La crise
ministérielle. M. Jules Simon. — La Déclaration du 14 Décembre. — Les
premiers actes. — Les attributions financières des deux Chambres. — La
presse. Les groupes parlementaires. — Les élections d'inamovibles. — Les
membres des Commissions mixtes. — MM. Jules Simon et de Mac-Mahon. — Elections
intransigeantes. — Le président du Conseil municipal de Paris. — Les lois
d'affaires. — Retour offensif de l'Ultramontanisme. — Agressions des évêques.
— Les conférences de M. Loyson. — Pétitions en faveur du pouvoir temporel. — Interpellation
du 3 Mai. — L'ordre du jour du 4 Mai. — Les lois sur la presse et sur
l'organisation municipale. — La lettre du 16 Mai. — L'ordre du jour des
Gauches. — Jugement sur le Cabinet du 12 Décembre 1876. — Le Cabinet du 17
Mai. — La Déclaration du 18 et la prorogation. — Le Manifeste des Gauches. — La
presse française et la presse européenne. — Les premiers actes du Seize Mai.
— Le Message du 16 Juin et la dissolution au Sénat. — L'ordre du jour des
363. — Appréciation sur la Chambre de 1876. — Retard apporté aux élections. —
Les ministres du 16 Mai. — Le nouveau Gouvernement de combat. — Intervention
du Maréchal dans la lutte électorale. — Les abus de pouvoir, l'arbitraire, la
répression. — Discipline et modération des Républicains. — Mort de Thiers. —
Ses funérailles. — Sa profession de foi. — Les deux Manifestes du Maréchal. —
La situation électorale, le 13 Octobre. — Les élections et les ballottages. —
Elections cantonales du 4 Novembre. — Retour des Chambres, le 7 Novembre. — La
Chambre des députés vote une Commission d'enquête. — Le Cabinet de Broglie-de
Fourtou au Sénat. — Le Cabinet du 23 Novembre. — La Déclaration du 24
Novembre. — Ordre du jour de Marcère. — Refus du budget. — Soumission ou
dissolution ? — Les projets de coup d'Etat. — Appel à M. Dufaure le 7
Décembre, puis à M. Batbie. — Echec de M. Batbie. — L'incident Labordère. —
Nouvel appel à M. Dufaure.
La
crise ministérielle, après la retraite de M. Dufaure, dura dix jours. Hanté
de l'idée fixe de reconstituer un Cabinet Centre Droit et de placer à sa tête
le duc de Broglie, le Maréchal manda le sénateur de l'Eure. Fort sagement,
celui-ci déclina l'offre du Maréchal, lui conseilla la patience et l’engagea
à se renfermer dans la plus stricte correction parlementaire. Inaugurant une
habitude que ses successeurs devaient conserver, le Président de la
République fit appel aux présidents des deux Chambres, à M. le duc
d'Audiffret-Pasquier et à M. Grévy. Leur demander conseil à tous les deux
était fort naturel les charger, l'un après l'autre, de la constitution d'un
Cabinet n'indiquait pas une vue très nette de la situation, le premier
représentant le Centre Droit libéral et le second la Gauche républicaine
pure. MM. d'Audiffret-Pasquier et Grévy ayant répondu qu'ils se croyaient
plus utiles à la tête des Chambres qu'à la tête d'un ministère, le Maréchal
se prit à espérer qu'il sortirait d'embarras en maintenant purement et
simplement M. Dufaure à la présidence du Conseil. MM. Waddington et
Christophle, chargés de savoir si cette solution aurait l'agrément de la
majorité, rapportèrent une réponse négative. Il faut suivre la majorité ou la
dissoudre, avait dit Gambetta. Ainsi
la question de dissolution fut posée, pour la première fois, par le
représentant attitré de la majorité. Mais la dissolution, en ce moment, et
les élections faites dans un court délai, par un ministère comme celui de M.
Dufaure, n'auraient ressemblé en rien à la dissolution qui fut prononcée six
mois plus tard et aux élections du 14 Octobre 1877. L'exercice régulier d'un
droit inscrit dans la Constitution, n'eût été que la pratique loyale de cette
Constitution, et aucun Républicain n'aurait pu s'étonner que l'on retournât
devant le juge souverain, le suffrage universel, pour lui demander de
départager la Chambre d'une part, de l'autre le Sénat et le Maréchal. Le
Maréchal, qui tenait décidément à garder M. Dufaure et à ne pas garder M. de
Marcère, offrit à M. Jules Simon de remplacer M. de Marcère à l'Intérieur, M.
Dufaure restant Garde des Sceaux et président du Conseil. Le refus vint cette
fois de M. Jules Simon, et le Maréchal, finissant par où il aurait dû
commencer, après avoir pris encore une fois l'avis des dues
d'Audiffret-Pasquier et de Broglie, confia la mission de reconstituer le
Cabinet à M. Jules Simon. Certes, c'était là une grande preuve d'abnégation.
Pour qui connaissait la répugnance personnelle du Maréchal à l'endroit de M.
Jules Simon, pour qui savait que dans l'entourage du Maréchal il était
considéré comme un membre de l'Internationale, pour 'qui se rappelait enfin
la façon admirable et cruelle dont M. Jules Simon avait disséqué le Maréchal
en Novembre 1873, il parut évident que le Maréchal était décidément converti
au Parlementarisme, qu'il se soumettait franchement, sans réserves ni
réticences, à cette loi des majorités, dont le duc de Broglie avait si
éloquemment parlé, dans la Déclaration qui suivit le 24 Mai 1873. Tous
les publicistes républicains s'extasièrent à qui mieux mieux, sur la
correction du Président de la République ils affirmaient que la France
n'avait jamais eu de Chef comprenant et pratiquant mieux ses devoirs
constitutionnels, sachant sortir plus virilement d'une situation plus
difficile. M. Jules Simon lui-même s'y laissa prendre et, bien que les
avertissements ne lui aient pas manqué, ni ce jour-là ni depuis, il devint le
plus fervent apologiste du Maréchal, qu'il se plut à représenter comme le
type du Président constitutionnel. Les hommes les plus clairvoyants ont de
ces aveuglements les plus habiles se laissent prendre par les plus simples.
Le Président constitutionnel par excellence, avait pourtant exigé que les
ministères spéciaux de la Guerre et delà Marine et le ministère très
important des Affaires Étrangères gardassent leurs titulaires, et M. Jules
Simon y avait consenti, bien que l'attitude du général Berthaut dans une
question « de pompes funèbres », comme dit M. Weiss, eût déterminé la
crise. M.
Jules Simon avait commis une autre faute, en écartant du ministère de
l'Intérieur, qu'il s'était réservé, M. de Marcère qui, de tous les membres du
Cabinet Dufaure, était peut-être celui qui avait le plus l'oreille de la
majorité. Cette majorité n'approuva sans réserve que le choix qui fut fait de
M. Martel, vice-président du Sénat, pour remplacer M. Dufaure. Le Cabinet,
dont la formation était achevée le d2 Décembre, comprit un sous-secrétaire
d'Etat de la Justice et des Cultes, M. Méline, qui fut nommé le 21 Décembre
1876, et un sous-secrétaire d'Etat de la Marine et des Colonies, le
contre-amiral baron Roussin, qui fut nommé le 18 Janvier 1877. Les Cultes
restaient rattachés à la Justice, à cause de la religion de M. Waddington,
religion fort large pourtant et qui mettait cette parole dans la bouche du
ministre, le 2 Décembre, le jour où il répondait à une interpellation de M.
de Belcastel qu'avaient ému quelques discours de distribution Une République
sans religion est un temple sans Dieu. » La
majorité n'était pas restée inactive pendant la crise. Bien que le Cabinet,
il importe de le répéter, n'eût pas succombé devant un vote de la Chambre ;
des résolutions avaient été prises hors séance, capables de dissiper les
malentendus qui avaient embarrassé les rapports entre l'ancien Cabinet et la
majorité. Le 3 Décembre le Centre Gauche, qui fut toujours aussi net et aussi
affirmatif. que les groupes plus avancés, sur la question des fonctionnaires,
décidait que son concours ne serait acquis « qu'à un Cabinet résolu à
mettre le personnel administratif et judiciaire en harmonie avec l'esprit de
la majorité sortie des élections du 20 Février ». Les trois Gauches, à
leur tour, décidaient de ne soutenir « qu'un Cabinet parlementaire,
résolu à faire cesser la contradiction entre l'esprit de la majorité du 20
Février et l'attitude d'un trop grand nombre de fonctionnaires ». Tout
cela, en vérité, était fort correct et ne justifie guère l'accusation, lancée
contre la Chambre de 1876, d'avoir voulu jouer le rôle d'une Convention, en
annulant le Sénat et le Président de la République. Le reproche fait à la
majorité d'avoir dévoré, après M. Buffet et M. Wallon, MM. Dufaure et de Marcère
n'est pas plus fondé, puisque c'est à la suite d'un vote du Sénat que M.
Dufaure s'est retiré. D'ailleurs, le Cabinet du 12 Décembre ressemblait fort
a celui du 10 Mars. MM. Jules Simon et Martel allaient suivre la même ligne
politique que MM. de Marcère et Dufaure, se heurter aux mêmes difficultés et
succomber comme eux, pour avoir cherché leur point d'appui en dehors de la
majorité de la Chambre, où étaient leurs soutiens les plus sûrs et leur vraie
sauvegarde. Leur
Déclaration du 14 Décembre était excellente et fut bien accueillie par tout
le monde. Le président du Conseil après un juste tribut de regrets donné à
MM. de Marcère et Dufaure, déclara qu'il n'apportait pas de programme, ou
plutôt résuma son programme dans ces mots qui disaient tout : « Je
suis profondément Républicain et profondément Conservateur... dévoué... au
principe de la liberté de conscience, animé pour la religion d'un respect
sincère. » Après l'hommage rendu au premier magistrat de la République «
qui s'applique à suivre de la façon la plus exacte. Les principes d'un
Gouvernement constitutionnel, » M. Jules Simon répondait aux plus intimes
préoccupations de la majorité et méritait ses applaudissements, en déclarant
que les fonctionnaires devaient donner l'exemple du respect pour le
Gouvernement dont ils étaient les organes. Parmi
les gages donnés, dès le début, par le nouveau Cabinet, à la majorité de la
Chambre et à l'opinion libérale, il faut signaler un arrêté pris par le
préfet du Rhône et une révocation prononcée par le Garde des Sceaux. Le
préfet, M. Welche, rapporta l'arrêté de son prédécesseur sur les enterrements
civils. Le ministre, M. Martel, impuissant contre des magistrats inamovibles
qui avaient réhabilité les membres des Commissions mixtes et justifié la loi
de sûreté générale du 27 Février 1858, frappa l'avocat général, M. Bailleul,
dont les réquisitions avaient déterminé le jugement de la Cour d'appel de
Besançon. Ces deux mesures méritaient l'approbation générale. La seconde
était très habile elle rappelait la courageuse opposition que le Maréchal de
Mac-Mahon avait faite, sous l'Empire, à l'abominable loi de sûreté générale. M.
Jules Simon fut moins bien inspiré dans une question d'interprétation de l'un
des articles de la Constitution de )875. On sait quel pouvoir tout à fait
prépondérant cette Constitution donnait au Sénat, par le droit de
dissolution. Pour rétablir une sorte d'équilibre entre les deux Chambres,
-l'article 8 de la loi du 25 Février disait que les lois de finances devaient
être, en premier lieu, présentées à la Chambre des députés et votées par
elle. Le Sénat était donc incompétent, en matière de création de crédits il
avait bien le droit d'émettre un vœu, pour le rétablissement d'un crédit
supprimé par la Chambre, il n'avait pas le droit de rétablissement direct.
Son pouvoir se borne soit au rejet global d'un chapitre, soit à la réduction
du montant de ce chapitre de toutes façons, l'initiative lui est interdite.
Cette thèse, que M. Gambetta soutint avec une grande force de dialectique,
n'était pas une vaine discussion de droit constitutionnel. La question
soulevée pour la première fois par le leader de la Gauche, le 28 Décembre
1876, s'est reproduite chaque année, depuis vingt ans chaque année elle a été
résolue, dans la pratique, par les mutuelles concessions que les deux
Chambres se sont faites elle n'a jamais reçu de solution théorique et les
pouvoirs respectifs des deux Chambres en matière budgétaire n'ont jamais été
fixés. A l'argumentation technique et juridique de M Gambetta, membre de la
Chambre, le président du Conseil, membre du Sénat, n'opposa que des raisons
politiques il fit valoir que si la Chambre contestait le droit du Sénat de
rétablir un crédit, il n'y avait qu'un recours devant le juge en appel, c'est-à-dire
le suffrage universel, et qu'un moyen de sortir d'embarras la dissolution. Deux
cents membres du Centre Gauche et de la Gauche, pour éviter la dissolution,
donnèrent raison au président du Conseil. Le Sénat put rétablir plusieurs
crédits supprimés par la Chambre et la Chambre ratifia le rétablissement des
crédits d'indemnité d'entrée en campagne et d'aumônerie militaire. La
majorité, que l'on prétendait ingouvernable, avait renoncé au plus précieux
des privilèges de la Chambre, le privilège budgétaire. En principe, c'était
une faute grave. Dans la pratique, elle avait commis une faute plus grave
encore pour éviter une dissolution, consentie par elle, et des élections
faites par M. Jules Simon, elle avait rendu possibles une dissolution voulue
par le Maréchal et des élections faites par M. de Fourtou. Nous
avons dit quelles illusions M. Jules Simon apportait au pouvoir il crut de
bonne foi qu'il réussirait à réconcilier les Conservateurs et les
Républicains, à transformer le Maréchal en un Président constitutionnel, à
neutraliser l'opposition du Sénat et à maintenir la Gauche compacte et unie,
en évitant soigneusement toute compromission avec les Bonapartistes. Sur ce
dernier point seulement sa politique eut un plein succès. La révocation de 8
préfets et de 51 sous-préfets, secrétaires généraux ou conseillers de
préfecture donna toute satisfaction à la majorité. Lorsque les attaques
violentes du journal le Pays amenèrent -le procureur général près la
Cour de Paris à solliciter de la Chambre l'autorisation de poursuivre M. Paul
de Cassagnac, cette autorisation fut accordée par 286 voix contre 174 et le journaliste
bonapartiste, cité devant le jury et devant la police correctionnelle, fut
condamné par les deux juridictions à 4 mois de prison et à 5.000 francs
d'amende. Le journal Les Droits de l'Homme, que Rochefort inspirait de
Genève, fut suspendu pour 6 mois par la police correctionnelle mais il
reparut 15 jours plus tard, sous le nom de Radical ; et commit les mêmes
excès de langage, toujours prémédités, après cet avatar. La
répression même sévère, et elle ne le fut jamais sous le ministère Jules
Simon, de ces excès, n'aliénait au Cabinet aucune sympathie dans la majorité
républicaine. Au lendemain de la division qui s'était produite le 28
Décembre, M. de Marcère, en prenant la présidence du Centre Gauche, déclarait
que son groupe maintiendrait, sur le terrain constitutionnel, l'union
politique qui faisait la force de la majorité. M. Leblond donnait les mêmes
assurances, au nom de la Gauche républicaine. Et M. Gambetta, en présidant la
première réunion de la nouvelle Commission du budget, qui ne comprenait pas
un seul membre de la Droite, affirmait que sa collaboration avec le pouvoir
serait empreinte de sympathie et de sincère confiance. Il n'y avait donc pas,
malgré le radicalisme démocratique du Jules Simon d'avant 1870, au moins sur
le terrain politique, d'incompatibilité d'humeur absolue, entre la majorité
et l'ancien opposant à l'Empire, devenu le membre du Gouvernement de la
Défense nationale, le collaborateur de M. Thiers, le théoricien de la
République aimable et enfin le répondant du Maréchal. C'est sur un autre
terrain que celui de la politique, que devaient se manifester les dissidences
entre la majorité et le président du Conseil. L'opposition
de la majorité du Sénat, que M. Jules Simon se crut de force à neutraliser,
grâce à ses relations d'intimité avec quelques-uns des membres les plus
influents de la Droite, grâce à sa camaraderie avec M. de Kerdrel, son
compatriote, fut plus irréductible sous son ministère que sous celui de M.
Dufaure. Elle se manifesta dans toutes les questions, elle engloba même le
groupe des Constitutionnels et, dans les élections d'inamovibles, elle
maintint intacte la coalition de tous les Monarchistes, nous ne disons pas
contre les Républicains les plus modérés, mais même contre tous les
Conservateurs libéraux. Le 18 Février le rejet de la loi sur les Conseils de
prud'hommes, votée par la Chambre, et dont l'article 1er conférait à ces
Conseils l'élection de leurs présidents, fut la manifestation significative
de ces sentiments. Une interpellation adressée par M. Caillaux à M.
Christophle, pour avoir prolongé la rue des Pyramides à travers le jardin des
Tuileries, aurait peut-être abouti à un vote de blâme, si le ministre ne se
fût prudemment contenté de l'ordre du jour pur et simple, proposé par M.
Ernest Picard. Le 10
Mars, l'élection, par 142 voix contre 140, de M. Dupuy de Lôme, le candidat
des Bonapartistes, contre un Républicain constitutionnel, M. Alfred André,
montra l'union de tous les Monarchistes contre la République la plus
rassurante. Les membres du Centre Droit libéral, accusés par tous les
journaux d'avoir favorisé le succès du candidat bonapartiste, ne s'en
défendirent pas. Au Sénat, comme à la Chambre, les membres de la Droite
avaient renoncé aux belles indignations d'autrefois contre les artisans de la
déchéance nationale. Il n'est pas jusqu'aux membres des Commissions mixtes
qui n'aient trouvé grâce devant la Droite des deux Chambres. Avec la
différence de tempérament des deux Assemblées, l'approbation fut égale. Elle
se manifesta à la Chambre des Députés par une interpellation adressée au
Garde des Sceaux pour la révocation de l'avocat général Bailleul elle
s'exprima moins bruyamment au Sénat par l'éloge discret d'un jugement rendu
par la Cour de cassation. Cette Haute Cour de justice avait rejeté le pourvoi
de l'Avenir de la Haute-Saône, condamné, on ne l'a pas oublié, par la
Cour d'appel de Besançon, pour avoir attaqué le président Willemot, l'ancien
membre des Commissions mixtes. Le Gouvernement, par l'organe de M. Martel,
put flétrir ces Commissions, aussi éloquemment que l'avait fait M. Dufaure le
25 Mars 1871, il put refuser au premier président Devienne, atteint par la
limite d'âge, le titre de premier président honoraire, il ne put modifier les
dispositions hostiles de la haute magistrature inamovible, qui se sentait
soutenue et encouragée dans son opposition, par la majorité du Sénat et par
la minorité de la Chambre. Quant à
l'action personnelle du président du Conseil sur le Président de la
République, on ne saurait trop répéter qu'elle fut nulle. En cinq mois de
collaboration, M. Jules Simon ne fit pas l'ombre d'un progrès dans la
confiance du Maréchal aucune de ses concessions, et elles furent nombreuses,
ne lui fut comptée aucun des services qu'il rendit, et il en rendit de très
grands, ne fut apprécié comme il méritait de l'être. La défense victorieuse
qu'il présenta, au mois de Février, du duc Decazes, que l'on accusait d'avoir
retardé, dans un intérêt personnel, la publication de la dépêche annonçant la
chute de Midhat Pacha, était la preuve manifeste de la sincérité de M. Jules
Simon : sa déférence respectueuse pour M. Thiers, les reproches publics
que l'ancien Président de la République adressait à la politique de M.
