycinet, dans son discours du 9 Mars, avait appelé le conflit entre le parti républicain et la contre-Révolution. La transaction offerte à la Droite du Sénat et au Centre gauche dissident, M. de Freycinet allait, nous le verrons, l'offrir aux congrégations elles-mêmes, une fois les décrets rendus.

Le 16 Mars, le jour même de l'adoption de la loi revenue du Sénat, la Chambre, saisie d'une demande d'interpellation par les présidents des quatre groupes de Gauche, adopta l'ordre du jour suivant, par 324 voix contre 125 : « La Chambre, confiante dans le Gouvernement et comptant sur sa fermeté pour appliquer les lois relatives aux associations non autorisées, passe à l'ordre du jour. » Le Président du Conseil n'avait pris la parole que pour solliciter un témoignage de la pleine confiance de la Chambre.

Les décrets parurent le 29 Mars. Le premier enjoignait à la Société de Jésus de se dissoudre dans les trois mois et lui accordait un délai de six mois pour ses établissements d'enseignement. Le second accordait trois mois aux autres congrégations non autorisées pour solliciter l'autorisation. Dès le début les organes du parti royaliste et ultramontain, la Gazette de France et l’Union, déclarèrent qu'une étroite solidarité unissait toutes les congrégations et qu'elles ne céderaient pas. Les autres journaux conservateurs, comme l’avaient fait les députés et les sénateurs de la Droite, reprochèrent au Gouvernement de viser et d'atteindre, à travers les Jésuites, la religion elle-même. Les journaux républicains approuvèrent la conduite du Gouvernement et l'opinion, en dehors de la presse et du monde parlementaire, ne se passionna point pour un événement qui ne devait s'accomplir que trois mois plus tard. Cette question des décrets et de leur application constitue pourtant toute la politique intérieure et elle alimente toutes les polémiques du 29 Mars au 23 Septembre.

Le 2 Avril paraît la circulaire de M. Lepère aux préfets sur les décrets. Le ministre, commentant ces documents, rappelle que le Concordat ne garantit pas l'existence des congrégations religieuses et proteste que le Gouvernement ne cherche qu'à faire rentrer dans le droit commun celles qui n'ont pas obtenu l'autorisation légale. Cette autorisation, elles étaient fort éloignées de la demander, s'il fallait en croire les évêques qui, presque tous, se déclaraient d'accord avec elles dans des lettres dont le fond était identique, dont la forme variait suivant le tempérament des prélats. Le cardinal Guibert, archevêque de Paris, fut au nombre des plus violents.

Le Saint-Siège semblait d'ailleurs, à ce moment, encourager la résistance. Une Note du Vatican, remise par le nonce a notre ministre des Affaires Étrangères, relatait les vifs regrets qu'avaient inspirés à Léon XIII « des mesures manifestement persécutrices ». Le 6 Avril, quand le pape reçut M. Desprez, notre nouvel ambassadeur au Vatican, il lui dit : « J'aime la France... je suis dolent d'apprendre que l'on entendrait adopter certaines mesures contre les congrégations religieuses... à nos yeux les congrégations ont toutes une valeur égale. »

Au milieu de toutes ces critiques éclata une approbation, inattendue, à coup sûr, des bonapartistes de la Chambre qui, par l'organe de M. Jolibois, s'étaient prononcés le 16 Mars contre l'ordre du jour de M. Devès le prince Napoléon, dans une lettre très franche, en date du 5 Avril, émit l'opinion que les décrets, loin de constituer une persécution, étaient le retour a une règle indiscutable de notre droit publie.

Bien que les décrets fussent un acte gouvernemental, il était inévitable qu'ils fussent attaqués dans certains Conseils généraux. Dix assemblées départementales passèrent outre à l'opposition des préfets et se prononcèrent contre les décrets du 29 Mars. Leurs délibérations furent annulées par le Conseil d'État.

La Chambre fut appelée à son tour à se prononcer sur la légalité des décrets par une interpellation de M. Lamy, l'un des membres les plus modérés, l'un des orateurs les plus écoutés et aussi l'un des meilleurs écrivains de la Gauche. Médiocrement inspiré ce jour-là, M. Lamy se lança dans une longue et subtile discussion, en laissant prudemment dans l'ombre la législation spéciale qui régit les congrégations. Cette législation jamais abrogée, le Garde des Sceaux, M. Cazot, la fit passer sous les yeux de la Chambre, dans un discours ou il se révéla comme un orateur solide et comme un jurisconsulte de premier ordre. L'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, réunit 341 voix contre 133. M. Lamy, seul de la Gauche, vota avec la minorité.

