La transmission des
pouvoirs. — Rapidité de la solution ministérielle. — Le Cabinet Centre
Gauche. — Constitution du bureau du Sénat. — La déclaration ministérielle. — Vérification
des pouvoirs dans les deux Chambres. — Proposition Raspail-Victor Hugo. La
loi des maires. — La Commission du budget de 1877. — Les premiers actes du
Cabinet. — Les circulaires Ricard. — Le mouvement préfectoral. — Les projets
de M. Waddington. — Les premières attaques contre la majorité de la Chambre. —
M. de Marcère. — Discussion des propositions d'amnistie. — La situation des
insurgés. — Les jurys mixtes. — Rejet de la loi par le Sénat. — Répercussion
à la Chambre. L'œuvre législative. — La loi des maires adoptée à la Chambre. —
Fermeté de M. de Marcère. — La discussion du budget à la Chambre. — Activité
et compétence de Gambetta. — Majoration des crédits de l'Instruction
Publique. — Le Parlement hors session. — Imprudences des intransigeants de
Gauche. — Les élections partielles et les élections municipales. — Retraite
du général de Cissey. — La politique et le cléricalisme dans l'armée. — Le
Président de la République dans l'Est. — La politique extérieure dans la
question d'Orient. — Révolution de palais à Constantinople. — La Conférence
de Constantinople. — Rôle du duc Decazes. — La session extraordinaire de 1876.
— La loi sur l'intendance et le service de santé militaire au Sénat. — L'amnistie
à la Chambre. — Au Sénat, rejet de l'amendement Bertauld. — Retraite de M.
Dufaure, 2 Décembre. — La question des honneurs funèbres à la Chambre. — Appréciation
sur le premier ministère Dufaure.
Le
scrutin de ballottage pour l'élection de la Chambre des députés avait eu lieu
le 5 Mars. Trois jours après, la cérémonie de transmission des pouvoirs
s'accomplissait à Versailles, avec une simplicité qui ne manquait pas de
grandeur. La Commission de permanence et la Commission des grâces avaient été
convoquées par le bureau de l'Assemblée nationale. M. Martel, président de la
Commission des grâces, après avoir annoncé que les pouvoirs de cette
Commission étaient expirés, résuma son œuvre en deux mots elle avait examiné
8.179 dossiers et prononcé 3.141 commutations ou remises de peine. C'est
alors que le duc d'Audiffret-Pasquier fit introduire les bureaux provisoires
des deux Chambres et le Conseil des ministres dans le salon d'Hercule. Il
leur adressa ces paroles « Vous
tous, qui représentez ici les nouveaux pouvoirs du pays, soyez les bienvenus. « Librement
consultée, la France vient de donner aux décisions de l'Assemblée nationale
une éclatante sanction. C'est avec cette double autorité que ces décisions
s'imposent aujourd'hui à l'obéissance et au respect de tous. « La
Constitution républicaine du 2S Février a été, vous le savez, une œuvre de
conciliation et d'apaisement. C'est à vous qu'il appartient de la continuer
et de la défendre. Serrés autour du Maréchal de Mac-Mahon, vous saurez donner
à notre pays un Gouvernement d'ordre et de paix. Vous saurez lui assurer le
repos qu'il désire, dont il a tant besoin pour achever de réparer ses
désastres et pour porter les charges qui en ont été la dure conséquence. « Comme
nous, vous voudrez le rendre à vos successeurs pacifié, prospère et libre.
C'est donc avec confiance que j'ai l'honneur de vous remettre, au nom de
l'Assemblée nationale, les pouvoirs souverains que la nation lui avait
donnés. » Le
doyen d'âge du Sénat, M. Gauthier de Rumilly, répondit par une chaude
allocution, nettement républicaine, qui fut le vrai succès de cette séance et
qu'accueillirent des applaudissements prolongés. Le doyen d'âge de la
Chambre, M. Raspail, ne prenant pas la parole, le vice-président intérimaire
du Conseil des ministres, M. Dufaure, dit ces simples mots « Nous
sommes délégués par M. le Président de la République, mes collègues et moi,
pour recevoir de vos mains le pouvoir exécutif, avec ses devoirs et
prérogatives, tel qu'il lui est attribué par la Constitution républicaine du
2S Février. Nous avons mission de vous déclarer, en même temps, qu'il a
l'intime confiance qu'avec l'aide de Dieu et le concours des deux Chambres,
il ne l'exercera jamais que conformément aux lois, pour l'honneur et pour
l'intérêt de notre bien-aimé pays. » La
Constitution du 25 Février 1875 entrait donc dans la pratique le 8 mars 1876.
Le lendemain, le Journal officiel annonçait que la démission du
vicomte de Meaux, donnée le 23 Février précédent, en même temps que celle de
M. Buffet, était acceptée et que l'intérim de l'Agriculture et du Commerce
était confié au ministre des Finances, M. Léon Say. Cette nouvelle et ce que
l'on savait des conférences que e le Maréchal avait eues avec M.
Casimir-Périer, indiquaient manifestement que le Chef du pouvoir exécutif
attendrait la réunion et les premières séances des Chambres, avant de
constituer son Cabinet ; aussi, la surprise fut-elle grande lorsque, le
lendemain, on put lire à l'Officiel la liste complète des nouveaux
ministres. M. Dufaure prenait avec la Justice et les Cultes la présidence et
non plus la vice-présidence du Conseil, comme MM. Buffet, de Cissey et de
Broglie. M. Ricard devenait ministre de l'Intérieur. Le duc Decazes
conservait les Affaires Étrangères. M. Waddington remplaçait M. Wallon à
l'Instruction Publique et aux Beaux-Arts. M. Léon Say gardait les Finances.
