Le Cabinet du 13
Décembre 1877. — Compétence et effacement des ministres. — Le Message du 14
Décembre. — Vote de deux douzièmes. — Les premiers actes mouvement
administratif du 19 Décembre. — Session des Conseils généraux. — L'année de
l'Exposition. — Les vérifications de pouvoirs. — Les élections après
invalidations. — Les élections d'inamovibles, au Sénat. — Les lois
réparatrices. — Les instructions du ministre de l'Intérieur aux préfets. — La
loi du 14 mars 1872. — Gambetta à Marseille. — Recrues qui viennent à la
République. — Les généraux politiciens écartés. — Ouverture de l'Exposition.
— Les centenaires de Voltaire et de Rousseau. — Le budget de 1878. — L'œuvre
des différents départements ministériels en 1878 : Guerre. Instruction
Publique. Travaux Publics. Affaires Etrangères. — Le Congrès de Berlin. — Le
discours de Romans. — Gambetta et le Maréchal. — M. Dufaure et le « parti
sans nom ». — Election des délégués sénatoriaux (27 octobre
1878). — La Droite
et la Gauche devant les électeurs. — Le comte de Chambord et M. de Mun. — Les
éjections du 5 Janvier 1879. — La Déclaration du 16 Janvier. — —
L'interpellation du 20 Janvier. — Le général Gresley et les grands
commandements militaires. — La lettre du 30 Janvier 1879. — Réunion du
Congrès. — Appréciation sur M. Dufaure et sur le Maréchal de Mac-Mahon. —
Conclusion.
Le
Cabinet du 13 Décembre 1877 comprenait, outre M. Dufaure à la présidence du
Conseil et à la Justice, M. Waddington aux Affaires Étrangères, M. de Marcère
à l'Intérieur, M. Léon Say aux Finances, le général Borel à la Guerre, le
vice-amiral Pothuau à la Marine et aux Colonies, M. Bardoux à l'Instruction
Publique, aux Cultes et aux Beaux-Arts, M. de Freycinet aux Travaux Publics
et M. Teisserenc de Bort à l'Agriculture et au Commerce. MM. Savary, Lepère,
Cochery, Jean Casimir Périer et Cyprien Girerd étaient nommés
sous-secrétaires d'Etat de la Justice, de l'Intérieur, des Finances, de
l'Instruction Publique et de l'Agriculture. Ce qui caractérisait la nouvelle
administration, c'était moins la présence dans le Cabinet de députés et de
sénateurs du Centre Gauche ou de la Gauche que l'absence des trois ministres
spéciaux, dont le Maréchal s'était jusqu'alors réservé la nomination, des
Affaires Étrangères, de la Guerre et de la Marine. Le départ du général
Berthaut, auquel la Gauche n'était pas hostile, était particulièrement
significatif. La nomination du général Borel ne l'était pas moins. Nous avons
dit que presque seul, des généraux appelés à déposer devant la Commission
d'enquête, le général Borel, ancien chef d'état-major de d'Aurelle et de
Bourbaki, avait fait une déposition impartiale. C'était encore un hommage
rendu à la Défense nationale que la nomination de M. de Freycinet aux Travaux
Publics. M. Waddington, le nouveau ministre des Affaires Étrangères n'était
pas de la carrière ; mais c'était un esprit droit, un érudit et un libéral
aussi ferme que modéré. M. Bardoux n'apportait pas non plus une compétence
spéciale à l'Instruction Publique et aux Beaux-Arts mais il y apportait les
lumières d'une intelligence très cultivée, un goût littéraire et artistique
très sûr, et une grâce enveloppante qui devait singulièrement faciliter sa
tâche dans la direction des Cultes. Les autres ministres avaient exercé ces
fonctions dans les deux Cabinets qui avaient précédé celui du 16 Mai, sous le
Maréchal, ou dans le premier ministère Dufaure, sous M. Thiers. Les cinq
sous-secrétaires d'Etat étaient des hommes nouveaux. M. Savary avait rapporté
l'enquête sur l'élection de la Nièvre et signalé l'étendue du péril
bonapartiste. M. Lepère, toujours sur la brèche, toujours prêt à interpeller
ou à questionner, avait porté les coups les plus sensibles aux Cabinets
réactionnaires. M. Ad. Cochery s'était sagement renfermé, depuis la guerre
que sa malencontreuse interpellation avait peut-être hâtée, dans l'étude des
questions de finances. M. Jean Casimir-Périer, qui devait ajouter à
l'illustration d'un nom parlementaire déjà illustre, débutait dans les hautes
fonctions administratives. M. Cyprien Girerd, comme M. Savary, devait sa
notoriété à la Nièvre, son pays d'origine, et à la divulgation des menées
bonapartistes dans ce département. Le
troisième ministère Dufaure, le premier et le seul Cabinet vraiment
parlementaire qu'ait eu le Maréchal de Mac-Mahon, comptait donc à la fois,
parmi ses membres, des spécialistes éminents dans leur partie, des célébrités
de la tribune, des hommes fortement trempés par les luttes des sept dernières
années et des Républicains incontestés. Le seul ministre qui n'appartînt pas
à la Gauche du Sénat ou de, la Chambre, était d'un loyalisme que personne ne
pouvait suspecter. Le général Borel avait pour la Constitution républicaine
des sentiments que garantissait le choix même dont il avait été l'objet de la
part de M. Dufaure. Comment
se fait-il que ce ministère, si remarquablement dirigé et composé, et qui
conserva le pouvoir pendant tout près de quatorze mois, ait eu une existence
un peu terne ? C'est d'abord que le temps des grandes luttes était passé. Les
positions conquises, il y avait lieu de s'y maintenir, de s'y consolider et
l'on y réussit sans les grands tournois oratoires de l'âge précédent. C'est
ensuite que le Cabinet Dufaure, que soutinrent très loyalement la Gauche
républicaine et la Gauche dite radicale, bien que son programme fut
absolument le même que celui de la Gauche républicaine, ne comprenait ni les
chefs, ni les grands orateurs de ces deux groupes. Ceux qui avaient conduit
la Démocratie à la victoire s'étaient effacés très modestement, très
politiquement aussi, devant les membres du Centre Gauche. Il en résultait,
dans les relations de la majorité avec le Cabinet, une certaine réserve et,
en dehors du milieu parlementaire, dans ce que l'on appelle le grand public,
moins éclairé que le petit, une certaine surprise que ceux qui avaient été à
la peine ne fussent pas à l'honneur. Le
Message du Président de la République fut lu à ta Chambre par M. de Marcère,
au Sénat par M. Dufaure, le 14 Décembre. Ce document historique était ainsi
conçu : « Les
élections du 14 Octobre ont affirmé une fois de plus la confiance du pays
dans les institutions républicaines. Pour obéir aux règles parlementaires,
j'ai formé un Cabinet choisi dans les deux Chambres, composé d'hommes résolus
à défendre et à maintenir ces institutions, par la pratique sincère des lois
constitutionnelles. « L'intérêt
du pays exige que la crise que nous traversons soit apaisée. Il exige, avec
non moins de force, qu'elle ne se renouvelle pas. « L'exercice
du droit de dissolution n'est, en effet, qu'un mode de consultation suprême,
auprès d'un juge sans appel, et ne saurait être érigé en système de
Gouvernement. J'ai cru devoir user de ce droit et je me conforme à la réponse
du pays. « La
Constitution de 1875 a fondé une République parlementaire, en établissant mon
irresponsabilité, tandis qu'elle a institué la responsabilité solidaire et
individuelle des ministres. Ainsi sont déterminés nos devoirs et nos droits
respectifs l'indépendance des ministres est la condition de leur
responsabilité. « Ces
principes, tirés de la. Constitution, sont ceux de mon Gouvernement. La fin
de cette crise sera le point de départ d'une nouvelle ère de prospérité. Tous
les pouvoirs publics concourront à en favoriser le développement. L'accord
établi entre le Sénat et la Chambre des députés, assurée désormais d'arriver
régulièrement au terme de son mandat, permettra d'achever les grands travaux
législatifs que l'intérêt public réclame. « L'Exposition
universelle va s'ouvrir le commerce et l'industrie vont prendre un nouvel
essor, et nous offrirons au monde un nouveau témoignage de la vitalité de
notre pays, qui s'est toujours relevé par le travail, par l'épargne et par
son profond attachement aux idées de conservation, d'ordre et de liberté. » Il va
sans dire que les Gauches reçurent avec des acclamations ce Message qui
affirmait leur victoire, mais qui l'affirmait avec convenance et dignité.
Certes, le Message contenait des passages très durs pour les anciens
ministres. Dire que tes ministres du13 Décembre étaient résolus à défendre et
à maintenir les institutions, c'était déclarer que leurs prédécesseurs
étaient disposés à faire tout le contraire dire qu'ils pratiqueraient
sincèrement les lois constitutionnelles, c'était déclarer que leurs prédécesseurs
les pratiquaient tout autrement ; dire que l'intérêt du pays exigeait
l'apaisement de la crise, c'était proclamer que les Cabinets de Broglie-.de
Fourtou et de Grimaudet de Rochechouet s'étaient peu souciés de l'intérêt du
pays affirmer que l'on ne recourrait plus à la dissolution o : qui ne saurait
être érigée en système de Gouvernement », c'était condamner nettement les
partisans de la dissolution à « jet continu » mais était-il possible de dire
moins et de s'exprimer en termes plus mesurés ? Que les Bonapartistes, qui
voulaient mettre fin à la crise avec un escadron de chasseurs D, aient
trouvé, pour employer leur langage, que le Maréchal les avait « lâchés » et
en aient pris prétexte pour l'insulter, on le comprend on comprend moins que
les journaux du Centre Droit aient parlé de « la plus grande scène
d'humiliation qu'ils eussent vue Il n'y a pas d'humiliation à s'incliner
devant le juge sans appel ». Pourquoi d'ailleurs les inspirateurs de la
presse qui parlait d'humiliation, avaient-ils tant insisté pour faire rester
le Maréchal à son poste ? Pourquoi avaient-ils fait appel à son patriotisme
et à son amour de la paix ? Ils devaient bien penser qu'en dehors du coup
d'État, dont ils ne voulaient pas, il n'y avait qu'une solution, l'appel à un
ministère de Gauche, et ils auraient dû reconnaître que M. Dufaure avait fait
parler au Maréchal, sans blesser sa dignité ni son honneur, un langage sincèrement
constitutionnel. Le Chef de l'État était enfin rentré dans son rôle. La
Chambre, qui avait refusé de voter le budget, tant qu'elle n'aurait pas en
face d'elle un Cabinet parlementaire, accorda immédiatement au ministère
Dufaure 829.500.000 francs, représentant deux douzièmes provisoires, dont la
répartition devait être faite par décrets entre les différents départements
ministériels. De son côté le Cabinet déposa un projet d'amnistie pour tous
les crimes, délits et contraventions politiques commis du 16 Mai au 14
Décembre 1877. Le projet d'amnistie ne vint que plus tard devant le Sénat. Le
crédit de 529 millions fut accordé sans difficulté par la Haute Assemblée et
les deux Chambres s'ajournèrent su 8 Janvier 1878, après cette courte et
dramatique session. Pour bien affirmer le caractère de sa politique
réparatrice, le Garde des Sceaux fit arrêter toutes les poursuites commencées
contre la presse avant le 14 Décembre, suspendre l'exécution de toutes les
peines et remettre toutes les amendes. Le ministre de l'Instruction Publique
rendit leurs fonctions à tous les instituteurs disgraciés par M. Brunet pour
motifs électoraux. Le ministre de l'Intérieur rentra dans la légalité en
matière de colportage et laissa reparaître sur la voie publique tous les
journaux qui en avaient été exclus. Les
retards qui s'étaient produits, après les élections de Février et de Mars
1876, pour le renouvellement du personnel administratif, ne se revirent pas
en 1877 ; le 16 Mai avait donné une leçon dont les Républicains profitèrent.
Dès le 19 Décembre, M. de Marcère faisait paraître son mouvement préfectoral
sauf 4 préfets constitutionnels qui furent conservés, tous les
administrateurs qui avaient prêté leur concours au 16 Mai étaient 'remplacés.
Il va sans dire que quelques-uns de ces mauvais serviteurs se retirèrent en
faisant claquer les portes. Onze jours plus tard, le mouvement
sous-préfectoral, portant sur 217 fonctionnaires, complétait le mouvement
préfectoral. D'autres nominations, faites dans les différents services,
donnèrent aux vainqueurs du 14 Octobre et a la Constitution une légitime
satisfaction. M. Cochery, sous-secrétaire d'Etat des Finances, fut placé à la
tête du double service des Postes et des Télégraphes. M. Albert Gigot
remplaça M. Félix Voisin à la Préfecture de Police. M. de Gontaut-Biron fut
rappelé de Berlin, ou M. Waddington envoya M. de Saint-Vallier, son collègue
de la représentation sénatoriale de l'Aisne. L'opinion
applaudit à ces choix, qui complétèrent l'effet de soulagement produit par
l'avènement du Cabinet Dufaure, et, dans les diverses manifestations
politiques du mois de Décembre : à Paris et en Province, elle confirma et ses
votes précédents et la condamnation qu'elle avait déjà prononcée. Le 16
Décembre une élection avait lieu à Paris, dans le IXe arrondissement, pour
remplacer M. Grévy qui avait opté pour le Jura. Le parti républicain fit
preuve d'un grand sens politique, en désignant pour ce siège en vue, M. Emile
de Girardin, qui avait contribué, presque autant que M. Gambetta lui-même,
par sa brillante polémique du Petit Journal et de la France, à
la défaite de la coalition. La candidature d'Émile de Girardin, acceptée par
lui « comme une protestation à outrance contre le pouvoir personnel, »
triompha à l'écrasante majorité de 11.000 voix contre 1.600. En Province, la
courte session des Conseils généraux, ouverte le 21 Décembre et destinée à la
répartition des contributions directes, fut l'occasion d'un nouveau succès
pour la République constitutionnelle : 50 présidents appartenant à cette
opinion furent élus contre 40 Monarchistes. Cette
année si agitée se terminait donc de la façon la plus heureuse la France,
tranquille sur ses institutions, allait se préparer à la grande manifestation
industrielle et pacifique de 1878. Pendant le cours de l'année suivante, où
l'Orient se remettait difficilement de la secousse que lui avaient imprimée
les troubles et la guerre de 1877 ; où l'Occident voyait disparaître, l'un
après l'autre, les grands acteurs des derniers événements Victor-Emmanuel et
Pie IX en Italie, l'ex-reine Isabelle en France, lord John Russel en
Angleterre ; où la société, les souverains et les hommes d'Etat étaient
menacés par de criminels attentats en Russie, en Allemagne, en Espagne et en
Italie, la France, à peine guérie des profondes blessures de 1870 et 1871,
des blessures plus superficielles, mais graves aussi de 1877, allait convier
l'univers, au milieu d'un calme politique absolu, au spectacle de sa
renaissante vitalité. Le pays que M. de Broglie dénonçait à l'Europe, au mois
de Mai 1873, comme le foyer de l'agitation révolutionnaire, comme le centre
des passions subversives, allait prouver au monde qu'on l'avait calomnié.
