Jules Grévy avant
1871. — Présidence de l'Assemblée nationale. — Le discours du 19-20 Novembre
1873. — Jules Grévy avant 1876. — Le 30 Janvier 1879. — Gambetta, Président
de la Chambre. — Le Cabinet du 4 Février. M. Waddington. — M. Jules Ferry. —
Changements dans le personnel. — L'amnistie à la Chambre et au Sénat. — M.
Léon Say et la conversion du 5 p. 100. — La Lanterne et la Préfecture de
police. — M. de Marcère. — MM. Lepère et Andrieux. — M. Henri Brisson et
l'enquête sur le 16 Mai. — L'ordre du jour Hameau. — Première révision de la
Constitution. — Présentation des lois scolaires. — Jules Ferry avant 1879. —
L'enseignement supérieur en Algérie. — La Caisse des Écoles. — Enseignement
départemental et communal de l'agriculture. — Écoles normales d'institutrices
et d'instituteurs. — Loi sur la liberté de l'enseignement supérieur.
L'article 7. — Le banquet d'Épinal. — La lutte entre la démocratie et le
cléricalisme. — Le clergé et les lois Ferry. — Lettre de M. Lepère à l'évêque
de Grenoble. — L'archevêque d'Aix décrété d'abus. — La session d'Avril des
Conseils généraux. — La loi sur l'enseignement supérieur à la Chambre. —
Séances du 26 et du 27 Juin. — Le contreprojet Bardoux. — Discussion des
articles. — Amendement Madier de Montjau. — Erreur de Jules Ferry et du
Gouvernement. — Lettre de J. Simon à d'anciens électeurs. — La loi sur le
Conseil supérieur à la Chambre. — L'article 7 pendant les vacances. — Jules
Ferry au Concours général. — L'élection Blanqui à la Chambre. — Les
interpellations de Gavardie et Baragnon au Sénat. — Le budget de 1880. — Les
principaux actes du Gouvernement. — La situation politique. — Mort du Prince
Impérial. — Retour des amnisties. — Déclaration d'abus contre l'évoque de
Grenoble. — Faiblesse du Cabinet Waddington. — La situation des 830 condamnés
de la Commune. — L'allocution de Gambetta. — Déclaration du Président du
Conseil. — Proposition Boysset. — Interpellation d'Henri Brisson. —
Interpellation Lockroy et Raynal. — La démission du Ministère.
Né à
Mont-sous-Vaudrey (Jura), le 15 Août 1807, Jules Grévy était dans sa
soixante-douzième année quand il fut élevé à la Présidence de la République
par le Congrès, le 30 Janvier 1879. Depuis plus de quarante ans il occupait
une place éminente au barreau de Paris et il jouait un rôle important dans
l'histoire de notre pays. Dès 1837, époque de ses débuts comme avocat, il
attirait l'attention par une parole sobre et forte, une dialectique serrée,
un inaltérable bon sens. Membre du Conseil de l'ordre en 1862, il arrivait au
bâtonnat en 1868 et, à ce titre, il prononçait sur la tombe de Berryer un
discours qui est resté comme un modèle du genre[1]. Attiré
par la politique, Jules Grévy défendait des accusés politiques devant la Cour
des Pairs en 1839 et en 1840, entrait en 1848 à la Constituante, où il
déposait la célèbre proposition qui est devenue inséparable de son nom, était
réélu à la Législative, où il se mêlait aux discussions d'affaires autant
qu'aux grandes luttes politiques et, après le coup d'État de Décembre,
reprenait le chemin du Palais de Justice. La politique le ressaisit en 1864
il est, dans le procès des Treize, le défenseur de Dréo ; ses compatriotes du
Jura lui ouvrent en 1868 les portes du Corps Législatif par une élection
triomphante, lui renouvellent leur confiance aux élections générales de 1869
et assistent, comme lui, impuissants et navrés, à l'effondrement du régime
impérial et aux désastres de la patrie. Jules
Grévy ne fait pas partie du Gouvernement de la Défense Nationale. Pendant la
tourmente, il séjourna à deux reprises à Tours. Il est l'hôte de Mme Pelouze,
sœur de M. Wilson, comme MM. Cochery, Tassin, Guyot-Montpayroux. Avec eux il
déplore le retard apporté à la convocation des électeurs. Avec M. Thiers, de
retour de sa tournée en Europe et qui, comme lui, manque de confiance dans
l'issue de la lutte engagée, il s'enferme dans une opposition frondeuse à la
Délégation. L'historien ne peut pas oublier que le patriotisme ardent de
Gambetta fut méconnu par MM. Thiers et Grévy, que ces deux grands citoyens
ont porté sur le grand tribun un jugement sévère jusqu'à l'injustice. Quand
l'Assemblée est réunie à Bordeaux, Jules Grévy, placé à sa tête par un vote
presque unanime, devient le président modèle, au jugement sûr, au coup d'œil
prompt, au tact infini, à indéniable impartialité. Pendant plus de deux ans
il sut, dans les circonstances les plus graves, dans les séances les plus
tumultueuses, s'imposer à tous par son calme, sa dignité, la maîtrise de
soi-même il apparut comme le gardien des tables de la Loi, comme le
représentant le plus autorisé et le plus auguste de l'Assemblée souveraine.
S'il semble céder à un accès de mauvaise humeur ; le jour où il quitte le
fauteuil, et à un accès d'entêtement, le jour où il refuse d'y remonter, bien
que réélu à plus de 100 voix de majorité, c'est qu'il a reconnu à des signes
certains que son autorité décline, que l'Assemblée va « prendre une voie
dans laquelle il n'était pas du devoir d'un républicain de la diriger ». La
chute de Thiers l'afflige sans l’étonner. La tentative de restauration
monarchique se trouve au premier rang de ses adversaires. Il la combat par la
plume, dans sa célèbre brochure sur le Gouvernement nécessaire, avant
de combattre le Septennat par la parole dans les séances mémorables du 5 et
du 19-20 Novembre 1873. M. Thiers disait du discours prononcé par M. Grévy
dans la séance du 19-20 Novembre : « C'est le plus beau et le plus
fort que j'aie entendu, depuis quarante ans que je suis dans les Assemblées.
» Il n'y a rien à ajouter à cet éloge du plus compétent des juges. Jules
Grévy vota l'amendement de M. Wallon, mais il s'abstint le 25 Février 1870,
avec treize autres républicains, dans le vote sur l'ensemble de la loi
d'organisation des pouvoirs publics. Ses principes absolus, en matière de
législation constitutionnelle, ne lui permettaient pas d'accepter la
conception de MM. Wallon et Luro, au succès de laquelle des esprits plus
souples et plus pratiques, comme étaient MM. Jules Simon, Ricard et Gambetta,
consacraient toutes les ressources de leur éloquence et de leur persuasive
habileté. Président
désigné de la Chambre de 1876 et de la Chambre réélue après le 16 Mai, M.
Grévy y montra les qualités qu'il avait déployées à l'Assemblée nationale,
apaisant par son sang-froid les passions surexcitées, réprimant les outrages
prémédités de la faction bonapartiste, maintenant, contre toutes les
violences, la liberté de la tribune et faisant de sa situation la première
place de l'État, tant il sut lui donner de respectabilité, d'autorité et de
prestige. Le vote du 30 Janvier 1879 fut approuvé de toute la France, de
l'Europe entière pour tous il fut manifeste que le Congrès avait élevé le
plus digne à la suprême magistrature. Personne
ne se demanda si l'austérité de M. Grévy, si son masque impassible et froid,
ne dissimulaient pas certaines passions personne ne s'imagina que les
anciennes rancunes -contre un grand serviteur de la démocratie pouvaient
survivre, puisque le principal intéressé avait oublié depuis longtemps les
mots cruels décochés à son adresse et les jugements iniques formulés contre
lui personne enfin ne réfléchit qu'un vieillard de soixante-douze ans n'avait
peut-être plus l'activité nécessaire pour remplir tous les devoirs de sa
'charge ; personne surtout ne supposa que la plus haute fonction de l'Etat
allait être remplie par un employé supérieur, rangé, économe, soucieux de
bien pourvoir sa famille et de réaliser d'honnêtes bénéfices sur ses
appointements. Un
ferme bon sens, beaucoup de prudence et de modération, une connaissance
approfondie du monde parlementaire, telles sont les qualités que M. Jules
Grévy apportait à la Présidence, avec quelque étroitesse de vues et une
certaine défiance des hommes nouveaux et des idées modernes. Dans. la limite
nettement circonscrite de ses attributions, et qu'il, ne chercha jamais à
étendre, il pratiquerait une politique très sage il n'userait jamais de son
influence personnelle, de son expérience et de son autorité pour faire
prévaloir une politique très large. L'élection
de M. Grévy tire son importance du calme complet au milieu duquel elle
s'accomplit, de la facilité avec laquelle les articles de la Constitution,
relatifs à la Présidence, furent appliqués pour la première fois et surtout
de la conquête faite par les Républicains du pouvoir exécutif. Lentement mais
sûrement, par une naturelle évolution, sous la poussée d'une opinion publique
irrésistible, la Chambre d'abord, puis le Sénat, puis la Présidence étaient
passés aux mains des Républicains. Ils sont désormais responsables de la
politique intérieure et de la politique étrangère ils ont à prouver leur
aptitude gouvernementale, à démontrer que la pratique du suffrage universel
et l'usage, même l'abus, de toutes les libertés sont compatibles avec
l'exercice du régime parlementaire. Si la démocratie fait faillite, on ne
pourra, on ne devra s'en prendre qu'à eux seuls. Leurs chefs avaient
certainement le sentiment de cette responsabilité et des devoirs qu'elle leur
imposait. Dans son premier Message M. Grévy annonçait que le Gouvernement
serait libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes,
défenseur résolu de ceux de l'État. M.
Gambetta, dans son discours inaugural comme Président de la Chambre,
conseillait à la République, sortie victorieuse de la mêlée des partis,
d'entrer dans la période organique et créatrice et, dans un discours à ses
électeurs de Belleville, il promettait de ne pas se laisser emporter par
l'esprit d'impatience et de témérité, de ne pas s'abandonner à l'ivresse du
succès. On a reproché à M. Gambetta et aux Républicains de s'être ralliés, à
partir du 30 Janvier 1879, à une politique matérialiste, d'avoir renoncé aux
aspirations héroïques et aux conceptions chimériques des Républicains de
1848. Ce reproche a été formulé par des Bonapartistes et par des
Monarchistes. Il est certain que si les Républicains, en 1879, s'étaient
montrés idéalistes et utopistes, à la façon de Victor Hugo et de Louis Blanc,
les partisans de l'Empire et de la Monarchie auraient eu beau jeu contre eux
et seraient venus à bout de la Troisième République aussi facilement que des
deux premières. Ils n'ont pas eu une prise aussi facile sur la République
très sage qui voulait être la République de la France entière, comme le
disait Jules Grévy au Conseil municipal de Paris et au Conseil général de la
Seine, « aussi bien de ceux qui marchent en avant que de ceux qui suivent en
arrière. » Le
nouveau Cabinet ne parlait pas un autre langage que le Président de la
République et le Président de la Chambre. II avait été constitué le 4 Février
et annoncé le 5 au Journal officiel. La crise présidentielle avait
fait si peu de bruit, que l'on avait pu croire, au premier moment, qu'il n'y
aurait même pas de crise ministérielle. La correction et la dignité
souveraines que M. Dufaure avait montrées, depuis la dernière interpellation à
la Chambre jusqu'à la dernière réunion du Conseil présidée par le Maréchal,
avaient fait une impression profonde dans les milieux politiques et valu au
vieux parlementaire d'unanimes sympathies. Le 30 Janvier, quand il s'était
présenté à la tribune du Congrès pour déposer son vote, une longue salve
d'applaudissements l'avait accueilli et, le soir même, M. Grévy lui avait
demandé de rester à la tête des affaires. « A situation nouvelle, il
faut des hommes nouveaux », avait répondu M. Dufaure, avec sa brusque
franchise, et le Président de la République avait dû pouvoir à sa succession
M. Le Royer l'avait remplacé au ministère de la Justice. Trois autres
portefeuilles, celui de l'Instruction Publique, celui de l'Agriculture et du
Commerce et celui de la Marine avaient également changé de titulaires. M.
Jules Ferry avait remplacé M. Bardoux M. Lepère avait reçu la succession de
M. Teisserenc de Bort et l'amiral Jauréguiberry celle de l'amiral Pothuau.
Telle était, avec le ministère nouveau des Postes et Télégraphes, confié à M.
