TROISIÈME PARTIE
VII
Assemblée nationale. — Séance du 28, Janvier 1875. Discours de M.
Laboulaye.
M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Messieurs, l'amendement que
j'ai l'honneur de vous soumettre, en étant ici l'organe d'un grand nombre de
nos collègues, a un double objet. Il constate d'abord un fait qui a été
oublié par la Commission des lois constitutionnelles c'est que nous vivons en
République. QUELQUES MEMBRES
A DROITE. —
Provisoire. (interruptions à gauche.) M. DE LA ROCHEFOUCAULD DUC DE BISACCIA. — Battue sur la proposition
Casimir-Périer ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Messieurs, il est évident
que cette République peut recevoir toutes les épithètes qu'on veut lui
donner. Ce que je viens de constater, c'est que nous vivons en République,
chose qu'il n'est pas inutile d'établir dans un pays où le cri de :
« Vive la République ! » a été considéré comme séditieux. Nous
vivons en République... M. LE VICOMTE DE SAINTENAC. — Je proteste contre cette
assertion ! (Mouvement et rumeur générale.) M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Messieurs, rien n'est plus
loin de ma pensée que de passionner le débat. Je viens, aujourd'hui, chercher
sur quel point nous pouvons nous unir ; mais vous devez comprendre que tous
les partis se sont donné rendez-vous à cette seconde discussion, pour établir
quel est le Gouvernement auquel la France peut devoir son salut. (Interruptions.) M. LE PRÉSIDENT. — Veuillez rie pas
interrompre, Messieurs ! il y a des orateurs inscrits dans tous les sens. M. ÉDOUARD LABOULAYE. — En pareil cas, il me semble
que nous nous devons les uns aux autres de mutuels égards, et les égards
entre collègues, dans une Assemblée, c'est le silence. (Très bien !
très bien !) En
second lieu, cet article a pour objet de transformer en droit ce qui est le
fait existant aujourd'hui, de le transformer en fait, définitif, et, ce que
nous venons vous demander, c'est de décider que la République est le
Gouvernement de la France. Chacun ici, vous le voyez, doit parler, comme le
disait excellemment M. de Carayon-Latour, à cœur ouvert. Avant
tout, je tiens à constater que cette proposition ne touche en rien aux droits
que le Maréchal a reçus de la loi du 20 Novembre 1873. On nous
a souvent reproché de n'avoir pas voté cette loi, et on a fait de nous des
adversaires du Maréchal. Je
tiens à rappeler, comme on l'a fait souvent à cette tribune, — et j'ai le
droit de le faire à iman tour, puisque j'étais rapporteur de la Commission de
Prorogation du 20 Novembre 18'73, — que nous n'avons jamais contesté qu'une
seule chose c'est que cette nomination fût faite sans être soutenue par
aucune loi constitutionnelle. Nous nous sommes toujours déclarés prêts à
accepter M. le Maréchal avec les institutions constitutionnelles. Nous ne
voulions pas livrer son pouvoir à cette espèce d'indécision, d'arbitraire qui
l'affaiblissait par avance, et il me semble qu'en agissant ainsi nous nous
montrions respectueux de sa personne et de ses droits. (Très bien !
très bien f à gauche.) J'ajoute
qu'en proposant la loi que nous vous soumettons, nous n'entendons rien
changer ni à la nature ni à l'esprit de son pouvoir. M. le Maréchal a été
nominé, pour sept ans, Président de la République. Que cette République soit
provisoire ou définitive, il n'en est pas moins le Président de la
République. Et
quant à l'esprit dans lequel nous lui demandons de gouverner, c'est celui
flue M. — Maréchal, que M. le Président de la République lui-même a plusieurs
fois exprimé publiquement, en disant qu'il voulait gouverner avec les hommes
modérés de tous les partis. (Nouvelles marques d'approbation et
gauche.) Ainsi,
quand nous demandons la République, nous ne demandons pas un Gouvernement de
parti, nous demandons un Gouvernement où il y ait place pour tout le monde.