M. Christophle prenait les Travaux Publics. M. Teisserenc de Bort remplaçait
M. de Meaux ; l'amiral Fourichon remplaçait l'amiral de Montaignac, et M. de
Cissey conservait la Guerre. La
lecture de l'Officiel produisit un désappointement à peu près général
l'opinion, presque unanime, fut que le premier Cabinet républicain était un
peu pâle on eût désiré une administration plus éclatante, un grand ministère,
pour inaugurer la Constitution. On constatait, de plus, que MM. Decazes et de
Cissey, qui s'étaient associés au Gouvernement de combat, étaient conservés
dans le Cabinet, et l'on attribuait leur maintien à ta volonté du Maréchal,
plutôt qu'au libre choix de M. Dufaure. Le Garde des Sceaux, observateur
respectueux des traditions parlementaires, s'était-il incliné devant un désir
formel du Maréchal et avait-il reçu, pour sa complaisance, le titre de
président du Conseil ? Cette question se posait dans tous les groupes. « Ce
ne sont pas ceux qui entrent, disaient Gambetta et ses amis des nouveaux
ministres, ce sont ceux qui ne sortent pas qui nous inquiètent. Même parmi
ceux qui entraient, on constatait le choix de M. Ricard, fait en dehors du
Parlement. » M. Ricard, en effet, avait été battu aux élections
législatives, dans la circonscription de Niort, par un Bonapartiste, le baron
Petiet. Les autres choix étaient acceptables, même celui de l'amiral
Fourichon ; mais les nouveaux ministres MM. Waddington, Christophle et
Teisserenc de Bort et le nouveau sous-secrétaire d'État de l'Intérieur, M. de
Marcère, appartenaient au groupe le moins nombreux de la majorité
républicaine, au Centre Gauche, qui ne comptait que 48 membres à la Chambre,
contre 93 députés de la Gauche radicale et 198 de la Gauche républicaine. Le
ministère, dans sa nuance un peu terne, avec un chef comme M. Dufaure, qui
représentait l'esprit de résistance aux innovations les moins hardies,
semblait plutôt constitué en vue de gouverner avec la majorité du Sénat
qu'avec celle de la Chambre. C'est pourtant dans le Sénat qu'il devait
rencontrer le plus d'obstacles et trouver finalement sa pierre d'achoppement.
Le Sénat, tel que l'avaient constitué les élections de Décembre 1875 et
celles de Janvier 1876, n'avait de majorité certaine que dans les questions
religieuses politiquement, il comprenait, comme l'Assemblée nationale dont il
était l'image, deux partis numériquement égaux, à quelques voix près, les
Conservateurs et les Républicains. Pour fixer cette majorité, il eût fallu
une main plus ferme que celle du Garde des Sceaux, qu'affaiblissaient
également l'appui que lui accordaient les Républicains de la Chambre, les
résistances qu'il rencontrait à l'Elysée, et qui ne retrouva pas, à la tête
du Gouvernement, la vigueur qu'il avait montrée dans les rangs de
l'Opposition, Entre une Chambre jeune, ardente, qui se sentait en étroite
communion d'idées avec la nation et un Sénat hésitant qui se sentait
encouragé dans sa résistance par les sympathies déclarées du Président de la
République, M. Dufaure ne sut pas garder un équilibre bien difficile il ne
sut pas donner à la première administration républicaine l'allure nette,
franche, décidée que tout le monde attendait d'elle, que tous les ministres
individuellement surent prendre, que le ministère dans sa collectivité n'eut
jamais. Le Sénat avait constitué son bureau, le 13 Mars, en portant à la
présidence le duc d'Audiffret-Pasquier par 20o voix, à la vice-présidence
deux membres de la Gauche, MM. Martel et Duclerc, et deux membres de la
Droite, MM. de Ladmirault et de Kerdrel. Ce premier vote politique qui
portait au fauteuil un Constitutionnel libéral et qui partageait les vice-présidences
entre les deux grandes fractions de l'Assemblée, indiquait bien la
composition du Sénat et y soulignait l'absence de majorité. A la Chambre,
après l'élévation de M. Jules Grévy à la présidence, trois fauteuils de
vice-présidents avaient été donnés à des Républicains éprouvés MM. Bethmont,
Rameau et Lepère, et un quatrième abandonné à un membre de la Droite, M.
Durfort de Civrac. C'est
devant les deux Assemblées ainsi constituées que la Déclaration fut lue le 14
Mars elle était excellente. Le Gouvernement s'engageait à pratiquer
loyalement les lois constitutionnelles, à exiger la fidélité des agents qui
avaient mission de le servir et parmi lesquels il ne saurait admettre de détracteurs,
à apporter la solution des deux questions urgentes, celle de la collation des
grades et celle de la composition des municipalités. Un Gouvernement qui
promettait de pratiquer loyalement la Constitution et d'exiger l'obéissance
de ses fonctionnaires, qui laissait espérer la restitution à l'Etat de ses
nécessaires prérogatives, aux Communes de leurs libertés municipales,
c'étaient là de grandes nouveautés. On était déshabitué, depuis le 24 Mai
1873, de cette politique cordiale et pacifique on était tout surpris de voir
un Cabinet qui, pour ses débuts, ne partait pas en guerre contre la nation,
et un sentiment de confiant espoir se joignit au sentiment de soulagement
produit par la Déclaration. A l'étranger, l'impression fut aussi bonne qu'en
France et la détente se fit sentir, même dans le Sénat. La mort de M. de la
Rochette avait laissé un siège d'inamovible vacant 174 voix y portèrent M.
