HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE WADDINGTON.

Du 4 Février au 28 Décembre 1879.

 

 

Jules Grévy avant 1871. — Présidence de l'Assemblée nationale. — Le discours du 19-20 Novembre 1873. — Jules Grévy avant 1876. — Le 30 Janvier 1879. — Gambetta, Président de la Chambre. — Le Cabinet du 4 Février. M. Waddington. — M. Jules Ferry. — Changements dans le personnel. — L'amnistie à la Chambre et au Sénat. — M. Léon Say et la conversion du 5 p. 100. — La Lanterne et la Préfecture de police. — M. de Marcère. — MM. Lepère et Andrieux. — M. Henri Brisson et l'enquête sur le 16 Mai. — L'ordre du jour Hameau. — Première révision de la Constitution. — Présentation des lois scolaires. — Jules Ferry avant 1879. — L'enseignement supérieur en Algérie. — La Caisse des Écoles. — Enseignement départemental et communal de l'agriculture. — Écoles normales d'institutrices et d'instituteurs. — Loi sur la liberté de l'enseignement supérieur. L'article 7. — Le banquet d'Épinal. — La lutte entre la démocratie et le cléricalisme. — Le clergé et les lois Ferry. — Lettre de M. Lepère à l'évêque de Grenoble. — L'archevêque d'Aix décrété d'abus. — La session d'Avril des Conseils généraux. — La loi sur l'enseignement supérieur à la Chambre. — Séances du 26 et du 27 Juin. — Le contreprojet Bardoux. — Discussion des articles. — Amendement Madier de Montjau. — Erreur de Jules Ferry et du Gouvernement. — Lettre de J. Simon à d'anciens électeurs. — La loi sur le Conseil supérieur à la Chambre. — L'article 7 pendant les vacances. — Jules Ferry au Concours général. — L'élection Blanqui à la Chambre. — Les interpellations de Gavardie et Baragnon au Sénat. — Le budget de 1880. — Les principaux actes du Gouvernement. — La situation politique. — Mort du Prince Impérial. — Retour des amnisties. — Déclaration d'abus contre l'évoque de Grenoble. — Faiblesse du Cabinet Waddington. — La situation des 830 condamnés de la Commune. — L'allocution de Gambetta. — Déclaration du Président du Conseil. — Proposition Boysset. — Interpellation d'Henri Brisson. — Interpellation Lockroy et Raynal. — La démission du Ministère.

 

Né à Mont-sous-Vaudrey (Jura), le 15 Août 1807, Jules Grévy était dans sa soixante-douzième année quand il fut élevé à la Présidence de la République par le Congrès, le 30 Janvier 1879. Depuis plus de quarante ans il occupait une place éminente au barreau de Paris et il jouait un rôle important dans l'histoire de notre pays. Dès 1837, époque de ses débuts comme avocat, il attirait l'attention par une parole sobre et forte, une dialectique serrée, un inaltérable bon sens. Membre du Conseil de l'ordre en 1862, il arrivait au bâtonnat en 1868 et, à ce titre, il prononçait sur la tombe de Berryer un discours qui est resté comme un modèle du genre[1].

Attiré par la politique, Jules Grévy défendait des accusés politiques devant la Cour des Pairs en 1839 et en 1840, entrait en 1848 à la Constituante, où il déposait la célèbre proposition qui est devenue inséparable de son nom, était réélu à la Législative, où il se mêlait aux discussions d'affaires autant qu'aux grandes luttes politiques et, après le coup d'État de Décembre, reprenait le chemin du Palais de Justice. La politique le ressaisit en 1864 il est, dans le procès des Treize, le défenseur de Dréo ; ses compatriotes du Jura lui ouvrent en 1868 les portes du Corps Législatif par une élection triomphante, lui renouvellent leur confiance aux élections générales de 1869 et assistent, comme lui, impuissants et navrés, à l'effondrement du régime impérial et aux désastres de la patrie.

Jules Grévy ne fait pas partie du Gouvernement de la Défense Nationale. Pendant la tourmente, il séjourna à deux reprises à Tours. Il est l'hôte de Mme Pelouze, sœur de M. Wilson, comme MM. Cochery, Tassin, Guyot-Montpayroux. Avec eux il déplore le retard apporté à la convocation des électeurs. Avec M. Thiers, de retour de sa tournée en Europe et qui, comme lui, manque de confiance dans l'issue de la lutte engagée, il s'enferme dans une opposition frondeuse à la Délégation. L'historien ne peut pas oublier que le patriotisme ardent de Gambetta fut méconnu par MM. Thiers et Grévy, que ces deux grands citoyens ont porté sur le grand tribun un jugement sévère jusqu'à l'injustice.

Quand l'Assemblée est réunie à Bordeaux, Jules Grévy, placé à sa tête par un vote presque unanime, devient le président modèle, au jugement sûr, au coup d'œil prompt, au tact infini, à indéniable impartialité. Pendant plus de deux ans il sut, dans les circonstances les plus graves, dans les séances les plus tumultueuses, s'imposer à tous par son calme, sa dignité, la maîtrise de soi-même il apparut comme le gardien des tables de la Loi, comme le représentant le plus autorisé et le plus auguste de l'Assemblée souveraine. S'il semble céder à un accès de mauvaise humeur ; le jour où il quitte le fauteuil, et à un accès d'entêtement, le jour où il refuse d'y remonter, bien que réélu à plus de 100 voix de majorité, c'est qu'il a reconnu à des signes certains que son autorité décline, que l'Assemblée va « prendre une voie dans laquelle il n'était pas du devoir d'un républicain de la diriger ». La chute de Thiers l'afflige sans l’étonner. La tentative de restauration monarchique se trouve au premier rang de ses adversaires. Il la combat par la plume, dans sa célèbre brochure sur le Gouvernement nécessaire, avant de combattre le Septennat par la parole dans les séances mémorables du 5 et du 19-20 Novembre 1873. M. Thiers disait du discours prononcé par M. Grévy dans la séance du 19-20 Novembre : « C'est le plus beau et le plus fort que j'aie entendu, depuis quarante ans que je suis dans les Assemblées. » Il n'y a rien à ajouter à cet éloge du plus compétent des juges.

Jules Grévy vota l'amendement de M. Wallon, mais il s'abstint le 25 Février 1870, avec treize autres républicains, dans le vote sur l'ensemble de la loi d'organisation des pouvoirs publics. Ses principes absolus, en matière de législation constitutionnelle, ne lui permettaient pas d'accepter la conception de MM. Wallon et Luro, au succès de laquelle des esprits plus souples et plus pratiques, comme étaient MM. Jules Simon, Ricard et Gambetta, consacraient toutes les ressources de leur éloquence et de leur persuasive habileté.

Président désigné de la Chambre de 1876 et de la Chambre réélue après le 16 Mai, M. Grévy y montra les qualités qu'il avait déployées à l'Assemblée nationale, apaisant par son sang-froid les passions surexcitées, réprimant les outrages prémédités de la faction bonapartiste, maintenant, contre toutes les violences, la liberté de la tribune et faisant de sa situation la première place de l'État, tant il sut lui donner de respectabilité, d'autorité et de prestige. Le vote du 30 Janvier 1879 fut approuvé de toute la France, de l'Europe entière pour tous il fut manifeste que le Congrès avait élevé le plus digne à la suprême magistrature.

Personne ne se demanda si l'austérité de M. Grévy, si son masque impassible et froid, ne dissimulaient pas certaines passions personne ne s'imagina que les anciennes rancunes -contre un grand serviteur de la démocratie pouvaient survivre, puisque le principal intéressé avait oublié depuis longtemps les mots cruels décochés à son adresse et les jugements iniques formulés contre lui personne enfin ne réfléchit qu'un vieillard de soixante-douze ans n'avait peut-être plus l'activité nécessaire pour remplir tous les devoirs de sa 'charge ; personne surtout ne supposa que la plus haute fonction de l'Etat allait être remplie par un employé supérieur, rangé, économe, soucieux de bien pourvoir sa famille et de réaliser d'honnêtes bénéfices sur ses appointements.

Un ferme bon sens, beaucoup de prudence et de modération, une connaissance approfondie du monde parlementaire, telles sont les qualités que M. Jules Grévy apportait à la Présidence, avec quelque étroitesse de vues et une certaine défiance des hommes nouveaux et des idées modernes. Dans. la limite nettement circonscrite de ses attributions, et qu'il, ne chercha jamais à étendre, il pratiquerait une politique très sage il n'userait jamais de son influence personnelle, de son expérience et de son autorité pour faire prévaloir une politique très large.

L'élection de M. Grévy tire son importance du calme complet au milieu duquel elle s'accomplit, de la facilité avec laquelle les articles de la Constitution, relatifs à la Présidence, furent appliqués pour la première fois et surtout de la conquête faite par les Républicains du pouvoir exécutif. Lentement mais sûrement, par une naturelle évolution, sous la poussée d'une opinion publique irrésistible, la Chambre d'abord, puis le Sénat, puis la Présidence étaient passés aux mains des Républicains. Ils sont désormais responsables de la politique intérieure et de la politique étrangère ils ont à prouver leur aptitude gouvernementale, à démontrer que la pratique du suffrage universel et l'usage, même l'abus, de toutes les libertés sont compatibles avec l'exercice du régime parlementaire. Si la démocratie fait faillite, on ne pourra, on ne devra s'en prendre qu'à eux seuls. Leurs chefs avaient certainement le sentiment de cette responsabilité et des devoirs qu'elle leur imposait. Dans son premier Message M. Grévy annonçait que le Gouvernement serait libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l'État.

M. Gambetta, dans son discours inaugural comme Président de la Chambre, conseillait à la République, sortie victorieuse de la mêlée des partis, d'entrer dans la période organique et créatrice et, dans un discours à ses électeurs de Belleville, il promettait de ne pas se laisser emporter par l'esprit d'impatience et de témérité, de ne pas s'abandonner à l'ivresse du succès. On a reproché à M. Gambetta et aux Républicains de s'être ralliés, à partir du 30 Janvier 1879, à une politique matérialiste, d'avoir renoncé aux aspirations héroïques et aux conceptions chimériques des Républicains de 1848. Ce reproche a été formulé par des Bonapartistes et par des Monarchistes. Il est certain que si les Républicains, en 1879, s'étaient montrés idéalistes et utopistes, à la façon de Victor Hugo et de Louis Blanc, les partisans de l'Empire et de la Monarchie auraient eu beau jeu contre eux et seraient venus à bout de la Troisième République aussi facilement que des deux premières. Ils n'ont pas eu une prise aussi facile sur la République très sage qui voulait être la République de la France entière, comme le disait Jules Grévy au Conseil municipal de Paris et au Conseil général de la Seine, « aussi bien de ceux qui marchent en avant que de ceux qui suivent en arrière. »

Le nouveau Cabinet ne parlait pas un autre langage que le Président de la République et le Président de la Chambre. II avait été constitué le 4 Février et annoncé le 5 au Journal officiel. La crise présidentielle avait fait si peu de bruit, que l'on avait pu croire, au premier moment, qu'il n'y aurait même pas de crise ministérielle. La correction et la dignité souveraines que M. Dufaure avait montrées, depuis la dernière interpellation à la Chambre jusqu'à la dernière réunion du Conseil présidée par le Maréchal, avaient fait une impression profonde dans les milieux politiques et valu au vieux parlementaire d'unanimes sympathies. Le 30 Janvier, quand il s'était présenté à la tribune du Congrès pour déposer son vote, une longue salve d'applaudissements l'avait accueilli et, le soir même, M. Grévy lui avait demandé de rester à la tête des affaires. « A situation nouvelle, il faut des hommes nouveaux », avait répondu M. Dufaure, avec sa brusque franchise, et le Président de la République avait dû pouvoir à sa succession M. Le Royer l'avait remplacé au ministère de la Justice. Trois autres portefeuilles, celui de l'Instruction Publique, celui de l'Agriculture et du Commerce et celui de la Marine avaient également changé de titulaires. M. Jules Ferry avait remplacé M. Bardoux M. Lepère avait reçu la succession de M. Teisserenc de Bort et l'amiral Jauréguiberry celle de l'amiral Pothuau. Telle était, avec le ministère nouveau des Postes et Télégraphes, confié à M. Cochery, la part faite aux hommes nouveaux MM. Waddington, de Marcère, Léon Say, de Freycinet et Gresley conservaient leurs portefeuilles. L'ancien Cabinet comptait 5 sous-secrétaires d'Etat ; le nouveau n'en eut que 4 M. Goblet à la Justice, M. Jules Develle à l'Intérieur, M. Edmond Turquet à l'Instruction Publique, avec juridiction exclusive sur les Beaux-Arts, et M. Sadi-Carnot aux Travaux Publics. Les Cultes avaient été offerts à M. Bardoux qui les refusa, ne pouvant accepter un ministère réduit ils furent rattachés au ministère de l'Intérieur. La République, comme les régimes précédents, se montrait embarrassée d'attribuer l'administration des Cultes à tel ou tel département ministériel. Cet important service sera ainsi ballotté, a chaque crise, ou même en dehors de toute crise, détaché de l'Instruction Publique et rattaché à la Justice ou a l'Intérieur, pour des considérations de personne et non pour des considérations d'intérêt public ou de bonne administration.

Le maintien aux trois départements des Affaires Étrangères, de l'Intérieur et des Finances de trois membres du Centre Gauche aurait donné au Cabinet une couleur trop adoucie si les portefeuilles de la Justice, de l'Instruction Publique et de l'Agriculture, non moins importants, surtout les deux premiers, à la veille de la discussion de l'amnistie et de la présentation des lois scolaires, n'avaient été confiés à des républicains plus avancés, MM. Le Royer, Jules Ferry et Lepère.