Nulle part l'ordre ne fut plus facilement maintenu qu'en France en ~878 ;
nulle part le Gouvernement ne fut plus obéi que dans cette nation ingouvernable,
nulle part la sécurité ne fut mieux assurée que dans le pays et dans la
capitale qui avaient traversé, depuis neuf ans, tant de catastrophes, tant de
commotions, tant de tragiques événements, dont la nationalité sortait
intacte, le libéralisme plus fort, et plus grande la confiance dans les
destinées de la patrie. Commencée
dès le 8 Novembre, la vérification des pouvoirs de la Chambre qui avait été
élue le 14 Octobre 1877 se poursuivit pendant toute l'année 1878, aux trois
sessions d'hiver, d'été et d'automne toute l'année aussi le pays fut appelé à
se prononcer, en dernier ressort, sur les sentences rendues par les députés
et il les confirma presque toutes, puisque à la suite des 80 invalidations
prononcées par eux, la majorité républicaine compta exactement les 400
membres dont Gambetta avait prévu le retour à Versailles. Nous avons dit
qu'aux premiers jours de la session les députés qui avaient profité de
l'affiche blanche avaient été ajournés ou invalidés. L'usage de l'affiche
blanche ne fut pas le seul criterium de la nullité des élections les abus de
la candidature officielle, la pression des fonctionnaires, l'ingérence du
clergé entrèrent aussi en ligne de compte et motivèrent les décisions prises.
On put reprocher a la Chambre les variations de sa jurisprudence et la
validation de quelques élections tout aussi scandaleuses que quelques-unes de
celles qui étaient invalidées mais on peut affirmer que pas une des élections
cassées n'était irréprochable. Aussi, quand le 20 Janvier 4878, le
vice-amiral Touchard, au nom de la minorité, prit prétexte des invalidations
pour diriger de violentes critiques contre ce qu'il appelait le système de « décimation »
de la majorité et pour demander qu'une élection ne pût être cassée qu'aux
deux tiers des voix, Gambetta put-il lui rappeler les 2.898 procès politiques
qui avaient été intentés aux 363 et faire voter la question préalable à ')26
voix de majorité. La défense principale de la Droite consistait à dire que
les 363 et les autres candidats républicains avaient fait de la pression
officielle contre les candidats du Maréchal ! Quand un de ses élus du 14
Octobre, renvoyé devant les électeurs, avait été battu dans une élection
nouvelle, sincère et loyale, sa tactique consistait à prétendre que son
adversaire républicain avait bénéficié de l'appui de M. de Marcère. Or M. de
Marcère avait toujours recommandé à ses préfets la stricte neutralité en
matière électorale et nulle part ses instructions n'avaient été
transgressées. Les invalidations les plus retentissantes furent celles des
quatre élus de Vaucluse qui devaient manifestement leur succès au vol et à la
fraude, comme l'avait dit M. Gambetta, celles de MM. de Fourtou et Reille,
les deux restaurateurs, les deux organisateurs et les deux principaux
bénéficiaires de la candidature officielle, celles de MM. de Cassagnac et
Baragnon, candidats du Maréchal, l'un comme Bonapartiste, l'autre comme
Légitimiste, celle de M. de Mun, candidat du clergé, celle du duc Decazes,
candidat de l'équivoque. Le 21
Janvier d878, neuf élections eurent lieu, dont sept à la suite
d'invalidations les Républicains furent élus dans les neuf collèges qui
étaient répartis sur tous les points du territoire. Le 3
Mars, dix-sept nouvelles élections avaient lieu treize Républicains et quatre
Monarchistes étaient élus. Le 11 Mars, trois nouveaux Républicains passaient,
le 9 Avril quinze, le 5 Mai six et deux Bonapartistes, M. Desloges à Caen et
M. Maréchal à Périgueux. Les 7 et 14 Juillet, sur 24 élections nouvelles, 20
étaient républicaines quatre Bonapartistes seulement parvenaient à se faire
nommer, MM. d'Espeuilles dans la Nièvre, Trubert dans le Tarn-et-Garonne,
Jérôme David dans la Gironde et Delafosse dans le Calvados. M. Amigues, le
Bonapartiste socialiste, était battu à Cambrai M. de Saint-Paul, l'un des
principaux inspirateurs du 16 Mai, dans l'Ariège et le légendaire M. Baragnon
dans le Gard. Pendant
que la. France confirmait avec cette quasi-unanimité les décisions de la
majorité de la Chambre, pendant qu'elle saisissait toutes les occasions,
comme celle des élections municipales générales, le 6 Janvier 1878,
d'affirmer son attachement de plus en plus profond à la République, le Sénat,
comme pour faire contrepoids à l'affluence des Républicains que ces élections
municipales ou politiques lui présageaient pour 1879, renforçait à chaque
scrutin sa majorité de Droite. L'alliance tenait toujours pour l'élection par
roulement, comme inamovibles, d'un Bonapartiste, d'un Légitimiste et d'un
Orléaniste. Elle ne menaçait de se rompre que lorsque le Centre Droit
désignait aux suffrages des coalisés un candidat suspect de tendances
libérales. Au scrutin qui eut lieu le 23 Janvier, pour remplacer le général
d'Aurelle, décédé, les Orléanistes dont c'était le tour avaient proposé la
candidature du duc Decazes. L'ancien ministre des Affaires Étrangères,
Républicain dans le quartier des Champs-Elysées et Orléaniste dans le
quartier du Luxembourg, n'était persona grata ni pour les Légitimistes
ni pour les Bonapartistes la majorité ne put se faire sur son nom, pas plus
que sur celui de M. Victor Lefranc, candidat des Républicains. On recommença
l'élection le 24 Janvier même insuccès on la renvoya au 7 Février Légitimistes
et Bonapartistes se montrèrent irréductibles et le duc Decazes dut retirer sa
candidature. Les Légitimistes bénéficièrent de ce manquement à la discipline
l'un d'entre eux, M. de Carayon-Latour, fut élu au cinquième tour de scrutin.
Au lendemain de cette élection si pénible, le Soleil annonçait, le 5
Mars, la rupture du Centre Droit libéral et des Constitutionnels avec la
Droite. Il y eut peut-être rupture sur le terrain politique et M. Dufaure dut
à cette dissidence le succès de quelques-uns des projets qu'il avait soumis à
la Chambre, mais les 22 Constitutionnels qui s'étaient retirés sous leur
tente, après l'échec du duc Decazes, en sortirent pour interdire l'accès du
Sénat aux trois Révolutionnaires qui s'appelaient MM. de Montalivet, Alfred
André et le général Gresley. L'entente se rétablit sur le terrain de la
résistance, de la lutte contre la Constitution et contre la majorité de la
Chambre, quand il fallut donner des successeurs à trois nouveaux inamovibles
décédés le Sénat, à la session d'automne, profita une dernière fois de sa
majorité, qui allait disparaître, pour s'annexer MM. Oscar de Vallée,
Baragnon et d'Haussonville. Ce fut le chant du cygne de la coalition
réactionnaire. Discussions
parlementaires, mesures gouvernementales eurent un but principal, sinon
unique, en 1878 réparer le mal qu'avait fait le 16 Mai, corriger les erreurs
qu'il avait sciemment commises, donner à la France ce sentiment que ses
maîtres étaient des tuteurs bienveillants et non pas de raides et malfaisants
pédagogues. La loi d'amnistie des délits de presse, dont l'on excepta avec
raison les délits électoraux la loi sur le colportage qui astreignait les
vendeurs de journaux à une simple déclaration la loi sur l'état de siège qui
obligeait le Président à convoquer les Chambres dans les deux jours, s'il
prenait en leur absence la grave détermination de décréter l'état de siège la
loi étendant au cas de prorogation des Chambres les règles d'ouverture des crédits
extraordinaires étaient des précautions contre un retour offensif du pouvoir
exécutif, mais en même temps des garanties pour le Régime parlementaire ;
aussi furent-elles votées sans difficulté par )e Sénat qui se contenta
d'étendre, du 14 Décembre 1877 au 1er Janvier 1878, la période à laquelle
s'appliquait l'amnistie. Cette extension, sans importance, puisque sept ou
huit délits seulement furent amnistiés, en plus des délits qu'avaient
poursuivis les deux ministères de combat, était une satisfaction platonique
que s'était donnée la majorité réactionnaire de la Haute Assemblée. Le
Gouvernement fit marcher de front l'œuvre de réparation exécutive, si l'on
peut dire, avec l'œuvre de réparation législative. Les instructions données
au personnel préfectoral par M. de Marcère auraient dû être reproduites par
tous ses successeurs. Ceux des préfets qui sont entrés dans l'administration
en 1818 et qui y sont restés ont vu passer bien des ministres de l'Intérieur
ils n'en ont pas connu beaucoup qui les aient dirigés aussi sûrement que le
député d'Avesnes, par entretiens confidentiels ou par circulaires publiques. « Votre
œuvre, leur disait-il, n'est pas une œuvre de combat, mais une œuvre de
réparation. Vous devez vous présenter, dans vos départements respectifs,
comme les défenseurs de la justice. » La préoccupation de M. de Marcère,
de susciter partout les initiatives individuelles, n'était pas moins digne
d'attention et d'éloge : « Nous voulons aller non jusqu'au bout de
la légalité mais jusqu'au bout de la liberté. Les électeurs ne peuvent pas se
désintéresser des affaires communales... Il s'agit, avant tout, de développer
en France le sentiment de la responsabilité individuelle. » Le
ministre de l'Intérieur agissait aussi bien qu'il parlait. Non content de
compléter le mouvement préfectoral, il rétablissait, avant les élections
municipales, tous les maires et adjoints que ses deux prédécesseurs avaient
suspendus ; les élections faites, il choisit pour maires et adjoints, partout
où la nomination appartenait au Gouvernement, ceux-là même que les Conseils
municipaux eussent désignés. Le respect des lois fut imposé aux chefs des
municipalités les plus avancées. Quand l'interdiction des processions eut
amené des troubles à Marseille, le Gouvernement prêta main forte à l'arrêté
municipal, maladroit mais strictement légal, qui supprimait ces cérémonies il
protégea avec la même énergie la statue de Belzunce, que menaçaient les
passions surexcitées des libres penseurs marseillais, insuffisamment
contenues par une municipalité radicale. Au Nord comme au Midi, à Anzin comme
à Marseille, une grève de trois semaines fut apaisée par l'influence des
agents du Gouvernement qui engagèrent la Compagnie à abolir le chômage du
lundi, et les atteintes à la liberté du travail furent prévenues par l'action
des troupes opportunément envoyées sur le théâtre de la grève. Lorsque
à l'occasion de l'Exposition les socialistes français et étrangers
projetèrent la réunion d'un Congrès international à Paris, le ministre de
l'Intérieur interdit cette réunion et, quand elle se fut produite, sous forme
mi-partie publique et privée, il poursuivit les adhérents pour violation de
la loi du 14 Mars 1872 34 d'entre eux furent condamnés à des peines variant
de 6 mois de prison à 15 francs d'amende. Cette condamnation fut une des
rares applications de la loi Dufaure. La loi de 1873 sur la presse, dont le
Cabinet de Broglie-de Fourtou avait tant abusé, reçut également de rares
applications sous le ministère Dufaure-de Marcère. Le Garde des Sceaux et le
ministre de l'Intérieur furent d'accord avec leurs collègues et avec
l'opinion tout entière, pour faire poursuivre ceux des journaux qui, après
avoir poussé le Maréchal à un crime contre la Constitution, le poussaient à
une démission dans les termes les plus outrageants. Cette
politique foncièrement libérale, vraie politique d'apaisement, également
éloignée des complaisances coupables pour les Républicains intransigeants ou
violents et des persécutions contre les adversaires politiques, ne tardait
pas à porter ses fruits. Le Comité des Dix-Huit s'était spontanément dissous,
dès les premiers jours de l'année cette sorte de Comité de salut public de la
Gauche, cette organisation de combat ne pouvait survivre à la cessation du
combat ; on y renonça, dès que l'on comprit qu'elle pourrait être une gêne
pour le Cabinet. A la même époque Gambetta, dans un discours prononcé à
Marseille, recommandait à son parti « de faire une halte de se fortifier,
avant d'aller plus loin. Il adressait à la Démocratie exactement les mêmes
conseils que Léon Renault, le plus modéré des membres du Centre Gauche, en
prenant possession de la présidence du groupe. Ces conseils étaient entendus
la Gauche, même la Gauche dite radicale, se défaisait de plus en plus de ses
habitudes d'opposition quand même ; elle rompait bruyamment avec deux de ses
membres MM. Bonnet-Duverdier et Duportal, députés de Lyon et de Toulouse,
convaincus d'avoir dissimulé, sous un manteau écarlate, l'un une conscience
un peu large et l'autre une âme de courtisan. La
Gauche, en s'épurant elle-même, favorisait l'adhésion à la République de
précieuses recrues. M. J. J. Weiss réparait son malheureux article sur la
Chambre de 1876 par un article remarquable, et qui le classait au premier
rang des publicistes de notre temps, sur les Illusions monarchiques.
Jamais les fautes de tactique des adversaires de la Constitution n'avaient
été signalées avec plus de clairvoyance ; jamais langue plus forte et plus
savoureuse n'avait été mise au service des idées libérales. Une adhésion plus
inattendue et non moins importante fut celle de M. Raoul Duval, qui fut le
premier en date de ceux que l'on a appelés les Ralliés, qui venait à
la République, de beaucoup plus loin que M. Weiss, et qui devait être ravi
par la mort, au moment où son incontestable talent, son activité, ses dons
oratoires et la sincérité de sa conversion le désignaient pour marcher à la
tête de ceux qu'il avait si longtemps et si ardemment combattus. On
considéra aussi comme un succès pour la République modérée, que personnifiait
très exactement le Cabinet Dufaure, l'entrée à l'Académie Française de M.
Renan, qui fut élu contre M. Wallon, pour remplacer Claude Bernard, et
l'élection de M. Henry Martin contre M. Taine, pour remplacer M. Thiers.
