HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL

 

CHAPITRE V. — LE PREMIER MINISTÈRE DUFAURE. - LE SÉNAT-CONFLIT.

10 Mars - 12 Décembre 1876.

 

 

La transmission des pouvoirs. — Rapidité de la solution ministérielle. — Le Cabinet Centre Gauche. — Constitution du bureau du Sénat. — La déclaration ministérielle. — Vérification des pouvoirs dans les deux Chambres. — Proposition Raspail-Victor Hugo. La loi des maires. — La Commission du budget de 1877. — Les premiers actes du Cabinet. — Les circulaires Ricard. — Le mouvement préfectoral. — Les projets de M. Waddington. — Les premières attaques contre la majorité de la Chambre. — M. de Marcère. — Discussion des propositions d'amnistie. — La situation des insurgés. — Les jurys mixtes. — Rejet de la loi par le Sénat. — Répercussion à la Chambre. L'œuvre législative. — La loi des maires adoptée à la Chambre. — Fermeté de M. de Marcère. — La discussion du budget à la Chambre. — Activité et compétence de Gambetta. — Majoration des crédits de l'Instruction Publique. — Le Parlement hors session. — Imprudences des intransigeants de Gauche. — Les élections partielles et les élections municipales. — Retraite du général de Cissey. — La politique et le cléricalisme dans l'armée. — Le Président de la République dans l'Est. — La politique extérieure dans la question d'Orient. — Révolution de palais à Constantinople. — La Conférence de Constantinople. — Rôle du duc Decazes. — La session extraordinaire de 1876. — La loi sur l'intendance et le service de santé militaire au Sénat. — L'amnistie à la Chambre. — Au Sénat, rejet de l'amendement Bertauld. — Retraite de M. Dufaure, 2 Décembre. — La question des honneurs funèbres à la Chambre. — Appréciation sur le premier ministère Dufaure.

 

Le scrutin de ballottage pour l'élection de la Chambre des députés avait eu lieu le 5 Mars. Trois jours après, la cérémonie de transmission des pouvoirs s'accomplissait à Versailles, avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. La Commission de permanence et la Commission des grâces avaient été convoquées par le bureau de l'Assemblée nationale. M. Martel, président de la Commission des grâces, après avoir annoncé que les pouvoirs de cette Commission étaient expirés, résuma son œuvre en deux mots elle avait examiné 8.179 dossiers et prononcé 3.141 commutations ou remises de peine. C'est alors que le duc d'Audiffret-Pasquier fit introduire les bureaux provisoires des deux Chambres et le Conseil des ministres dans le salon d'Hercule. Il leur adressa ces paroles

« Vous tous, qui représentez ici les nouveaux pouvoirs du pays, soyez les bienvenus.

« Librement consultée, la France vient de donner aux décisions de l'Assemblée nationale une éclatante sanction. C'est avec cette double autorité que ces décisions s'imposent aujourd'hui à l'obéissance et au respect de tous.

« La Constitution républicaine du 2S Février a été, vous le savez, une œuvre de conciliation et d'apaisement. C'est à vous qu'il appartient de la continuer et de la défendre. Serrés autour du Maréchal de Mac-Mahon, vous saurez donner à notre pays un Gouvernement d'ordre et de paix. Vous saurez lui assurer le repos qu'il désire, dont il a tant besoin pour achever de réparer ses désastres et pour porter les charges qui en ont été la dure conséquence.

« Comme nous, vous voudrez le rendre à vos successeurs pacifié, prospère et libre. C'est donc avec confiance que j'ai l'honneur de vous remettre, au nom de l'Assemblée nationale, les pouvoirs souverains que la nation lui avait donnés. »

Le doyen d'âge du Sénat, M. Gauthier de Rumilly, répondit par une chaude allocution, nettement républicaine, qui fut le vrai succès de cette séance et qu'accueillirent des applaudissements prolongés. Le doyen d'âge de la Chambre, M. Raspail, ne prenant pas la parole, le vice-président intérimaire du Conseil des ministres, M. Dufaure, dit ces simples mots

« Nous sommes délégués par M. le Président de la République, mes collègues et moi, pour recevoir de vos mains le pouvoir exécutif, avec ses devoirs et prérogatives, tel qu'il lui est attribué par la Constitution républicaine du 2S Février. Nous avons mission de vous déclarer, en même temps, qu'il a l'intime confiance qu'avec l'aide de Dieu et le concours des deux Chambres, il ne l'exercera jamais que conformément aux lois, pour l'honneur et pour l'intérêt de notre bien-aimé pays. »

La Constitution du 25 Février 1875 entrait donc dans la pratique le 8 mars 1876. Le lendemain, le Journal officiel annonçait que la démission du vicomte de Meaux, donnée le 23 Février précédent, en même temps que celle de M. Buffet, était acceptée et que l'intérim de l'Agriculture et du Commerce était confié au ministre des Finances, M. Léon Say. Cette nouvelle et ce que l'on savait des conférences que e le Maréchal avait eues avec M. Casimir-Périer, indiquaient manifestement que le Chef du pouvoir exécutif attendrait la réunion et les premières séances des Chambres, avant de constituer son Cabinet ; aussi, la surprise fut-elle grande lorsque, le lendemain, on put lire à l'Officiel la liste complète des nouveaux ministres. M. Dufaure prenait avec la Justice et les Cultes la présidence et non plus la vice-présidence du Conseil, comme MM. Buffet, de Cissey et de Broglie. M. Ricard devenait ministre de l'Intérieur. Le duc Decazes conservait les Affaires Étrangères. M. Waddington remplaçait M. Wallon à l'Instruction Publique et aux Beaux-Arts. M. Léon Say gardait les Finances. M. Christophle prenait les Travaux Publics. M. Teisserenc de Bort remplaçait M. de Meaux ; l'amiral Fourichon remplaçait l'amiral de Montaignac, et M. de Cissey conservait la Guerre.

La lecture de l'Officiel produisit un désappointement à peu près général l'opinion, presque unanime, fut que le premier Cabinet républicain était un peu pâle on eût désiré une administration plus éclatante, un grand ministère, pour inaugurer la Constitution. On constatait, de plus, que MM. Decazes et de Cissey, qui s'étaient associés au Gouvernement de combat, étaient conservés dans le Cabinet, et l'on attribuait leur maintien à ta volonté du Maréchal, plutôt qu'au libre choix de M. Dufaure. Le Garde des Sceaux, observateur respectueux des traditions parlementaires, s'était-il incliné devant un désir formel du Maréchal et avait-il reçu, pour sa complaisance, le titre de président du Conseil ? Cette question se posait dans tous les groupes. « Ce ne sont pas ceux qui entrent, disaient Gambetta et ses amis des nouveaux ministres, ce sont ceux qui ne sortent pas qui nous inquiètent. Même parmi ceux qui entraient, on constatait le choix de M. Ricard, fait en dehors du Parlement. » M. Ricard, en effet, avait été battu aux élections législatives, dans la circonscription de Niort, par un Bonapartiste, le baron Petiet. Les autres choix étaient acceptables, même celui de l'amiral Fourichon ; mais les nouveaux ministres MM. Waddington, Christophle et Teisserenc de Bort et le nouveau sous-secrétaire d'État de l'Intérieur, M. de Marcère, appartenaient au groupe le moins nombreux de la majorité républicaine, au Centre Gauche, qui ne comptait que 48 membres à la Chambre, contre 93 députés de la Gauche radicale et 198 de la Gauche républicaine.

Le ministère, dans sa nuance un peu terne, avec un chef comme M. Dufaure, qui représentait l'esprit de résistance aux innovations les moins hardies, semblait plutôt constitué en vue de gouverner avec la majorité du Sénat qu'avec celle de la Chambre. C'est pourtant dans le Sénat qu'il devait rencontrer le plus d'obstacles et trouver finalement sa pierre d'achoppement. Le Sénat, tel que l'avaient constitué les élections de Décembre 1875 et celles de Janvier 1876, n'avait de majorité certaine que dans les questions religieuses politiquement, il comprenait, comme l'Assemblée nationale dont il était l'image, deux partis numériquement égaux, à quelques voix près, les Conservateurs et les Républicains. Pour fixer cette majorité, il eût fallu une main plus ferme que celle du Garde des Sceaux, qu'affaiblissaient également l'appui que lui accordaient les Républicains de la Chambre, les résistances qu'il rencontrait à l'Elysée, et qui ne retrouva pas, à la tête du Gouvernement, la vigueur qu'il avait montrée dans les rangs de l'Opposition, Entre une Chambre jeune, ardente, qui se sentait en étroite communion d'idées avec la nation et un Sénat hésitant qui se sentait encouragé dans sa résistance par les sympathies déclarées du Président de la République, M. Dufaure ne sut pas garder un équilibre bien difficile il ne sut pas donner à la première administration républicaine l'allure nette, franche, décidée que tout le monde attendait d'elle, que tous les ministres individuellement surent prendre, que le ministère dans sa collectivité n'eut jamais. Le Sénat avait constitué son bureau, le 13 Mars, en portant à la présidence le duc d'Audiffret-Pasquier par 20o voix, à la vice-présidence deux membres de la Gauche, MM. Martel et Duclerc, et deux membres de la Droite, MM. de Ladmirault et de Kerdrel. Ce premier vote politique qui portait au fauteuil un Constitutionnel libéral et qui partageait les vice-présidences entre les deux grandes fractions de l'Assemblée, indiquait bien la composition du Sénat et y soulignait l'absence de majorité. A la Chambre, après l'élévation de M. Jules Grévy à la présidence, trois fauteuils de vice-présidents avaient été donnés à des Républicains éprouvés MM. Bethmont, Rameau et Lepère, et un quatrième abandonné à un membre de la Droite, M. Durfort de Civrac.

C'est devant les deux Assemblées ainsi constituées que la Déclaration fut lue le 14 Mars elle était excellente. Le Gouvernement s'engageait à pratiquer loyalement les lois constitutionnelles, à exiger la fidélité des agents qui avaient mission de le servir et parmi lesquels il ne saurait admettre de détracteurs, à apporter la solution des deux questions urgentes, celle de la collation des grades et celle de la composition des municipalités. Un Gouvernement qui promettait de pratiquer loyalement la Constitution et d'exiger l'obéissance de ses fonctionnaires, qui laissait espérer la restitution à l'Etat de ses nécessaires prérogatives, aux Communes de leurs libertés municipales, c'étaient là de grandes nouveautés. On était déshabitué, depuis le 24 Mai 1873, de cette politique cordiale et pacifique on était tout surpris de voir un Cabinet qui, pour ses débuts, ne partait pas en guerre contre la nation, et un sentiment de confiant espoir se joignit au sentiment de soulagement produit par la Déclaration. A l'étranger, l'impression fut aussi bonne qu'en France et la détente se fit sentir, même dans le Sénat. La mort de M. de la Rochette avait laissé un siège d'inamovible vacant 174 voix y portèrent M. Ricard, ministre de l'Intérieur. Son concurrent maigre lui, M. de Lesseps, ne réunit que 84 suffrages, presque tous bonapartistes.

Les deux Chambres procédèrent, avant les vacances de Pâques, à la vérification des pouvoirs de leurs membres. Cette opération se fit dans un esprit bien différent au Sénat et à la Chambre. Au Sénat, on valida de parti pris toutes les élections, malgré des faits surabondamment démontrés d'intervention administrative dans la Gironde, la Sarthe et la Savoie, de corruption en Corse et d'illégalité à la Guadeloupe. Si le Sénat montra cette indulgence exagérée, c'est qu'il considérait le suffrage restreint comme beaucoup plus éclairé que le suffrage universel. Cette vue n'était pas tout à fait fausse. Mais, pour avoir plus de lumières, est-on moins accessible à l'influence préfectorale, moins sensible aux attraits de l'argent, ou moins susceptible de tourner ou de violer la loi ?

A la Chambre, où régnait un autre esprit, trois enquêtes furent ordonnées et 15 invalidations prononcées, du 26 Mars au 10 Avril. Les violences de la polémique, les faits de pression administrative ou d'ingérence du clergé déterminèrent presque toutes les invalidations. Le Sénat avait validé trop vite ; la Chambre eut le tort de valider trop lentement et aussi le tort de préférer parfois à l'invalidation l'enquête, qui est la moins bonne des solutions. Elle prolonge l'état de fièvre où l'élection a mis une circonscription, et il est bien rare qu'elle révèle des faits nouveaux, capables de modifier l'opinion de la Chambre qui l'a ordonnée. De plus, elle fait durer pendant des mois l'incertitude de l'élu. La cassation d'une élection viciée est une mesure plus franche. Ajoutons que, dans presque tous les collèges où le scrutin dut être recommencé, les électeurs ratifièrent les décisions de la majorité républicaine. Ce qui prouve que la majorité avait bien jugé, le suffrage universel ayant plutôt tendance à s'obstiner dans ses choix, surtout quand ses choix ont été mauvais.