Cochery, la part faite aux hommes nouveaux MM. Waddington, de Marcère, Léon Say,
de Freycinet et Gresley conservaient leurs portefeuilles. L'ancien Cabinet
comptait 5 sous-secrétaires d'Etat ; le nouveau n'en eut que 4 M. Goblet à la
Justice, M. Jules Develle à l'Intérieur, M. Edmond Turquet à l'Instruction
Publique, avec juridiction exclusive sur les Beaux-Arts, et M. Sadi-Carnot
aux Travaux Publics. Les Cultes avaient été offerts à M. Bardoux qui les
refusa, ne pouvant accepter un ministère réduit ils furent rattachés au
ministère de l'Intérieur. La République, comme les régimes précédents, se
montrait embarrassée d'attribuer l'administration des Cultes à tel ou tel
département ministériel. Cet important service sera ainsi ballotté, a chaque
crise, ou même en dehors de toute crise, détaché de l'Instruction Publique et
rattaché à la Justice ou a l'Intérieur, pour des considérations de personne
et non pour des considérations d'intérêt public ou de bonne administration. Le
maintien aux trois départements des Affaires Étrangères, de l'Intérieur et
des Finances de trois membres du Centre Gauche aurait donné au Cabinet une
couleur trop adoucie si les portefeuilles de la Justice, de l'Instruction
Publique et de l'Agriculture, non moins importants, surtout les deux
premiers, à la veille de la discussion de l'amnistie et de la présentation
des lois scolaires, n'avaient été confiés à des républicains plus avancés,
MM. Le Royer, Jules Ferry et Lepère. En
somme, le Cabinet du 4 Février comprenait à la fois des hommes qui pouvaient
inspirer pleine confiance aux républicains les plus défiants, les plus
soupçonneux et des ministres d'une compétence indiscutée. Il n'y aurait eu de
critiques a formuler que sur le choix du président du Conseil. Membre du
Centre Gauche, mais du Centre Gauche le plus timide, de celui qui confinait
au Centre Droit, M. Waddington était certainement d'opinions plus modérées
que tous ses collègues du Cabinet. De plus, malgré sa présence dans les
Conseils de M. Thiers et du Maréchal, il avait joué un rôle effacé, tenu une
place plus que modeste, durant la période héroïque, dans ces luttes pour la
vie que la République avait soutenues pendant six ans. Enfin ses qualités un
peu ternes, sa modestie, son manque de décision ne le désignaient pas pour la
Présidence du Conseil. Il avait du sérieux dans le caractère et de la
correction dans la tenue, mais peu d'autorité dans le parti républicain et
peu d'action oratoire sur les Chambres. A
défaut de Gambetta, qui ne jugeait peut-être pas son heure venue et qui
d'ailleurs ne fut pas pressenti par M. Grévy, le plus qualifié des nouveaux
ministres était incontestablement M. Jules Ferry ; il était aussi le plus
désigné par son passé, par ses services, et il va tout naturellement se
placer au premier plan dans le Cabinet Waddington, comme dans le Cabinet de
Freycinet. Ce n'est pas seulement parce que les lois scolaires vont bientôt
absorber toutes les préoccupations et reléguer dans l'ombre les autres
matières législatives que le nom de Jules Ferry va se trouver dans toutes les
bouches, à partir du 4 Février 1879, c'est parce que le député des Vosges va
chaque jour grandir au pouvoir, c'est parce que l'esprit politique, le sens
gouvernemental vont apparaître chez lui à un degré éminent, c'est parce que
ses services vont t l'emporter sur ceux des meilleurs républicains, sa
renommée égaler celle de Gambetta et aussi son impopularité, attisée par les
envieux, atteindre et dépasser celle de Polignac, de Guizot, du duc de
Broglie, et, à la longue, consumer une existence vouée tout entière à la
démocratie et à la France. Tel
quel, le nouveau Cabinet n'avait qu'un tort, mais un tort irrémissible,
c'était d'être un Cabinet Waddington, au lieu d'être le Cabinet Gambetta que
toute la France attendait. Le roi de France s'était-il souvenu des injures du
duc d'Orléans ? Le Président de 1879 était-il resté l'opposant et le frondeur
de d870 et de 187i ? Le supposer serait faire une injure gratuite au
caractère de M. Grévy. Il ne songeait pas à satisfaire une vulgaire rancune,
en excluant M. Gambetta de la direction du Gouvernement ; il pensait sans
doute que cette situation convenait mieux à un homme moins mêlé aux luttes
ardentes des dernières années. En quoi il se trompait gravement. M. Thiers,
qui avait un autre coup d'œil que M. Grévy, songeait, dès l'été de 1877, dans
la perspective de son retour à la Présidence, à faire de Gambetta son
Président du Conseil. Il sentait bien, l'habile et perspicace homme d'État,
que nul plus que Gambetta n'aurait d'autorité sur une Chambre dont il avait
partagé les passions, les craintes, les espérances et qu'il avait finalement
conduite à la victoire. Quand
un citoyen occupe dans une démocratie la place qu'y tenait Gambetta, ce n'est
pas dans une fonction honorifique, si haute soit-elle, qu'il faut le reléguer
il faut le mettre au poste le plus dangereux, il faut le placer au centre de
la plus grande activité politique, il faut lui confier avec la Présidence du
Conseil des ministres la direction réelle des affaires. Il faut surtout
utiliser une force comme celle-là, au lieu de la laisser sommeiller dans les
honneurs ou s'affaiblir dans le mystère du Gouvernement occulte. Qui pourra
soutenir que les destinées ultérieures de la République, la Présidence de M.
Jules Grévy et la carrière politique de Gambetta lui-même n'eussent pas été
profondément modifiées si, dès le premier jour, sans hésitation ni arrière-pensée,
celui qui avait la réalité de l'influence avait reçu la réalité du pouvoir,
si l'opinion ne s'était pas fortifiée de jour en jour qu'il y avait comme un
malentendu entre le premier magistrat de la République et le premier citoyen
de la démocratie française ? 9 Ce sera pour tous les Français qui
réfléchissent l'objet d'un éternel regret que l'expérience d'un Ministère
Gambetta n'ait pas été faite en 1879, avec la Chambre élue en 1877, au lieu
d'être reculée en 1881, avec une Chambre nouvelle ce sera la faute qu'ils
pardonneront le moins à Jules Grévy, parce que c'est celle qui a le plus
engagé et le plus compromis l'avenir. Et qui
dit que Gambetta n'eût pas, du premier coup, constitué un Ministère homogène,
au lieu de ces administrations disparates, que nous allons voir naître sans
cause, mourir sans motifs et se reproduire avec une désespérante monotonie
durant toute la Présidence de M. Grévy ? A part le grand Ministère et le
second Ministère Ferry, tous les Cabinets qui se succéderont de 1879 à 1887
offriront le même défaut que le Cabinet Waddington ils seront composés comme
au hasard ; leurs membres seront presque toujours pris en dehors de la
majorité qui aura renversé le Cabinet précédent et ils disparaîtront au bout
de 7 à 8 mois, par impossibilité de vivre, pour faire place à une combinaison
à peine différente, qui aura la même durée éphémère et qui disparaîtra sans
raisons plus sérieuses. M.
Grévy exercera une action personnelle très grande sur ses ministres dans les
circonstances graves, soit en présence de complications extérieures
possibles, soit au plus fort de la lutte religieuse, il saura faire entendre
une parole d'apaisement ou tenir le langage d'un vrai chef d'État il ne saura
pas au même degré choisir, au moment critique, l'homme de la situation, ni
maintenir l'union entre ceux qu'il aura choisis, ni leur assurer une majorité
fidèle dans les Chambres par son intervention, par ses rapports quotidiens
avec les membres du Parlement. On ne sentit pas assez sa main et son
influence. Il fut trop effacé ou trop indifférent, peut-être parce qu'il eut
une conception inexacte de ses devoirs constitutionnels, parce qu'il
succédait à un Président de la République qui avait fait le 16 Mai. A peine
installé, le nouveau Cabinet, pour répondre aux vœux des Chambres et de
l'opinion, pour faire servir la République « par des fonctionnaires qui
ne fussent ni ses ennemis ni ses détracteurs », procéda aux changements
nécessaires dans les ambassades, les grands commandements militaires, les
préfectures et les parquets. M. de Saint-Vallier fut nommé a. Berlin, M.
Fournier à Constantinople, le marquis de Gabriac à Rome (Saint-Siège),
l'amiral Jaurès à Madrid, M. Challemel-Lacour à Berne, M. Teisserenc de Bort
à Vienne, le général Chanzy à Saint-Pétersbourg et l'amiral Pothuau à
Londres. Les généraux Montaudon, Bataille, du Barail, Bourbaki et de Lartigue
furent mis en disponibilité ou placés dans la réserve ; les généraux d'Aumale,
Deligny et Douai appelés à d'autres fonctions le major Labordère replacé dans
la position d'activité. Dans les préfectures, sous-préfectures et
secrétariats généraux il y eut surtout des mutations dans les parquets, des
magistrats républicains remplacèrent les fonctionnaires peu sûrs pour
lesquels M. Dufaure avait eu des trésors d'indulgence. Éliminations ou
nominations procédaient du même esprit la République, enfin maîtresse du
Gouvernement, exigeait avec raison la fidélité de ceux qui briguaient
l'honneur de la servir et l'avantage d'être appointés par elle. Les
tendances, à la fois très nettes et très modérées de la nouvelle
administration, se révélèrent dans la discussion de la loi d'amnistie, la
première que le Cabinet Waddington ait déposée. M. Dufaure avait accordé des grâces.
M. Le Royer, son successeur à la Chancellerie, accordait l'amnistie aux
graciés et la grâce aux contumaces. Les individus contre lesquels des
poursuites avaient été entamées bénéficiaient de la prescription. Étaient
exceptés les individus condamnés pour crimes ou délits de droit commun à plus
d'une année de prison antérieurement à la Commune. L'exposé des motifs du
projet de loi dénonçait l'insurrection de 1871 comme un des attentats les
plus grands qui aient été commis contre la souveraineté nationale. Louis
Blanc a la Chambre, Victor Hugo au Sénat réclamaient l'amnistie pleine et
entière la Commission de la Chambre des députés demandait l'extension des
mesures de grâce amnistiante non seulement aux condamnés politiques, mais à
tous les condamnés pour crimes et délits relatifs à des faits politiques.
Acceptée par le gouvernement cette extension fut votée sur le rapport de M.
Andrieux et après un très ferme et très politique discours de M. Le Royer.
Elle ne laissait en dehors de la clémence que 1.200 individus, sur 10.000
jugés contradictoirement et 3.100 jugés par coutumace. Au
Sénat la loi fut adoptée sans modifications après un rapport de M. Ribière,
une intervention un peu emphatique de Victor Hugo et une opposition plutôt
juridique que politique d'un membre du Centre Droit, M. Clément. Le Garde des
Sceaux invoqua des raisons d'humanité en faveur du projet qui réunit 't59
voix contre 84. M. Bérenger au Sénat, M. Ribot à la Chambre s'étaient
prononcés pour le système des grâces aussi complet que possible, mais contre
le système de l'amnistie qui mettrait, disaient-ils, le Gouvernement dans la
nécessité de faire promptement de nouveltes concessions du même ordre et en
faveur des condamnés les moins intéressants. Le sénateur comme le député
prédisaient que les bénéficiaires de la grâce amnistiante ne sauraient aucun
gré aux pouvoirs publics de cette concession qu'ils la présenteraient, non
pas comme une mesure de pardon et d'oubli, mais comme une réhabilitation de
la Commune. L'événement devait leur donner raison. Après le vote de la loi le
Gouvernement avait multiplié : dans les trois mois qui suivirent la
promulgation, les décrets de grâce amnistiante, et les condamnés ou les
coutumaces étaient rentrés en France avec des sentiments non pas de repentir,
mais de haine, avec des espoirs de revanche que quelques-uns cachèrent dans
le fond de leur cœur, que d'autres proclamèrent audacieusement, comme fit Élysée
Reclus. C'est parmi ces hommes, « couverts d'une éternelle flétrissure,
que sont mes plus nobles amis », disait le célèbre géographe. La
discussion de la loi d'amnistie n'avait pas troublé les bons rapports du
Cabinet avec la majorité des deux Chambres. Mais la lune de miel fut courte
pour le Ministère Waddington. Dès la fin du mois de Février la question de
conversion du 8 p. 100 mit en mauvaise posture le ministre des Finances M.
Léon Say. Puis la question de réorganisation des services de la Préfecture de
police amena la chute du ministre de l'Intérieur, M. de Marcère. Vinrent
ensuite, coup sur coup, la question des poursuites contre les Cabinets du t6
Mai et du 23 Novembre, celle du retour des Chambres à Paris, celle des lois
scolaires : celle-ci grosse d'agitations ultérieures, celles-là
révélatrices de différences de tempérament significatives entre le Sénat et
la Chambre, entre la majorité de la Chambre et le Cabinet du 4 Février. On
parlait beaucoup, à la fin du mois de Février 1879, d'un projet de conversion
du a p. 100 qui devait procurer à l'État de sérieuses ressources. Les petits
rentiers, affolés par cette perspective, s'étaient défaits de leurs titres et
le 5 p. 100 était tombé de 113 francs à 109 francs. Pour enrayer ce mouvement
de baisse, M. Léon Say vint déclarer à la Commission du budget que le
Gouvernement renonçait à convertir. Avant de faire cette déclaration à la
Commission du budget, le ministre des Finances en avait informé
officieusement le syndic des agents de change de Paris celui-ci en avait
avisé quelques gros financiers et la spéculation s'était donné libre
carrière. M. Léon Say avait risqué son portefeuille avec ces imprudences il
en fut quitte pour une interpellation sans conséquences politiques et qui ne
porta atteinte qu'à sa discrétion professionnelle et à son prestige
ministériel. Quant à
la conversion des emprunts 5 p. ')00 émis après 1870 pour la libération du
territoire, s'élevant à 346 millions de rente et qui était possible dès 1876,
elle ne fut réalisée qu'en 1883, au moment des déficits, les Chambres étant
peu favorables à une mesure qui pouvait diminuer leur popularité. Les
conséquences de la campagne entreprise dans le journal La Lanterne,
par Un vieux petit employé, contre la Préfecture de
police, furent plus graves pour M. de Marcère que l'ajournement de la
conversion pour M. Léon Say. Poursuivie en diffamation La Lanterne
avait été condamnée à la prison et à l'amende, mais le procès, où le journal
avait essayé de faire la preuve des faits diffamatoires, conformément à la
loi, avait révélé des abus sur lesquels le Gouvernement ne pouvait pas fermer
les yeux. Le Préfet de police, M. Albert Gigot, demanda la révocation du
secrétaire général de la Préfecture de police et l'ouverture d'une enquête. A
peine nommée, la Commission d'enquête se démit, parce qu'elle était empêchée
d'aboutir, les fonctionnaires interrogés se retranchant derrière le secret
professionnel. Le Gouvernement avait peut-être eu tort de nommer une
Commission d'enquête ; cette faute commise, il fallait délier la langue
des fonctionnaires, afin que l'enquête pût se faire et la vérité éclater. Les
maladresses gouvernementales avaient fourni matière à de nouvelles attaques
de La Lanterne et le 1er mars M. Lisbonne demanda au ministre de
l'Intérieur quelles mesures l'enquête prématurément clôturée lui avait
suggérées. M. de Marcère répondit éloquemment et victorieusement, au sujet de
l'accusation personnelle dirigée contre lui « d'être enchaîné par des
liens inavouables dans des compromissions malhonnêtes ». Sa réponse fut
moins heureuse sur l'objet même de l'interpellation l'impossibilité où les
commissaires enquêteurs, sénateurs et députés, avaient été mis de découvrir
la vérité. Un député à la parole froide et incisive, qui va jouer dans
l'opposition un grand rôle et un rôle néfaste pour le pays, à partir de cette
époque, M. Clémenceau, doué d'un redoutable talent de démolisseur, mit en
pièces l'argumentation du ministre. La Chambre eut à se prononcer entre
l'orateur de l'Extrême Gauche qui déposait un ordre du jour de blâme et le
ministre de l'Intérieur qui réclamait un ordre du jour de confiance. Elle
crut sortir d'embarras en votant l'ordre du jour pur et simple qui a toujours
la priorité elle aboutit exactement au même résultat que si elle avait voté
l'ordre du jour de blâme M. de Marcère résigna ses fonctions le jour même et
entraîna dans sa chute le Préfet de police, M. Albert Gigot. M. de
Marcère fut remplacé par M. Lepère M. Develle, sous-secrétaire d'Etat à
l'Intérieur, par M. Martin Fouillée, et M. Albert Gigot par M. Andrieux. En
eux-mêmes ces choix étaient bons, même celui de M. Andrieux, représentant des
électeurs radicaux de Lyon, qui avait eu le courage de se prononcer
énergiquement contre l'amnistie plénière. Mais l'interpellation Lisbonne avait
révélé une désorganisation inquiétante des services de la Préfecture de
police et le vote de l'ordre du jour pur et simple indiquait une regrettable
absence de cohésion dans la majorité. Elle était sans chef depuis que
Gambetta était monté au fauteuil. Pas un des membres du Cabinet n'avait une
autorité suffisante pour la guider. Le Cabinet lui-même, composé
d'individualités brillantes, de spécialistes remarquables était une réunion
de ministres plutôt qu'un tout homogène et compact. Il était impossible que
le Cabinet tout entier n'eût pas connu et approuvé les mesures prises par M.