Ricard, ministre de l'Intérieur. Son concurrent maigre lui, M. de Lesseps, ne
réunit que 84 suffrages, presque tous bonapartistes. Les
deux Chambres procédèrent, avant les vacances de Pâques, à la vérification
des pouvoirs de leurs membres. Cette opération se fit dans un esprit bien
différent au Sénat et à la Chambre. Au Sénat, on valida de parti pris toutes
les élections, malgré des faits surabondamment démontrés d'intervention
administrative dans la Gironde, la Sarthe et la Savoie, de corruption en
Corse et d'illégalité à la Guadeloupe. Si le Sénat montra cette indulgence
exagérée, c'est qu'il considérait le suffrage restreint comme beaucoup plus
éclairé que le suffrage universel. Cette vue n'était pas tout à fait fausse.
Mais, pour avoir plus de lumières, est-on moins accessible à l'influence
préfectorale, moins sensible aux attraits de l'argent, ou moins susceptible
de tourner ou de violer la loi ? A la
Chambre, où régnait un autre esprit, trois enquêtes furent ordonnées et 15
invalidations prononcées, du 26 Mars au 10 Avril. Les violences de la
polémique, les faits de pression administrative ou d'ingérence du clergé
déterminèrent presque toutes les invalidations. Le Sénat avait validé trop
vite ; la Chambre eut le tort de valider trop lentement et aussi le tort de
préférer parfois à l'invalidation l'enquête, qui est la moins bonne des
solutions. Elle prolonge l'état de fièvre où l'élection a mis une circonscription,
et il est bien rare qu'elle révèle des faits nouveaux, capables de modifier
l'opinion de la Chambre qui l'a ordonnée. De plus, elle fait durer pendant
des mois l'incertitude de l'élu. La cassation d'une élection viciée est une
mesure plus franche. Ajoutons que, dans presque tous les collèges où le
scrutin dut être recommencé, les électeurs ratifièrent les décisions de la
majorité républicaine. Ce qui prouve que la majorité avait bien jugé, le
suffrage universel ayant plutôt tendance à s'obstiner dans ses choix, surtout
quand ses choix ont été mauvais. Dans
l'intervalle des séances de vérification à la Chambre, dans l'intervalle des
fréquents repos que le Sénat s'accordait déjà, faute de matière législative,
quelques affaires importantes furent abordées, sinon discutées à fond, dans
les deux Assemblées. Le 21 Mars deux propositions identiques d'amnistie
totale avaient été présentées au Sénat par Victor Hugo, à la Chambre par M.
Raspail. Le Gouvernement, qui s'attendait au dépôt de ces demandes, avait
réclamé l'urgence, au Sénat par l'organe de M. Dufaure, à la Chambre par M.
Ricard. L'urgence, qui a le mérite de supprimer la seconde et la troisième
délibérations sur une question irritante, avait été accordée et les
propositions d'amnistie totale ou partielle avaient été renvoyées à l'examen
des bureaux. Les deux rapporteurs de la Chambre et du Sénat, MM. Leblond et
Paris, avaient abouti à des conclusions presque identiques et conclu au rejet
des propositions d'amnistie. Il semblait à M. Leblond, comme à M. Paris, que
la grâce, que l'exercice de la clémence Présidentielle était préférable à
l'amnistie, parce que la loi était impuissante à faire les distinctions, à
établir les catégories nécessaires entre les meneurs et les comparses, entre
les repentants et les endurcis. La discussion de cette grave question ne
devait venir, en séances publiques, qu'après les vacances de Pâques. Bien
qu'il eût parlé, dans sa Déclaration, de la nécessité de réviser la loi
relative aux municipalités, le Gouvernement, dans cette matière comme pour
l'amnistie, laissa l'initiative parlementaire prendre les devants, retenu
qu'il était par la crainte de heurter les timidités du Sénat ou les scrupules
du Maréchal, toujours inspiré par MM. de Broglie et d'Harcourt et mal
renseigné par son entourage. La Gauche avait proposé l'abrogation de la loi
du 20 Janvier 1874 sur les municipalités. Cette fois encore, le Cabinet avait
demandé l'urgence et formé une Commission extraparlementaire, chargée
d'étudier, non seulement le chapitre relatif aux municipalités, mais toute
une loi organique municipale. La Commission extraparlementaire et la
Commission de la Chambre, après de sérieuses études, avaient reconnu que la
procédure la plus rapide, sinon la meilleure, exigeait la disjonction du
titre relatif aux maires et adjoints. Sur ce dernier point, elles s'étaient
ralliées au système de 1871, c'est-à-dire à la nomination des maires et des
adjoints par le Gouvernement dans les villes plus de 100000 habitants, dans
les chefs-lieux de département et d'arrondissement ; à l'élection par les
Conseils dans toutes les autres communes. La discussion du titre relatif aux
maires et adjoints, comme celle des propositions d'amnistie, ne vint qu'après
les vacances. Enfin,
la Chambre eut à s'occuper, dans ses bureaux, de la nomination de la
Commission du budget. Le Gouvernement avait déposé le projet de budget de
1877 avant les vacances de Pâques et la Commission de 33 membres, qui fut
chargée de l'examiner, compta 30 Républicains et 3 membres de la. Droite.