C'est ce grand avantage qui nous a fait accepter la République, car c'est le
seul Gouvernement qui n'exclut personne et qui permet à la France de réunir,
comme une mère, tous ses enfants autour du même foyer. (Mouvement. — Très bien !
très bien ! à gauche.) M. LE VICOMTE DE LORGERIL. — Et la Prusse sera heureuse ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je viens maintenant au fond
même de la question et aux raisons qui nous font demander à l'Assemblée un
vote aussi considérable. Tous,
Messieurs, dans cette Assemblée, nous nous montrons jaloux des libertés
populaires. Je ne suis pas de ceux qui distinguent entre la Droite et la
Gauche, et je reconnais que toutes les fois que nous avons eu des lois
libérales à faire, nous les avons faites ensemble, tout étonnés de nous
trouver réunis, et nous apercevant que les divisions qui nous séparent sont
des divisions factices, des divisions qui devraient disparaître dans l'accord
d'un commun patriotisme. (Très bien ! très bien !) Mais
nous savons aussi, et c'est l'expérience que nous ont donnée les Révolutions,
nous savons qu'il ne suffit pas de donner à un peuple des libertés, qu'il ne
suffit pas de proclamer, au lendemain d'une victoire populaire, que toutes
les libertés sont accordées il la nation ; if faut encore que ces libertés
aient une garantie ; il faut que ces libertés soient protégées, qu'elles
aient une pleine et entière sécurité. Et si la plupart des Révolutions ont
échoué en France, si tout en étant faites souvent sous l'influence
d'inspirations généreuses, elles n'ont pas abouti, c'est qu'il a manqué à la nation
tout émue cette sécurité sans laquelle il n'y a ni travail possible ni
indépendance véritable. Eh bien, cette sécurité est nécessaire à tout le
monde, nécessaire à tous les peuples ; mais plus nécessaire encore, oserai-je
le dire ? â la France qu'à toute autre nation. Depuis
soixante ans, il s'est fait un changement considérable dans la condition
sociale de la France. La France est devenue un immense atelier c'est
peut-être le pays d'Europe oit on travaille le plus. La campagne est couverte
de cette race généreuse de paysans qui, par un labeur continu, payent la
rançon de la patrie ; les ateliers sont remplis d'ouvriers qui s'instruisent
et s'éclairent tous les jours. A tous ces hommes la sécurité est nécessaire ;
car la sécurité c'est, pour eux le pain de chaque jour, et toutes nos agitations
se traduisent en bas par la misère et la 'souffrance. Il nous faut donc cette
sécurité. Eh bien, il n'y a qu'un Gouverne- ment qui puisse nous la donner :
C'est là le rôle principal du Gouvernement ; il est le représentant de
la sécurité publique. C'est lui qui maintient la paix au dehors, qui la
maintint au dedans, et qui, au besoin, met la force au service de la justice
et fait trembler les méchants. Oui,
Messieurs, quand on va au fond des choses, on ne se laisse pas éblouir par
les apparences. Ce Gouvernement, ces appareils, ces magistrats revêtus de
leurs robes, cette armée, ces soldats, tout cela n'a qu'un objet : c'est de
faire que le plus pauvre manœuvre, dans sa cabane, puisse jouir en paix du
salaire qu'il a gagné dans la journée. Dans cette cabane, ouverte à tous les
vents, personne n'a le droit d'entrer que la justice et la loi. (Mouvement. — Très bien !) C'est
là l'objet principal qu'un Gouvernement doit avoir en vue. Un Gouvernement
qui ne peut pas garantir la sécurité est un Gouvernement qu'il faut modifier. Pouvez-vous
garantir la sécurité avec le provisoire ? Et, dans la situation où nous
sommes, croyez-vous que vous donnez au pays cette sécurité qu'il vous demande
et qu'il a le droit de vous demander ? On nous
parte de la trêve des partis !... Depuis qu'on a proféré ce mot, tous les
partis sont en guerre, et nous donnons à la France le spectacle d'un peuple
tranquille avec des législateurs agités. (Rires et Très bien !
à gauche.) Il est
nécessaire, absolument nécessaire de ne pas prolonger une situation
périlleuse à tant de titres, et, pour ne pas la prolonger, pour donner au
pays ce qu'il nous demande, il faut nécessairement un Gouvernement, et un
Gouvernement définitif. Un mot
que j'ai prononcé à cette tribune, le mot de Gouverne- ment perpétuel, a
étonné beaucoup de ceux qui m'ont entendu, quoique je l'aie expliqué, et l'un
de nos honorables collègues, M. de Meaux, a bien voulu, à cette tribune, me
le reprocher, et même — ce qui était de bonne guerre — emprunter une
épigramme à M. Thiers pour me la décocher. Je
crois que M. de Méaux s'est considérablement trompé et qu'il n'a pas compris
que le langage du législateur n'est pas le langage du philosophe. Le
législateur est un homme pratique. Or, il y a des-conditions à l'existence
des lois humaines, et la première condition, c'est qu'on ne puisse les mettre
en question ? C'est en ce sens que le législateur les déclare perpétuelles. (Approbation au
centre gauche.) Quant
au philosophe, il gémit plus ou moins sur l'incertitude des choses humaines.