Dans l'intervalle des séances de vérification à la Chambre, dans l'intervalle des fréquents repos que le Sénat s'accordait déjà, faute de matière législative, quelques affaires importantes furent abordées, sinon discutées à fond, dans les deux Assemblées. Le 21 Mars deux propositions identiques d'amnistie totale avaient été présentées au Sénat par Victor Hugo, à la Chambre par M. Raspail. Le Gouvernement, qui s'attendait au dépôt de ces demandes, avait réclamé l'urgence, au Sénat par l'organe de M. Dufaure, à la Chambre par M. Ricard. L'urgence, qui a le mérite de supprimer la seconde et la troisième délibérations sur une question irritante, avait été accordée et les propositions d'amnistie totale ou partielle avaient été renvoyées à l'examen des bureaux. Les deux rapporteurs de la Chambre et du Sénat, MM. Leblond et Paris, avaient abouti à des conclusions presque identiques et conclu au rejet des propositions d'amnistie. Il semblait à M. Leblond, comme à M. Paris, que la grâce, que l'exercice de la clémence Présidentielle était préférable à l'amnistie, parce que la loi était impuissante à faire les distinctions, à établir les catégories nécessaires entre les meneurs et les comparses, entre les repentants et les endurcis. La discussion de cette grave question ne devait venir, en séances publiques, qu'après les vacances de Pâques.

Bien qu'il eût parlé, dans sa Déclaration, de la nécessité de réviser la loi relative aux municipalités, le Gouvernement, dans cette matière comme pour l'amnistie, laissa l'initiative parlementaire prendre les devants, retenu qu'il était par la crainte de heurter les timidités du Sénat ou les scrupules du Maréchal, toujours inspiré par MM. de Broglie et d'Harcourt et mal renseigné par son entourage. La Gauche avait proposé l'abrogation de la loi du 20 Janvier 1874 sur les municipalités. Cette fois encore, le Cabinet avait demandé l'urgence et formé une Commission extraparlementaire, chargée d'étudier, non seulement le chapitre relatif aux municipalités, mais toute une loi organique municipale. La Commission extraparlementaire et la Commission de la Chambre, après de sérieuses études, avaient reconnu que la procédure la plus rapide, sinon la meilleure, exigeait la disjonction du titre relatif aux maires et adjoints. Sur ce dernier point, elles s'étaient ralliées au système de 1871, c'est-à-dire à la nomination des maires et des adjoints par le Gouvernement dans les villes plus de 100000 habitants, dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement ; à l'élection par les Conseils dans toutes les autres communes. La discussion du titre relatif aux maires et adjoints, comme celle des propositions d'amnistie, ne vint qu'après les vacances.

Enfin, la Chambre eut à s'occuper, dans ses bureaux, de la nomination de la Commission du budget. Le Gouvernement avait déposé le projet de budget de 1877 avant les vacances de Pâques et la Commission de 33 membres, qui fut chargée de l'examiner, compta 30 Républicains et 3 membres de la. Droite. Gambetta ambitionna la présidence de la Commission qui lui fut dévolue. Son discours d'installation fut tout un programme financier. « Nous avons voulu entrer dans la Commission du budget, dit-il, pour nous mettre face à face avec les réalités, étudier de plus près les détails de notre régime financier, sans illusion et sans précipitation. Uniquement inspirés par l'esprit d'économie, de maturité et de sage réforme, nous nous garderons de rien livrer à l'aventure, persuadés qu'en ces délicates matières on ne devance ni le temps ni l'opinion. » Le grand orateur.de la Gauche étudia, en effet, dans le détail, tous les services, particulièrement ceux de la Guerre et de la Marine, et acquit, en quelques mois, une compétence que les hommes spéciaux auraient pu lui envier. Cette nature, si heureusement douée, se prêtait merveilleusement à toutes les études, à tous les travaux, à toutes les applications d'une intelligence sans cesse en éveil toujours attentive aux besoins multiples et variés du pays.

En face de cette Chambre laborieuse, le Gouvernement ne restait pas inactif. Dès le 23 Mars M. Waddington avait proposé l'abrogation des dispositions des articles 13 et 14 de la loi du 12 Juillet 1875, relatives aux jurys mixtes, chargés de faire subir les examens de licence et de doctorat. Le 3 Avril l'état de siège, qui aurait pu être prolongé légalement jusqu'au 1er Mai, avait été levé, dans les quatre départements où le Cabinet précédent l'avait maintenu. M. Ricard, celui de tous les ministres qui avait le plus à faire pour substituer un régime pacifique au Gouvernement de combat, avait annoncé, dans une première circulaire aux préfets, son intention de remplacer par des maires et des adjoints, pris dans les conseils municipaux, tous les maires et adjoints que l'on avait choisis en dehors de ces assemblées. Dans une deuxième circulaire, il avait prescrit une application libérale de la loi du 29 Décembre 1875, au sujet de la vente des journaux sur la voie publique. Enfin, dans une troisième circulaire, portant la date du 6 Mai et qui fut comme son testament administratif, il résuma, en traits nets et fermes, les doctrines libérales du ministre de l'Intérieur et-la politique générale du Cabinet.

« Il est nécessaire, disait-il aux préfets, de ruiner dans l'esprit des partis des espérances désormais factieuses. Vous êtes appelés à coopérer à une œuvre de conciliation et d'apaisement. Nous devons faciliter au pays la reprise de possession de ses affaires. » Affirmation des lois constitutionnelles et de la République qu'elles sanctionnaient, répudiation de la politique agressive et provocatrice, encouragement aux initiatives locales et tendance à une sage décentralisation, tels étaient les principaux caractères de ce remarquable document.

Les préfets, auxquels étaient envoyées des instructions si différentes de celles que leur adressait M. Buffet, furent traités par M. Ricard avec de rares ménagements. Le premier décret provoqué par le ministre, le 26 Mars, ne faisait sortir de l'administration que 14 des plus compromis ; 12 autres étaient simplement changés de résidence. Trois semaines plus tard, le 14 Avril, 11 préfets étaient encore rendus à la vie privée, 33 préfets et 8 sous-préfets étaient déplacés. L'ordre moral avait habitué la France à d'autres hécatombes administratives l'ordre moral, restauré l'année suivante, devait en faire de plus complètes. Parmi les préfets déplacés, il en est qui n'acceptèrent pas ce qu'ils regardaient comme une disgrâce et qui donnèrent leur démission avec éclat, affectant de séparer le Maréchal de ses ministres et de représenter les ministres comme les prisonniers de la démagogie. Un préfet, transporté du Cantal dans les Hautes-Pyrénées, rédigea une lettre qui fit scandale et qui donna une singulière idée du loyalisme des administrateurs que M. Buffet avait si obstinément défendus. Les Gauches avaient-elles tort, de prétendre que plusieurs des préfets conservés étaient moins francs que M. de Chazelles, mais tout aussi hostiles ? Il est à remarquer qu'après les élections législatives et après le changement de ministère, qui impliquait apparemment un changement de politique, aucun des préfets les plus hostiles, nous ne disons pas seulement à la République, mais au Régime établi par les lois constitutionnelles, n'avait pensé qu'à une situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux. Au lieu de se retirer avec dignité les Pascal, les Doncieux, les de Tracy, les Fournier, les Guigues de Champvans avaient gardé leurs fonctions, jusqu'au jour où ils en avaient été relevés, comme s'ils n'attendaient qu'une occasion de se retirer en faisant claquer les portes.

Le 10 Avril les Chambres se séparèrent pour un mois. En leur absence, eurent lieu les élections complémentaires, nécessitées par les options des députés qui avaient été nommés dans deux ou plusieurs circonscriptions tous les scrutins furent favorables aux Républicains dans un collège du Tarn-et-Garonne, un député bonapartiste fut remplacé par un Constitutionnel. Le lendemain de la séparation des Chambres, on avait appris a Paris la prompte répression d'une petite insurrection algérienne. Le généra ! Carteret avait battu près de Biskra et réduit les tribus de l'oasis d'El-Amri, que le marabout Ahmed-Ben-Alech avait soulevées contre notre domination.

C'est également pendant ces vacances, assez peu remplies, que M. Waddington, a l'occasion de la distribution des récompenses aux délégués des Sociétés savantes des départements, esquissait son plan de constitution de grands centres universitaires. L'idée de la réunion des Facultés, éparses sur tout le territoire, en quatre ou cinq grands groupes, fortement organisés, n'était pas mûre en 1876 et il ne fut pas donné suite aux projets du ministre. Ils étaient pourtant d'une application plus facile, à ce moment, qu'à l'époque ou ils furent repris par quelques-uns des successeurs de M. Waddington, et, en particulier, par M. Bourgeois. L'absence d'élèves dans les Facultés qui ne donnaient pas un enseignement professionnel, comme le Droit ou la Médecine, l'indigence des laboratoires, l'état misérable des bâtiments et le peu d'intérêt que les Conseils électifs portaient alors aux établissements d'enseignement supérieur eussent rendu facile, en 1876, la transformation ou la disparition de quelques-uns de ces établissements. Après les réformes introduites dans l'enseignement, après l'augmentation du personnel et l'amélioration du matériel, surtout après que les villes et les départements se furent associés aux sacrifices de l'Etat, ce qui était aisé en 187P devint impossible et la conception de M. Waddington fit place à une conception nouvelle, non pas meilleure mais différente. Le mérite lui revient d'avoir eu un plan d'ensemble et d'avoir tenté de le mettre à exécution. Il essaya aussi d'acclimater chez nous l'institution des privat docent, donnant ainsi aux jeunes maîtres qui ont fait preuve de savoir, d'intelligence, et qui se sentent une vocation décidée pour le haut enseignement, la facilité de se produire et établissant, entre ces nouvelles recrues de nos Facultés et les anciens maîtres, l'émulation la plus salutaire.

Elevé en Angleterre, M. Waddington trouvait que nos lycées et collèges ressemblaient pl us à des casernes qu'à des écoles il y aurait voulu plus d'air, plus d'espace, et il laissait entendre que, pour l'enseignement secondaire comme pour l'enseignement supérieur, il demanderait à la Commission du budget de l'argent et encore de l'argent. De même pour l'enseignement primaire, le ministre vit bien que, pour introduire le grand principe de l'obligation, il fallait mettre partout les écoles à la portée du peuple et rendre ces écoles habitables, sinon luxueuses.

Le Parlement reprenait ses séances le 10 Mai le lendemain, il apprenait avec stupeur la mort de M. Ricard, enlevé -en quelques heures par une angine de poitrine. L'ancien avocat du barreau de Niort, l'ancien préfet de la Défense nationale, devenu membre de" l'Assemblée nationale, s'était confiné d'abord dans le travail des Commissions et prodigué seulement dans les réunions du Centre Gauche. Rapporteur de la loi électorale, en 1875, il n'avait été en vue, comme orateur, que dans la dernière session. Ministre le 10 Mars, sur le refus de Casimir-Périer, il grandit singulièrement pendant son rapide passage aux affaires et laissa, au bout de deux mois, la réputation d'un ferme libéral, d'un esprit sage, modéré, ouvert, d'un guide sûr pour les nouveaux venus, dans la voie de la République parlementaire. Quel contraste entre ce Républicain tolérant et Alphonse Esquiros, le démocrate intransigeant, qui mourut quelques jours après lui !

Esquiros appartenait à l'Ecole de ceux qui jugeaient M. Ricard tiède et mou, École qui avait bien quatre ou cinq représentants à l'Extrême Gauche de la Chambre et qui n'avait pas encore recruté, dans la population parisienne, un grand nombre de disciples. Le plus avancé de ces démocrates, M. Bonnet-Duverdier, s'était fait battre dans tous les scrutins qu'il avait affrontés, depuis le 20 Février. Les journaux de la secte, le Peuple, le Corsaire, les Droits de l’homme, avaient mille fois moins de lecteurs que n'en compte aujourd'hui la moindre feuille à un sou. Eventuellement ces intransigeants de Gauche pouvaient trouver des alliés d'un jour où d'une heure chez les Bonapartistes. Après avoir déclaré que tout était perdu et que les élections du 20 Février et du 5 Mars menaient la France aux abîmes, après avoir conseillé au Maréchal de résister à la nation et de se lancer dans les aventures, les Bonapartistes étaient revenus, d'instinct, à la tactique qui leur avait si bien réussi en 1848 ils avaient pratiqué la politique d'exagération démocratique, dont M. de Cassagnac avait donné le signal dans la réunion de Belleville, le 23 Décembre. M. Rouher avait demandé l'établissement d'un impôt sur le revenu il n'eût pas même répugné à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, s'il n'eût trouvé la question prématurée.

La Droite ne s'abaissait pas aux mêmes manœuvres, mais les conseils qu'elle donnait au Maréchal n'étaient ni plus sages, ni plus prudents et ils étaient plus dangereux, parce que les conseillers n'inspiraient pas la même défiance au Président de la République. N'est-ce pas Mgr Dupanloup, qui, en recevant le Maréchal dans la cathédrale d'Orléans, à l'occasion des fêtes de Jeanne d'Arc, lui souhaitait « ces illuminations supérieures qui, à l'heure du péril, font qu'un homme se rencontre, de la forte race de ceux par lesquels il plaît à Dieu, comme dit l'Ecriture, de sauver son peuple » ? Il faut savoir gré au Maréchal d'être resté strictement correct et constitutionnel, au milieu de ces prédicateurs de coups d'Etat, d'avoir gardé, sans le soutenir il est vrai, mais sans le contrecarrer non plus, un homme comme M. Dufaure, qui ne fit jamais une démarche, qui ne dit jamais un mot pour se défendre contre ces menées d'en haut, pas plus que contre les attaques d'en bas, qu'il enveloppait dans le même dédain.