Decazes, il oublia tout pour justifier un de ses collègues qu'il n'avait pas
choisi, un client du Maréchal, un Républicain de circonstance, dont le
libéralisme ne devait pas survivre à l'acte personnel du 16 Mai, ni la
reconnaissance pour son défenseur au bill d'indemnité voté par la Chambre. Entre
les Républicains et les Conservateurs la réconciliation, que M. Jules Simon
s'était flatté d'opérer, ne fit point un pas dans le monde parlementaire elle
en Ht encore moins dans le pays. Deux élections législatives eurent lieu
pendant ce ministère, dans Vaucluse et dans la Gironde. A Avignon le succès
d'un républicain d'Extrême Gauche, M. de Saint-Martin, fut assuré par
l'appoint d'un grand nombre de voix légitimistes, qui s'étaient portées à la
précédente élection sur M. du Domaine, le Monarchiste invalidé à Bordeaux un
avocat intransigeant, M. Mir, dut la victoire sur un Républicain modéré, M.
Caduc, aux voix bonapartistes et légitimistes. Ces victoires de Républicains
écartâtes et des manifestations comme celle du président du Conseil municipal
de Paris, M. Bonnet-Dû verdier, faisaient au Gouvernement et à la majorité le
même tort que l'élection du 27 Avril 1813 avait fait à M. Thiers. Elu
conseiller municipal de Paris en 1874, battu aux élections législatives de
1876 par M. Spulter, M. Bonnet-Duverdier avait été porté, peu de temps après,
à la présidence du Conseil municipal de Paris. Il fit en cette qualité un
voyage à Londres, au cours duquel il fut reçu en audience privée par le Lord
Maire, en audience publique, dans un banquet dont le retentissement fut
immense, parles réfugiés de la Commune. De retour en France, il prononçait à
Saint-Denis, le 25 Mai 1877, contre le Maréchal, des paroles où l'absurdité
des attaques le disputait à la violence des injures et au cynisme des excitations
meurtrières. La
Chambre, il faut le dire à son honneur, ne comptait pas, parmi les
Républicains les plus avancés, de politiciens de cette École il fallut la
lutte entamée par le pouvoir personnel contre la nation, pour ouvrir les
portes du Parlement, en 1877 et en 1881, à M. Bonnet-Duverdier. Il y siégea
silencieusement et mourut end882, sans avoir pu se laver d'imputations
diffamantes. Au
milieu des discussions consacrées à la révision de la loi sur la presse et de
la loi municipale, dont nous aurons a reparler, à la veille du coup d'Etat
légal du 16 Mai, la Chambre de 1876 consacrait plusieurs de ses séances à de
grandes questions d'affaires. Elle avait adopté le projet de loi portant
augmentation de la solde, qui devait grever de 5 millions les finances de
l'Etat elle vota la déclaration d'utilité publique de plusieurs lignes de
chemin de fer, qui devaient être exécutées par la Compagnie d'Orléans, à la
suite d'une convention entre cette Compagnie et l'Etat, que plusieurs députés
trouvèrent trop onéreuse pour l'Etat. MM. Wilson et Laisant se signalèrent,
dans ces discussions du mois de Mars, au nombre des adversaires des grandes
Compagnies ; MM. Léon Say et Christophle, ministres des Finances et des
Travaux Publics, au nombre de leurs partisans. Par 231 voix contre 192 la
Chambre se prononça pour une solution moyenne, dont l'idée et les termes lui
furent suggérés par un membre de l'Extrême Gauche, M. Allain-Targé. Les
lignes qui cesseraient d'être exploitées par leurs anciens concessionnaires
devaient être rachetées au prix réel ; déduction faite des subventions
primitivement accordées pour la construction. Toutes les lignes à grand
trafic devaient être concentrées sous une même administration, pour empêcher
une concurrence qui serait ruineuse pour le Trésor. L'Etat devait conserver
son autorité sur les tarifs et le trafic il pouvait ordonner l'adjonction de
lignes nouvelles au réseau d'une région et un septième grand réseau, de
l'Ouest et du Sud-Ouest, exploité par l'Etat, devait être créé, si la
Compagnie d'Orléans se refusait à traiter sur ces bases. En somme, deux
points résultèrent de ces -longs débats le premier, qu'il serait peu sage de
renoncer au système des grandes Compagnies fortement outillées et organisées
le second, que l'Etat devait être mieux armé en face d'elles et qu'il devait
tenir plus rigoureusement la main à la stricte exécution du cahier des
charges. L'intérêt
de ces questions, si graves pourtant, s'effaçait devant celui que provoquait
la renaissance inattendue de la question religieuse. Ministre des Cultes,
sous la Présidence de M. Thiers, M. Jules Simon, sans rien céder des droits
de l'Etat, avait réussi à contenir les hauts dignitaires de l'Eglise, que
séduisait le charme cauteleux et enveloppant de sa conversation, parce que
les prélats sentaient bien, qu'avec un Président comme M. Thiers, ils
n'avaient rien à prétendre en dehors de ce que leur attribuait le Concordat.
Ministre de l'Intérieur sans les Cultes, qui étaient rattachés à la Justice,
depuis le 10 Mars 1876, M. Jules Simon avait certainement de plus fréquentes
relations avec les évêques que son collègue le Garde des Sceaux. Il usait
avec eux des mêmes moyens de séduction et M. Dupanloup aurait pu répéter
alors le mot plaisant qu'on lui avait attribué M. Jules Simon, il sera
cardinal avant moi » M. Jules Simon pouvait peut-être devenir cardinal sous
le « pontificat » de M. Thiers, il ne le pouvait certainement plus sous
celui du Maréchal de Mac-Mahon et, pendant son ministère, la lutte, de
politique qu'elle était, devint subitement religieuse entre les Républicains
et les Conservateurs. Des incidents de la politique extérieure en Italie et
en Allemagne, qui eurent leur répercussion en France, une demande en
autorisation de conférences présentée au ministre de l'Intérieur par
l'ex-Père Hyacinthe, l'ardeur agressive des archevêques et évêques, les
violences antireligieuses d'une partie de la presse radicale, tout se réunit
pour mettre en présence la société laïque et le monde clérical, pour
provoquer dans le Parlement une crise redoutable, dans le pays une agitation
qui aurait pu amener une Révolution d'abord, ensuite la guerre. Contenus,
sous le ministère Dufaure, par la présence à la présidence du Conseil d'un
catholique avéré, les évêques, depuis l'avènement de M. Jules Simon, avaient
renoncé à toute retenue et à toute prudence. Au mépris des stipulations
concordataires, ils ne cessaient, dans leurs mandements, leurs sermons, ou
leurs écrits destinés à la publicité, de diriger contre la société laïque,
contre les institutions et les lois civiles les attaques les plus
passionnées. L'évêque d'Angers s'en prenait à l'égalité des partages, celui
de Versailles à la loi du nombre, c'est-à-dire au suffrage universel,
excellent, sans doute, le 8 Février 1871, mais déplorable le 20 Février 1876.
L'évêque de Versailles n'appelait le régime existant, c'est-à-dire la
République constitutionnelle, que « le chaos actuel ». Et la presse
religieuse faisait chorus aux évêques la Défense sociale et religieuse,
qu'inspirait l'évêque d'Orléans, proclamait que le Maréchal n'attendait que
l'heure convenable pour déclarer « l'expérience terminée », autrement
dit pour faire un coup de force. A Goritz, le comte de Chambord sortait une
fois de plus de son majestueux silence, pour annoncer aux Légitimistes
marseillais que les temps étaient venus et que la restauration allait
s'accomplir. Cette agitation à la fois politique et religieuse redoubla,
lorsque la Chambre italienne, sur la proposition de M. Mancini, eut voté la
loi contre les abus du clergé. Les déclamations sur la captivité du Pape, sur
la perte de son indépendance retentirent dans les chaires de toutes les
Eglises les Droites de la Chambre et du Sénat s'émurent et déléguèrent leurs
chefs auprès du ministre des Affaires Etrangères, qui se contenta de
reproduire la Déclaration qu'il avait lue à l'Assemblée nationale, le 20
Janvier 1874. La
situation du ministre de l'Intérieur, en face de ces manifestations, était
encore plus délicate que celle du ministre des Affaires Etrangères. M.
Hyacinthe Loyson avait sollicité de lui l'autorisation de faire des
conférences publiques sur des sujets de religion et de morale. M. Jules Simon
n'avait accordé l'autorisation que pour des sujets de morale. Cette décision
était strictement légale elle n'en surprit pas moins péniblement l'opinion,
procédant de l'auteur de la Politique radicale, de l'écrivain de la Liberté
de penser, et appliquée à un orateur aussi maître de sa parole que M.
Loyson, aussi modéré dans sa doctrine, aussi incapable de blesser aucune
conviction sincère et, pour tout dire, aussi profondément chrétien. Correcte,
au point de vue des règlements sur la matière, la restriction de M Jules
Simon fut jugée un peu humiliante et elle l'était. L'ex-Père
Hyacinthe tit trois conférences au Cirque d'Hiver, sur le respect de la
vérité, sur la réforme de la famille, sur la crise morale. Les trois
réunions, présidées par MM. Yung, Clamageran et Pelletan, attirèrent chacune
plus de 4.000 auditeurs. On voulait a la fois entendre le grand prédicateur,
après un silence de 7 années, faire comprendre à M. Jules Simon que ses
craintes étaient sans motifs et protester contre l'agitation ultramontaine
alors dans toute sa force. Tous les esprits éclairés, qui s'empressaient à
ces assises de la pensée indépendante et de la tolérance, sentirent passer en
eux le frisson que donne une conviction sincère, revêtue d'une magnifique
éloquence. Ceux même qui n'étaient pas dégagés des anciennes croyances, ne
purent s'empêcher d'admirer un talent qui s'était fortifié dans la retraite,
et qui n'opposait aux attaques, aux outrages de ses anciens coreligionnaires,
qu'une haute pitié, à la fois plus philosophique et plus chrétienne. La
rupture avec la Rome dogmatique et avec le Pape infaillible ressortait
évidente de ces trois conférences, où il ne fut pas dit un mot de religion.
Cette rupture, entre l'Eglise et l'un de ses fils les plus glorieux, se
produisait juste au moment où les catholiques militants organisaient un vaste
pétitionnement en faveur du Pape, où les évêques de Nevers et de Nîmes
écrivaient des mandements en faveur du pouvoir temporel. La
formule de pétition la plus répandue était la suivante « Les citoyens
soussignés vous demandent d'employer tous les moyens qui sont en votre
pouvoir, pour faire respecter l'indépendance du Saint-Père, sauvegarder son
administration et assurer aux Catholiques de France l'indispensable
jouissance d'une liberté plus chère que toutes les autres, celle de leur
conscience et de leur foi. » Ou cette pétition n'avait aucun sens, ou elle
était une demande formelle d'intervention diplomatique de la France, pour Pie
IX et contre Victor-Emmanuel. Pétitions et mandements, malgré la prudence de
leurs rédacteurs, étalent une menace pour l'Italie et sollicitaient, par cela
même, l'attention du Gouvernement. Le 23 Avril une circulaire de M. Jules
Simon enjoignit aux préfets d'interdire le colportage de la pétition.
L'autorisation, précédemment donnée aux Comités catholiques, de tenir une
réunion a Paris, fut retirée. Le ministre des Cultes dut rappeler aux
archevêques et évêques que les Églises, réservées aux exercices du culte et
aux homélies des prêtres, étaient détournées de leur destination ; quand
elles servaient de lieu de conférences a des laïques, lesquels étaient
naturellement plus royalistes que le Roi et plus papistes que le Pape. Il
était impossible que cette agitation, qui tenait toute la France en suspens,
n'eût pas son écho au Parlement. Le 3 Mai MM. Laussédat, Leblond et de
Marcère demandaient à interpeller le Gouvernement, sur les mesures qu'il se
proposait de prendre pour réprimer les menées ultramontaines. Le Gouvernement
accepta la discussion immédiate elle s'engagea par un discours de M. Leblond,
se prolongea pendant deux longues séances et se termina par un ordre du jour
implicite de confiance dans le Cabinet. Adopté par 346 voix contre 114,
l'ordre du jour du 4 Mai fut pour M. Jules Simon et ses collègues une
victoire parlementaire, mais une victoire à la Pyrrhus, prélude de la chute,
que plusieurs incidents de la discussion avaient pu faire prévoir. Dans un
discours, d'une science juridique impeccable et d'une remarquable modération
de langage, M. Leblond montra qu'un groupe d'hommes, plutôt politique que
religieux, agitait le pays dans un but essentiellement politique. Il releva
toutes les paroles de guerre prononcées par l'épiscopat, les excitations à la
haine, les provocations contre un pays étranger et demanda au Gouvernement
d'user des moyens préventifs ou répressifs que la loi mettait entre ses mains
contre un ennemi implacable, ajoutant malicieusement que les lettres
bienveillantes et les mesures presque sympathiques seraient peut-être
inefficaces. M. Jules Simon répondit à l'interpellateur que le clergé
possédait, sous la République, plus de liberté qu'il n'en avait jamais eu
sous aucun autre Régime. Il affirma que si le clergé prétendait usurper sur
la puissance civile, il se heurterait non pas à des avertissements
sympathiques, mais à une résolution ferme et définitive. Le président du
Conseil, pour répondre aux pétitionnaires, énuméra ensuite les libertés que
la loi des garanties assurait au Pape et que la loi Mancini
respectait. Puis il donna lecture de la lettre de blâme que le Garde des
Sceaux avait adressée à l'évêque de Nevers, auteur d'une lettre ouverte au
Président de la République, lettre que ce prélat avait transmise, par
circulaire, aux maires et aux juges de paix de son diocèse. M. Jutes Simon
s'avançait peut-être beaucoup en affirmant, à la fin de son discours, que la
majorité du clergé regrettait ces sortes de manifestations. Les
Gauches estimaient que le président du Conseil avait méconnu ou
volontairement fermé les yeux sur la gravité du péril clérical et, au début
de la séance du 4 Mai, M. Gambetta reprit la thèse défendue la veille par M.
Leblond. Il soutint, contre l'avis de M. Jules Simon, que l'unanimité de
l'épiscopat français parlait comme l'évêque de Nevers et comme l'évêque de
Nîmes il marqua les progrès accomplis « par les créatures, par les disciples
de l'esprit ultramontain et. jésuitique depuis MM. Bonjean, Rouland et le
général Husson qui avaient dénoncé le péril sous l'Empire, depuis Mgr Darboy,
auquel il reconnut « une âme de patriote dans une âme de catholique » ;
il signala la campagne de Rome à l'intérieur, coïncidant avec la campagne
diplomatique à l'extérieur ; il demanda que le Concordat fut interprété comme
un contrat bilatéral, obligeant et tenant également les deux parties il
termina en répétant le mot de Peyrat : « Le cléricalisme, voilà
l'ennemi ! » Ce cri de guerre, a-t-on dit, était de trop, parce qu'il
englobait, parmi les ennemis de la société civile, tous les membres du
clergé. Mais, dès cette époque, l'épithète de clérical désignait plutôt les
laïques que les ecclésiastiques, tous ceux qui mêlent la religion et la
politique, qui veulent faire servir le spirituel à des fins temporelles, qui
prennent ailleurs qu'en France leur mot d'ordre électoral. Après
M. Gambetta, M. Bernard-Lavergne monte à la tribune, pour donner,
connaissance à la Chambre d'un article du journal de Mgr Dupanloup, la Défense
sociale et religieuse, où il est dit « que M. Jules Simon a été mis
en demeure, par le Gouvernement du Maréchal, de donner solennellement au
clergé et aux catholiques toutes les garanties désirables de protection et de
sécurité, de proclamer hautement sa détermination, de mettre fin aux
violences radicales et de réprimer énergiquement cette guerre de presse qui
demain se transformerait en guerre civile... Si, au dernier moment, M. Jules
Simon recule, s'il altère en quoi que ce soit la pensée du Gouvernement qu'il
représente, nous savons bien les moyens de l'obliger à venir enfin à la
politique de protection religieuse et sociale à laquelle il a fait défaut
jusqu'ici. Le Gouvernement y viendra, malgré M. Jules Simon, peut-être, mais
il y viendra. » Cet article, a dit un des défenseurs du 16 Mai, n'était
ni plus ni moins violent que tant d'autres articles que le ministère avait
laissé passer. Non certes, il n'était pas violent, mais il- était perfide et
surtout l'auteur en était admirablement renseigné. M. Jules Simon, représenté
comme un ennemi de la religion et de l'ordre social, cette audacieuse
affirmation ne pouvait provenir que d'un certain milieu, que d'une certaine
coterie que tout le monde se désignait. La Défense sociale et religieuse
qui annonçait ainsi, douze jours à l'avance, les événements qui allaient se
dérouler, était le même journal qui trouvait, quelques semaines auparavant,
que l'expérience avait assez duré et qu'il était temps d'y mettre fin. Après
la lecture faite par M. Bernard-Lavergne, M. Jules Simon eut un éclair
d'indignation il brava et flétrit ce qu'il appelait les calomnies de la Défense
; il n'eut pas un éclair de clairvoyance et il protesta éloquemment de son
respect profond, malgré des dissentiments politiques, pour le caractère du
Maréchal, de sa respectueuse admiration pour sa conduite parlementaire.
L'énergie des déclarations qu'il fit ensuite, sa promesse solennelle de faire
courber tout le monde devant les lois, devant toutes les lois, emportèrent le
vote de l'ordre du jour suivant, auquel ne manquait qu'une déclaration
explicite de confiance, non sollicitée, il est vrai, par le Cabinet. « La
Chambre, considérant que les manifestations ultramontaines, dont la
recrudescence pourrait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du
pays, constituent une violation flagrante des droits de l'Etat, invite le
Gouvernement, pour réprimer cette agitation, à user des moyens légaux dont il
dispose et passe à l'ordre du jour. » Pie IX
avait parlé le 12 Mars le 20 la Droite avait fait la manifestation auprès du
duc Decazes le 8 Avril la pétition en faveur du Pape avait été lancée le 2
Mai la Défense avait indiqué à quelles conditions M. Jules Simon serait
toléré au pouvoir le 4 Mai M. Jules Simon avait enfreint ces conditions son
sort avait été décidé ce jour-là et aussi celui de la majorité républicaine.