Nous avons tous connu cela, et nous qui sommes les aînés de l'honorable M. de
Meaux, nous avons été élevés, dans notre jeunesse avec un fort mauvais livre,
— celui de M. de Volney, — qui nous a appris à pleurer sur les ruines de
Palmyre et de Tadmor. Je ne suis même pas bien sûr que nous n'ayons pas mis ces
choses en vers latins. (Sourires.) Cependant, nous n'avons jamais confondu entre
elles deux attributions profondément distinctes au législateur, les choses
pratiques, permanentes, perpétuelles ; au philosophe, le droit de gémir tout
à son aise. (Nouvelle approbation du centre gauche.) Mais
laissons cela. Ce dont il s'agit maintenant, c'est d'avoir un Gouvernement et
ici, la question se simplifie, elle se réduit à Ces termes : Quels sont, dans
cette enceinte, les partis qui peuvent offrir un Gouvernement à la France ?
Je ne dis pas quels sont les partis qui peuvent lui promettre un Gouvernement
dans l'avenir. La politique est la science du possible et du nécessaire : or,
ce qu'il faut à la France, ce n'est pas un Gouvernement pour l’année 1880 ;
non ! c'est un Gouvernement pour l'année 1875 ! (Assentiment à
gauche.) Qui
peut donner ce Gouvernement ? Je
demande la permission de faire une réponse à cette question, et je sens que
j'aborde ici un terrain brûlant ; mais je crois que mes collègues me
connaissent assez pour savoir qu'il ne peut y avoir dans mon cœur un
sentiment amer ; j'ai pour eux tous un respect profond. (Oui ! Oui !
— Très bien ! — Parlez !) Sont-ce
les Légitimistes qui peuvent nous apporter un roi ? Je ne crains pas de dire,
et je vous prie en grâce de ne pas vous méprendre sur mes sentiments, je ne
crains pas de dire que, en ce moment, vous n'osez pas faire la proposition de
rétablir la Monarchie, parce que vous savez que, dans cette Assemblée, cette
proposition n'a aucune chance de succès. (Mouvement à L'extrême droite.) M. DE BELCASTEL. — Nous verrons cela ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je désire que nous le
voyions le plus tôt possible ; je suis même fâché qu'une proposition en ce
sens n'ait pas précédé la mienne, parce qu'elle aurait, je crois, simplifié la
question. Pourquoi
ne pouvez-vous pas rétablir la Monarchie ? Certes, ce n'est pas parce qu'il
vous manque un prince digne de tout respect. Je suis heureux de le dire à
cette tribune, et je crois que c'est le devoir de tout Français de le dire :
M. le comte de Chambord a donné, selon moi, le plus bel exemple qu'ait jamais
donné un prétendant. Les prétendants, en général, se soucient fort peu du mal
qu'ils peuvent faire. Nous le voyons aux frontières de la France peu leur
importe d'entasser cadavres sur cadavres, pourvu qu'ils arrivent à ce trône
qu'ils ambitionnent. M. le comte de Chambord a donné cet exemple héroïque
d'un prétendant qui n'a fait verser ni une goutte de sang ni une larme. C'est
peut-être un titre au dédain de certains politiques ; c'est un titre
d'honneur pour tous les hommes qui estiment la vie humaine, et c'est un titre
de gloire devant Dieu. (Sensation.) DE DIVERS CÔTÉS. — (Très bien !