de Marcère par suite, il était inadmissible que M. de Marcère quittât seul le
Cabinet. Cet ancien magistrat, dont l'avènement à la vie politique datait de 1871,
avait tenu presque sans interruption le portefeuille de l’Intérieur de 1876 à
1879. C'est lui qui avait constitué toute l’administration préfectorale, qui
l'avait peuplée de républicains aussi fermes que modérés après la mort de M.
Ricard. Il avait eu le mérite plus rare de donner à tous ses subordonnés l’instructions
les plus nettes, les plus précises, en même temps que les plus libérales. Pas
un préfet, pas un sous-préfet ne sortait de la place Beauvau sans emporter
dans son département ou dans son arrondissement les conseils de direction
politique les plus sages et les moyens les plus pratiques de parer aux
difficultés administratives, petites ou grandes. M.
Lepère, le vieux lutteur de l'époque militante, malgré les services qu'il
avait rendus à la République et les sympathies unanimes qu'il rencontrait
dans le Parlement, n'eut pas beaucoup plus d'influence que son prédécesseur
sur la majorité. On le vit bien, dans l'affaire toujours pendante des
poursuites contre les deux Cabinets du 16 Mai et du 13 Novembre. M. Brisson
que l'intégrité de son caractère, la fermeté de ses convictions et de ses
principes, son éloignement pour toutes les intrigues, avaient fait choisir
comme rapporteur de la Commission d'enquête, déposa son travail sur le bureau
de la Chambre le 8 Mars. Il se divisait en deux parties bien distinctes pour
la période du 16 Mai au 23 Novembre, le rapporteur ne reprochait aux
ministres que des abus de pouvoir et la résurrection de la candidature
officielle pour la période du 23 Novembre au t3 Décembre, il signalait, à la
charge du Ministère Rochebouet, une tentative d'attentat ayant pour objet de
changer la forme du Gouvernement. André Daniel[2] prétend que la lecture de cette
seconde partie du rapport de M. Brisson[3] « produisit sur tous les
bancs une impression indéniable de déception ». Si la Chambre s'attendait à
des révélations foudroyantes elle dut, en effet, être déçue. Rien n'était
inattendu, dans le rapport de M. Brisson, mais tout y était éloquemment
significatif. Les dépêches échangées par le Président du Conseil, ministre de
la Guerre, du 27 Novembre au 18 Décembre, avec les généraux commandant à
Marseille, à Lyon, à Bourges, à Rouen, révèlent à n’en pas douter l’organisation
d'un complot. Toutes les mesures projetées, tous les ordres donnés sont
autant de non-sens, si les unes et les autres ne sont pas préparatoires d'un
attentat. On ne fera croire à personne que la mobilisation, que tes
instructions hâtives données aux jeunes soldats de la classe 1876 étaient de
simples précautions, commandées par la plus élémentaire prudence, à la veille
d'une nouvelle dissolution de la Chambre. La seule énumération des dépêches
du général de Rochebouet, y compris celle du 13 Décembre, ajournant tous
préparatifs de départ, était le plus formidable des actes d'accusation.
D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu compter le rédacteur en chef du Soleil,
M. Hervé, au cours d'une polémique ultérieure avec la presse légitimiste,
aurait-il pu écrire cette phrase « Nous avons été accusés de défection,
presque de trahison, parce que nous avons conseillé, parce que nous avons
demandé de ne pas continuer une lutte qui ne pouvait plus se poursuivre sur
le terrain de la loi et qui, sur un autre terrain, aurait été aussi
dangereuse que coupable » ? Peut-on nier que les inspirateurs et
les ministres du Maréchal aient fait au moins quelques pas sur l'autre
terrain ? M.
Brisson concluait à la mise en accusation, devant le Sénat, des Ministères de
Broglie et de Rochebouet. Ces conclusions furent combattues par M. Léon
Renault. Il reconnut qu'il y avait présomption suffisante de culpabilité et
qu'une condamnation pouvait être obtenue du Sénat, mais il niait qu'il y eût
un intérêt public, sérieux et indéniable, à intenter ce procès politique il
signalait le danger qu'il y aurait « à pénétrer au sein de l'armée »,
pour dégager l'impression produite en 1877, par les ordres venus d'en haut.
Le rapporteur répliqua, avec une grande vigueur dialectique, que l'accusation
portée contre les ministres, d'avoir songé à l'emploi de la force pour faire
violence à la volonté nationale, était la plus grave que les détenteurs du
pouvoir pussent encourir ; que l'attentat n'avait pas été consommé, par une
circonstance indépendante de la volonté de ses auteurs, parce qu'ils
n'avaient pu arracher au chef de l'État le signal qu'ils attendaient que le
Code pénal avait été fait pour punir non pas seulement les subalternes, mais
les vrais coupables, ceux qui abusaient de leur situation pour conspirer
contre les institutions du pays. Par
l'organe de M. Waddington le Gouvernement exprima la crainte que ce procès ne
fit perdre à la Chambre un temps précieux et posa la question de confiance, à
la grande indignation de MM. Floquet et Madier de Montjau. L'intervention
gouvernementale, la crainte d'une crise ministérielle décidèrent la Chambre
par 317 voix contre 159 la mise en accusation fut repoussée. Ce vote
équivalait à une ordonnance de non-lieu. Mais la Chambre, après avoir rendu
ce non-lieu et après avoir écarté du même coup la question ministérielle, se
déjugea immédiatement, en infligeant à ceux qu'elle venait d'absoudre un
ordre du jour de flétrissure dont elle ordonna l'affichage dans toute la
France. M. Clémenceau, avec sa logique accoutumée, avait montré à la Chambre
la contradiction où elle se laissait entraîner rien n'y fit, et 217 voix
contre 148, ces dernières de l'Extrême Gauche, se prononcèrent pour l'ordre
du jour de M. Rameau[4]. La Droite s'était abstenue en
masse. Les
ministres, atteints par l'ordre du jour, publièrent dès le surlendemain (1S
mars) une protestation qui reproduisait presque mot pour mot le discours de
M. Clémenceau. Celle du Cabinet du 16 Mai était signée de 7 noms, celle du
Cabinet du 23 Novembre de 4 noms seulement ceux des fonctionnaires anciens
ministres que la République magnanime avait laissés ou remis en place, malgré
leur culpabilité, reconnue par M. Waddington lui-même, ne signèrent, comme M.
Brunet, que parce qu'ils se savaient protégés par l'inamovibilité. Quant aux
anciens ministres députés, ils n'avaient cru devoir répondre ni à M. Brisson,
ni à M. Waddington, ni à M. Rameau. Leur silence fut jugé sévèrement par
leurs anciens complices, aussi sévèrement que leur protestation tardive. Il se
trouva, par une singulière ironie, que les auteurs du 16 Mai et les
conspirateurs du 23 Novembre ne rencontrèrent qu'un défenseur et bien
inattendu le député de Montmartre, M. Clémenceau. Cette
question des poursuites, soulevée 18 mois seulement après l'événement,
passionna médiocrement l'opinion ; dès qu'elle fut tranchée, la Chambre
aurait pu aborder les grandes réformes dont Gambetta avait tracé le programme
et que M. Waddington avait indiquées comme but à son activité. Mais une
question de révision constitutionnelle fut posée le 22 Mars et ne reçut de
solution que le 22 Juillet. L'article
9 de la Constitution de 1875 fixait à Versailles le siège du pouvoir exécutif
et des deux Chambres. MM. Spuller et Tirard, dès le 29 Mars 1878, M.
Laroche-Joubert, le 27 Février 1879, avaient proposé la révision de cet
article. Le 21 mars, M. Méline présentait à la Chambre un rapport favorable à
la révision et le lendemain, par 315 voix contre 128, la Chambre adoptait une
résolution conforme. Seul le Centre Gauche avait fait de l'opposition et
subordonné le retour à Paris au rattachement à l'État des services de la
Préfecture de police. Saisi de la question par M. Peyrat, le Sénat se montra
peu disposé à suivre la Chambre dans la voie où elle voulait s'engager, et M.
Laboulaye se fit l'organe des craintes de la Haute Assemblée, dans un rapport
qui fut déposé sur le bureau le 29 Mars. Rédigé avec la plus grande
modération[5], plein de ce bon sens incisif
qui était la marque du talent de M. Laboulaye, ce rapport aurait certainement
décidé le rejet de la résolution. Pour éviter un échec, le Gouvernement
demanda l'ajournement de la discussion, qui fut voté par 159 voix contre 126.
Quand la question revint devant le Sénat, 3 mois plus tard, MM. Waddington et
de Freycinet insistèrent pour l'adoption d'une résolution conforme à celle de
la Chambre et obtinrent le vote qu'ils désiraient en posant la question de
confiance la réunion du Congrès fut décidée le 12 Juin par 153 voix contre
133 et, six jours après, les deux Chambres s'assemblèrent à Versailles. Elles
furent présidées par M. Martel, assisté des autres membres du bureau du
Sénat. Le Garde des Sceaux, M. Le Royer, déposa un projet de loi tendant à
l'abrogation de l'article 9. Une Commission fut nommée séance tenante et,
après lecture du rapport, présenté par M. Jules Simon, le projet de loi fut
voté par 526 voix contre 249. Promulguée le 21 Juin, cette loi
constitutionnelle lut suivie de la présentation aux deux Chambres d'un projet
de toi ordinaire fixant à Paris le siège du pouvoir exécutif et des deux
Chambres. Le palais Bourbon était affecté à la Chambre, le Luxembourg au
Sénat, chaque Chambre restant maîtresse de désigner, à Paris, un autre palais
pour sa résidence. Les locaux du palais de Versailles restaient affectés à la
réunion de l'Assemblée Nationale en Congrès. Le Sénat et la Chambre des
députés devaient siéger à Paris à partir du 3 Novembre. C'est
le 1er Juillet que M. Jules Simon disposa son rapport concluant à l'adoption
du projet il fut discuté le 3 et adopté le même jour. Le lendemain il était
transmis à la Chambre et adopté, le 15 Juillet, sur un rapport de M. Floquet.
Le texte sénatorial avait été modifié, dans l'article relatif à la
réquisition de la force armée par les Présidents des deux Chambres. Le droit
de réquisition directe était donné aux deux Présidents par la Chambre des
députés le Sénat ne leur avait donné ce droit que par l'intermédiaire du
ministre de la Guerre. Dans la nouvelle discussion qui eut lieu devant le
Sénat, M. Buffet fit observer ; avec beaucoup de justesse, que la réquisition
directe donnée aux deux Présidents pouvait les mettre en conflit l'un avec
l'autre, et qu'elle avait l'inconvénient, plus grave encore, de déposséder le
pouvoir exécutif de toute autorité sur l'armée. Envisageant l'hypothèse d'un
coup d'Etat, M. Buffet doutait de l'efficacité des moyens législatifs pour le
prévenir et ajoutait : « Un texte n'a plus de force quand quelqu'un
veut détruire toutes les lois ». Le Gouvernement s'étant rangé à l'avis
de la Chambre des députés, le Sénat s'inclina et vota, par 148 voix contre
110, le texte qu'elle avait adopté. Cette
première révision de la Constitution de 187S s'était faite le plus
pacifiquement du monde[6] ; tes réunions ultérieures
du Congrès devaient être autrement tumultueuses. La question de translation
des Chambres à Paris, qui ne passionna du reste ni Paris ni la France, était
plutôt une question de convenance qu'une question politique. Ni les sinistres
pronostics de MM. Lucien Brun et Paul de Cassagnac, ni les espérances
optimistes de M. Méline ne furent, d'ailleurs, justifiées par l'événement.