Rome est patiente, parce qu’elle est éternelle le coup porté par le Vatican
le 12 Mars ne devait atteindre le président du Conseil, le Cabinet et les
Gauches que le 16 Mai. Le retard même apporté à l'exécution de la sentence
indique bien une origine ultramontaine. Si le Maréchal avait obéi à son
impulsion personnelle, il aurait peut-être frappé plus fort ; il aurait
sûrement agi plus vite. Ses inspirateurs voulurent attendre un prétexte, bon
ou mauvais la Chambre leur en fournit deux, mauvais tous les deux, mais qui
étaient des prétextes. Le 12 Mai, en l'absence du ministre de l'Intérieur,
elle émit un vote favorable à la publicité des séances des Conseils
municipaux. Cette publicité, considérée alors comme éminemment
révolutionnaire, elle est appliquée, depuis des années, dans 36,000 communes
il n'en est pas dix où l'ordre ait été troublé. Trois jours après, la Chambre
votait, malgré M. Jules Simon, mais en seconde délibération, ce qui ôtait
beaucoup de portée à son vote, rendu par 377 voix contre 5S, l'abrogation du
titre II de la loi du 29 Septembre 187a sur la presse. La juridiction du jury
pour les offenses aux Souverains étrangers et pour d'autres délits de presse
se trouvait provisoirement substituée à celle de la police correctionnelle.
La mesure pouvait être regrettable, en ce qui concernait les Souverains
étrangers ; mais elle n'était pas définitive, la loi ayant encore à subir les
multiples épreuves de la troisième délibération, de la discussion sénatoriale
et de la promulgation Présidentielle. Le 16
Mai, la plupart des députés et des sénateurs républicains assistaient aux
obsèques d'Ernest Picard, l'ancien député de Paris, l'ancien membre du groupe
des Cinq et l'un des plus redoutables adversaires de l'Empire. Chargé de
l'administration des Finances pendant la Défense nationale, de
l'administration de l'Intérieur sous M. Thiers, il était rentré dans
l'Opposition au 24 Mai, et il avait combattu l'ordre moral avec le même
esprit acéré, les mêmes ressources toujours prêtes, dont il avait usé contre l'Empire.
La mort l'avait surpris, à cinquante-six ans, membre inamovible du Sénat.
Ernest Picard, lui aussi, avait été l'un des fondateurs de la République.
Mais ses grands services n'étaient rappelés qu'avec distraction la pensée de
tous ceux qui suivaient son char funèbre était ailleurs on ne s'entretenait
parmi les députés, parmi les sénateurs, dans le public, que de la lettre
étrange que le Maréchal venait d'adresser à M. Jules Simon et qui avait reçu,
sur commande, l'hospitalité du Journal Officiel. Cette lettre est un
morceau d'histoire, d'une triste histoire nous la reproduisons : « Monsieur le Président du Conseil, « Je
viens de lire dans le Journal Officiel le compte rendu ti de la séance
d'hier. « J'ai
vu avec surprise que ni vous ni le Garde des Sceaux n'avez fait valoir à la
tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l'abrogation d'une
loi sur la presse, votée, il y a moins de deux ans, sur la proposition de M.
Dufaure et dont tout récemment vous demandiez vous-même l'application aux
Tribunaux ; et cependant, dans plusieurs délibérations du Conseil et dans
celle d'hier matin même, il avait été décidé que le Président du Conseil
ainsi que le Garde des Sceaux se chargeraient de la combattre. « Déjà
on avait pu s'étonner que la Chambre des députés, dans ses dernières séances,
eût discuté toute une loi municipale, adopté même quelques dispositions dont,
au Conseil des ministres, vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la
publicité des Conseils municipaux, sans que le ministre de l'Intérieur eût
pris part à la discussion. « Cette
attitude du chef du Cabinet fait demander s'il a conservé sur la Chambre
l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues. « Une
explication à cet égard est indispensable car, si je ne suis pas responsable,
comme vous, envers le Parlement, j'ai une responsabilité envers la France
dont, aujourd'hui plus que jamais, je dois me préoccuper. « Agréez,
Monsieur le Président du Conseil, l'assurance de ma haute considération. « Le Président de la
République, « Maréchal de MAC-MAHON. » Avant
d'étudier le fond de cette lettre, il convient d'apprécier l'envoi même de la
lettre, l'inqualifiable procédé auquel le Maréchal avait recours, pour se
débarrasser d'un président du Conseil qui l'avait représenté au Parlement
comme le modèle des chefs parlementaires et constitutionnels. Une explication
est indispensable, disait le duc de Magenta une explication devant qui ?
devant le Parlement, dans le Conseil même des ministres, ou en particulier ?
La lettre ne précisait rien. Si M. Jules Simon avait voulu jouer serré, avec
son maladroit antagoniste, il pouvait, en effet, ou se présenter devant la
Chambre, se faire décerner un vote de confiance et démontrer ainsi qu'il
avait conservé l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues ou
attendre le prochain Conseil des ministres et échanger, avec le Maréchal,
l'explication que celui-ci déclarait indispensable. Dans un cas comme dans
l'autre, le Président de la République se fût trouvé dans un cruel embarras,
et le conflit élevé par lui eût peut-être reçu, le 1 ou le 18 Mai 1877, la
solution qu'il ne devait recevoir qu'au mois de Janvier 1879. Comme tous les
timides, le Maréchal ne redoutait rien tant qu'une explication avec ceux
qu'il avait offensés, et sa lettre, d'une si prodigieuse maladresse, était
fort habilement rédigée, du moment qu'il voulait éviter une entrevue, en
Conseil : avec les ministres qu'il congédiait si cavalièrement. Quant
aux prétextes imaginés pour se séparer du Cabinet du 12 Décembre, ils étaient
vraiment d'une futilité par trop grande. Si inexpérimenté que fût le
Maréchal, il n'ignorait pas qu'une loi en discussion n'est pas une loi votée.
Il n'ignorait pas non plus l'opinion bien arrêtée de la majorité sur la loi
de 1875, puisque, dès le mois de Février, le rapporteur de la Commission de
la Chambre, M. Albert Grévy, avait conclu au rétablissement du jury en
matière de presse et au vote d'un article remettant en vigueur les
dispositions des lois antérieures, que le décret de1852 avait supprimées. Et
quel singulier reproche il adressait à M. Jules Simon, d'avoir demandé aux
Tribunaux l'application d'une loi non abrogée, comme si M. Jules Simon eût
été libre de faire autrement ! L'interrogation
que se posait à lui-même le Maréchal, de savoir si M. Jules Simon avait sur
la Chambre une autorité suffisante, était ou une offense préméditée, ou la
preuve d'un singulier défaut de mémoire. M. Jules Simon, dans les votes les
plus graves, le 4 Mai 1877 et le 28 Décembre 1876, quand les prérogatives
mêmes de la Chambre étaient en jeu, n'avait-il pas eu pour lui plus des deux
tiers des votants, et la loi des majorités n'était-elle plus, comme au 26 mai
1873, la règle suprême des régimes parlementaires ? « Je
suis responsable envers la France, disait le Maréchal, l'élu de 390 députés,
empruntant la phraséologie de Napoléon III, l'élu de 5 millions d'électeurs
mais la France n'était-elle pas directement et régulièrement représentée par
le Sénat et par la Chambre des députés, et la Constitution (Article 6) n'avait-elle pas prévu le cas
unique où le Président de la République est responsable, le cas de haute
trahison ? Cette prétendue responsabilité devant la France n'était inscrite
nulle part dans la Constitution. On y lisait même (Article 3) que chacun des actes du
Président de la République devait être contresigné par un ministre, et la
lettre a M. Jules Simon, qui était un acte apparemment, un acte très
officiel, et des plus graves, ne remplissait pas cette condition. Très
maladroite et très inopportune, la lettre du 16 Mai, était l'explosion
d'impatience d'un homme droit, que des sophistes entourent, que des habiles
circonviennent. Ils lui répétaient constamment que la France était perdue,
que le Radicalisme légal s'établissait sous ses auspices, que tous les grands
services étaient menacés, que la religion, la famille, la propriété couraient
les plus sérieux dangers il le crut et il crut aussi qu'il allait conjurer
tous ces périls, avec quelques lignes adressées au président du Conseil. On
regrette de ne trouver, dans la réponse de M. Jules Simon, ni la hautaine
protestation de la dignité blessée, ni la vive riposte qu'appelait
l'injustifiable agression du Maréchal. Très respectueux, comme il convenait,
le président du Conseil évincé se contente, ce qui était facile, d'établir
nettement sa situation, au sujet de la loi municipale et de la loi sur la
presse et il termine, avec quelque candeur, en conseillant au Maréchal, non
plus comme ministre mais comme citoyen, de choisir les membres du nouveau
Cabinet dans le parti républicain conservateur. Tel fut
cet acte du 16 Mai, qui laissait tout craindre parce qu'il passait toute
mesure, qui n'excédait pas la légalité mais qui l'épuisait du premier coup.
Le Maréchal allait déclarer dans ses discours, dans ses ordres du jour, qu'il
irait jusqu'au bout de cette légalité dont il avait, de prime saut, atteint
la dernière limite. La Constitution de 1875 lui avait assuré une
quasi-royauté il allait pourtant se mettre en dehors ou au-dessus des lois,
en alléguant un intérêt supérieur de salut publie, ce facile prétexte de
toutes les Dictatures, il allait s'engager, au hasard, dans une redoutable
partie, ignorant ce qui pouvait sortir de sa victoire ou de sa défaite. L'Officiel
du 17 Mai annonçait la démission de M. Jules Simon et de ses collègues et le
ministère démissionnaire s'abstenait de paraître en corps a la Chambre ou au
Sénat. Un seul membre du Cabinet, M. Christophle, siégeait au banc des
ministres, à la Chambre. Les trois Gauches s'étaient entendues pour
interpeller le Cabinet sur les causes de sa retraite. M. Christophle, ayant
refusé d'accepter l'interpellation au nom de ses collègues, simples ministres
intérimaires, la Chambre passa outre et M. Gambetta développa
l'interpellation des Gauches. Dès le premier jour la lutte s'établissait
ainsi entre le pouvoir personnel et l'incomparable orateur qui défendait les
droits de la nation et la liberté parlementaire contre le retour offensif de
l'ordre moral, contre le retour des prétentions monarchiques et des
prétentions cléricales, coalisées, comme autrefois, sous la direction, tour à
tour brutale et hésitante, d'un soldat abusé. Gambetta,
le Gambetta des grands jours, pose admirablement la question il montre qu'il
n'y a eu ni conflit, ni vote de défiance, ni désaccord entre les ministres et
la majorité, ni pensée d'agression dans cette majorité il prouve que l'on a
trompé le Président de la République, qu'on lui a conseillé une mauvaise
politique et il le conjure de rentrer dans la vérité constitutionnelle. S'il
faut retourner devant le pays, les Gauches iront pleines de confiance au
scrutin elles ne craignent qu'une chose, c'est que la France ne s'irrite
contre ceux qui la fatiguent et l'obsèdent, c'est qu'elle ne voie dans la
dissolution la préface de la guerre. Personne
ne répondit à ce discours et 347 voix contre 149 adoptèrent l'ordre du jour
des Gauches, rappelant que la prépondérance du pouvoir parlementaire,
s'exerçant par la responsabilité ministérielle, est la première condition du
gouvernement du pays parle pays, affirmant que la confiance de la majorité ne
saurait être acquise qu'à un cabinet libre de son action et résolu a
gouverner suivant les principes républicains, qui peuvent seuls garantir
l'ordre et la prospérité au dedans, la paix au dehors. L'ordre
du jour de M. Devoucoux avait été voté par tous les ministres-députés, moins
le duc Decazes. Celui-ci devait pourtant son siège de député de Paris à
l'appui des Républicains — M. Chauffeur s'était désisté en sa faveur —, comme
il devait la conservation de son portefeuille à l'appui personnel de M. Jules
Simon, qui avait accepté la solidarité avec un collègue non choisi par lui. Ce vote
fut le dernier acte politique accompli sous le ministère du 12 Décembre. Le
Cabinet du 12 Décembre avait continué la politique du Cabinet du 10 Mars, et
son chef avait fait, à la nécessité de l'accord avec le Président de la
République et avec la majorité sénatoriale, plus de sacrifices que M. Dufaure
lui-même. Il pouvait les faire plus facilement, parce que le républicanisme
de M. Jules Simon ne s'était jamais démenti non plus que sa tolérante
philosophie et la naturelle modération de ses opinions. M. Jules Simon était
tout désigné, pour faciliter la transition, pour préparer l'avènement d'un
Cabinet représentant, non plus le Centre Gauche, mais la Gauche républicaine,
en respectant les préventions de la majorité du Sénat et les préjugés du
Président de la République, tout en donnant à la majorité de la Chambre les
légitimes satisfactions qu'elle était en droit d'exiger. Remarquable orateur,
causeur 'plein de charme, administrateur habile et fécond en ressources, lI.
Jules Simon avait encore affiné toutes ses qualités, au contact de M. Thiers,
et il pouvait légitimement espérer que le Maréchal ne résisterait pas à sa
séduction personnelle. Le Maréchal résista et n'accorda jamais à son second
président du Conseil républicain, la confiance, tempérée de respect, qu'il
avait accordée au premier. Le représentant de la République bourrue eut,
beaucoup plus que le représentant de la République aimable, l'oreille du
soldat, étranger aux finesses de la politique, qu'était le Maréchal de
Mac-Mahon. La chute de M. Jules Simon, au 16 Mai, fut définitive les
Monarchistes lui en voulurent de l'insulte gratuite qu'ils lui avaient faite
les Républicains lui gardèrent quelque rancune des concessions qu'il avait dû
faire à leurs adversaires, pendant ces cinq mois d'un pouvoir si disputé.
C'est dans l'opposition a une nouvelle tentative de rétablissement du pouvoir
personnel, c'est dans le journalisme militant que M. Jules Simon devait
retrouver la popularité c'est de là qu'il devait remonter, dans l'opinion, au
faîte d'où son ministère l'avait fait descendre. Dès le
17 Mai au soir, le Cabinet nouveau était constitué. Tous les journaux
français et tous les journaux de l'étranger, le public tout entier, en deçà
et au-delà des frontières, ayant affirmé que le 16 Mai était la revanche du 4
Mai et la réponse des Ultramontains à l'ordre du jour de la Chambre, le
Maréchal, pour effacer cette impression, fit déclarer par l'Agence Havas
qu'il avait la ferme intention de conserver la politique de paix avec toutes
les puissances et de réprimer, avec la plus grande fermeté, les menées
ultramontaines. En même temps, il adressait une lettre cordiale au duc
Decazes, pour le presser de garder son portefeuille. Le duc Decazes céda sans
efforts à cette sollicitation et resta ministre des Affaires Etrangères. Le
général Berthaut fut également maintenu à la Guerre. Le duc de Broglie prit
la Justice, avec la présidence du Conseil, M. de Fourtou l'Intérieur, M.
Caillaux les Finances, M. Joseph Brunet l'Instruction Publique, les Cultes et
les Beaux-Arts, M. Paris les Travaux Publics et le vicomte de Meaux
l'Agriculture et le Commerce. Le 18 Mai le baron Reille fut nommé
sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur et, le 23 Mai, le vice-amiral Gicquel
des Touches fut appelé à la Marine et aux Colonies. Le
ministère de Broglie était un étrange amalgame d'Orléanistes et de
Bonapartistes, divisés sur la question politique, mais étroitement unis par
le cléricalisme. La fameuse note de l'Agence Havas ne fut pas
démentie officiellement par les nouveaux ministres, mais l'Univers
déclara que le Gouvernement en répudiait la responsabilité et le Gouvernement
se garda bien de s'inscrire en faux contre l'affirmation du journal
ultramontain. Le jour
même de sa publication à l'Officiel le Cabinet se présente devant les
Chambres ; mais il s'arrange de façon à leur interdire toute discussion, en
lisant un Message du Maréchal et en faisant suivre cette lecture de celle
d'un décret d'ajournement au 16 Juin. C'est M. de Fourtou qui monta à la
tribune de la Chambre, pour lire le Message ; son ton tranchant, presque
aussi insupportable que l'impertinence souriante du duc de Broglie, souleva
vingt fois les exclamations indignées de la majorité. Les audacieuses affirmations
du ministère étaient d'ailleurs plus que suffisantes pour déchainer l'orage.
Il était inexact de dire, comme le faisait le Maréchal, sous le contreseing
de MM. de Broglie et de Fourtou, que ni M. Dufaure ni M. Jules Simon
n'avaient pu réunir une majorité solide, acquise à leurs propres idées,
puisque jamais M. Dufaure ni M. Jules Simon n'avaient été mis en minorité par
la Chambre, mais bien par le Sénat. D'ailleurs, en admettant que MM. Dufaure
et Jules Simon n'eussent pas réellement possédé la majorité, MM. de Broglie
et de Fourtou y réussiraient-ils mieux ? Il était non moins inexact de
prétendre que la fraction de la Gauche, à laquelle il aurait fallu faire
appel après M. Jules Simon, fût animée de « passions subversives »,
comme disaient les Monarchistes, d'un esprit de désorganisation et de
bouleversement, qu'elle crût « que la République ne peut s'affermir,
sans avoir pour complément et pour conséquence la modification radicale de
toutes nos institutions administratives, judiciaires, financières, militaires ».
C'était là une contre-vérité. La Gauche radicale elle-même, celle qui
reconnaissait pour chef Gambetta, avait respecté toutes celles de nos
institutions qu'énumérait la Déclaration. Et depuis dix-sept ans que des
Républicains, beaucoup plus avancés que Jules Simon, occupent le pouvoir,
depuis dix-sept ans que le Maréchal s'est démis, quelle est celle de nos
grandes institutions qui a été radicalement modifiée ? « Je
suis convaincu, disait le Maréchal, que le pays pense comme moi. » S'il
avait cette conviction, et nous croyons que personnellement il l'avait, en
effet, pourquoi ne pas interroger le pays dans le plus court délai, pourquoi
commencer par s'octroyer un répit d'un mois, pourquoi prolonger ensuite, et
comme à plaisir, les souffrances de l'industrie, le malaise du commerce,
l'anxiété des patriotes ? Et d'ailleurs, en matière politique, n'est-ce pas
une entité vide de sens, une abstraction creuse que ce mot le pays, si
le pays est isolé de ses représentants naturels, les sénateurs et les députés
? L'affirmation d'une communauté de vues avec la France était donc gratuite,
tant que la France n'avait pas été légalement consultée. Inexacte aussi,
cette autre affirmation, que presque tous les candidats, en 1876, s'étaient
présentés aux électeurs, en s'autorisant du nom du Maréchal. Quant à
la déclaration de respect pour la République, elle était plus qu'inexacte,
elle était mensongère, aussi bien que la promesse faite, par les ministres,
de pratiquer loyalement les institutions. L'allusion à la surprise, à
l'émotion causée par l'acte du 16 Mai était naïve, puisque cette émotion et
cette surprise, on les avait provoquées comme a plaisir. L'espoir, manifesté
par le Message, que l'on reprendrait pacifiquement la discussion du budget,
après la prorogation, était un pur enfantillage. Le
règlement de la Chambre, en empêchant M. Gambetta de prendre la parole, après
la lecture du décret d'ajournement, priva l'Assemblée et la France d'un de
ces discours qui déchirent tous les voiles, de ces paroles vengeresses qui
auraient flagellé les éternels ennemis de la Démocratie et des libertés
parlementaires. « Restez dans la légalité, dit gravement le président
Grévy, restez-y avec sagesse, avec fermeté, avec confiance » ; et la
séance fut levée au milieu des applaudissements prolongés de 360 députés, aux
cris de Vive la République ! poussés par la Gauche, de Vive la France !
poussés par la Droite, qui, plus sincère, eut du crier : « Vive le
pouvoir personnel ! » A
l'issue de la séance du 18 Mai les Gauches s'assemblent ; les Gauches du
Sénat sous la présidence de M. Emmanuel Arago, les Gauches de la Chambre sous
celle de M. de Marcère. Les groupes du Sénat, considérant qu'il importe de
rassurer la France, expriment la ferme conviction que le Sénat ne s'associera
à aucune entreprise contre les institutions républicaines et déclarent qu'ils
résisteront avec énergie à une politique menaçante pour la paix publique.