Très bien !) ÉDOUARD LABOULAYE. — Messieurs, si nous devons ne
pas marchander les hommages à M. le comte de Chambord, pouvons-nous faire que
le temps n'ait pas marché depuis quatre-vingts ans ? Pouvons-nous faire que
la vieille Monarchie, dont le roi était le Chef, puisse renaître de ses
cendres ? Croyez-vous qu'un roi, placé sur ces flots orageux de la
Démocratie, sera le roi de l'Ancien Régime ? Ne savez-vous pas que cette
ancienne Monarchie ne vivait que par ses ordres qui descendaient jusqu'au
peuple, comme une pyramide sous le poids de laquelle il était écrasé ? Est-ce
que, si le roi revenait, il pourrait être autre chose qu'un roi
constitutionnel ? QUELQUES VOIX A
DROITE. — Non ! il
ne pourrait être autre chose ! et il ne veut pas être autre chose ! UN MEMBRE. — Sous la Restauration il y avait
la Charte ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je me suis mal fait
comprendre je veux dire : Est-ce qu'il &pourrait être autre chose qu'un
roi recevant les conditions du pays et n'en faisant aucune au pays ? (Mouvements
divers.) Vous
nous dites que vous vous en remettez à Dieu. Que Dieu décide la question !...
Mais, en attendant, permettez-moi, puisque vous m'écoutez avec tant de
bienveillance, d'aller jusqu'au bout et de vous demander ce que vous allez
faire. Vous
nous dites : Vous ne pouvez pas nous demander, à nous, Légitimistes, de
voter.la République ! Non,
mais qu'avez-vous à faire ici ? Ne vous êtes-vous pas engagés, comme nous, à
donner un Gouvernement à la France ? Sommes-nous, chacun, propriétaires de.la
France pour un quartier ? Avons-nous le droit de garder avec nous notre fief,
ou bien sommes-nous simplement les mandataires du pays, envoyés ici avec un
mandat déterminé ? et ce mandat, n'est-il pas de faire un Gouvernement à un
moment donné ?... Eh bien, ce moment est venu. Que voulez-vous faire ? Ne pas
voter pour la République ?... Je le conçois. Si je vous disais de vous
abstenir, vous ne voudriez peut-être pas me comprendre. Mais si vous votez
pour autre chose que la République, ce n'est pas une abstention, c'est un
vote. Et pour qui votez-vous ? Je vous laisse à décider la question. Vous en
arrivez ainsi à ce système qui a fait plus de tort à la Monarchie, plus de
tort à la Royauté que tout ce que ses ennemis ont fait contre elle, à ce
système des royalistes de ir789 qui ne voulaient pas autoriser ce qui pouvait
être le bien du pays, qui ne voulaient pas autoriser ces institutions
nouvelles qui les choquaient et qui espéraient toujours que de l'excès du mal
naîtrait le remède. (Protestations à droite.) M. DE LA ROCHEFOUCAULD
DUC DE BISACCIA. — Allons donc ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Si j'ai pu blesser
quelqu'un, je retire ma parole. Je ne prétends pas que ce soit l'intention
d'aucun de vous, à Dieu ne plaise ! m• ais je dis que, en empêchant la
République de s'établir, vous votez pour un système quelconque, pour le
provisoire, sinon même pour un autre parti que je n'ai pas besoin de nommer ;
vous lancez ainsi la France dans les aventures et vous la livrez peut-être à
des aventuriers. (Marques nombreuses d'assentiment.) Je
dirai maintenant aux Monarchistes constitutionnels Vous vous êtes séparés de
nous par des raisons qu'il m'est difficile d'expliquer. La République que
nous vous proposons, c'est la République constitutionnelle, une République
avec deux Chambres et un Président, sans l'hérédité du pouvoir monarchique.
Certes, c'est une grande différence ; cependant, cette différence est
peut-être moins grande dans un pays où nous n'avons jamais vu, depuis
quatre-vingts ans, un héritier succéder au précédent monarque. M. DE LA ROCHEFOUCAULD
DUC DE BISACCIA. — Et Charles X ? M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je sais parfaitement que
Charles X a succédé à Louis XVIII ; mais je voulais dire que, en fait de monarchie
constitutionnelle, il n'y avait pas de fils qui eût succédé à son père. (Interruptions
diverses à droite.} Permettez-moi
de vous rappeler une phrase célèbre de Benjamin Constant, qui disait, sous la
Restauration, à ceux qui prétendaient qu'il était étrange de voir un vieux
Républicain comme lui, un Républicain de l'an III, accepter le Gouvernement
constitutionnel ; « Entre la Monarchie absolue et la Monarchie
constitutionnelle, la différence est dans le fond ; entre la République et la
Monarchie constitutionnelle, la différence est dans la forme ! » (Assentiment au
centre gauche. — Mouvements divers à droite.) Eh bien, si nous en sommes là
qui peut donc expliquer une division qui dure depuis trop longtemps ?