Après la mort de M. Ricard, le Garde des Sceaux proposa le sous-secrétaire d'Etat, M. de Marcère, pour le ministère de l'Intérieur ; le Maréchal signa, les yeux fermés, la nomination de M. de Marcère, et celle de M. Paye, pour remplacer M. de Marcère. La politique de M. de Marcère fut celle de M. Ricard et le funeste accident du 11 Mai rie modifia ni la composition du Cabinet ni la ligne de conduite qu'il avait adoptée.

Une autre perte, non moins sensible pour le parti républicain modéré, fut celle de M. Casimir-Périer, survenue quelques semaines après. L'adhésion à la République de M. Casimir-Périer, que tout retenait dans le camp opposé, avait plus fait pour son établissement que l'active et chaleureuse propagande des Républicains d'origine. Avec les Thiers, les Rémusat, les Montalivet, les Duvergier de Hauranne, M. Casimir-Périer figure au nombre des vrais fondateurs de la Troisième République. Notre parti, aujourd'hui triomphant, ne peut que s'honorer en rendant à ces glorieux ancêtres de l'époque militante la justice qu'ils méritent.

Avec M. de Marcère succédant à M. Ricard, le Cabinet resta Centre Gauche et peut-être faut-il le regretter, d'abord parce que le Centre Gauche était le moins nombreux des groupes républicains de la Chambre, ensuite parce que la politique du Centre Gauche ne différait en rien de celle de la Gauche républicaine et de la Gauche dite radicale ; en dernier lieu, parce qu'il n'est pas bon, dans un régime parlementaire, que le parti prépondérant et le chef de la majorité ne soient pas à leur vraie place, nous voulons dire à la tête du Gouvernement. Le Centre Gauche avait eu légitimement la direction des trois Gauches, tant qu'il ne s'était agi que d'empêcher le rétablissement de la Monarchie, de combattre l'ordre moral et de fonder la République cette œuvre accomplie, il pouvait passer la main aux autres groupes républicains, ou du moins partager avec eux le pouvoir.

La politique du Centre Gauche, avons-nous dit, était la même que celle des autres groupes de Gauche elle était la même sur les questions de principe, comme celle des municipalités, sur les questions de personnes, comme celle des fonctionnaires, sur les questions de circonstance, comme celle de l'amnistie. La Gauche républicaine, avec ses deux cents membres, était le plus nombreux des groupes républicains ; la Gauche dite radicale venait ensuite avec ses quatre-vingt-treize membres. Ne convenait-il pas que le drapeau du parti fût planté en pleine Gauche républicaine et que le chef du Gouvernement fût choisi ou dans la Gauche républicaine ou dans la Gauche radicale qui ne se distinguait en rien, si nous exceptons la demi-douzaine d'intransigeants déjà nommés, de la Gauche républicaine ? Gambetta l'avait bien senti dès les premières réunions, il avait recommandé la fusion des trois Gauches et la constitution d'un parti républicain fort de sa masse, de son unité, marchant tout entier au même but, sans avant-garde ni arrière-garde, en un corps d'armée irrésistible. Jules Ferry, moins bien inspiré cette fois, avait recommandé la séparation des groupes et les groupes étaient restés distincts les événements devaient se charger, un an plus tard, de refaire l'union. En attendant, et dès la session d'été de 1876, on put constater de la faiblesse et des irrésolutions dans la majorité de la Chambre, de la faiblesse et des irrésolutions dans le Gouvernement, en face du Sénat et du Maréchal elles n'avaient pas d'autre cause que la division des groupes.

A peine ouverte, cette session fut marquée par la discussion des propositions d'amnistie, à la Chambre des députés. Le 16 Mai M. Clémenceau, partisan de l'amnistie totale, fit un historique trop connu du 18 Mars, de la semaine sanglante et de la répression qui avait suivi les tristes journées de Mai. Il rappela que les exécutions sommaires, du 21 au 28 Mai, s'étaient élevées, d'après le général Appert, à 17.000. Il rappela que, sur plus de 80.000 arrestations, il y avait eu 14.000 condamnations contradictoires, 2.000 acquittements et 35.000 non-lieux. Cette statistique était exacte ; mais, puisque l'orateur de l'Extrême Gauche croyait devoir la reproduire, pourquoi ne pas la faire suivre d'une condamnation formelle de la Commune ? La mémoire implacable de l'orateur, dit justement M. Lamy, qui n'a laissé échapper aucun acte reprochable au Gouvernement, s'est comme évanouie tout à coup et n'a pas trouvé une parole de blâme contre le Gouvernement insurrectionnel. C'était là toute la moralité du débat le vote d'amnistie totale, à ce moment, ne pouvait être interprété que comme une glorification de la Commune et ses bénéficiaires n'eussent pas manqué de lui donner cette signification. Après que M. Georges Périn se fut plaint des mauvais traitements infligés aux déportés à la Nouvelle-Calédonie, que l'amiral Fourichon eut contesté la véracité des renseignements apportés par le député de Limoges, la proposition d'amnistie totale de M. Raspail fut repoussée par 443 voix contre 50. Gambetta figurait au nombre des 38 abstentionnistes. Les propositions de MM. Marcou, Margue et Lisbonne eurent le même sort elles furent écartées par des majorités considérables

Le 22 Mai, la question vint devant le Sénat après un discours de Victor Hugo, où l'on admira un passage de la plus haute éloquence contre l'Empire et un rapprochement saisissant entre les criminels du 2 Décembre et les criminels du 18 Mars, si diversement traités, l'amnistie totale fut repoussée, à la quasi-unanimité.

Le double rejet des propositions Raspail et Victor Hugo ne prouvait qu'une chose, c'est que les Chambres n'entendaient pas amnistier la Commune. Pour la majorité des Français, amnistier signifie innocenter et innocenter la Commune, c'était implicitement condamner l'armée et le Gouvernement qui avaient réprimé l'insurrection. Personne, à part quelques intransigeants et quelques rêveurs, ne voulait aller jusque-là. Mais, dans la Chambre et même dans le Sénat, de très bons esprits pensaient, disaient ou écrivaient qu'il y avait quelque chose à faire.

Le maintien de la juridiction des Conseils de guerre, cinq ans après les faits insurrectionnels, était une menace pour un grand nombre d'insurgés obscurs, coupables, ce qui était le crime de tout Paris, de port d'uniforme dans des bandes armées il était une menace, pour un petit nombre d'insurgés, coupables d'usurpation de fonctions, qui avaient réussi à échapper à toute poursuite. Pour les ignorés comme pour les autres, il eût mieux valu comparaitre, dès le début, devant les tribunaux ordinaires, qui les auraient condamnés à quelques mois de prison. Les parquets militaires ayant réclamé, à la fin de 1872, la connaissance des délits d'usurpation de fonctions, il leur avait été donné satisfaction ils avaient compliqué le délit du crime d'attentat et infligé les travaux forcés ou la déportation, là où les tribunaux ordinaires condamnaient à la prison. Sans doute les poursuites se faisaient plus rares, au fur et à mesure que les années s'écoulaient, mais elles reprenaient toujours après des moments d'accalmie ; il y avait des retours offensifs des parquets militaires, qui procédaient à de nouvelles recherches dans les dossiers déjà examinés. L'inégalité de la répression pour les mêmes crimes ou délits, les menaces pesant sur beaucoup de gens, qui avaient repris le travail réparateur et la vie réglée, le maintien d'une juridiction exceptionnelle, en pleine paix civile, tels étaient les faits qui devaient appeler l'attention du Gouvernement.

Le 27 Juin, le Président de la République adressait au ministre de la Guerre une lettre destinée à rassurer tous les militants obscurs de la Commune, sur l'éventualité de poursuites nouvelles. Bien qu'une loi eût été préférable à une promesse Présidentielle, le Cabinet avait eu une heureuse idée en dictant cette lettre au Chef de l'Etat, à celui qui avait réprimé l'insurrection et qui personnellement avait apporté, dans cette répression, une modération dont tous ses lieutenants n'avaient malheureusement pas fait preuve. Le Maréchal, dans sa lettre à M. de Cissey, constatait que le nombre des poursuites n'avait été, en 1875, que de 52, de 10 dans les six premiers mois de 1876, et que, sur ces 62 poursuites, 4 seulement se rapportaient à des faits insurrectionnels toutes les autres étaient dirigées contre des crimes ou délits que les juges militaires avaient qualifiés de droit commun. L'œuvre de la justice militaire pouvait donc être considérée comme terminée, sauf en ce qui concerne les contumaces, et il convenait de laisser tomber dans l'oubli tous les faits se rattachant à l'insurrection de 1871. Les généraux sont invités, en conséquence, à ne plus délivrer d'ordres d'informer, sans en référer au ministre de la Guerre, qui saisira le Conseil des ministres. Comme suite à ces promesses, le Journal officiel du 28 Juin annonçait que le Maréchal, par décision du 24 Juin, avait accordé des grâces, commutations ou réductions de peine à 87 condamnés de la Commune. La question de l'amnistie, on le voit, avait été simplifiée ; mais non pas tranchée, par cette intervention du Président de la République elle devait être de nouveau posée devant les Chambres à la session d'hiver.

C'est la question de suppression des jurys mixtes, inscrite au programme politique du Cabinet, qui révéla sa faiblesse et qui mit aux prises les deux Chambres. Les jurys mixtes, cette innovation malheureuse de la loi de 1875, n'avaient pas encore fonctionné, et M. Waddington, d'accord avec tous ses collègues, demandait leur suppression. Le rapporteur de la Commission de la Chambre, M. Spuller, fit valoir, dans une très solide argumentation, la nécessité pour l'Etat de rentrer en possession d'un droit dont il n'avait pu être dépossédé que par une Assemblée animée de l'esprit clérical le plus étroit ; il montra quel irrémédiable abaissement du niveau des examens et des études devait amener le fonctionnement des jurys mixtes. Devant la Chambre, une controverse -ardente s'établit, qui occupa six longues séances, entre la Droite et la Gauche, entre les partisans de l'Église et les partisans de l'Etat ; mais le résultat n'était pas douteux le projet du Gouvernement, abrogeant les dispositions de la loi de 1875 relatives aux jurys mixtes, fut adopté, a t'énorme majorité de 357 voix contre 122.

En dehors de l'intérêt politique qu'offrit la discussion de la loi portant suppression des jurys mixtes, il faut signaler la haute portée des déclarations qui furent faites par le ministre de l'Instruction Publique, au nom de l'Université, et la gravité des aveux qui échappèrent aux Ultramontains. M. Waddington, pour le gain problématique de quelques voix de Droite, se garda bien de représenter l'Université de France, comme vouée à une orthodoxie immaculée il avoua que l'Université, comme la Société française dont elle était l'image, comptait dans son sein des libres penseurs et des croyants, mais des libres penseurs respectueux de la foi de leurs collègues et des croyants non persécuteurs. Un attardé du catholicisme libéral, M. Keller, avait défendu, au nom de l'Église, la liberté religieuse. M. de Mun, se plaçant sur le même terrain que le R. P. Sambin, au Congrès de Poitiers, répliqua en niant que la liberté fût un droit humain, en affirmant la subordination du temporel au spirituel. Les citations que fit M. Jules Ferry de l'Encyclique de 1864, du Syllabus, des brefs pontificaux confirmèrent l'interprétation de M. de Mun il fut démontré que l'Ultramontanisme était, en 1876, la seule expression authentique, officielle, orthodoxe du Catholicisme.

Si le Cabinet avait fait valoir devant le Sénat l'importance de la majorité obtenue devant la Chambre, s'il avait nettement posé la question ministérielle, l'issue de la discussion eût été fort différente. C'est le 18 Juillet que cette discussion s'ouvrit devant la Haute Assemblée. Le rapporteur du projet, M. Paris, excellait à donner, aux mesures les plus rétrogrades, les apparences de mesures de conservation sociale et de libéralisme vrai. Dans son travail, fort habilement rédigé, il présenta la loi de 187S comme une loi de liberté et l'institution des jurys mixtes comme la véritable sanction de cette liberté. M ? Dupanloup, le duc de Broglie, qui était entré au Sénat en liant partie avec les Bonapartistes de l'Eure, M. Wallon, le prédécesseur de M. Waddington, même M. Laboulaye, qui s'était pourtant montré hostile aux jurys mixtes en 18i5, se placèrent sur le même terrain que M. Paris. Le projet ministériel et les droits de l'État furent défendus avec éloquence par MM. Challemel-Lacour, Jules Simon, Bertauld, et la discussion finit par ressembler à un combat singulier entre le cléricalisme et la libre pensée. C'est seulement à la fin que la question politique fut ramenée au premier plan, par un discours du duc de Broglie, qui s'efforça de définir le rôle du Sénat, ni chambre d'enregistrement, ni chambre de conflit, et par une réponse trop sèche du Garde des Sceaux : « Si vous adoptez le projet, dit M. Dufaure, vous nous renvoyez devant la Chambre, fortifiés, capables de lutter ; si vous repoussez le projet, vous nous renvoyez affaiblis, découragés. » Cette sorte de hautaine indifférence n'était pas faite, on l'avouera, pour agir sur les dix ou douze Constitutionnels libéraux dont dépendait le sort de la loi. M. Wallon, dans la louable pensée d'éviter un échec au Gouvernement, proposa, comme motion préjudicielle, l'ajournement de l'organisation des jurys mixtes qui, nous le répétons, n'avaient pas encore fonctionné.