En somme, le Cabinet du 4 Février comprenait à la fois des hommes qui pouvaient inspirer pleine confiance aux républicains les plus défiants, les plus soupçonneux et des ministres d'une compétence indiscutée. Il n'y aurait eu de critiques a formuler que sur le choix du président du Conseil. Membre du Centre Gauche, mais du Centre Gauche le plus timide, de celui qui confinait au Centre Droit, M. Waddington était certainement d'opinions plus modérées que tous ses collègues du Cabinet. De plus, malgré sa présence dans les Conseils de M. Thiers et du Maréchal, il avait joué un rôle effacé, tenu une place plus que modeste, durant la période héroïque, dans ces luttes pour la vie que la République avait soutenues pendant six ans. Enfin ses qualités un peu ternes, sa modestie, son manque de décision ne le désignaient pas pour la Présidence du Conseil. Il avait du sérieux dans le caractère et de la correction dans la tenue, mais peu d'autorité dans le parti républicain et peu d'action oratoire sur les Chambres.

A défaut de Gambetta, qui ne jugeait peut-être pas son heure venue et qui d'ailleurs ne fut pas pressenti par M. Grévy, le plus qualifié des nouveaux ministres était incontestablement M. Jules Ferry ; il était aussi le plus désigné par son passé, par ses services, et il va tout naturellement se placer au premier plan dans le Cabinet Waddington, comme dans le Cabinet de Freycinet. Ce n'est pas seulement parce que les lois scolaires vont bientôt absorber toutes les préoccupations et reléguer dans l'ombre les autres matières législatives que le nom de Jules Ferry va se trouver dans toutes les bouches, à partir du 4 Février 1879, c'est parce que le député des Vosges va chaque jour grandir au pouvoir, c'est parce que l'esprit politique, le sens gouvernemental vont apparaître chez lui à un degré éminent, c'est parce que ses services vont t l'emporter sur ceux des meilleurs républicains, sa renommée égaler celle de Gambetta et aussi son impopularité, attisée par les envieux, atteindre et dépasser celle de Polignac, de Guizot, du duc de Broglie, et, à la longue, consumer une existence vouée tout entière à la démocratie et à la France.

Tel quel, le nouveau Cabinet n'avait qu'un tort, mais un tort irrémissible, c'était d'être un Cabinet Waddington, au lieu d'être le Cabinet Gambetta que toute la France attendait. Le roi de France s'était-il souvenu des injures du duc d'Orléans ? Le Président de 1879 était-il resté l'opposant et le frondeur de d870 et de 187i ? Le supposer serait faire une injure gratuite au caractère de M. Grévy. Il ne songeait pas à satisfaire une vulgaire rancune, en excluant M. Gambetta de la direction du Gouvernement ; il pensait sans doute que cette situation convenait mieux à un homme moins mêlé aux luttes ardentes des dernières années. En quoi il se trompait gravement. M. Thiers, qui avait un autre coup d'œil que M. Grévy, songeait, dès l'été de 1877, dans la perspective de son retour à la Présidence, à faire de Gambetta son Président du Conseil. Il sentait bien, l'habile et perspicace homme d'État, que nul plus que Gambetta n'aurait d'autorité sur une Chambre dont il avait partagé les passions, les craintes, les espérances et qu'il avait finalement conduite à la victoire.

Quand un citoyen occupe dans une démocratie la place qu'y tenait Gambetta, ce n'est pas dans une fonction honorifique, si haute soit-elle, qu'il faut le reléguer il faut le mettre au poste le plus dangereux, il faut le placer au centre de la plus grande activité politique, il faut lui confier avec la Présidence du Conseil des ministres la direction réelle des affaires. Il faut surtout utiliser une force comme celle-là, au lieu de la laisser sommeiller dans les honneurs ou s'affaiblir dans le mystère du Gouvernement occulte. Qui pourra soutenir que les destinées ultérieures de la République, la Présidence de M. Jules Grévy et la carrière politique de Gambetta lui-même n'eussent pas été profondément modifiées si, dès le premier jour, sans hésitation ni arrière-pensée, celui qui avait la réalité de l'influence avait reçu la réalité du pouvoir, si l'opinion ne s'était pas fortifiée de jour en jour qu'il y avait comme un malentendu entre le premier magistrat de la République et le premier citoyen de la démocratie française ? 9 Ce sera pour tous les Français qui réfléchissent l'objet d'un éternel regret que l'expérience d'un Ministère Gambetta n'ait pas été faite en 1879, avec la Chambre élue en 1877, au lieu d'être reculée en 1881, avec une Chambre nouvelle ce sera la faute qu'ils pardonneront le moins à Jules Grévy, parce que c'est celle qui a le plus engagé et le plus compromis l'avenir.

Et qui dit que Gambetta n'eût pas, du premier coup, constitué un Ministère homogène, au lieu de ces administrations disparates, que nous allons voir naître sans cause, mourir sans motifs et se reproduire avec une désespérante monotonie durant toute la Présidence de M. Grévy ? A part le grand Ministère et le second Ministère Ferry, tous les Cabinets qui se succéderont de 1879 à 1887 offriront le même défaut que le Cabinet Waddington ils seront composés comme au hasard ; leurs membres seront presque toujours pris en dehors de la majorité qui aura renversé le Cabinet précédent et ils disparaîtront au bout de 7 à 8 mois, par impossibilité de vivre, pour faire place à une combinaison à peine différente, qui aura la même durée éphémère et qui disparaîtra sans raisons plus sérieuses.

M. Grévy exercera une action personnelle très grande sur ses ministres dans les circonstances graves, soit en présence de complications extérieures possibles, soit au plus fort de la lutte religieuse, il saura faire entendre une parole d'apaisement ou tenir le langage d'un vrai chef d'État il ne saura pas au même degré choisir, au moment critique, l'homme de la situation, ni maintenir l'union entre ceux qu'il aura choisis, ni leur assurer une majorité fidèle dans les Chambres par son intervention, par ses rapports quotidiens avec les membres du Parlement. On ne sentit pas assez sa main et son influence. Il fut trop effacé ou trop indifférent, peut-être parce qu'il eut une conception inexacte de ses devoirs constitutionnels, parce qu'il succédait à un Président de la République qui avait fait le 16 Mai.

A peine installé, le nouveau Cabinet, pour répondre aux vœux des Chambres et de l'opinion, pour faire servir la République « par des fonctionnaires qui ne fussent ni ses ennemis ni ses détracteurs », procéda aux changements nécessaires dans les ambassades, les grands commandements militaires, les préfectures et les parquets. M. de Saint-Vallier fut nommé a. Berlin, M. Fournier à Constantinople, le marquis de Gabriac à Rome (Saint-Siège), l'amiral Jaurès à Madrid, M. Challemel-Lacour à Berne, M. Teisserenc de Bort à Vienne, le général Chanzy à Saint-Pétersbourg et l'amiral Pothuau à Londres. Les généraux Montaudon, Bataille, du Barail, Bourbaki et de Lartigue furent mis en disponibilité ou placés dans la réserve ; les généraux d'Aumale, Deligny et Douai appelés à d'autres fonctions le major Labordère replacé dans la position d'activité. Dans les préfectures, sous-préfectures et secrétariats généraux il y eut surtout des mutations dans les parquets, des magistrats républicains remplacèrent les fonctionnaires peu sûrs pour lesquels M. Dufaure avait eu des trésors d'indulgence. Éliminations ou nominations procédaient du même esprit la République, enfin maîtresse du Gouvernement, exigeait avec raison la fidélité de ceux qui briguaient l'honneur de la servir et l'avantage d'être appointés par elle.

Les tendances, à la fois très nettes et très modérées de la nouvelle administration, se révélèrent dans la discussion de la loi d'amnistie, la première que le Cabinet Waddington ait déposée. M. Dufaure avait accordé des grâces. M. Le Royer, son successeur à la Chancellerie, accordait l'amnistie aux graciés et la grâce aux contumaces. Les individus contre lesquels des poursuites avaient été entamées bénéficiaient de la prescription. Étaient exceptés les individus condamnés pour crimes ou délits de droit commun à plus d'une année de prison antérieurement à la Commune. L'exposé des motifs du projet de loi dénonçait l'insurrection de 1871 comme un des attentats les plus grands qui aient été commis contre la souveraineté nationale. Louis Blanc a la Chambre, Victor Hugo au Sénat réclamaient l'amnistie pleine et entière la Commission de la Chambre des députés demandait l'extension des mesures de grâce amnistiante non seulement aux condamnés politiques, mais à tous les condamnés pour crimes et délits relatifs à des faits politiques. Acceptée par le gouvernement cette extension fut votée sur le rapport de M. Andrieux et après un très ferme et très politique discours de M. Le Royer. Elle ne laissait en dehors de la clémence que 1.200 individus, sur 10.000 jugés contradictoirement et 3.100 jugés par coutumace.

Au Sénat la loi fut adoptée sans modifications après un rapport de M. Ribière, une intervention un peu emphatique de Victor Hugo et une opposition plutôt juridique que politique d'un membre du Centre Droit, M. Clément. Le Garde des Sceaux invoqua des raisons d'humanité en faveur du projet qui réunit 't59 voix contre 84. M. Bérenger au Sénat, M. Ribot à la Chambre s'étaient prononcés pour le système des grâces aussi complet que possible, mais contre le système de l'amnistie qui mettrait, disaient-ils, le Gouvernement dans la nécessité de faire promptement de nouveltes concessions du même ordre et en faveur des condamnés les moins intéressants. Le sénateur comme le député prédisaient que les bénéficiaires de la grâce amnistiante ne sauraient aucun gré aux pouvoirs publics de cette concession qu'ils la présenteraient, non pas comme une mesure de pardon et d'oubli, mais comme une réhabilitation de la Commune. L'événement devait leur donner raison. Après le vote de la loi le Gouvernement avait multiplié : dans les trois mois qui suivirent la promulgation, les décrets de grâce amnistiante, et les condamnés ou les coutumaces étaient rentrés en France avec des sentiments non pas de repentir, mais de haine, avec des espoirs de revanche que quelques-uns cachèrent dans le fond de leur cœur, que d'autres proclamèrent audacieusement, comme fit Élysée Reclus. C'est parmi ces hommes, « couverts d'une éternelle flétrissure, que sont mes plus nobles amis », disait le célèbre géographe.

La discussion de la loi d'amnistie n'avait pas troublé les bons rapports du Cabinet avec la majorité des deux Chambres. Mais la lune de miel fut courte pour le Ministère Waddington. Dès la fin du mois de Février la question de conversion du 8 p. 100 mit en mauvaise posture le ministre des Finances M. Léon Say. Puis la question de réorganisation des services de la Préfecture de police amena la chute du ministre de l'Intérieur, M. de Marcère. Vinrent ensuite, coup sur coup, la question des poursuites contre les Cabinets du t6 Mai et du 23 Novembre, celle du retour des Chambres à Paris, celle des lois scolaires : celle-ci grosse d'agitations ultérieures, celles-là révélatrices de différences de tempérament significatives entre le Sénat et la Chambre, entre la majorité de la Chambre et le Cabinet du 4 Février.

On parlait beaucoup, à la fin du mois de Février 1879, d'un projet de conversion du a p. 100 qui devait procurer à l'État de sérieuses ressources. Les petits rentiers, affolés par cette perspective, s'étaient défaits de leurs titres et le 5 p. 100 était tombé de 113 francs à 109 francs. Pour enrayer ce mouvement de baisse, M. Léon Say vint déclarer à la Commission du budget que le Gouvernement renonçait à convertir. Avant de faire cette déclaration à la Commission du budget, le ministre des Finances en avait informé officieusement le syndic des agents de change de Paris celui-ci en avait avisé quelques gros financiers et la spéculation s'était donné libre carrière. M. Léon Say avait risqué son portefeuille avec ces imprudences il en fut quitte pour une interpellation sans conséquences politiques et qui ne porta atteinte qu'à sa discrétion professionnelle et à son prestige ministériel.

Quant à la conversion des emprunts 5 p. ')00 émis après 1870 pour la libération du territoire, s'élevant à 346 millions de rente et qui était possible dès 1876, elle ne fut réalisée qu'en 1883, au moment des déficits, les Chambres étant peu favorables à une mesure qui pouvait diminuer leur popularité.

Les conséquences de la campagne entreprise dans le journal La Lanterne, par Un vieux petit employé, contre la Préfecture de police, furent plus graves pour M. de Marcère que l'ajournement de la conversion pour M. Léon Say. Poursuivie en diffamation La Lanterne avait été condamnée à la prison et à l'amende, mais le procès, où le journal avait essayé de faire la preuve des faits diffamatoires, conformément à la loi, avait révélé des abus sur lesquels le Gouvernement ne pouvait pas fermer les yeux. Le Préfet de police, M. Albert Gigot, demanda la révocation du secrétaire général de la Préfecture de police et l'ouverture d'une enquête. A peine nommée, la Commission d'enquête se démit, parce qu'elle était empêchée d'aboutir, les fonctionnaires interrogés se retranchant derrière le secret professionnel. Le Gouvernement avait peut-être eu tort de nommer une Commission d'enquête ; cette faute commise, il fallait délier la langue des fonctionnaires, afin que l'enquête pût se faire et la vérité éclater. Les maladresses gouvernementales avaient fourni matière à de nouvelles attaques de La Lanterne et le 1er mars M. Lisbonne demanda au ministre de l'Intérieur quelles mesures l'enquête prématurément clôturée lui avait suggérées. M. de Marcère répondit éloquemment et victorieusement, au sujet de l'accusation personnelle dirigée contre lui « d'être enchaîné par des liens inavouables dans des compromissions malhonnêtes ». Sa réponse fut moins heureuse sur l'objet même de l'interpellation l'impossibilité où les commissaires enquêteurs, sénateurs et députés, avaient été mis de découvrir la vérité. Un député à la parole froide et incisive, qui va jouer dans l'opposition un grand rôle et un rôle néfaste pour le pays, à partir de cette époque, M. Clémenceau, doué d'un redoutable talent de démolisseur, mit en pièces l'argumentation du ministre. La Chambre eut à se prononcer entre l'orateur de l'Extrême Gauche qui déposait un ordre du jour de blâme et le ministre de l'Intérieur qui réclamait un ordre du jour de confiance. Elle crut sortir d'embarras en votant l'ordre du jour pur et simple qui a toujours la priorité elle aboutit exactement au même résultat que si elle avait voté l'ordre du jour de blâme M. de Marcère résigna ses fonctions le jour même et entraîna dans sa chute le Préfet de police, M. Albert Gigot.