Les Chambres de la troisième République ne se sont pas trouvées aux prises
avec la révolution en armes, comme celles de la seconde et de la première il
y eut pourtant en 1887 et en 1893 des commencements de troubles ; ceux de
1887 influeront dans une large mesure sur les résolutions du Congrès appelé à
choisir le successeur de M. Grévy. Il est vrai que pour que le choix du
Congrès pût s'exercer en toute liberté, il aurait fallu que ses membres
siégeassent non pas à Versailles, mais à Bourges ou à Bordeaux. Le mois
de Mars, si rempli, vit présenter les premières de ces grandes lois
scolaires, qui restent le meilleur titre de gloire de M. Jules Ferry ; il vit
aussi commencer la lutte entre l'Etat et l'Eglise qui devait survivre aux
Ministères Waddington, de Freycinet et Jules Ferry, survivre à M. Jules Ferry
lui-même, qui aura des accalmies, mais dont nous ne verrons probablement pas
la fin. Il serait peu équitable de considérer l’œuvre de M. Jules Ferry comme
un bloc indivisible. Il faut au contraire soigneusement distinguer, dans
cette œuvre, la pédagogie et la polémique. Avec son esprit de combativité, M.
Jules Ferry n'a peut-être pas fait cette distinction tant qu'il était au
pouvoir ; quand il en fut tombé, dès 188S, sans rien abandonner de ses
doctrines, sans faire aucune concession aux adversaires de l'Etat, il jugeait
les choses d'un autre point de vue et quelques-uns de ses anciens
collaborateurs allaient alors jusqu'à le trouver « trop clérical ».
Il défendit toujours, en effet, le budget des cultes et le Concordat ; il
recommandait « une politique de paix religieuse », il opposait une
haute sérénité à ceux qui l'avaient attaqué avec tant de mauvaise foi et de
violence et peut-être, dans son for intérieur, s'est-il demandé parfois si
l'agitation soulevée par le célèbre article, n'a pas été plus nuisible
qu'utile au succès des grandes réformes scolaires. Depuis
l'avènement de M. Grévy à la Présidence jusqu'à la chute du second Ministère
Ferry, en 1880, pendant six années, le nom de Jules Ferry revient à chaque
page dans l'histoire de la troisième République ses actes l'emportent en
conséquence sur ceux de tous les autres serviteurs de la démocratie et sa
biographie détaillée, comme celle de Gambetta, pourrait suffire au récit que
nous avons entrepris. Nous aurons, pour nous diriger durant cette période, un
guide très sûr, M. Paul Robiquet, qui a consacré au grand ministre sept
volumes très documentés[7], où se trouvent reproduits tous
ses discours, consignées toutes ses opinions, énumérés et appréciés tous ses
actes. Né à
Saint-Dié, le 5 Avril 1832, Jules Ferry n'avait pas quarante-sept ans quand
il prenait le pouvoir en 1879. Son passé comme journaliste et comme député,
sous l'Empire, son rôle pendant le siège et après le siège, jusqu'au 18 Mars,
sont bien connus. Ministre de France à Athènes jusqu'au 24 Mai, il était venu
reprendre sa place dans la Gauche républicaine, à l'avènement du ministère de
Broglie. Pendant la durée de la Présidence du Maréchal, il prit part à toutes
les grandes discussions, il apparut a la tribune dans toutes les
circonstances importantes, il fut au premier rang des défenseurs des libertés
publiques et des adversaires de la réaction monarchique et cléricale.
Orateur, Jules Ferry n'avait ni la correction impeccable d'un Jules Favre, ni
la chaleur communicative d'un Gambetta mais sa parole un peu rude était
forte, pénétrante et volontiers agressive. D'une prodigieuse puissance de
travail, il savait n'accorder aux questions d'un intérêt restreint et, en
particulier, aux questions de personnes, que la somme d'attention qu'elles
méritent, pour se consacrer tout entier aux questions vitales, à celles où
l'avenir même de la démocratie et de la France était en jeu. Il n'estimait
les hommes que pour les idées qu'ils représentaient et il ne sut jamais les
attirer à lui par des grâces câlines ou par des éloges donnés à propos. Mais
une fois qu'il les avait jugés, et il les jugeait vite, il ne leur retirait
jamais sa confiance. Comme tous les hommes de gouvernement, Jules Ferry
grandit au pouvoir il grandit comme orateur, comme homme d'Etat, comme guide
de la majorité et il fallut l'affolement inexplicable produit par les
nouvelles du Tonkin, la coalition de toutes les rancunes et de toutes les
ambitions pour le renverser. Dans la Chambre qui sera élue en 1881, Jules
Ferry étant Président du Conseil, et qui comptait 457 républicains, il ne
devait pas s'en trouver 150, pour soutenir jusqu'au bout celui qui
représentait mieux que personne la politique de la majorité, à l'extérieur
comme à l'intérieur, et qui avait rendu à son pays et à la République
d'inappréciables services. Dans
une histoire de l'Instruction Publique en France, il conviendrait d'étudier
par ordre d'importance, ou par ordre chronologique, les lois universitaires
dites lois Ferry. Dans une histoire générale de la troisième République nous
suivrons simultanément les deux méthodes, en proportionnant les détails au
mouvement d'idées, aux protestations sincères ou factices que chacune de ces
lois ou que certains de leurs articles ont provoqués. M. Paul Robiquet réunit
les discours parlementaires ou extraparlementaires de Jules Ferry, pendant le
ministère Waddington, sous les titres suivants l'enseignement supérieur en
Algérie la proposition de loi sur les Écoles normales primaires i la loi sur
la liberté de l'enseignement supérieur l'article 7 pendant tes vacances la
loi sur le Conseil supérieur de l'Instruction Publique. Nous nous servirons
de ce cadre commode, où l'on peut faire rentrer, non seulement tous les
discours et toutes les opinions, mais aussi tous les actes pédagogiques de
Jutes Ferry, pendant cette période initiale, où les questions furent
seulement posées et discutées, mais non définitivement résolues[8]. Le
projet de loi sur l'enseignement supérieur en Algérie avait été déposé par M.
Bardoux. Il ajoutait à l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie, déjà
existante à Alger, une École préparatoire à l'enseignement supérieur du droit
et une École préparatoire à l'enseignement supérieur des sciences et des
lettres. Ces Écoles, organisées comme les Écoles similaires de la métropole,
situées dans des villes qui ne sont pas siège de Facultés, Rouen, Nantes,
Angers, Tours, etc., donnaient à l'Algérie un rudiment d'enseignement
supérieur. Après un discours de M. Ferry, qui fit. en la circonstance ses
débuts comme ministre, la loi fut adoptée sans opposition. Un amendement, de
M. Duvaux, demandant la création de Facultés en Algérie, fut repoussé lors de
la première délibération. M. Duvaux tombait dans l'erreur de ceux qui
poursuivent une assimilation complète entre la France continentale et la
France africaine. La seconde délibération eut lieu le") t Mars. M.
Chevandier voulut refuser à l'Ecole de médecine et de pharmacie d'Alger le
droit de délivrer des certificats permettant d'exercer la médecine en
territoire indigène. Son amendement eut le même sort que celui de M. Duvaux. Les
projets ou propositions de lois relatifs à l'enseignement primaire furent
bien plus ardemment contestés que le projet sur l'enseignement supérieur en
Algérie. On est porté à faire dater du premier Ministère de Jules Ferry la
grande réorganisation de l'enseignement primaire. Son prédécesseur, M.
Bardoux, avait ouvert la voie. Par la loi du Juin 1878, il avait constitué la
Caisse des Ecoles. Cent vingt millions, répartis en 5 annuités, étaient
alloués au ministère de l'Instruction Publique. Soixante devaient être
distribués en subventions aux communes ; les soixante autres leur étaient
avancés, à titre de prêt, à des conditions avantageuses. Elles devaient
rembourser ces avances en trente et un ans, par un versement annuel de 5 p.
100 représentant à la fois l'intérêt et l'amortissement. La création de cette
Caisse donna une impulsion inouïe aux constructions scolaires ; mais elle
obéra le Trésor et ce système de subventions gratuites aux communes n'était
possible qu'à une époque d'excédents budgétaires. L'organisation primitive de
la Caisse des Écoles ne fut modifiée, sous M. Jules Ferry, qu'en 1880 par la
loi du 13 Juillet et, en 1881, par la loi du 2 Août. Dès le
mois de Décembre 1877, au lendemain de la réélection de la Chambre de 1876,
M. Barodet et quarante-neuf de ses collègues avaient proposé une réforme
complète de renseignement primaire. Ils consacraient le triple principe de
l'obligation, de la gratuité et de la laïcisation ; ils substituaient des
directeurs départementaux aux préfets pour la nomination des instituteurs ;
ils assuraient à ceux-ci des augmentations de traitement et des garanties par
la composition du conseil départemental, et ils demandaient l'élimination
progressive du personnel congréganiste. Cette proposition ne fut rapportée
qu'au mois de Décembre 1879. Fidèle à la méthode de Gambetta qui consistait à
sérier les questions, M. Jules Ferry morcela la proposition dont il
devait tirer plus tard les deux projets du 16 Juin 1881 sur les titres de
capacité et sur la gratuité, et le projet du 38 Mars 1882 sur l'obligation.
En 1879, le 5 Juin, il fit voter par le Sénat la proposition sur
l'enseignement départemental et communal de l'agriculture, estimant « qu'une
loi moins parfaite, mais votée immédiatement, était un meilleur cadeau à
l'agriculture qu'une loi plus parfaite qui courrait les vicissitudes d'une
nouvelle discussion devant la Chambre des députés et devant le Sénat ». Nous
retrouvons cet esprit et cette méthode prudente dans les discussions qui
devaient aboutir au vote de la loi du 9 août1879 sur les Écoles normales
d'instituteurs et d'institutrices. Le projet imposait à tous les départements
l'obligation d'avoir une École normale d'institutrices, comme la loi Guizot
de 1833 leur avait imposé une École normale d'instituteurs. Huit
départements, en 1879, n'avaient pas encore d'Ecole normale d'instituteurs,
et soixante-sept manquaient d'École normale d'institutrices. Quatre ans
étaient accordés aux départements pour se soumettre à la loi. Le Président de
la République pouvait autoriser deux départements voisins à s'unir pour créer
et entretenir soit une seule École, soit les deux. Les départements, dont les
ressources seraient insuffisantes pour cette création et cet entretien,
emprunteraient à la Caisse des Écoles de 1878 ; ils pourraient même recevoir
une subvention du Gouvernement. Dans le discours qu'il prononça le 17 mars
1879, à la Chambre, en réponse à M. Granier de Cassagnac père, prétendant que
les Écoles normales d'institutrices n'étaient pas nécessaires, parce qu'il y
avait plus de brevetées que de postes vacants et parce que les Écoles
congréganistes fournissaient plus de brevetées que les écoles laïques, le
ministre annonça son intention bien arrêtée de supprimer la lettre
d'obédience. La question se trouvait dès lors posée entre l'enseignement
laïque et l'enseignement congréganiste. Celui-ci fut défendu à la Chambre par
M. Keller, au Sénat par M. Chesnelong, et le ministre vint à son tour, le 1er
Août, présenter une chaleureuse apologie de l'enseignement laïque des jeunes
filles que la Droite, ne put entendre avec calme elle déserta en masse la
salle des séances pendant le discours du ministre. La loi fut adoptée par 158
voix contre 109. Un mois
après la discussion de la loi sur les Écoles normales d'institutrices, furent
présentées les deux grandes lois sur les Conseils universitaires et sur la
liberté de l'enseignement supérieur. Cette dernière qui ne devait être votée
qu'un an, presque jour pour jour, après sa présentation (le 8 mars 1880), restituait à l'État, dans son
article 1er les prérogatives dont il avait été dépouillé en 1878. A l'Etat
seul est réservé le droit de faire subir les examens et épreuves pratiques
des grades de docteur, licencié, officier de santé, pharmacien, sage-femme et
herboriste. Par l'article 2 tous les candidats, sans distinction d'origine,
sont soumis aux mêmes règles en matière de programmes, de conditions d'âge,
de grade, d'inscriptions, de travaux pratiques, de stage dans les hôpitaux et
les officines, délais obligatoires entre chaque examen et paiement de droits.
Dans les Facultés de l'Etat les inscriptions sont gratuites. Le titre
d'université est refusé aux établissements libres d'enseignement supérieur. Les
appellations de baccalauréat, licence et doctorat sont réservées aux diplômes
conférés par les établissements de l'Etat. Pour ouvrir un cours isolé, il
suffit d'en faire la déclaration aux autorités universitaires. La
reconnaissance d'utilité publique ne peut être conférée que par une loi aux
établissements libres et aux associations formées dans un but d'enseignement.
« Nul n'est admis, disait l'article 7, de bruyante mémoire, à diriger un
établissement d'enseignement public ou privé, de quelque ordre qu'il soit, ni
à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée. » L'article
7 visait plus spécialement la Compagnie de Jésus, qui avait déjà pris la
haute main dans l'enseignement supérieur libre, et il s'appliquait aussi bien
à cet enseignement qu'aux deux autres. Quel était le but de cet article ? M.
Ferry, avant de s'en expliquer devant la Chambre.et le Sénat, eut l'occasion
de mettre ses projets en relief dans le discours qu'il prononça, le 23 Avril
'i879, à un banquet offert par le conseil général des Vosges, et à dater de
ce moment, jusqu'à sa mort, dans toute circonstance un peu importante, M.