La proposition Wallon, mise en voix, réunit 139 voix pour et 139 voix contre, et, conformément à tous les usages parlementaires, elle fut rejetée. Mais la séparation de l'Assemblée en deux groupes, numériquement égaux, démontra qu'une intervention un peu énergique pouvait faire pencher la majorité du côté du Gouvernement. M. Dufaure, qui était catholique et qui, sans doute, n'attachait pas une très grande importance à la suppression ou au maintien des jurys mixtes, ne remonta pas à la tribune pour poser la question de confiance, et la loi fut repoussée, par 144 voix contre 139, a la majorité de 8 voix.

Des trois questions engagées dans le débat porté devant le Sénat, la question d'enseignement, la question religieuse et la question politique, cette dernière est la seule, par la faute du président du Conseil, qui n'ait pas été traitée avec l'ampleur qu'elle méritait. La question d'enseignement impliquait celle des droits de l'Etat en matière de collation des grades, droits qui furent reconnus par tous les orateurs, ceux de Droite comme ceux de Gauche. Les orateurs de Droite, soutenaient seulement ce paradoxe que, dans les jurys mixtes, les professeurs des Facultés libres représentaient l'État, aussi bien que ceux des Facultés officielles. La liberté de l'enseignement supérieur n'est pourtant pas plus attachée à la collation de la licence et du doctorat, que celle de l'enseignement secondaire à la collation du baccalauréat M. Jules Simon le démontra avec une logique saisissante.

La question religieuse, que presque tous les orateurs mêlèrent à la question d'enseignement, s'y rattachait, en effet, étroitement. M. Challemel-Lacour en fit, à son tour, la démonstration, comme il l'avait faite à l'Assemblée nationale il s'agissait, pour les partisans du maintien de la loi de 1875, non pas de la libre diffusion d'une doctrine morale, mais de la lutte de la Théocratie contre la République, de l'Ultramontanisme contre le « Catholicisme libéral, cette peste pire même que la Commune, » suivant le mot de Pie IX, d'une véritable Croisade entreprise contre la Société moderne.

Il fallait, après ces deux démonstrations, que le chef du Cabinet dît au Sénat, avec l'autorité de sa fonction, de son caractère et de son expérience politique, que s'il repoussait la loi, il ébranlerait le ministère, il irriterait profondément te pays, « qui est religieux mais laïque, » et, avec le pays, tous les défenseurs de l'État, qui réclamaient, en immense majorité, l'abrogation des articles 13 et 14 ; il fallait qu'il démontrât, avec la logique invincible, quel intérêt avait le Sénat à tenir compte des propositions du Cabinet, du vote de la Chambre et des sentiments de la nation. Cette démonstration ne fut pas faite.

L'échec de la loi elle-même était insignifiant ; l'échec, devant la Haute Assemblée, d'un ministère qui était sa fidèle image, qui avait été constitué en vue du Sénat plutôt qu'en vue de la Chambre, était un fait de la plus haute gravité une opposition irréductible existait entre les deux Chambres, et, désormais, tout devait aggraver le conflit, qui ne pouvait aboutir qu'a la dissolution. Un mois avant ce vote regrettable, le Sénat avait donné pour successeur à M. 'Ricard, comme sénateur inamovible, l'homme qui, mieux encore que M. de Broglie, personnifiait la politique du conflit M. Buffet il l'avait préféré à M. Renouard, que soutenait le Gouvernement, et il lui avait donné exactement le même nombre de suffrages qu'il avait opposés à la loi Waddington 144, contre 141 à M. Renouard. Cette élection, peu honorable pour M. Buffet, après les cinq échecs que lui avait infligés le pays, fut une véritable provocation, que rien n'expliquait, que rien ne justifiait. Le Sénat entrait en lutte et contre le suffrage restreint et contre le suffrage universel on pouvait en conclure que l'ancien vice-président du Conseil du 24 Mai et du 26 Novembre, uni aux Bonapartistes, avait réussi à renouer la coalition du 24 Mai et du 26 Novembre.

Le vote du 20 Juillet eut sa répercussion, dès le lendemain, à la Chambre des députés. La transformation d'une question en interpellation permit à M. Gambetta d'exposer, une fois de plus, ses vues modérées sur le rôle du Sénat et du Président de la République dans la Constitution à la Chambre d'exprimer son opinion motivée sur la situation et particulièrement sur l'irritante question des fonctionnaires, qui était constamment à l'ordre du jour, vu la lenteur du renouvellement du personnel administratif. M. Gambetta, rappelant qu'il avait contribué à l'organisation de la seconde Chambre et affirmant qu'il ne le regretterait jamais, proclamait que ce n'était pas un accident de la vie parlementaire, le déplacement de quelques voix obtenu, on savait par quelles intrigues, qui l'empêcherait d'avoir confiance dans le bon sens des hommes politiques, si nombreux dans le Sénat, et il adjurait la France de partager cette confiance.

Dans ce discours d'une extrême habileté et qui démentait les pronostics de tous les adversaires de Gambetta, Réactionnaires ou Républicains, y compris M. Grévy, le leader des Gauches faisait allusion aux bruits qui avaient défrayé toutes les conversations parlementaires, quinze jours auparavant. Le correspondant parisien du Tintes, M. Oppert de Blowitz, fort bien renseigné sur les détails les plus secrets de notre politique intérieure, avait raconté une scène fort vive, qui s'était passée en plein Conseil des ministres, le 1er juillet. Le Maréchal, à bout de concessions ou de patience, avait déclaré à ses collaborateurs qu'il ne les suivrait pas plus loin, qu'il ne les soutiendrait pas, s'ils n'avaient pas de majorité, qu'il serait obligé de recourir à la dissolution et, qu'au moment des élections nouvelles, il n'autoriserait personne à se couvrir de son nom. L'Agence Havas démentit si mollement les informations du Times qu'elles en acquirent plus d'authenticité et de certitude. C'était toujours, on le voit, la même tactique, celle qui consistait à opposer le Maréchal à ses ministres. Gambetta sut la déjouer, par la franchise de ses déclarations et par la sincérité de son loyalisme. Il montra que la Chambre, tout en respectant la Constitution, savait y rappeler tous ceux qui s'en écartaient. Il fit toucher du doigt le système des adversaires de la Constitution, mettant sans cesse en cause « la personne autorisée du chef de l'Etat », le visant, le représentant comme l'espoir secret des partis hostiles à la République. Il rappela que la Constitution, tout en établissant la responsabilité ministérielle, avait proclamé, dans un article du Statut fondamental, l'irresponsabilité et l'inviolabilité du Président de la République. Ce commentaire si fidèle des lois constitutionnelles aurait dû être présenté, non pas par Je puissant orateur de la Démocratie, mais par le chef du Gouvernement, par le président du Conseil, auquel il appartenait, plus qu'à tout autre, de rappeler les véritables règles du parlementarisme et de défendre le Maréchal contre des insinuations qui pouvaient faire suspecter son loyalisme, mais qui ne lui étaient certainement pas désagréables. M. Dufaure resta muet et, après le discours de M. Gambetta, les Gauches, à l'unanimité de 350 votants, adoptèrent cet ordre du jour :

« La Chambre des députés, affirmant de nouveau sa confiance dans M. le ministre de l'Intérieur et convaincue que, dans le choix des fonctionnaires de la République, le Cabinet n'oubliera jamais les devoirs que lui impose le décret du 1°er Mars 1871, passe à l'ordre du jour. »

Si cet ordre du jour visait M. de Marcère, c'est que l'interpellation avait été précédée d'une question adressée à M. de Marcère par un orateur bonapartiste, reprochant au ministre de l'Intérieur la nomination comme maire d'un magistrat coupable, à ses yeux, d'avoir signé une adresse à M. Thiers en Avril 1871 c'est surtout parce que, dans le Conseil des ministres du 1er Juillet, le Maréchal avait reproché à ce même M. de Marcère de ne pas diriger la majorité, mais de la suivre, sur la question de nomination des maires.

Avant d'indiquer la solution transactionnelle qui intervint, dans cette question de la composition des municipalités, nous rappellerons les discussions de moindre importance politique, qui avaient eu lieu au Sénat et à la Chambre des députés. Une seule nous retiendra au Sénat, celle du monométallisme et du bimétallisme, qui fut traitée avec une grande compétence par MM. de Parieu, de Ventavon et Léon Say et tranchée conformément aux désirs du Gouvernement. La dépréciation de l'argent, résultat de la découverte de mines argentifères, entraînait, pour les pays qui avaient un double étalon monétaire et qui continuaient à frapper des monnaies d'argent, une perte inévitable. Certains économistes, comme M. de Parieu, considérant que rien ne pouvait empêcher la dépréciation de l'argent, étaient partisans de sa démonétisation et du retour à l'étalon unique. Leurs adversaires, considérant la dépréciation comme temporaire, tenant compte aussi du trouble que la démonétisation brusque apporterait dans les transactions commerciales, demandaient seulement, pour l'Etat, le droit de suspendre momentanément la frappe des pièces de cinq francs. C'est aux économistes de l'Ecole Léon Say que le Sénat très sage, très clairvoyant, quand la politique ou la religion n'étaient pas en jeu, donna raison la frappe des pièces de cinq francs put être suspendue par décret, jusqu'au 1er Janvier 1878.

A la Chambre, la Ville de Paris fut autorisée à contracter un emprunt de cent vingt millions, pour mener à terme les travaux de l'Avenue de l'Opéra, du Boulevard Saint-Germain, de l'entrepôt de Bercy et de l'Hôtel de Ville. Cette discussion d'affaires révéla une divergence de vues inattendue entre deux membres de la Gauche avancée, MM. Allain-Targé et Martin Nadaud. M. Allain-Targé protesta contre le maintien à Paris du système de l'Empire, qui consistait à faire de la Capitale une ville de luxe et de plaisirs, à y attirer les oisifs, au lieu d'en rendre le séjour moins onéreux à la masse ouvrière, par des détaxes et des diminutions d'impôt. M. Nadaud, ancien ouvrier maçon, reprit le dicton que le Maréchal avait rappelé à la Chambre de commerce en 1874 : « Quand le bâtiment va, tout va », et fit voter l'emprunt de cent-vingt millions à une grande majorité.

Ce n'est pas sur des votes de cette nature que pouvait se produire le conflit avec le Sénat, non plus que sur les invalidations, puisque la Chambre en était seule juge. Le 20 Juin fut prononcée, après enquête, celle du comte de Mun, sur un rapport de M. Turquet ; un rapport connexe de M. Guichard, sur le droit d'intervention des ecclésiastiques dans la vie publique, fut renvoyé au Garde des Sceaux. Ce renvoi avait été prononcé sur la demande de M. Gambetta qui avait fait entendre, le 24 Mars précédent, les vrais principes en cette difficile matière. Il ne s'agissait pas, d'après lui, de défendre la religion, que personne n'attaquait ni ne menaçait. La Gauche ne pensait et ne s'adressait ni à la religion, ni aux catholiques sincères, ni au clergé national, quand elle parlait du parti clérical elle ne songeait qu'à ramener le clergé dans l'église, qu'à empêcher que la chaire ne fût transformée en tribune politique, qu'à faire respecter la liberté électorale ; qu'à assurer le libre combat aux opinions politiques, lesquelles n'ont rien à démêler avec les questions cléricales. Sur ce dernier point, Gambetta n'avait raison que pour les députés de la Gauche pour ceux de la Droite, le cléricalisme était le seul ciment de leur disparate coalition.

Le parti intermédiaire entre les hommes religieux et les non croyants ayant disparu, depuis 1870, tous les hommes religieux, dans les pays catholiques, étaient obligés d'accepter l'immaculée conception, le syllabus, l'infaillibilité pontificale, obligés aussi, ou de se taire sur cette grave question, ou de condamner ce que Pie IX, s'adressant à l'archevêque de Tolède, Moreno, appelait « le funeste mal de la tolérance ». Que s'ils voulaient rester neutres dans cette question, dans celle de la collation des grades, dans toutes celles où l'Eglise croyait avoir un intérêt, MM. Dupanloup, Guibert et Freppel intervenant, non pas comme hommes politiques ou comme citoyens, mais comme évêques, faisaient entendre ex cathedra les protestations les plus ardentes, adressaient aux pouvoirs publics de la France ou de l'Etranger les plus furieuses menaces et, après avoir poussé la liberté évangélique jusqu'à des excès que Charles X n'eût pas tolérés, se posaient en martyrs, en victimes de nouveaux Dioclétiens.

Sans partager les passions antireligieuses de quelques intransigeants, les 350 députés des trois Gauches étaient nettement fidèles à la doctrine de l'Etat laïque, indépendant de l'Eglise, et c'était là leur vrai crime, aux yeux de la majorité sénatoriale et du Maréchal fidèles aussi aux doctrines de liberté municipale que la Droite n'avait professées un instant, en 1871, que par esprit d'opposition à M. Thiers. Le rapporteur du projet d'abrogation de la loi du 20 Janvier 1814, loi de combat entre toutes, M. Jules Ferry, posa la question avec une remarquable netteté. Le Gouvernement considérait les prescriptions de cette loi comme lettre morte ; il abandonnait absolument le droit de nommer les maires dans toutes les Communes qui n'étaient ni chef-lieu d'arrondissement, ni chef-lieu de canton, c'est-à-dire dans les neuf dixièmes des Communes de France la Chambre devait le suivre et assurer à 33,000 Communes ce qu'elles considéraient comme la formule par excellence de la liberté le droit de nommer leur maire.