M. de Marcère fut remplacé par M. Lepère M. Develle, sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur, par M. Martin Fouillée, et M. Albert Gigot par M. Andrieux. En eux-mêmes ces choix étaient bons, même celui de M. Andrieux, représentant des électeurs radicaux de Lyon, qui avait eu le courage de se prononcer énergiquement contre l'amnistie plénière. Mais l'interpellation Lisbonne avait révélé une désorganisation inquiétante des services de la Préfecture de police et le vote de l'ordre du jour pur et simple indiquait une regrettable absence de cohésion dans la majorité. Elle était sans chef depuis que Gambetta était monté au fauteuil. Pas un des membres du Cabinet n'avait une autorité suffisante pour la guider. Le Cabinet lui-même, composé d'individualités brillantes, de spécialistes remarquables était une réunion de ministres plutôt qu'un tout homogène et compact. Il était impossible que le Cabinet tout entier n'eût pas connu et approuvé les mesures prises par M. de Marcère par suite, il était inadmissible que M. de Marcère quittât seul le Cabinet. Cet ancien magistrat, dont l'avènement à la vie politique datait de 1871, avait tenu presque sans interruption le portefeuille de l’Intérieur de 1876 à 1879. C'est lui qui avait constitué toute l’administration préfectorale, qui l'avait peuplée de républicains aussi fermes que modérés après la mort de M. Ricard. Il avait eu le mérite plus rare de donner à tous ses subordonnés l’instructions les plus nettes, les plus précises, en même temps que les plus libérales. Pas un préfet, pas un sous-préfet ne sortait de la place Beauvau sans emporter dans son département ou dans son arrondissement les conseils de direction politique les plus sages et les moyens les plus pratiques de parer aux difficultés administratives, petites ou grandes.

M. Lepère, le vieux lutteur de l'époque militante, malgré les services qu'il avait rendus à la République et les sympathies unanimes qu'il rencontrait dans le Parlement, n'eut pas beaucoup plus d'influence que son prédécesseur sur la majorité. On le vit bien, dans l'affaire toujours pendante des poursuites contre les deux Cabinets du 16 Mai et du 13 Novembre. M. Brisson que l'intégrité de son caractère, la fermeté de ses convictions et de ses principes, son éloignement pour toutes les intrigues, avaient fait choisir comme rapporteur de la Commission d'enquête, déposa son travail sur le bureau de la Chambre le 8 Mars. Il se divisait en deux parties bien distinctes pour la période du 16 Mai au 23 Novembre, le rapporteur ne reprochait aux ministres que des abus de pouvoir et la résurrection de la candidature officielle pour la période du 23 Novembre au t3 Décembre, il signalait, à la charge du Ministère Rochebouet, une tentative d'attentat ayant pour objet de changer la forme du Gouvernement. André Daniel[2] prétend que la lecture de cette seconde partie du rapport de M. Brisson[3] « produisit sur tous les bancs une impression indéniable de déception ». Si la Chambre s'attendait à des révélations foudroyantes elle dut, en effet, être déçue. Rien n'était inattendu, dans le rapport de M. Brisson, mais tout y était éloquemment significatif. Les dépêches échangées par le Président du Conseil, ministre de la Guerre, du 27 Novembre au 18 Décembre, avec les généraux commandant à Marseille, à Lyon, à Bourges, à Rouen, révèlent à n’en pas douter l’organisation d'un complot. Toutes les mesures projetées, tous les ordres donnés sont autant de non-sens, si les unes et les autres ne sont pas préparatoires d'un attentat. On ne fera croire à personne que la mobilisation, que tes instructions hâtives données aux jeunes soldats de la classe 1876 étaient de simples précautions, commandées par la plus élémentaire prudence, à la veille d'une nouvelle dissolution de la Chambre. La seule énumération des dépêches du général de Rochebouet, y compris celle du 13 Décembre, ajournant tous préparatifs de départ, était le plus formidable des actes d'accusation. D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu compter le rédacteur en chef du Soleil, M. Hervé, au cours d'une polémique ultérieure avec la presse légitimiste, aurait-il pu écrire cette phrase « Nous avons été accusés de défection, presque de trahison, parce que nous avons conseillé, parce que nous avons demandé de ne pas continuer une lutte qui ne pouvait plus se poursuivre sur le terrain de la loi et qui, sur un autre terrain, aurait été aussi dangereuse que coupable » ? Peut-on nier que les inspirateurs et les ministres du Maréchal aient fait au moins quelques pas sur l'autre terrain ?

M. Brisson concluait à la mise en accusation, devant le Sénat, des Ministères de Broglie et de Rochebouet. Ces conclusions furent combattues par M. Léon Renault. Il reconnut qu'il y avait présomption suffisante de culpabilité et qu'une condamnation pouvait être obtenue du Sénat, mais il niait qu'il y eût un intérêt public, sérieux et indéniable, à intenter ce procès politique il signalait le danger qu'il y aurait « à pénétrer au sein de l'armée », pour dégager l'impression produite en 1877, par les ordres venus d'en haut. Le rapporteur répliqua, avec une grande vigueur dialectique, que l'accusation portée contre les ministres, d'avoir songé à l'emploi de la force pour faire violence à la volonté nationale, était la plus grave que les détenteurs du pouvoir pussent encourir ; que l'attentat n'avait pas été consommé, par une circonstance indépendante de la volonté de ses auteurs, parce qu'ils n'avaient pu arracher au chef de l'État le signal qu'ils attendaient que le Code pénal avait été fait pour punir non pas seulement les subalternes, mais les vrais coupables, ceux qui abusaient de leur situation pour conspirer contre les institutions du pays.

Par l'organe de M. Waddington le Gouvernement exprima la crainte que ce procès ne fit perdre à la Chambre un temps précieux et posa la question de confiance, à la grande indignation de MM. Floquet et Madier de Montjau. L'intervention gouvernementale, la crainte d'une crise ministérielle décidèrent la Chambre par 317 voix contre 159 la mise en accusation fut repoussée. Ce vote équivalait à une ordonnance de non-lieu. Mais la Chambre, après avoir rendu ce non-lieu et après avoir écarté du même coup la question ministérielle, se déjugea immédiatement, en infligeant à ceux qu'elle venait d'absoudre un ordre du jour de flétrissure dont elle ordonna l'affichage dans toute la France. M. Clémenceau, avec sa logique accoutumée, avait montré à la Chambre la contradiction où elle se laissait entraîner rien n'y fit, et 217 voix contre 148, ces dernières de l'Extrême Gauche, se prononcèrent pour l'ordre du jour de M. Rameau[4]. La Droite s'était abstenue en masse.

Les ministres, atteints par l'ordre du jour, publièrent dès le surlendemain (1S mars) une protestation qui reproduisait presque mot pour mot le discours de M. Clémenceau. Celle du Cabinet du 16 Mai était signée de 7 noms, celle du Cabinet du 23 Novembre de 4 noms seulement ceux des fonctionnaires anciens ministres que la République magnanime avait laissés ou remis en place, malgré leur culpabilité, reconnue par M. Waddington lui-même, ne signèrent, comme M. Brunet, que parce qu'ils se savaient protégés par l'inamovibilité. Quant aux anciens ministres députés, ils n'avaient cru devoir répondre ni à M. Brisson, ni à M. Waddington, ni à M. Rameau. Leur silence fut jugé sévèrement par leurs anciens complices, aussi sévèrement que leur protestation tardive. Il se trouva, par une singulière ironie, que les auteurs du 16 Mai et les conspirateurs du 23 Novembre ne rencontrèrent qu'un défenseur et bien inattendu le député de Montmartre, M. Clémenceau.

Cette question des poursuites, soulevée 18 mois seulement après l'événement, passionna médiocrement l'opinion ; dès qu'elle fut tranchée, la Chambre aurait pu aborder les grandes réformes dont Gambetta avait tracé le programme et que M. Waddington avait indiquées comme but à son activité. Mais une question de révision constitutionnelle fut posée le 22 Mars et ne reçut de solution que le 22 Juillet.

L'article 9 de la Constitution de 1875 fixait à Versailles le siège du pouvoir exécutif et des deux Chambres. MM. Spuller et Tirard, dès le 29 Mars 1878, M. Laroche-Joubert, le 27 Février 1879, avaient proposé la révision de cet article. Le 21 mars, M. Méline présentait à la Chambre un rapport favorable à la révision et le lendemain, par 315 voix contre 128, la Chambre adoptait une résolution conforme. Seul le Centre Gauche avait fait de l'opposition et subordonné le retour à Paris au rattachement à l'État des services de la Préfecture de police. Saisi de la question par M. Peyrat, le Sénat se montra peu disposé à suivre la Chambre dans la voie où elle voulait s'engager, et M. Laboulaye se fit l'organe des craintes de la Haute Assemblée, dans un rapport qui fut déposé sur le bureau le 29 Mars. Rédigé avec la plus grande modération[5], plein de ce bon sens incisif qui était la marque du talent de M. Laboulaye, ce rapport aurait certainement décidé le rejet de la résolution. Pour éviter un échec, le Gouvernement demanda l'ajournement de la discussion, qui fut voté par 159 voix contre 126. Quand la question revint devant le Sénat, 3 mois plus tard, MM. Waddington et de Freycinet insistèrent pour l'adoption d'une résolution conforme à celle de la Chambre et obtinrent le vote qu'ils désiraient en posant la question de confiance la réunion du Congrès fut décidée le 12 Juin par 153 voix contre 133 et, six jours après, les deux Chambres s'assemblèrent à Versailles. Elles furent présidées par M. Martel, assisté des autres membres du bureau du Sénat. Le Garde des Sceaux, M. Le Royer, déposa un projet de loi tendant à l'abrogation de l'article 9. Une Commission fut nommée séance tenante et, après lecture du rapport, présenté par M. Jules Simon, le projet de loi fut voté par 526 voix contre 249. Promulguée le 21 Juin, cette loi constitutionnelle lut suivie de la présentation aux deux Chambres d'un projet de toi ordinaire fixant à Paris le siège du pouvoir exécutif et des deux Chambres. Le palais Bourbon était affecté à la Chambre, le Luxembourg au Sénat, chaque Chambre restant maîtresse de désigner, à Paris, un autre palais pour sa résidence. Les locaux du palais de Versailles restaient affectés à la réunion de l'Assemblée Nationale en Congrès. Le Sénat et la Chambre des députés devaient siéger à Paris à partir du 3 Novembre.

C'est le 1er Juillet que M. Jules Simon disposa son rapport concluant à l'adoption du projet il fut discuté le 3 et adopté le même jour. Le lendemain il était transmis à la Chambre et adopté, le 15 Juillet, sur un rapport de M. Floquet. Le texte sénatorial avait été modifié, dans l'article relatif à la réquisition de la force armée par les Présidents des deux Chambres. Le droit de réquisition directe était donné aux deux Présidents par la Chambre des députés le Sénat ne leur avait donné ce droit que par l'intermédiaire du ministre de la Guerre. Dans la nouvelle discussion qui eut lieu devant le Sénat, M. Buffet fit observer ; avec beaucoup de justesse, que la réquisition directe donnée aux deux Présidents pouvait les mettre en conflit l'un avec l'autre, et qu'elle avait l'inconvénient, plus grave encore, de déposséder le pouvoir exécutif de toute autorité sur l'armée. Envisageant l'hypothèse d'un coup d'Etat, M. Buffet doutait de l'efficacité des moyens législatifs pour le prévenir et ajoutait : « Un texte n'a plus de force quand quelqu'un veut détruire toutes les lois ». Le Gouvernement s'étant rangé à l'avis de la Chambre des députés, le Sénat s'inclina et vota, par 148 voix contre 110, le texte qu'elle avait adopté.

Cette première révision de la Constitution de 187S s'était faite le plus pacifiquement du monde[6] ; tes réunions ultérieures du Congrès devaient être autrement tumultueuses. La question de translation des Chambres à Paris, qui ne passionna du reste ni Paris ni la France, était plutôt une question de convenance qu'une question politique. Ni les sinistres pronostics de MM. Lucien Brun et Paul de Cassagnac, ni les espérances optimistes de M. Méline ne furent, d'ailleurs, justifiées par l'événement. Les Chambres de la troisième République ne se sont pas trouvées aux prises avec la révolution en armes, comme celles de la seconde et de la première il y eut pourtant en 1887 et en 1893 des commencements de troubles ; ceux de 1887 influeront dans une large mesure sur les résolutions du Congrès appelé à choisir le successeur de M. Grévy. Il est vrai que pour que le choix du Congrès pût s'exercer en toute liberté, il aurait fallu que ses membres siégeassent non pas à Versailles, mais à Bourges ou à Bordeaux.