Cette résolution était signée par MM. Bertauld, Gilbert Boucher, Calmon,
Bernard, Foucher de Careil, Emmanuel Arago, Le Royer, Malens, Peyrat et
Scheurer-Kestner. Le Manifeste des Gauches de la Chambre, rédigé par M.
Spuller, adopté, après un vif et décisif discours de Gambetta, portait 34S
signatures, depuis celle de M. Thiers jusqu'à celle de M. Naquet. « Un
Cabinet, qui n'a jamais perdu la majorité dans aucun vote, y était-il dit, a
été congédié sans discussion. » Et encore : « Comme après le 24
Mai, la nation montrera par son sang-froid, sa patience, sa résolution,
qu'une incorrigible minorité ne saurait lui arracher le gouvernement
d'elle-même. La République sortira plus forte que jamais des urnes
populaires. » « L'acte
patriotique du 16 Mai », comme devait l'écrire quelques jours plus tard
M. de Fourtou, dans une circulaire, fut accueilli par la presse étrangère
avec une sévérité voisine de l'indignation. Les journaux les plus
conservateurs, les moins suspects de tendresse pour la République, ne
parvenaient pas à s'expliquer le coup de tête du Maréchal. Les publicistes se
l'expliquaient encore moins et, dans le pays classique du parlementarisme,
avaient peine à se représenter la reine Victoria agissant comme le Maréchal
de Mac-Mahon. « Un souverain, dira plus tard Bagehot, dans la Constitution
anglaise, peut accorder et accorde, en effet, à un ministre, la faculté
de renouveler, par un appel aux électeurs, la majorité qui lui fait défaut
dans la Chambre des Communes mais, frapper par derrière, pour ainsi dire, et
égorger, au moyen d'un appel au pays pris pour complice, le ministère que
soutient un Parlement en pleine existence, voilà une éventualité qui n'entre
plus aujourd'hui dans les calculs. » Dans les Etats monarchiques non
parlementaires, on n'était pas plus indulgent qu'en Angleterre, pour cet acte
de pouvoir personnel, dont l'aboutissement fatal était un plébiscite, puisque
l'on allait placer la nation en face d'un fait accompli et lui demander,
après coup, son assentiment. En
France, la presse républicaine, des Débats au Radical, manifesta sa
réprobation avec la même unanimité que la presse étrangère. Dans la presse
réactionnaire elle-même, l'approbation n'alla pas sans réserve. Les journaux
légitimistes attendirent avant de se prononcer ; les journaux orléanistes
protestèrent généralement contre l'idée d'un coup d'Etat, que les journaux
bonapartistes, fidèles à la vieille tradition, prônaient au contraire avec un
enthousiasme cynique. Si la Chambre nouvelle, disait l'un, est républicaine,
il n'y aura qu'à la flanquer à la porte. Et encore « Si le Maréchal, ayant
contre lui tous les pouvoirs publics, disait Ça m'est égal et je reste quand
même, qui donc irait le déloger du pouvoir ? Il pourrait, s'il le voulait,
aux applaudissements de la vraie France, se passer de toute espèce de
Chambre. Un troisième, en Province celui-là, dira bientôt : « Les
363, réélus, s'inclineront de la meilleure volonté du monde devant le
pouvoir, sinon le Maréchal les fera mitrailler sans pitié. » Le Soleil,
organe du Centre Droit, dut rappeler les Bonapartistes à la pudeur et
déclarer que « si, par impossible, le Maréchal appelait à son aide un
coup de force, qui serait une violation de la loi », les hommes du
Centre Droit ne le suivraient plus. Le Soleil reconnaissait enfin que « l'acte
patriotique du 16 Mai » avait surtout profité aux Bonapartistes et cette
crainte du Bonapartisme était le commencement de la sagesse, mais d'une
sagesse inerte, qui fut impuissante à modifier la direction générale de la
politique du 16 Mai. Cette direction aurait dû appartenir au président du
Conseil, membre du Centre Droit ; elle resta en réalité aux mains du ministre
de l'Intérieur, dans lequel les Bonapartistes avaient placé toutes leurs
espérances. Pour
répondre aux critiques de la presse étrangère et calmer les alarmes
manifestées par les journaux allemands et italiens, le Gouvernement expulsa
don Carlos du territoire français et donna, par l'organe du duc Decazes, les
assurances les plus pacifiques à l'Allemagne et à l'Italie. Pour répondre aux
critiques de la presse française républicaine, M. de Fourtou recourut-il un
moyen radical il éluda l'article de la loi de 1873, qui défendait aux préfets
l'interdiction de vente sur la voie publique, et des journaux aussi modérés
que les Débats ou le 7'e<t< 7oïM'Ha~ ne purent être mis en vente que
dans les librairies payant patente. Les journaux ministériels, qui prêchaient
ouvertement le renversement de la Constitution, ne furent l'objet d'aucun
avertissement, bien que le ministre de l'Intérieur, en recevant le personnel
de ses bureaux, eut déclaré qu'il défendrait « l'ordre sur le terrain de
la Constitution ». Cette déclaration méritait la même créance que celle
du Maréchal affirmant, au Concours régional de Compiègne, que l'acte qu'il
venait d'accomplir a assurerait il la fois la stabilité Intérieure et la paix
au dehors ». Ces
premiers jours de prorogation furent employés très activement, par MM. de
Fourtou et de Broglie, la préparation de la candidature officielle. En neuf
jours, du 20 au 29 Mai, s'accomplit presque entièrement le remaniement
administratif, qui devait atteindre, pour le seul ministère de l'Intérieur, 217
fonctionnaires frappés de destitution[1]. Le
premier décret, celui du 20 Mai, portait sur 62 préfets dont 38 étaient
révoqués les décrets des 21, 28 et 29 Mai complétaient le bouleversement de
l'administration départementale et substituaient au personnel républicain, si
timidement choisi par MM. Ricard, de Marcère et Jules Simon, un personnel
hardiment bonapartiste, recruté parmi les victimes des deux précédents
ministères, ou même parmi les épaves de l'Empire, que l'ordre moral avait
laissées de côté. Tous ces nouveaux administrateurs, en prenant possession de
leur poste, firent des déclarations assez insignifiantes, où ils se
maintenaient sur le terrain banal de la conservation sociale. Quelques-uns
même, en recevant des municipalités notoirement républicaines, affirmèrent
leur respect de la Constitution, respect aussi sincère que celui du Maréchal
et de ses ministres. M. de
Broglie, dans sa circulaire du 29 Mai aux procureurs généraux, leur avait
adressé des instructions, où il-avait insisté, théoriquement, sur le maintien
des lois constitutionnelles dans la pratique, il avait frappé les magistrats
dévoués à la République et révoqué le procureur général de Besançon, M.
Serre, qui s'était associé au blâme infligé par le précédent Garde des Sceaux
à l'avocat général Bailleul. Ces
révocations, qui ne pouvaient porter que sur les magistrats amovibles du
parquet, furent rares, M. Martel et M. Dufaure n'ayant confié le ministère
public qu'à des hommes d'opinions très modérées et très rarement à des
Républicains. La tâche de M. de Broglie, qui était entré sans enthousiasme et
sans illusions dans l'aventure du 16 Mai, était d'ailleurs bien différente de
celle de M. de Fourtou. Son action devait principalement s'exercer dans les
salons, dans les académies et dans les coulisses parlementaires, tant que les
Chambres siégeaient encore. Dans les salons, il rencontrait des partisans de
l'une des trois Monarchies, unanimes à approuver l'acte patriotique mais
divisés sur les conséquences à en tirer. A l'Académie française, il ne
réussissait pas à faire préférer le duc d'Audiffret-Pasquier au vaudevilliste
Sardou le mouvement de protestation contre « l'acte patriotique s'accentuait
dans les milieux les plus modérés, et M. Sardou, bien que Bonapartiste de
tendances et de regrets, l'emportait sur le président du Sénat, auquel on
reprochait justement de n'avoir pas usé de son influence sur le Maréchal,
pour l'arrêter dans la voie ou il s'était si imprudemment engagé. Au Sénat,
où il fallait s'assurer une majorité dissolutionniste, M. de Broglie fut plus
heureux il n'eut pas besoin d'agir sur les prétendus Constitutionnels, dont
le vote était acquis d'avance a toute mesure de réaction et, fait incroyable,
à celle qui devait être la plus funeste à la Constitution. Ces modérés, ces
hommes de Gouvernement, ces Conservateurs approuvaient un acte
révolutionnaire entre tous. Y avait-il, en effet, rien de plus
révolutionnaire qu'un Chef d'Etat constitutionnel, descendant des hauteurs de
l'irresponsabilité, renonçant à Gouverner avec la majorité, s'unissant aux
ennemis déclarés de la Constitution et mêlant la religion à la politique ?
L'adhésion des Légitimistes ; qui avaient abandonné le duc de Broglie en
Novembre 1873, en Mai 1874 et en Décembre 1875 était moins certaine. Ils
finirent par promettre leur concours, à la double condition que le Maréchal
quitterait le pouvoir en ')880, pour faire place au comte de Chambord, et que
les Légitimistes bénéficieraient, dans une large proportion, de la
distribution des candidatures officielles. Les engagements pris envers eux ne
devaient pas être plus tenus que ceux que l'on avait pris envers les
Constitutionnels, qui avaient fait toutes leurs réserves au sujet de
l'alliance avec les Bonapartistes. Ces négociations étaient heureusement
terminées, les dupes volontaires ou involontaires étaient prêtes à voter la
dissolution < la mort dans l'âme quand la prorogation prit fin, au milieu
du mois de Juin. Le 16, le Sénat et la Chambre rentraient en séance, après
avoir assisté ; du 16 Mai au 16 Juin, a la répétition générale de la pièce
qui allait se jouer après dissolution. L'esquisse donnait une faible idée du
tableau définitif, qui ne pouvait être achevé que loin du contrôle importun
des sénateurs, pourtant si dociles, et des députés, ingouvernables. C'est
le duc de Broglie qui donna connaissance au Sénat, le 16 Juin, du Message
Présidentiel. Le Message justifiait le 16 Mai, en prétendant qu'aucun
ministère n'avait pu se maintenir, en face de la Chambre, sans rechercher
l'alliance et sans subir les conditions du parti radical. L'apaisement
attendu de la prorogation ne s'est pas produit et plus de 300 députés ont
protesté contre l'usage que le Maréchal a fait de son droit constitutionnel.
Dans ces conditions, une prompte dissolution s'impose et le Maréchal
s'adressera avec confiance à la nation, qui veut, comme lui, maintenir
intactes les institutions, qui ne veut pas plus que lui que ces institutions
soient dénaturées par l'action du Radicalisme, qui ne veut pas plus que lui
que tout se trouve prêt d'avance, en 1880, pour la désorganisation de toutes
les forces morales et matérielles du pays. « La France, j'en suis sûr,
disait le Maréchal, choisira pour ses mandataires ceux qui promettront de me
seconder. » En résumé, le Message procédait par affirmations sans
preuves, faisait un procès de tendances à la majorité républicaine et
annonçait l'application de la candidature officielle. Il avait été interrompu
à chaque ligne, à chaque mot, à chaque émission d'une nouvelle contre-vérité,
par les interruptions et les protestations de la Gauche. Jamais la paisible
atmosphère de la Haute Assemblée n'avait été aussi agitée. Les Républicains,
sept ans après la chute de l'Empire, se retrouvaient, avec une sorte de
stupeur indignée, en face du Gouvernement personnel, restauré par un soldat
auquel la France avait prodigué les trésors de son indulgente pitié pour
Reichshoffen et pour Sedan, mais qui ne lui pardonnerait pas de la rejeter
dans la guerre civile. La
communication de M. de Broglie, relative a la demande de dissolution, fut
renvoyée aux bureaux, qui nommèrent six commissaires favorables contre trois
hostiles et, le 20 Juin, M. Depeyre déposa son rapport, concluant à la
dissolution de la Chambre des députés. A la demande du duc de Broglie
l'urgence fut déclarée et la discussion fixée au lendemain, 21 Juin. Elle
dura deux jours. Victor Hugo, qui prit le premier la parole, prononça un
discours plus imaginé que concluant, où il affirma que le passé ne prévaudrait
pas, que la justice est plus forte que la force, que tout le Moyen Age,
condensé dans le Syllabus, n'aurait pas raison de Voltaire, que toute
la Monarchie, fut-elle triple et eût-elle, comme l'hydre, trois têtes,
n'aurait pas raison de la République. M.
Jules Simon ramena la question sur le terrain politique et pratique et
adressa une décisive réponse, cette fois, à l'auteur de la lettre du 16 Mai. Il
prouva que le vrai grief du Maréchal contre le ministère du 12 Décembre,
c'était l'acceptation par ce ministère de l'ordre du jour du 4 Mai, et il
répéta, plus énergiquement qu'il ne l'avait fait à la Chambre, que personne
n'était plus résolu que lui à s'opposer de toutes ses forces à l'empiètement
d'une religion, soit sur les doctrines philosophiques, soit sur le domaine
civil de l'Etat. M. Jutes Simon rappela ensuite sommairement ce qu'il avait
obtenu de la Chambre des députes le crédit des aumôniers, l'indemnité
d'entrée en campagne, l'indemnité pour les chapitres de Saint-Denis et de
Sainte-Geneviève et démontra qu'il n'avait pu obtenir ces concessions que
parce qu'il était Républicain, parce qu'il représentait la Gauche
républicaine. Le Président de la République ne l'ignorait pas et pourtant il
ne fit jamais d'observations à ses ministres, sauf le jour où on lui proposa
la révocation de 8 préfets après une timide objection, il passa condamnation.
S'il a renvoyé son ministère, c'est parce que ce ministère était
parlementaire et parce qu'il s'appuyait sur une Chambre également dévouée au
régime parlementaire. Cette Chambre, on va la dissoudre et essayer de la
remplacer par une Assemblée plus docile, en pratiquant la candidature
officielle. Si tel n'était pas le but que l'on se proposait, irait-on
chercher dans l'administration impériale, les préfets les plus compromis, les
plus signalés par leurs violations des lois électorales ? Non, on ne fait pas
à la France un appel loyal. On veut avoir des complaisants, qui seront, en
1880, les juges du Président de la République, candidat à une nouvelle
Présidence. M. Jules Simon termina par une saisissante comparaison entre les
ministres du 16 Mai, qui se réclamaient de 1789, et leurs adversaires, que
ces ministres accusaient de se réclamer de 1793. Le rejet de l'amnistie, du
divorce, de l'impôt sur le revenu, le respect de la Constitution, est-ce que
cela < sonne 1793 ? Quant à 1789, pour s'en réclamer, il faut avoir une
doctrine or les ministres n'ont pas de doctrine. Il ne leur est pas possible
de dire quels sont leurs principes, parce que, s'ils émettaient un principe,
les deux tiers de leurs alliés le contesteraient. « La République, disait M.
Jules Simon, est plus forte que ces intrigues d'antichambre, qui viennent de
donner à la France, pour quelques mois, un Gouvernement elle est fondée dans
notre pays, parce que les Républicains ont su être sages. Elle existe, nous
l'avons. Rien ne prévaudra contre elle. Soyons unis, nous n'avons besoin que
de cela. Union et sagesse, et la République est sauvée. » Après
ce magistral discours, qui marqua le point culminant du débat, !e Président
du Conseil prit la parole, non pas pour répondre à M. Jules Simon, la tâche
eût été par trop lourde, mais pour affirmer que le Maréchal n'avait rien fait
de contraire à la lettre ni à l'esprit de la Constitution ; puis il donna une
définition de ce qu'il appelait l'esprit radical, et il représenta M.
Gambetta comme le vrai chef de la majorité, auquel le Président de la
République ne pouvait, étant donné sou passé et sa responsabilité morale,
confier la présidence du Conseil. Le duc de Broglie faisait du 16 Mai un duel
entre le Maréchal et le Dictateur de Bordeaux, entre le Président de la
République et l'Orateur de Belleville, et il manifestait le ferme espoir que
le pays se prononcerait pour le Maréchal. Sans relever le peu de convenance
qu'il y avait à attaquer personnellement le membre d'une autre Assemblée, on
pouvait objecter au duc de Broglie que c'était un singulier parlementarisme
que celui qui consistait a aller, dans le choix des ministres, jusqu'à un
homme déterminé, en s'arrêtant juste à lui, et une singulière façon de
respecter l'article de la Constitution sur l'irresponsabilité Présidentielle,
que de faire constamment intervenir le Maréchal, que d'attribuer l'acte
patriotique à ses répugnances à devenir l'allié politique de M. Gambetta. Le duc
de Broglie avait oublié bien des choses, depuis le 24 Mai 1873, et surtout
les choses les plus récentes, comme il arrive dans les maladies de la
mémoire. N'était-ce pas lui qui, dans son rapport du mois de Février '1873,
sur la loi des Trente, appelait la responsabilité ministérielle « la première
des libertés nécessaires d'un pays ? Ce principe était bon à opposer à M.
Thiers ; sous le Maréchal, on avait respecté la responsabilité et aussi
l'indépendance ministérielle de M. Dufaure et celle de M. Jules Simon, en
guettant à l'Elysée, comme des chasseurs à l'affût, qui attendent que le
gibier s'offre à leurs coups, en s'embusquant derrière le Maréchal, et l'on
venait, le coup porté, parler de la loyauté du chef de l'État qui ne lui
permettait pas d'aller plus loin que M. Jules Simon. Mais il n'avait même pas
été jusqu'à M. Dufaure, jusqu'à M. Jules Simon, en toute sincérité, en toute
confiance ! Il était resté l'homme de ses électeurs du 24 Mai, après comme
avant le vote des lois constitutionnelles, avec cette différence qu'au 16 Mai
il violait manifestement l'esprit, sinon la lettre des lois existantes. Le
duc de Broglie justifiait cette violation, en présentant comme un épouvantait
le chef reconnu de la majorité, le premier citoyen de France, le grand
Français qui avait derrière lui tout un Peuple. N'existait-il donc pas un
autre moyen de mettre d'accord ses sentiments personnels et le respect des
lois ? Nous avons vu depuis, un autre Président de la République, qui ne se
targuait pas chaque jour de sa loyauté mis en demeure de faire appel à un
ministre radical, il a donné sa démission, simplement, dignement, sans
imposer à la France une crise de six mois, sans mettre en péril la
Constitution et les libertés publiques. En
somme, le duc de Broglie avait présenté la justification telle quelle d'une
politique agressive et brutale, d'un acte imprudent qu'il n'avait pas
conseillé, ni peut-être même approuvé, pour une raison d'opportunité, mais
dont il était, au fond, l'inspirateur et dont il devait, volens nolens,
endosser la responsabilité ministérielle. M. Bérenger répondit au duc de
Broglie qu'il ne s'agissait pas des intentions latentes du parti républicain,
mais de la question de République ou de Monarchie, les Monarchistes qui
étaient en minorité voulant s'assurer la majorité dans le futur Congrès, et
tout d'abord faire eux-mêmes les élections municipales et départementales,
préparatoires des élections législatives, et jouer leur va-tout. C'était
l'évidence même. Le Sénat, dont les Monarchistes avaient voulu faire la
forteresse de la résistance, le Sénat devait être renouvelé dans quelques
mois si les Monarchistes qui y avaient une petite majorité ne faisaient
pas les élections départementales et les élections municipales, la majorité
se changeait en minorité, la forteresse succombait et avec elle le Maréchal.