M. Gambetta soutint un amendement de M. Le Pommelec tendant à donner à tous les Conseils municipaux, sauf à celui de Paris, l'élection du maire ; il battit en retraite, sous prétexte que la Chambre n'était plus libre, quand M. de Marcère eut posé la question de Cabinet. Repris par M. Madier de Montjau, l'amendement Le Pommelec fut rejeté à une forte majorité. Un amendement bonapartiste ; conférant au suffrage universel direct le droit de choisir le maire, fut également repoussé et la loi sortit des délibérations de la Chambre, telle que l'avait proposée M. Jules Ferry, avec un article additionnel étendant l'application de la loi à l'Algérie et ordonnant le renouvellement intégrât des Conseils municipaux dans le délai de trois mois. Il va sans dire que les maires et adjoints nommés par le Président de la République ne pouvaient plus être choisis en dehors des Conseils, comme sous le régime de la loi du 20 Janvier 1874.

La présentation par les Bonapartistes d'un amendement plus radical que ceux de l'Extrême Gauche, durant la discussion de cette loi, n'avait pas été le seul témoignage des exagérations démocratiques du parti de l'appel au peuple. Quinze jours auparavant, le 23 Juin, un député d'Angoulême, M. Laroche-Joubert, avait interpellé le Gouvernement « sur les études auxquelles il se livrait ; pour arriver à la solution, non moins désirée que désirable, de cette question l'amélioration morale et matérielle du plus grand nombre ». Cette étonnante phraséologie parlementaire était une invitation au Gouvernement d'avoir à intervenir dans les contrats entre le capital et le travail. M. Dufaure, en quelques mots d'une grande vigueur, répondit à l'imprudent interpellateur Ne demandez pas tant au Gouvernement demandez-lui de remplir son véritable rôle. Ne dites pas au pays qu'il doit attendre du Gouvernement l'amélioration de son sort dites-lui que ce qu'il a à demander du Gouvernement, c'est la liberté et la protection du travail. Il est à regretter que les ministres républicains ne se soient pas toujours maintenus sur ce terrain si sagement limité.

La Commission sénatoriale chargée d'étudier la loi des maires comptait 8 membres hostiles contre 4 favorables, et l'on put craindre un instant son échec. Le Garde des Sceaux la sauva en consentant à l'alléger de la disposition additionnelle, relative au renouvellement intégral des Conseils, et la Chambre ratifia la suppression.

Cette discussion de la loi des maires au Sénat avait eu un grand éclat, grâce à MM. Grivart et Bocher qui la combattaient, à MM. Jules Simon et de Marcère qui la défendaient. MM. Grivart et Bocher étaient fondés à prétendre qu'il était anormal de détacher de la loi organique municipale, qui devait préciser les attributions des maires, le titre relatif à la nomination ou à l'élection de ces mêmes maires. Des raisons politiques avaient fait courir au plus pressé l'essentiel était d'abroger le plus tôt possible la loi provisoire de 1874. Les craintes exprimées par M. Bocher sur l'affaiblissement de l'État, principe et lien de l'unité nationale, étaient exagérées. Le pouvoir central ne devait pas plus être désarmé, par l'abandon du droit de nomination des maires dans 33,000 communes, qu'il ne l'avait été par les prérogatives que la loi Waddington avait enlevées aux préfets, pour les donner aux assemblées départementales. Vingt-cinq ans après le vote de cette loi, tous les libéraux et nombre d'hommes d'État, qui ne passent pas pour des décentralisateurs forcenés, signalent mainte attribution laissée aux préfets, aux sous-préfets ou aux maires et que l'on pourrait avantageusement faire passer aux pouvoirs électifs. Aussi chimérique était la crainte, exprimée par les orateurs de la Droite, que la compétence des maires des plus petites Communes ne fût en défaut, pour le service du recrutement et de la mobilisation et, par suite, la défense nationale compromise. Ace compte, il eût fallu laisser à l'élection les mairies des grandes villes, ou le choix peut porter sur des hommes plus intelligents et plus instruits et donner au Gouvernement la nomination de tous les maires de villages. M. Bocher, qui rétamait si énergiquement le droit de nomination des maires par l'Etat, avait voté, quelques jours auparavant, le 91 Juillet, contre le retour à l'État d'un autre droit inhérent à la souveraineté, celui de collation des grades.

Le régime transitoire, adopté dans cette grosse question du choix des maires, valait infiniment mieux que celui qu'il remplaçait et le Sénat avait été bien inspiré en ne le repoussant pas. Il ne le fut pas moins bien quand, le 12 Août, par 16l voix contre 109 à M. Chesnelong, il porta le Garde des Sceaux au fauteuil que la mort de M. Casimir-Périer avait rendu vacant. Les Constitutionnels avaient tous voté, cette fois, pour M. Dufaure. Il y avait donc des intermittences dans l'opposition du Sénat. En nommant M. Dufaure, la Haute Assemblée voulut évidemment marquer, qu'elle faisait une distinction entre le président du Conseil et la majorité républicaine.de la Chambre. Les parlementaires éprouvés, que le Sénat comptait en si grand nombre dans ses rangs, oubliaient que le Sénat pouvait bien faire tomber des ministres, mais qu'il était incapable de faire vivre un ministère. C'est son opposition, bien plus que celle de la Chambre, qui amènera la chute du Cabinet du 10 Mars.

Le récit des grandes discussions législatives nous a obligé à laisser dans une ombre provisoire le successeur de NI. Ricard, qui joua pourtant un rôle important, dans cette période très remplie, comme ministre et comme orateur. Le 19 Mai, trois jours après sa nomination, M. de Marcère avait à défendre son prédécesseur contre une imputation de M. de Franclieu. Le fougueux Légitimiste reprochait à M. Ricard d'avoir caractérisé de factieuses, dans sa circulaire du 6 Mai, les espérances des partis et d'avoir ainsi méconnu la clause de révision qui autorise toutes les espérances. Le ministre répondit que le Gouvernement, fondé par l'Assemblée nationale, ratifié par les votes de Janvier, de Février et de Mars, était un Gouvernement définitif et que la clause de révision avait été introduite dans le Statut fondamental, en vue de modifier et d'améliorer ce Gouvernement, non de le supprimer. L'intervention de M. Dufaure acheva de préciser la portée de la révision et de fixer la limite des espérances et des regrets permis. « La révision est possible, dit le Garde des Sceaux, non nécessaire. Quant à la fidélité, nous poursuivrons celle qui conspire, non pas celle qui se souvient. » Ces brèves et saisissantes formules, autant que la bonté de la cause qu'il défendait, assurèrent la victoire du Gouvernement l'ordre du jour pur et simple qu'il acceptait fut voté à l'unanimité.

M. de Marcère ne fut pas moins heureux devant la Chambre. M. de Durfort de Civrac qui, à titre de Bonapartiste, avait toutes les audaces, avait interpellé le ministre sur le remplacement des maires et des adjoints qui avaient été choisis par les cabinets précédents en dehors des Conseils municipaux. Après la réponse de M. de Marcère, la Chambre, par 343 voix, adopta l'ordre du jour suivant de M. Bardoux « La Chambre est satisfaite de trouver, dans le langage du ministre, l'expression d'une politique libérale, conforme aux vœux du pays. »

Le 25 Mai, M. de Marcère justifiait cette confiance de la Chambre, en faisant paraître le troisième décret préfectoral, qui comprenait 4 préfets, 41 secrétaires généraux, 159 sous-préfets et 53 conseillers de préfecture. Les fonctionnaires notoirement hostiles à la Constitution disparaissaient, mais trop de fonctionnaires douteux étaient simplement déplacés, parce que de hautes influences intervenaient en leur faveur, parce que le Président irresponsable pesait directement ou indirectement sur ses ministres responsables. Nous avons parlé de l'intervention du ministre de l'Intérieur dans la discussion de la loi municipale et dans la question de l'amnistie. Les vacances venues, le ministre de l'Intérieur et son collègue des Travaux Publics, M. Christophle, firent ensemble une visite à leur ville natale ; ils revirent avec émotion le modeste collège de Domfront, où ils avaient fait leurs premières études et ils firent entendre à tout l'arrondissement, dans le langage familier des parlementaires hors session, les paroles que devait dire un Gouvernement confiant dans sa force, parce qu'il la puise dans la masse de la nation, certain de l'avenir, parce qu'il ne compte que sur les progrès de la raison publique et non sur la contrainte, pour faire triompher ses idées et ses principes. L'accueil chaleureux que fit la Basse Normandie, peu enthousiaste d'ordinaire, à MM. Christophle et de Marcère, était la juste récompense due à deux des meilleurs serviteurs de la République conservatrice.

Toute la Gauche, nous ne saurions trop le répéter, montrait alors le même esprit de conciliation, et la discussion du budget, qui s'ouvrit avant les vacances, lui fournit maintes occasions de prouver qu'elle avait renoncé à ses principes absolus, à ses conceptions chimériques d'autrefois. Le président de la Commission du budget, qui se prononça contre la proposition de M. Laisant, demandant la réduction à trois ans du service militaire, pour le maintien de l'ambassade française auprès du Saint-Siège, fut le premier à donner l'exemple de ces retours à la sagesse. Le tribun éloquent ne fut qu'un homme d'affaires et le plus posé, le plus pratique des hommes d'affaires, dans les lo discours qu'il prononça sur les budgets de la Marine et de la Guerre, sans préjudice de ses apparitions à la tribune pour de moindres harangues. Le vieil homme ne reparaissait, et fort heureusement, que lorsqu'il fallait imposer silence aux Bonapartistes, qui avaient tout oublié mais n'avaient rien appris, depuis 1870. Gambetta leur criait alors, comme le 3 Août 1876 : « Nous avions sous l'Empire un fastueux décor militaire. Derrière le décor il y avait la désorganisation et le pillage... C'est vous qui parlez de l'armée française, vous dont il n'a pas dépendu que vous n'ayez déshonoré son drapeau et terni son lustre... Cette tache, ineffaçable à votre front, de la honte de Sedan et de la honte de Metz, l'armée, qu'elle soit sous un drapeau ou sous un autre, l'armée française ne l'oubliera jamais. L'impitoyable nécessité s'impose à nous de réparer vos fautes et vos crimes ». Ces phrases heurtées, saccadées, débitées d'une voix rauque, tour à tour gouailleuse ou terrible, à la Danton, portaient au paroxysme la fureur des Bonapartistes et l'enthousiasme de la Gauche. Mais la Gauche n'en persistait pas moins, suivant encore le conseil de son grand homme d'Etat, à dissiper les appréhensions des esprits chagrins et hostiles Si elle n'y réussit pas, ce n'est pas que les concessions aient fait défaut de son côté, surtout en matière budgétaire.

Le budget de 1877, que M. Léon Say avait déposé sur le bureau de la Chambre, dès le 14 Mars, et dont la discussion, que nous résumons ici, devait se prolonger jusqu'à la fin de Décembre, présentait une augmentation de dépenses et aussi une augmentation de recettes, comparé au budget de 1876. Il ne comportait ni impôts nouveaux, ni accroissement d'impôts anciens, ni grandes réformes. C'était, si l'on peut dire, le budget classique, bien réglé et bien ordonné. M. Léon Say demandait, pour 1877, deux milliards 667 millions, au lieu de deux milliards S70 millions en 1876. Il prévoyait deux milliards 672 millions de recettes, soit un excédent de près de 5 millions. La Commission du budget opéra sur les dépenses une réduction de 7 millions et demi elle diminua en effet le budget des Cultes de 2.724.640 francs, celui de l'Intérieur de 1.727.701 francs, celui de la Guerre de 5.528.688 francs et celui de la Marine de 7.833.561 francs ; en revanche, elle accorda 6.073.984 francs de plus aux Travaux Publics, et 7.005.675 francs à l'Instruction Publique. Les plans ambitieux de réformes, proposés par MM. Louis Legrand, Dréolle, la Rochejacquelein, Marion, Cherpin et Vernhes furent repoussés par la Commission les réformateurs, si on les eût écoutés, auraient enlevé au Trésor tout près d'un milliard de ressources annuelles.

La discussion générale fournit à un Bonapartiste, M. Haentjens, un prétexte à récriminations ; le ministre des Finances démontra sans peine que l'aggravation des dépenses était le résultat fatal des fautes de l'Empire et de la Guerre. Dans la discussion des chapitres, la dotation du Président de la République fut augmentée de 300.000 francs, malgré la résistance inattendue d'un de ses anciens ministres, M. Magne. La Gauche eut raison de ne pas marchander la dotation du Chef de l'Etat, qui dépensait noblement les ressources que lui allouait la France et qui devait sortir de l'Elysée plus pauvre qu'il n'y était entré.

De la discussion du budget de la Justice et des Cultes il faut retenir une réduction de 50.000 francs, votée à titre d'indication d'une réforme future, sur le chapitre des Cours d'appel ; la contestation en bloc du budget des Cultes et plusieurs votes, où se révélèrent les tendances de la Chambre, perfidement exploitées par ses adversaires. Un amendement réclamant la suppression totale du budget des Cultes fut développé par M. Boysset, avec l'éloquence froide et coupante dont le député de. Saône-et-Loire avait le secret. Combattu par MM. Granier de Cassagnac père, Bardoux, Pascal 1 Duprat et Dufaure, l'amendement Boysset ne réunit que 62 voix ; la Chambre ajouta même 100.000 francs à la dotation des desservants. Il est vrai qu'elle rejeta : 1° les amendements de MM. de Valfons, Victor Lefranc et Bardoux augmentant la dotation du clergé paroissial ; 2° les amendements de M. Renault Morlière relatifs aux bourses dans les séminaires et à la subvention des séminaires algériens ; 3° l'amendement de M. Keller au chapitre des édifices diocésains d'Afrique. Il est vrai aussi qu'elle adopta un amendement de M. Camille Sée, supprimant le chapitre de Saint-Denis et les chapelains de Sainte-Geneviève.