 

Le mois de Mars, si rempli, vit présenter les premières de ces grandes lois scolaires, qui restent le meilleur titre de gloire de M. Jules Ferry ; il vit aussi commencer la lutte entre l'Etat et l'Eglise qui devait survivre aux Ministères Waddington, de Freycinet et Jules Ferry, survivre à M. Jules Ferry lui-même, qui aura des accalmies, mais dont nous ne verrons probablement pas la fin. Il serait peu équitable de considérer l’œuvre de M. Jules Ferry comme un bloc indivisible. Il faut au contraire soigneusement distinguer, dans cette œuvre, la pédagogie et la polémique. Avec son esprit de combativité, M. Jules Ferry n'a peut-être pas fait cette distinction tant qu'il était au pouvoir ; quand il en fut tombé, dès 188S, sans rien abandonner de ses doctrines, sans faire aucune concession aux adversaires de l'Etat, il jugeait les choses d'un autre point de vue et quelques-uns de ses anciens collaborateurs allaient alors jusqu'à le trouver « trop clérical ». Il défendit toujours, en effet, le budget des cultes et le Concordat ; il recommandait « une politique de paix religieuse », il opposait une haute sérénité à ceux qui l'avaient attaqué avec tant de mauvaise foi et de violence et peut-être, dans son for intérieur, s'est-il demandé parfois si l'agitation soulevée par le célèbre article, n'a pas été plus nuisible qu'utile au succès des grandes réformes scolaires.

Depuis l'avènement de M. Grévy à la Présidence jusqu'à la chute du second Ministère Ferry, en 1880, pendant six années, le nom de Jules Ferry revient à chaque page dans l'histoire de la troisième République ses actes l'emportent en conséquence sur ceux de tous les autres serviteurs de la démocratie et sa biographie détaillée, comme celle de Gambetta, pourrait suffire au récit que nous avons entrepris. Nous aurons, pour nous diriger durant cette période, un guide très sûr, M. Paul Robiquet, qui a consacré au grand ministre sept volumes très documentés[7], où se trouvent reproduits tous ses discours, consignées toutes ses opinions, énumérés et appréciés tous ses actes.

Né à Saint-Dié, le 5 Avril 1832, Jules Ferry n'avait pas quarante-sept ans quand il prenait le pouvoir en 1879. Son passé comme journaliste et comme député, sous l'Empire, son rôle pendant le siège et après le siège, jusqu'au 18 Mars, sont bien connus. Ministre de France à Athènes jusqu'au 24 Mai, il était venu reprendre sa place dans la Gauche républicaine, à l'avènement du ministère de Broglie. Pendant la durée de la Présidence du Maréchal, il prit part à toutes les grandes discussions, il apparut a la tribune dans toutes les circonstances importantes, il fut au premier rang des défenseurs des libertés publiques et des adversaires de la réaction monarchique et cléricale. Orateur, Jules Ferry n'avait ni la correction impeccable d'un Jules Favre, ni la chaleur communicative d'un Gambetta mais sa parole un peu rude était forte, pénétrante et volontiers agressive. D'une prodigieuse puissance de travail, il savait n'accorder aux questions d'un intérêt restreint et, en particulier, aux questions de personnes, que la somme d'attention qu'elles méritent, pour se consacrer tout entier aux questions vitales, à celles où l'avenir même de la démocratie et de la France était en jeu. Il n'estimait les hommes que pour les idées qu'ils représentaient et il ne sut jamais les attirer à lui par des grâces câlines ou par des éloges donnés à propos. Mais une fois qu'il les avait jugés, et il les jugeait vite, il ne leur retirait jamais sa confiance. Comme tous les hommes de gouvernement, Jules Ferry grandit au pouvoir il grandit comme orateur, comme homme d'Etat, comme guide de la majorité et il fallut l'affolement inexplicable produit par les nouvelles du Tonkin, la coalition de toutes les rancunes et de toutes les ambitions pour le renverser. Dans la Chambre qui sera élue en 1881, Jules Ferry étant Président du Conseil, et qui comptait 457 républicains, il ne devait pas s'en trouver 150, pour soutenir jusqu'au bout celui qui représentait mieux que personne la politique de la majorité, à l'extérieur comme à l'intérieur, et qui avait rendu à son pays et à la République d'inappréciables services.

Dans une histoire de l'Instruction Publique en France, il conviendrait d'étudier par ordre d'importance, ou par ordre chronologique, les lois universitaires dites lois Ferry. Dans une histoire générale de la troisième République nous suivrons simultanément les deux méthodes, en proportionnant les détails au mouvement d'idées, aux protestations sincères ou factices que chacune de ces lois ou que certains de leurs articles ont provoqués. M. Paul Robiquet réunit les discours parlementaires ou extraparlementaires de Jules Ferry, pendant le ministère Waddington, sous les titres suivants l'enseignement supérieur en Algérie la proposition de loi sur les Écoles normales primaires i la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur l'article 7 pendant tes vacances la loi sur le Conseil supérieur de l'Instruction Publique. Nous nous servirons de ce cadre commode, où l'on peut faire rentrer, non seulement tous les discours et toutes les opinions, mais aussi tous les actes pédagogiques de Jutes Ferry, pendant cette période initiale, où les questions furent seulement posées et discutées, mais non définitivement résolues[8].

Le projet de loi sur l'enseignement supérieur en Algérie avait été déposé par M. Bardoux. Il ajoutait à l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie, déjà existante à Alger, une École préparatoire à l'enseignement supérieur du droit et une École préparatoire à l'enseignement supérieur des sciences et des lettres. Ces Écoles, organisées comme les Écoles similaires de la métropole, situées dans des villes qui ne sont pas siège de Facultés, Rouen, Nantes, Angers, Tours, etc., donnaient à l'Algérie un rudiment d'enseignement supérieur. Après un discours de M. Ferry, qui fit. en la circonstance ses débuts comme ministre, la loi fut adoptée sans opposition. Un amendement, de M. Duvaux, demandant la création de Facultés en Algérie, fut repoussé lors de la première délibération. M. Duvaux tombait dans l'erreur de ceux qui poursuivent une assimilation complète entre la France continentale et la France africaine. La seconde délibération eut lieu le") t Mars. M. Chevandier voulut refuser à l'Ecole de médecine et de pharmacie d'Alger le droit de délivrer des certificats permettant d'exercer la médecine en territoire indigène. Son amendement eut le même sort que celui de M. Duvaux.

Les projets ou propositions de lois relatifs à l'enseignement primaire furent bien plus ardemment contestés que le projet sur l'enseignement supérieur en Algérie. On est porté à faire dater du premier Ministère de Jules Ferry la grande réorganisation de l'enseignement primaire. Son prédécesseur, M. Bardoux, avait ouvert la voie. Par la loi du Juin 1878, il avait constitué la Caisse des Ecoles. Cent vingt millions, répartis en 5 annuités, étaient alloués au ministère de l'Instruction Publique. Soixante devaient être distribués en subventions aux communes ; les soixante autres leur étaient avancés, à titre de prêt, à des conditions avantageuses. Elles devaient rembourser ces avances en trente et un ans, par un versement annuel de 5 p. 100 représentant à la fois l'intérêt et l'amortissement. La création de cette Caisse donna une impulsion inouïe aux constructions scolaires ; mais elle obéra le Trésor et ce système de subventions gratuites aux communes n'était possible qu'à une époque d'excédents budgétaires. L'organisation primitive de la Caisse des Écoles ne fut modifiée, sous M. Jules Ferry, qu'en 1880 par la loi du 13 Juillet et, en 1881, par la loi du 2 Août.

Dès le mois de Décembre 1877, au lendemain de la réélection de la Chambre de 1876, M. Barodet et quarante-neuf de ses collègues avaient proposé une réforme complète de renseignement primaire. Ils consacraient le triple principe de l'obligation, de la gratuité et de la laïcisation ; ils substituaient des directeurs départementaux aux préfets pour la nomination des instituteurs ; ils assuraient à ceux-ci des augmentations de traitement et des garanties par la composition du conseil départemental, et ils demandaient l'élimination progressive du personnel congréganiste. Cette proposition ne fut rapportée qu'au mois de Décembre 1879. Fidèle à la méthode de Gambetta qui consistait à sérier les questions, M. Jules Ferry morcela la proposition dont il devait tirer plus tard les deux projets du 16 Juin 1881 sur les titres de capacité et sur la gratuité, et le projet du 38 Mars 1882 sur l'obligation. En 1879, le 5 Juin, il fit voter par le Sénat la proposition sur l'enseignement départemental et communal de l'agriculture, estimant « qu'une loi moins parfaite, mais votée immédiatement, était un meilleur cadeau à l'agriculture qu'une loi plus parfaite qui courrait les vicissitudes d'une nouvelle discussion devant la Chambre des députés et devant le Sénat ».

Nous retrouvons cet esprit et cette méthode prudente dans les discussions qui devaient aboutir au vote de la loi du 9 août1879 sur les Écoles normales d'instituteurs et d'institutrices. Le projet imposait à tous les départements l'obligation d'avoir une École normale d'institutrices, comme la loi Guizot de 1833 leur avait imposé une École normale d'instituteurs. Huit départements, en 1879, n'avaient pas encore d'Ecole normale d'instituteurs, et soixante-sept manquaient d'École normale d'institutrices. Quatre ans étaient accordés aux départements pour se soumettre à la loi. Le Président de la République pouvait autoriser deux départements voisins à s'unir pour créer et entretenir soit une seule École, soit les deux. Les départements, dont les ressources seraient insuffisantes pour cette création et cet entretien, emprunteraient à la Caisse des Écoles de 1878 ; ils pourraient même recevoir une subvention du Gouvernement. Dans le discours qu'il prononça le 17 mars 1879, à la Chambre, en réponse à M. Granier de Cassagnac père, prétendant que les Écoles normales d'institutrices n'étaient pas nécessaires, parce qu'il y avait plus de brevetées que de postes vacants et parce que les Écoles congréganistes fournissaient plus de brevetées que les écoles laïques, le ministre annonça son intention bien arrêtée de supprimer la lettre d'obédience. La question se trouvait dès lors posée entre l'enseignement laïque et l'enseignement congréganiste. Celui-ci fut défendu à la Chambre par M. Keller, au Sénat par M. Chesnelong, et le ministre vint à son tour, le 1er Août, présenter une chaleureuse apologie de l'enseignement laïque des jeunes filles que la Droite, ne put entendre avec calme elle déserta en masse la salle des séances pendant le discours du ministre. La loi fut adoptée par 158 voix contre 109.

Un mois après la discussion de la loi sur les Écoles normales d'institutrices, furent présentées les deux grandes lois sur les Conseils universitaires et sur la liberté de l'enseignement supérieur. Cette dernière qui ne devait être votée qu'un an, presque jour pour jour, après sa présentation (le 8 mars 1880), restituait à l'État, dans son article 1er les prérogatives dont il avait été dépouillé en 1878. A l'Etat seul est réservé le droit de faire subir les examens et épreuves pratiques des grades de docteur, licencié, officier de santé, pharmacien, sage-femme et herboriste. Par l'article 2 tous les candidats, sans distinction d'origine, sont soumis aux mêmes règles en matière de programmes, de conditions d'âge, de grade, d'inscriptions, de travaux pratiques, de stage dans les hôpitaux et les officines, délais obligatoires entre chaque examen et paiement de droits. Dans les Facultés de l'Etat les inscriptions sont gratuites. Le titre d'université est refusé aux établissements libres d'enseignement supérieur. Les appellations de baccalauréat, licence et doctorat sont réservées aux diplômes conférés par les établissements de l'Etat. Pour ouvrir un cours isolé, il suffit d'en faire la déclaration aux autorités universitaires. La reconnaissance d'utilité publique ne peut être conférée que par une loi aux établissements libres et aux associations formées dans un but d'enseignement. « Nul n'est admis, disait l'article 7, de bruyante mémoire, à diriger un établissement d'enseignement public ou privé, de quelque ordre qu'il soit, ni à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée. »

L'article 7 visait plus spécialement la Compagnie de Jésus, qui avait déjà pris la haute main dans l'enseignement supérieur libre, et il s'appliquait aussi bien à cet enseignement qu'aux deux autres. Quel était le but de cet article ? M. Ferry, avant de s'en expliquer devant la Chambre.et le Sénat, eut l'occasion de mettre ses projets en relief dans le discours qu'il prononça, le 23 Avril 'i879, à un banquet offert par le conseil général des Vosges, et à dater de ce moment, jusqu'à sa mort, dans toute circonstance un peu importante, M. Ferry se représentera devant ses commettants pour leur indiquer les progrès réalisés, pour leur signaler les dangers à éviter, pour définir sa politique au pouvoir ou dans l'opposition. Ces discours, plus soignés de forme que ceux de la Chambre ou du Sénat, même ceux qu'il improvisait, sont ou des actes de courage, ou des monuments de bon sens, ou des preuves de prévoyance. Dans celui du 23 Avril, M. Ferry rappela que les précautions prises par le Gouvernement républicain l'avaient été par tous les Gouvernements monarchiques précédents. Il répondit à l'objection de ceux qui prétendaient que l'on attentait à la liberté de conscience et à la liberté des pères de famille. Cette dernière n'est pas transmissible, disait Jules Ferry dès que le père la délègue, l'État a le droit et le devoir d'intervenir. Ce droit de l'Etat est si évident que la loi de 1850 elle-même le lui a reconnu il peut surveiller ce qui se passe dans les établissements libres. Quanta à la liberté de conscience, est-elle violée parce que l'on écarte de l'enseignement public les congrégations non autorisées, en respectant toutes les autres, parce que l'on veut arracher à la Compagnie de Jésus « l’âme de la jeunesse française ? »