C'est pour cela que l'on s'était tant pressé à l'Élysée et sans attendre que
la Chambre fournît un sérieux prétexte. Le sénateur de la Drôme retraça
ensuite l'œuvre de la Chambre du 20 Février ; il rappela qu'elle avait écarté
la liberté absolue de la presse, la liberté de réunion, la liberté d'association,
la séparation de l'Église et de l'Etat, la suppression du budget des Cultes,
l'instruction laïque, gratuite et obligatoire, l'élection de tous les
fonctionnaires, celle des maires des chefs-lieux de canton. Qualifier cette
Chambre de radicale, c'était la calomnier. « Votre politique, disait
l'orateur le plus modéré du Centre Gauche ; n'a eu qu'un résultat apaiser les
violents, surexciter les modérés et il rappelait heureusement le mot de Royer-Collard :
« Quand on persécute les gens pour les opinions qu'ils n'ont pas, on les
leur donne. » Mais, à quoi bon rappeler Royer-Collard à des ministres
qui n'avaient qu'un modèle, M. Fialin de Persigny ? Le 16 Mai avait trouvé
moyen de réunir contre lui tout ce que la France comptait de plus illustre et
de plus honorable dans la nation, toute la portion de la bourgeoisie
laborieuse que l'Ultramontanisme n'avait pas absorbée, le peuple des villes
et même la majorité des paysans A la
séance du M Juin, M. Bertauld posait au Cabinet une série de questions
embarrassantes « Mettrait-il tout ou partie de la France en état de siège ?
Dans quelle mesure soutiendrait-il les candidats agréables ? Dans quelle
mesure permettrait-il la circulation des journaux ? » Le conseiller à la
Cour de Paris, que le 16 Mai avait transformé en Grand Maître de
l'Université, répondit à M. Bérenger. Autant M. de Broglie, représentant du
Centre Droit, s'était montré correct, autant M. Brunet, représentant du Bonapartisme,
se montra provoquant. Deux fois le duc d'Audiffret-Pasquier dut le rappeler
au respect du Sénat, des convenances parlementaires, de la vérité et MM.
Jules Simon et Marte), que le ministre de l'Instruction Publique avait mis en
cause, protestèrent avec indignation et complétèrent les deux leçons très
méritées que le président du Sénat avait données au ministre. Trop oublieux
et trop indulgents, les Républicains, revenus au pouvoir, laissèrent son
siège de Conseiller a ce magistrat, approbateur des Commissions mixtes, que
M. Le Pelletier avait remis en fonctions. L'intervention
de M. Brunet aurait compromis la victoire du Cabinet, si cette victoire
n'avait été gagnée d'avance. Les discours n'y pouvaient rien et les
prophétiques paroles de M. Laboulaye furent impuissantes à ouvrir les yeux de
la majorité : « Défendre un Gouvernement sans que ce Gouvernement
ait un nom, dit-il, sans que ce Gouvernement représente une idée commune,
sans qu'il soit la personnification de la patrie défendre un Gouvernement
quand il ne représente que des espérances diverses, c'est une chimère. »
C'est ce Gouvernement sans nom, sans idées, sans lendemain que le Cabinet de
Broglie-de Fourtou allait opposer à la République il allait faire plébisciter
ce Gouvernement et la République et placer le Maréchal entre une humiliation
et une abdication. Le Cabinet allait même faire plus que ne le prévoyait M.
Laboulaye il allait imposer à la fois au Maréchal l'humiliation et
l'abdication. La Droite, par 149 voix contre 130, approuva cette politique
d'aventure 3 constitutionnels seulement refusèrent de s'y associer, MM.
d'Audiffret-Pasquier, Wallon et d'Andlau. Votée le 22 Juin, décrétée le 2S,
la dissolution nécessitait des élections dans le délai maximum de trois mois
elles eurent lieu le 14 et le 28 Octobre. Nous verrons, par quelle entorse
donnée au texte et à l'esprit de la loi, le Cabinet étendit le trimestre qui
lui était accordé. Le 16
Juin, en même temps que le due de Broglie lisait le Message au Sénat, M. de
Fourtou faisait à la Chambre des députés une Déclaration à peu près identique
au Message. Il dit, comme le duc de Broglie, qu'aucune majorité n'était
possible, dans la Chambre, sans l'appui du parti radical ; que le Président
de la République aurait préféré ne recourir à la dissolution qu'après le vote
du budget, mais que le Manifeste des Gauches avait répandu dans le pays une
agitation à laquelle il convenait de mettre un terme en conséquence, le
Gouvernement se bornerait, avant la dissolution, à demander le vote de
quelques lois urgentes, touchant à des intérêts graves. Après
cette communication, l'ordre du jour appelait la discussion de
l'interpellation déposée partes Gauches, le 18 Mai. Pendant trois jours cette
discussion se poursuivit au milieu des violences systématiques de la Droite,
des outrages d'un groupe de Bonapartistes qui semblaient avoir fait la
gageure de déconsidérer le régime parlementaire, en remplaçant les arguments
par des accès d'épilepsie et les raisons par le « boucan M. Bethmont, qui
prit le premier la parole, rappela que le 24 Mai avait été suivi d'une
tentative de restauration monarchique à laquelle avaient assisté impassibles
les mêmes ministres qui avaient déclaré que rien ne serait changé aux institutions
existantes. Ces ministres, le 16 Mai les avait ressuscités et le cléricalisme
avait coalisé Orléanistes, Légitimistes et Bonapartistes dans une nouvelle
entreprise contre la République. « Nous
n'avons pas votre confiance, vous n'avez pas la nôtre, répliqua
audacieusement M. de Fourtou. » Et il fit le procès personnel de M.
Gambetta, cita sa profession de foi de 1869 et l'accusa de vouloir, en 1877
comme en 1869, supprimer les armées permanentes et désorganiser le pays.
Heureusement l'acte « réparateur » du 16 Mai était intervenu, pour
empêcher l'abaissement irrémédiable de la patrie française et aussi
l'avènement légal du Radicalisme dans la personne de M. Gambetta. M. de
Fourtou eut, dans le cours de ses explications, une inspiration malheureuse
il rappelait que l'Assemblée de 1871 avait été la pacificatrice, la
libératrice du territoire. A ces mots 360 députés se lèvent, tendent les bras
vers M. Thiers assis a son banc, le proclament le vrai Libérateur du
territoire et, pendant plusieurs minutes, le saluent d'applaudissements
frénétiques et d'acclamations prolongées. La gravure a rendu populaire
l'ovation que M. de Fourtou a procurée, bien involontairement, au grand citoyen.
L'histoire de France par l'image n'offrira pas beaucoup de scènes aussi
émouvantes. La
première séance fut terminée par un admirable discours de M. Gambetta, ou il
fit, avec une clairvoyance impitoyable, l'analyse des éléments disparates qui
composaient la coalition monarchique, ou il reprocha aux membres du Cabinet
de se cacher derrière l'épée du Maréchal, d'essayer de troubler son esprit et
de lui faire croire qu'il allait sauver l'ordre et la Constitution. Toute la
fin du discours fut consacrée à un exposé de l'œuvre accomplie par la Chambre
de 1876[2] et ce fut une magnifique
oraison funèbre de l'Assemblée qui allait mourir de mort violente. Prévoyant
l'intervention du duc Decazes, « Républicain très ferme, au point de vue des
électeurs parisiens, M. Gambetta dit qu'il n'avait pas le privilège de la
pudicité patriotique et détruisit, par avance, l'effet que le ministre des
Affaires Étrangères comptait produire, en énumérant les attestations
officielles du bon accueil fait par les puissances au 16 Mai. C'est à la
déclaration, faite par nos ambassadeurs, que le d6 Mai ne changerait rien à
notre politique extérieure et non pas au 16 Mai lui-même que les puissances
avaient fait bon accueil Peuples et Souverains l'avaient unanimement réprouvé
il n'avait pas trouvé un apologiste à l'étranger M.
Paris répondit à M. Gambetta, tenta de démontrer que la gène des affaires
n'était pas imputable au 16 Mai et répéta, contre l'évidence, que ni M.
Dufaure ni M. Jules Simon n'avaient eu de majorité dans la Chambre. M. Jules
Ferry, après s'être demandé si la France était sous l'épée d'un Maréchal de
France ou sous le régime des lois, affirma que tout était facile avec la
Constitution de1875, si, des deux côtés, on l'eût pratiquée loyalement ; il
prouva l'inanité de tous les griefs formulés contre la majorité et il résuma
fort heureusement le coup d'État parlementaire du 16 Mai en disant que, ce jour-là,
le Gouvernement occulte était devenu le Gouvernement officiel. Après avoir
énuméré tous les abus de pouvoir déjà commis par les agents du 16 Mai, il
rappela qu'il y avait des responsabilités civiles et correctionnelles et que,
ces responsabilités, la Gauche saurait les appliquer sans faiblesse. La
troisième journée, celle du 19 Juin, fut remplie par les discours de MM.
Louis Blanc et Léon Renault. L'intervention de l'orateur de l'Extrême Gauche
et de l'ancien préfet de police du 24 Mai fit ressortir l'intimité de l'union
entre tous les groupes libéraux. MM. Louis Blanc et Léon Renault ne parlèrent
pas autrement que MM. Gambetta et Jules Ferry et l'ordre du jour de blâme,
après une dernière intervention de M. Gambetta, fut adopté par 363 voix
contre 158, sans qu'un membre de la Droite eût pris la parole pour approuver
une politique dont on voulait bien être le bénéficiaire, mais dont on ne
voulait pas se faire l'apologiste. On avait vu, dans ces trois journées
parlementaires des 16, 18 et 13 Juin, la discussion s'élever à des hauteurs
inconnues ; les députés de la Gauche lui avaient donné un intérêt croissant
et il semblait toujours que celui qui avait parlé le dernier avait le mieux
parlé. Gambetta, Jules Ferry, Louis Blanc, Léon Renault, tous dépassèrent
l'attente de leurs amis, de leurs admirateurs et confirmèrent ou établirent
solidement leur réputation d'orateurs éloquents et de redoutables polémistes. Dans
son avant-dernière séance la Chambre vota, sur la demande du ministre de la
Guerre, les 205 millions du compte de liquidation pour 1877 c'était sa façon
de désorganiser nos institutions militaires. Mais, sur le rapport de M.
Cochery, elle refusa le vote immédiat des contributions directes, dont la
répartition devait être faite par les Conseils généraux, dans leur session
d'Août, pour ne pas fournir au Cabinet le moyen de retarder les élections. La
précaution n'était pas inutile. Le 25
Juin, à l'ouverture de la séance, M. Grévy s'exprimait ainsi « Je veux
remercier une dernière fois la Chambre du grand honneur qu'elle m'a fait et
de la bienveillance qu'elle m'a témoignée. Le pays, devant lequel elle va
retourner, lui dira bientôt que, dans sa trop courte carrière, elle n'a pas
cessé un seul jour de bien mériter de la France et de la République. Dès que
les applaudissements qui accueillent ces paroles ont cessé, le président lit
le décret de dissolution et se retire pendant qu'éclatent à Gauche les cris
de : « Vive la République ! Vive la Paix ! » à Droite
ceux de : « Vive la France ! Vive le Maréchal ! » Un
petit incident montrera bien à quels moyens, tour à tour violents et puérils,
avaient recours les ministres du 16 Mai, pour agir sur l'esprit public. Comme
la Chambre qui se séparait le 25 Juin ne devait plus revenir, il n'y avait
aucun danger a falsifier le procès-verbal de sa dernière séance. Les cris de
« Vive la République qui avaient accueilli les paroles de M. Grévy,
disparurent du compte rendu officiel. Cette infidélité de reproduction fut
une des nombreuses manières dont le Cabinet témoigna de son respect pour les
institutions existantes. La
Chambre de 1876 avait cessé d'exister. Les orateurs de la Gauche lui avaient
rendu pleine justice. Notre pays, depuis 1848, n'en a pas connu de plus
républicaine ni de plus honnête. La Chambre élue en 4877, celles de
1881,188S, -1889 et 1893 ne l'ont pas fait oublier. Un seul témoignage lui a
manqué, celui d'un écrivain qui a su pourtant rendre justice aux
Républicains, dans d'autres circonstances, et au plus calomnié d'entre eux, à
M. Gambetta. Dans les remarquables articles politiques de J.-J. Weiss, que
l'on a réunis sous le titre de Combat Constitutionnel (1868-1886)[3], le seul qui dépare la
collection est celui qui est consacré à la Chambre de 1876. L'auteur reproche
à cette Assemblée de courir elle-même au-devant de la crise, d'accentuer le
conflit, de traiter la République française comme si elle n'était que la République
de la place Saint-Georges, de tuer les Cabinets avec des ordres du jour
qu'elle leur donne à dévorer, d'inquiéter le clergé, de blesser la
magistrature, de confondre la République avec la Monarchie. Les griefs du
ministère de Broglie-de Fourtou contre la Chambre de 1876 se retrouvent tous,
sous la plume de M. Weiss, qui n'a pas, dans la circonstance, sa légèreté
habituelle. La cause qu'il défendait était si mauvaise que son style s'en est
ressenti ; le jour où il a pensé comme les philistins et les snobs, il a
écrit comme eux. Le
législateur de 1875, en prescrivant qu'une Chambre dissoute fût réélue dans
le délai de trois mois, avait manifestement voulu que l'interruption de la
vie parlementaire, que la suspension des garanties constitutionnelles
n'eussent pas une plus longue durée. Le Cabinet de Broglie-de Fourtou gagna
trois jours d'abord, en attendant du 22 au 25 Juin pour faire rendre le
décret de dissolution, et trois semaines ensuite, en ne faisant convoquer les
électeurs que le 22 Septembre pour le 14 Octobre, sous prétexte que les vingt
jours de la période électorale augmentaient d'autant les trois mois accordés
par la Constitution sous prétexte que celle-ci exigeait seulement que le
décret de convocation fût rendu dans les trois mois qui suivaient la
dissolution. A ce compte, on eût respecté la Constitution en décrétant, dans
la période du 22 Juin au 22 Septembre, que les élections auraient lieu à une
date quelconque. En réalité, l'interruption du travail législatif utile dura
sept mois, juste autant que la crise, du i6 Mai au 13 Décembre 1877. Une
intrigue d'antichambre avait imposé à la France cette longue épreuve, en
violant la Constitution de 1875 dans sa lettre, après l'avoir violée dans son
esprit. « Le
chef-d'œuvre du Cabinet de Broglie-de Fourtou, a dit Edmond About, est
d'avoir concentré en cinq mois tout ce que le despotisme impérial avait fait
d'arbitraire en dix-huit années. » Le brillant polémiste du XIXe Siècle[4] a tracé de bien piquants
portraits du Chef de l'Etat et des membres du Cabinet néfaste. Le Maréchal de
Mac-Mahon n'est pas un homme de génie, mais un Français, moyen en toutes
choses, parle talent, le caractère et la vertu. Il conduit le Gouvernement,
avec autant d'expérience que M. Batbie saurait en déployer, à la tête d'un
corps d'armée. Dans ce Cabinet, le duc Decazes est un témoignage vivant de la
fidélité aux opinions qui l'ont fait élire M. Caillaux, ingénieur habile,
n'est pas financier « pour un sou x M. de Meaux, gentilhomme et dévot, ne
sait pas le premier mot de l'industrie ni du commerce M. Pâris, avocat, ne
connaît les chemins de fer que pour y avoir voyagé souvent, de Paris à Versailles
M. Brunet a été mal préparé à l'Instruction publique par l'instruction
secrète, et M. de Broglie est aussi étranger au domaine des lois, que son
illustre père l’eût été dans le domaine de l'arbitraire. Au-dessous de ce
Cabinet, et pour le seconder dans sa tâche, une administration improvisée,
sans prestige, sans autorité, sans force, sans confiance en elle-même ni dans
son chef, et une magistrature qui rendit beaucoup plus de services que
d'arrêts. L'ardeur
réactionnaire qu'apportèrent un trop grand nombre de magistrats, à la
répression de délits illusoires, justifia toutes les défiances des
Républicains et porta un coup fatal au principe de l'inamovibilité. Le Garde
des Sceaux du 16 Mai avait, du reste, bien prévu qu'il en serait ainsi.