Au budget des Affaires Étrangères l'amendement Madier de Montjau, pour la suppression de l'ambassade au Vatican, ne réunit que 86 voix à celui de l'Intérieur, le traitement des conseillers de préfecture de la Seine fut porté de 8 à 10.000 francs les inutiles sous-préfectures de Sceaux et de Saint-Denis, cette banlieue de Paris, furent supprimées les sous-préfectures des autres départements ne furent menacées qu'un instant, par un amendement de MM. Floquet, Lockroy, Clémenceau et Duvaux que 'ses auteurs retirèrent. La difficile question des réformes de cette importance, opérées par voie budgétaire, par simple suppression de crédit, aurait pu se poser et être tranchée à cette occasion. Dans l'espèce, le moyen employé était beaucoup plus contestable que la réforme elle-même.

C'est à propos du budget de la Guerre qu'eurent lieu les plus intéressantes discussions et les plus notables changements. Le général de Cissey avait fait signer, le 25 Décembre 1875, sans consulter l'Assemblée nationale, un décret entaché d'illégalité qui modifiait les tarifs de solde. La Chambre accorda le crédit de 3.000.000 francs que comportait l'application de ce décret, mais, pour marquer sa légitime désapprobation, elle vota une réduction de 3.000 francs et décida que es augmentations accordées aux officiers de l'état-major général, de l'intendance et du corps de santé militaire ne seraient définitives qu'après un travail de vérification des soldes. Ces décisions furent prises sur un amendement du très compétent M. Margaine. Sur ce même budget de la Guerre, la Commission avait fait une économie de 14 millions, sans compromettre aucun service, par une simple rectification d'écritures elle vérifia le prix moyen de la viande et compta 31 centimes la livre ce que l'administration de l'armée comptait 39 centimes. La Chambre ratifia l'œuvre de sa Commission.

M. Clémenceau fit voter, au budget de l'Instruction Publique, la création d'une chaire de pathologie mentale à la Faculté de médecine de Paris et Paul Bert fit supprimer la Faculté de théologie catholique de Rouen, qui comptait moins d'élèves que de professeurs. Le crédit supprimé devait être rétabli par le Sénat mais le Sénat ne réussit qu'à rendre à cette Faculté, comme aux autres du même ordre, une vie factice et momentanée. Nous indiquerons ultérieurement le détail des augmentations votées au budget de l'Instruction Publique, qui n'étaient pas toutes également nécessaires et qui ne furent pas toutes également heureuses.

Aux ministères des Travaux Publics, du Commerce et de l'Industrie nous signalerons les augmentations de 300.000 francs accordés pour frais d'études du port de Bône, de 8.000 francs pour la galerie de paléontologie du Museum, de 1.700.000 francs pour relèvement du traitement des facteurs ruraux celle-ci avait été demandée par M. Rouveure, celles-là par Gambetta.

La discussion du budget des recettes n'eut pas l'ampleur de celle du budget des dépenses. M. Rouvier avait proposé la suppression de l'impôt sur les boissons et son remplacement par un impôt qui rappelait l'income-tax. MM. Léon Say et Mathieu Bodet lui répondirent en faisant valoir la charge déjà supportée par les fortunes. Un autre projet d'impôt sur le revenu, très sérieusement étudié par M. Gambetta, fut publié dans la République Française, mais ne fut pas l'objet d'une discussion contradictoire, à la tribune, en 1876.

Le budget des dépenses, fixé par les votes de la Chambre à 2 milliards 736 millions, offrait un excédent de recettes de 755.850 francs ; mais le Sénat grossit le chiffre des dépenses, en relevant ou en rétablissant les crédits s'appliquant aux Cultes, au service des officiers généraux, aux aumôneries de l'armée et de la flotte. Ces relèvements amenèrent. le conflit ou le dissentiment entre le Sénat et la Chambre, que nous raconterons sous le ministère de M. Jules Simon. Les dépenses, prévues à 2 milliards 736 millions, n'ont pas atteint ce chiffre, fait unique peut-être, parce que le crédit de 69 millions, ouvert sur ressources extraordinaires, pour travaux publics extraordinaires, n'a été dépensé en 'J877 que dans la proportion de 16 millions. Le budget de 1877 était bien étudié, bien établi et la plus-value des recettes atteignit S9 millions. Cette justice est rendue au premier budget républicain par M. Amagat, peu suspect de tendresse pour la gestion républicaine, dans son consciencieux ouvrage sur les deux gestions conservatrice et républicaine. Il loue aussi la Chambre de 1876, aussi soucieuse de l'ordre que de la liberté et du progrès matériel, d'avoir entrepris les 1.240 kilomètres de chemins de fer d'utilité publique, prescrits par les lois des 16 et 31 Décembre 1875. Ses critiques portent exclusivement sur les augmentations de dépenses nous les passerons en revue.

La pension des instituteurs fut élevée, presque au lendemain du jour où l'Assemblée nationale, par la loi Maurice, venait de l'augmenter de 140 francs. Ce n'est pas l'augmentation de la très-médiocre pension de retraite des instituteurs qui appelait la critique, mais l'habitude prise, dès cette époque, de multiplier, sans mesure, les mises à la retraite de fonctionnaires parfaitement valides, capables de rendre encore les meilleurs services, et d'imposer ainsi à l'Etat le paiement d'un traitement de retraite et d'un traitement d'activité. Très imprudente aussi fut l'augmentation de 3 millions de francs à l'article subvention pour constructions scolaires ; en procédant ainsi par subventions globales, au lieu de procéder par accroissements graduels, au fur et à mesure des besoins dûment constatés de chaque Commune, on ouvrait le gouffre où se sont engloutis des centaines de millions. Pour important qu'il soit, le résultat obtenu ne répond certainement pas à l'étendue de la dépense faite.

L'augmentation du crédit des Facultés, porte de S millions à 8 millions et demi, se justifie au contraire d'elle-même. L'emploi des sommes votées fut très sérieusement contrôlé elles furent consacrées au matériel et au personnel de l'enseignement supérieur, si négligés l'un et l'autre, malgré la bonne volonté des ministres. Il avait fallu l'élection d'une Chambre républicaine pour rendre cette bonne volonté efficace. L'institution de 70 maîtrises de conférences à 3.000 francs, ne fut pas moins heureuse elle rajeunit, compléta et fortifia l'enseignement des Facultés des lettres et des sciences. Au lieu de se recruter avec les professeurs fatigués de l'enseignement secondaire, ces Facultés ouvrirent leurs chaires à de jeunes maîtres pleins de force, de talent et d'avenir. La création de 300 bourses de Facultés, ai.200 francs, se défend également, si l'on songe qu'après avoir créé des chaires nouvelles 14 pour les Sciences, 11 pour les Lettres et 4 pour le Droit —, il fallait leur assurer des auditeurs. Le public et les publicistes peu versés dans ces matières triomphent, à la lecture des statistiques indiquant le nombre des licenciés qui ne recevront jamais d'emplois et prétendent que l'on multiplie, comme à plaisir, le nombre des déclassés. Ils ne réfléchissent pas que le nombre des boursiers est infime, par rapport à celui des étudiants payants, que l'enseignement supérieur, dans les Facultés à boursiers, est tout le contraire d'un enseignement utilitaire ou professionnel et que ces prétendus déclassés, en admettant qu'ils méritent cette qualification, l'auraient été tout aussi bien et tout autant, s'ils n'avaient pas reçu les leçons de nos Facultés. S'ils ne savent pas utiliser une instruction supérieure, auraient-ils su utiliser une instruction plus rudimentaire ?

L'augmentation des traitements de l'Inspection académique, si chargée de travail de bureau, de contrôle et d'inspection, celle des grandes directions de l'administration centrale, qui avaient remplacé les anciennes et modestes divisions, n'ont pas besoin d'être justifiées. La création de 118 emplois nouveaux aux Finances, l'élévation du traitement des consuls généraux aux Affaires Etrangères, celle du fond d'abonnement des préfectures et sous-préfectures à l'Intérieur, seraient plus malaisées à défendre.

A l'ouverture de chaque vacance parlementaire, il convient désormais, sous la rubrique admise, le Parlement hors session, de raconter les voyages et de rappeler les discours des principaux hommes politiques, fidèles à l'excellente habitude de rendre compte de leur mandat et d'exposer leurs vues d'avenir à leurs électeurs. L'éducation de la Démocratie ne pouvait que gagner à ces visites et à ces conférences. Nous avons signalé la présence de MM. de Marcère et Christophle à Domfront il faut mentionner aussi celle de M. de Marcère dans sa circonscription, au Quesnoy et à Maubeuge. Le ministre de l'Intérieur, dont la personne et la politique servaient de cibles aux réactionnaires, crut devoir se défendre de vouloir ruiner l'autorité, parce qu'il prétendait apprendre au pays à se gouverner lui-même, et de vouloir insulter l'armée, parce qu'il s'était montré défavorable, en Conseil des ministres, aux poursuites contre des journaux inculpés d'outrage à nos soldats.

A Paris, Gambetta, devant 5.000 personnes réunies à Belleville, répudia le jacobinisme, réprouva énergiquement l'insurrection communale, qualifiée par lui de criminelle, et opposa courageusement, dans le milieu le moins fait pour comprendre son évolution, la politique des résultats à la politique des déclamations.

C'est également à Paris que se réunit, avec la tolérance du Gouvernement, un Congrès des délégués ouvriers des professions manuelles. Ce Congrès marque un moment intéressant dans l'histoire des doctrines sociales. En 1848 les ouvriers, endoctrinés par Louis Blanc, ne parlent que de l'Etat producteur, de l'Etat entrepreneur, de l'Etat patron. En 1896, sous l'influence de MM. Guesde et Jaurès, ils semblent revenus à cette conception de la réforme sociale. A égale distance de ces deux dates, en 1876 ; leurs délégués les plus autorisés, Mme André, M. Bonne, M. Finance, M. Nicaise font des déclarations bien différentes. « Nous savons que le travail et le capital sont solidaires, dit M. Bonne, et que le progrès ne peut se réaliser que par leur accord. » Et M. Nicaise : « Nous tournerons dans un cercle vicieux, chaque fois que nous voudrons sortir du principe fécond et lumineux de la liberté. » Par exemple, l'ignorance en histoire des ouvriers de 1876 égalait celle des ouvriers contemporains, et un ouvrier dijonnais, M. Prost, affirmait que « l'ordre nouveau, issu de la Révolution, était intolérable et pire que ce qui existait avant 1789 ». Le socialisme chrétien, qui fleurit aujourd'hui, n'a pas même le mérite d'avoir inventé cet énorme paradoxe il fait pendant à celui qui représente l'instruction primaire comme un peu moins avancée en 1896 qu'en 1780. Il est intéressant de le constater les ouvriers se montraient beaucoup plus raisonnables que les Républicains intransigeants, comme MM. 'Naquet ou Ordinaire qui se réclamaient de la Terreur ou de Marat et qui semblaient prendre à tâche d'écarter les adhésions de la bourgeoisie à la République.

 

Les élections politiques furent nombreuses, pendant ces vacances il y en eut 2 en Août et 7 en Octobre. Le 27 Août un Républicain, M. Huon, fut élu à Guingamp contre le prince de Lucinge-Faucigny, invalidé, et un autre invalidé, le comte de Mun, passa dans le Morbihan, mais avec 1.000 voix de moins qu'au premier tour. Des sept élections qui eurent lieu dans les Hautes-Alpes, le Nord, l'Oise, la Meurthe-et-Moselle, la Haute-Garonne et le Gers, les cinq premières furent favorables à la Gauche, les deux dernières à la Droite bonapartiste. La Chambre des députes qui avait compté, après le 5 Mars 1876, 373 Républicains contre 156 anti-Républicains eut, après ces élections, 380 Républicains contre moins de 150 anti-Républicains. La Gauche n'a été plus puissamment représentée, dans une Chambre française, qu'en 1881, à l'Assemblée qui fut élue sous le ministère de Jules Ferry.

Les élections des municipalités qui se firent te Octobre, dans les 33.000 Communes auxquelles avait été restitué le droit de choisir maire et adjoints, amenèrent des changements dans 7.000 Communes, changements favorables aux Républicains, malgré les influences locales qui s'exercent si facilement dans les villages et les bourgs.

Ces rapides progrès de la République n'étaient pas sans préoccuper le président du Conseil, qui avait l'aversion à peine dissimulée de la Démocratie. Mais M. Dufaure, fidèle à la parole donnée, aux engagements solennellement pris envers la majorité comme envers le Maréchal, poursuivait imperturbablement son œuvre d'application loyale de la Constitution et de réorganisation de la magistrature. A ce dernier point de vue, il engageait les magistrats à travailler et à publier, estimant que l'impression d'un livre, qui est souvent un écueil pour l'auteur, en est un moins redoutable pour le magistrat que la politique active il rappelait aux procureurs généraux qu'il est interdit aux notaires de spéculer à la bourse ou de se livrer au négoce enfin il combattait, par circulaires, l'intolérable abus des vicariats fictifs. Il fut même amené, par suite des incidents qui se produisirent dans certains corps, d'armée, à s'associer, lui catholique, aux mesures que le Conseil des ministres fut obligé de prendre contre les catholiques militants et intransigeants, qui se rencontraient plutôt dans les hauts grades que dans la troupe.