Ferry se représentera devant ses commettants pour leur indiquer les progrès
réalisés, pour leur signaler les dangers à éviter, pour définir sa politique
au pouvoir ou dans l'opposition. Ces discours, plus soignés de forme que ceux
de la Chambre ou du Sénat, même ceux qu'il improvisait, sont ou des actes de
courage, ou des monuments de bon sens, ou des preuves de prévoyance. Dans
celui du 23 Avril, M. Ferry rappela que les précautions prises par le
Gouvernement républicain l'avaient été par tous les Gouvernements
monarchiques précédents. Il répondit à l'objection de ceux qui prétendaient
que l'on attentait à la liberté de conscience et à la liberté des pères de
famille. Cette dernière n'est pas transmissible, disait Jules Ferry dès que
le père la délègue, l'État a le droit et le devoir d'intervenir. Ce droit de
l'Etat est si évident que la loi de 1850 elle-même le lui a reconnu il peut
surveiller ce qui se passe dans les établissements libres. Quanta à la liberté
de conscience, est-elle violée parce que l'on écarte de l'enseignement public
les congrégations non autorisées, en respectant toutes les autres, parce que
l'on veut arracher à la Compagnie de Jésus « l’âme de la jeunesse
française ? » Dans le
reste de son discours le ministre de l'Instruction Publique perd un peu de
vue l'enseignement supérieur tes méfaits qu'il reproche très justement aux
Jésuites sont commis plutôt dans l'enseignement secondaire. La guerre civile,
qu'il montre comme une conséquence possible « du beau système des libertés
d'enseignement », ne sera jamais une conséquence prochaine ou lointaine de la
liberté de l'enseignement supérieur. Dès ce moment on voit percer la
confusion qui pèsera sur tout le débat c'est dans une loi sur la liberté de
l'enseignement supérieur que sont édictées des prohibitions qui s'appliquent
en même temps à l'enseignement secondaire or, si la liberté absolue est
dangereuse en matière d'enseignement secondaire, il ne semble pas qu'elle le
soit au même degré en matière d'enseignement supérieur. On voit poindre aussi
le commencement d'une lutte âpre, sans merci, non point seulement entre
l'enseignement de l'Etat et l'enseignement libre, mais entre la démocratie et
le cléricalisme ; or, dix-huit ans après le commencement de cette lutte, les
deux parties ayant conservé toutes leurs positions, n'ayant rien conquis
l'une sur l'autre, on peut se demander s'il a été bien habile de provoquer ce
long conflit et toute cette agitation en pure perte. Les membres des
congrégations non autorisées ont pu continuer à enseigner dans les
établissements d'enseignement supérieur libre depuis 1875, et après une
expérience de près d'un quart de siècle, l'enseignement supérieur libre est
en face de l'enseignement supérieur de l'Etat dans une situation
d'infériorité dérisoire. Les membres des congrégations non autorisées, un peu
émus au premier abord par les décrets de 1880, n'ont pas tardé à se remettre
d'une alarme si chaude, a revenir en France, à reprendre les positions
abandonnées, à en saisir de nouvelles, à grossir leurs effectifs d'élèves et
aujourd'hui plus que jamais la France est coupée en deux à l'une des Frances
on enseigne à abhorrer tout ce que l'autre révère ; on lui apprend à détester
et à maudire les hommes qui nous ont faits ce que nous sommes, les idées qui
sont l'honneur et la raison d'être de la France moderne ; on lui prêche la
contre-révolution pendant qu'à l'autre France l'État propose la déclaration
des Droits de l'homme comme un credo et 1789 comme un idéal. Les deux camps
rivaux, que les hommes clairvoyants apercevaient il y a dix-huit ans dans
l'armée, dans la magistrature, dans l'industrie, dans toute la vie civile,
dans tous les ordres de l'activité se sont-ils rapprochés ? L'unité
s'est-elle faite dans les esprits et dans les cœurs ? La suite de cette
histoire fournira la réponse à ces graves et inquiétantes questions et
démontrera l'inanité des mesures substituées à l'article 7 après son rejet
par le Sénat. Du 15
Mars au 16 Juin, date d'ouverture de la discussion devant la Chambre du
projet relatif à l'enseignement supérieur, le clergé et le parti catholique
menèrent une violente campagne contre les lois Ferry qui n'atteignaient
pourtant, l'une que les membres des congrégations d'hommes non autorisées,
l'autre que quelques prélats écartés du Conseil supérieur de l'Instruction
Publique. Des pétitions furent mises en circulation pour protester contre tes
projets du ministre. Ces projets y étaient qualifiés d'attentat contre la
liberté et la justice. Les ordres enseignants, visés par l'article 7,
étaient, au dire des pétitionnaires, un organe vital pour l'Église
catholique. L'article 7, en assimilant « une classe respectable de citoyens
aux individus rendus incapables d'enseigner par une condamnation infamante,
les outrageait indignement. Les pétitionnaires, on le voit, remplaçaient les
raisons par des récriminations et des injures. Les évêques, faisant cause
commune avec les pétitionnaires, adressaient aux membres du clergé des
lettres qui étaient livrées à la publicité par la presse religieuse et où,
contrairement au Concordat, ils critiquaient avec la plus grande vivacité les
projets déposés par le Gouvernement. Faisant allusion à l'exposé des motifs
qui précédait la loi sur l'enseignement supérieur, ils disaient « l'on croit
rêver en lisant de telles pages. » Ils ajoutaient que le fait, pour certaines
congrégations, de n'être pas autorisées avait purement et simplement pour
résultat de les ranger sous le droit commun. L'évêque de Grenoble dépassa
tous ses collègues en insinuations injurieuses « Ils — les Ministres et le
Parlement — disent qu'ils laisseront en paix le clergé séculier, qu'ils n'en
veulent pas à la religion ne les croyez pas. » A la date du 25 Mars, le
ministre des Cultes, M. Lepère, écrivit au prélat pour rétablir les faits,
pour protester contre la théorie insurrectionnelle que l'Église ne saurait
être obligée par des lois qu'elle n'aurait ni discutées, ni consenties, ni
signées, pour déclarer avec la plus grande fermeté que les droits qui
appartiennent au Gouvernement sur les questions d'ordre public, sur le régime
de l'enseignement et sur celui des congrégations religieuses ne peuvent être
subordonnés à l'agrément de l'Église. L'archevêque
d'Aix, ni plus ni moins violent que l'évoque de Grenoble, avait ordonné la
lecture en chaire de sa lettre pastorale il fut décrété d'abus pour avoir
excédé les limites assignées par les lois à son pouvoir ; sa lettre pastorale
fut et demeura supprimée. Le clergé du diocèse d'Aix et les catholiques
considérèrent que cette déclaration d'abus était pour l'archevêque « une
gloire de plus ». L'archevêque mit le comble à sa gloire en se plaignant de
n'avoir été informé de la déclaration d'abus que par l'Officiel et en
formulant cette plainte en des termes plus dignes du rédacteur d'un journal
charivarique que d'un prélat. Les
assemblées départementales, dans leur session de Pâques, ne pouvaient manquer
de s'occuper de la question à l'ordre du jour. Le Gouvernement, qui n'avait
pas prévu l'émission de vœux par les Conseils généraux sur les lois
universitaires, n'avait pas donné d'instructions à ses préfets et l'on ne put
tirer aucun pronostic sur le sort de ces lois des décisions incohérentes qui
furent prises. Pendant que 31 Conseils émettaient un vote hostile, 15 en
émettaient un favorable, passaient à l'ordre du jour et 28 ne se prononçaient
ni dans un sens ni dans l'autre. Deux lois avaient été proposées le 15 Mars
l'une de ces deux lois, celle qui concernait les Conseils universitaires,
offrait peu d'intérêt pour les personnes étrangères à l'Université. L'autre
touchait, par l'article 7, à des intérêts plus nombreux, religieux et
politiques à la fois et, à ce double titre, elle ne pouvait être livrée aux
discussions des Conseils généraux. Le Gouvernement eût dû le comprendre et
interdire une consultation qui ne lui apporta aucune force. Mais le
Gouvernement était dirigé par M. Waddington qui aurait craint, en faisant
interdire toute discussion sur les lois scolaires, de paraitre aller contre
la politique de son collègue de l'Instruction Publique. II le craignait
d'autant plus que dans ce Cabinet Dufaure, sans M. Dufaure, le
véritable Président du Conseil était le ministre de l'Instruction Publique,
bien plus que celui des Affaires Étrangères. Commencée
à la Chambre le 46 Juin la discussion du projet de loi se prolongea jusqu'au
9 Juillet : 347 voix contre 143 approuvèrent le projet du Gouvernement, y
compris l'article 7. Les deux séances capitales furent celles du 26 et du 27
Juin, entièrement occupées par le discours du ministre de l'Instruction
Publique. Il avait été précédé à la tribune par quelques-uns des partisans de
la loi, par tous ses adversaires et par quelques républicains d'Extrême
Gauche qui auraient voulu interdire l'enseignement même aux congrégations
autorisées et au clergé. M. Paul de Cassagnac s'était attiré la censure et
l'exclusion temporaire en qualifiant d'infâme M. Ferry et ses
collègues. Paul Bert refusa la tolérance aux intolérants, la liberté
d'enseigner à ceux qui voulaient s'en faire une arme pour apprendre à haïr
toutes les libertés. M. Spuller, l'ancien rapporteur du projet de loi de
1876, redevenu rapporteur du projet de 1879, justifia l'article 7 par des
raisons politiques et rappela le mot de Thiers, l'auteur converti de la loi
de 1850, avant cette conversion « Pour que la République vive, il faut
la confier résolument à la démocratie il faut rogner les ongles du
cléricalisme. » M. Lamy, se plaçant au point de vue libéral pur, demanda que
la liberté d'association fût accordée pleine et entière aux membres du clergé
comme à ceux des congrégations, et contesta que l'Église, vaincue au 16 Mai,
malgré son alliance avec l'État, fût aussi dangereuse que le prétendaient les
auteurs et les approbateurs du projet. Jules
Ferry démontra fort bien que la liberté d'enseigner n'était pas un droit
naturel, mais une liberté particulière, subordonnée à des garanties
préalables. L'État ne doit pas se croiser les bras en présence du conflit des
doctrines. Il intervient dans l'enseignement pour y maintenir une certaine
unité et certains principes qui importent à sa conservation. Après avoir
rappelé à l'appui de ces idées l'opinion de Thiers en 1844, Jules Ferry
réserva pour la discussion des articles tout ce qui concernait la collation
des grades et s'expliqua longuement sur l'état légal des congrégations, sur
les Jésuites dont le chiffre s'est élevé de 1.085 en 1861, à 1.509 en 1879 et
qui possèdent 74 résidences au lieu de 46, 31 établissements d'enseignement
secondaire au lieu de 14, et 9.131 élèves au lieu de 5.074, contre moins de 8.000
aux autres congrégations non autorisées. Après
une courte citation empruntée à M. Lucien Brun, professeur à l'Université
catholique de Lyon, et tendant à prouver que tous les principes de la
Révolution, l'indépendance de l'État civil, l'égalité des partages étaient
battus en brèche par certains professeurs de l'enseignement supérieur libre,
M. Ferry rechercha quelles doctrines étaient professées dans l'enseignement
secondaire congréganiste. Il puisa d'interminables citations dans les
ouvrages d'enseignement de deux écrivains obscurs, MM. Gazeau et Courval, et
dans les Extraits des erreurs et des mensonges historiques de Charles
Barthélémy, dans l'Histoire contemporaine de Chantrel. Ces citations
prouvaient surabondamment que l'enseignement secondaire des Jésuites
respirait la haine violente de la société moderne elles avaient le tort de
donner la publicité de la tribune à des récits sans valeur et de se rattacher
trop indirectement à la loi en discussion. Le
lendemain Jules Ferry se défendit surtout de vouloir faire la guerre au
catholicisme. Cette guerre, dit-il, « serait la dernière et la plus
criminelle des folies. » Et encore « La République serait insensée,
si elle nourrissait la pensée d'une lutte contre le catholicisme ». Puis
il affirma que les lycées de l'État et les collèges communaux pourraient
recevoir les 16.000 élèves que l'adoption de l'article 7 ferait perdre aux
congrégations non autorisées enfin il prouva que le moment était
particulièrement opportun pour agir et il termina par une chaleureuse
péroraison contre les Jésuites, considérés toujours comme professeurs
d'enseignement secondaire. Le 30
Juin Jules Ferry combattit le contre-projet de M. Bardoux qui substituait à
l'article 7 un système d'inspection plus sérieux que celui qui avait été
organisé par la loi de 1850. Il affirma que l'inspection serait inefficace,
comme le seraient les mesures individuelles prises contre une congrégation
dans laquelle l'individu n'est rien, et il revint encore une fois à
l'enseignement secondaire public dont il promit de modifier les installations
matérielles, les programmes et les méthodes programmes et méthodes ne sont,
en effet, que l'héritage des Jésuites, transmis par eux à l'Université. Après
le rejet du contre-projet Bardoux, les deux premiers articles furent adoptés
sans difficulté mais un débat s'engagea sur l'article 3 qui obligeait les
élèves des établissements libres à prendre leurs inscriptions dans les
Facultés de l'État. Jules Ferry, dans la séance du 4 Juillet, contesta que la
loi de 1875 fût une loi de vraie liberté elle ne s'était proposée que
d'organiser le partage du monopole et elle avait exigé que les Facultés
libres assimilées à celles de l'État, en échange du droit de collation des
grades et du droit d'inscription, remplissent certaines conditions comme
nombre de chaires, de laboratoires, de lits dans les hôpitaux et aussi
d'étudiants. L'inscription gratuite prise dans les Facultés de l'État,
surtout pour le Droit et la Médecine qui ont, au point de vue de la sécurité
sociale, une si grande importance, ne sera plus qu'une preuve de scolarité
'elle prouvera que l'on aura consacré tant d'années à l'étude du Droit ou de
la Médecine. En somme la loi nouvelle, dans son article 3, assurait à la fois
l'égalité devant l'examen et l'égalité devant le fisc. C'est
dans la séance du 5 Juillet que commença la discussion sur l'article 1. Après
que MM. Keller, de La Bassetière, Gaslonde et Granier de Cassagnac père
eurent revendiqué les droits des pères de famille qu'ils prétendaient lésés,
après que MM. Paul Bert et Louis Blanc eurent attaqué une fois de plus
l'enseignement des Jésuites, que M. Madier de Montjau eut demandé l'extension
de l'article '7 au clergé séculier et aux congrégations autorisées, M. Jules
Ferry, avec un sens politique et gouvernemental très vif, protesta contre la
mise hors la loi du clergé, conséquence de l'amendement Madier de Montjau.