N'est-ce pas lui qui écrivait, en 1871, dans son remarquable rapport sur la
presse : « Les poursuites dirigées contre les délits de presse ont
toujours un caractère ou du moins une apparence politique. L'esprit de parti
s'en empare et semble trop souvent, soit avoir dicté l'accusation, soit
animer la défense. Soumettre de pareils délits au jugement de la
magistrature, c'est donc inévitablement la faire descendre dans l'arène de la
politique, c'est enlever à la justice le caractère d'impartialité qui lui
assure seul le respect de la société. La seule idée qu'en prononçant des
condamnations contre des écrits ou des journaux, des juges se font
l'instrument de l'intérêt ou de la passion politique du Gouvernement, jette
sur la magistrature un vernis de de déconsidération qui infirme la valeur
morale (sic)
de ses arrêts, non seulement en matière de presse, mais en toute autre. »
La langue était bizarre, les idées étaient excellentes jamais on n'a mieux
démontré, théoriquement, la nécessité d'enlever à la magistrature la
connaissance des délits de presse, pour la maintenir en dehors des passions
politiques. Nous verrons que, dans la pratique, le Garde des Sceaux du 16
Mai, qui ordonnait, en cinq mois, 2.700 poursuites en matière politique, qui
faisait condamner les inculpés à un million de francs d'amende et à
quarante-six ans de prison, s'est mal souvenu des théories du rapporteur de
la loi sur la presse. Au mois
d'Août eut lieu la session des Conseils généraux qui, au milieu des graves
préoccupations du moment, aurait passé totalement inaperçue, si elle n'avait
été parfaitement illégale. En effet, la moitié des Conseillers généraux,
ayant atteint le terme de leur mandat, auraient dû être soumis à la
réélection, avant la session d'Août. Le Cabinet avait renvoyé ce
renouvellement au mois de Novembre. Aussi, quand les assemblées
départementales furent réunies, on se demanda s'il fallait procéder à la
réélection des bureaux ou maintenir les anciens présidents, vice-présidents
et secrétaires. La réponse à cette question dépendait du caractère de la
session quelques préfets, interrogés et incapables de dire si elle était
ordinaire ou extraordinaire, se tirèrent d'embarras en la qualifiant
d'anormale ou d'exceptionnelle. Elle n'était pas seulement illégale et
exceptionnelle, elle était inutile, les Chambres n'ayant pas voté les
contributions directes dont les Conseils généraux devaient faire la
répartition. En administration départementale, comme en toute chose, le
Cabinet avait fait mieux que d'aller jusqu'au bout de la légalité, il l'avait
ouvertement violée. Sans
nous attarder sur la fastidieuse histoire des abus de pouvoir et des
violences du Cabinet de Broglie-de Fourtou, du 25 Juin au 22 Septembre, nous
dirons quel rôle on a fait jouer au Maréchal, pendant cette période, quel
rôle ont joué eux-mêmes ses principaux ministres. La confiance ne se décrète
pas, et, pour rassurer les fonctionnaires qui manquaient de confiance, les
journaux ministériels répétaient sans cesse que le Maréchal irait jusqu'au
bout, et que, quelle que fût l'issue des élections, rien ne serait changé
à sa politique, ni sans doute à son ministère, avant 1880. Dans l'ordre du
jour qu'il adressa à l'armée, après la revue du 1er Juillet, le Maréchal
confirma les appréciations de la presse officieuse, en parlant de la mission
qui lui avait été confiée et qu'il remplirait jusqu'au bout. « Vous
m'aiderez, j'en suis certain, disait-il encore aux soldats, à maintenir le
respect de l'autorité et des lois. » Un journal ministériel entendait de la
façon suivante le respect des lois : « Les horions, citoyens,
pleuvront sur vous comme grêle, si vous ne marchez pas droit. Si vous savez
ce que parler veut dire, vous comprendrez que, même victorieux, vous ne
tireriez aucun parti de la victoire. Le chef de l'armée a parlé, il a fait
appel aux baïonnettes et tout va rentrer dans le devoir. » Sans aller
aussi loin, les autres journaux de la coalition et le Bulletin des
Communes, commentant les déclarations du Maréchal, offraient à la France,
avide d'ordre et de repos, la perspective d'une seconde et d'une troisième
dissolutions. On faisait de la dissolution à jet continu, suivant le mot
d'Emile de Girardin, un véritable système de Gouvernement. L'appui
compromettant des Bonapartistes obligeait fréquemment les journaux du Centre
Droit, le Français et le Soleil, à rectifier les affirmations
de leurs alliés et à se porter garants de la pureté des intentions du
Maréchal, de son éloignement pour un coup d'Etat. Poussé par les uns,
timidement retenu par les autres, le Président de la République lit dans
l'Ouest, le Centre et le Sud-Ouest une série de voyages qui apportèrent peu
de lumière aux populations sur ses intentions dernières et qui ressemblaient
moins aux déplacements d'un Chef d'État qu'aux tournées électorales d'un
candidat. Le Maréchal répondait à toutes les allocutions, en demandant des
élections favorables à sa politique il rendait visite, dans la Gironde au due
Decazes et à M. de Carayon-Latour, dans la Dordogne à M. de Fourtou il se
défendait d'être clérical, et il évitait les stations prolongées dans les
basiliques et les marques de déférence aux prélats, qui avaient marqué son
voyage en Bretagne, trois ans auparavant. MM. de Fourtou, Brunet et les
candidats officiels, se défendant, de leur côté, de vouloir le retour t du
règne des nobles et des curés il fallait bien afficher, à l'égard du clergé,
une indépendance. qui ne l'inquiétait guère, car il soutint ardemment les
candidats officiels. Seuls, les catholiques naïfs crièrent au scandale. Ces
voyages présidentiels eurent un effet tout contraire à celui que les
ministres en avaient espéré partout, même dans les régions les plus
monarchiques, l'hostilité des populations se manifesta de la façon la plus
significative. Des maires, des adjoints firent entendre au Maréchal de
sévères paroles la foule l'étourdit des cris frénétiques de : « Vive
la République », qui avaient le don de l'agacer prodigieusement. Dans
certaines villes, des huées formidables et des bordées de sifflets, destinées
seulement au détestable politique, atteignirent en même temps le glorieux
soldat de Crimée et d'Italie. Le duc
de Broglie, ministre de la Justice, n'eut pas le principal rôle dans la lutte
entreprise contre les libertés publiques il lui reste pourtant la
responsabilité de ses circulaires sur les délits de fausses nouvelles et
d'offense au Maréchal, la responsabilité des instructions données aux
parquets, celle des poursuites intentées contre les journaux les plus modérés
pour des délits imaginaires et aussi la responsabilité morale des
condamnations prononcées. Le procureur de la République de Foix fit fermer
les débits de boissons pendant la durée des offices. Le juge d'instruction de
Vienne, dans l'Isère, commença une information contre 95 négociants de cette
ville, qui avaient signalé au Maréchal, par pétition, le triste état des
affaires et voulut les obliger à produire leurs livres, pour justifier leurs
assertions. Dans toute l'étendue du territoire les journaux indépendants
furent poursuivis pour de prétendus outrages au Maréchal. On fit un procès au
Propres de Cd<e-0r pour avoir écrit « La brochure, que nous a envoyée le
candidat officie), était enveloppée dans un portrait équestre du Maréchal,
dont la monture a l'air fort intelligent, ma foi ! On en fit a des candidats
pour leur profession de foi, où l'on releva des outrages aux ministres ou des
excitations à la haine du Gouvernement on en fit un, qui restera légendaire,
à M. Gambetta pour avoir déclaré, dans son discours de Lille, que le
Maréchal, après que la nation aurait parlé devrait « se soumettre ou se
démettre Il se trouva des magistrats debout pour instruire ce procès, et des
magistrats assis pour condamner le prévenu. Mais il s'était trouvé tout
d'abord un Garde des Sceaux pour rendre au Président de la République le
mauvais service d'autoriser la poursuite, à M. Gambetta le service signalé de
le désigner deux fois à toute la France comme le vrai rival du Maréchal de
Mac-Mahon. C'est
le 11 Septembre, trois jours après les émouvantes funérailles de Thiers, que
Gambetta avait été cité devant la 10e Chambre, pour son discours de Lille. Le
bâtonnier, Me Bétolaud, indisposé, ne pouvant l’assister ; Me Allou, demanda
le renvoi de la cause à huitaine le renvoi fut refusé et Gambetta condamné,
par défaut, à trois mois de prison et 2,000 francs d'amende. La réaction
espérait que cette condamnation priverait Gambetta pour cinq ans de ses
droits politiques et l’éloignerait de la Chambre, au moins durant les
premières séances malheureusement pour la réaction, les délais de procédure
s'opposaient à ce que la cause revint contradictoirement avant le 14 Octobre.
Cette gênante procédure n'empêcha pas le Garde des Sceaux de poursuivre une
seconde fois Gambetta, le 12 Octobre, pour sa profession de foi, ni la 10e
Chambre de le condamner, encore par défaut, a trois autres mois de prison et
à 4.000 francs d'amende. Le
Cabinet espérait que les électeurs se montreraient aussi dociles que les
magistrats et condamneraient les 363, comme la 10e Chambre avait condamné
leur chef. Ces poursuites étaient, politiquement, une faute grossière du
Cabinet, dont elles révélaient le manque d'esprit, de moralité et aussi la
faiblesse, mais elles n'étaient qu'un abus de la légalité ; la circulaire du
23 Septembre, par laquelle le duc de Broglie exigeait un délai de
vingt-quatre heures entre le dépôt au parquet et l'affichage d'un placard
électoral, était au contraire manifestement illégale. M. Caillaux et M.
Paris, qui prescrivirent à leurs agents de donner aux préfets le concours le
plus entier, même M. Brunet qui ne ménagea ni les recteurs, ni les
inspecteurs d'académie, ni les inspecteurs primaires eurent leur part de
responsabilité dans la résurrection de la candidature officielle mais nul
d'entre eux ne procéda avec la brutalité et le cynisme de M. de Fourtou. M.
de Fourtou avait fait la théorie de la candidature officielle, dans sa
circulaire du 3 Juillet la pratique dépassa tout ce que la théorie avait fait
redouter. Les fournées de préfets, de sous-préfets et de secrétaires généraux
furent quotidiennes tous les maires suspects furent révoqués ou suspendus,
sous les prétextes les plus futiles, et en premier lieu, tous ceux qui
avaient signé l'ordre du jour des 363. Les Municipalités hostiles, ou
seulement douteuses, furent remplacées par des Commissions municipales. Le Bulletin
des Communes, rédigé sous l'inspiration du ministre de l'Intérieur,
compara les 363 aux communards et accusa la Chambre de 1876 d'avoir refusé du
travail aux ouvriers. Les maires qui se refusèrent à afficher le Bulletin
des Communes furent destitués mais la propagation de ces calomnies et de
ces outrages à la représentation nationale souleva, parmi les honnêtes gens,
un tel dégoût que M. de Fourtou et M. Caillaux recoururent à un autre mode de
publicité deux mois plus tard, un Avis officiel aux contribuables
annonçait que les budgets futurs seraient augmentés d'un milliard, si la
Gauche triomphait aux élections. Les
comices agricoles, les orphéons, les cercles, les loges maçonniques, une
foule d'autres sociétés furent dissoutes ; nombre de cafés et de cabarets
furent fermés. L'arbitraire se donna surtout libre carrière dans le
traitement qu'il fit subir à la presse. La loi de 1875 avait supprimé la
pénalité administrative d'interdiction de vente sur la voie publique on
tourna la loi, en retirant l'autorisation de colportage à tous ceux qui
faisaient figurer sur leurs listes d'autres journaux que les journaux agréables.
Si les vendeurs déclaraient vouloir faire commerce de librairie, ils étaient
poursuivis pour ouverture de « librairie fictive ». En présence de
ces criants abus de pouvoir, de ces scandaleux attentats à la légalité, le
Comité des jurisconsultes de Gauche invita les citoyens à citer devant les
Tribunaux, commissaires de police, sous-préfets, préfets et ministres. Mais
les pauvres diables auxquels un retirait leur gagne-pain, pleins de cette
défiance instinctive que la magistrature inspire aux humbles, même innocents,
pouvaient-ils se risquer dans un conflit avec les puissants personnages que
soutenaient toutes les forces de l'Etat ? De rares Tribunaux donnèrent raison
aux demandeurs qui avaient suivi le conseil du Comité des Gauches. La
presse républicaine n'était pas la seule qui excitât les préoccupations des
ministres du 16 Mai. Sur toutes les questions, les coalisés étaient divisés.
Nous avons dit combien variaient les appréciations des Bonapartistes, des
Légitimistes et des Orléanistes sur le caractère et la portée de l'acte patriotique
ou réparateur. Les mêmes divergences de vues se produisirent, quand il
fut question d'imposer une sorte de profession de foi omnibus aux candidats
officiels, qui n'auraient eu qu'à contresigner le Manifeste du Maréchal.
L'ajournement de toutes les espérances monarchiques à l'année 1880 n'eut pas
plus de succès. La répartition des candidatures officielles amena de
violentes discussions entre les journaux royalistes et bonapartistes. Dans le
sein même du parti bonapartiste régnait la discorde. MM. Rouher et de
Cassagnac étaient des frères ennemis, et leurs journaux, l'Ordre et le
Pays, se faisaient une guerre au couteau, l'Ordre voulant que les
Impérialistes arborassent franchement leur drapeau, le Pays soutenant
qu'ils devaient suivre aveuglément M. de Fourtou et le Maréchal, sauf à
reprendre leur indépendance après la victoire. Le Figaro, coutumier
des articles à sensation, publiait des appels à la forcé, signés du
pseudonyme d'un lieutenant de réserve que l'on disait inspiré par le général
Ducrot. Le ministre de la Guerre infligea au lieutenant Bucheron trente jours
d'arrêts de rigueur et l'Officiel publia une note affirmant l'esprit
de devoir et de discipline du général Ducrot. Cet
esprit de devoir, de discipline et surtout d'union, que l'on cherchait
vainement parmi les coalisés, on le trouvait et au suprême degré dans la
conduite des Républicains. Dès le premier jour, ils avaient recommandé aux
électeurs d'opposer un calme absolu aux provocations du Gouvernement leur
parole fut entendue et les citoyens se renfermèrent dans la légalité, avec
une invincible obstination. D'un bout à l'autre de la France, les 363 furent
les chefs reconnus, acceptés, de la résistance aux entreprises de la réaction
tous les députés, sans distinction de groupes, menèrent la croisade contre le
pouvoir personnel tous, comme M. Gambetta à Lille, comme M. Christophle à
Domfront, comme M. Léon Renault à Corbeil, furent ; avec une éloquence
inégale, mais avec une égale conviction, les champions décidés du droit, de
la légalité, du gouvernement du pays par le pays. Ils enfermèrent au fond de
leurs cœurs l'anxiété patriotique qu'ils purent éprouver parfois et
apparurent toujours, aux yeux des populations, pleins de confiance dans le
succès final et dans le triomphe de la justice. Jamais
cette anxiété ne fut plus vive que lorsque l'on apprit, le 3 Septembre, la
mort du Libérateur. Il était si plein de vigueur et de santé le 16 Juin, le
jour de l'ovation, que l'on avait oublié son âge, que l'on s'était plu à
espérer qu'il vivrait longtemps encore. Il se préparait à combattre une fois
de plus le bon combat et il avait rendez-vous avec M. Gambetta, pour lui
communiquer sa profession de foi aux électeurs du IXe arrondissement de
Paris, le jour où il fut emporté par une congestion cérébrale. La joie des
Monarchistes. à cette nouvelle, fut égale à la stupeur des Républicains
contenue chez les Orléanistes, cette joie se répandit en insultes froides chez
les Légitimistes, en insultes furieuses chez les Bonapartistes. Le
Gouvernement voulut se charger du soin et des frais des obsèques. M. Thiers,
sur le conseil des exécuteurs testamentaires de son mari, MM. Barthélémy
Saint-Hilaire, Calmon, Mignet et Jules Favre, refusa noblement. C'est le
Peuple seul qui fit à M. Thiers les belles funérailles dont parle le poète.
MM. Grévy, Pothuau, de Sacy, Vuitry et Jules Simon saluèrent dignement son
cercueil ; mais le véritable hommage lui fut rendu par le million de
Parisiens, inquiets de l'avenir, qui suivirent silencieusement sa dépouille
jusqu'au Père-Lachaise. Le recueillement du cortège, celui de la foule qui se
pressait respectueusement sur son passage, firent une profonde impression. Le
lendemain, l'une des feuilles de la coalition, l'Assemblée nationale,
protestait contre ce qu'elle appelait une émeute muette et une insurrection
silencieuse. Quinze
jours après cette singulière insurrection, la période électorale était
ouverte et, le 27 Septembre, paraissait la profession de foi de M. Thiers,
revue par M. Mignet. Ce document, qui est un véritable testament politique,
figure à la suite des discours du grand orateur, dans la collection
recueillie par M. Calmon. I) était trop développé pour avoir une grande
influence sur les électeurs, que l'on ne prend, que l'on n'empoigne que par
ces mots à l'emporte-pièce dont M. Gambetta, avait le secret. L'exemple de
Thiers, ancien Monarchiste converti à la République, la correction de son
attitude Présidentielle, son étroite alliance avec les Gauches et avec M.
Gambetta firent plus que son dernier Manifeste pour le succès des 363[5]. Jamais
Paris ne reverra l'imposant spectacle du 8 Septembre 1877. A six ans de là,
le 8 Janvier 1883, les funérailles de Gambetta n'offrirent rien de pareil à
celles de Thiers. La foule immense qui se pressait le long du cortège, cette
foule si mobile et si capricieuse, semblait comme saisie d'une morne stupeur
; on ne fumait pas, on ne causait pas. De temps en temps, au passage d'un
représentant populaire ou d'une députation d'Alsaciens-Lorrains, un immense
cri, de « Vive la République ! » sortait de son sein, un de des
cris profonds et retentissants, que les Parisiens ne poussent avec cette
intensité et cet éclat, que lorsqu'ils le poussent contre quelqu'un. Puis le
silence se refaisait morne, lugubre, imposant et toutes les têtes se
découvraient devant la dépouille mortelle du grand Français, et dans tous les
yeux se lisaient l'anxiété du lendemain, l'incertitude sur l'avenir de la
patrie. Aucune manifestation n'eut un caractère plus spontané, aucune n'a
fait une plus profonde impression ni laissé un souvenir plus durable, non
seulement chez les intellectuels, mais dans les âmes instinctives, chez ces
ouvriers, chez ces prolétaires auxquels on avait toujours représenté le
défunt comme leur ennemi naturel et qui, reconnaissant enfin qu'on les avait
trompés, que c'était un des leurs qui s'en allait, lui adressaient un salut
respectueusement ému. Plus profonde était la douleur des patriotes et plus
grands les regrets mêlés d'une vague inquiétude des représentants de la haute
bourgeoisie ; les uns pleuraient le Libérateur les autres le Chef
incomparable qui les avait réconciliés avec la Démocratie et qui ne laissait
peut-être pas d'héritier capable de tenir, avec le même succès, ce rôle de
conciliateur entre l'élite de la société française et les masses profondes
aspirant au partage du pouvoir, des honneurs, du bien-être. Personne, dans le
million d'hommes qui figurait à ces inoubliables obsèques, ne pensait que le
bouillant jeune homme que l'on appelait, avec une ironie familière, le
Dauphin de M. Thiers, et qui devait lui survivre si peu, dût être son
continuateur et, après lui, le vrai fondateur de la République. Lui-même, se
rendait-il compte de sa mission et croyait-il que ce rôle lui fût réservé ? La
période électorale s'était ouverte le 22 Septembre un Gouvernement effaré et
490 candidats officiels se trouvaient, à ce moment, en présence d'un nombre
un peu supérieur de candidats républicains et d'une nation énigmatique, comme
toujours, à la veille d'une grande consultation électorale. Les affiches
blanches des candidats officiels couvrirent immédiatement la plupart des
circonscriptions où le Gouvernement du 16 Mai soutenait la lutte. Seuls les
anciens députés de la Droite, qui n'avaient pas de concurrent de Gauche, ou
qui étaient sûrs de leur réélection, renoncèrent au patronage administratif
et affrontèrent la lutte sans l'appui apparent des préfets ou sous-préfets,
mais avec le secours très efficace du clergé et de tous ceux qui dépendaient
du Gouvernement, à un titre quelconque. < : Mon Gouvernement, avait dit le
Maréchal, dans un Manifeste du 19 Septembre, ou l'accent personnel, où le ton
du commandement étaient poussés jusqu'à la rigueur soldatesque, vous
désignera, parmi les candidats, ceux qui seuls pourront s'autoriser de mon
nom, entrant ainsi personnellement dans la lutte, et se condamnant, comme on
!e lui avait annoncé, à une humiliante soumission si les candidats, « qui
pouvaient s'autoriser de son nom, n'avaient pas la majorité. Cette faute, qui
fut sévèrement jugée par la presse étrangère, fut renouvelée le 12 Octobre,
dans un second Manifeste, qui parut presque à la veille des élections, pour
rendre toute réfutation impossible, et qui procédait par affirmations aussi
tranchantes qu'inexactes ou par invitations aux électeurs de voter pour les
candidats recommandés « Non, la Constitution républicaine n'est pas en
périt. » — « Non, le Gouvernement n'obéit pas à de prétendues
influences cléricales. » — « La lutte est entre l'ordre et le
désordre. » — « Vous voterez pour les candidats que je recommande. » On a
remarqué, non sans raison, que jamais Charles X, l'héritier d'une longue
suite de rois et le représentant du droit divin, que jamais Louis-Napoléon
Bonaparte, l'héritier du plus grand homme des temps modernes et le
représentant du droit populaire, n'avaient tenu un langage aussi comminatoire
que le Maréchal, instrument d'une coterie, descendant d'une famille
irlandaise, qui ne représentait que les rancunes de toutes les réactions, que
les prétentions de l’Ultramontanisme. Le Maréchal avait retourné la formule
de Gambetta et déclaré a la France qu'elle devait se soumettre ou se
démettre. Les
réunions publiques électorales ne furent marquées par aucun incident digne de
mémoire elles furent calmes, malgré la vivacité de la lutte engagée, la
gravité de la question posée et l'intérêt manifeste qu'aurait eu le
Gouvernement à réprimer brutalement des désordres matériels c'est l'évidence
même de cet intérêt qui fit de tous les Républicains des gardiens zélés de
l'ordre public. La
situation électorale était la suivante, le 13 Octobre au soir il y avait 831
sièges à pourvoir sur le continent ; le Gouvernement avait donné son
investiture à 490 candidats, qui se répartissaient ainsi 240 Bonapartistes, 125
Monarchistes incolores, 98 Légitimistes et 27 Orléanistes dans 41
circonscriptions les candidats officiers faisaient défaut. Les Gauches
avaient décidé en principe que les 363 seraient soutenus dans toutes les
circonscriptions où ils se représenteraient partout où ils renonçaient à la
lutte, une autre candidature, unique, était proposée au choix des électeurs.