Gambetta ambitionna la présidence de la Commission qui lui fut dévolue. Son
discours d'installation fut tout un programme financier. « Nous avons
voulu entrer dans la Commission du budget, dit-il, pour nous mettre face à
face avec les réalités, étudier de plus près les détails de notre régime
financier, sans illusion et sans précipitation. Uniquement inspirés par
l'esprit d'économie, de maturité et de sage réforme, nous nous garderons de
rien livrer à l'aventure, persuadés qu'en ces délicates matières on ne
devance ni le temps ni l'opinion. » Le grand orateur.de la Gauche
étudia, en effet, dans le détail, tous les services, particulièrement ceux de
la Guerre et de la Marine, et acquit, en quelques mois, une compétence que
les hommes spéciaux auraient pu lui envier. Cette nature, si heureusement
douée, se prêtait merveilleusement à toutes les études, à tous les travaux, à
toutes les applications d'une intelligence sans cesse en éveil toujours
attentive aux besoins multiples et variés du pays. En face
de cette Chambre laborieuse, le Gouvernement ne restait pas inactif. Dès le
23 Mars M. Waddington avait proposé l'abrogation des dispositions des
articles 13 et 14 de la loi du 12 Juillet 1875, relatives aux jurys mixtes,
chargés de faire subir les examens de licence et de doctorat. Le 3 Avril
l'état de siège, qui aurait pu être prolongé légalement jusqu'au 1er Mai,
avait été levé, dans les quatre départements où le Cabinet précédent l'avait
maintenu. M. Ricard, celui de tous les ministres qui avait le plus à faire
pour substituer un régime pacifique au Gouvernement de combat, avait annoncé,
dans une première circulaire aux préfets, son intention de remplacer par des
maires et des adjoints, pris dans les conseils municipaux, tous les maires et
adjoints que l'on avait choisis en dehors de ces assemblées. Dans une
deuxième circulaire, il avait prescrit une application libérale de la loi du
29 Décembre 1875, au sujet de la vente des journaux sur la voie publique.
Enfin, dans une troisième circulaire, portant la date du 6 Mai et qui fut
comme son testament administratif, il résuma, en traits nets et fermes, les
doctrines libérales du ministre de l'Intérieur et-la politique générale du
Cabinet. « Il
est nécessaire, disait-il aux préfets, de ruiner dans l'esprit des partis des
espérances désormais factieuses. Vous êtes appelés à coopérer à une œuvre de
conciliation et d'apaisement. Nous devons faciliter au pays la reprise de
possession de ses affaires. » Affirmation des lois constitutionnelles et
de la République qu'elles sanctionnaient, répudiation de la politique
agressive et provocatrice, encouragement aux initiatives locales et tendance
à une sage décentralisation, tels étaient les principaux caractères de ce
remarquable document. Les
préfets, auxquels étaient envoyées des instructions si différentes de celles
que leur adressait M. Buffet, furent traités par M. Ricard avec de rares
ménagements. Le premier décret provoqué par le ministre, le 26 Mars, ne
faisait sortir de l'administration que 14 des plus compromis ; 12 autres
étaient simplement changés de résidence. Trois semaines plus tard, le 14
Avril, 11 préfets étaient encore rendus à la vie privée, 33 préfets et 8
sous-préfets étaient déplacés. L'ordre moral avait habitué la France à
d'autres hécatombes administratives l'ordre moral, restauré l'année suivante,
devait en faire de plus complètes. Parmi les préfets déplacés, il en est qui
n'acceptèrent pas ce qu'ils regardaient comme une disgrâce et qui donnèrent
leur démission avec éclat, affectant de séparer le Maréchal de ses ministres
et de représenter les ministres comme les prisonniers de la démagogie. Un
préfet, transporté du Cantal dans les Hautes-Pyrénées, rédigea une lettre qui
fit scandale et qui donna une singulière idée du loyalisme des
administrateurs que M. Buffet avait si obstinément défendus. Les Gauches
avaient-elles tort, de prétendre que plusieurs des préfets conservés étaient
moins francs que M. de Chazelles, mais tout aussi hostiles ? Il est à
remarquer qu'après les élections législatives et après le changement de
ministère, qui impliquait apparemment un changement de politique, aucun des
préfets les plus hostiles, nous ne disons pas seulement à la République, mais
au Régime établi par les lois constitutionnelles, n'avait pensé qu'à une
situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux. Au lieu de se retirer avec
dignité les Pascal, les Doncieux, les de Tracy, les Fournier, les Guigues de
Champvans avaient gardé leurs fonctions, jusqu'au jour où ils en avaient été
relevés, comme s'ils n'attendaient qu'une occasion de se retirer en faisant
claquer les portes. Le 10
Avril les Chambres se séparèrent pour un mois. En leur absence, eurent lieu
les élections complémentaires, nécessitées par les options des députés qui
avaient été nommés dans deux ou plusieurs circonscriptions tous les scrutins
furent favorables aux Républicains dans un collège du Tarn-et-Garonne, un
député bonapartiste fut remplacé par un Constitutionnel. Le lendemain de la
séparation des Chambres, on avait appris a Paris la prompte répression d'une
petite insurrection algérienne. Le généra ! Carteret avait battu près de
Biskra et réduit les tribus de l'oasis d'El-Amri, que le marabout Ahmed-Ben-Alech
avait soulevées contre notre domination. C'est
également pendant ces vacances, assez peu remplies, que M. Waddington, a