Cet amendement, d'après le ministre, n'est ni une œuvre législative, ni une
œuvre doctrinale, mais une démonstration stérile, une manifestation d'opinion
sans application possible. Il fut rejeté à une majorité considérable, et
l'article 7 fut adopté par 333 voix contre 164, le 9 Juillet. Le lendemain,
la loi était portée au Sénat. Dans sa réponse à M. Madier de Montjau, Jules
Ferry avait dit, en parlant de l'enseignement des Jésuites, qu'il qualifiait
d'enseignement contre-révolutionnaire : « Voilà le terrain de la
discussion voilà les doctrines que je dénonce et que je poursuis pour les
dangers qu'elles offrent dans l'éducation et surtout dans l'enseignement
secondaire, qui est l'éducation de la jeunesse et de l'adolescence. C'est là
qu'est le débat. » Non, malgré l'approbation que rencontraient ces
paroles à Gauche, ce n'est pas là qu'était le débat. Il s'agissait, dans
cette mémorable discussion, d'enseignement supérieur et non pas
d'enseignement secondaire. Il eût été plus franc, plus habile aussi de
déposer un projet de loi sur l'enseignement secondaire libre et de laisser
les membres des congrégations non autorisées, Jésuites compris, participer à
l'enseignement supérieur libre ils n'y étaient pas dangereux et ils le sont
grandement dans l'enseignement secondaire. La faute du Gouvernement fut de
croire que l'insertion de l'article dans la loi sur l'enseignement supérieur
dispenserait de modifier la loi du 15 Mars 1850, et dispenserait aussi de
présenter une loi sur les associations. On mêla, on confondit ainsi des
choses très distinctes et aujourd'hui encore, dix-huit ans après la
présentation et l'échec du malencontreux article, ni la loi de 4850 n'est
abrogée, ni une loi sur les associations n'a été votée. Bien plus, il serait
téméraire d'espérer que ces deux réformes primordiales s'accompliront dans un
bref délai. Toutes
les critiques encourues par la loi sur l'enseignement supérieur furent
exposées avec une grande force et une extrême modération dans une lettre que
M. Jules Simon, le président de la Commission sénatoriale chargée d'étudier
la loi, adressa à un groupe d'électeurs. L'article 7, d'après M. Jules Simon,
eût été bien mieux à sa place dans une loi sur les associations ou dans une
loi générale sur l'enseignement, les congrégations non autorisées n'ayant
fondé aucun établissement d'enseignement supérieur libre. En admettant qu'il
fût voté, l'article 7 ne produirait pas les effets que l'on espérait, puisque
les étudiants, empêchés de s'adresser à des professeurs appartenant à une
congrégation non autorisée, iraient à des professeurs appartenant à une
congrégation autorisée ou à des membres du clergé et recevraient exactement
le même enseignement de ceux-ci que de ceux-là. C'était l'évidence même. M.
Jules Simon n'ajoutait pas que les radicaux de la Chambre, moins politiques
mais plus logiques que Jules Ferry, avaient proposé d'exclure de
l'enseignement, de quelque ordre qu'il fût, les membres des congrégations non
autorisées, et les membres du clergé, aussi bien que les Jésuites. Cette
proposition, bien que repoussée par -la Chambre, à une énorme majorité, avait
fourni des armes aux ennemis de la République, tout comme l'article 7. M.
Jules Simon déclarait, à la fin de sa lettre, qu'il croyait l'enseignement de
l'État plus fort et moins menacé qu'on ne le disait. Il aimait mieux, quant à
lui, défendre cet enseignement en le réformant et en lui donnant les millions
dont il a besoin, qu'en faisant contre des concurrents une loi préventive et
par conséquent oppressive. L'opposition du pasteur Bersier et de Littré à
l'article 7 fut aussi très remarquée tous deux se placèrent au même point de
vue que Jules Simon tous deux regrettaient que l'on combattît les éternels
adversaires de la liberté en leur empruntant leurs armes. Ces consultations,
autant que la composition de la Commission sénatoriale, pouvaient faire prévoir
à quelles difficultés Jules Ferry allait se heurter. Huit
jours après le vote de la loi sur l'enseignement supérieur, le 17 Juillet,
commença devant la Chambre la discussion de la loi sur le Conseil supérieur,
qui ne fut pas sérieusement contestée. Cette loi, d'après le rapporteur, M.
Challamet, se résumait dans les trois points suivants : 1° exclusion des
ministres des cultes et des soi-disant représentants des intérêts sociaux ;
2° introduction, dans le Conseil, des délégués élus de l'enseignement
secondaire et de l'enseignement primaire ; 3° prédominance de l'élément
électif sur l'élément administratif. Les membres de la Droite, MM.
Daguilhon-Pujol et Blachère, protestèrent contre l'exclusion des ministres
des cultes. Le rapporteur n'eut pas de peine à démontrer que les évêques
n'avaient été introduits dans le Conseil supérieur que pour y combattre
l'Université au profit de l'enseignement libre. M. Bardoux proposa un
contre-projet transactionnel consistant dans la création de deux Conseils,
l'un de l'Université, l'autre de l'enseignement libre où figureraient les
évêques ce contre-projet fut rejeté par 298 voix contre 169. M. Millaud
proposa un amendement qui introduisait dans le Conseil des représentants des
collèges l'amendement fut adopté dans la séance du 19 Juillet. En réponse à
M. Granier de Cassagnac, qui avait reproché au ministre l'abaissement des
études et la faiblesse du baccalauréat, Jules Ferry fit retomber la
responsabilité de cet état de choses sur les auteurs des lois de 1880 et de
1873, sur les représentants et les tuteurs attitrés des enseignements rivaux.
Ces tuteurs, qui pouvaient agir sans contrôle dans l'enseignement libre,
n'intervenaient dans l'enseignement de l'État que pour l'affaiblir. Ils
avaient approuvé la bifurcation, ils avaient ratifié les programmes qui
mutilaient la philosophie, ils avaient, en dernier lieu, sanctionné les
mesures prises pour réduire à néant le plan de réformes de M. Jules Simon.
Jules Ferry communiqua à la Chambre de longs extraits du Mémoire apologétique
de la loi de 1850, rédigé par MM. Dupanloup et de Falloux, pour engager les
évêques à se montrer favorables à une loi qui faisait du clergé, en face de
l'Université, un concurrent formidable et un surveillant autorisé. Il termina
par un bel hommage rendu aux vertus laïques de l'Université, et le projet de
loi adopté dans ses articles et dans l'ensemble, fut transmis le 22 Juillet
au Sénat, où il ne devrait venir en discussion qu'au mois de Janvier 1880,
sous le Ministère de M. de Freycinet. Jules
Ferry n'avait pas ville gagnée, après le vote rendu par la Chambre le 9
Juillet. L'expulsion des Jésuites de l'enseignement secondaire était devenue,
pour ainsi dire, le seul objectif du gouvernement républicain, et M. Paul
Robiquet[9] a pu ranger les discours et
opinions exprimées en dehors du Parlement par Jules Ferry sous ce titre
significatif : l'article 7 pendant les vacances. A Béziers et à
Marseille, dans le cours d'un voyage ou il réchauffa le zèle des partisans de
l'esprit laïque ; à Paris, où il dut présider à l'inauguration du
boulevard Arago, partout Jules Ferry poussa le cri de guerre contre le
cléricalisme, même dans le discours qu'il prononça le 5 Août, à la
distribution des prix du concours général. Nous laisserons de côté les autres
manifestations oratoires pour ne retenir que celle-ci. Le ministre aborda,
avec plus de détails qu'il n'avait pu le faire à la Chambre, la très grosse
question des réformes à introduire dans les méthodes et les programmes de
l'enseignement secondaire. Il se replaçait d'emblée sur le terrain que Jules
Simon avait choisi au mois de Septembre ')872. Après un juste hommage rendu
au grand corps de l'Université, le premier, le plus ancien, le plus dévoué
des serviteurs de l'État, à la force scolaire la plus libérale, la plus
forte, la mieux organisée, qu'aucun pays ait jamais conçue, M. Ferry
affirmait, avec tous les universitaires éclairés, qu'il y avait dans les
études classiques, « ce noble fonds de l'éducation française, » des
sacrifices à opérer, des transformations à poursuivre, des routines à
abandonner. Il faut cesser de traiter le latin comme une langue vivante il
faut l'étudier, non pas pour le parler et l’écrire, mais pour en pénétrer le
génie. A des exercices surannés, il convient de substituer l'explication
orale des auteurs et la lecture quotidienne. La transformation du
baccalauréat, « dont on a fait un but et qui ne devrait être qu'un point
d'arrivée doit correspondre à cette conception nouvelle de l'étude des
langues anciennes. Les heures ainsi regagnées seront restituées aux exercices
trop négligés de la langue maternelle. Telles sont les grandes lignes du
programme de réforme. Le ministre compte pour les réaliser sur le concours de
cette Université, volontiers conservatrice et traditionnelle, mais qui est de
son temps et qui saura se montrer réformatrice et progressiste. En
dehors de la révision constitutionnelle, des lois scolaires et de la loi de
finances peu de discussions importantes eurent lieu dans le Parlement avant
les vacances. La seule qui ait passionné la Chambre, fut relative à Blanqui.
Le vieux conspirateur avait été élu député de Bordeaux, grâce aux voix des
royalistes et des bonapartistes. Défendue par M. Clémenceau, son élection fut
cassée à la majorité de 384 voix contre 33 et, au second tour de scrutin, les
Bordelais portèrent la majorité de leurs suffrages sur un candidat radical
mais éligible, M. Achard. Au
Sénat deux interpellations, adressées à M. Le Royer par MM. de Gavardie et
Baragnon se terminèrent par un ordre du jour de confiance dans la justice et
la fermeté du ministre. M. de Gavardie se plaignait à la fois des choix de M.
Le Royer pour les parquets, et des poursuites qu'il faisait exercer par la
Cour de cassation, fonctionnant comme pouvoir disciplinaire, contre les
membres des tribunaux qui affichaient trop ouvertement leur mépris des
institutions républicaines. M. Baragnon reprochait à M. Le Royer, président
du Conseil d'État, de s'être inspiré, pour le recrutement de ce grand corps,
d'un autre esprit que celui qui avait animé l'Assemblée nationale. La
création d'une nouvelle section au Conseil d'État et le droit qu'avait le
Gouvernement de remplacer les conseillers dont l'investiture ne remontait pas
à 872, permettaient au Cabinet de nommer 25 conseillers sur 30. Quelques
républicains prétendaient qu'il pouvait renouveler entièrement l'assemblée ;
251 voix contre 143 se prononcèrent, à la Chambre, contre cette théorie du
renouvellement intégral, qui ne s'en effectua pas moins, les conseillers
conservés ayant tous donné leur démission. Le Conseil d'État, reconstitué par
le décret du 2 Août 1879, eut pour présidents de section MM. Charles Ballot,
Laferrière, Collet, Blondeau et Gendarme de Bévotte. Par la connaissance des
affaires, par l'indépendance, par le dévouement professionnel le nouveau
Conseil d'Etat, valut celui qui l'avait précédé ; par la fidélité aux
institutions établies, par le loyalisme il valut cent fois plus. Tel n'était
pas l'avis de M. Baragnon qui sembla n'avoir adressé son interpellation au
Garde des Sceaux que pour aboutir à ce mot de la fin : « Vous
voulez des magistrats qui obéissent et des soldats qui raisonnent ».