Dans le reste de son discours le ministre de l'Instruction Publique perd un peu de vue l'enseignement supérieur tes méfaits qu'il reproche très justement aux Jésuites sont commis plutôt dans l'enseignement secondaire. La guerre civile, qu'il montre comme une conséquence possible « du beau système des libertés d'enseignement », ne sera jamais une conséquence prochaine ou lointaine de la liberté de l'enseignement supérieur. Dès ce moment on voit percer la confusion qui pèsera sur tout le débat c'est dans une loi sur la liberté de l'enseignement supérieur que sont édictées des prohibitions qui s'appliquent en même temps à l'enseignement secondaire or, si la liberté absolue est dangereuse en matière d'enseignement secondaire, il ne semble pas qu'elle le soit au même degré en matière d'enseignement supérieur. On voit poindre aussi le commencement d'une lutte âpre, sans merci, non point seulement entre l'enseignement de l'Etat et l'enseignement libre, mais entre la démocratie et le cléricalisme ; or, dix-huit ans après le commencement de cette lutte, les deux parties ayant conservé toutes leurs positions, n'ayant rien conquis l'une sur l'autre, on peut se demander s'il a été bien habile de provoquer ce long conflit et toute cette agitation en pure perte. Les membres des congrégations non autorisées ont pu continuer à enseigner dans les établissements d'enseignement supérieur libre depuis 1875, et après une expérience de près d'un quart de siècle, l'enseignement supérieur libre est en face de l'enseignement supérieur de l'Etat dans une situation d'infériorité dérisoire. Les membres des congrégations non autorisées, un peu émus au premier abord par les décrets de 1880, n'ont pas tardé à se remettre d'une alarme si chaude, a revenir en France, à reprendre les positions abandonnées, à en saisir de nouvelles, à grossir leurs effectifs d'élèves et aujourd'hui plus que jamais la France est coupée en deux à l'une des Frances on enseigne à abhorrer tout ce que l'autre révère ; on lui apprend à détester et à maudire les hommes qui nous ont faits ce que nous sommes, les idées qui sont l'honneur et la raison d'être de la France moderne ; on lui prêche la contre-révolution pendant qu'à l'autre France l'État propose la déclaration des Droits de l'homme comme un credo et 1789 comme un idéal. Les deux camps rivaux, que les hommes clairvoyants apercevaient il y a dix-huit ans dans l'armée, dans la magistrature, dans l'industrie, dans toute la vie civile, dans tous les ordres de l'activité se sont-ils rapprochés ? L'unité s'est-elle faite dans les esprits et dans les cœurs ? La suite de cette histoire fournira la réponse à ces graves et inquiétantes questions et démontrera l'inanité des mesures substituées à l'article 7 après son rejet par le Sénat.

Du 15 Mars au 16 Juin, date d'ouverture de la discussion devant la Chambre du projet relatif à l'enseignement supérieur, le clergé et le parti catholique menèrent une violente campagne contre les lois Ferry qui n'atteignaient pourtant, l'une que les membres des congrégations d'hommes non autorisées, l'autre que quelques prélats écartés du Conseil supérieur de l'Instruction Publique. Des pétitions furent mises en circulation pour protester contre tes projets du ministre. Ces projets y étaient qualifiés d'attentat contre la liberté et la justice. Les ordres enseignants, visés par l'article 7, étaient, au dire des pétitionnaires, un organe vital pour l'Église catholique. L'article 7, en assimilant « une classe respectable de citoyens aux individus rendus incapables d'enseigner par une condamnation infamante, les outrageait indignement. Les pétitionnaires, on le voit, remplaçaient les raisons par des récriminations et des injures. Les évêques, faisant cause commune avec les pétitionnaires, adressaient aux membres du clergé des lettres qui étaient livrées à la publicité par la presse religieuse et où, contrairement au Concordat, ils critiquaient avec la plus grande vivacité les projets déposés par le Gouvernement. Faisant allusion à l'exposé des motifs qui précédait la loi sur l'enseignement supérieur, ils disaient « l'on croit rêver en lisant de telles pages. » Ils ajoutaient que le fait, pour certaines congrégations, de n'être pas autorisées avait purement et simplement pour résultat de les ranger sous le droit commun. L'évêque de Grenoble dépassa tous ses collègues en insinuations injurieuses « Ils — les Ministres et le Parlement — disent qu'ils laisseront en paix le clergé séculier, qu'ils n'en veulent pas à la religion ne les croyez pas. » A la date du 25 Mars, le ministre des Cultes, M. Lepère, écrivit au prélat pour rétablir les faits, pour protester contre la théorie insurrectionnelle que l'Église ne saurait être obligée par des lois qu'elle n'aurait ni discutées, ni consenties, ni signées, pour déclarer avec la plus grande fermeté que les droits qui appartiennent au Gouvernement sur les questions d'ordre public, sur le régime de l'enseignement et sur celui des congrégations religieuses ne peuvent être subordonnés à l'agrément de l'Église.

L'archevêque d'Aix, ni plus ni moins violent que l'évoque de Grenoble, avait ordonné la lecture en chaire de sa lettre pastorale il fut décrété d'abus pour avoir excédé les limites assignées par les lois à son pouvoir ; sa lettre pastorale fut et demeura supprimée. Le clergé du diocèse d'Aix et les catholiques considérèrent que cette déclaration d'abus était pour l'archevêque « une gloire de plus ». L'archevêque mit le comble à sa gloire en se plaignant de n'avoir été informé de la déclaration d'abus que par l'Officiel et en formulant cette plainte en des termes plus dignes du rédacteur d'un journal charivarique que d'un prélat.

Les assemblées départementales, dans leur session de Pâques, ne pouvaient manquer de s'occuper de la question à l'ordre du jour. Le Gouvernement, qui n'avait pas prévu l'émission de vœux par les Conseils généraux sur les lois universitaires, n'avait pas donné d'instructions à ses préfets et l'on ne put tirer aucun pronostic sur le sort de ces lois des décisions incohérentes qui furent prises. Pendant que 31 Conseils émettaient un vote hostile, 15 en émettaient un favorable, passaient à l'ordre du jour et 28 ne se prononçaient ni dans un sens ni dans l'autre. Deux lois avaient été proposées le 15 Mars l'une de ces deux lois, celle qui concernait les Conseils universitaires, offrait peu d'intérêt pour les personnes étrangères à l'Université. L'autre touchait, par l'article 7, à des intérêts plus nombreux, religieux et politiques à la fois et, à ce double titre, elle ne pouvait être livrée aux discussions des Conseils généraux. Le Gouvernement eût dû le comprendre et interdire une consultation qui ne lui apporta aucune force. Mais le Gouvernement était dirigé par M. Waddington qui aurait craint, en faisant interdire toute discussion sur les lois scolaires, de paraitre aller contre la politique de son collègue de l'Instruction Publique. II le craignait d'autant plus que dans ce Cabinet Dufaure, sans M. Dufaure, le véritable Président du Conseil était le ministre de l'Instruction Publique, bien plus que celui des Affaires Étrangères.

Commencée à la Chambre le 46 Juin la discussion du projet de loi se prolongea jusqu'au 9 Juillet : 347 voix contre 143 approuvèrent le projet du Gouvernement, y compris l'article 7. Les deux séances capitales furent celles du 26 et du 27 Juin, entièrement occupées par le discours du ministre de l'Instruction Publique. Il avait été précédé à la tribune par quelques-uns des partisans de la loi, par tous ses adversaires et par quelques républicains d'Extrême Gauche qui auraient voulu interdire l'enseignement même aux congrégations autorisées et au clergé. M. Paul de Cassagnac s'était attiré la censure et l'exclusion temporaire en qualifiant d'infâme M. Ferry et ses collègues. Paul Bert refusa la tolérance aux intolérants, la liberté d'enseigner à ceux qui voulaient s'en faire une arme pour apprendre à haïr toutes les libertés. M. Spuller, l'ancien rapporteur du projet de loi de 1876, redevenu rapporteur du projet de 1879, justifia l'article 7 par des raisons politiques et rappela le mot de Thiers, l'auteur converti de la loi de 1850, avant cette conversion « Pour que la République vive, il faut la confier résolument à la démocratie il faut rogner les ongles du cléricalisme. » M. Lamy, se plaçant au point de vue libéral pur, demanda que la liberté d'association fût accordée pleine et entière aux membres du clergé comme à ceux des congrégations, et contesta que l'Église, vaincue au 16 Mai, malgré son alliance avec l'État, fût aussi dangereuse que le prétendaient les auteurs et les approbateurs du projet.

Jules Ferry démontra fort bien que la liberté d'enseigner n'était pas un droit naturel, mais une liberté particulière, subordonnée à des garanties préalables. L'État ne doit pas se croiser les bras en présence du conflit des doctrines. Il intervient dans l'enseignement pour y maintenir une certaine unité et certains principes qui importent à sa conservation. Après avoir rappelé à l'appui de ces idées l'opinion de Thiers en 1844, Jules Ferry réserva pour la discussion des articles tout ce qui concernait la collation des grades et s'expliqua longuement sur l'état légal des congrégations, sur les Jésuites dont le chiffre s'est élevé de 1.085 en 1861, à 1.509 en 1879 et qui possèdent 74 résidences au lieu de 46, 31 établissements d'enseignement secondaire au lieu de 14, et 9.131 élèves au lieu de 5.074, contre moins de 8.000 aux autres congrégations non autorisées.

Après une courte citation empruntée à M. Lucien Brun, professeur à l'Université catholique de Lyon, et tendant à prouver que tous les principes de la Révolution, l'indépendance de l'État civil, l'égalité des partages étaient battus en brèche par certains professeurs de l'enseignement supérieur libre, M. Ferry rechercha quelles doctrines étaient professées dans l'enseignement secondaire congréganiste. Il puisa d'interminables citations dans les ouvrages d'enseignement de deux écrivains obscurs, MM. Gazeau et Courval, et dans les Extraits des erreurs et des mensonges historiques de Charles Barthélémy, dans l'Histoire contemporaine de Chantrel. Ces citations prouvaient surabondamment que l'enseignement secondaire des Jésuites respirait la haine violente de la société moderne elles avaient le tort de donner la publicité de la tribune à des récits sans valeur et de se rattacher trop indirectement à la loi en discussion.

Le lendemain Jules Ferry se défendit surtout de vouloir faire la guerre au catholicisme. Cette guerre, dit-il, « serait la dernière et la plus criminelle des folies. » Et encore « La République serait insensée, si elle nourrissait la pensée d'une lutte contre le catholicisme ». Puis il affirma que les lycées de l'État et les collèges communaux pourraient recevoir les 16.000 élèves que l'adoption de l'article 7 ferait perdre aux congrégations non autorisées enfin il prouva que le moment était particulièrement opportun pour agir et il termina par une chaleureuse péroraison contre les Jésuites, considérés toujours comme professeurs d'enseignement secondaire.

Le 30 Juin Jules Ferry combattit le contre-projet de M. Bardoux qui substituait à l'article 7 un système d'inspection plus sérieux que celui qui avait été organisé par la loi de 1850. Il affirma que l'inspection serait inefficace, comme le seraient les mesures individuelles prises contre une congrégation dans laquelle l'individu n'est rien, et il revint encore une fois à l'enseignement secondaire public dont il promit de modifier les installations matérielles, les programmes et les méthodes programmes et méthodes ne sont, en effet, que l'héritage des Jésuites, transmis par eux à l'Université.

Après le rejet du contre-projet Bardoux, les deux premiers articles furent adoptés sans difficulté mais un débat s'engagea sur l'article 3 qui obligeait les élèves des établissements libres à prendre leurs inscriptions dans les Facultés de l'État. Jules Ferry, dans la séance du 4 Juillet, contesta que la loi de 1875 fût une loi de vraie liberté elle ne s'était proposée que d'organiser le partage du monopole et elle avait exigé que les Facultés libres assimilées à celles de l'État, en échange du droit de collation des grades et du droit d'inscription, remplissent certaines conditions comme nombre de chaires, de laboratoires, de lits dans les hôpitaux et aussi d'étudiants. L'inscription gratuite prise dans les Facultés de l'État, surtout pour le Droit et la Médecine qui ont, au point de vue de la sécurité sociale, une si grande importance, ne sera plus qu'une preuve de scolarité 'elle prouvera que l'on aura consacré tant d'années à l'étude du Droit ou de la Médecine. En somme la loi nouvelle, dans son article 3, assurait à la fois l'égalité devant l'examen et l'égalité devant le fisc.