L'élection de M. Taine n'était que différée. Si M. Henri Martin lui fut
préféré, c'est que l'on redoutait, comme panégyriste de M. Thiers, l'auteur
des Origines de la France contemporaine, dont les deux premiers volumes
avaient paru ; on se défiait surtout de l'ancien libéral que l'étude de la
Révolution et le spectacle de la Commune semblaient avoir rejeté et
immobilisé dans les rangs de la Droite. Une
victoire plus sérieuse fut remportée par le Cabinet, victoire de la
persuasion et du bon droit, sur les préventions du Maréchal de Mac-Mahon. M.
Hector Pessard a raconté dans Mes petits papiers[1], comment ses fonctions de
directeur de la presse l'ayant mis en présence du Maréchal de Mac-Mahon, il
lui ouvrit les yeux sur le rôle de son « vieux camarade », le
général Ducrot, pendant la période la plus critique du ~t6 Mai. Le général
Borel obtint que le général Ducrot fût privé de son commandement du 8° corps.
Le général Bressolles, qui avait méconnu la nature des instructions qu'il
avait reçues pendant cette même période, qui avait, comme on l'a dit, «
transformé des mesures de prévoyance en mesures d'exécution, fut mis en
disponibilité. La même peine fut appliquée au major Labordère, moins bien
placé, on l'avouera, que le général Bressolles pour distinguer entre les
mesures d'exécution et les mesures de prévoyance. Trois mois après, le 3
Avril, le général de Geslin, commandant la place de Paris, était relevé de
ses fonctions pour avoir, dans un ordre du jour à ses troupes, à propos d'une
rixe dans un bal public, fait ironiquement du mot électeur comme un synonyme
de perturbateur. Le
Cabinet Dufaure et le général Borel rendaient le meilleur service à l'armée,
en s'efforçant de la mettre en dehors de la politique, et le Maréchal les
secondait heureusement dans cette tâche patriotique. Sa correction, le soin
avec lequel il se renfermait dans son rôle constitutionnel, ne se démentirent
pas un instant, malgré les insinuations et les prédictions des journaux comme
la Défense « qu'une grande partie allait se jouer. » La Défense
ne fut bon prophète qu'une fois le Maréchal ne songeait qu'à représenter
dignement la France, aux yeux de nos nationaux et des étrangers que
l'Exposition avait attirés à Paris, et il y réussit pleinement. Dans
les belles fêtes qu'il donna à l'Elysée et dont son patrimoine fit en partie
les frais, la sévérité un peu froide de son accueil, tempérée par
l'expression d'un regard plein de douceur, l'éclat de sa maison militaire, le
luxe de bon goût de sa maison civile firent une grande impression sur les
privilégiés qui furent admis à la Présidence. Les Monarchistes virent avec
plaisir un retour au cérémonial d'antan les Républicains furent flattés dans
leur vanité. La foule elle-même sut gré au Maréchal de donner comme une
consécration a la République, en présidant dignement à l'ouverture de
l'Exposition, le 1er Mai. Rien n'était achevé pour l'inauguration, mais le
pavoisement des maisons, le chômage de tous les ateliers et de tous les
magasins donnèrent à cette première journée comme un air de fête nationale.
Le 30 Juin, quand tout fut prêt, l'empressement des Parisiens ne fut
pas-moindre et le ciel, radieux, cette fois, vint en aide aux pompes
officielles et à l'enthousiasme populaire. Entre
ces deux grandes fêtes, non légales mais vraiment nationales, deux autres
manifestations s'étaient produites le même jour, le 30 Mai, inspirées par
l'esprit de parti. Quelques littérateurs et un certain nombre de Républicains
avaient formé le projet de célébrer le centenaire de Voltaire qui était mort
le 30 Mai 1778. Les uns ne songeaient qu'à rendre hommage à un grand
écrivain, à un partisan de la tolérance religieuse, au défenseur de Calas et
de Labarre beaucoup d'autres voulaient répondre à la recrudescence du
cléricalisme, en évoquant le souvenir du Voltaire anti-chrétien, en rééditant
tous les passages de ses œuvres où il avait « écrasé l'infâme ». En
somme, cette manifestation ne passionnait que les militants des deux camps
opposés. La grande masse catholique restait étrangère à cette agitation et
ceux qui se réclament de la science plutôt que de la religion, s'ils
songeaient sérieusement à « déchristianiser » la France,
emprunteraient à un arsenal plus moderne que celui de Voltaire des armes autrement
meurtrières. Le 21
Mai, au Sénat, Mgr Dupanloup avait interpellé le Garde des Sceaux, au sujet
de la célébration projetée. L'évêque d'Orléans voulait savoir si le parquet
avait l'intention de poursuivre l'éditeur du volume du centenaire. La réponse
du Garde des Sceaux au prélat est un modèle jamais président du Conseil n'a
montré plus de mesure, de justesse d'appréciation et en même temps plus de
sens critique et de sens gouvernemental, réunis dans une plus parfaite
harmonie. « ... Messieurs, veuillez songer à cette idée, exercer des
poursuites aujourd'hui, devant le jury, contre Voltaire ! Ce n'est pas,
Messieurs, un adorateur de Voltaire qui vous parle, loin de là ! La société
au milieu de laquelle il a passé sa vie a été, sous beaucoup de rapports,
complice de tout ce que l'on peut trouver à accuser dans ses ouvrages. Il a
exercé sur elle, par son incontestable génie, une influence qui a été
pernicieuse et elle a exercé sur lui une influence qui l'a souvent dominé et
a contribué a. ses égarements. Voilà ce que je pense à son sujet. Mais, en
même temps, je dis que si nous trouvons dans nos mœurs, dans nos relations
sociales, un adoucissement remarquable, si des idées et des habitudes de
tolérance se sont répandues parmi nous, assurément plus fortes qu'elles ne
l'étaient de son temps, si nos lois criminelles ont été adoucies, si nous
sommes moins exposés à de grandes iniquités judiciaires, je crois fermement
que ses écrits y ont contribué... Il y a dans sa vie de grandes choses et des
côtés détestables la postérité se charge d'en faire le partage, elle l'a fait
déjà et c'est fort dangereusement que nous réveillerions maintenant
l'attention du public. » Le
centenaire fut célébré à huis clos et l'éditeur de Voltaire ne fut pas
poursuivi. Le parti catholique, comme protestation, avait préparé une
manifestation, au pied de la statue de Jeanne Darc, qui ne fut pas plus
tolérée que la manifestation au pied de la statue de l'auteur de la Pucelle.
Gambetta pensait, sinon sur Voltaire au moins sur Jeanne Darc, exactement
comme M. Dufaure. Il a dit, à propos de cet antagonisme factice, que l'on
voulait établir entre deux de nos gloires nationales : « Je me sens
l'esprit assez libre pour être à la fois le dévot de Jeanne la Lorraine et
l'admirateur et le disciple de Voltaire. » Le
récit des événements nous a entraînés au-delà de la séparation des Chambres,
qui avait eu lieu le 11 Juin. D'un commun accord entre le président du
Conseil et les présidents des deux Assemblées, la session ordinaire de 1878
n'avait pas été close par décret : on s'était seulement ajourné au 28
Octobre. C'était une façon indirecte, a-t-on dit, d'établir la permanence
'des Assemblées, contraire à la Constitution, puisque, pendant l'ajournement,
les présidents du Sénat et de la Chambre étaient libres de convoquer leurs
collègues. Sans doute, mais outre que l'entente des deux et même des trois
présidents était nécessaire pour cette convocation, on ne pouvait reprocher à
la majorité de la Chambre, à si courte distance du 16 Mai, de se souvenir de
la façon dont on l'avait prorogée, dissoute et combattue. Il nous
faut revenir sur nos pas pour étudier d'abord la discussion du budget de
1878, qui se prolongea dans les deux Chambres jusqu'au 29 Mars, et ensuite
les lois d'intérêt général, qui furent votées dans les deux premières
sessions de 1878, en dehors de celles qui n'avaient eu pour objet que
d'effacer le 16 Mai ou d'en empêcher le retour. Dans le
projet de budget de 1878, que M. Léon Say avait déposé sur le bureau de la
Chambre le 11 Janvier 1877 ; l'impôt sur la petite vitesse était réduit de 5
à 4 p. 100, les taxes sur les savons et les droits d'entrée sur les huiles
étaient supprimés, les tarifs postaux étaient abaissés de 25 à 20 et de 18 à
10 centimes ; ces dégrèvements étaient partiellement compensés par un
relèvement des douanes. Rappelons, en outre, que l'excédent des recettes sur
le budget de 1877 devait atteindre tout près de 48 millions. Les prévisions
de dépenses de M. Léon Say étaient de 2.788.616.713 francs, en augmentation
de 49.368.781 francs sur 1877 ses évaluations de recettes étant de
2.791.427.804 francs, en augmentation de près de 84 millions et demi sur
1877, le budget était bouclé avec un excédent de recettes de près de 6
millions. Quand se produisit l'acte du 16 Mai, acte d'agression
injustifiable, a dit M. Amagat, l'historien financier de cette période, le
rapport général n'était pas déposé, mais les rapports spéciaux étaient prêts.
La Commission réduisait les prévisions de dépenses de 2S millions, en
réduisant de près de 15 millions le remboursement à la Banque de France, en
retranchant 1 million et demi sur le budget des Cultes, 4 sur celui de la
Guerre et 2 sur celui des Travaux Publics. Elle n'eut pas le temps de
discuter les évaluations de recettes. M. Caillaux, devenu ministre des
Finances, de par le 16 Mai, demanda vainement aux Chambres, au mois de Juin
1877, le droit de percevoir les contributions directes en 1878. Nous avons
dit quelle résistance invincible la Chambre lui avait opposée. Le 12 Novembre
M. Caillaux présentait le budget rectifié à la Chambre du 14 Octobre : il
prévoyait à peu près un million de dépenses de plus que n'avait fait M. Léon
Say, et en dépenses et en recettes, son budget se soldait par un excédent de
près de 2 millions. C'est le 6 Décembre que le rapporteur général, M.
Cochery, fit connaître les résultats du travail de la Commission. Elle fixait
les dépenses à deux milliards 778 millions en chiffres ronds et les recettes
à deux milliards 793 millions, en proposant la suppression de l'impôt sur les
savons et sur la petite vitesse, l'abaissement des taxes postales et des
taxes télégraphiques. Le 26 Novembre M. Welche demandait, comme l'avait fait
M. Caillaux, l'autorisation de percevoir les contributions directes en 1878
il se heurtait au même refus. Le 15 Décembre seulement, la Chambre accorda à
M. Dufaure ce qu'elle avait refusé à MM. de Broglie et de Rochebouet et son
vote fut ratifié par le Sénat le 17 Décembre. La
discussion générale du budget de 1878 ne s'ouvrit que le 28 Janvier 1878
devant la Chambre, par un discours radical de M. Tallandier, auquel le Garde
des Sceaux répondit avec sa vigueur habituelle. M. Dufaure intervint encore
dans la discussion du budget de la Justice, pour rappeler le projet de
réforme de la magistrature qu'il avait présenté au Sénat, le 15 Novembre
1876, et il obtint le rétablissement du crédit que la Commission avait
supprimé, comme indication, au chapitre Cours et Tribunaux. La
discussion du budget des Cultes mit aux prises, comme de coutume, les
partisans de la théocratie, comme M. de la Bassetière, et ceux de la société
civile, comme M. Jules Guichard. « La France, dit très justement ce
dernier, est religieuse ; elle est religieuse dans la limite de la liberté de
conscience ; elle respecte le prêtre dans l'exercice de son ministère
mais elle le blâme, quand il sort de son ministère, pour intervenir dans les
affaires politiques et civiles. » On n'a pas mieux dit, depuis dix-neuf
ans que la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat est agitée devant
les Chambres et dans la presse tous les ministères républicains ont tenu ce
même langage correct et politique. Les amendements, -rétablissant les crédits
pour les bourses des séminaires et pour les séminaires de l'Algérie, ne
furent pas acceptés en revanche, les chiffres du Gouvernement furent préférés
à ceux de la Commission pour les édifices diocésains et pour les cathédrales. Dans la
discussion du budget de l'Intérieur, l'amendement de M. de Gasté tendant à la
suppression des sous-préfets, cette autre question toujours pendante, fut
rejeté. Dans celle du budget de la Guerre, s'élevant à 538 millions et demi,
les chapitres de la Remonte et des Invalides furent relevés, moins cependant
que ne le demandait le Gouvernement. Dans celle du ministère de la Marine, la
tâche de la Chambre fut singulièrement facilitée par le remarquable travail
du rapporteur, M. Lamy, député du Jura. La Marine a été dirigée, depuis 1878,
par quelques ministres, civils. Ce n'est faire tort à aucun d'eux que
d'affirmer qu'ils ont trouvé, dans le rapport du jeune députe, le germe de
toutes les réformes qu'ils ont introduites dans ce grand service public. Suppression
de deux arsenaux, constructions rapides, établissement d'une comptabilité
sévère, tels sont les points sur lesquels insista M. Lamy. Les crédits votés
atteignaient presque 194 millions. A
l'Instruction Publique, la Chambre accorda 83.640,714 fr. Dans la discussion
générale, un ancien professeur de rhétorique, M. Chalamet, demanda la
suppression d'exercices surannés, tels que le vers latin, et un ancien
professeur de troisième, M. Duvaux, exprima le regret que les meilleurs
élèves de l'École normale fussent nommés dans les Facultés, sans avoir fait
un stage préalable dans les Lycées. L'observation de M. Duvaux était d'autant
plus fondée que les membres de l'enseignement supérieur sont en même temps
les juges de l'enseignement secondaire par le baccalauréat. Furent rejetés,
dans la discussion des articles, les amendements tendant à la création
d'inspecteurs spéciaux de l'économat des lycées, à l'isolement de la
Bibliothèque nationale, au traitement des maîtres élémentaires de
l'enseignement spécial, à la nomination de surveillants spéciaux dans les écoles
normales primaires et aux retraites des instituteurs. La Chambre n'accepta
qu'un amendement de M. Georges Périn, augmentant de 170,000 francs le crédit
des missions et explorations, pour permettre l'étude du projet de mer
intérieure en Afrique. Après
le vote du budget des dépenses par la Chambre, l'amendement par le Sénat de
plusieurs articles et la suppression par la Chambre des crédits rétablis par
le Sénat, la loi de finances fut arrêtée, à la fin de Mars, à 2,781,035,096
en dépenses, à 2,793,177,804 en recettes, avec un excédent de recettes de
plus de 12 millions. Mais les dépenses s'élevèrent à 3 milliards 108,758,696
fr. 02. L'accroissement de dépenses provint du rachat de certaines lignes de
chemins de fer pour 288 millions, de la Guerre pour 18 millions et des
Travaux Publics pour près de 20 millions, et bien qu'il ait été pourvu à ces
dépenses supplémentaires par des ressources extraordinaires, le déficit réel
sur 1878 fut de plus de 257 millions. M. Amagat, d'accord avec M.