Le général de Cissey avait dû quitter le ministère le 15 Août, pour des motifs d'ordre privé. Le général Berthaut recueillit sa succession. Le Maréchal, se réservant, avec la direction de l'armée et de la marine, le choix du personnel, M. Dufaure ; président du Conseil, ne fut pas plus consulté pour le choix du général Berthaut qu'il ne l'avait été pour le maintien du général de Cissey, et aucun changement ne fut apporté dans les commandements de corps d'armée. Quelques-uns des grands chefs s'étaient pourtant compromis-de toutes manières, sous les ministères de Cissey et du Barail, et les généraux qui commandaient à Bourges, à Lyon, à Châlons et à Rouen étaient signalés, par les Bonapartistes, comme tout prêts à un coup de main. Seul, le général Ducrot donnait prise à ces calomnies, par l'intempérance de son zèle clérical et réactionnaire. H transformait tous ses soldats en paroissiens », comme l'avait annoncé Je général Guillemaut dans la discussion de la loi sur les Aumôneries militaires ; il les faisait assister, par ordre, sur le plateau de Beuvron, à une messe militaire, avec bénédiction pontificale, qui n'était qu'une manifestation de piété agressive. Cet exemple, venu de haut, était contagieux et, sur plusieurs points du territoire, à Arras, à Perpignan, des généraux, présidant des distributions de prix, se permettaient de véritables attaques contre la Constitution. L'opinion s'émut et son indignation fut portée au comble par le déplorable incident qui se produisit aux obsèques de Félicien David. Le piquet d'honneur abandonna le cortège, quand il apprit que l'enterrement avait un caractère purement civil Je scandale de ce départ devait avoir-son écho dans la Chambre, à la session d'hiver. Quant aux attaques contre la Constitution, le général Berthaut crut devoir les interdire, très indirectement du reste, en invitant les officiers généraux à n'accepter de présidences, qu'après avoir sollicité l'autorisation ministérielle et à s'abstenir, dans leurs discours et leurs écrits, de toute appréciation politique.

Est-il étonnant, après que ces faits avaient surexcité l'opinion libérale, que les républicaines populations de l'Est aient fait au Maréchal un accueil peu sympathique ? A propos des exercices annuels de la réserve des classes 1868 et 4869, le Maréchal s'était rendu à Besançon, à Bourg et à Lyon. Dans cette dernière ville, l'accueil fut presque froid. On attribua les manifestations qui se produisirent au radicalisme hargneux des Lyonnais. Il eût été plus juste de les attribuer aux maladresses du Gouvernement et aux oublis commis, à Lyon, par la maison militaire du Maréchal, la grande cité lyonnaise s'étant au contraire signalée, depuis qu'elle est délivrée des préfets de combat, par la constance ; la fermeté et la modération de son républicanisme.

Au milieu de la grande tranquillité intérieure, notre politique étrangère était en pleine activité. Nous ne faisons pas allusion à l'érection en ambassade de la légation de France près le roi d'Italie, ni à la nomination de MM. Baude, de Gabriac, Tissot, Lesourd et Duchâtel aux ambassades ou légations du Vatican, de Bruxelles, d'Athènes, de Tanger et de Copenhague, mais à la réouverture de la question d'Orient et aux préliminaires de la guerre turco-russe. Le duc Decazes, qui ne songeait qu'à sortir du recueillement où la France s'était volontairement renfermée, après 1870, nous lança dans les complications orientales avec une certaine légèreté. Dès la fin du mois de Juin 1875, les Bosniaques chrétiens s'agitaient sur les frontières de l'Herzégovine, de la Dalmatie et du Monténégro. Cette agitation, se produisant en face de la France annulée et des trois cours du Nord, Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg, réunies par la triple alliance, semblait devoir nous laisser, non pas indifférents ou inattentifs, mais absolument neutres nous ne pouvions, en effet, prendre parti sans mécontenter ou la Russie ou l'Angleterre, qui avaient en Orient des intérêts opposés. Au début, le duc Decazes se prononça pour une action purement morale, qui aurait été confiée à l'Autriche, ce qui n'engageait à rien, en apparence, les ambitions de l'Autriche, ambitions non spontanées peut-être, ne s'étant pas encore révélées. Le 11 Août, le Divan signalait à son ambassadeur à Paris l'extension de la révolte à l'Herzégovine, la connivence du Monténégro et les armements significatifs de la Serbie. Le duc Decazes répondit à la communication du Divan que les consuls français s'emploieraient exclusivement à une œuvre de pacification. Si leur action avait été simplement pacificatrice, le Gouvernement russe n'aurait sans doute pas mis autant d'empressement à remercier le Gouvernement français des dispositions amicales qu'il montrait dans la question d'Orient. Pour rétablir l'équilibre, le duc Decazes écrit à notre ambassadeur à Londres ; il lui répète que notre action sera purement morale et que la France s'efforcera de prévenir toute éventualité d'intervention ». Le langage tenu à l'Angleterre était déjà un peu différent du langage tenu à la Russie. Mais on y surprend, outre cette apparence de duplicité, un désir manifeste de rentrer dans le fameux « concert européen » ; car, enfin, personne n'a fait à la France l'offre ferme de s'associer à l'action commune et le remerciement banal de la Russie pouvait difficilement passer pour une invitation.

Il va sans dire que la mission donnée aux consuls, de faire entendre raison aux insurgés, échoua complètement et, l'e 30 Décembre 1873, le Gouvernement austro-hongrois lança la note Andrassy, qui demandait la Porte, pour les provinces insurgées, une série de réformes que les puissances seraient appelées à contrôler. Par une dépêche, en date du 3 Janvier 1876, à notre ambassadeur à Vienne, le duc Decazes s'associe à ces demandes. Il répondait par cette adhésion aux avances et aux flatteries que le comte Andrassy lui avait adressées, par l'intermédiaire de M. de Vogué. La note Andrassy n'étant pas appuyée par l'Angleterre resta sans effet ; les insurgés refusèrent d'ailleurs d'accepter la solution proposée par le Gouvernement austro-hongrois.

Impuissants, dans les provinces excentriques de leur domination européenne, les Turcs firent appel au fanatisme musulman, dans les provinces rapprochées de Constantinople. La Bulgarie fut le théâtre d'abominables barbaries, de scènes qui rappelaient les sanglantes horreurs du temps de Mahomet II plus de 15 000 Chrétiens y périrent. La Roumélie échappe aux massacres en masse, mais non pas aux attentats contre les Chrétiens les consuls de France et d'Allemagne sont massacrés à Salonique.

Pendant que MM. de Bismarck, Gortschakoff et Andrassy conviennent de se réunir à Berlin, le duc Decazes écrit à notre ambassadeur en Allemagne que le meurtre de Salonique ne change rien au fond des choses, que la France consent à un échange d'idées, mais non à une Conférence, et qu'elle n'exclut que l'intervention armée. Le 13 Mai a lieu, chez le prince de Bismarck, cet échange d'idées entre les trois cours du Nord, la France, l'Italie et l'Angleterre il consiste uniquement dans la lecture par Gortschakoff d'un mémorandum reproduisant à peu près les termes et les propositions de la note Andrassy. Ce nouvel effort, tenté auprès de la Turquie, échoua comme le précédent, malgré l'adhésion de la France et de l'Italie, parce que l'Angleterre refusa de s'y associer. On cherche vainement à quoi a pu servir l'intervention de la France dans ces préliminaires, quel intérêt elle avait à participer à toutes ces tentatives avortées, quelle idée la guidait, quel dessein elle poursuivait.

Pendant que les diplomates se livraient à ces stériles pourparlers, tout allait de mal en pis à Constantinople, sous la domination d'Abdul Aziz. Midhat Pacha, dans la nuit du 59 au 30 Mai, remplaçait, par Mourad V, le malheureux Abdul Aziz, qu'il faisait « suicider quatre jours après. Trois mois plus tard, le 31 Août, Mourad V, déposé à son tour, avait pour successeur Abdul Hamid. Cette Révolution, favorisée par l'Angleterre, avait empêché que le mémorandum fût remis à son adresse. Sous le règne éphémère du faible Mourad, Milan de Serbie déclarait la guerre à la Turquie le 30 Juin et Nikita de Monténégro le 2 Juillet. Les Turcs, affaiblis politiquement, avaient conservé toute leur vigueur guerrière. Nikita est protégé contre eux par son éloignement ; mais Milan perd toutes les batailles qu'il leur livre et est réduit à adresser, le 28 Août, une demande de médiation aux puissances.

La Conférence de Constantinople se réunit et la France y est représentée par un envoyé spécial, M. de Chaudordy. En l'envoyant à Constantinople, le duc Decazes l'a engagé officiellement à se maintenir dans la neutralité quand même, officieusement à se montrer russe dans la mesure compatible avec les intérêts généraux du pays. Nul n'a connu, comme le duc Decazes, le secret de ces phrases énigmatiques qui ne permettent rien à un agent et qui l'autorisent à tout. Dans cette seconde phase des négociations, qui précédèrent la guerre turco-russe, l'intervention de la France fut plus marquée encore que dans la première, et l'échec de notre diplomatie, échec collectif il est vrai, plus marqué aussi. Les principaux événements, intéressant toutes les puissances, furent l'ultimatum lancé, le 31 Octobre 1876, par le Cabinet de Saint-Pétersbourg, en vue d'obtenir un armistice, et où il répudiait toute pensée de conquête, et le protocole de Londres, du 31 Mars 1877, qui résumait les réformes que la Conférence de Constantinople avait prétendu imposer à la Turquie, et les garanties pour les Chrétiens ; dont les puissances avaient voulu entourer ces réformes.

Nous n'avons pas à entrer dans le détail de cette histoire, qui se mêle à l'histoire intérieure et extérieure de la Turquie. H nous suffira de relever le satisfecit que le duc Decazes se décernait à lui-même, le 23 avril 1877 : « En nous mêlant aux négociations, nous avions pour but de fortifier l'entente des puissances entre elles. Après tant d'efforts pour écarter ce dénouement (la guerre) nous n'avons plus qu'à affirmer notre volonté bien arrêtée de demeurer étrangers aux complications qu'il peut déterminer. » Et le duc Decazes résume, en cette formule, toute la politique française : « Neutralité la plus absolue, garantie par l'abstention la plus rigoureuse. » Les épithètes n'y faisaient rien la diplomatie de notre ministre des Affaires Etrangères avait échoué, les deux buts qu'il avait voulu atteindre, il les avait manqués et son ingérence étourdie dans le conflit oriental, après dix-huit mois de démarches inconsidérées, nous avait placés, sans nous gagner la Russie, en face d'une Espagne et d'une Italie hostiles, d'une Angleterre défiante, d'une Autriche indifférente et d'une Allemagne irritée. M. Thiers avait prétendu que le maintien de M. Decazes dans le Cabinet du 10 Mars 1876 était un scandale M. Thiers avait raison. Le duc Decazes n'en fut pas moins maintenu dans le Cabinet de M. Jules Simon, le 12 Décembre 1876, comme il l'avait été dans celui de M. Dufaure, et, comme il le fut, après le 16 Mai, dans celui du duc de Broglie, avec lequel il se retira, le 23 Novembre 1877. Son rôle politique était fini. Elu député, comme candidat officiel du Maréchal, dans un arrondissement des Alpes-Maritimes, et grâce à la plus cynique des pressions administratives, il fut Invalidé par la presque totalité de la Chambre et il quitta l'Assemblée, sans qu'une main pressât !a sienne. Il servit tous les partis, il les trahit tous et il fut renié par tous.

Le Cabinet Dufaure ne survécut guère qu'un mois à la réouverture de la session extraordinaire de 1876. Cette session aurait été entièrement consacrée au budget et aux lois d'affaires, sans la question de cessation des poursuites pour faits insurrectionnels et sans celte des honneurs funèbres, qui naquit incidemment, soulevée par un amendement de M. Floquet. Nous ne reviendrons sur le budget de 1877, dont nous avons exposé l'économie générale et les grandes lignes, que pour préciser l'attitude prise par M. Gambetta, dans la question de l'impôt sur le revenu, et pour signaler de graves révélations rétrospectives faites par le prince Jérôme-Napoléon. Le projet d'impôt sur le revenu de M. Gambetta, que la Commission avait adopté en principe et en dehors de la loi financière de 1877, remplaçait certaines contributions directes par une taxe frappant la rente sur l'Etat et les bénéfices professionnels. Dans la discussion du budget des Cultes le prince Napoléon, orateur très inégal mais plein de verve et de nerf, avec un certain souffle âpre et dur, signala les empiétements du parti clérical, comme un danger pour le pays, et affirma que le maintien du pouvoir temporel des Papes nous avait coûté l'Alsace et la Lorraine. Cette dernière affirmation était peut-être trop absolue ; il n'en était pas moins vrai, historiquement, que la protection accordée par Napoléon III au Pape, prince temporel, nous avait peut-être privés du concours de Victor-Emmanuel.