Pendant que ces manifestations se produisaient, les congrégations menacées préparaient leur résistance. Le plan en fut divulgué a l'avance par un journal officieux du Vatican. Les religieux dispersés manu militari transporteraient leur communauté dans un autre édifice et reprendraient possession de leur domicile, dès que l'occupation militaire aurait cessé. Le mot d'ordre était donné ; il fut obéi.

La consultation publiée par M. Rousse, le célèbre avocat, le futur membre de l'Académie française, en réponse au discours de M. Cazot, rappela, par la faiblesse de l'argumentation, l'interpellation de M. Lamy. M. Rousse écarta tous les textes qui le gênaient et interpréta ceux qui condamnaient formellement sa thèse. Cette œuvre de parti, sorte de profession de foi du candidat à l'Institut, n'eut aucune influence sur la décision du Sénat, appelé, lui aussi, à se prononcer sur les décrets, à propos des pétitions dirigées contre eux. Attaqués par les dues d'Audiffret et de Broglie, les décrets furent défendus par M. Demôle et par M. de Freycinet. Le discours très habile et très mesuré du Président du Conseil fit voter l'ordre du jour pur et simple par 143 voix contre 137 ; 14 sénateurs, qui avaient refusé de voter l'article 7, approuvaient ou amnistiaient le Gouvernement.

Ce vote, rendu à la veille de l'expulsion des Jésuites, fut suivi d'instructions données aux parquets par le Garde des Sceaux et aux préfets par le ministre de l'Intérieur. Les parquets étaient simplement avisés des délits qui pourraient se commettre à rencontre de l'action des préfets, car le Gouvernement avait résolu de procéder par voie administrative et non par voie judiciaire.

Le 30 Juin, dans 31 départements, après un simulacre de résistance et un simulacre de recours à la force armée ; les Jésuites furent expulsés, sans troubles ni désordres les préfets agirent avec une incontestable modération, respectant la propriété individuelle et constituant les Jésuites gardiens des scellés, là où ils étaient propriétaires. Partout ces mesures provoquèrent plus de curiosité que d'indignation. En dehors des villes ou elles s'exécutèrent, l'indifférence fut générale.

Deux cents membres des parquets, qui auraient pu se retirer le 30 Mars, au lendemain des décrets, si leur conscience leur en faisait un devoir, attendirent le 30 Juin pour donner leur démission avec éclat. S'ils avaient espéré mettre le Garde des Sceaux dans l'embarras, leur calcul fut déjoué. Ils furent immédiatement remplacés et la réforme, ou plutôt l'épuration de la magistrature, fut inaugurée par le renouvellement des parquets.

Lors des élections cantonales, quelques membres de la Droite avaient essayé de mettre la lutte sur le, terrain des décrets cette tentative avait complètement échoué ou tourné contre ses auteurs. L'apaisement se faisait chaque jour plus grand et, chose étrange, la question ne reprit un caractère aigu qu'à la suite d'un discours conciliant prononcé à Montauban, lors de la session du Conseil général, par le Président du Conseil Nous nous réglerons, disait M. de Freycinet, — à l'égard des autres congrégations que la Compagnie de Jésus, — sur la nécessité que fera naître leur attitude et, sans rien abandonner des droits de l'État, il dépendra d'elles de se priver du bénéfice de la loi nouvelle que nous préparons et qui déterminera d'une manière générale les conditions de toutes les associations, laïques aussi bien que religieuses. Pour qui savait entendre, ces paroles signifiaient manifestement que le Gouvernement n'exécuterait pas le second décret, si les congrégations faisaient acte de soumission. Le Gouvernement avait donc négocié avec le Saint-Siège, avec les évoques et avec les supérieurs des congrégations ? Le Président du Conseil individuellement et à titre officieux, peut-être. Mais le Conseil des ministres, collectivement et officiellement, en aucune façon. Les collègues de M. de Freycinet ne connurent qu'après sa retraite et par une publication de la Gazette <~K ~dï, feuille cléricale, la lettre que les cardinaux de Bonnechose et Guibert avaient adressée le 19 Août à tous leurs collègues, archevêques et évoques, pour leur annoncer que le Gouvernement, d'accord avec Rome, considérerait une déclaration de non-hostilité comme une satisfaction suffisante. Cette déclaration ou soumission, qui fut adressée au ministre des Cultes par les supérieurs des congrégations non autorisées, reçut, le 28 Août, la publicité d'un journal légitimiste de Bordeaux, la Guyenne. Elle disait : « Les congrégations ne font pas difficulté de protester de leur respect et de leur soumission à l'égard des institutions actuelles du pays... elles enseignent par la parole et par l'exemple l'obéissance et le respect qui sont dus à l'autorité dont Dieu est la source. »