Mathieu-Bodet, un autre historien de nos Finances, a raison de dire que l'ère
des dépenses exagérées a commencé. Trois
jours après l'adoption définitive de la loi de Finances de 1878, le 2 Avril,
M. Léon Say déposait sur le bureau de la Chambre le projet portant fixation
des recettes et des dépenses de 1879. Les dépenses, fixées à 3 milliards 137 millions,
se rapportaient pour 2 milliards 713 millions au budget ordinaire et pour 460
millions au budget extraordinaire. Les crédits demandés au budget ordinaire
de 1879 étaient en diminution, comparés à ceux de 1878, parce que des
dépenses qui avaient figuré depuis 1872 au budget ordinaire des Travaux
Publics, étaient portées au budget extraordinaire. En réalité, le
Gouvernement 'demandait, pour la Guerre, 740 millions au lieu de 838 pour la
Marine, 2t7 au. lieu de 194 pour l'Instruction Publique, 57 au lieu de 53
pour les Travaux Publics, 405 au lieu de 234. Les recettes ne devant
produire, d'après les évaluations de M. Léon Say, que 2698 millions en
chiffres ronds le surplus, soit 475 millions, devait être demandé à
l'emprunt. M.
Wilson, rapporteur général, ne déposa son rapport que le 14 Novembre la
Commission dont il était l'organe minorait les dépenses de 10 millions,
prévoyait 2696 millions de recettes ordinaires et 466 millions de recettes
extraordinaires. Les diminutions de dépense opérées par la Commission ne
furent qu'apparentes, un simple exercice d'écritures, a-t-on dit sévèrement,
parce que les demandes de crédits supplémentaires, atteignirent, et au-delà,
les chiffres primitivement indiqués par le Gouvernement ; mais ces
diminutions furent le prétexte invoqué par la Commission pour opérer des
dégrèvements sur le timbre des effets de commerce, les huiles et la chicorée,
qui réduisirent de près de 20 millions les ressources du Trésor. Dans la
discussion des chapitres du budget du 1879, la Chambre repoussa les
augmentations de traitement que le Gouvernement proposait pour les
desservants, les pasteurs et les rabbins. Un débat intéressant s'éleva entre
le commissaire du Gouvernement pour la Guerre, M. Rossignol, et MM. de Roys
et Gambetta. M. de Roys se plaignit que l'administration de la Guerre ne
recourût pas à l'adjudication publique pour les effets d'habillement. M.
Gambetta au contraire, combattit le système d'adjudication des animaux
vivants pour la fourniture de la viande et recommanda l'acquisition directe
par l'armée à l'étal du boucher. Dans la discussion du budget de la Marine,
M. Lamy critiqua de nouveau la lenteur des constructions, l'exagération du nombre
des chantiers et des arsenaux, le développement insensé des édifices
maritimes, de l'outillage et des bâtiments de servitude, la progression du
personnel sédentaire, les abus des approvisionnements généraux, qui
atteignaient en France 250 millions contre 85 seulement en Angleterre.
L'amiral Pothuau tenta vainement de répondre aux critiques de M. Lamy et de
détruire l'effet de son rapport. Au
budget de l'Instruction Publique, la Chambre inscrivit les crédits
nécessaires pour la création d'une troisième chaire d'histoire à la Sorbonne
et l'élévation de 13.000 à 15.000 francs du traitement des professeurs de la
Faculté de médecine de Paris elle repoussa l'accroissement du traitement des
maîtres de conférences de l'Ecole normale, l'installation de la chaire de
pathologie mentale précédemment créée, la création d'une chaire de pandectes,
l'assimilation des professeurs de septième et de huitième, pourvus d'une
nomination ministérielle, aux mêmes professeurs pourvus de la licence et
enfin la création de classes personnelles pour les collèges communaux. Au
budget des Beaux-Arts, M. Bardoux fit voter 51.000 francs pour l'organisation
d'une inspection du dessin et réinscrire 40.000 francs que la Commission
avait retranchés des crédits de la gravure. Le
Sénat ne put commencer que le 11 Décembre la discussion du budget de1819. MM.
Chesnelong et Bocher firent entendre de très justes critiques, le premier
avec sa fougue oratoire, le second du ton le plus mesuré. Ils démontrèrent
que l'équilibre du budget était détruit par les crédits supplémentaires et
que, d'ailleurs, il n'était obtenu qu'en diminuant le remboursement à la
Banque de France et les fonds destinés à l'allègement de la dette flottante.
Le Sénat rétablit un crédit de 200.000 francs demandé par le Gouvernement
pour les desservants et les pasteurs et repoussa l'impôt sur les effets de
commerce et les chèques. La Chambre admit ces derniers votes, rejeta le
premier, et le Sénat se rendit. La loi de Finances du 22 Décembre 1878 arrêta
les dépenses à la somme de 3.166.124.851 francs, les recettes 2.682.080.014
francs ; l'insuffisance des recettes dépassait 484 millions. Le rôle
de MM. Dufaure et de Marcère est suffisamment ressorti du récit des deux
premières sessions de 1878 ; celui de M. Léon Say de l'étude des deux budgets
de 1878 et de 1879. Le ministre des Finances ne réussit qu'incomplètement à
détruire l'effet des très sérieuses critiques présentées par M. Bocher au
Sénat. Il nous reste à rappeler brièvement le rôle de leurs collègues du
Cabinet. M.
Teisserenc de Bort, ministre de l'Agriculture et du Commerce, fut absorbé,
comme ministre du Commerce, par la préparation et la surveillance générale de
l'Exposition, qui attesta la persistance de notre vitalité et la promptitude
de notre relèvement, après des désastres inouïs. Le
général Borel qui n'assistait pas toujours aux réunions du Conseil, où il se
sentait peut-être un peu dépaysé, ni aux séances de la Chambre, à cause de
son insuffisance oratoire, apporta du moins tous ses soins à faire voter les
lois qui augmentaient les pensions des veuves d'officiers ou qui assuraient
des secours aux orphelins et surtout la très importante loi sur le
réengagement des sous-officiers. Une prime de 600 francs fut allouée aux
sous-officiers qui se réengageaient pour cinq ans et, à l'expiration des cinq
ans, une somme de 2.000 francs dont l'intérêt était versé au réengagé. En cas
de nouveau réengagement la prime était de 800 francs et la retraite de 365
francs, augmentée de 10 francs par chaque campagne ou par chaque année de
service en plus. Cette retraite pouvait se cumuler avec le traitement d'un
emploi civil. Pour qui sait l'action qu'exercent les sous-officiers dans
toute armée et surtout dans une armée ou le service est à court terme,
l'importance de cette loi n'a pas besoin d'être démontrée. Dans la
discussion, qui trouva tous les partis d'accord pour le vote de ces
améliorations, quelques députés, comme M. de Lur Saluces, insistèrent très
judicieusement sur le côté moral de la question ils montrèrent que
l'essentiel, pour retenir au service les sous-officiers, était de leur faire
aimer l'armée, la discipline et l'uniforme. L'attachement à cette grande
famille qu'est le régiment et au drapeau sera toujours un mobile plus
puissant que la prime de réengagement. Le
ministère de M. Bardoux fut plutôt un ministère de parole et de préparation
que d'exécution. Ministre des Beaux-Arts, M. Bardoux défendit victorieusement
le principe de la subvention de l'Etat à l’Opéra, que des Républicains
attaquaient dans un louable esprit d'économie, mais avec une inintelligence
toute provinciale de la République Athénienne. Ministre de l'Instruction
Publique, M. Bardoux contribua à faire voter l'augmentation de 4 millions
dont bénéficia son ministère et qui s'appliqua pour 600.000 francs à
l'enseignement supérieur, pour un million aux lycées et collèges, pour
2.400.000 francs à l'instruction primaire. Mais les grandes questions de
réforme furent seulement posées sous son administration. La solution en était
réservée à ses successeurs. M. Bardoux eut au moins le mérite de signaler la
voie à suivre. Il déposa un projet de loi sur la gratuité de l'enseignement
primaire, au mois de décembre 1877 un projet de loi de nomination des
instituteurs par les recteurs, sur la proposition des inspecteurs d'académie,
au mois de Janvier 1878 un projet de loi tendant à établir des écoles
primaires supérieures, dans chaque chef-lieu de canton, avec le triple
concours de l'Etat, du département et du canton, au mois de Mars 1878 ; un
projet de loi sur l'organisation de l'enseignement primaire supérieur, au
mois de Novembre 1878 un projet de loi tendant à rendre l'enseignement
primaire obligatoire, à partir de 1881, le 24 Janvier 1879. C'est un arrêté
de M. Bardoux qui institua le 28 Décembre 1878, une Exposition triennale des
Beaux-Arts. C'est lui qui fit réparer un long et inexplicable oubli, en
faisant décorer l'auteur du Dictionnaire historique de la langue française
et l'auteur des Iambes ; lui qui voulait faire conférer la croix
de chevalier à Zola, celle de commandeur à Renan, le grand cordon de la
Légion d'honneur à Victor Hugo et qui n'en fut empêché que par la résistance
du Maréchal. De tous
les membres du Cabinet le plus audacieux, aucuns diraient le plus téméraire,
fut certainement M. de Freycinet. Dès le début de l'année 1878, il créait des
Commissions techniques, chargées de préparer l'achèvement de notre réseau de
chemins de fer d'intérêt général et de délimiter notre réseau d'intérêt
local. Quelques jours après, d'autres Commissions techniques étaient chargées
de dresser, pour chacun de nos grands bassins, le programme des travaux
nécessaires pour améliorer les ports de commerce. On put croire que ces
grandes questions, livrées à l'étude des Commissions techniques, seraient
longuement discutées et finalement enterrées. Mais, avec M. de Freycinet, il
n'y avait jamais beaucoup de distance entre la conception et l'exécution.
D'accord avec M. Léon Say, dont le concours était indispensable pour la
partie financière du plan, il proposait à la Chambre d'exécuter en dix ans
trois milliards de nouvelles voies ferrées, un milliard de nouvelles voies
navigables et de se procurer les 400.000 millions annuels, nécessaires à
cette gigantesque opération, par un prélèvement annuel de 25 millions sur les
170 millions que le remboursement de la dette de l'Etat envers la Banque de
France allait rendre disponibles et par une émission d'obligations 3 p. 100
remboursables, à long terme. M. de Freycinet proposait, en outre, le 7 Mars,
le rachat par l'Etat des lignes en souffrance du Sud-Ouest et de l'Ouest de
la France. Cette première partie du plan Freycinet fut adoptée, malgré
l'opposition de MM. Brice, des Rotours, Cherpin et Rouher à la Chambre et
celle de MM. Buffet, Chesnelong, Bocher et Caillaux au Sénat. La compétence
incontestable de MM. Buffet et Caillaux, leur éloquence sobre et vigoureuse,
leurs critiques partiellement fondées auraient eu plus de succès, si leur
rôle politique antérieur n'avait par avance détruit l'autorité de leurs
discours. La victoire fut due exclusivement à l'ancien auxiliaire de
Gambetta, qui s'était montré, dans la discussion de cette aride question, un
admirable debater. Le 27 Mai ; l'Officiel publiait les décrets
relatifs à l'organisation des 745 kilomètres de chemins de fer d'intérêt
local et des 1.86'i kilomètres d'intérêt général, dont les deux Chambres
avaient voté le rachat. Le
ministre, qui montrait dans les grandes entreprises publiques la hardiesse
dont il avait fait preuve pendant la Défense nationale, était, dans les
questions de politique générale, le plus modéré, le plus conciliant des
hommes. « Je suis un partisan déterminé de la conciliation, disait-il à
Bordeaux ; où l'avait appelé un voyage d'inspection des côtes de
l'Atlantique. Et au Havre, il n'était pas moins heureusement inspiré, quand
il s'exprimait ainsi « Nous avons à faire, non de la politique académique, mais
de la politique pratique, c'est-à-dire travailler, marcher, produire, laisser
derrière nous des résultats, des témoignages irrécusables d'un bon
Gouvernement et des aptitudes de la République à servir les intérêts du pays.
D Par un autre contraste, ce modéré était l'élu des radicaux parisiens au
Sénat et son nom, nous le verrons, se retrouvera dans toutes les combinaisons
ministérielles où les radicaux l'emporteront sur les modérés. L'exécution
du « plan Freycinet », pour coûteuse qu'elle fût, n'eût pas détruit
l'équilibre budgétaire, si elle n'avait coïncidé avec des entreprises
coloniales très onéreuses, avec une augmentation sans cesse croissante des
dépenses scolaires, une augmentation excessive du fonctionnarisme et avec un
système de dégrèvements également très onéreux pour nos finances. Mais toutes
ces coïncidences ne devaient se produire que sous la Présidence de M. Jules
Grévy, alors que tout le monde subit l'entrainement d'une politique
financière qui aurait mérité, bien plus que certaine politique socialiste,
d'être qualifiée de politique « de la main largement ouverte ». Le
successeur du duc Decazes aux Affaires Étrangères, M. Waddington, avait donné
à la majorité parlementaire les premières satisfactions qu'elle était en
droit d'exiger, en appelant M. Fournier à l'ambassade de Constantinople. La
citation que nous avons faite, dans un chapitre précédent, du rapport de M.
Spuller, présenté au nom de la Commission du budget de 1878, était une
invitation au ministre de faire plus et mieux. Dans la direction de notre
politique extérieure M. Waddington avait été forcé de suivre la même ligne
que M. Decazes. Mais il avait apporté aux affaires un esprit plus dégagé de
préoccupations religieuses et sa seule présence au quai d'Orsay avait rassuré
l'Allemagne et l'Italie, qu'inquiétait l'éventualité du triomphe de la Droite
ultramontaine. Mais, par un curieux et naturel revirement, le rapprochement
politique qui s'était opéré entre la France et l'Italie avait été suivit
d'une rupture commerciale, dont la responsabilité remontait encore au 16 Mai.