l'occasion de la distribution des récompenses aux délégués des Sociétés
savantes des départements, esquissait son plan de constitution de grands
centres universitaires. L'idée de la réunion des Facultés, éparses sur tout le
territoire, en quatre ou cinq grands groupes, fortement organisés, n'était
pas mûre en 1876 et il ne fut pas donné suite aux projets du ministre. Ils
étaient pourtant d'une application plus facile, à ce moment, qu'à l'époque ou
ils furent repris par quelques-uns des successeurs de M. Waddington, et, en
particulier, par M. Bourgeois. L'absence d'élèves dans les Facultés qui ne
donnaient pas un enseignement professionnel, comme le Droit ou la Médecine,
l'indigence des laboratoires, l'état misérable des bâtiments et le peu
d'intérêt que les Conseils électifs portaient alors aux établissements
d'enseignement supérieur eussent rendu facile, en 1876, la transformation ou
la disparition de quelques-uns de ces établissements. Après les réformes
introduites dans l'enseignement, après l'augmentation du personnel et
l'amélioration du matériel, surtout après que les villes et les départements
se furent associés aux sacrifices de l'Etat, ce qui était aisé en 187P devint
impossible et la conception de M. Waddington fit place à une conception
nouvelle, non pas meilleure mais différente. Le mérite lui revient d'avoir eu
un plan d'ensemble et d'avoir tenté de le mettre à exécution. Il essaya aussi
d'acclimater chez nous l'institution des privat docent, donnant ainsi
aux jeunes maîtres qui ont fait preuve de savoir, d'intelligence, et qui se
sentent une vocation décidée pour le haut enseignement, la facilité de se
produire et établissant, entre ces nouvelles recrues de nos Facultés et les
anciens maîtres, l'émulation la plus salutaire. Elevé
en Angleterre, M. Waddington trouvait que nos lycées et collèges
ressemblaient pl us à des casernes qu'à des écoles il y aurait voulu plus
d'air, plus d'espace, et il laissait entendre que, pour l'enseignement
secondaire comme pour l'enseignement supérieur, il demanderait à la
Commission du budget de l'argent et encore de l'argent. De même pour
l'enseignement primaire, le ministre vit bien que, pour introduire le grand
principe de l'obligation, il fallait mettre partout les écoles à la portée du
peuple et rendre ces écoles habitables, sinon luxueuses. Le
Parlement reprenait ses séances le 10 Mai le lendemain, il apprenait avec
stupeur la mort de M. Ricard, enlevé -en quelques heures par une angine de
poitrine. L'ancien avocat du barreau de Niort, l'ancien préfet de la Défense
nationale, devenu membre de" l'Assemblée nationale, s'était confiné
d'abord dans le travail des Commissions et prodigué seulement dans les
réunions du Centre Gauche. Rapporteur de la loi électorale, en 1875, il
n'avait été en vue, comme orateur, que dans la dernière session. Ministre le
10 Mars, sur le refus de Casimir-Périer, il grandit singulièrement pendant
son rapide passage aux affaires et laissa, au bout de deux mois, la
réputation d'un ferme libéral, d'un esprit sage, modéré, ouvert, d'un guide
sûr pour les nouveaux venus, dans la voie de la République parlementaire.
Quel contraste entre ce Républicain tolérant et Alphonse Esquiros, le
démocrate intransigeant, qui mourut quelques jours après lui ! Esquiros
appartenait à l'Ecole de ceux qui jugeaient M. Ricard tiède et mou, École qui
avait bien quatre ou cinq représentants à l'Extrême Gauche de la Chambre et qui
n'avait pas encore recruté, dans la population parisienne, un grand nombre de
disciples. Le plus avancé de ces démocrates, M. Bonnet-Duverdier, s'était
fait battre dans tous les scrutins qu'il avait affrontés, depuis le 20
Février. Les journaux de la secte, le Peuple, le Corsaire, les Droits
de l’homme, avaient mille fois moins de lecteurs que n'en compte
aujourd'hui la moindre feuille à un sou. Eventuellement ces intransigeants de
Gauche pouvaient trouver des alliés d'un jour où d'une heure chez les
Bonapartistes. Après avoir déclaré que tout était perdu et que les élections
du 20 Février et du 5 Mars menaient la France aux abîmes, après avoir
conseillé au Maréchal de résister à la nation et de se lancer dans les
aventures, les Bonapartistes étaient revenus, d'instinct, à la tactique qui
leur avait si bien réussi en 1848 ils avaient pratiqué la politique
d'exagération démocratique, dont M. de Cassagnac avait donné le signal dans
la réunion de Belleville, le 23 Décembre. M. Rouher avait demandé
l'établissement d'un impôt sur le revenu il n'eût pas même répugné à la
séparation de l'Eglise et de l'Etat, s'il n'eût trouvé la question
prématurée. La
Droite ne s'abaissait pas aux mêmes manœuvres, mais les conseils qu'elle
donnait au Maréchal n'étaient ni plus sages, ni plus prudents et ils étaient
plus dangereux, parce que les conseillers n'inspiraient pas la même défiance
au Président de la République. N'est-ce pas Mgr Dupanloup, qui, en recevant
le Maréchal dans la cathédrale d'Orléans, à l'occasion des fêtes de Jeanne
d'Arc, lui souhaitait « ces illuminations supérieures qui, à l'heure du
péril, font qu'un homme se rencontre, de la forte race de ceux par lesquels
il plaît à Dieu, comme dit l'Ecriture, de sauver son peuple » ? Il faut
savoir gré au Maréchal d'être resté strictement correct et constitutionnel,
au milieu de ces prédicateurs de coups d'Etat, d'avoir gardé, sans le
soutenir il est vrai, mais sans le contrecarrer non plus, un homme comme M.