Avez-vous un roi à qui vous puissiez confier cette Monarchie
constitutionnelle ? Vous savez bien que vous n'en avez pas. UN MEMBRE A
L'EXTRÊME DROITE. —
Comment ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je parle en ce moment de la
Monarchie constitutionnelle, et je crois, mon cher collègue, que ce n'est pas
à vous que mon discours s'adresse. (Rires sur divers bancs.) Messieurs, j'entends par
Monarchistes constitutionnels ceux qui rivent un Gouvernement comme était
celui du roi Louis-Philippe. M. LE MARQUIS DE PLŒUC. — Et de Louis. XVIII ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. Eh bien, je dis qu'en ce
moment vous n'avez pas de roi qui puisse réaliser la forme de Monarchie que vous
rêvez. Que faites-vous alors ? Vous nous dites « Attendons 1880 ; nous
ne voulons pas abdiquer nos espérances ». Et nous, nous vous disons :
« La République est un Gouvernement qui a au moins un avantage sur les
Monarchies, c'est qu'elle est éminemment soumise à la volonté populaire et
qu'on peut réviser sa Constitution quand on veut. » (Mouvement à
droite.) Nous
admettons naturellement que cette révision porte sur les détails plus que sur
le fond. Nous avons confiance dans la République ; si elle ne peut remplir
les vœux de la nation, avant six ans d'ici elle aura cessé d'exister ; si
elle convient à la nation, dans six ans il est probable qu'on la conservera.
La seule chose que nous n'admettons pas, — et vous verrez combien cette
différence est petite, — c'est que vous voulez condamner la France de 1880 à
remettre tout en question et que nous voulons la laisser libre de faire ce
qu'elle voudra. (Approbation au centre gauche.) M. CRÉMIEUX. — C'est cela ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Vous n'existerez plus,
parlementairement parlant, à cette époque ; laissez la France faire ce
qu'elle voudra, la France de ce moment-là Quant à
cette idée singulière de dire qu'une Assemblée, pour une époque où elle
n'existera plus, forcera le pays qui veut être parfaitement tranquille, de
remettre en question son Gouvernement, c'est une illusion étrange qui a son
danger : c'est d'affaiblir dès le premier jour... (C'est cela !
c'est cela ! à gauche) ce Gouvernement qu'on veut constituer, en ne lui donnant qu'une
courte échéance. Une telle proposition exclut cette sécurité et cette
stabilité que le pays vous demande. Ce que vous désirez, nous vous le donnons
; la France de 1880 fera ce qu'elle voudra ; donnez-nous cette sécurité que
nous vous demandons et venez avec nous pour faire la République. Reste
un troisième parti. Ce troisième parti, je ne lui demande pas de voter pour
la République ; je dirai seulement que ceux-là se trompent, qui espèrent que
l'Empire pourra leur donner la sécurité. Un
pouvoir qui reviendrait après la défaite de Sedan ne peut certainement donner
ni liberté, ni sécurité. (Vive adhésion, gauche.) Ni liberté, car il fermera
toute bouche indépendante qui rappellerait le passé ; ni sécurité, parce que,
en remontant sur le trône, s'il doit jamais y remonter, le Prince Impérial ne
peut avoir qu'une pensée : refaire la guerre le plus tôt possible... (Mouvement.) S'il ne la faisait pas, il
tomberait sous le mépris public. L'Empire
ne peut donc vous donner ni cette sécurité, ni cette liberté. Mais que
peut-il donner aux Constitutionnels, au parti qui s'est honoré par
l'attachement à des princes que nous respectons tous ? Il ne peut donner à
ces princes que l'exil et la confis- cation. (Nouveau
mouvement. Très bien ! très bien ! à gauche.) Vous voilà donc ramenés à la
République. La République, on dit : « Nous n'en voulons pas ; la République,
c'est le désordre, la République, c'est la préface de l'Empire ! »
Et l'honorable M. de Carayon-Latour ne s'est pas aperçu, l'autre jour, qu'il
tombait dans ce que j'appellerai un cercle vicieux. Il a vu l'Empire sortir de
la République : il en a conclu que la République enfantait l'Empire. Il n'a
pas vu que la République venait après la Monarchie, et que, par conséquent,
d'après son raisonnement, la Monarchie enfantait la République. (Rires
d'assentiment à gauche et au centre gauche.) Ce qui
détruit les Républiques est ce qui détruit les Monarchies. Quand un
Gouvernement ne donne pas satisfaction aux besoins, aux idées et aux vœux
populaires, quel que soit son nom, dans le siècle où nous sommes, il est
destiné à tomber. (C'est cela ! Très bien ! à
gauche.) Mais,
dit-on, souvenez-vous du passé de la République. Eh bien, ici, Messieurs, je
vous demande en grâce de ne pas faire de politique historique. Je ne connais
rien de plus déplorable Our des gens qui sont destinés à vivre, à agir
ensemble, que d'aller rechercher sans cesse les fautes que leurs pères ont pu
commettre. Ah !