Le traité de commerce franco-italien expirait le 1er Juillet 1878. MM. de
Broglie et Decazes, se sentant suspects au Quirinal, l'avaient renouvelé dès
le 6 Juillet 1877, en acceptant les conditions les plus onéreuses pour la
France. Saisie de ce traité, le 7 Juin 1878, la Chambre lui refusa sa
sanction à une grosse majorité et la guerre des tarifs commença entre les
deux puissances le 1er Juillet 1878. Le
remplacement du duc Decazes par M. Waddington, dont les sympathies pour
l'Angleterre étaient connues, avait eu presque instantanément son influence
sur les affaires d'Orient. Le 1er Avril 1878, le comte Beaconsfield faisait
déclarer par son nouveau ministre des Affaires Étrangères, lord Salisbury,
que le traité de San Stefano, en faisant dominer la Russie sur la mer Noire,
en ne laissant à la Turquie qu'une indépendance illusoire, compromettait les
intérêts de l'Angleterre. La Russie, après la guerre avec la Turquie, menacé d'une
nouvelle guerre avec l'Angleterre, se tournait vers l'Allemagne qui, en
souvenir de la blessure d'amour-propre reçue en 187S, lui refusait son
concours et le prince Gortchakoff se voyait obligé de demander à l'Angleterre
quelles modifications elle jugeait utile d'apporter au traité de San Stefano.
Telle fut l'origine du Congrès de Berlin il sortit d'un arrangement du 30
Mai, entre la Russie et l'Angleterre, qui réduisait de plus de moitié les
avantages obtenus par la première de ces puissances. La réduction eût été
plus forte encore si M. Waddington ne se fût opposé, à l'avance, à ce qu'il
fût question au Congrès de l'Egypte et de la Syrie. N'ayant pu s'entendre
avec l'Autriche-Hongrie, pour exercer avec elle le protectorat de l'Empire
turc, l'Angleterre s'était tournée directement vers l'homme malade et
avait conclu avec lui, le 4 Juin, un traité secret, par lequel elle
s'assurait l'ile de Chypre qui commande le littoral de la Syrie et de
l'Egypte. Nantie de cette forte position, devenue elle aussi, par ce coup
habile, une beata possidens, l'Angleterre, à l'insu de l'homme
malade, avait assuré à l'Autriche Hongrie, d'accord avec l'Allemagne, la
possession de la Bosnie et de l'Herzégovine. Ces
traités secrets et ces intrigues, qui avaient précédé le Congrès, rendaient
sa tâche moins malaisée tout était réglé d'avance, et les plénipotentiaires,
réunis le 13 Juin à Berlin, n'eurent qu'à confirmer les arrangements arrêtés entre
MM. Beaconsfield, Gortchakoff, Bismarck et Andrassy. La France y aurait joué
un rôle insignifiant, si M. Waddington qui tenait, sans doute comme
helléniste, à la clientèle des Grecs n'avait soutenu, dans la séance du 5
Juillet, les prétentions de MM. Delyannis et Rangabé et obtenu du Congrès
beaucoup moins que ne demandaient ces diplomates. Le 13 Juillet, le Congrès
de Berlin clôturait ses séances, cinq jours après le coup de théâtre de la
divulgation de l'accord anglo-turc. Le prince Gortchakoff, déçu et humilié,
avait vainement demandé à l'assemblée de faire connaître comment elle
entendait assurer l'exécution de ses hautes décisions. M. de Bismarck s'était
vengé de l'échec qu'il avait éprouvé en 1875 mais, en creusant le fossé qui
séparait l'Allemagne de la Russie, il avait peut-être facilité le
rapprochement ultérieur de la Russie avec la France, alors tout anglaise. Au bas
du traité de Berlin figuraient, pour la France, les signatures de MM.
Waddington, de Saint-Vallier et Deprez. Interrogé au Sénat, dans la
discussion du budget de 1879, par M. de Gontaut-Biron, sur l'état de nos
relations avec les autres -puissances, M. Waddington reconnut qu'il y avait
dans le traité de Berlin des dispositions peu agréables pour nous ; mais le
rétablissement de la paix et son maintien probable justifiaient, à ses yeux,
la France « d'avoir été à Berlin libre d'engagements, d'en être revenue libre
d'engagements et d'être restée libre d'engagements. » C'était la
politique « des mains nettes », que Gambetta jugeait d'un mot piquant : «
Nous nous sommes donné trop de mal pour découper le rôti que mangent les
autres. » L'affirmation
si nette, si tranchante de M. Waddington était-elle conforme à la réalité des
choses ? Oui, dans la bouche d'un diplomate notre ministre des Affaires
Étrangères n'était pas tenu de faire connaître au Parlement les conversations
confidentielles, qu'il pouvait avoir eues avec lord Salisbury, sur
l'éventualité d'une intervention française en Tunisie, ni les encouragements
qu'il pouvait avoir reçus de telle ou telle puissance. Un mot de lord
Beaconsfield, à la Chambre des Communes, ne tardait pas du reste à éclairer
la situation. Quand le chef du Gouvernement anglais se demandait si l'on
avait, au Congrès de Berlin, transporté la France sur quelque haute montagne,
d'où on lui avait montré les royaumes de ce monde, personne ne répondait par
la négative. En ce
qui concerne les stipulations publiques, le maintien du statu quo dans
les Lieux Saints et la réserve expresse des droits acquis à la France
étaient, en effet, dans l'article 61, de pure forme. Dans l'article 34 la
mention de la France au nombre des puissances qui devaient offrir leur
médiation à la Sublime Porte et à la Grèce, au cas où elles ne parviendraient
pas à s'entendre sur la rectification de frontière, ne comportait pas pour
nous une action isolée, mais une action collective, bien que nos représentants
eussent pris l'initiative de cette rédaction. On
était à cinq mois du Congrès de Berlin, quand M. Waddington répondait à M. de
Gontant-Biron et, bien que le traité n'eût pas été exécuté dans toutes ses
parties, par le mauvais vouloir ou par l'impuissance des Turcs, la guerre ne
s'était pas rallumée et les sacrifices que M. Waddington avait cru devoir
faire au rétablissement de la paix, en sanctionnant les agrandissements de
l'Angleterre et de l'Autriche-Hongrie, n'avaient pas été jugés excessifs par
l'opinion. Celle-ci n'était distraite du spectacle quotidien que lui offrait,
à Paris, « la Foire du Monde », que par une grandiose cérémonie,
comme celle qui fut célébrée à Notre-Dame, pour le bout de l'an de Thiers, le
3 Septembre 1878, ou par l'écho retentissant des discours prononcés par
certains parlementaires hors session. Au
banquet anniversaire de Hoche, à Versailles, Gambetta dit très politiquement
qu'il convenait de « se montrer clément, au lendemain du succès »,
et de « frapper peu mais juste ». Célébrant une pure gloire
militaire, il fut naturellement amené à parler de l'armée, qu'il voulait
maintenir en dehors de la politique et où il voulait que la discipline restât
plus que jamais « immuable et inflexible ». On eût désiré l'entendre célébrer
une autre gloire nationale, assister à l'inauguration de la statue de Lamartine
à Maçon, où ne furent représentés ni le Cabinet ni l'Académie française. Nul,
mieux que Gambetta, n'eût parlé de celui que M. de Mazade a appelé l'un des
plus grands parmi les poètes, du puissant orateur parlementaire, du chef
incontesté du Gouvernement de 1848 dans l'orage et du promoteur inspiré de la
République. Les grandes tournées oratoires de Gambetta, si critiquées par les
vaincus du 14 Octobre, et médiocrement approuvées par quelques-uns des
vainqueurs, entretenaient pourtant en France un sentiment de joie et de
confiance de plus, le tribun assagi faisait entendre, même dans les pays
rouges, des conseils de modération et d'apaisement Ses paroles tenaient
toujours la France attentive ; mais le discours du 18 Septembre, à Romans,
empruntait un intérêt tout particulier à la situation du chef reconnu de la
majorité, en face du président du Conseil et en face du Président de la
République. Le 16
Mai n'avait réussi qu'en un point les efforts faits habilement par M. de
Broglie, brutalement par M. de Fourtou, pour convaincre le pays que la lutte
était circonscrite entre le Maréchal et Gambetta, avaient été couronnés de
succès. La lutte terminée, le pays s'était demandé avec curiosité ce
qu'allaient faire et devenir le vaincu et le vainqueur. On sait ce qu'avait
fait le vaincu. Le vainqueur, après s'être modestement effacé devant Thiers,
s'était modestement effacé devant Jules Grévy et avait décliné toute
candidature, non seulement à la Présidence de la République et à la
présidence du Conseil, mais même à la direction officielle de la majorité. Sa
popularité était immense dans la nation, dans ces nouvelles couches dont il
avait salué l'avènement, aussi bien que dans la bourgeoisie éclairée des
villes, grandes ou petites son influence était prépondérante dans son groupe
parlementaire, dans toutes les Gauches, celles de la Chambre et celles du
Sénat, dans le ministère même, et il n'était rien qu'un député, membre et
président de la Commission du budget. Le chef reconnu, incontesté de la
Démocratie républicaine resta dans le rang, par sa volonté d'abord, ensuite
par les défiances de ses compétiteurs et aussi par les jalousies des
Républicains plus avancés, plus chimériques ou plus impatients. Il est vrai
que, dans le rang comme dans l'opposition, comme plus tard au pouvoir sa
place fut la première. Il la fit telle par son application, par le zèle et
l'activité qu'il mettait à s'informer des détails de tous les services, par
l'énergique impulsion qu'il sut imprimer aux recherches, aux études, à tout
le travail de la Commission du budget, par la hardiesse avec laquelle il
aborda les plus difficiles questions, y cherchant toujours la solution la
plus démocratique, par la défense constante des droits de l'État laïque et,
en même temps, et, surtout, par le déploiement de toutes les qualités (lui
font l'homme de Gouvernement. Est-il étonnant que des relations étroites se
soient établies entre certains membres du Cabinet et lui, qu'il ait été
consulté, par plusieurs ministres, sur toutes les grandes affaires ?
Pouvait-on, sans injustice, qualifier de pouvoir occulte cette influence qui
s'exerçait au grand jour ? Pouvait-on dire que Gambetta avait la réalité sans
la responsabilité du pouvoir ? Quel pouvoir avait-il refusé ? A quelle
responsabilité s'était-il soustrait ? Ce Cabinet même, qu'on l'accusait
d'affaiblir, ne l'avait-il pas défendu contre les impatiences de quelques-uns
de ses amis ? D'ailleurs, les Chambres s'étaient séparées le Il Juin et,
pendant les vacances parlementaires, qui furent longues, le chef de la
Démocratie républicaine reprit contact avec le suffrage universel et, dans
chaque occasion, affirma ses sympathies pour le ministère et son respect pour
« l'illustre M. Dufaure ». Des trois discours qu'il prononça à
Romans, à Grenoble et à Paris, au banquet des commis voyageurs, nous
insisterons sur le premier où se trouve tout un plan de conduite politique,
tout un programme de Gouvernement, que nous rapprocherons du programme que le
ministère fut amené à exposer, dès la reprise de la session. L'orateur
de Romans examine successivement chacune des questions qui s'imposent à la
Démocratie, dans ce qu'il appelle « la seconde phase du parti
républicain ». Après avoir été un parti d'attaque et de Révolution, il doit
être, dans cette seconde phase, dans cette nouvelle étape, un parti de
Gouvernement, d'ordre et de consolidation. Le premier des devoirs, c'est le
respect de la Constitution, imparfaite sans doute, comme toute œuvre humaine,
mais qui a suffisamment prouvé sa valeur, en protégeant la France « contre
les criminels desseins de ceux qui appelaient la force pour renverser
l'édifice élevé par la nécessité publique ». Si le magistrat, chargé de
garder la Constitution, se dérobait à son mandat, comme les vaincus du 16 Mai
en menaçaient constamment la France, surtout à l'approche des élections
sénatoriales, il ne s'écoulerait pas un intervalle d'une heure entre la
retraite et le remplacement « parce que le successeur serait désigné et qu'il
ne rencontrerait nulle part de compétitions personnelles Mais mieux vaut cent
fois que le Président exerce son mandat « jusqu'à la dernière limite de son
pouvoir » on ne lui demande que de prouver la stabilité républicaine, en
restant à son poste jusqu'au terme légal. De
même, on ne demande au Gouvernement que « ce qu'il y a de possible et de
réalisable », et M. Gambetta, qui se proclame un ministériel résolu et décidé
réclame du ministère l'achèvement de l’œuvre administrative qu'il a si bien
commencée. Avec toute la France, il exige que le Régime voulu et acclamé par
tout le pays ne soit pas contrarié par ses seuls fonctionnaires. Cette partie
de la tâche à remplir est, pour les ministres, de beaucoup la plus facile. M.