C'est dans la séance du 5 Juillet que commença la discussion sur l'article 1. Après que MM. Keller, de La Bassetière, Gaslonde et Granier de Cassagnac père eurent revendiqué les droits des pères de famille qu'ils prétendaient lésés, après que MM. Paul Bert et Louis Blanc eurent attaqué une fois de plus l'enseignement des Jésuites, que M. Madier de Montjau eut demandé l'extension de l'article '7 au clergé séculier et aux congrégations autorisées, M. Jules Ferry, avec un sens politique et gouvernemental très vif, protesta contre la mise hors la loi du clergé, conséquence de l'amendement Madier de Montjau. Cet amendement, d'après le ministre, n'est ni une œuvre législative, ni une œuvre doctrinale, mais une démonstration stérile, une manifestation d'opinion sans application possible. Il fut rejeté à une majorité considérable, et l'article 7 fut adopté par 333 voix contre 164, le 9 Juillet. Le lendemain, la loi était portée au Sénat. Dans sa réponse à M. Madier de Montjau, Jules Ferry avait dit, en parlant de l'enseignement des Jésuites, qu'il qualifiait d'enseignement contre-révolutionnaire : « Voilà le terrain de la discussion voilà les doctrines que je dénonce et que je poursuis pour les dangers qu'elles offrent dans l'éducation et surtout dans l'enseignement secondaire, qui est l'éducation de la jeunesse et de l'adolescence. C'est là qu'est le débat. » Non, malgré l'approbation que rencontraient ces paroles à Gauche, ce n'est pas là qu'était le débat. Il s'agissait, dans cette mémorable discussion, d'enseignement supérieur et non pas d'enseignement secondaire. Il eût été plus franc, plus habile aussi de déposer un projet de loi sur l'enseignement secondaire libre et de laisser les membres des congrégations non autorisées, Jésuites compris, participer à l'enseignement supérieur libre ils n'y étaient pas dangereux et ils le sont grandement dans l'enseignement secondaire. La faute du Gouvernement fut de croire que l'insertion de l'article dans la loi sur l'enseignement supérieur dispenserait de modifier la loi du 15 Mars 1850, et dispenserait aussi de présenter une loi sur les associations. On mêla, on confondit ainsi des choses très distinctes et aujourd'hui encore, dix-huit ans après la présentation et l'échec du malencontreux article, ni la loi de 4850 n'est abrogée, ni une loi sur les associations n'a été votée. Bien plus, il serait téméraire d'espérer que ces deux réformes primordiales s'accompliront dans un bref délai.

Toutes les critiques encourues par la loi sur l'enseignement supérieur furent exposées avec une grande force et une extrême modération dans une lettre que M. Jules Simon, le président de la Commission sénatoriale chargée d'étudier la loi, adressa à un groupe d'électeurs. L'article 7, d'après M. Jules Simon, eût été bien mieux à sa place dans une loi sur les associations ou dans une loi générale sur l'enseignement, les congrégations non autorisées n'ayant fondé aucun établissement d'enseignement supérieur libre. En admettant qu'il fût voté, l'article 7 ne produirait pas les effets que l'on espérait, puisque les étudiants, empêchés de s'adresser à des professeurs appartenant à une congrégation non autorisée, iraient à des professeurs appartenant à une congrégation autorisée ou à des membres du clergé et recevraient exactement le même enseignement de ceux-ci que de ceux-là. C'était l'évidence même. M. Jules Simon n'ajoutait pas que les radicaux de la Chambre, moins politiques mais plus logiques que Jules Ferry, avaient proposé d'exclure de l'enseignement, de quelque ordre qu'il fût, les membres des congrégations non autorisées, et les membres du clergé, aussi bien que les Jésuites. Cette proposition, bien que repoussée par -la Chambre, à une énorme majorité, avait fourni des armes aux ennemis de la République, tout comme l'article 7. M. Jules Simon déclarait, à la fin de sa lettre, qu'il croyait l'enseignement de l'État plus fort et moins menacé qu'on ne le disait. Il aimait mieux, quant à lui, défendre cet enseignement en le réformant et en lui donnant les millions dont il a besoin, qu'en faisant contre des concurrents une loi préventive et par conséquent oppressive. L'opposition du pasteur Bersier et de Littré à l'article 7 fut aussi très remarquée tous deux se placèrent au même point de vue que Jules Simon tous deux regrettaient que l'on combattît les éternels adversaires de la liberté en leur empruntant leurs armes. Ces consultations, autant que la composition de la Commission sénatoriale, pouvaient faire prévoir à quelles difficultés Jules Ferry allait se heurter.

Huit jours après le vote de la loi sur l'enseignement supérieur, le 17 Juillet, commença devant la Chambre la discussion de la loi sur le Conseil supérieur, qui ne fut pas sérieusement contestée. Cette loi, d'après le rapporteur, M. Challamet, se résumait dans les trois points suivants : 1° exclusion des ministres des cultes et des soi-disant représentants des intérêts sociaux ; 2° introduction, dans le Conseil, des délégués élus de l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire ; 3° prédominance de l'élément électif sur l'élément administratif. Les membres de la Droite, MM. Daguilhon-Pujol et Blachère, protestèrent contre l'exclusion des ministres des cultes. Le rapporteur n'eut pas de peine à démontrer que les évêques n'avaient été introduits dans le Conseil supérieur que pour y combattre l'Université au profit de l'enseignement libre. M. Bardoux proposa un contre-projet transactionnel consistant dans la création de deux Conseils, l'un de l'Université, l'autre de l'enseignement libre où figureraient les évêques ce contre-projet fut rejeté par 298 voix contre 169. M. Millaud proposa un amendement qui introduisait dans le Conseil des représentants des collèges l'amendement fut adopté dans la séance du 19 Juillet. En réponse à M. Granier de Cassagnac, qui avait reproché au ministre l'abaissement des études et la faiblesse du baccalauréat, Jules Ferry fit retomber la responsabilité de cet état de choses sur les auteurs des lois de 1880 et de 1873, sur les représentants et les tuteurs attitrés des enseignements rivaux. Ces tuteurs, qui pouvaient agir sans contrôle dans l'enseignement libre, n'intervenaient dans l'enseignement de l'État que pour l'affaiblir. Ils avaient approuvé la bifurcation, ils avaient ratifié les programmes qui mutilaient la philosophie, ils avaient, en dernier lieu, sanctionné les mesures prises pour réduire à néant le plan de réformes de M. Jules Simon. Jules Ferry communiqua à la Chambre de longs extraits du Mémoire apologétique de la loi de 1850, rédigé par MM. Dupanloup et de Falloux, pour engager les évêques à se montrer favorables à une loi qui faisait du clergé, en face de l'Université, un concurrent formidable et un surveillant autorisé. Il termina par un bel hommage rendu aux vertus laïques de l'Université, et le projet de loi adopté dans ses articles et dans l'ensemble, fut transmis le 22 Juillet au Sénat, où il ne devrait venir en discussion qu'au mois de Janvier 1880, sous le Ministère de M. de Freycinet.

Jules Ferry n'avait pas ville gagnée, après le vote rendu par la Chambre le 9 Juillet. L'expulsion des Jésuites de l'enseignement secondaire était devenue, pour ainsi dire, le seul objectif du gouvernement républicain, et M. Paul Robiquet[9] a pu ranger les discours et opinions exprimées en dehors du Parlement par Jules Ferry sous ce titre significatif : l'article 7 pendant les vacances. A Béziers et à Marseille, dans le cours d'un voyage ou il réchauffa le zèle des partisans de l'esprit laïque ; à Paris, où il dut présider à l'inauguration du boulevard Arago, partout Jules Ferry poussa le cri de guerre contre le cléricalisme, même dans le discours qu'il prononça le 5 Août, à la distribution des prix du concours général. Nous laisserons de côté les autres manifestations oratoires pour ne retenir que celle-ci. Le ministre aborda, avec plus de détails qu'il n'avait pu le faire à la Chambre, la très grosse question des réformes à introduire dans les méthodes et les programmes de l'enseignement secondaire. Il se replaçait d'emblée sur le terrain que Jules Simon avait choisi au mois de Septembre ')872. Après un juste hommage rendu au grand corps de l'Université, le premier, le plus ancien, le plus dévoué des serviteurs de l'État, à la force scolaire la plus libérale, la plus forte, la mieux organisée, qu'aucun pays ait jamais conçue, M. Ferry affirmait, avec tous les universitaires éclairés, qu'il y avait dans les études classiques, « ce noble fonds de l'éducation française, » des sacrifices à opérer, des transformations à poursuivre, des routines à abandonner. Il faut cesser de traiter le latin comme une langue vivante il faut l'étudier, non pas pour le parler et l’écrire, mais pour en pénétrer le génie. A des exercices surannés, il convient de substituer l'explication orale des auteurs et la lecture quotidienne. La transformation du baccalauréat, « dont on a fait un but et qui ne devrait être qu'un point d'arrivée doit correspondre à cette conception nouvelle de l'étude des langues anciennes. Les heures ainsi regagnées seront restituées aux exercices trop négligés de la langue maternelle. Telles sont les grandes lignes du programme de réforme. Le ministre compte pour les réaliser sur le concours de cette Université, volontiers conservatrice et traditionnelle, mais qui est de son temps et qui saura se montrer réformatrice et progressiste.

En dehors de la révision constitutionnelle, des lois scolaires et de la loi de finances peu de discussions importantes eurent lieu dans le Parlement avant les vacances. La seule qui ait passionné la Chambre, fut relative à Blanqui. Le vieux conspirateur avait été élu député de Bordeaux, grâce aux voix des royalistes et des bonapartistes. Défendue par M. Clémenceau, son élection fut cassée à la majorité de 384 voix contre 33 et, au second tour de scrutin, les Bordelais portèrent la majorité de leurs suffrages sur un candidat radical mais éligible, M. Achard.

Au Sénat deux interpellations, adressées à M. Le Royer par MM. de Gavardie et Baragnon se terminèrent par un ordre du jour de confiance dans la justice et la fermeté du ministre. M. de Gavardie se plaignait à la fois des choix de M. Le Royer pour les parquets, et des poursuites qu'il faisait exercer par la Cour de cassation, fonctionnant comme pouvoir disciplinaire, contre les membres des tribunaux qui affichaient trop ouvertement leur mépris des institutions républicaines. M. Baragnon reprochait à M. Le Royer, président du Conseil d'État, de s'être inspiré, pour le recrutement de ce grand corps, d'un autre esprit que celui qui avait animé l'Assemblée nationale. La création d'une nouvelle section au Conseil d'État et le droit qu'avait le Gouvernement de remplacer les conseillers dont l'investiture ne remontait pas à 872, permettaient au Cabinet de nommer 25 conseillers sur 30. Quelques républicains prétendaient qu'il pouvait renouveler entièrement l'assemblée ; 251 voix contre 143 se prononcèrent, à la Chambre, contre cette théorie du renouvellement intégral, qui ne s'en effectua pas moins, les conseillers conservés ayant tous donné leur démission. Le Conseil d'État, reconstitué par le décret du 2 Août 1879, eut pour présidents de section MM. Charles Ballot, Laferrière, Collet, Blondeau et Gendarme de Bévotte. Par la connaissance des affaires, par l'indépendance, par le dévouement professionnel le nouveau Conseil d'Etat, valut celui qui l'avait précédé ; par la fidélité aux institutions établies, par le loyalisme il valut cent fois plus. Tel n'était pas l'avis de M. Baragnon qui sembla n'avoir adressé son interpellation au Garde des Sceaux que pour aboutir à ce mot de la fin : « Vous voulez des magistrats qui obéissent et des soldats qui raisonnent ». C'était une boutade, non un argument.

Parmi les lois d'affaires il faut citer celles-qui autorisaient le Gouvernement, alors libre-échangiste, à proroger les traités de commerce arrivés à expiration celle qui permettait le recouvrement, par la poste, des effets de commerce dont le montant était inférieur à 500 francs celle qui supprimait les membres ecclésiastiques, dans les commissions administratives des bureaux de bienfaisance celle qui dotait de 300 nouveaux millions la Caisse des chemins vicinaux et celle qui classait les lignes ferrées d'intérêt général destinées à compléter le réseau de l'Etat. M. Bocher, au Sénat, ayant reproché au ministre des Travaux Publics ses projets gigantesques, la dépense qu'ils entraînaient et leur peu d'utilité relative, M. de Freycinet avec sa parole unie, sa lucidité de démonstration et son incomparable talent comme orateur d'affaires, défendit son œuvre, en s'appropriant heureusement un mot de Bastiat. Dans les travaux publics, comme dans l'économie politique et, en particulier, dans les travaux de chemins de fer, il y avait, selon lui, ce que l'on voit, et ce que l'on ne voit pas. Ce que l'on voit c'est le produit brut ce que l'on ne voit pas, c'est l'augmentation de la richesse générale du pays. D'ailleurs, la construction des chemins de fer coûtant deux fois moins cher en 1879 que quinze années auparavant, il n'y avait aucun inconvénient à en construire deux fois plus. Le Sénat fut convaincu, comme l'avait été la Chambre, par l'éloquence irrésistible du ministre et aussi par le sentiment de ses intérêts électoraux. Le plan Freycinet n'en reste pas moins contestable, tant au point de vue de l'énormité des dépenses engagées qu'à celui de l'utilité des travaux effectués.

Le budget de 1880 fut présenté par M. Léon Say le 23 Janvier 1879 : le ministre des Finances, poussé par l'opinion et par la Chambre, admettait cette fois les dégrèvements il consentit à une réduction de 7 millions d'abord, de 25 millions ensuite sur les patentes[10]. Il prévoyait 3.316 millions de dépenses pour 1880, au lieu de 3.166 millions en 1879. Les augmentations portaient au budget extraordinaire sur les travaux publics pour 95 millions et au budget ordinaire pour 54 millions dont la plus grande partie était consacrée à la Dette publique 23 millions ; à la guerre 18, à la marine 3 ½, aux frais de régie 4, aux travaux publics 3 ½, à l'agriculture et au commerce 2, à l'Algérie 1 ½ et à l'instruction publique plus d'un million. Les prévisions de recettes ne s'élevant qu'à 2 756 millions, M. Léon Say estimait qu'il fallait demander 500 millions à l'emprunt. M. Wilson, dans le rapport général qu'il présenta le 10 Juin 1879, arrêtait, au nom de la Commission du budget, les dépenses à 3308 millions, avec une réduction de près de 8 millions sur le projet ministériel, les recettes à 2.749 millions et les ressources d'emprunt à 889 misions, somme sensiblement égale à celle que prévoyait M. Léon Say. La Dette devait donc s'augmenter, en 1880, de 589 ou 560 millions.