C'était une boutade, non un argument. Parmi
les lois d'affaires il faut citer celles-qui autorisaient le Gouvernement,
alors libre-échangiste, à proroger les traités de commerce arrivés à
expiration celle qui permettait le recouvrement, par la poste, des effets de
commerce dont le montant était inférieur à 500 francs celle qui supprimait
les membres ecclésiastiques, dans les commissions administratives des bureaux
de bienfaisance celle qui dotait de 300 nouveaux millions la Caisse des
chemins vicinaux et celle qui classait les lignes ferrées d'intérêt général
destinées à compléter le réseau de l'Etat. M. Bocher, au Sénat, ayant
reproché au ministre des Travaux Publics ses projets gigantesques, la dépense
qu'ils entraînaient et leur peu d'utilité relative, M. de Freycinet avec sa
parole unie, sa lucidité de démonstration et son incomparable talent comme
orateur d'affaires, défendit son œuvre, en s'appropriant heureusement un mot
de Bastiat. Dans les travaux publics, comme dans l'économie politique et, en
particulier, dans les travaux de chemins de fer, il y avait, selon lui, ce
que l'on voit, et ce que l'on ne voit pas. Ce que l'on voit c'est le produit
brut ce que l'on ne voit pas, c'est l'augmentation de la richesse générale du
pays. D'ailleurs, la construction des chemins de fer coûtant deux fois moins
cher en 1879 que quinze années auparavant, il n'y avait aucun inconvénient à
en construire deux fois plus. Le Sénat fut convaincu, comme l'avait été la
Chambre, par l'éloquence irrésistible du ministre et aussi par le sentiment
de ses intérêts électoraux. Le plan Freycinet n'en reste pas moins
contestable, tant au point de vue de l'énormité des dépenses engagées qu'à
celui de l'utilité des travaux effectués. Le
budget de 1880 fut présenté par M. Léon Say le 23 Janvier 1879 : le ministre
des Finances, poussé par l'opinion et par la Chambre, admettait cette fois
les dégrèvements il consentit à une réduction de 7 millions d'abord, de 25
millions ensuite sur les patentes[10]. Il prévoyait 3.316 millions de
dépenses pour 1880, au lieu de 3.166 millions en 1879. Les augmentations
portaient au budget extraordinaire sur les travaux publics pour 95 millions
et au budget ordinaire pour 54 millions dont la plus grande partie était
consacrée à la Dette publique 23 millions ; à la guerre 18, à la marine 3 ½,
aux frais de régie 4, aux travaux publics 3 ½, à l'agriculture et au commerce
2, à l'Algérie 1 ½ et à l'instruction publique plus d'un million. Les
prévisions de recettes ne s'élevant qu'à 2 756 millions, M. Léon Say estimait
qu'il fallait demander 500 millions à l'emprunt. M. Wilson, dans le rapport
général qu'il présenta le 10 Juin 1879, arrêtait, au nom de la Commission du
budget, les dépenses à 3308 millions, avec une réduction de près de 8
millions sur le projet ministériel, les recettes à 2.749 millions et les
ressources d'emprunt à 889 misions, somme sensiblement égale à celle que
prévoyait M. Léon Say. La Dette devait donc s'augmenter, en 1880, de 589 ou
560 millions. La
discussion générale s'ouvrit à la Chambre le 10 Juillet. M. Henri Brisson,
qui avait remplacé Gambetta comme président de la Commission du budget,
défendit la politique des dégrèvements sur le papier et sur la bougie. Dans
la discussion du budget des Cultes la réduction à 15.000 et à 10.000 francs
du traitement des archevêques et évêques fut maintenue, mais le traitement de
2.000 desservants fut élevé de 900 à 1.000 francs. M. Farcy fit entendre au
budget de 1880 sur l'administration de la Marine, des critiques aussi fondées
que celles de M. Etienne Lamy au budget de 1879. Au budget de l'Instruction
Publique la Commission avait augmenté de 2 millions le service des
constructions scolaires la Chambre augmenta de 20 000 francs le chapitre des
bourses et dégrèvements. M. Duvaux, le très compétent rapporteur du budget de
l'Instruction Publique de 1881, présenta de judicieuses observations sur les
concours généraux qui n'offraient, selon lui, aucune garantie morale. La
meilleure preuve, dit-il, que le concours est une mauvaise chose, c'est que
nos adversaires se sont bien gardés de l'établir chez eux. Le Sénat admit les
propositions de la Chambre relativement aux dégrèvements et ne réduisit pas
les dépenses exagérées. Ces dépenses, pour le budget ordinaire et le budget
extraordinaire de 1880, atteignirent 3306 millions et furent supérieures de 6
millions et demi aux prévisions de la loi de finances qui porta la date du 21
Décembre 1879. Les recettes normales n'ayant atteint que 2 890 millions, il y
eut un déficit de Ala millions qui fut couvert par 545 millions de ressources
extraordinaires et de ressources d'emprunt, soit 130 millions d'excédent que
l'on reporta sur les exercices 1881,1882 et 1883. L'une
des premières mesures prises par le Cabinet Waddington avait été la
nomination de M. Albert Grévy, frère du Président de la République, aux
fonctions de gouverneur général civil de l'Algérie. Les pouvoirs du nouveau
gouverneur s'étendaient sur l'armée et sur la marine, sur le territoire civil
et sur le territoire militaire, sur l'élément européen et sur l'élément
indigène. Il était excellent de préciser l'étendue des attributions du
gouverneur il l'était moins d'apporter une modification de plus au régime
administratif de l'Algérie, ces changements coïncidant généralement avec
quelques mouvements des Arabes on devait en faire une fois de plus
l'expérience avec M. Albert Grévy. Le
Cabinet fut encore moins bien inspiré, deux mois environ avant sa chute, dans
le choix qu'il fit d'un gouverneur pour la Martinique. Il avait nommé à ce
poste un vieux républicain, M. Gent, député de Vaucluse, que recommandait sa
courageuse conduite à Marseille pendant la Défense Nationale. Un journal
bonapartiste exhuma une très ancienne histoire judiciaire à laquelle M. Gent
avait été mêlé. Le Gouvernement essaya d'obtenir le désistement de M. Gent
sur son refus, il le remplaça par un officier de marine, M. Aube. M. Gent,
qui s'était démis de son siège de député après sa nomination, dut se
représenter aux électeurs de Vaucluse qui le renvoyèrent à la Chambre, le 23
Décembre. Le Cabinet avait montré dans toute cette affaire une incroyable
légèreté. Mal renseigné avant la nomination de M. Gent, pusillanime après,
hésitant toujours, il préludait assez mal au rôle difficile qui allait lui
incomber à la rentrée des Chambres. La
situation avait pourtant semblé belle entre toutes, quelques mois auparavant,
dans l'été de 1879, pour ce Cabinet qui bénéficiait de la popularité acquise
à tout pouvoir nouveau et que des accidents fortuits avaient singulièrement
servi. Le 20 Juin, le bruit s'était répandu dans Paris que le Prince Impérial
avait péri obscurément, à l'extrémité méridionale de l'Afrique, dans une
guerre dirigée par les Anglais contre les Zoulous. La nouvelle était vraie.
L'espoir des bonapartistes, de tous les conservateurs qui se seraient ralliés
à lui en haine de la République, disparaissait à vingt-trois ans, victime de
son courage, emportant, outre les regrets de son parti, ceux de quiconque ne
pouvait voir sans tristesse cette jeune destinée impitoyablement fauchée. Son
successeur, de par les Constitutions de l'Empire, était un prince qui avait
fait partie des 363, qui réunissait peu de sympathies dans sa propre famille,
qui ne ralliait pas tous les suffrages bonapartistes, qui ne rallierait
jamais ceux de la majorité des conservateurs. Délivrée du plus dangereux de
ses adversaires, la République n'avait plus en face d'elle qu'une famille
divisée, et le majestueux et naïf exilé de Frohsdorf. Dans l'opinion, la
croyance à l'éternité de la République et la conviction que l'on pouvait
tenter impunément certaines expériences, dans le Gouvernement un peu plus de
laisser aller, tels furent les résultats immédiats de la mort du Prince
Impérial. A Paris, il suffisait parfois d'avoir présenté l'apologie de faits
qualifiés crimes pour forcer les portes du Conseil municipal. A. Humbert,
l'ancien rédacteur du Père Duchesne pendant la Commune, fut condamné
par les magistrats et amnistié par les électeurs. Il fut élu dans le quartier
de Javel, sans avoir les six mois de résidence exigés par la législation
alors en vigueur. Quand les autres amnistiés rentrèrent en France, ils furent
accueillis par des manifestations significatives. Quelques-uns des hommes
politiques qui s'étaient séparés d'eux en 1871 et qui avaient continué de
siéger à l'Assemblée de Versailles semblèrent vouloir faire amende honorable
et se rangèrent rétrospectivement du côté de la Commune. Louis Blanc se
signala par l'empressement qu'il mit à se rendre au-devant des rapatriés et à
justifier, après coup, ceux qu'il avait si sévèrement traités en 187' En même
temps que le parti révolutionnaire se ressaisissait, il affirmait ses
revendications sociales et, dans un Congrès d'ouvriers tenu à Marseille,
sourd aux conseils très sages qui lui étaient donnés par quelques-uns de ses
membres, il adhérait en majorité aux doctrines collectivistes. Désarmé
en face des réunions le 'Gouvernement ne l'était pas en face de la presse,
mais les acquittements capricieux du jury et la popularité qui s'attachait
aux rares victimes des tribunaux correctionnels le conduisaient à tout
laisser dire et à s'abstenir des poursuites. Il n'avait recours à la
répression que devant les tribunaux administratifs, comme le Conseil d'État,
qui déclara d'abus, après l'archevêque d'Aix, l'évoque de Grenoble, coupable
d'avoir publié sans autorisation ministérielle un bref pontifical. Ces
condamnations légales, mais dérisoires, produisaient dans le parti clérical
exactement le même effet que les peines correctionnelles dans la démocratie
avancée. Elles avaient un autre et plus grave inconvénient de même que toutes
les lois scolaires semblaient se résumer dans l'article 7, toute la politique
du Cabinet Waddington, en dépit des déclarations réitérées de tous ses
membres, et contrairement à la réalité, semblait se résumer dans la lutte
contre le cléricalisme. Bien
qu'il n'eût pas commis de faute grave, au point de vue de l'opinion
républicaine, le Cabinet Waddington était donc usé, vieilli, au moment de la
reprise de la session ; il conservait bien, dans la Chambre, les sympathies
de la majorité des républicains ; mais ces sympathies restaient inertes ; à
deux ou trois reprises, dans les occasions graves, on avait vu plus de 100
membres de la Gauche s'abstenir au scrutin et le Ministère réunir
difficilement 200 et quelques voix de Gauche contre 140 voix de Droite. II
n'y avait pas plus de cohésion, d'homogénéité dans la Gauche qu'il n'y en
avait dans le Ministère et pour les mêmes raisons tout le monde sentait que
le véritable chef de la majorité, qui aurait dû être le chef du Cabinet,
avait été comme immobilisé dans les fonctions plutôt honorifiques de
Président de la Chambre. C'est M. Grévy qui le premier avait pensé pour lui à
ce poste élevé et qui avait même travaillé à son élection. On peut s'étonner
que le Président de la République, habitué comme il l'était aux luttes
parlementaires et en connaissant merveilleusement les conditions, ait laissé
une pareille force en dehors de la politique active. On se prend à craindre
que le souvenir d'anciens dissentiments n'ait influé sur sa conduite, que le
Président de la République ne se soit trop souvenu des dures qualifications
qu'il avait trouvées pour le Dictateur de Tours et de Bordeaux. L'homme très
loyal, très sûr et très savant qu'il avait placé à la tête de son premier
Cabinet, si différent de Gambetta, n'avait rien de ce qu'il fallait pour
entraîner une Assemblée, élue dans des conditions ordinaires, à plus forte
raison une Chambre sortie de la tourmente de 1877. Dans le Cabinet même, M.
Waddington fut effacé il n'eut ni la vigueur, ni les visées d'avenir d'un
Jules Ferry ni la science juridique et l'esprit gouvernemental d'un Le Royer
ni la parole souple et séduisante d'un Freycinet. Dans la direction de la
politique étrangère son rôle se borna à combiner l'action de la France avec
celle de l'Angleterre en Égypte et, après le coup d'État financier du
khédive, à faire déposer ce souverain par une pression commune exercée sur la
Porte. Il eût été facile, dans l'embarras où la question des réformes turques
et la révolte de l'Afghanistan plaçaient le cabinet Beaconsfield, de prendre
sur les rives du Nil une prépondérance décidée M. Waddington manqua du coup
d'œil et de la décision nécessaires pour jouer cette partie qui aurait
prévenu, trois ans d'avance, les funestes événements de 1882 et l'élimination
de la France du condominium. Le jour
de la rentrée du Parlement (28 Novembre) le Journal officiel publiait un rapport
adressé au Président de la République par le Garde des Sceaux, sur la
situation de 830 condamnés de la Commune non graciés ni amnistiés. Ces 830
condamnés se divisaient en 554 individus jugés contradictoirement et 276
contumaces. On en comptait, parmi ces 830, 65 qui avaient été membres de la
Commune de Paris, 89 coupables de crimes de droit commun contre des
personnes, 104 coupables de crimes de droit commun contre des propriétés 821
avaient des antécédents judiciaires et 51 appartenaient à la dernière
catégorie exclue de l'amnistie. Ceux-ci étaient ou des individus notoirement
indignes, ou des membres de la Commune révolutionnaire, prédisant la revanche
prochaine et l'appelant de tous leurs vœux. Le rapport de M. Le Royer
flétrissait, une fois de plus, comme le plus grand des crimes, l'insurrection
accomplie au lendemain même de nos désastres et sous les yeux de l'ennemi
triomphant. A la
séance de la Chambre du jeudi 28 Novembre, la première qui ait été tenue à
Paris depuis 1870 ; Gambetta, dans son allocution d'ouverture, rappela que le
Congrès avait rendu à notre incomparable Capitale le titre légal dont on
l'avait trop longtemps dépouillée sans avoir pu l'amoindrir, et placé le
siège du Gouvernement et des Chambres au seul point du territoire d'où on
gouverne avec autorité. Il fit un éloge admirable de « ce prodigieux
laboratoire de Paris, où viennent s'accumuler toutes les ressources
intellectuelles, affluer toutes les forces vives de la société, toutes les
données de la politique intérieure et extérieure, fécondées par un esprit
public dont la vivacité n'altère ni la justesse ni le bon sens ». Il
répondit d'un mot digne et fier aux accusations déjà formulées contre lui,
quand il déclara qu'il se renfermerait scrupuleusement dans les devoirs
spéciaux de la charge dont on l'avait revêtu. Enfin, il traça tout un
programme de travail et même de gouvernement, quand il prononça ces paroles
qui eurent un grand retentissement : « Vous avez, Messieurs,
amassé, préparé bien des matériaux de reconstruction vous avez élaboré bien
des projets il faut aboutir. » Et cette brillante et chaude allocution,
d'un si merveilleux à-propos, se terminait par ces mots où Gambetta mit toute
son âme : « Faisons converger toutes nos facultés, tous nos efforts
vers le but suprême la grandeur de la Patrie, l'affermissement de la
République. » Il faut regretter que tous les recueils de discours de
Gambetta ne donnent pas ce morceau, où on le retrouve tout entier, avec son
sens politique si profond, avec son émotion vibrante et communicative toutes
les fois qu'il parle de la France. Sans
avoir autant de portée, le discours prononcé au même moment par le comte
Rampon, vice-président du Sénat, relata les services éclatants rendus à la
République par Valentin. Député à la Législative en 1849, exilé de 1851 à
1870, Valentin déploya un courage héroïque pour pénétrer dans Strasbourg dont
il avait été nommé le préfet ; montra plus tard, à Lyon, une inébranlable
fermeté contre l'insurrection dont il faillit devenir la victime et, quand il
eut été relevé en 1872 de ses fonctions administratives, fit entendre dans
l'Assemblée nationale, puis dans le Sénat, des conseils d'un grand poids,
toujours écoutés avec le respect que méritaient la fidélité des convictions
et le dévouement à la chose publique de ce vaillant homme, de cet
irréprochable républicain. La
composition du Cabinet n'était pas étrangère à la méconnaissance par la
majorité des règles du fonctionnement régulier du régime parlementaire. Ses
dispositions malveillantes, sinon hostiles à l'égard du Ministère, se
révélèrent non pas en séance publique, mais dans des conciliabules de groupes
et dans des conversations de couloirs, où il fut vaguement question d'un
programme minimum, sur lequel les républicains s'entendraient et qu'ils
imposeraient au Gouvernement. M. Waddington saisit la première occasion qui
s'offrit à lui de protester contre un procédé qu'il trouvait avec raison
irrégulier et antiparlementaire. M. de Baudry d'Asson ayant retiré une
interpellation déposée par lui sur des révocations de maires et d'adjoints en
Vendée, le Président du Conseil s'interpella lui-même, le 2 Décembre et,
après avoir protesté contre les façons d'agir de M. de Baudry d'Asson, il
s'éleva plus vivement encore contre celles de la Gauche qui laissaient au
Ministère une situation intolérable, contre une ingérence et une tyrannie
qu'aucun Cabinet ne consentirait à supporter. Il somma le Parlement de dire
catégoriquement si le Ministère avait ou n'avait pas sa confiance il réclama
cette confiance absolue, complète, avec une vigueur qu'on ne lui connaissait
pas ; il blâma la politique de couloirs, d'attaques dans les journaux et, au
nom de la dignité de la Chambre comme de l'avenir du régime parlementaire, il
demanda impérieusement à la Chambre de provoquer les explications du
Ministère. Le gant
ne fut pas relevé le jour même mais, quelques instants après que le Président
du Conseil était descendu de la tribune, la Chambre, sur la proposition de M.