Gambetta insiste ensuite sur la nécessité de mettre l'armée, cette fleur et
cette force de la France », dont il fait un magnifique éloge, au-dessus de
l'arène des partis et à l'écart de la politique. Il déplore que les chefs de
cette armée, qui devraient être rentrés dans la retraite et dans l'oubli, se
signalent par des démonstrations qui les classent au nombre des ennemis de
nos institutions les lois votées par l'Assemblée nationale et qui exigent que
les grands commandements soient périodiquement renouvelés, rie peuvent être
plus longtemps transgressées. Partisan
de l'inamovibilité de la magistrature, il veut qu'elle soit une protection
pour l'État, pour le citoyen et pour le juge et, pour sauver le principe, il
désire que le Gouvernement de la République fasse ce qu'ont fait tous les
Régimes précédents, qu'il donne une nouvelle investiture à la magistrature
qu'un Gouvernement rival lui a léguée. Il
montre ensuite les progrès de l'esprit « clérical, vaticanesque,
monastique, congréganiste et syllabiste », les usurpations des 400.000
religieux qui constituent, selon lui, le vrai péril social, la main mise sur
l'enseignement en 1849, en 1850, en 1875 par le jésuitisme « qui monte
toujours quand la patrie baisse », il proteste de son respect pour le
clergé séculier ; « bien plus opprimé qu'oppresseur », et il
demande seulement qu'on lui applique les lois, toutes les lois, y compris la
loi militaire, et qu'on lui supprime les faveurs. Il veut
que la question de l'éducation soit « la passion de tous les députés
républicains et il trace tout un programme généreux, patriotique
d'instruction primaire, un programme pratique d'instruction secondaire, un
programme d'enseignement supérieur, qui sera, comme l'enseignement
secondaire, confié exclusivement à l'Université, « cet asile tutélaire
de l'esprit moderne. » Pour
les travailleurs, il réclame l'assistance de l'État, réduite au développement
des moyens de communication il se déclare partisan d'une politique
commerciale reposant sur la liberté, partisan d'une politique financière
reposant sur les dégrèvements et sur la suppression des mauvais impôts et,
par un revirement inattendu, adversaire décidé de l'impôt sur la rente. Comment
le Maréchal de Mac-Mahon prit-il les avances significatives qui lui étaient
faites par le leader des Gauches, par le chef de la majorité, par le
représentant le plus qualifié et le plus populaire de la Démocratie
victorieuse ? Du jour où il s'était résigné à conserver le pouvoir, le
Maréchal avait implicitement consenti à laisser le Gouvernement aux
Républicains, tout en se réservant de se retirer, le jour où il devrait
sanctionner des actes que réprouverait sa conscience. Sans cesser de considérer
tous les Républicains comme des démagogues, sauf peut-être M. Dufaure, qu'il
appréciait pour ses sentiments religieux, pour sa droiture, peut-être aussi
pour sa haine de la Démocratie, il avait signé des mesures qu'il
désapprouvait, il avait sacrifié des fonctionnaires tout dévoués à sa
personne, en se contentant de dire à ses ministres : « Après tout
c'est vous qui êtes responsables, ce n'est pas moi. » Quand M. Dufaure,
atteint dans la plus chère des affections, parla de se retirer, c'est
l'affectueuse insistance du Maréchal qui le fit rester à son poste. Le
Maréchal appréciait aussi M. Léon Say et M. Duclerc, pour les services rendus
par eux aux Finances publiques ; mais, en dehors de ces trois hommes, tous
les membres de la Gauche lui étaient indifférents et quelques-uns d'entre
eux, qui n'étaient pas les plus violents, tant s'en faut, lui étaient
particulièrement antipathiques. Son abstention au bout de l'an de M. Thiers,
bien que conforme au protocole, avait été remarquée et commentée dans le sens
le plus défavorable. Ses sentiments de défiance envers M. Jules Simon, qui
avaient fait explosion au mois de Mai l8î7, étaient très antérieurs au
discours de Novembre 1873. Enfin, son attitude en face de M. Gambetta, même
après le 14 Décembre 1877, convainquit tout le monde que MM. de Broglie et de
Fourtou avaient répondu à ses secrètes pensées en le mettant personnellement
aux prises avec « le dictateur de Bordeaux et l'orateur de Belleville ». Après
la bataille, autant le vainqueur usa modérément de la victoire, autant le
vaincu montra qu'il avait conservé le souvenir cuisant de la défaite. Le
président de la Commission du budget ne fut pas invité une seule fois aux
réceptions et aux dîners de l'Elysée, où sa place était marquée, et cette
exclusion en disait long. M. Duclerc avait essayé de ménager une entrevue « fortuite »
entre le Président de la République et M. Gambetta le Président de la
République s'y refusa obstinément. Sans que les ministres s'en doutassent, la
froide réserve du Maréchal agissait sur quelques-uns d'entre eux. M. Dufaure
avoua plus tard que du 14 Décembre 1877 au 31 Janvier 1879, il n'avait pas
rencontré une seule fois M. Gambetta, en dehors de la Chambre, et n'avait pas
eu avec lui la moindre relation. Les sessions parlementaires rapprochaient forcément
le président du Conseil et le chef de la majorité ; mais rien ne comblait le
fossé chaque jour plus profondément creusé, qui séparait le chef de l'Etat de
celui qu'il aurait eu le plus d'intérêt à voir, à connaître et qu'avec sa
droiture native il eût certainement apprécié. La passion de Gambetta pour
l'armée, son zèle pour sa réorganisation établissaient entre eux un pont sur
lequel le Maréchal ne voulut jamais mettre le pied. La
clôture de l'Exposition fut la dernière occasion solennelle qui s'offrit au
Maréchal de représenter dignement la France en face des souverains et des
peuples que l'Exposition avait attirés à Paris. Le discours qu'il prononça,
dans cette mémorable circonstance, était son œuvre personnelle soumis
constitutionnellement au Conseil des ministres, il fut unanimement approuvé
et méritait cette approbation par une note à la fois fière et modeste, par un
ton simple et juste. Après avoir dit que l'idée même d'une Exposition, si peu
de temps après nos malheurs, était une sorte de défi à la mauvaise fortune,
une sorte de gageure qui avait été gagnée et une preuve éclatante de nos
dispositions pacifiques, le Chef de l'Etat faisait valoir, avec un légitime
orgueil, « la solidité de notre crédit, l'abondance de nos ressources,
la paix de nos cités, le calme de nos populations, l'instruction et la bonne
tenue de notre armée, aujourd'hui reconstituée il terminait par un appel
chaleureux à l'esprit de concorde, au respect absolu des institutions et des
lois, à l'amour ardent et désintéressé de la Patrie ». Quand
la session se rouvrit, quelques jours après la distribution des récompenses
aux exposants, M. Dufaure prit la parole dans la vérification des pouvoirs de
M. de Fourtou. Celui-ci, au lieu de défendre son élection, avait attaqué les
Républicains et le Cabinet avec l'audace froide, tranquille, exaspérante dont
il avait le secret. A la place d'une réponse indignée de Gambetta, il eut une
réponse du président du Conseil qui prit les proportions d'un événement
politique. Avec plus de vigueur qu'il n'en avait jamais montré, le Garde des
Sceaux refit le procès du 16 Mai, justifia son administration du reproche
visiblement paradoxal, dans la bouche de M. de Fourtou, de pression
officielle et à l'interrogation cynique de M. de Fourtou « Quel Gouvernement représentez
vous ? » répondit, aux acclamations de toute la majorité, en flétrissant
le « parti sans nom ». « Vous
qui me parlez et qui me demandez ce que je représente, voulez-vous bien me
dire quel est votre programme ? Il y a dans nos Chambres, comme dans la
presse, un parti sans nom, auquel il est absolument impossible de trouver un
nom et un programme, qui est puissant par le talent de ceux qui le
représentent, qui peut créer des obstacles sérieux à tous les Gouvernements
qui prendront le pouvoir qui en créerait, s'ils revenaient, au Gouvernement
impérial, au Gouvernement de la Restauration, qui en crée aujourd'hui au
Gouvernement de la République. Voilà le parti auquel appartient l'honorable
M. de Fourtou. « Quant
à nous, Messieurs, nous disons très sincèrement ce que nous sommes. Notre nom
est connu. Nous sommes les représentants de ce groupe libéral qui, depuis
1814, a toujours trouvé des organes dans nos Assemblées, jusqu'en 1851, et
même quelquefois après. « A
ces principes libéraux que nos pères nous ont transmis, nous adaptons la
forme du Gouvernement républicain, telle qu'elle a été établie par la
Constitution de 1875. » Ce
discours, prononcé le 19 Novembre, 22 jours après l'élection des délégués
sénatoriaux, qui avait eu lieu le 27 Octobre précédent, était tout un
programme d'élections sénatoriales il permettait d'exclure des listes
républicaines tous ces Conservateurs indécis, Bonapartistes hier, Orléanistes
il y a trente ans, Légitimistes il y a cinquante ans, qui se rallient
toujours au parti le plus fort et qui ont pour longtemps compromis
l'appellation de Ralliés, également suspecte à la réaction et au libéralisme.
Après la séance du 19, qui avait singulièrement affermi le ministère, le
confident de M. Gambetta, M. Spuller, disait familièrement : « Il
ne faut pas qu'il s'en aille. » Et M. Dufaure, échangeant ses impressions de
séance avec M. Ribot, « Maintenant je reste ; j'ai senti la Chambre avec
moi. » Les
élections du 5 Janvier se préparaient au milieu de ces incidents politiques
et de l'achèvement du vote du budget, dans des conditions bien différentes
pour les Conservateurs et pour les Républicains. Les premiers se rattachaient
au parti bonapartiste et aux deux partis monarchiques et ne parvenaient pas
plus à faire l'union dans la presse réactionnaire que sur les listes
présentées aux électeurs : de violentes polémiques accentuaient les divisions
et rendaient tout accord impossible. Les seconds, au contraire, avaient un
excellent critérium du libéralisme des candidats ils n'acceptaient, parmi les
sénateurs sortants, que ceux qui avaient voté contre la dissolution et ils
n'admettaient, parmi les candidats nouveaux, qui professaient en grande
majorité les opinions de la Gauche républicaine, que ceux qui se prononçaient
contre le 16 Mai et se déclaraient les respectueux serviteurs de la volonté
nationale. Pour masquer ses divisions, la Droite sénatoriale rédigea un
Manifeste collectif, où elle confondait tous les Républicains dans la même
accusation dé radicalisme et annonçait que, si le pays portait sur eux ses
suffrages, il se réveillerait avec une magistrature sans indépendance, des
écoles sans Dieu, des églises sans ministres du culte, une armée sans discipline,
une gendarmerie soumise directement à l'autorité civile et un impôt nouveau
et vexatoire sur le revenu. Remarquons en passant que, depuis 17 ans que les
Républicains ont triomphé dans tous les scrutins, pas une de ces prédictions
ne s'est réalisée, pas même celle des Ecoles sans Dieu, puisque
l'enseignement religieux, dans les Ecoles publiques, est donné aux enfants
par les ministres des différents cultes, en dehors de l'Ecole, dans l'Eglise,
dans le Temple ou dans la Synagogue puisque la démonstration de l'existence
de Dieu figure au programme officie ! des Ecoles primaires. Les trois Gauches
du Sénat répondirent au Manifeste des Droites par une Déclaration beaucoup
moins ambitieuse. Elles dirent aux électeurs que de leur vote dépendait
l'harmonie des pouvoirs publics ; que la République avait remporté sur ses
ennemis cette dernière victoire de les réduire à la calomnie qu'il y avait à
choisir entre deux politiques la politique constitutionnelle républicaine et
la politique sans nom, sans franchise, qui ne peut avouer son drapeau, parce
qu'elle en a trois, ni sa pensée, parce qu'elle ne saurait offrir au pays
qu'une Révolution, suivie d'une guerre de prétendants. Les
électeurs étaient suffisamment avertis. Pour achever de les éclairer, le
comte de Chambord avait écrit à M. de Mun : « Pour que la France
soit sauvée, il faut que Dieu y règne en maitre, pour que j'y puisse régner
en Roi. » Offrir à la France de 1878 la perspective d'une royauté
théocratique, c'était la plus forte des illusions monarchiques. Cette parole,
royalement impolitique, aurait, à elle seule, suffi pour assurer le triomphe
de la République, du régime que la Défense trouvait entaché d'une « barbarie
plus sauvage que celle des peuples primitifs ». Les
Légitimistes allaient donc au scrutin sous la bannière que le comte de Mun
avait déployée au Congrès des cercles ouvriers catholiques de Chartres, sous
le drapeau blanc de la contre-Révolution ils partaient en lutte contre la
société moderne, contre les lois civiles, contre le Concordat, contre
l'organisation économique et contre le libéralisme le plus prudent, contre
celui que représentait M. de Falloux. Il semble que ces Légitimistes, qui se
plaçaient ainsi en dehors des conditions d'existence des Gouvernements
contemporains, auraient dû s'isoler soigneusement des Bonapartistes, des Orléanistes
et des Constitutionnels, avec lesquels ils avaient formé la majorité de
Droite du premier Sénat républicain. L'intérêt électoral leur conseillait de
perpétuer l'équivoque jusqu'au bout. Jusqu'au dernier jour, le Sénat de 1876
fut pour la Chambre des députés un censeur hostile et non point un modérateur
amical jusqu'au dernier jour, il fut impuissant puisqu'il ne sut rien
empêcher, et dangereux puisqu'il faillit tout compromettre ; jusqu'au dernier
jour il a été à la merci des excentriques et des violents ; jusqu'au dernier
jour il a flotté entre la Monarchie et la République et, par une juste
punition, il a surtout compromis les idées conservatrices qu'il s'est targué
de défendre. Si la première expérience de la Constitution de 1875 n'a pu se
faire sincèrement et loyalement, la faute en revient au Sénat de 187C et,
dans le Sénat de 1876, les plus coupables ne furent pas les ennemis déclarés
de la République, mais les membres du parti sans-nom, sur le compte desquels
l'histoire ne portera pas un autre jugement que celui de M. Dufaure. Outre
la série B que le sort, en 1876, avait désignée la première pour le
renouvellement triennal de 1879, 7 sièges étaient à pourvoir par suite de
décès, 4 dans la série C, renouvelable en 1882, et 3 dans la série A
renouvelable en 1883. Sur 82 sièges vacants les Monarchistes en conquirent 16
et les Républicains 66 sur 37 départements appelés à voter, 7 seulement
donnèrent la majorité à la réaction et, dans les Landes, les Républicains
eurent, à quelques unités près, autant de voix que les Monarchistes. Cette
victoire, tout à fait décisive, et qui dépassa les espérances les plus
optimistes, fut la vraie revanche du 16 Mai et, comme au 14 Octobre, les
Bonapartistes furent les plus vaincus deux seulement entraient au Sénat le
maréchal Canrobert était battu dans le Lot. Dans le Sénat renouvelé, la
Gauche disposait d'une majorité de 40 à 50 voix ; cette majorité s'attesta,
dès la rentrée, par le choix du président ; M. Martel remplaça le duc
d'Audiffret-Pasquier, que l'on rendit responsable des tergiversations et des
défaillances du parti constitutionnel. Le rôle des Constitutionnels était
désormais fini les débris du groupe se perdirent, suivant leurs affinités, à