La discussion générale s'ouvrit à la Chambre le 10 Juillet. M. Henri Brisson, qui avait remplacé Gambetta comme président de la Commission du budget, défendit la politique des dégrèvements sur le papier et sur la bougie. Dans la discussion du budget des Cultes la réduction à 15.000 et à 10.000 francs du traitement des archevêques et évêques fut maintenue, mais le traitement de 2.000 desservants fut élevé de 900 à 1.000 francs. M. Farcy fit entendre au budget de 1880 sur l'administration de la Marine, des critiques aussi fondées que celles de M. Etienne Lamy au budget de 1879. Au budget de l'Instruction Publique la Commission avait augmenté de 2 millions le service des constructions scolaires la Chambre augmenta de 20 000 francs le chapitre des bourses et dégrèvements. M. Duvaux, le très compétent rapporteur du budget de l'Instruction Publique de 1881, présenta de judicieuses observations sur les concours généraux qui n'offraient, selon lui, aucune garantie morale. La meilleure preuve, dit-il, que le concours est une mauvaise chose, c'est que nos adversaires se sont bien gardés de l'établir chez eux. Le Sénat admit les propositions de la Chambre relativement aux dégrèvements et ne réduisit pas les dépenses exagérées. Ces dépenses, pour le budget ordinaire et le budget extraordinaire de 1880, atteignirent 3306 millions et furent supérieures de 6 millions et demi aux prévisions de la loi de finances qui porta la date du 21 Décembre 1879. Les recettes normales n'ayant atteint que 2 890 millions, il y eut un déficit de Ala millions qui fut couvert par 545 millions de ressources extraordinaires et de ressources d'emprunt, soit 130 millions d'excédent que l'on reporta sur les exercices 1881,1882 et 1883.

L'une des premières mesures prises par le Cabinet Waddington avait été la nomination de M. Albert Grévy, frère du Président de la République, aux fonctions de gouverneur général civil de l'Algérie. Les pouvoirs du nouveau gouverneur s'étendaient sur l'armée et sur la marine, sur le territoire civil et sur le territoire militaire, sur l'élément européen et sur l'élément indigène. Il était excellent de préciser l'étendue des attributions du gouverneur il l'était moins d'apporter une modification de plus au régime administratif de l'Algérie, ces changements coïncidant généralement avec quelques mouvements des Arabes on devait en faire une fois de plus l'expérience avec M. Albert Grévy.

Le Cabinet fut encore moins bien inspiré, deux mois environ avant sa chute, dans le choix qu'il fit d'un gouverneur pour la Martinique. Il avait nommé à ce poste un vieux républicain, M. Gent, député de Vaucluse, que recommandait sa courageuse conduite à Marseille pendant la Défense Nationale. Un journal bonapartiste exhuma une très ancienne histoire judiciaire à laquelle M. Gent avait été mêlé. Le Gouvernement essaya d'obtenir le désistement de M. Gent sur son refus, il le remplaça par un officier de marine, M. Aube. M. Gent, qui s'était démis de son siège de député après sa nomination, dut se représenter aux électeurs de Vaucluse qui le renvoyèrent à la Chambre, le 23 Décembre. Le Cabinet avait montré dans toute cette affaire une incroyable légèreté. Mal renseigné avant la nomination de M. Gent, pusillanime après, hésitant toujours, il préludait assez mal au rôle difficile qui allait lui incomber à la rentrée des Chambres.

La situation avait pourtant semblé belle entre toutes, quelques mois auparavant, dans l'été de 1879, pour ce Cabinet qui bénéficiait de la popularité acquise à tout pouvoir nouveau et que des accidents fortuits avaient singulièrement servi. Le 20 Juin, le bruit s'était répandu dans Paris que le Prince Impérial avait péri obscurément, à l'extrémité méridionale de l'Afrique, dans une guerre dirigée par les Anglais contre les Zoulous. La nouvelle était vraie. L'espoir des bonapartistes, de tous les conservateurs qui se seraient ralliés à lui en haine de la République, disparaissait à vingt-trois ans, victime de son courage, emportant, outre les regrets de son parti, ceux de quiconque ne pouvait voir sans tristesse cette jeune destinée impitoyablement fauchée. Son successeur, de par les Constitutions de l'Empire, était un prince qui avait fait partie des 363, qui réunissait peu de sympathies dans sa propre famille, qui ne ralliait pas tous les suffrages bonapartistes, qui ne rallierait jamais ceux de la majorité des conservateurs. Délivrée du plus dangereux de ses adversaires, la République n'avait plus en face d'elle qu'une famille divisée, et le majestueux et naïf exilé de Frohsdorf. Dans l'opinion, la croyance à l'éternité de la République et la conviction que l'on pouvait tenter impunément certaines expériences, dans le Gouvernement un peu plus de laisser aller, tels furent les résultats immédiats de la mort du Prince Impérial. A Paris, il suffisait parfois d'avoir présenté l'apologie de faits qualifiés crimes pour forcer les portes du Conseil municipal. A. Humbert, l'ancien rédacteur du Père Duchesne pendant la Commune, fut condamné par les magistrats et amnistié par les électeurs. Il fut élu dans le quartier de Javel, sans avoir les six mois de résidence exigés par la législation alors en vigueur. Quand les autres amnistiés rentrèrent en France, ils furent accueillis par des manifestations significatives. Quelques-uns des hommes politiques qui s'étaient séparés d'eux en 1871 et qui avaient continué de siéger à l'Assemblée de Versailles semblèrent vouloir faire amende honorable et se rangèrent rétrospectivement du côté de la Commune. Louis Blanc se signala par l'empressement qu'il mit à se rendre au-devant des rapatriés et à justifier, après coup, ceux qu'il avait si sévèrement traités en 187' En même temps que le parti révolutionnaire se ressaisissait, il affirmait ses revendications sociales et, dans un Congrès d'ouvriers tenu à Marseille, sourd aux conseils très sages qui lui étaient donnés par quelques-uns de ses membres, il adhérait en majorité aux doctrines collectivistes.

Désarmé en face des réunions le 'Gouvernement ne l'était pas en face de la presse, mais les acquittements capricieux du jury et la popularité qui s'attachait aux rares victimes des tribunaux correctionnels le conduisaient à tout laisser dire et à s'abstenir des poursuites. Il n'avait recours à la répression que devant les tribunaux administratifs, comme le Conseil d'État, qui déclara d'abus, après l'archevêque d'Aix, l'évoque de Grenoble, coupable d'avoir publié sans autorisation ministérielle un bref pontifical. Ces condamnations légales, mais dérisoires, produisaient dans le parti clérical exactement le même effet que les peines correctionnelles dans la démocratie avancée. Elles avaient un autre et plus grave inconvénient de même que toutes les lois scolaires semblaient se résumer dans l'article 7, toute la politique du Cabinet Waddington, en dépit des déclarations réitérées de tous ses membres, et contrairement à la réalité, semblait se résumer dans la lutte contre le cléricalisme.

Bien qu'il n'eût pas commis de faute grave, au point de vue de l'opinion républicaine, le Cabinet Waddington était donc usé, vieilli, au moment de la reprise de la session ; il conservait bien, dans la Chambre, les sympathies de la majorité des républicains ; mais ces sympathies restaient inertes ; à deux ou trois reprises, dans les occasions graves, on avait vu plus de 100 membres de la Gauche s'abstenir au scrutin et le Ministère réunir difficilement 200 et quelques voix de Gauche contre 140 voix de Droite. II n'y avait pas plus de cohésion, d'homogénéité dans la Gauche qu'il n'y en avait dans le Ministère et pour les mêmes raisons tout le monde sentait que le véritable chef de la majorité, qui aurait dû être le chef du Cabinet, avait été comme immobilisé dans les fonctions plutôt honorifiques de Président de la Chambre. C'est M. Grévy qui le premier avait pensé pour lui à ce poste élevé et qui avait même travaillé à son élection. On peut s'étonner que le Président de la République, habitué comme il l'était aux luttes parlementaires et en connaissant merveilleusement les conditions, ait laissé une pareille force en dehors de la politique active. On se prend à craindre que le souvenir d'anciens dissentiments n'ait influé sur sa conduite, que le Président de la République ne se soit trop souvenu des dures qualifications qu'il avait trouvées pour le Dictateur de Tours et de Bordeaux. L'homme très loyal, très sûr et très savant qu'il avait placé à la tête de son premier Cabinet, si différent de Gambetta, n'avait rien de ce qu'il fallait pour entraîner une Assemblée, élue dans des conditions ordinaires, à plus forte raison une Chambre sortie de la tourmente de 1877. Dans le Cabinet même, M. Waddington fut effacé il n'eut ni la vigueur, ni les visées d'avenir d'un Jules Ferry ni la science juridique et l'esprit gouvernemental d'un Le Royer ni la parole souple et séduisante d'un Freycinet. Dans la direction de la politique étrangère son rôle se borna à combiner l'action de la France avec celle de l'Angleterre en Égypte et, après le coup d'État financier du khédive, à faire déposer ce souverain par une pression commune exercée sur la Porte. Il eût été facile, dans l'embarras où la question des réformes turques et la révolte de l'Afghanistan plaçaient le cabinet Beaconsfield, de prendre sur les rives du Nil une prépondérance décidée M. Waddington manqua du coup d'œil et de la décision nécessaires pour jouer cette partie qui aurait prévenu, trois ans d'avance, les funestes événements de 1882 et l'élimination de la France du condominium.

Le jour de la rentrée du Parlement (28 Novembre) le Journal officiel publiait un rapport adressé au Président de la République par le Garde des Sceaux, sur la situation de 830 condamnés de la Commune non graciés ni amnistiés. Ces 830 condamnés se divisaient en 554 individus jugés contradictoirement et 276 contumaces. On en comptait, parmi ces 830, 65 qui avaient été membres de la Commune de Paris, 89 coupables de crimes de droit commun contre des personnes, 104 coupables de crimes de droit commun contre des propriétés 821 avaient des antécédents judiciaires et 51 appartenaient à la dernière catégorie exclue de l'amnistie. Ceux-ci étaient ou des individus notoirement indignes, ou des membres de la Commune révolutionnaire, prédisant la revanche prochaine et l'appelant de tous leurs vœux. Le rapport de M. Le Royer flétrissait, une fois de plus, comme le plus grand des crimes, l'insurrection accomplie au lendemain même de nos désastres et sous les yeux de l'ennemi triomphant.

 

A la séance de la Chambre du jeudi 28 Novembre, la première qui ait été tenue à Paris depuis 1870 ; Gambetta, dans son allocution d'ouverture, rappela que le Congrès avait rendu à notre incomparable Capitale le titre légal dont on l'avait trop longtemps dépouillée sans avoir pu l'amoindrir, et placé le siège du Gouvernement et des Chambres au seul point du territoire d'où on gouverne avec autorité. Il fit un éloge admirable de « ce prodigieux laboratoire de Paris, où viennent s'accumuler toutes les ressources intellectuelles, affluer toutes les forces vives de la société, toutes les données de la politique intérieure et extérieure, fécondées par un esprit public dont la vivacité n'altère ni la justesse ni le bon sens ». Il répondit d'un mot digne et fier aux accusations déjà formulées contre lui, quand il déclara qu'il se renfermerait scrupuleusement dans les devoirs spéciaux de la charge dont on l'avait revêtu. Enfin, il traça tout un programme de travail et même de gouvernement, quand il prononça ces paroles qui eurent un grand retentissement : « Vous avez, Messieurs, amassé, préparé bien des matériaux de reconstruction vous avez élaboré bien des projets il faut aboutir. » Et cette brillante et chaude allocution, d'un si merveilleux à-propos, se terminait par ces mots où Gambetta mit toute son âme : « Faisons converger toutes nos facultés, tous nos efforts vers le but suprême la grandeur de la Patrie, l'affermissement de la République. » Il faut regretter que tous les recueils de discours de Gambetta ne donnent pas ce morceau, où on le retrouve tout entier, avec son sens politique si profond, avec son émotion vibrante et communicative toutes les fois qu'il parle de la France.

Sans avoir autant de portée, le discours prononcé au même moment par le comte Rampon, vice-président du Sénat, relata les services éclatants rendus à la République par Valentin. Député à la Législative en 1849, exilé de 1851 à 1870, Valentin déploya un courage héroïque pour pénétrer dans Strasbourg dont il avait été nommé le préfet ; montra plus tard, à Lyon, une inébranlable fermeté contre l'insurrection dont il faillit devenir la victime et, quand il eut été relevé en 1872 de ses fonctions administratives, fit entendre dans l'Assemblée nationale, puis dans le Sénat, des conseils d'un grand poids, toujours écoutés avec le respect que méritaient la fidélité des convictions et le dévouement à la chose publique de ce vaillant homme, de cet irréprochable républicain.