Messieurs, cette succession de l'histoire est une succession qu'on n'accepte
que sous bénéfice d'inventaire. Est-ce que nous avons besoin d'aller
chercher, au fond des tombeaux, des cadavres pour nous les jeter à la tête et
nous les reprocher ? Laissons au passé ses fautes, laissons-lui ses crimes et
demandons-lui des leçons. (Très bien ! très bien ! à gauche.) Et de
ces leçons, il y en a une qui est toujours la même ; cette leçon, qui est
imprimée à toutes les pages de l'histoire, est celle-ci que toute violence
détruit les partis et, qu'on ne peut vivre que par la modération, la
modération et la modération. (Applaudissements à gauche.) Voyons
maintenant ce qu'a fait cette République provisoire qui existe depuis quatre
ans. A-t-elle menacé la propriété ? Je ne voudrais pas revenir sur ce qui a
été un acte de justice, mais enfin je ne puis pas oublier- que cette
République, soi-disant ennemie de la propriété, s'est honorée en rendant aux
princes d'Orléans leur patrimoine. (Interruptions et mouvements divers.) UN MEMBRE A
DROITE. — Vos amis
ont voté contre ! M. LE PRÉSIDENT. — Veuillez ne pas interrompre. M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Je ne puis pas oublier qu'à
la suite de la guerre, quand il a été question d'indemniser ceux qui avaient souffert
des ravages de l'ennemi, cette République a abandonné l'ancienne rigueur d'un
droit monarchique et impérial, et est venue au secours de tous ceux qui
avaient eu à souffrir des déprédations de l'ennemi. (Rumeurs
diverses.) Est-ce
la famille qui a été mise en danger ? Eh bien, il y a, à la suite des
Révolutions, une loi toujours la même qui reparaît et qui montre l'état des
esprits, c'est le loi du divorce. Le divorce est une question que je
n'entends pas trancher aujourd'hui. Si l'on ne regarde que les misères de
ceux qui sont attachés l'un à l'autre en se détestant, le divorce parait bien
juste. (Sourires.) Si on regarde, au contraire, l'effet social, la perturbation que
cela jette dans les ménages, on peut hésiter, et on comprend qu'un mariage provisoire
à tous les défauts d'un Gouvernement provisoire. (On rit et on
applaudit au centre gauche.) UN MEMBRE. — Il y a les enfants ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Eh bien, a-t-on présenté
cette loi du divorce ? Non. Je me
souviens en 1848 avoir vu, sur la place Vendôme, un cortège nombreux de dames
éplorées qui se rendaient auprès d'un ministre de la Justice très
bienveillant et qui devait se charger de présenter la pétition où l'on
demandait le rétablissement du divorce. Ce ministre, où est-il aujourd'hui ?