Au contraire, dans toutes les circonscriptions représentées dans l'ancienne
Assemblée par des députés de Droite, les Gauches avaient admis le principe
des candidatures multiples, mais avec l'expresse réserve qu'au second tour
tous les candidats républicains s'effaceraient devant le plus favorisé
d'entre eux. Les
Gauches allaient donc au scrutin uninominal, comme on va au scrutin de liste,
avec une liste unique, pour ainsi dire, comptant 363 noms, dans autant de
circonscriptions où le succès était probable ; avec un ou deux candidats dans
celles où le succès paraissait douteux. Elles y allaient aussi avec des
chances, plus grandes qu'elles ne le croyaient elles-mêmes, grâce à la
fermeté de leur résistance, à la solidité de leur union. Le
choix qu'elles avaient fait de M. Grévy pour remplacer M. Thiers dans le
IX" arrondissement de Paris, qui était une désignation éventuelle à la
Présidence de la République, avait été hautement approuvé en France et à
l'étranger. L'adhésion de Monarchistes aussi anciens, aussi avérés que MM.
John Lemoinne, Cuvilier-Fleury et de Montalivet, restés fidèles à la
République conservatrice, après la disparition de M. Thiers, -n'avait pas
produit un moindre effet et avait semblé d'un excellent augure. Cet
augure n'était pas trompeur. Le 14 Octobre S16 députés étaient élus sur 531
317 étaient Républicains et 199 étaient Monarchistes. Quinze ballottages
restaient à faire pour le 28 Octobre ils furent réduits à douze, parce que
trois Républicains, valablement élus mais non proclamés, refusèrent de se
représenter et virent plus tard leur élection validée par la Chambre. Les
douze ballottages profitèrent pour les deux tiers aux Monarchistes, pour un
tiers aux Républicains et la Chambre de 1877 compta, sans la représentation
coloniale, 323 Républicains contre 208 Monarchistes. M. de Fourtou avait
annoncé à tous les préfets que le Gouvernement était assuré d'avoir une
majorité de 110 voix la majorité de 110 voix existait, en effet, mais au
profit des Républicains. Le ministre de l'Intérieur, dans ses supputations,
s'était trompé de 220 voix. Un écrivain monarchiste, M. Henry d'Ideville, a
raconté que dans la nuit du 14 au lo Octobre, au fur et à mesure
qu'arrivaient les nouvelles, place Beauvau, M. de Fourtou s'agitait fiévreux
et se répandait en plaintes et en reproches contre ses agents, pendant que M.
de Broglie, très calme, pointait froidement les résultats. Quand la débâcle
fut certaine, M. de Fourtou dit aux personnes qui l'entouraient « Tout
est fini, je n'ai plus qu'à me retirer je vais envoyer ma démission au
Maréchal et ce soir je quitterai Paris. J'ai besoin de repos. » —
« Pardon, mon cher collègue, dit M. de Broglie, mais j'ai mal entendu.
Vous parlez de vous retirer vous, en ce moment ! Cela est absolument
impossible. Nous avions accepté une tâche, nous y avons succombé, mais il
nous est interdit, à moi aussi bien qu'à vous, d'esquiver les
responsabilités. La mission est pénible et dure, je ne l'ignore pas. Vous
devez vous en acquitter jusqu'au bout. Le Cabinet tout entier, entendez-vous
bien, doit se présenter devant la Chambre et supporter l'attaque... » Il ne
pouvait, d'ailleurs, être question de démission avant les scrutins de
ballottage. Quand tous les résultats électoraux furent acquis, les bruits de
retraite du Cabinet recommencèrent à circuler l'Agence Havas les
démentit et le Cabinet les démentit plus péremptoirement encore, en faisant
acte de ministère et de ministère très vivant il prodigua les avancements et
les décorations aux plus compromis de ses agents, il multiplia les
destitutions des maires et des juges de paix qui s'étaient montrés rebelles à
la pratique de la candidature officielle et à l'emploi des moyens illégaux.
Le pays, aussi patient après qu'avant sa victoire, répondit à ces nouvelles
provocations par une nouvelle défaite infligée au Gouvernement et aux coalisés.
Le renouvellement des Conseils généraux, cette cause principale, peut-être,
du 16 Mai, avait été fixé au 4 Novembre. On vota dans 1.346 cantons les
Républicains en vertu de la force acquise les 14 et 28 Octobre, gagnèrent
cent sièges et la majorité passa de Droite à Gauche dans quatorze
départements. Après cette nouvelle et définitive condamnation par le suffrage
universel, le Cabinet de Broglie-de Fourtou donne sa démission mais le
Maréchal, dont les incertitudes étaient entretenues et par ses conseillers
habituels et par la presse qui l'avait soutenu, le Maréchal, qui hésitait
entre une nouvelle dissolution et une retraite, refuse de la recevoir. Le
jour même où devaient se réunir les deux Chambres, le 7 Novembre, paraissait
à l'Officiel cette note énigmatique Sur la demande qui leur en a été
faite par M. le Président de la République, les ministres ont retiré les
démissions qu'ils avaient eu l'honneur de déposer entre ses mains. Ils ont
d'ailleurs insisté pour qu'il fût bien entendu qu'en conservant leurs
fonctions, ils ne préjugeaient en rien des résolutions ultérieures du Chef de
l'Etat, x Cette note voulait-elle dire que les ministres déclinaient la
responsabilité des décisions que pouvait prendre le Maréchal, redoutant que
ces décisions ne fussent pas conformes aux conseils de modération et de
prudence que les organes habituels du Centre Droit, le Soleil et le Moniteur,
avaient données le 'J4 et le 28 Octobre ? « Les résolutions ultérieures du
Maréchal étaient-elles connues de lui-même, le 7 Novembre ? On se posait ces
questions, quand les deux Chambres se réunirent, après une séparation de cinq
mois, remplis par une foule d'incidents subalternes et par ce grand fait la
lutte d'une nation, confiante dans sa force, contre un homme abusé, mal
renseigné, trompé, qui s'était reproduite une fois de plus dans notre
histoire politique et qui s'était terminée, sous le Maréchal comme sous
Charles X, par la défaite du pouvoir personnel. La
Chambre consacra ses premières séances à la validation des pouvoirs. Les
élections des membres de la Gauche et celles des rares membres de la Droite
qui n'avaient pas bénéficié de l'affiche blanche furent rapidement vérifiées,
ratifiées sans opposition, et la moitié plus un des élus ayant été validée,
l'Assemblée procéda à la nomination de son bureau. Pour bien marquer que la
Chambre de 1876 était la continuation, la suite de cette de 1876, l'Assemblée
renomma tout son ancien bureau, y compris M. de Durfort de Civrac,
vice-président de Droite, qui n'avait pas été candidat officiel avoué. La
même considération l'empêcha d'émet) re un vote de défiance contre le Cabinet
de Broglie-de Fourtou ce Cabinet, atteint par le vote du 19 Juin précédent,
n'existait plus pour elle. Il
avait été décidé, dans le Comité directeur des Gauches, appelé le Comité des
Dix-huit, que le premier acte politique de la Chambre serait la nomination
d'une Commission d'enquête, chargée de rechercher tous les actes qui avaient
eu pour objet, depuis le 16 Mai, d'exercer une pression illégale sur les
électeurs. En conséquence, le 10 Novembre, M. Albert Grévy, considérant que
les actes commis engageaient la responsabilité de leurs auteurs, qu'il
importait d'en assurer la répression et d'en prévenir le retour, considérant
aussi que les auteurs de ces actes ne tenaient aucun compte du verdict
populaire et se mettaient en état de rébellion contre la souveraineté
nationale, proposait de nommer, dans les bureaux, une Commission d'enquête de
trente-trois membres. Bien que les Dix-huit, plus corrects que les ministres
du 16 Mai, eussent soigneusement laissé le Maréchal en dehors du débat, le
Maréchal se sentit visé et fit savoir, par l'Agence Havas,
qu'en présence des accusations violentes dont les ministres venaient d'être
l'objet à la Chambre et qui s'appliquaient au Gouvernement tout entier, il
les priait de demeurer à leur poste. La discussion, sur la proposition de M.
Albert Grévy, s'engagea donc en présence des ministres et deux d'entre eux y
prirent part elle remplit trois longues journées, du 13 au 15 Novembre, et
fut aussi violente que les séances des 16, 18 et 19 Juin. Les Bonapartistes y
participèrent, comme d'habitude, par des interruptions forcenées ; les
modifications au règlement, proposées par M. Leblond, n'étaient pas encore
votées et l'on pouvait impunément troubler l'ordre. M.
Baragnon fit valoir contre la résolution projetée qu'elle n'aurait jamais
l'efficacité d'une loi, que par une résolution la Chambre n'engageait
qu'elle-même, que ses commissaires enquêteurs n'auraient pas le caractère
sacré d'un huissier et que, pour son compte, il engageait ses concitoyens à
leur désobéir. M. Léon Renault affirma la légalité de la proposition Grévy et
exposa un peu longuement les griefs électoraux et politiques de la majorité. « La
Chambre, dit-il fort bien, n'a pas en face d'elle un Cabinet réellement
parlementaire. Elle a un certain nombre de personnes politiques, qu'il ne
dépend pas d'elle de remplacer, mais avec lesquelles il dépend d'elle de ne
pas avoir les relations et les rapports qu'un Parlement qui se respecte a
d'ordinaire avec les représentants réguliers du pouvoir exécutif. » Ces
deux phrases projetaient une éclatante lumière sur la tactique adoptée par la
Chambre. M. de
Fourtou répondit à M. Léon Renault, au nom du Gouvernement. « Ses
malheurs n'avaient pas abattu sa fierté » ; il justifia la candidature
officielle par le péril social, il soutint que les Républicains avaient fait
beaucoup plus de pression électorale que le ministère et il annonça
que le Gouvernement resterait « au poste de salut où la Constitution
l'avait placé ». Les affirmations erronées de M. de Fourtou, au sujet
des pratiques électorales de la Monarchie de Juillet, furent relevées en
séance par une protestation indignée de M. Jean Casimir-Périer, défendant la
mémoire de son père et, le lendemain, par des lettres de MM. Barthélemy
Saint-Hilaire et de Montalivet rétablissant les textes tronqués par le
ministre. Des autres assertions de M. de Fourtou, rien ne subsista après le
discours de M. Jules Ferry, qui retraça, une fois de plus, les méfaits
électoraux du Gouvernement et termina son discours très agressif par des
menaces aux ministres, s'ils méconnaissaient la volonté de la France loyalement
exprimée. M. de Broglie reprit la thèse de M. de Fourtou, mais avec une
modération de ton et des habiletés de langage qui mettaient un contraste
saisissant entre son discours et celui de son collègue de l'Intérieur. C'est
M. Gambetta qui répondit au duc de Broglie et qui termina ce long débat ; il
s'attacha surtout à mettre à néant cette légende d'un plébiscite entre le
Maréchal et M. Gambetta, dont M. de Broglie avait eu la première idée. « Non,
non, dit-il noblement, un tel plébiscite ne pouvait pas se faire. Je n'en
réclamerai ni l'honneur ni l'indignité. Républicain avant tout, je sers mon
parti, non pour l'asservir ou le compromettre, mais pour faire prévaloir,
dans la mesure de mes forces, de mon travail et de mon intelligence, ses
idées, ses aspirations et ses droits. » Ces paroles prononcées avec une
conviction profonde, avec une émotion communicative, produisirent sur les
Gauches une vive impression elles se levèrent spontanément, comme mues par un
même sentiment d'admiration et de reconnaissance, et firent à leur
incomparable orateur une longue ovation. La Droite s'abstint de troubler
cette scène émouvante par quelque interruption déplacée, et les spectateurs
des tribunes durent faire effort sur eux-mêmes pour contenir leurs bravos.
Lorsque Gambetta put reprendre la parole, il mit le duc de Broglie en
contradiction avec lui-même, en évoquant ses opinions d'avant 1870 sur la
candidature officielle. Enfin, il conclut par une adjuration éloquente aux
membres libéraux du Sénat de prendre en mains leur propre cause et la cause
de la liberté. Après le discours de Gambetta, la proposition de M. Albert
Grévy fut adoptée par 3'i2 voix contre 205. Avant
d'être battu par la Chambre, le Cabinet avait cherché à se faire amnistier
par le Sénat, en même temps que le Maréchal il s'était heurté à la fois à
l'opposition formelle de quelques Constitutionnels clairvoyants, MM. Beraldi,
Bocher, Lambert-Sainte-Croix et au refus cassant du duc d'Audiffret. Le
président du Sénat ne pouvait consentir à laisser confondre, dans une
interpellation inconstitutionnelle, le Cabinet responsable et le Président de
la République irresponsable. Le
surlendemain du vote de la Chambre, M. de Kerdrel déposa une demande
d'interpellation aux ministres démissionnaires, sur les mesures qu'ils
comptaient prendre, au sujet de l'enquête ordonnée par la Chambre des
députés. La discussion en fut fixée au 19 Novembre. La question préalable,
que M. Arago avait judicieusement posée, le Sénat n'ayant rien à voir à un
projet de résolution voté par la Chambre, fut repoussée par 184 voix contre
130. L'ordre du jour pur et simple, proposé par M. Dufaure, le fut par 182
voix contre 133, après des discours de MM. de Kerdrel, Dufaure et Laboulaye.
En fin de compte, un ordre du jour, non pas d'approbation mais de simple
constatation, disant que le Sénat ne laisserait porter aucune atteinte aux
prérogatives qui appartiennent à chacun des pouvoirs publics, était
péniblement adopté par 142 voix contre 138. Le cabinet de Broglie-de Fourtou,
au sortir de la séance où il avait remporté cette modeste victoire, remettait
définitivement sa démission aux mains du Maréchal. L'Officiel du 20
Novembre annonçait que cette démission était acceptée. Le ministère de
dissolution avait duré six mois et deux jours. Nous
avons dit quelle part personnelle le duc de Broglie avait eue dans la
politique de pression, de prévention et de répression qui avait été celle du
16 Mai, à quels faux fuyants il avait eu recours, quelles illusions il avait
entretenues. Il avait oublié que la première des vertus publiques est la
fidélité aux principes qu'on a longtemps représentés avec honneur. Dès le 17
Mai, dès le jour où il prenait, avec les Sceaux, la principale responsabilité
du coup de tête Présidentiel, il avait négligé, lui membre d'une illustre
famille parlementaire, d'atténuer par une démarche courtoise, et pour la
dignité même de la fonction qu'il acceptait, l'incroyable conduite du
Maréchal envers son prédécesseur. Après le 14 Octobre, il avait commis la
faute, lui le président du ministère de la dissolution, des élections et de
la défaite, de rester en fonctions et, par cette inexplicable obstination, il
avait empêché une solution pacifique de prévaloir, il avait aggravé et
envenimé le conflit. Il y
avait plus de courage, dira-t-on, à affronter la Chambre qu'à se présenter
devant le Sénat. Sans doute, mais la comparution devant le Sénat, après que
la démission du Cabinet avait été remise, fut une nouvelle faute, aussi grave
que la première. Le Cabinet vaincu, le Cabinet qui n'existe plus que
nominalement, lègue à ses successeurs inconnus des instructions
administratives dirigées contre une enquête ordonnée par la Chambre,
c'est-à-dire contre un acte qui n'a pas encore reçu un commencement d'exécution.
Le Cabinet vaincu associe le Sénat à sa défaite, se fait demander par M. de
Kerdrel ses intentions au sujet de l'enquête et adhère à un ordre du jour que
M. Dufaure peut qualifier de révolutionnaire au premier chef. Et après que le
ministère de Rochebouet a été formé ; on sent bien que le ministère de
Broglie-de Fourtou se cache derrière ces comparses, comme il s'est caché
derrière l'épée du Maréchal. C'est lui que la France entière a rendu
justement responsable de l'état d'incertitude irritante et angoissante, où il
l'a maintenue pendant deux longs mois, du commerce paralysé, de l'industrie
en souffrance, des intérêts méconnus : du travail exténué, de la sécurité
détruite, de la conscience publique irrévocablement aliénée, responsable
aussi des projets de Dictature, des coups de force conseillés par les
singuliers alliés du ministère. Même après le 14 Octobre, le Cabinet de
Broglie-de Fourtou a fait autant de mal que pendant ses cinq mois de pouvoir
discrétionnaire il avait mal vécu, il n'a pas su mourir. Avant et après le
vote du 19 Novembre, le 16, puis le 24 Novembre, et le 4 Décembre, le Sénat
eut à procéder à l'élection de six inamovibles ses suffrages se portèrent sur
deux Orléanistes, deux Légitimistes et deux Bonapartistes. Ces choix furent
regrettables, non pas parce qu'ils augmentèrent, avec le concours habituel
des Constitutionnels, la majorité réactionnaire de la Haute Assemblée, mais
parce qu'ils compromirent l'institution des inamovibles et le système de la
cooptation, qui pouvaient se défendre par d'excellentes raisons, et aussi
parce qu'ils encouragèrent la résistance du Maréchal à la volonté nationale.