Dufaure, qui ne fit jamais une démarche, qui ne dit jamais un mot pour se
défendre contre ces menées d'en haut, pas plus que contre les attaques d'en
bas, qu'il enveloppait dans le même dédain. Après
la mort de M. Ricard, le Garde des Sceaux proposa le sous-secrétaire d'Etat,
M. de Marcère, pour le ministère de l'Intérieur ; le Maréchal signa, les yeux
fermés, la nomination de M. de Marcère, et celle de M. Paye, pour remplacer
M. de Marcère. La politique de M. de Marcère fut celle de M. Ricard et le
funeste accident du 11 Mai rie modifia ni la composition du Cabinet ni la
ligne de conduite qu'il avait adoptée. Une
autre perte, non moins sensible pour le parti républicain modéré, fut celle
de M. Casimir-Périer, survenue quelques semaines après. L'adhésion à la
République de M. Casimir-Périer, que tout retenait dans le camp opposé, avait
plus fait pour son établissement que l'active et chaleureuse propagande des
Républicains d'origine. Avec les Thiers, les Rémusat, les Montalivet, les Duvergier
de Hauranne, M. Casimir-Périer figure au nombre des vrais fondateurs de la
Troisième République. Notre parti, aujourd'hui triomphant, ne peut que
s'honorer en rendant à ces glorieux ancêtres de l'époque militante la justice
qu'ils méritent. Avec M.
de Marcère succédant à M. Ricard, le Cabinet resta Centre Gauche et peut-être
faut-il le regretter, d'abord parce que le Centre Gauche était le moins
nombreux des groupes républicains de la Chambre, ensuite parce que la
politique du Centre Gauche ne différait en rien de celle de la Gauche
républicaine et de la Gauche dite radicale ; en dernier lieu, parce qu'il
n'est pas bon, dans un régime parlementaire, que le parti prépondérant et le
chef de la majorité ne soient pas à leur vraie place, nous voulons dire à la
tête du Gouvernement. Le Centre Gauche avait eu légitimement la direction des
trois Gauches, tant qu'il ne s'était agi que d'empêcher le rétablissement de
la Monarchie, de combattre l'ordre moral et de fonder la République cette
œuvre accomplie, il pouvait passer la main aux autres groupes républicains,
ou du moins partager avec eux le pouvoir. La
politique du Centre Gauche, avons-nous dit, était la même que celle des
autres groupes de Gauche elle était la même sur les questions de principe,
comme celle des municipalités, sur les questions de personnes, comme celle
des fonctionnaires, sur les questions de circonstance, comme celle de
l'amnistie. La Gauche républicaine, avec ses deux cents membres, était le
plus nombreux des groupes républicains ; la Gauche dite radicale venait
ensuite avec ses quatre-vingt-treize membres. Ne convenait-il pas que le
drapeau du parti fût planté en pleine Gauche républicaine et que le chef du
Gouvernement fût choisi ou dans la Gauche républicaine ou dans la Gauche
radicale qui ne se distinguait en rien, si nous exceptons la demi-douzaine
d'intransigeants déjà nommés, de la Gauche républicaine ? Gambetta l'avait
bien senti dès les premières réunions, il avait recommandé la fusion des
trois Gauches et la constitution d'un parti républicain fort de sa masse, de
son unité, marchant tout entier au même but, sans avant-garde ni
arrière-garde, en un corps d'armée irrésistible. Jules Ferry, moins bien
inspiré cette fois, avait recommandé la séparation des groupes et les groupes
étaient restés distincts les événements devaient se charger, un an plus tard,
de refaire l'union. En attendant, et dès la session d'été de 1876, on put
constater de la faiblesse et des irrésolutions dans la majorité de la
Chambre, de la faiblesse et des irrésolutions dans le Gouvernement, en face
du Sénat et du Maréchal elles n'avaient pas d'autre cause que la division des
groupes. A peine
ouverte, cette session fut marquée par la discussion des propositions
d'amnistie, à la Chambre des députés. Le 16 Mai M. Clémenceau, partisan de
l'amnistie totale, fit un historique trop connu du 18 Mars, de la semaine
sanglante et de la répression qui avait suivi les tristes journées de Mai. Il
rappela que les exécutions sommaires, du 21 au 28 Mai, s'étaient élevées,
d'après le général Appert, à 17.000. Il rappela que, sur plus de 80.000
arrestations, il y avait eu 14.000 condamnations contradictoires, 2.000
acquittements et 35.000 non-lieux. Cette statistique était exacte ; mais,
puisque l'orateur de l'Extrême Gauche croyait devoir la reproduire, pourquoi
ne pas la faire suivre d'une condamnation formelle de la Commune ? La mémoire
implacable de l'orateur, dit justement M. Lamy, qui n'a laissé échapper aucun
acte reprochable au Gouvernement, s'est comme évanouie tout à coup et n'a pas
trouvé une parole de blâme contre le Gouvernement insurrectionnel. C'était là
toute la moralité du débat le vote d'amnistie totale, à ce moment, ne pouvait