Les journaux nous ont appris qu'il avait célébré, il y a quelques jours,
l'heureuse cinquantaine de son mariage. (On rit.) Il nous donne ainsi son exemple
comme un vivant argument contre le divorce. Est-ce
la religion ? La République a-t-elle menacé la religion ? UN MEMBRE A
DROITE. — Il y a
des Républicains qui l'ont menacée ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Messieurs, il y a des
Républicains de toutes opinions, et, quant à moi, je le dis hautement, je me
réclame du même maitre, de Jésus. Je dis seulement que la République n'a pas
menacé la religion, ni l'Eglise, et je n'en veux qu'un exemple. Aujourd'hui,
il y a dans toute l'Europe une espèce de manie, la manie de la persécution
catholique. Et nous avons vu, il y a quelques jours, dans un vieux pays,
asile de la liberté, le baptême obligatoire et à main armée. Est-ce en France
que cela se passe ? (Bruit à droite.) Tous ces prêtres bannis, toutes ces sœurs qu'on
chasse, quoique par leurs bienfaits elles aient acquis le droit au respect
même des incrédules, où vont-ils ? où se réfugie-t-on ? en France, et c'est
dans cette République qu'on trouve la sécurité la plus complète et la plus
entière. (Bruit et interruptions à droite.) UN MEMBRE A
DROITE. — Parce que
la France est toujours la France ! C'est la France qui fait cela et non
la République ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Permettez-moi, Messieurs, de
vous dire que vous cédez, en ce moment, à l'illusion qui vous obsède. Vous
dites : Mais non ! nous ne sommes pas en République ! ce que nous avons en
France ne mérite pas ce nom-là c'est la France qui fait cela, ce n'est pas la
République ! UN MEMBRE A
DROITE. — Ce sont
les Monarchistes qui gouvernent ! M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Mais enfin, Messieurs, vous
n'êtes pas en Monarchie, vous êtes en République ! A DROITE. — Mais non ! mais non ! M. LE PRÉSIDENT. — Je demande que l'on
n'interrompe pas l'orateur. Je rappellerai les interrupteurs à l'ordre. Il
est certain qu'il n'y a, dans les paroles prononcées par l'orateur qui est à
la tribune, rien qui puisse blesser aucune opinion (luis cette Assemblée. (C'est vrai !
— Très bien !) M. ÉDOUARD LABOULAYE. — Permettez-moi de vous dire
que ce qui se passe aujourd'hui, depuis quatre ans, dans la République provisoire,
se passera, nous l'espérons tous, dans les six ans de République provisoire
que vous accordez au Maréchal de Mac-Mahon. Quand cela se sera passé pendant
six ans, pourquoi cela ne se passerait-il pas pendant quinze ans, pendant
vingt ans ? Où est la raison pour que la France soit enfiévrée et prise par
ce démon de la persécution ? Il faut nous rendre justice à nous-mêmes : l'esprit
français a une grande qualité, il hait ce qui est violent ; il n'a que mépris
pour les bourreaux et estime pour les martyrs. (Applaudissements
à gauche.) Quelle
est donc l'objection contre la République, si elle ne menace ni la propriété,
ni la famille, ni la religion ? C'est que nous ne savons pas comment nous la
constituerons. Isis qu'est-ce que nous vous disons ? Venez constituer avec
nous la République. Nous ne vous demandons pas la République de la
Constitution de 1793, Constitution qui avait ce grand défaut qu'elle n'avait
jamais pu être appliquée. Nous vous demandons une République avec deux Chambres,
avec un Président, c'est-à-dire avec des institutions que vous connaissez,
avec des institutions que vous pratiquez. Où sera donc la différence entre ce
Gouvernement et le Gouvernement avec un roi constitutionnel ? La différence
sera dans l'existence d'un roi constitutionnel. Mais vous n'en avez pas ! Et
vous nous refusez ces institutions constitutionnelles, et vous préférez faire
un saut dans l'inconnu ! Franchement, où sont les Conservateurs ? Est-ce
nous, qui vous demandons de venir conserver avec nous toutes nos libertés, de
leur donner les garanties nécessaires ou est-ce vous, qui déclarez que si
l'on n'accepte pas la forme de Gouvernement que chacun de vous préfère, il
n'y a rien à faire et qu'il faut se lancer dans les abîmes ? Non,
Messieurs, j'espère qu'il y aura dans cette Assemblée, à ce moment décisif,
plus d'un membre qui réfléchira à la responsabilité qu'il peut assumer sur
lui. On ne
voudra pas, quand nous pouvons aujourd'hui, dans une heure, annoncer à la
France que nous sommes unis, que nous allons lui donner les institutions
qu'elle a toujours aimées... (Dénégations à droite), les institutions
constitutionnelles qu'elle a toujours aimées, on ne voudra pas, dis-je, parce
que ces institutions porteront le nom de République, les refuser, alors qu'on
les accepterait si elles portaient le nom de Monarchie. Ce sont
là des raisons qui doivent nous faire réfléchir. Il faut songer à la
situation où nous nous trouverons demain quand, après avoir essayé de toutes
les solutions, nous n'en aurons accepté aucune. Car, je le répète toujours,
je ne viens pas ici vous démontrer les mérites comparatifs de la Monarchie et
de la République, Ce qui était déjà une vieillerie au temps d'Hérodote ; je
viens seulement vous dire que le cercle se resserre, que la nécessité, avec
sa main de fer, s'impose. Vous pouvez faire un Gouvernement avec la République
et, si vous ne l'acceptez pas, vous ne faites pas de Gouvernement. Voilà la
question qui se pose, il n'y a pas à l'éluder. Si nous
ne faisons rien, nous ne pouvons pas avoir la prétention de nous éterniser
sans rien faire. Nous avons reçu mandat de faire la paix, de rétablir la
France épuisée et de constituer un Gouvernement ; il faut constituer le
Gouvernement. Si nous ne le constituons pas, notre mandat est fini et il faut
le remettre à la nation. Vous en
avez peur ! Et moi aussi. (Mouvement à droite.) Oh ! je
dis toujours ma pensée, ma pen. sée tout entière. Oui, j'ai peur ! Non pas
que je n'aie confiance dans la sagesse du pays ; mais j'ai peur pour le
régime parlementaire. Quoi !