La Chambre, qui était l'expression manifeste de cette volonté, en réponse au
vote de constatation du 19, avait refusé, le 20, de statuer sur l'élection du
baron Reille dans le Tarn. Le baron Reille représentait valablement sa
circonscription, où il avait obtenu une imposante majorité mais il avait eu
le tort de s'offrir comme le candidat officiel du Gouvernement du Maréchal de
Mac-Mahon, et le tort plus grave de collaborer, comme sous-secrétaire d'Etat
de l'Intérieur, à la triste besogne de M. de Fourtou. Les
votes de la Chambre, contrairement à ceux du Sénat, influaient si peu sur les
résolutions de la Présidence que le 23 Novembre parurent neuf décrets
constituant un nouveau ministère. Pas un des hommes qui le composaient
n'appartenait au Parlement. La Guerre et la présidence du Conseil étaient
confiées au général de division de Grimaudet de Rochebouet ; les Sceaux à M.
Lepelletier, conseiller à la Cour de cassation les Affaires Etrangères à AI.
de Banneville, ancien ambassadeur ; l'Intérieur à M. Welche, préfet du Nord
et candidat officiel dans la Meurthe les Finances a M. Dutilleul, ancien
député la Marine au vice-amiral baron Roussin l'Instruction Publique, les
Cultes et les Beaux-Arts à M. Faye, membre de l'Institut ; les Travaux
Publies à M. Graeff, inspecteur général des Ponts et Chaussées, et
l'Agriculture, réunie au Commerce, à M. Ozenne, conseiller d'Etat, secrétaire
général de ce ministère[6]. Aucun de ces ministres n'était
connu, en dehors de sa spécialité, sauf M. Faye, l'astronome, dont la
réputation était européenne, et qui fut bien mal inspiré en se laissant
embarquer sur cette galère. Les journaux de Droite furent, en effet, les plus
empressés à cribler d'épigrammes le nouveau Cabinet et à prétendre que sa
formation était une gageure. Cette formation attestait plutôt l'incapacité
profonde que le Chef de l'Etat apportait à la direction des affaires de
l'Etat. Le nouveau Cabinet ne représentait rien, ne répondait à rien, ne
signifiait rien. Ce n'était ni un ministère de combat, ni un ministère de
soumission à la volonté nationale c'était un ministère d'attente, ou, pour
mieux dire, de résignation impuissante et de lassitude. L'Officiel
avait parlé le 24 Novembre. Le jour même, le nouveau Garde des Sceaux lisait
à la Chambre une Déclaration où le Cabinet se faisait petit, petit, pour la
fléchir. Les nouveaux ministres étaient étrangers aux derniers conflits,
indépendants vis-à-vis de tous les partis, et ils ne demandaient qu'à rester
en dehors des luttes politiques. Ils promettaient, comme M. de Broglie au 24
Mai 1873, comme MM. de Broglie et de Fourtou au 16 Mai 1877, de ne laisser
porter aucune atteinte aux institutions ils respecteraient religieusement et
feraient respecter la Constitution républicaine, sans autre préoccupation que
d'assurer à la France l'ordre et la paix. Ainsi, pour le Maréchal et pour ses
nouveaux conseillers, les événements des six derniers mois étaient comme non
avenus ; on les rayait de l'histoire. Le Gouvernement voulait. bien oublier
les coups qu'il avait donnés, et il espérait que les 320 députés de la Gauche
auraient assez de patriotisme et de chrétienne résignation pour ne pas se
souvenir de ceux qu'ils avaient reçus. La Gauche manqua de résignation, et,
immédiatement après la lecture de la Déclaration ministérielle, M. de Marcère
déposa cette sèche demande d'interpellation : « Je demande à
interpeller le Cabinet sur sa formation. » M. Welche, ministre de
l'Intérieur, voudrait une demande d'interpellation plus précise, ou au moins
l'ajournement à quelques jours 320 députés se prononcent pour la discussion
immédiate. Tout le discours de M. de Marcère se résume dans la conclusion « Vous
pouvez rendre à ce pays un grand service, dit-il aux ministres. Vous avez la
confiance de M. le Président de la République, eh bien, faites-lui entendre
la vérité ; cette vérité, il ne la connaît pas, elle ne pénètre pas jusqu'à
lui. Il vous a appelés dans ses Conseils. Eh bien, faites en sorte, Messieurs
les ministres, de détourner de ce pays des malheurs dont je ne veux même pas
prononcer le nom. » Après
M. de Marcère, M. Charles Floquet exprima plus énergiquement le nescio vos
de la majorité au ministère : « Vous n'êtes pas l'obéissance à la
souveraineté nationale, aux décisions du 14 et du 28 Octobre vous êtes le
pouvoir personnel... Vous n'aurez ni notre confiance provisoire, ni notre
concours, à un moment quelconque. Vous ne pourrez ni nous tromper, ni égarer le
pays. Chacune de ces déclarations si nettes contre le ministère et, en même
temps, si respectueuse de la prérogative Présidentielle, était accueillie par
les applaudissements, par les acclamations prolongées des trois Gauches. La
très humble défense qui fut présentée par M. Welche et que la Droite
accueillit sans enthousiasme ne pouvait détacher une voix de l'Opposition
l'ordre du jour pur et simple, présenté par M. Baragnon, en désespoir de
cause, est repoussé par 318 voix contre 204 et les mêmes 315 voix approuvent
l'ordre du jour motivé que M. de Marcère avait proposé. La Chambre, disait
cet ordre du jour, coupant comme un glaive, considérant que par sa
composition et ses origines le ministère du 23 Novembre est la négation des
droits de la nation et des droits parlementaires, que dès lors il ne peut
qu'aggraver la crise qui depuis le 16 Mai pèse si cruellement sur les
affaires, déclare qu'elle ne peut entrer en relations avec le ministère et
passe à l'ordre du jour. Était-il
possible d'apporter, dans la défense d'une grande et juste cause, plus
d'énergique modération ? Et c'était cette majorité que l'on avait dénoncée au
pays comme un foyer de radicalisme, comme prête à désorganiser tous les
services publics, comme poursuivant on ne sait quel rêve de Convention. Qui
donc était le plus respectueux de la Constitution, du Maréchal qui en
faussait tous les ressorts, du Sénat qui suivait le Maréchal, la mort dans
l'âme, ou de la Chambre qui se maintenait si sagement dans les attributions
que la loi du 28 Février lui avait assignées ? Elle avait pour elle
l'assentiment du pays et la récente victoire remportée sur des ennemis
acharnés, elle avait la conscience de son bon droit et elle attendait, calme
dans sa fermeté, certaine que la raison finirait bien par avoir raison. Le
ministère de Rochebouet, renversé le jour même de sa nomination au Journal
officiel, vécut encore vingt jours, si c'était là vivre. Ses membres
faisaient de furtives apparitions à la Chambre et persistaient à demander le
vote du budget. Le 4 Décembre, M. Gambetta, président de la Commission du
budget, leur enleva leur dernière illusion, sans s'adresser directement à
eux, mais en répondant à M. Rouher : « Le budget général, nous l'avons
préparé, dit-il. Nous, nous sommes prêts. Mais nous ne livrerons notre or,
nos charges, nos sacrifices, le produit de notre dévouement, que lorsque l'on
se sera incliné devant la volonté qui a été exprimée le 14 Octobre, de savoir
si, en France, c'est la nation qui gouverne ou un homme qui commande. » Pendant
que les Gauches, plus étroitement unies que jamais, donnaient le spectacle de
cette attitude invinciblement correcte, en même temps que respectueusement
ferme, que le Sénat incertain, hésitant, était à la merci du plus flottant de
ses groupes, le groupe Constitutionnel, et que le pays, tour à tour plein
d'angoisse et d'espoir, prêtait l'oreille aux moindres bruits venus de la
Présidence, le Maréchal, image vivante de toutes les perplexités, hésitait,
lui aussi, entre la soumission à la volonté nationale et la formation d'un
nouveau ministère de dissolution. Quant aux projets de coups d'Etat, ils ont
pu entrer dans la pensée des conseillers secrets du duc de Magenta, ils ont
pu être considérés comme une éventualité possible par ses conseillers officiels
du ministère Rochebouet on peut affirmer que le Maréchal, livré à ses
inspirations personnelles, les a toujours repoussés avec horreur. Ces bruits
de coups de force s'étaient répandus dès la fin du mois de Novembre et les
deux présidents, MM. d'Audiffret-Pasquier et Grévy, avaient eu une entrevue
avec le préfet de police, M. Félix Voisin, dans laquelle il avait été
question des mesures à prendre, au cas où la sécurité du Parlement serait
menacée. Très loyalement le préfet de police avait rapporté cette
conversation au chef de l'Etat. Celui-ci avait fait appeler, le 29 Novembre,
les deux présidents il s'était montré très sincèrement ému qu'on lui eût
prêté la pensée d'un acte de violence et il avait déclaré que ses projets de
résistance n'avaient pas été au-delà d'une seconde dissolution. MM.
d'Audiffret-Pasquier et Grévy, ce dernier avec plus d'insistance que le duc,
avaient conseillé au Président de la République de s'incliner devant la
volonté de la nation, de suivre les règles parlementaires et de prendre un
ministère dans les rangs de la majorité. Ces sages conseils auraient
peut-être été écoutés si le mauvais génie anonyme, qui combattait toujours
les inspirations de la sagesse dans l'esprit flottant du Maréchal, ne s'était
manifesté une fois de plus, sous la forme d'une note envoyée à l'Agence
Havas. Les communications à l'Agence Havas, en temps de
crise, d'intérim ministériel, ne sont imputables à personne et l'on ne put
remonter à la source de celle qui représentait M. Grévy et les Gauches comme
ayant exigé du Maréchal qu'il fît usage de son droit de révision et réunît le
Congrès, pour réformer l'article de la Constitution relatif au droit de
dissolution. Les Gauches et M. Grévy ayant affirmé n'avoir rien exigé de
pareil, la tendance à l'accord prévalut de nouveau M. Batbie appelé à la
Présidence, avait engagé le Maréchal à s'adresser à M. Dufaure et, le 7
Décembre, M. Dufaure avait reçu mandat de constituer un Cabinet. On ne se
représente pas M. Dufaure n'acceptant, dans la circonstance, qu'un mandat
limité. Carte blanche lui fut certainement donnée, non pas peut-être
explicitement, mais par la force des choses. II emporta de la conversation
fort brève qu'il eut avec le Maréchal et qui devait être brève, pour des
raisons de haute convenance, entre le député vainqueur et le Président
vaincu, la conviction qu'il avait pleins pouvoirs pour former un Cabinet de
toutes pièces et d'où seraient exclus tous les membres du Cabinet du 16 Mai.
Ayant ainsi compris ses devoirs, et il ne pouvait pas les comprendre
autrement, il soumit au Maréchal une liste complète. Le Maréchal accepta les
yeux fermés tous les noms, sauf ceux des titulaires de la Guerre, de la
Marine et des Affaires Étrangères il croyait devoir se réserver l'attribution
de ces portefeuilles et sans doute les laisser à leurs détenteurs du 16 Mai.
La prétention était d'autant plus étrange que, quinze jours auparavant, le
Maréchal avait lui-même changé les ministres de la Guerre, de la Marine et
des Affaires Étrangères, en formant le Cabinet Rochebouet. M. Dufaure, avec
lequel les discussions ne se prolongeaient jamais bien longtemps, remit ses
pouvoirs et le Maréchal fit appel au dévouement de M. Batbie. De la politique
de la soumission, il revenait à la politique de la résistance et il
s'adressait à l'homme dont le nom évoquait le souvenir du Gouvernement de
combat. Membre du Centre Droit, devenu sénateur du Gers avec le concours des
Bonapartistes, qui l'auraient certainement soutenu au ministère, M. Batbie
promit son concours au Maréchal et tenta, pendant cinq ou six jours, des
efforts désespérés pour accomplir sa mission. Il s'agissait de constituer un
Cabinet qui passerait outre au refus du vote de l'impôt par la Chambre et qui
gouvernerait illégalement, sans tenir compte de celui des trois pouvoirs publics
qui était issu du suffrage universel, de celui auquel la Constitution
assurait l'initiative budgétaire. Dans le groupe même auquel appartenait M.
Batbie, les avis étaient loin d'être unanimes, sur la possibilité de cette
politique de casse-cou. MM. de Broglie et Buffet la conseillaient, MM. Bocher
et Lambert Sainte-Croix la réprouvaient énergiquement. C'est
pendant cette dernière période de la crise que les bruits de coups d'État
prirent une nouvelle consistance ; mais l'opinion ne connut que plus tard les
dépêches qui furent échangées entre le ministre de la Guerre et le général
Ducrot, commandant du 8e corps, et l'incident du major Labordère que M.
Brisson, dans son rapport général sur l'Enquête, place au 13 Décembre. Le
major Labordère appartenait au 14° régiment d'infanterie de ligne, en
garnison à Limoges, que commandait le colonel Billot. Un soir, officiers et
soldats, en tenue de campagne, étaient prêts à marcher. « Mon colonel,
dit Labordère, un coup d'Etat est un crime, je n'en serai pas complice. »
— « Vous n'avez pas à discuter, répondit le colonel, votre devoir est
d'obéir quand même.’ Au moment où avait lieu cette scène, dans une caserne de
Limoges, tout était fini à Paris. M. Batbie avait trouvé des collaborateurs
pour tous les portefeuilles, moins celui des Finances. M. Pouyer-Quertier,
pressenti par lui, s'était énergiquement refusé à présider à une perception
illégale de l'impôt et avait patriotiquement conseillé de reprendre les
négociations avec M. Dufaure. Le Maréchal, mis au courant de l'échec de M.
Batbie, voulut donner sa démission. Les incorrigibles conseillers qui
l'inspiraient obtinrent, à force de supplications, qu'il restât à son poste.
Pour échapper à toutes les responsabilités qu'ils avaient encourues, ils
s'abritèrent encore une fois sous son épée. Le Maréchal, seul juge et bon
juge de ce que lui commandait sa dignité, eut le tort de les croire encore
une fois. On lui persuada que son abdication mettrait la France dans le plus
grand péril il capitula autorisés par lui, le président du Sénat et le préfet
de la Seine, M. Ferdinand Duval, allèrent trouver M. Dufaure. Le vainqueur se
montra clément et consentit à rouvrir les négociations (13 Décembre
1877). Ainsi
se termina cette trop longue crise, qui troubla profondément la France et qui
faillit tuer, dès le début, la Constitution de 1875. L'institution de la
Présidence, celle du Sénat en demeurèrent affaiblies et bien des difficultés
ultérieures ont eu pour causes l'usage que le Maréchal de Mac-Mahon avait
fait d'un droit inscrit dans la Constitution et l'avis conforme donné par le
Sénat de 1877. Le droit même de dissolution, droit démocratique par
excellence, puisqu'il n'est, en dernière analyse, qu'un appel au peuple
souverain, en est resté impopulaire et tel Président de la République a mieux
aimé se démettre que d'y recourir. Les historiens les plus indulgents du 16
Mai doivent reconnaître que les ressorts de la Constitution ont été tendus à
se rompre et que le Régime et les libertés parlementaires ont été mis à deux
doigts de l'abîme par le plus imprudent des Présidents, par le moins
scrupuleux des Gouvernements. La Démocratie qui avait lutté à plusieurs reprises contre une ligue formidable, qui avait eu tant de peine à sauver du naufrage l'héritage des vérités politiques léguées par.la Révolution, s'était rattachée à la Constitution de 1875 ; elle y était entrée comme on entre dans le port, après une longue et orageuse traversée. Elle ne songeait qu'à vivre calme et paisible, à l'abri de ses institutions politiques enfin fixées, quand un pilote téméraire rejeta en pleine tempête le navire qui portait les destinées de la France, au risque de le briser sur les écueils. Les institutions nouvelles et la Constitution de 187S ont été compromises par deux des pouvoirs qui étaient chargés de les mettre en œuvre. Elles ont échappé au danger qui les menaçait, mais elles ont été faussées dès le principe, parce que la Présidence et le Sénat ont singulièrement amoindri, par une fausse manœuvre, leur grande et nécessaire autorité[7]. |
[1]
Les administrateurs du Seize Mai. Un seul exemple prouvera le soin avec
lequel M. de Fourtou avait choisi ses préfets et sous-préfets.
M. de la Brière, ancien zouave pontifical, avait été
nommé sous-préfet de Gaillac ; au mois de Décembre 1877, il adressa sa
démission, en ces termes, au Président de la République
« Monsieur le Maréchal,
« Je prie Votre Excellence d'agréer ma démission des
fonctions qu'Elle a daigné me confier.
« Recevez, Monsieur le Maréchal, l'expression des
sentiments dus à un Maréchal de France qui manque à la foi jurée.
« LÉON DE LA BRIÈRE. »
Traduit devant le Tribunal de Toulouse, comme ayant
manqué de respect au Chef de l'État, M. de la Brière fut condamné à 1.000
francs d'amende, Quinze jours après l'envoi de sa lettre, il avait été révoqué
par décret. Il télégraphia, en ces termes, au ministre de l'Intérieur : «
Merci, citoyen ministre, d'avoir enfin compris que les gens comme moi ne
servent pas des gens comme vous. »
M. de la Brière fut condamné encore, par défaut, à
quinze jours de prison, pour pression électorale mais la Cour de Toulouse cassa
le jugement sur appel. La cour de Toulouse eut raison ; le vrai coupable
n'était pas M. de la Brière qui, après tout, s'acquittait de la besogne qui lui
avait été prescrite, mais son chef, le ministre de l'Intérieur. Celui-ci, saisi
de tardifs remords, lors du procès qui lui fut intenté par M. Ménier, rejeta
par la bouche de son avocat, Me Housse, toute la responsabilité sur des
subalternes trop zélés. Ce désaveu suspect s'appliquait aux rédacteurs du Bulletin
des Communes, qui avaient certainement agi par les ordres de M. de Fourtou,
aussi bien que le sous-préfet de Gaillac ou le sous-préfet d'Apt, M. Montagne,
donnant aux maires, le 14 Octobre, l'ordre « de faire sauter les paquets » de
bulletins de vote et affirmant que « cela se faisait partout », le salut de la
société y étant intéressé.
[2]
Voir Appendice XIII.
[3]
Un volume in-18, Paris, Charpentier, 1893.
[4]
Un volume in-18, Paris, Ollendorff, 1892.
[5]
Appendice XIV. Extraits du manifeste posthume de Thiers.
[6]
Dans l’Année politique d'André Daniel (1 vol. in-18 chaque année, depuis
1874, chez Charpentier, Paris) on lit que M. Collignon fut nommé au Ministère
des Travaux Publics et M. Gicquel des Touches à celui de la Marine. Nous ne
relevons pas cette erreur pour le vain plaisir de prendre en faute le
consciencieux auteur de l’Année politique, mais bien plutôt pour avoir
une occasion de reconnaitre tout ce que nous devons à une très utile
publication. Devenu député, puis ministre, André Daniel (M. André Lebon) a
continué l’œuvre entreprise dans sa prime jeunesse et il la poursuit
vaillamment, pour le plus grand profit des travailleurs.
[7]
L'Esprit de la Constitution du 25 Février 1875, par Léonce Ribert.
Paris, Germer Baillière, 1875.