On devine quelle agitation ces évocations d'un récent et terrible passé provoquaient dans la Chambre. Le Sénat, moins bruyamment, faisait, à ce moment, d'aussi utile besogne. En présence du nouveau ministre de la Guerre, le général Berthaut, malheureusement aussi routinier, aussi bureaucrate que son prédécesseur, et qui avait maintenu dans leurs commandements tous les chefs de corps nommés en 1873, il vota, sur un remarquable rapport de M. de Freycinet, sénateur de Paris, la loi sur l'intendance et le service de santé militaire, qui subordonnait très justement l'administration des armées au commandement en chef. Le rapport de M. de Freycinet, la part qu'il prit à la discussion, signalée également par un excellent discours du duc d'Audiffret-Pasquier, à la fois substantiel et chaleureux, le désignaient, à défaut de son rôle pendant la Défense nationale, pour le ministère de la Guerre où il devait laisser une trace si profonde. Les couloirs du Sénat, en dehors de ces grandes et rares discussions, ne respiraient la vie et l'intrigue que lorsqu'il fallait procéder à l'élection des inamovibles le 25 Novembre deux furent élus, un de Droite, M. Chesnelong, et un de Gauche, M. Renouard. Quelques jours auparavant, le collège sénatorial du Doubs avait remplacé un sénateur de Gauche par un sénateur de Droite et pendant que le suffrage restreint fortifiait, par hasard, la majorité de Droite au Sénat, le suffrage universel, remarquablement fidèle à lui-même, fortifiait celle de Gauche à la Chambre. Le 12 Novembre il y faisait entrer M. Mestreau, de la Charente-Inférieure, et le 19 Novembre M. Christophle, de la Drôme.

C'est devant cette Chambre, qui se sentait en communication de plus en plus intime avec le pays, que vint d'abord la question de l'amnistie. Rappelons que dans la séance de la Chambre des députés du 26 Mai 1876, M. Gatineau avait déposé une proposition signée de 139 de ses collègues et tendant à mettre fin aux poursuites pour faits insurrectionnels. Renvoyée à l'examen d'une Commission, la proposition Gatineau avait été longuement discutée, le Gouvernement avait été entendu contradictoirement, et M. Dufaure avait clairement indiqué qu'après la lettre du Maréchal, et la clémence Présidentielle devant largement s'exercer, il considérait la question comme provisoirement close. Les déclarations du Gouvernement n'avaient pas arrêté la Commission dans son travail se sentant d'accord avec la majorité et avec l'opinion publique, décidément lasse de poursuites se produisant si longtemps après la Commune, elle voulait liquider au plus vite le triste héritage de la guerre civile et donner force de loi aux intentions du Chef de l'Etat, clémentes pour le moment, mais peut-être fragiles et variables. Elle décida que les poursuites cesseraient immédiatement, sauf pour les crimes d'assassinat, d'incendie et de vol que la juridiction criminelle ordinaire serait substituée aux Conseils de guerre, pour les futurs inculpés de ces crimes et pour ceux qui, condamnés par contumace, voudraient purger cette contumace.

La discussion s'ouvrit le 3 Novembre l'urgence fut prononcée sur la demande du rapporteur, M. Lisbonne, et le Garde des Sceaux combattit la proposition avec la plus grande vigueur, en se plaçant exclusivement au point de vue juridique. Sa principale objection fut celle-ci « Trois mille contumaces qui sont à l'étranger pourront se présenter et demander jugement à la Cour d'assises. Eh bien, la Cour d'assises (de la Seine) a jugé, en 1873, 605 affaires qui comprenaient 851 accusés voilà donc 3000 accusés qui vont venir devant cette Cour, à laquelle il a fallu un an pour en juger 851... Ces procès continuellement, sans cesse, par les voix les plus éclatantes, par les échos les plus retentissants, réveilleront ces affreux souvenirs de la Commune. Et pour cela vous abolissez deux lois, vous violez toutes les règles de notre code d'instruction criminelle. » M. Dufaure avait parlé en légiste, M. Gambetta parla en homme politique, avec une gravité éloquente, et détruisit tout l'effet du discours de M. Dufaure : « Au nom de la véritable politique de sagesse et de concorde, le Gouvernement et la majorité s'honoreront en prenant une mesure qui est attendue, qui est réclamée, non pas par des impatients, par des exagérés, mais par des hommes qui ont un égal souci de l'honneur et de la justice, de la concorde et de la paix publiques. » La majorité, qui était faite en faveur de la proposition Gatineau, donna une nouvelle preuve de modération et de sens politique, en consentant à l'amender, conformément aux indications du Garde des Sceaux. M. Bethmont et M. Houyvet, député du Calvados, déposèrent un contre-projet déclarant que la prescription édictée par l'article 637 serait acquise, un mois après la promulgation de la loi, à toutes les personnes non poursuivies ; elle s'étendrait à trois mois pour les poursuites commencées. La Commission demanda que le contre-projet lui fût renvoyé elle l'inséra dans son article 1er avec lequel il fit corps et la loi, réduite à deux articles, après le rejet de celui qui concernait les contumaces, fut adoptée par 311 voix contre 175.

La discussion ne vint au Sénat que le 1er Décembre. Comme à la Chambre, la loi d'amnistie bénéficia de la déclaration d'urgence, sur la proposition du rapporteur, M. Paris, qui concluait au rejet pur et simple, au nom de la majorité de la Commission. La minorité de cette Commission devait se rallier en séance, à un amendement de M. Bertauld qui ne proposait la cessation des poursuites que pour un nombre très limité de cas. Après que le général Changarnier eût combattu la proposition, que M. de Meaux l'eût représentée comme devant établir « l'impunité légale », en assurant que son rejet comblerait d'aise le Gouvernement, l'amendement Bertauld fut mis en discussion. « L'action publique, à raison des faits non poursuivis se rattachant à l'insurrection de 1871, disait M. Bertauld, sera prescrite à partir de la promulgation de la présente loi, à l'égard de tous individus qui, sans avoir fait partie des membres élus delà Commune ou du Comité central, et sans avoir exercé un commandement supérieur au grade de capitaine, ont pris part à l'insurrection, dans les rangs de la garde ou autrement, et n'ont commis aucun crime de droit commun contre les personnes ou les propriétés. Cette rédaction n'excluait, on le voit, des poursuites et de la répression, aucun des grands coupables elle était rendue plus acceptable encore par une clause qui réservait les droits des tiers.

L'affirmation de M. Meaux que le désir secret du Gouvernement était que la loi fût repoussée, appelait M. Dufaure à la tribune. Il y monta pour faire la déclaration suivante :

« Nous regarderions le vote de l'amendement de l'honorable M. Bertauld, comme une reproduction législative de la lettre de M. le Président de la République, et, quoique le projet n'émane pas du Gouvernement, quoique le Gouvernement soit fermement résolu à exécuter la lettre de M. le Président de la République, quel que soit le sort du projet, néanmoins je ne dois pas dissimuler que le Gouvernement préfère l'adoption au rejet de l'amendement. »

Cette « préférence » si mollement exprimée, cette timide demande d'adoption n'était pas faite, on en conviendra, pour déterminer les hésitants à voter l'amendement Bertauld. En négligeant de poser la question de confiance et en évitant de s'engager à fond, M. Dufaure commettait la même imprudence que le jour du vote sur les Jurys mixtes, sans compter qu'il avait une singulière façon d'appuyer les lois que la Chambre avait votées à une grosse majorité. Bien des sénateurs purent croire que M. de Meaux, ancien collègue de M. Dufaure dans le Cabinet Buffet, avait traduit exactement la pensée du Garde des Sceaux et l'Assemblée, par 148 voix contre 134, décida qu'elle ne passerait pas à la discussion des articles du contre-projet.

Ainsi, la responsabilité directe de la chute du Cabinet, qui fut la conséquence de ce vote, incombait au Sénat. En choisissant pour inamovibles des hommes comme MM. Buffet.et Chesnelong, en repoussant les projets de lui les plus modérés, en votant deux fois, dans des circonstances mémorables, contre l'homme illustre qui avait assumé, dans l'extrême vieillesse, la glorieuse mission d'acclimater en France une institution éminemment conservatrice, le Sénat votait contre lui-même, autant que contre la politique sage, prudente, modérée, même timide que représentait M. Dufaure. Il méconnaissait aussi son rôle constitutionnel, qui ne consistait nullement à faire prévaloir une politique, républicaine ou monarchique il s'opposait au fonctionnement régulier des institutions en donnant, comme sous l'Assemblée nationale, le spectacle d'une coalition capable de tout entraver, incapable de rien fonder.

Dans le Conseil des ministres, qui fut tenu le 2 Décembre, M. Dufaure exposa que battu au Sénat et battu à la Chambre, il ne pouvait conserver utilement ni dignement le pouvoir et il remit, entre les mains du Président de la République, sa démission.et celle de ses collègues. Comme après le vote sur les Jurys mixtes, la décision du Sénat eut un écho à la Chambre. Au mois de Novembre, dans la discussion du budget de la Légion d'honneur, M. Floquet avait vivement, et justement critiqué l'application que faisait le ministre de la Guerre du décret de Messidor sur les honneurs funèbres, application qui violait à la fois l'égalité des Français devant la loi et la liberté de conscience. Emu de ces critiques, le Gouvernement déposait précipitamment un projet de loi proposant de rendre les honneurs funèbres, prévus par les décrets du 24 Messidor an XII et du 13 Novembre 1863, aux militaires morts en activité de service, et de les refuser aux légionnaires et aux fonctionnaires civils. Cette solution sans franchise était aussi mauvaise que possible la Commission, nommée pour examiner le projet Berthaut, en proposa le rejet par dix voix contre une. Les députés du Centre Gauche n'avaient pas été les moins prompts à protester contre l'atteinte portée par le Cabinet à deux principes essentiels de notre droit politique et civil. Le 2 Décembre, après la démission du Cabinet, M. de Marcère vint lire à la Chambre un décret, portant retrait du malencontreux projet de loi du 23 Novembre. M. Grévy prit acte du retrait ; un député de la Gauche interpella M. de Marcère, et, comme conclusion de son interpellation, déposa un ordre du jour qui fut accepté par M. Christophle ; l'unique membre du Cabinet démissionnaire présent à la séance.

« La Chambre, disait l'ordre du jour Laussédat, qui fut adopté par 337 voix contre 31, convaincue que le Gouvernement saura faire respecter les deux principes de la liberté de conscience et de l'égalité des citoyens, sans aucune distinction, passe à l'ordre du jour. »

Quand M. Dufaure avait dit au Conseil des ministres qu'il avait été battu à la fois au Sénat et a la Chambre, il ne faisait pas allusion à la défaite morale qu'il avait éprouvée, devant la Commission ; avec ce projet sur les honneurs funèbres qui avait soulevé dans la Chambre une réprobation presque unanime, mais à certains votes sur des articles du budget des Cultes où il avait été mis en minorité. La Chambre, mécontente d'entendre, dans la discussion générale de ce budget, M. Dufaure soutenir l'inanité du péril clérical, lui avait refusé, avec une obstination peu politique, un modeste crédit de 20.000 francs pour les séminaires algériens. La présentation du projet Berthaut, survenant ensuite, avait détruit tout l'effet des assurances de M. Dufaure, affirmant qu'il défendrait les droits de l'Etat républicain contre les empiétements du clergé et amené entre le Garde des Sceaux et la majorité, sinon une rupture, au moins un refroidissement sensible.

Le ministère Dufaure, le premier ministère républicain, du Maréchal, succombait donc après moins de neuf mois d'existence. Il eût été désirable, a-t-on dit, qu'il durât plus longtemps il eût fallu prouver au pays que la République parlementaire n'était pas le régime du provisoire et de l'instabilité. Cette preuve ne pouvait être fournie, avec le Maréchal de Mac-Mahon à la tête de l'Etat et dans les conditions difficiles qui furent faites à M. Dufaure ou qu'il se fit à lui-même. Le Maréchal de Mac-Mahon était convaincu que l'honneur, le devoir, sa conscience l'obligeaient à barrer la route à ce qu'il appelait le Radicalisme. M. Dufaure n'était guère moins inquiet que le Maréchal des progrès de la Démocratie, dont il se défiait. Cette défiance explique toutes les fautes qu'il commit et que l'on n'aurait pas attendues d'un parlementaire aussi expérimenté que lui. Il eut le tort d'accepter la présidence d'un Conseil des ministres qu'il n'avait pas formé de s'appuyer exclusivement sur le groupe numériquement le moins important de la Chambre ; de soutenir, devant le Sénat, avec une tiédeur remarquable, les projets à l'adoption desquels la majorité de cette Chambre tenait le plus et surtout, faute capitale, grave erreur d'optique, de considérer les trois quarts des membres de la majorité républicaine comme des représentants de la politique antireligieuse et sectaire, de méconnaître l'évolution qui s'était opérée dans le parti tout entier, en même temps que chez son illustre chef, M. Gambetta. Est-ce le ressouvenir de sa collaboration avec M. Buffet qui l'a paralysé ? Il est certain que M. Dufaure, en 1876, ne montra pas, dans les grandes circonstances, la décision, la vigueur que nous lui retrouverons dans son second ministère. Même à la tribune, où il se ressaisissait toujours, où sa fermeté un peu rude ne s'était jamais démentie, son langage a paru moins net, sa politique moins décidée, son programme plus flottant.