Droite ou à Gauche. L'élection
du 5 Janvier créait une situation nouvelle deux des pouvoirs publics
appartenaient désormais à la République le Maréchal avait vu condamner une
fois de plus sa politique et exclure de la Haute Assemblée les hommes qui
avaient toute sa confiance. Après le suffrage universel, le suffrage
restreint, sans lui notifier un congé brutal, puisque ses pouvoirs légaux
n'expiraient qu'en 1880, lui signifiait d'avoir à tenir plus de compte des
volontés de la nation et des vœux de ses représentants. Ces vœux, que
Gambetta avait formulés à Romans, se résumaient ainsi modifications à la loi
de 1875 sur les Universités libres laïcité, gratuité et obligation de
l'enseignement primaire réforme du Conseil Supérieur de l'Instruction
Publique suppression des faveurs aux congrégations religieuses non autorisées
translation de la gendarmerie du ministère de la Guerre au ministère de
l'Intérieur ; amnistie en faveur des adhérents à la Commune, non condamnés
par droit commun mise en accusation des ministres du 16 Mai profonds
changements dans le personnel et particulièrement dans le personnel
judiciaire. Ces
revendications firent naturellement l'objet des délibérations du Conseil des
ministres et l'on se mit d'accord sur les concessions que le Gouvernement
devait faire, sur les modifications qu'il devait introduire dans les lois,
pour les mettre en harmonie avec la République, définitivement fondée. Le
Maréchal ne fit pas d'objections au programme que lui proposèrent ses
conseillers responsables et, le 16 Janvier, lecture fut donnée de la
Déclaration où ce programme était exposé aux représentants du pays. La
Déclaration, qui fut lue au Sénat par M. Dufaure et à la Chambre des Députés
par M. de Marcère, fut accueillie au Sénat avec une faveur marquée, à la
Chambre avec une froideur voisine de l'indifférence, peut-être parce qu'elle
était d'une longueur démesurée. Ces sortes de documents gagnent toujours à
être rédigés avec une imperatoria brevitas. La Gauche modérée trouvait
pourtant dans le langage du Gouvernement toutes les garanties qu'elle pouvait
désirer, et la Gauche avancée un commencement de satisfaction, qui aurait dû
lui faire prendre patience. Le Cabinet affirmait son désir de conserver la
paix, pourvu qu'elle ne coûtât rien à la dignité de la France il se
félicitait d'avoir pris part aux délibérations de la grande société
européenne et annonçait qu'il poursuivrait, de concert avec les autres
puissances, l'exécution intégrale du traité de Berlin. Passant à la situation
intérieure, il rappelait la Commune, disait les sentiments de commisération
qu'il éprouvait pour ceux qui n'avaient été que les aveugles instruments des
meneurs et mentionnait les grâces accordées à 1.542 condamnés, les remises de
peine faites à 2228. Il s'engageait à déposer une loi permettant d'étendre le
droit de grâce à ceux qui, n'ayant pas purgé leur contumace, n'avaient pris
qu'une part secondaire à l'insurrection. Non
moins net était l'engagement pris par le ministère d'exiger de tous
l'observation des lois qui, depuis le commencement du siècle, règlent en
France les rapports entre la société civile et la société religieuse. Sur ce
sujet délicat, la Déclaration, en termes un peu atténués, reproduisait
presque le discours de Romans. Elle était aussi énergique que Gambetta dans
l'appréciation de la conduite des fonctionnaires qui usaient, envers nos
institutions, de la liberté de parole et d'écrit que la loi laisse au simple
citoyen, mais qu'elle refuse aux agents salariés de l'Etat. Elle qualifiait
cette conduite de trahison et promettait de se montrer inexorable contre ceux
qui attaqueraient et dénigreraient le Gouvernement, au mépris de ces
principes de morale sociale. Après
un long développement sur les traités de commerce, dont le Gouvernement
étudierait le renouvellement, sans s'écarter des principes d'une sage liberté
commerciale, la. Déclaration annonçait la présentation d'un projet de loi
organisant l'enseignement professionnel dans les centres manufacturiers, et
l'appropriation d'une partie du Palais du Champ-de-Mars, inoccupé depuis la
fin de l'Exposition, à la création d'un Institut populaire technique. Le
ministre des Travaux Publics produirait les conventions passées avec diverses
Compagnies pour l'exploitation de lignes nouvelles, et proposerait la
constitution d'un réseau d'Etat bien délimité. Le
ministre des Finances se félicitait que les excédents accumulés des exercices
1878, 1876, 1877 et 1878 atteignissent 170 millions de francs, malgré les
dégrèvements opérés et promettait de dégrever encore, tout en amortissant. Le
ministre de la Guerre signalait l'intérêt des lois attendues sur
l'état-major, l'administration et l'avancement ; il s'engageait à étudier, de
concert avec ses collègues de la Justice et de l'Intérieur, les modifications
à introduire dans l'organisation et le service de la gendarmerie et
promettait d'exécuter scrupuleusement la loi sur le commandement des corps
d'armée. « Les exceptions qu'elle permet, ajoutait-il, ne seront
appliquées que dans un intérêt réel de service. » La
Marine espérait que les Chambres continueraient à la doter généreusement. Des
projets de loi seraient présentés pour fixer le régime de nos possessions
d'outre-mer et régler les rapports du gouvernement général de l'Algérie avec
les départements ministériels. C'était l'éternelle question des
rattachements, qui était ainsi soulevée incidemment. Au
ministre de l'Intérieur incomberait la tâche de présenter des projets de loi
sur l'organisation municipale et sur les chambres syndicales, de développer
le système pénitentiaire inauguré en 1875, d'appliquer les lois sur les
enfants en bas âge et sur l'assistance publique. Le
ministre de l'Instruction Publique revendiquera pour l'Etat la collation des
grades il proposera la création de Conseils particuliers pour l'Université,
l'établissement de l'enseignement primaire obligatoire, la suppression de la lettre
d'obédience. Le
Garde des Sceaux prépare un projet augmentant le nombre des membres du
Conseil d'Etat, des projets introduisant des changements dans la législation
criminelle. Cette
interminable table des matières n'était pas de nature à passionner une
Assemblée jeune, ardente, toute frémissante des anciennes luttes. Il semblait
que chaque ministre eût tracé, un peu au hasard ; le sommaire des travaux qui
s'imposeraient à son département et que tous ces sommaires, sans lien entre
eux, eussent été apportés à la Chambre et au Sénat. Le Sénat discerna les
bonnes intentions dans le désordre de ce programme touffu ; la Chambre ne les
vit pas du premier coup et ne sembla pas très disposée à répondre a l'appel à
sa confiance qui terminait la Déclaration. Si M.
Dufaure s'était trouvé à la Chambre, avec son habitude des brusques décisions
et son amour des solutions franches, il est probable qu'il n'aurait pas voulu
rester longtemps dans l'incertitude des sentiments de la majorité à l'égard
du Cabinet. Il aurait hâté la manifestation de ces sentiments en acceptant,
en provoquant même une demande d'interpellation. Cette interpellation ne se
produisit que quatre jours plus tard, le 20 Janvier ; elle fut développée par
M. Sénard, et, comme elle portait sur le personnel judiciaire, c'est le Garde
des Sceaux qui prit la parole pour confirmer et compléter la Déclaration. Son
discours, le dernier qu'il prononça comme président du Conseil, fit une
profonde impression et rallia toute la Gauche modérée dans une majorité de
223 voix contre 121, dont s'exclut M. Gambetta, mal inspiré ce jour-là. M.
Dufaure commença par déclarer qu'à ses yeux les élections du 5 Janvier, en
consolidant le Gouvernement républicain, permettaient de mettre en pratique
sérieusement, activement la Constitution du pays. Il reconnut ensuite que,
sous le Gouvernement du 16 Mai, beaucoup de magistrats étaient devenus des
hommes de parti dans l'exercice de leurs fonctions. Mais ces magistrats
étaient inégalement coupables les uns n'avaient été que des instruments
dociles de M. de Broglie les autres avaient été animés du même esprit
belliqueux que lui. Un certain nombre, au contraire, avaient résisté à ses
ordres, au point de compromettre leur situation. M. Dufaure avait établi,
comme le voulait la justice, une distinction entre les coupables, déplacé les
uns avec disgrâce, révoqué les autres. Parmi les juges de paix, objets de
tant de réclamations, 168 avaient été déplacés et 177 révoqués. Pour
l'avenir, M. Dufaure se montrerait plus sévère encore, sans cesser d'être
juste, sans oublier les ménagements que méritent des fonctionnaires qui ont
passé 26 ans, 28 ans dans la magistrature et qui n'ont fait que céder à la
pression de leurs supérieurs. En
s'appropriant les sentiments libéraux qu'avait exprimés M. Sénard, M. Dufaure
rappelait, non sans fierté, que huit ans auparavant, à Bordeaux, sur sa
proposition et sur celle de M. Grévy, le nom de la République avait été, pour
la première fois, officiellement proclamé à la tribune de l'Assemblée
nationale. Il ajouta que depuis il avait pris une part modeste mais ferme, et
sans un instant d'hésitation, à tous les progrès de l'institution
républicaine, et il termina par ces nobles paroles : « J'ai
encore pris part à l'événement qui vient de se passer et qui a été un progrès
nouveau. Je ne sais quelle part je prendrai à ses conséquences immédiates, ni
si je serai témoin de la dernière épreuve que l'institution républicaine doit
subir en 1880, par le renouvellement du pouvoir exécutif ; mais je demande au
ciel qu'elle se passe avec autant de calme et de fermeté que l'épreuve
qu'elle vient de subir le 5 Janvier. Et si je suis encore de ce monde,
personne n'y applaudira d'un cœur plus ardent que le mien. » Après M.
Dufaure, M. Floquet vint affirmer que « l'union des Gauches devait se
symboliser dans un nouveau ministère, représentation véritable de la majorité ».
M. Clémenceau demanda l'ordre du jour pur et simple qui fut repoussé et M.
Jules Ferry déposa l'ordre du jour de confiance qui fut adopté il était ainsi
conçu : « La
Chambre des députés, confiante dans les déclarations du Gouvernement et
convaincue que le Cabinet, désormais en possession de sa pleine liberté
d'action, n'hésitera pas, après le grand acte national 'du 5 Janvier, à
donner à la majorité républicaine les satisfactions légitimes qu'elle réclame
depuis longtemps, au nom du pays, notamment en ce qui concerne le personnel
administratif et judiciaire, passe à l'ordre du jour. » Conformément
aux promesses de la Déclaration, promesses dont le Maréchal avait eu
connaissance, et aux nouveaux engagements qu'ils avaient pris le 30 Janvier,
les ministres se disposèrent à donner à la majorité républicaine ces « satisfactions »
qu'elle réclamait. Ils s'attendaient d'autant moins à une résistance que le
Maréchal venait de consentir au remplacement du général Borel par le général
Gresley, le récent candidat des Gauches à un siège d'inamovible, et que la
question des grands commandements militaires semblait tranchée par le texte
même de la Déclaration. Elle était seulement posée, la phrase sur les
exceptions permises par la loi n'étant pas entendue de même par le
Maréchal et par ses ministres. Pour le Maréchal les officiers généraux
maintenus dans le commandement au-delà du terme légal devaient accomplir une
nouvelle période de trois ans pour les ministres l'exception appliquée, dans
un intérêt réel de service, » pouvait cesser dès que l'intérêt du service
n'était plus en cause. Ce malentendu fut une des causes de l'événement qui se
préparait. Il en existait d'autres et en particulier l'annonce de la mise en
accusation des Cabinets du 17 Mai et du 23 Novembre 1877. Le Maréchal était
décidé à se retirer plutôt que d'assister, sans pouvoir les défendre, au
procès des hommes qui s'étaient dévoués à sa cause. Le ministère Dufaure
avait compris les scrupules du Président de la République et il était résolu,
de son côté, à faire écarter la mise en accusation, dût-il poser la question
de Cabinet, éventualité peu vraisemblable, étant donné les dispositions de la
Chambre. Dans
ses Souvenirs de la Présidence du Maréchal de Mac-Mahon, M. Ernest
Daudet a raconté longuement et presque toujours exactement l'histoire des
vingt derniers jours de cette Présidence, du 10 au 30 Janvier 1879. Nous
suivrons à peu près son récit, non sans relever un détail dont nous avons pu
contrôler personnellement l'inexactitude. M. Daudet rapporte que M. Bardoux
qui avait pu défendre pendant un an, avec autant de courage que de bonheur,
les fonctionnaires les plus menacés de son administration, s'était vu
contraint, vers le milieu de Janvier, « de se résigner à sacrifier M.
Mourier, vice-recteur de l'Académie de Paris ». M. Mourier n'était pas
sacrifié, mais atteint par la limite d'âge, limite qu'avait fixée un ministre
ami de M. Daudet, afin d'atteindre en même temps le recteur de Toulouse et le
député républicain de la Haute-Garonne, M., Gatien-Arnoult. Personne n'a
jamais accusé M. Bardoux d'avoir subi une pression politique quelconque,
quand il remplaça M. Mourier par M. Ch. Zévort, recteur de l'Académie de
Bordeaux cette nomination était d'ailleurs antérieure à l'interpellation de
M. Sénard. C'est seulement après l'interpellation, que l'on annonça comme
imminentes la démission de M. Andral, petit-fils de Royer-Collard,
vice-président du Conseil d'Etat et celle de M. Ferdinand Duval, préfet de la
Seine, exigée par M. de Marcère. Le 2S Janvier M. Léon Say avait soumis à la
signature du Maréchal un décret portant révocation de hauts fonctionnaires du
ministère des Finances. Le Maréchal ajourna M. Léon Say au lendemain, retint
M. Dufaure après le Conseil et lui dit ! « —
Je ne veux pas signer ce décret M ! Léon Say est un ministre qui s'emporte
(sic) il ne faut pas s'emporter ni
faire de ces exécutions. — C'est
un ministre qui arrive premier, Monsieur le Maréchal, voilà tout, répondit M.
Dufaure nous avons tous pris, le 20 Janvier, un engagement formel et nous
sommes résolus à le tenir. — Allez-vous
donc m'apporter à signer des masses de décrets de révocation ? — Chacun
de nous a sa liste et puisque nous sommes contraints de faire à l'opinion des
concessions légitimes et nécessaires, n'y mettez pas obstacle, Monsieur le
Maréchal, ce serait nous contraindre à nous retirer et ceux qui nous
remplaceraient vous présenteraient les mêmes propositions. — Je
partirais avec vous. — Vous
compromettriez alors plus sûrement ceux que vous voulez protéger. » Le
Maréchal ne répliqua pas. Le lendemain il rendait sans observation le décret
signé à M. Léon Say. Mais il était manifeste que sa résolution était prise,
que les excellentes raisons données par M. Dufaure n'avaient produit sur lui
aucun effet, et qu'il n'attendait qu'une occasion. Elle lui fut fournie au
Conseil du 28 Janvier[2]. MM. Dufaure, Gresley et
Bardoux apportaient des projets de décrets qu'ils comptaient faire signer au
Président. Le Ministre de l'Instruction Publique et des Cultes prit le
premier la parole et proposa la nomination de M. Laferrière, maitre des
requêtes au Conseil d'État, comme directeur des Cultes, en remplacement de M.