être interprété que comme une glorification de la Commune et ses
bénéficiaires n'eussent pas manqué de lui donner cette signification. Après
que M. Georges Périn se fut plaint des mauvais traitements infligés aux déportés
à la Nouvelle-Calédonie, que l'amiral Fourichon eut contesté la véracité des
renseignements apportés par le député de Limoges, la proposition d'amnistie
totale de M. Raspail fut repoussée par 443 voix contre 50. Gambetta figurait
au nombre des 38 abstentionnistes. Les propositions de MM. Marcou, Margue et
Lisbonne eurent le même sort elles furent écartées par des majorités
considérables Le 22
Mai, la question vint devant le Sénat après un discours de Victor Hugo, où
l'on admira un passage de la plus haute éloquence contre l'Empire et un
rapprochement saisissant entre les criminels du 2 Décembre et les criminels
du 18 Mars, si diversement traités, l'amnistie totale fut repoussée, à la
quasi-unanimité. Le
double rejet des propositions Raspail et Victor Hugo ne prouvait qu'une
chose, c'est que les Chambres n'entendaient pas amnistier la Commune. Pour la
majorité des Français, amnistier signifie innocenter et innocenter la
Commune, c'était implicitement condamner l'armée et le Gouvernement qui
avaient réprimé l'insurrection. Personne, à part quelques intransigeants et
quelques rêveurs, ne voulait aller jusque-là. Mais, dans la Chambre et même
dans le Sénat, de très bons esprits pensaient, disaient ou écrivaient qu'il y
avait quelque chose à faire. Le
maintien de la juridiction des Conseils de guerre, cinq ans après les faits
insurrectionnels, était une menace pour un grand nombre d'insurgés obscurs,
coupables, ce qui était le crime de tout Paris, de port d'uniforme dans des
bandes armées il était une menace, pour un petit nombre d'insurgés, coupables
d'usurpation de fonctions, qui avaient réussi à échapper à toute poursuite.
Pour les ignorés comme pour les autres, il eût mieux valu comparaitre, dès le
début, devant les tribunaux ordinaires, qui les auraient condamnés à quelques
mois de prison. Les parquets militaires ayant réclamé, à la fin de 1872, la
connaissance des délits d'usurpation de fonctions, il leur avait été donné
satisfaction ils avaient compliqué le délit du crime d'attentat et infligé
les travaux forcés ou la déportation, là où les tribunaux ordinaires
condamnaient à la prison. Sans doute les poursuites se faisaient plus rares,
au fur et à mesure que les années s'écoulaient, mais elles reprenaient
toujours après des moments d'accalmie ; il y avait des retours offensifs des
parquets militaires, qui procédaient à de nouvelles recherches dans les
dossiers déjà examinés. L'inégalité de la répression pour les mêmes crimes ou
délits, les menaces pesant sur beaucoup de gens, qui avaient repris le
travail réparateur et la vie réglée, le maintien d'une juridiction
exceptionnelle, en pleine paix civile, tels étaient les faits qui devaient
appeler l'attention du Gouvernement. Le 27
Juin, le Président de la République adressait au ministre de la Guerre une
lettre destinée à rassurer tous les militants obscurs de la Commune, sur
l'éventualité de poursuites nouvelles. Bien qu'une loi eût été préférable à
une promesse Présidentielle, le Cabinet avait eu une heureuse idée en dictant
cette lettre au Chef de l'Etat, à celui qui avait réprimé l'insurrection et
qui personnellement avait apporté, dans cette répression, une modération dont
tous ses lieutenants n'avaient malheureusement pas fait preuve. Le Maréchal,
dans sa lettre à M. de Cissey, constatait que le nombre des poursuites
n'avait été, en 1875, que de 52, de 10 dans les six premiers mois de 1876, et
que, sur ces 62 poursuites, 4 seulement se rapportaient à des faits
insurrectionnels toutes les autres étaient dirigées contre des crimes ou
délits que les juges militaires avaient qualifiés de droit commun. L'œuvre de
la justice militaire pouvait donc être considérée comme terminée, sauf en ce
qui concerne les contumaces, et il convenait de laisser tomber dans l'oubli
tous les faits se rattachant à l'insurrection de 1871. Les généraux sont
invités, en conséquence, à ne plus délivrer d'ordres d'informer, sans en
référer au ministre de la Guerre, qui saisira le Conseil des ministres. Comme
suite à ces promesses, le Journal officiel du 28 Juin annonçait que le
Maréchal, par décision du 24 Juin, avait accordé des grâces, commutations ou
réductions de peine à 87 condamnés de la Commune. La question de l'amnistie,
on le voit, avait été simplifiée ; mais non pas tranchée, par cette
intervention du Président de la République elle devait être de nouveau posée
devant les Chambres à la session d'hiver. C'est
la question de suppression des jurys mixtes, inscrite au programme politique
du Cabinet, qui révéla sa faiblesse et qui mit aux prises les deux Chambres.