La composition du Cabinet n'était pas étrangère à la méconnaissance par la majorité des règles du fonctionnement régulier du régime parlementaire. Ses dispositions malveillantes, sinon hostiles à l'égard du Ministère, se révélèrent non pas en séance publique, mais dans des conciliabules de groupes et dans des conversations de couloirs, où il fut vaguement question d'un programme minimum, sur lequel les républicains s'entendraient et qu'ils imposeraient au Gouvernement. M. Waddington saisit la première occasion qui s'offrit à lui de protester contre un procédé qu'il trouvait avec raison irrégulier et antiparlementaire. M. de Baudry d'Asson ayant retiré une interpellation déposée par lui sur des révocations de maires et d'adjoints en Vendée, le Président du Conseil s'interpella lui-même, le 2 Décembre et, après avoir protesté contre les façons d'agir de M. de Baudry d'Asson, il s'éleva plus vivement encore contre celles de la Gauche qui laissaient au Ministère une situation intolérable, contre une ingérence et une tyrannie qu'aucun Cabinet ne consentirait à supporter. Il somma le Parlement de dire catégoriquement si le Ministère avait ou n'avait pas sa confiance il réclama cette confiance absolue, complète, avec une vigueur qu'on ne lui connaissait pas ; il blâma la politique de couloirs, d'attaques dans les journaux et, au nom de la dignité de la Chambre comme de l'avenir du régime parlementaire, il demanda impérieusement à la Chambre de provoquer les explications du Ministère.

Le gant ne fut pas relevé le jour même mais, quelques instants après que le Président du Conseil était descendu de la tribune, la Chambre, sur la proposition de M. Boysset et après un ardent réquisitoire de M. Floquet, prenait en considération, par 320 voix contre 152, avec l'assentiment de M. Le Royer et de ses collègues, une proposition de suspension de l'inamovibilité des magistrats assis. Le Cabinet désapprouvait au fond cette proposition qui n'aboutira que quatre ans plus tard il n'osa pas la combattre.

Les incidents de la séance du 2 Décembre avaient ouvert une véritable crise ministérielle qui dura en réalité jusqu'à la constitution du Ministère de M. de Freycinet. Le jeudi 4 Décembre, MM. Henri Brisson, Allain-Targé, Floquet, Gâtineau, Boysset, Spuller, Baïhaut, Dréo, Labuze et Varambon demandèrent à interpeller le Cabinet sur sa politique intérieure. M. Waddington exprima le désir que l'interpellation fût discutée immédiatement et M. Henri Brisson monta à la tribune pour la développer. Son discours produisit d'autant plus d'effet que ses interventions étaient plus rares. Dans une langue sobre, concise, très ferme, sans inutiles ornements oratoires, M. Henri Brisson rappelle les incidents de l'avant-veille et fait ressortir « la leçon de choses » que le Cabinet a donnée ; entre le discours de M. Waddington et le discours de M. Le Royer, il montre le désaccord, la contradiction apparaissant à un quart d'heure d'intervalle dans la majorité de 320 voix qui s'est faite sur la proposition Boysset, il montre l'union, l'entente pour un objet déterminé la réforme de la magistrature. Le Cabinet en dix mois n'a pas su remplir son rôle, il n'a pas su faire l'éducation parlementaire de ces 330 députés venus des points les plus divers de l'horizon politique il n'a eu, dans cette question spéciale, qu'indécision, hésitation et réserve il n'a pas davantage apporté de solution dans la question des rapports de la gendarmerie avec les municipalités et les autorités administratives il n'a pas pris parti assez vite non plus, il n'a pas su calmer l'émotion publique provoquée par les cris factieux de « Vive le Roi » qui ont retenti dans des banquets auxquels assistaient des officiers de l'armée territoriale. Par suite de cet esprit d'incertitude, d'irrésolution, personne ne sait plus où est la force, où est la direction gouvernementale. II y a défaut d'entente entre les services publics, parce que certains corps administratifs, judiciaires, savants ou autres, constitués à l'état de mandarinat, contrecarrent le pouvoir politique, parce que le Cabinet n'a su donner d'orientation ni aux fonctionnaires, ni au Parlement, ni aux populations, parce qu'il est hésitant en face d'une majorité résolue, parce qu'il recule devant les réformes et les initiatives, parce que c'est à lui surtout que s'adresse la vive parole et le pressant conseil de Gambetta : « Il faut aboutir. »

A ce discours très mesuré et très fort, le Président du Conseil fit une réponse des plus ternes, où l'on ne retrouva rien de la résolution qu'il avait montrée l'avant-veille. Il affirma bien sa volonté de ne pas prêter la main à ce que la question de l'amnistie fût rouverte il rappela les lois d'enseignement déposées, le retour des Chambres a. Paris effectué, le Conseil d'Etat, réorganisé, les plus-values budgétaires réalisées, la paix publique maintenue ; mais il ne répondit point aux griefs particuliers formulés par M. Henri Brisson. De Cabinet homogène, d'après M. Waddington, il ne pouvait y en avoir que sous un dictateur et M. Brisson lui-même, s'il était porté au pouvoir, serait incapable d'en constituer un. Il trouverait d'ailleurs en face de lui, comme le Cabinet du 4 Février, des hommes qui n'aspirent qu'à renverser la Constitution et à dénoncer le Concordat. Le Cabinet ne veut ni de l'amnistie plénière, ni de la nomination des maires par tous les Conseils municipaux, ni de la liberté absolue de la presse, ni le droit de réunion illimité, ni le droit d'association également illimité et il considérerait comme une suprême imprudence de couper en deux, à ce moment, le parti républicain d'un côté les progressistes, de l'autre, les conservateurs.

Jules Ferry répéta avec un peu plus d'ordre et de fermeté les déclarations du Président du Conseil et M. Devès développa les motifs à l'appui d'un ordre du jour de confiance qu'il déposa au nom de la Gauche républicaine. « La Chambre des députés, disait cet ordre du jour, après avoir entendu le Cabinet dans ses déclarations, persuadée qu'il est fermement résolu à faire respecter de tous le Gouvernement républicain et confiante dans la vigueur avec laquelle il écartera des emplois publics les fonctionnaires hostiles à nos institutions, passe à l'ordre du jour. »

Cet ordre du jour, qui créait l'équivoque, qui ne résumait nullement la discussion qui venait d'avoir lieu, fut adopté par 221 voix contre 97 sur 318 suffrages exprimés 203 membres s'abstinrent presque tous appartenaient à la Gauche. Le Cabinet était moralement entamé après ce vote et jusqu'au 21 Décembre il n'exista plus que de nom. S'il fut maintenu le 4 Décembre par le scrutin, c'est qu'un incident de séance avait montré à quels adversaires le Cabinet avait affaire du côté de la Droite. M. Jules Ferry ; pendant son discours, avait parlé des impertinences de certains officiers de l'armée territoriale. « Allez leur dire en face ce que vous venez de dire ici, cria M. Paul de Cassagnac, et vous recevrez leurs épaulettes sur la figure. » M. Paul de Cassagnac avait été frappé de la censure avec exclusion temporaire. Au vote final, aucun républicain ne voulut voter contre un Cabinet qui avait en face de lui pareils ennemis et que l'on attaquait avec cette violence injurieuse tous se réfugièrent dans l'abstention.

M. Waddington se rendait si bien compte de la situation faite au Cabinet par le vote du 4 Décembre qu'il manifestait, dès ce moment, l'intention de donner sa démission. Il se résigna à conserver le pouvoir avec une majorité défiante et un Cabinet divisé, jusqu'au jour où deux membres de ce Cabinet, directement visés par deux votes de la Chambre, se retirèrent spontanément. M. Le Royer, le 2 Décembre, avait paru manquer de décision en présence de M. Boysset. En réponse à une question qui lui fut adressée par M. Labadie, sur un discours prononcé par le premier président de la Cour d'Aix, il sembla défendre avec un peu trop d'ardeur un magistrat notoirement hostile aux institutions républicaines. Enfin, en réponse à une interpellation de M. Lockroy sur l'application qu'il avait faite de la loi d'amnistie, il obtint un ordre du jour de confiance qui ne fut adopté, par 250 voix contre 175, que grâce à l'abstention de la Droite.

Dans l'interpellation adressée au ministre de la Guerre par MM. Achard, Rouvier, Caduc, Lalanne, Raynal et Trarieux, le résultat fut encore plus mauvais le Cabinet triompha encore par 244 voix contre 163, mais sa majorité comprenait 118 membres de la Droite. Un banquet légitimiste avait eu lieu le 29 Septembre à Bordeaux, auquel assistaient deux chefs de bataillon et le lieutenant-colonel du 140" régiment d'infanterie territoriale, M. de Carayon-Latour, sénateur. Le ministre avait suspendu de leur grade les deux chefs de bataillon et cité le lieutenant-colonel M. de Carayon-Latour, devant un Conseil d'enquête qui déclara qu'il n'y avait pas lieu à suivre. M. Raynal, au nom des interpellateurs, supplia le général Gresley de se raviser il s'y refusa, descendit de la tribune et quitta la salle des séances, au milieu des bruyants applaudissements de la Droite.

Le lendemain, 21 Décembre, les ministres se réunissaient au ministère des Affaires Étrangères, apprenaient de M. Waddington qu'il résignait ses fonctions, remettaient tous leur démission entre ses mains et, le soir même, le Président du Conseil allait porter au Président de la République la démission collective du Cabinet et dessous-secrétaires d'Etat. Le Cabinet du 4 Février avait duré dix mois et demi.

En recevant la démission de M. Waddington, M. Grévy dut lui faire observer, comme il l'avait fait après l'interpellation Lockroy, que le Cabinet, en réalité, n'avait pas été mis en minorité. Sans doute le Cabinet n'avait pas encouru un vote de blâme, mais lui était-il possible de gouverner avec une majorité qui, le 4 Décembre, était de 201 voix et qui le 18 Décembre, la Droite déduite, se réduisait à 126 voix républicaines ? L'erreur initiale de M. Grévy avait été de placer à la tête de son premier Cabinet un Président du Conseil qui manquait d'autorité et de recruter ce Cabinet parmi les seuls membres du Centre Gauche et de la Gauche républicaine, à l'exclusion de l'Union républicaine. Cette erreur va se continuer sous les deux Ministères suivants, au grand détriment de la chose publique, au détriment de l'apprentissage parlementaire des députés, au détriment de l'éducation de la démocratie. C'est dans des conditions relativement favorables, quoi qu'il en ait dit le 4 Décembre, que M. Waddington avait pris la direction des affaires au 4 Février. Le lendemain de l'élection de M. Grévy, il suffisait d'un peu de netteté de vues et de fermeté de main pour gouverner avec suite, sinon avec éclat, pour choisir un personnel respectueux de la Constitution, pour faire voter des lois utiles, pour contenir et dominer un Parlement dont les deux Chambres étaient pleines de bonne volonté et d'espérances parfaitement réalisables. M. Waddington n'avait pas su être cet homme d'Etat énergique et prudent à la fois ; il tomba du pouvoir, après dix mois d'une administration plus bruyante que bien remplie, qui fut une déception pour ses amis et qui le révéla notoirement inférieur à la tâche dont M. Grévy l'avait cru capable.

Tel fut le premier Cabinet de la Présidence Jules Grévy. Il donna le spectacle et il laissa le souvenir d'une administration faible, hésitante, impuissante. M. Waddington et ses collègues, livrés à eux-mêmes par l'abstention systématique du Président de la République, ne surent ni discipliner les Gauches, ni mériter et retenir leur confiance. La majorité de 1877, excellente pour le combat, fut impropre au gouvernement, par sa faute, sans doute, mais aussi parcelle du Cabinet qui ne parvint ni à se tracer un programme limité, ni à l'appliquer hardiment, ni, en exécutant les réformes nécessaires, à répondre aux vœux évidents de l'opinion publique. La fermeté, la prévoyance, l'esprit de décision, c'est ce qui manqua le plus à M. Waddington. Parmi les 300 républicains de 1877, portés au chiffre de près de 400 par les élections partielles qui avaient suivi la grande consultation du 14 Octobre, il ne réussit pas à constituer un noyau solide de 280 députés, décidés à soutenir son administration ; il ne réussit pas à empêcher les conflits et les compétitions de personnes il inaugura, non pas faute de lumières ou de bonne volonté, mais faute d'énergie, cette période de crises et d'instabilité qui affaiblit, aux yeux du pays, le prestige du parti républicain et fit douter de sa capacité gouvernementale. La situation, à la fin de l'année 1879, était certainement moins favorable qu'au lendemain de l'élection de M. Grévy et, par malheur, personne ne discernant les vraies causes de ce changement, elle va s'aggraver jusqu'au 14 Novembre 1881.

 

 

 



[1] Discours politiques et judiciaires, rapports et messages de Jules Grévy, par Lucien Delabrousse, 2 vol, in-8°. Paris, Quantin.

[2] André Daniel. L'année politique, 1879, p. 83. Paris, G. Charpentier, 1880.

[3] Voir l’appendice I.

[4] Voir l’appendice II.

[5] Voir l’appendice III.

[6] Voir sur la Constitution de 1875 et sur les révisions l'excellent ouvrage de M. Gabriel Arnoult, avocat à la cour d'appel de Nancy, De la révision des Constitutions, chez Arthur Rousseau, Paris, 1896.

[7] Paul Robiquet, Discours et opinions de Jules Ferry, 7 vol. in-8° chez Armand Colin. Paris, 1892-1898.

[8] Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de M. F. Buisson (Paris, Hachette, 1887) renferme au mot France un excellent article sur l'Instruction Publique depuis 1789. Cet article, très développé pour la période 1879-1882, est de M. Alfred Rambaud, qui fut chef du Cabinet de Jules Ferry à l'instruction Publique. Il est remarquable que tous ceux que Jules Ferry a attachés à sa personne, ou appelés à un emploi public un peu en vue, ont été, par ce choix, comme désignes pour de hautes fonctions ultérieures.

[9] Discours et opinions de Jules Ferry, tome III, p. 191.

[10] Voir Amagat, La Gestion conservatrice et la gestion républicaine jusqu’aux conventions, 1872-1883. Paris, Plon, 1889.