Boysset et après un ardent réquisitoire de M. Floquet, prenait en
considération, par 320 voix contre 152, avec l'assentiment de M. Le Royer et
de ses collègues, une proposition de suspension de l'inamovibilité des
magistrats assis. Le Cabinet désapprouvait au fond cette proposition qui
n'aboutira que quatre ans plus tard il n'osa pas la combattre. Les
incidents de la séance du 2 Décembre avaient ouvert une véritable crise
ministérielle qui dura en réalité jusqu'à la constitution du Ministère de M.
de Freycinet. Le jeudi 4 Décembre, MM. Henri Brisson, Allain-Targé, Floquet,
Gâtineau, Boysset, Spuller, Baïhaut, Dréo, Labuze et Varambon demandèrent à
interpeller le Cabinet sur sa politique intérieure. M. Waddington exprima le
désir que l'interpellation fût discutée immédiatement et M. Henri Brisson monta
à la tribune pour la développer. Son discours produisit d'autant plus d'effet
que ses interventions étaient plus rares. Dans une langue sobre, concise,
très ferme, sans inutiles ornements oratoires, M. Henri Brisson rappelle les
incidents de l'avant-veille et fait ressortir « la leçon de choses » que le
Cabinet a donnée ; entre le discours de M. Waddington et le discours de M. Le
Royer, il montre le désaccord, la contradiction apparaissant à un quart
d'heure d'intervalle dans la majorité de 320 voix qui s'est faite sur la
proposition Boysset, il montre l'union, l'entente pour un objet déterminé la
réforme de la magistrature. Le Cabinet en dix mois n'a pas su remplir son
rôle, il n'a pas su faire l'éducation parlementaire de ces 330 députés venus
des points les plus divers de l'horizon politique il n'a eu, dans cette
question spéciale, qu'indécision, hésitation et réserve il n'a pas davantage
apporté de solution dans la question des rapports de la gendarmerie avec les
municipalités et les autorités administratives il n'a pas pris parti assez
vite non plus, il n'a pas su calmer l'émotion publique provoquée par les cris
factieux de « Vive le Roi » qui ont retenti dans des banquets
auxquels assistaient des officiers de l'armée territoriale. Par suite de cet
esprit d'incertitude, d'irrésolution, personne ne sait plus où est la force,
où est la direction gouvernementale. II y a défaut d'entente entre les
services publics, parce que certains corps administratifs, judiciaires,
savants ou autres, constitués à l'état de mandarinat, contrecarrent le
pouvoir politique, parce que le Cabinet n'a su donner d'orientation ni aux
fonctionnaires, ni au Parlement, ni aux populations, parce qu'il est hésitant
en face d'une majorité résolue, parce qu'il recule devant les réformes et les
initiatives, parce que c'est à lui surtout que s'adresse la vive parole et le
pressant conseil de Gambetta : « Il faut aboutir. » A ce
discours très mesuré et très fort, le Président du Conseil fit une réponse
des plus ternes, où l'on ne retrouva rien de la résolution qu'il avait
montrée l'avant-veille. Il affirma bien sa volonté de ne pas prêter la main à
ce que la question de l'amnistie fût rouverte il rappela les lois
d'enseignement déposées, le retour des Chambres a. Paris effectué, le Conseil
d'Etat, réorganisé, les plus-values budgétaires réalisées, la paix publique
maintenue ; mais il ne répondit point aux griefs particuliers formulés par M.
Henri Brisson. De Cabinet homogène, d'après M. Waddington, il ne pouvait y en
avoir que sous un dictateur et M. Brisson lui-même, s'il était porté au
pouvoir, serait incapable d'en constituer un. Il trouverait d'ailleurs en
face de lui, comme le Cabinet du 4 Février, des hommes qui n'aspirent qu'à
renverser la Constitution et à dénoncer le Concordat. Le Cabinet ne veut ni
de l'amnistie plénière, ni de la nomination des maires par tous les Conseils municipaux,
ni de la liberté absolue de la presse, ni le droit de réunion illimité, ni le
droit d'association également illimité et il considérerait comme une suprême
imprudence de couper en deux, à ce moment, le parti républicain d'un côté les
progressistes, de l'autre, les conservateurs. Jules
Ferry répéta avec un peu plus d'ordre et de fermeté les déclarations du
Président du Conseil et M. Devès développa les motifs à l'appui d'un ordre du
jour de confiance qu'il déposa au nom de la Gauche républicaine. « La
Chambre des députés, disait cet ordre du jour, après avoir entendu le Cabinet
dans ses déclarations, persuadée qu'il est fermement résolu à faire respecter
de tous le Gouvernement républicain et confiante dans la vigueur avec
laquelle il écartera des emplois publics les fonctionnaires hostiles à nos
institutions, passe à l'ordre du jour. » Cet
ordre du jour, qui créait l'équivoque, qui ne résumait nullement la
discussion qui venait d'avoir lieu, fut adopté par 221 voix contre 97 sur 318
suffrages exprimés 203 membres s'abstinrent presque tous appartenaient à la
Gauche. Le Cabinet était moralement entamé après ce vote et jusqu'au 21
Décembre il n'exista plus que de nom. S'il fut maintenu le 4 Décembre par le
scrutin, c'est qu'un incident de séance avait montré à quels adversaires le
Cabinet avait affaire du côté de la Droite. M. Jules Ferry ; pendant son
discours, avait parlé des impertinences de certains officiers de l'armée
territoriale. « Allez leur dire en face ce que vous venez de dire ici,
cria M. Paul de Cassagnac, et vous recevrez leurs épaulettes sur la figure. »
M. Paul de Cassagnac avait été frappé de la censure avec exclusion
temporaire. Au vote final, aucun républicain ne voulut voter contre un
Cabinet qui avait en face de lui pareils ennemis et que l'on attaquait avec
cette violence injurieuse tous se réfugièrent dans l'abstention. M.
Waddington se rendait si bien compte de la situation faite au Cabinet par le
vote du 4 Décembre qu'il manifestait, dès ce moment, l'intention de donner sa
démission. Il se résigna à conserver le pouvoir avec une majorité défiante et
un Cabinet divisé, jusqu'au jour où deux membres de ce Cabinet, directement
visés par deux votes de la Chambre, se retirèrent spontanément. M. Le Royer,
le 2 Décembre, avait paru manquer de décision en présence de M. Boysset. En
réponse à une question qui lui fut adressée par M. Labadie, sur un discours
prononcé par le premier président de la Cour d'Aix, il sembla défendre avec
un peu trop d'ardeur un magistrat notoirement hostile aux institutions
républicaines. Enfin, en réponse à une interpellation de M. Lockroy sur
l'application qu'il avait faite de la loi d'amnistie, il obtint un ordre du
jour de confiance qui ne fut adopté, par 250 voix contre 175, que grâce à
l'abstention de la Droite. Dans
l'interpellation adressée au ministre de la Guerre par MM. Achard, Rouvier,
Caduc, Lalanne, Raynal et Trarieux, le résultat fut encore plus mauvais le
Cabinet triompha encore par 244 voix contre 163, mais sa majorité comprenait
118 membres de la Droite. Un banquet légitimiste avait eu lieu le 29
Septembre à Bordeaux, auquel assistaient deux chefs de bataillon et le
lieutenant-colonel du 140" régiment d'infanterie territoriale, M. de
Carayon-Latour, sénateur. Le ministre avait suspendu de leur grade les deux
chefs de bataillon et cité le lieutenant-colonel M. de Carayon-Latour, devant
un Conseil d'enquête qui déclara qu'il n'y avait pas lieu à suivre. M.
Raynal, au nom des interpellateurs, supplia le général Gresley de se raviser
il s'y refusa, descendit de la tribune et quitta la salle des séances, au
milieu des bruyants applaudissements de la Droite. Le
lendemain, 21 Décembre, les ministres se réunissaient au ministère des
Affaires Étrangères, apprenaient de M. Waddington qu'il résignait ses
fonctions, remettaient tous leur démission entre ses mains et, le soir même,
le Président du Conseil allait porter au Président de la République la
démission collective du Cabinet et dessous-secrétaires d'Etat. Le Cabinet du
4 Février avait duré dix mois et demi. En
recevant la démission de M. Waddington, M. Grévy dut lui faire observer,
comme il l'avait fait après l'interpellation Lockroy, que le Cabinet, en
réalité, n'avait pas été mis en minorité. Sans doute le Cabinet n'avait pas
encouru un vote de blâme, mais lui était-il possible de gouverner avec une
majorité qui, le 4 Décembre, était de 201 voix et qui le 18 Décembre, la
Droite déduite, se réduisait à 126 voix républicaines ? L'erreur initiale de
M. Grévy avait été de placer à la tête de son premier Cabinet un Président du
Conseil qui manquait d'autorité et de recruter ce Cabinet parmi les seuls
membres du Centre Gauche et de la Gauche républicaine, à l'exclusion de
l'Union républicaine. Cette erreur va se continuer sous les deux Ministères
suivants, au grand détriment de la chose publique, au détriment de
l'apprentissage parlementaire des députés, au détriment de l'éducation de la
démocratie. C'est dans des conditions relativement favorables, quoi qu'il en
ait dit le 4 Décembre, que M. Waddington avait pris la direction des affaires
au 4 Février. Le lendemain de l'élection de M. Grévy, il suffisait d'un peu
de netteté de vues et de fermeté de main pour gouverner avec suite, sinon
avec éclat, pour choisir un personnel respectueux de la Constitution, pour
faire voter des lois utiles, pour contenir et dominer un Parlement dont les
deux Chambres étaient pleines de bonne volonté et d'espérances parfaitement
réalisables. M. Waddington n'avait pas su être cet homme d'Etat énergique et
prudent à la fois ; il tomba du pouvoir, après dix mois d'une administration
plus bruyante que bien remplie, qui fut une déception pour ses amis et qui le
révéla notoirement inférieur à la tâche dont M. Grévy l'avait cru capable. Tel fut le premier Cabinet de la Présidence Jules Grévy. Il donna le spectacle et il laissa le souvenir d'une administration faible, hésitante, impuissante. M. Waddington et ses collègues, livrés à eux-mêmes par l'abstention systématique du Président de la République, ne surent ni discipliner les Gauches, ni mériter et retenir leur confiance. La majorité de 1877, excellente pour le combat, fut impropre au gouvernement, par sa faute, sans doute, mais aussi parcelle du Cabinet qui ne parvint ni à se tracer un programme limité, ni à l'appliquer hardiment, ni, en exécutant les réformes nécessaires, à répondre aux vœux évidents de l'opinion publique. La fermeté, la prévoyance, l'esprit de décision, c'est ce qui manqua le plus à M. Waddington. Parmi les 300 républicains de 1877, portés au chiffre de près de 400 par les élections partielles qui avaient suivi la grande consultation du 14 Octobre, il ne réussit pas à constituer un noyau solide de 280 députés, décidés à soutenir son administration ; il ne réussit pas à empêcher les conflits et les compétitions de personnes il inaugura, non pas faute de lumières ou de bonne volonté, mais faute d'énergie, cette période de crises et d'instabilité qui affaiblit, aux yeux du pays, le prestige du parti républicain et fit douter de sa capacité gouvernementale. La situation, à la fin de l'année 1879, était certainement moins favorable qu'au lendemain de l'élection de M. Grévy et, par malheur, personne ne discernant les vraies causes de ce changement, elle va s'aggraver jusqu'au 14 Novembre 1881. |
[1]
Discours politiques et judiciaires, rapports et
messages de Jules Grévy, par Lucien Delabrousse, 2 vol, in-8°. Paris,
Quantin.
[2]
André Daniel. L'année politique, 1879, p. 83. Paris, G. Charpentier,
1880.
[3]
Voir l’appendice I.
[4]
Voir l’appendice II.
[5]
Voir l’appendice III.
[6]
Voir sur la Constitution de 1875 et sur les révisions l'excellent ouvrage de M.
Gabriel Arnoult, avocat à la cour d'appel de Nancy, De la révision des
Constitutions, chez Arthur Rousseau, Paris, 1896.
[7]
Paul Robiquet, Discours et opinions de Jules Ferry, 7 vol. in-8° chez
Armand Colin. Paris, 1892-1898.
[8]
Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de M. F. Buisson
(Paris, Hachette, 1887) renferme au mot France un excellent article sur
l'Instruction Publique depuis 1789. Cet article, très développé pour la période
1879-1882, est de M. Alfred Rambaud, qui fut chef du Cabinet de Jules Ferry à
l'instruction Publique. Il est remarquable que tous ceux que Jules Ferry a
attachés à sa personne, ou appelés à un emploi public un peu en vue, ont été,
par ce choix, comme désignes pour de hautes fonctions ultérieures.
[9]
Discours et opinions de Jules Ferry, tome III, p. 191.
[10]
Voir Amagat, La Gestion conservatrice et la gestion républicaine jusqu’aux
conventions, 1872-1883. Paris, Plon, 1889.