nous nous en irons pour qu'on nomme une nouvelle Assemblée constituante, qui
recommencera pendant deux ans, trois ans peut-être, à chercher le meilleur
Gouvernement ! Messieurs, il n'y a pas de peuple qui soit à l'épreuve de
pareilles conditions d'existence, et nous sommes exposés à ce qu'avant que se
réunisse cette Assemblée, tout le système parlementaire s'écroule et la France
avec lui. Voilà ma crainte, et voilà pourquoi je supplie l'Assemblée de
penser à la nécessité de prendre un parti. Songez,
Messieurs, aux grands intérêts qui sont engagés dans cette question. Si
demain, après avoir tout refusé, il survenait des difficultés extérieures, où
en serions-nous ? On dirait que la France est une Pologne, où les partis ne
pensent qu'à se battre entre eux, et on aurait pour nous le dédain qu'on a
toujours pour un pays qui n'a pas su faire son unité et qui s'est mis hors
d'état de résister à l'ennemi. On
dirait — et ceci est important, — que vo ils avez abandonné, que nous avons
abandonné, — car je ne veux pas me séparer des autres, la plus précieuse
partie de notre héritage, ces doctrines de liberté que nous avons conquises
par tant de malheurs et tant d'épreuves. Il ne
faut pas vous y tromper : si demain vous ne faites pas un Gouvernement
constitutionnel régulier, il faudra en arriver à un ministère de dissolution,
et un ministère de dissolution, comment le composerez-vous ? Savez-vous qu'on
sera peut-être tenté de jouer ce jeu terrible qui a' perdu plus d'une nation,
d'avoir ce qu'on appelle un ministère énergique qui faussera, qui forcera les
élections, — je peux parler ainsi, il n'y a pas de ministres devant nous...
(On rit) et je ne parle que pour les ministres de l'avenir. On ne
peut jouer le jeu qu'a joué M. de Polignac et qui a perdu la Monarchie. En
présence de tant de dangers, en présence de cet inconnu dont tout parti
politique doit toujours s'effrayer, et quand il vous est possible de donner
un Gouvernement à la France, laissez-moi vous dire que j'ose encore espérer,
fia-ce contre toute espérance. Je ne peux croire qu'en faisant appel à leur
patriotisme, des hommes qui se sont si bien battus pour la France veuillent
l'abandonner, quand, par le sacrifice d'une idée, par un vote, on peut la
sauver. (Très bien ! très bien ! applaudissements à gauche.) Oui,
Messieurs, j'ose compter sur ce patriotisme, et je dis que, dans la situation
où nous sommes, il est permis de descendre jusqu'à la prière, pour vous
supplier de considérer ce que sera demain et de réfléchir sur le parti que
vous avez à prendre. En ce moment, l'Europe tout entière vous regarde, la
France vous implore, et nous, nous vous supplions ; nous vous disons :
N'assumez pas sur vous une pareille responsabilité ! Ne nous laissez pas dans
l'inconnu, et, pour tout dire en un mot, ayez pitié, ayez pitié de ce
malheureux pays ! (Acclamations et salves redoublées
d'applaudissements à gauche). L'orateur, en retournant â son banc, est entouré et chaleureusement félicité par ses collègues du centre gauche et de la gauche. |