Tardif, qui venait d'avoir une discussion des plus vives avec le
sous-secrétaire d'État, M. Jean Casimir-Périer. Le Maréchal exprima les
regrets que lui causait le départ de M. Tardif et signa le décret qui le
remplaçait et celui qui lui conférait le titre de conseiller d'État
honoraire. Le général Gresley prit alors la parole pour proposer de déplacer
cinq commandants de corps d'armée et d'en mettre cinq autres en disponibilité
MM. Lartigue, Bataille, Bourbaki, de Montaudon et du Barail. « Ces
braves gens sont couverts par la loi, dit le Maréchal, et je me refuse à les
révoquer. » Le ministre répliqua que, dans la pensée du Conseil, le fait
d'avoir été maintenu en fonctions n'impliquait pas le droit de courir une
nouvelle carrière d'égale durée. Le Maréchal, très rouge, comme il l'était dans
les circonstances graves, prononce alors tout d'une haleine, d'un accent
triste mais d'un ton résolu, un discours où il abandonne les généraux
Lartigue et de Montaudon, malades et qui veulent se retirer, mais où il
défend fermement les autres et déclare que, s'il les sacrifiait, il n'oserait
plus embrasser ses enfants. Puis, il se lève, serre la main des ministres les
plus rapprochés de lui et se retire, avec une gravité digne et fière. Le soir
même, les ministres se réunissaient à la place Beauvau, pour se trouver plus
à proximité de l'Elysée. Ils exprimèrent l'avis qu'il était désirable
d'éviter une crise gouvernementale mais, sur l'observation présentée par M.
Dufaure que les scrupules du Maréchal auraient dû s'exprimer quinze jours
plutôt, lorsqu'il avait eu connaissance de la Déclaration ministérielle, il
fut décidé que- les propositions faites par le général Gresley seraient
maintenues. Le Cabinet, pour faire preuve de conciliation, consentirait
seulement à replacer le général du Barail. Le
lendemain matin M. Dufaure se rendit à l'Elysée, fit connaitre au Maréchal
les résolutions de ses collègues et le trouva inébranlable. M. Dufaure lui
offrit sa démission et celle de tous les ministres il la refusa, en déclarant
qu'il ne trouverait pas à former un nouveau Cabinet dans la majorité et
renvoya le Conseil au lendemain, à Versailles. C'est dans ce Conseil,
convoqué pour une heure de l'après-midi, qu'il devait faire connaitre sa
décision dernière. Dès
l'après-midi du 28, le bruit s'était répandu dans Paris qu'un désaccord
s'était produit au Conseil entre le Garde des Sceaux et le Président de la
République. L'opinion, toujours un peu nerveuse depuis le 16 Mai d87'7,
s'était demandé s'il ne se préparait pas une répétition de ce coup de tête.
De prétendus nouvellistes très exactement renseignés avaient affirmé que M.
de Broglie avait été appelé a l'Elysée. Ni le duc de Broglie, ni aucun homme
politique marquant n'avait été mandé par le Maréchal. Le 28 Janvier, et
durant toute la journée du 29, il était resté dans la plus grande réserve, ne
s'ouvrant pas même aux siens de sa résolution, très fermement arrêtée
pourtant. Les Gauches du Sénat et de la Chambre, mieux renseignées que le
public, n'avaient pas eu une minute de crainte et, dès l'ouverture de la
crise, s'étaient occupées de pourvoir à la vacance du pouvoir suprême. La
candidature de M. Dufaure, posée dans les groupes sénatoriaux, n'avait pas
été soutenue, et une note très brève, envoyée par le chef du Cabinet du Garde
des Sceaux à l’Agence Havas, avait ramené tous les suffrages sur le
nom du candidat désigné à l'avance, qui ne devait pas, Gambetta l'avait
annoncé à Romans, rencontrer une seule compétition personnelle. Tous les
Républicains étaient d'accord et l'élection du député du Jura était faite,
avant que la démission du Maréchal ne fût écrite. Le 30
Janvier, à une heure, le Maréchal se rend à Versailles dans la salle du
Conseil, où tous les ministres sont réunis, apprend d'eux qu'ils persistent
dans leurs résolutions et leur donne lecture de cette lettre de démission,
adressée aux présidents de la Chambre et du Sénat : « Monsieur
le Président, dès l'ouverture de cette session, le ministère vous a présenté
un programme des lois qui lui paraissaient, tout en donnant satisfaction à
l'opinion publique, pouvoir être votées sans danger pour la sécurité et la
bonne administration du pays. Faisant abstraction de toute idée personnelle,
j'y avais donné mon approbation, car je ne sacrifiais aucun des principes
auxquels ma conscience me prescrivait de rester fidèle. Aujourd'hui, le
ministère, croyant répondre à l'opinion de la majorité dans les deux
Chambres, me propose, en ce qui concerne les grands commandements militaires,
des mesures générales que je considère comme contraires aux intérêts de
l'armée et par suite à ceux du pays. Je ne puis y souscrire. En présence de
ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère, pris dans la majorité
des Assemblées, m'imposerait les mêmes conditions. Je crois, dès lors, devoir
abréger la durée du mandat qui m'avait été confié par l’Assemblée nationale.
Je donne ma démission de Président de la République. « En
quittant le pouvoir, j'ai la consolation de penser que, durant les
cinquante-trois années que j'ai consacrées au service de mon pays, comme
soldat et comme citoyen, je n'ai jamais été guidé par d'autres sentiments que
ceux de l'honneur et du devoir et par un dévouement absolu à la patrie. « Je
vous invite, Monsieur le Président, à communiquer au Sénat ma décision. » La même
lettre était adressée au Président de la Chambre des Députés. Dans sa
première rédaction, le maréchal avait parlé de mesures « attentatoires à
la dignité et à la sécurité de l'armée » ; il consentit à supprimer
cette phrase, sur la prière de MM. Gresley et Pothuau. Ii demanda à M.
Dufaure si les ministres contresigneraient sa lettre de démission M. Dufaure
répondit que non, cette lettre constituant un acte tout personnel le Garde
des Sceaux se chargea seulement de faire parvenir la démission aux deux
présidents. La
séance levée, le Maréchal, sans l'ombre d'une récrimination, eut avec ses
ministres un entretien de quelques minutes, plein de cordialité, et les
quitta en déclarant qu'il attendrait, à Versailles, l'élection de son
successeur, auquel il souhaitait faire la première visite. Il se présentait,
en effet, chez M. Grévy, le soir même il avait voulu être le premier à venir
saluer le Chef de l'Etat, et le lendemain, dans la matinée, il se rendait
spontanément chez le représentant d'une des grandes puissances, pour rendre
hommage aux intentions et aux mérites de son successeur. De l'aveu de tous'
ses ministres, qui étaient sortis très émus de leur dernier entretien avec
lui, le Maréchal n'avait cessé de se conduire en homme d'honneur, depuis le
commencement de la crise gouvernementale, d'avoir l'attitude la plus correcte
et la plus respectable, de tenir le langage le plus simple et le plus
honnête. Du moment où le politique avait disparu, le brave homme, le bon
citoyen, le glorieux soldat avait reparu et la haute dignité de sa retraite
avait fait oublier toutes les erreurs dont il ne fut qu'à moitié responsable. M.
Dufaure avait fait preuve de la même dignité et de la même correction,
pendant la dernière année de la Présidence du Maréchal. Immédiatement après
la séance du Congrès, il avait porté à M. Grévy le résultat du vote, en lui
exprimant la satisfaction que lui causait ce résultat, récompense de toute
une vie de droiture. Il avait exprimé la confiance que M. Grévy emploierait,
dans la charge suprême, au service de la France et de la République, tes
qualités qui l'avaient distingué dans les Assemblées et dans le parti
républicain. Puis il avait remis au nouveau Président sa démission, celle de
ses collègues et celle des sous-secrétaires d'Etat. Il refusa, aux pressantes
sollicitations de M. Grévy, de conserver la présidence du Conseil. « Ce
serait la première fois, disait-il, que l'on verrait un ministre survivre au
Chef d'Etat avec lequel il a gouverné à une situation nouvelle il faut des
hommes nouveaux. » M. Dufaure était d'autant moins disposé à conserver le
pouvoir que la Droite, méconnaissant la droiture de son caractère et la
loyauté de sa conduite, lui reprochait d'avoir, par ses exigences, favorisé
la tactique de M. Gambetta et provoqué la démission du Maréchal. M. Dufaure
répondit à ce reproche en rentrant dans la retraite. Avec M.
Dufaure, disparaissait la République des Thiers, des Casimir-Périer et des
Rémusat, la République de la vieille 'bourgeoisie et de la partie moyenne de
la nation. Ce grand homme de bien, par la solidité de son caractère, par son
application et sa conscience, par la constance de ses opinions, par sa
fidélité à soi-même, par sa haute indépendance, par son désintéressement
absolu fut le plus remarquable représentant de ces classes dites dirigeantes,
dépossédées depuis par les « nouvelles couches sociales, » et qui,
rejetées du pouvoir, sont retombées dans la réaction, après avoir divorcé
avec la liberté que Dufaure n'avait jamais cessé d'aimer. Pour emprunter le
mot de Jules Claretie, il l'avait aimée, cette liberté, « honnêtement et
virilement il n'en avait pas fait sa déesse, comme les songeurs, mais sa
femme, comme les bourgeois ». Nous
avons apprécié, au fur et à mesure qu'ils se présentaient, les moindres
incidents de la politique, du 24 Mai 1873 au 30 Janvier 1879. Nous n'y
reviendrons pas. Mais il est impossible de terminer ce volume, consacré à la Présidence
du Maréchal sans ajouter quelques traits à la physionomie du second
Président de la Troisième République. Nous les puiserons non pas dans le
livre d'un ami, comme M. Ernest Daudet, mais dans les notes rapides, prises
au jour le jour et réunies sous un titre modeste Mes Petits Papiers[3], par un adversaire politique,
clairvoyant et juste, M. Hector Pessard. Et d'abord est-il exact, comme se le
figurent les trois quarts des Français, que le Maréchal ait été un instrument
docile et inconscient entre des mains expérimentées ? L'initiative qu'il prit
personnellement, le 16 Mai 1877, en l'absence de MM. de Broglie et de
Fourtou, sa résistance invincible à M. Dufaure, pour lequel il avait de
l'estime et de l'affection, le 28 Janvier 1879, son refus obstiné de voir le
prince Napoléon et le comte de Chambord en1873, M. Gambetta en1878, semblent
contredire cette opinion. Placé au pouvoir pour y exécuter les volontés du
comte de Chambord ou du comte de Paris, au milieu d'une mêlée confuse
d'intrigues inextricables, il a su résister aux entraînements, comme aux
passions de ceux qui l'entouraient ; il s'est toujours refusé, en fin de
compte, a porter la main sur les institutions dont il avait la garde il sut
échapper aux embûches tendues à son honneur, à sa loyauté ; il prit au
sérieux le rôle qu'il avait accepté ; il commit des fautes mais des fautes
désintéressées, et, quand il quitta l'Elysée pour sa modeste maison de la rue
de Bellechasse, dont il était parti furtivement, dans !a nuit du 18 Mars, il
y rentra la tête haute, non diminué ni enrichi. La politique ne lui avait pas
porté bonheur ses quinze années de retraite absolue le grandiront plus que
ses six années de Présidence. Cette
fin si digne rappelle le premier acte politique du général de Mac-Mahon. Le
Sénat impérial était saisi de la loi de sûreté générale. Mac-Mahon se lève
pour la combattre un de ses compagnons d'armes lui fait remarquer qu'il
risque son bâton de Maréchal de France il le repousse doucement et prononce
ces nobles paroles. « Je me rappelle l'adage de nos pères fais ce que
dois, advienne que pourra. Sur ma conscience, je crois cette loi
inconstitutionnelle, susceptible de conséquences fâcheuses. En honnête homme
qui a juré obéissance à la Constitution, en homme indépendant, en qualité de
législateur, je me crois obligé de voter contre. » Avec la
retraite du Maréchal prend fin la seconde période de l'histoire de la
Troisième République. C'est une époque de luttes, de combats incessants les
Monarchistes, quand ils ont constaté l'impossibilité d'une restauration, font
des efforts désespérés pour empêcher d'abord le vote des lois
constitutionnelles, ensuite la pratique sincère de la Constitution
républicaine. Deux fois la victoire sembla leur sourire. Ils ont pour eux,
avant le 25 Février, la majorité d'une Assemblée unique, omnipotente, et le Chef
du pouvoir exécutif ; après le 25 Février, la majorité du Sénat et le
Président de la République avant comme après, toutes les forces sociales la
grande propriété, une portion de la petite, le clergé, la magistrature, la
majeure partie des fonctionnaires. Les Républicains ne peuvent leur opposer
que la masse indécise et flottante qui a fait la majorité du plébiscite
impérial, la majorité pacifique de 1871, et qui seule peut faire la majorité
républicaine. Pour l'attirer à soi, pour la conquérir, cette majorité, il
faut suivre le conseil de M. Thiers, il faut commencer par être sage il faut
prouver que l'on n'est pas seulement une Opposition, mais un Gouvernement ;
il faut adopter un programme qui rassure et d'où soient soigneusement exclues
les utopies et les chimères il faut surtout, en face d'un ennemi sérieusement
armé, se discipliner en pleine bataille, renoncer à la guerre de tirailleurs
qui affaiblit et aux divisions qui paralysent. L'ordre moral rendit aux
Républicains l'inappréciable service de les unir, de faire d'eux un tout
compact, indissoluble et, par suite, invincible, en face des trois armées
monarchistes. Si M. Thiers avait conservé le pouvoir jusqu'à sa mort, il
n'est pas certain que la quasi-unanimité des Républicains eût consenti à
voter sa Constitution, plus démocratique pourtant que celle du2o Février, et
qui faisait recruter le Sénat par le suffrage universel. La Constitution de
M. Wallon, très critiquable en plusieurs points et bien moins acceptable pour
les théoriciens de la République absolue, de la République antérieure et
supérieure au suffrage universel,, fut cependant votée par la presque
unanimité d'entre eux, parce qu'il fallait parer au danger le plus pressant,
parce qu'il importait, avant tout, de déloger l'ennemi des positions d'où il
menaçait toutes les libertés parce que ce qui était en cause c'était l'avenir
même du parlementarisme et de la société civile, également menacés par le
pouvoir personnel et par les prétentions ultramontaines. M. Thiers l'a constaté lui-même, avec un grand sens s'il était resté Président de la République, on l'eût certainement rendu responsable de l'échec de la Monarchie. La Monarchie n'ayant pu se faire sous le Maréchal de Mac-Mahon, la preuve était décisive et l'impossibilité du Régime surabondamment démontrée. Un autre enseignement ressortait des six ans de Présidence du Maréchal la possibilité, pour un grand parti, de se métamorphoser par sa seule force interne, malgré tous les obstacles qui lui sont opposés, malgré l'hostilité déclarée des pouvoirs publics. Cet empire sur soi-même, la répudiation des anciens préjugés, l'oubli des querelles stériles, toutes ces vertus, qu'il n'avait eues qu'à un degré médiocre sous M. Thiers, le parti républicain les a eues au suprême degré sous la Présidence du Maréchal elles ont assuré son triomphe, en moins de six ans, et rallié la grande majorité de la nation a la forme de Gouvernement la mieux appropriée aux sociétés modernes. |