Isoler les autres congrégations des Jésuites était une politique et peut-être une politique plus habile que celle qui a été suivie. Encore fallait-il, avant de l'adopter, avoir l'assentiment du Conseil des ministres. Ceux-ci firent insérer, dans le Journal officiel, une Note portant que le Gouvernement n'avait pris aucune espèce d'engagement, au sujet de l'exécution du second décret ; que sa liberté restait pleine et entière. Evidemment le Gouvernement n'avait pris ni engagement écrit ni engagement verbal mais il ressortait manifestement des textes publiés que l'un au moins des membres du Gouvernement, et non le moindre, avait cru devoir négocier pour amener les congrégations a. soumission. La Note du Journal officiel n'était pas faite pour démontrer l'homogénéité du Cabinet.

Dans ces circonstances arrivait la seconde échéance prévue par les décrets, celle du 31 Août. Ceux des établissements de Jésuites où l'on donnait l'enseignement étaient dissous comme l'avaient été les maisons non enseignantes, avec le même simulacre de résistance qu'au 30 Juin, au milieu du même calme, de la même indifférence de l'opinion.

Les réunions du Conseil des ministres sont rares pendant les vacances la première qui suivit le 31 Août fut celle du )6 Septembre. Une seconde eut lieu le lendemain et il y fut décidé que l'on ajournerait, jusqu'à la décision du Tribunal des Conflits, l'exécution du décret concernant les autres congrégations non autorisées. Que se passa-t-il dans la soirée du 17 et dans la nuit du -18 Septembre ? Gambetta agit-il sur certains membres du Cabinet, pour les faire revenir sur la décision qui venait d'être prise ? Il est difficile d'admettre que le Président de la Chambre, qui ne songeait certainement pas à exercer le pouvoir avec une Chambre arrivée presque au terme de son mandat, ait pris la grave résolution de provoquer une crise ministérielle, sans être disposé à recueillir une succession ouverte par lui-même Quoi qu'il en soit, le 18 au matin MM. Constans, Cazot et Farre déposaient leur démission et le Cabinet se trouvait dissous.

Il était reconstitué quelques heures après, exactement avec les mêmes éléments, replâtré, comme on a dit, cette fois-là et tant d'autres, et le soir même l'un des démissionnaires du matin, M. Constans, adressait aux supérieurs des congrégations une circulaire qui était la négation des résolutions prises le 16 et le 17. « Le second des décrets du 29 Mars, y était-il dit, a eu précisément, pour but de mettre un terme à l'état de tolérance dont vous demandez le maintien et de lui substituer le retour à la légalité. » La contradiction était flagrante. Le résultat ne s'en fit pas attendre. Le 19 au matin, à l'heure même ou le Journal officiel publiait cette circulaire, le Président du Conseil remettait sa démission aux mains du Président de la République. Pour la seconde fois M. Grévy devait refaire un Cabinet en l'absence des Chambres, sans qu'un vote de l'une ou de l'autre Assemblée lui eût fourni la moindre indication. Cette crise étrange, dont les causes multiples ont été plutôt devinées que connues, ne fut pas longue. Le 23 Septembre le nouveau Cabinet était formé et chacun put retourner à ses vacances, en attendant la réunion des Chambres. Pressé de faire appel a M. Gambetta, M. Grévy avait simplement répondu qu'il préférait le réserver.

Rappelons immédiatement et brièvement, avant de porter un jugement sur le Cabinet du 28 Décembre, la fin de l'histoire de l'article 7. Après la constitution du Ministère Ferry, on procède a la dissolution des congrégations non autorisées comme on a procédé à la dissolution de la Société de Jésus. Ces congrégations, comme la Société de Jésus, font des simulacres de résistance qui ne troublent ni n'émeuvent l'opinion et force reste à la loi. Certains collèges de Jésuites étaient demeurés sous la direction de leurs anciens maîtres, devenus les agents de prétendues Sociétés civiles les directeurs de ces collèges furent déférés aux Conseils académiques et leurs maisons furent fermées avec exécution provisoire nonobstant appel. Enfin le Tribunal des Conflits, à partir du 4 Novembre, examina et confirma les arrêtés de conflits pris par les préfets dans les instances entamées par les Jésuites.

Telle fut l'histoire du Ministère de Freycinet qui dura neuf mois moins cinq jours. M. Grévy eut le tort de le former d'éléments discordants. M. de Freycinet, avec ses brillantes qualités d'orateur et sa remarquable aptitude comme administrateur, n'eut pas l'énergie suffisante pour imposer ses vues à ses collègues du Cabinet et les faire collaborer tous à son œuvre qui était une œuvre de conciliation. M. Jules Ferry, caractère plus ferme et main plus solide, eut le tort de faire consister toute la politique dans le triomphe de l'article 7. Aussi l'administration formée le 28 Décembre )8~9 ne fit-elle voter que deux grandes lois, la loi sur le Conseil supérieur et la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, et encore la première n'a-t-elle pas l'importance qui lui fut attribuée pendant la discussion et après le vote.

Après le rejet de l'article 7, la politique des décrets eut-elle les importantes conséquences que l'on en attendait ? Ici encore il faut répondre par la négative. Les décrets rendus et exécutés, un ministre de l'Instruction Publique pourrait, dix-sept ans après leur mise en vigueur, refaire les discours que M. Jules Ferry faisait à la Chambre en 1879 et au Sénat en )880, retrouver dans les livres en usage dans certains établissements la même passion contre-révolutionnaire, la même négation de l'esprit moderne. Et s'il comptait le nombre des élèves dans les établissements de l'Etat et dans les autres, la comparaison ne serait pas à l'avantage des premiers. Quel a donc été le résultat de cette bruyante campagne en faveur de l'article 7 ? Il a été à peu près nul. En tout cas, ceux que l'on voulait atteindre ont échappé à la poursuite et ceux que l'on voulait favoriser n'ont pas eu à se féliciter de la protection qui leur a été accordée. Après seize ans du régime des décrets, les positions de l'Université dans l'enseignement secondaire sont moins fortes que celles de l'enseignement libre.

De plus, et ce fut la plus grande erreur des promoteurs et des défenseurs de l'article 7 ; pour éviter un danger chimérique en matière d'enseignement supérieur, on laissa subsister un danger très réel en matière d'enseignement secondaire on perdit l'occasion, qui ne s'est plus retrouvée, de donner à cet enseignement une bonne loi organique. En dernière analyse, si l'on considère que ni la loi sur l'enseignement supérieur dégagée de l'article 7, ni la loi sur les Conseils universitaires ne soulevaient d'invincibles résistances, on aboutit à cette conclusion, que l'œuvre la plus importante, de ce Ministère, celle qui aurait dû avoir les plus fécondes conséquences est encore la réforme de 1880, la réforme des études et celle des programmes, que l'on a pu opérer sans mettre en mouvement tout l'appareil législatif.

Dans le domaine législatif, nous l'avons vu, la moisson avait été encore moins abondante. La majorité républicaine du Palais-Bourbon n'avait été compacte et solide que dans des questions où la majorité républicaine du Luxembourg s'était divisée. En face de ces deux majorités animées d'un esprit différent le Cabinet, poussé par la Chambre, retenu par le Sénat, s'était divisé lui-même. Tant que la session avait duré, ces divisions n'avaient pas apparu. Elles avaient éclaté en pleines vacances et le Cabinet en était mort. Le second Ministère de M. Grévy finissait comme le premier ; pour incompatibilité d'humeur entre quelques-uns de ses membres, pour dissidence sur des points que l'on avait dû aborder cent fois dans les délibérations du Conseil et aussi pour absence de direction supérieure. Sans sortir du rôle que lui assignait la Constitution, le Président de la République pouvait et devait, par une intervention discrète, rétablir un accord au moins apparent entre ses ministres et maintenir le statu quo jusqu'au retour du Parlement qui se serait prononcé, en connaissance de cause, pour la politique d'exécution intégrale des décrets ou pour la politique de conciliation formulée à Montauban.