Les jurys mixtes, cette innovation malheureuse de la loi de 1875, n'avaient
pas encore fonctionné, et M. Waddington, d'accord avec tous ses collègues,
demandait leur suppression. Le rapporteur de la Commission de la Chambre, M.
Spuller, fit valoir, dans une très solide argumentation, la nécessité pour
l'Etat de rentrer en possession d'un droit dont il n'avait pu être dépossédé
que par une Assemblée animée de l'esprit clérical le plus étroit ; il montra
quel irrémédiable abaissement du niveau des examens et des études devait
amener le fonctionnement des jurys mixtes. Devant la Chambre, une controverse
-ardente s'établit, qui occupa six longues séances, entre la Droite et la
Gauche, entre les partisans de l'Église et les partisans de l'Etat ; mais le
résultat n'était pas douteux le projet du Gouvernement, abrogeant les
dispositions de la loi de 1875 relatives aux jurys mixtes, fut adopté, a
t'énorme majorité de 357 voix contre 122. En
dehors de l'intérêt politique qu'offrit la discussion de la loi portant
suppression des jurys mixtes, il faut signaler la haute portée des
déclarations qui furent faites par le ministre de l'Instruction Publique, au
nom de l'Université, et la gravité des aveux qui échappèrent aux
Ultramontains. M. Waddington, pour le gain problématique de quelques voix de
Droite, se garda bien de représenter l'Université de France, comme vouée à
une orthodoxie immaculée il avoua que l'Université, comme la Société française
dont elle était l'image, comptait dans son sein des libres penseurs et des
croyants, mais des libres penseurs respectueux de la foi de leurs collègues
et des croyants non persécuteurs. Un attardé du catholicisme libéral, M.
Keller, avait défendu, au nom de l'Église, la liberté religieuse. M. de Mun,
se plaçant sur le même terrain que le R. P. Sambin, au Congrès de Poitiers,
répliqua en niant que la liberté fût un droit humain, en affirmant la
subordination du temporel au spirituel. Les citations que fit M. Jules Ferry
de l'Encyclique de 1864, du Syllabus, des brefs pontificaux
confirmèrent l'interprétation de M. de Mun il fut démontré que
l'Ultramontanisme était, en 1876, la seule expression authentique,
officielle, orthodoxe du Catholicisme. Si le
Cabinet avait fait valoir devant le Sénat l'importance de la majorité obtenue
devant la Chambre, s'il avait nettement posé la question ministérielle,
l'issue de la discussion eût été fort différente. C'est le 18 Juillet que
cette discussion s'ouvrit devant la Haute Assemblée. Le rapporteur du projet,
M. Paris, excellait à donner, aux mesures les plus rétrogrades, les
apparences de mesures de conservation sociale et de libéralisme vrai. Dans
son travail, fort habilement rédigé, il présenta la loi de 187S comme une loi
de liberté et l'institution des jurys mixtes comme la véritable sanction de
cette liberté. M ? Dupanloup, le duc de Broglie, qui était entré au Sénat en
liant partie avec les Bonapartistes de l'Eure, M. Wallon, le prédécesseur de
M. Waddington, même M. Laboulaye, qui s'était pourtant montré hostile aux
jurys mixtes en 18i5, se placèrent sur le même terrain que M. Paris. Le
projet ministériel et les droits de l'État furent défendus avec éloquence par
MM. Challemel-Lacour, Jules Simon, Bertauld, et la discussion finit par
ressembler à un combat singulier entre le cléricalisme et la libre pensée.
C'est seulement à la fin que la question politique fut ramenée au premier
plan, par un discours du duc de Broglie, qui s'efforça de définir le rôle du
Sénat, ni chambre d'enregistrement, ni chambre de conflit, et par une réponse
trop sèche du Garde des Sceaux : « Si vous adoptez le projet, dit
M. Dufaure, vous nous renvoyez devant la Chambre, fortifiés, capables de
lutter ; si vous repoussez le projet, vous nous renvoyez affaiblis, découragés. »
Cette sorte de hautaine indifférence n'était pas faite, on l'avouera, pour
agir sur les dix ou douze Constitutionnels libéraux dont dépendait le sort de
la loi. M. Wallon, dans la louable pensée d'éviter un échec au Gouvernement,
proposa, comme motion préjudicielle, l'ajournement de l'organisation des
jurys mixtes qui, nous le répétons, n'avaient pas encore fonctionné. La
proposition Wallon, mise en voix, réunit 139 voix pour et 139 voix contre,
et, conformément à tous les usages parlementaires, elle fut rejetée. Mais la
séparation de l'Assemblée en deux groupes, numériquement égaux, démontra
qu'une intervention un peu énergique pouvait faire pencher la majorité du
côté du Gouvernement. M. Dufaure, qui était catholique et qui, sans doute,
n'attachait pas une très grande importance à la suppression ou au maintien
des jurys mixtes, ne remonta pas à la tribune pour poser la question de confiance,
et la loi fut repoussée, par 144 voix contre 139, a la majorité de 8 voix. Des
trois questions engagées dans le débat porté devant le Sénat, la question
d'enseignement, la question religieuse et la question politique, cette
dernière est la seule, par la faute du président du Conseil, qui n'ait pas
été traitée avec l'ampleur qu'elle méritait. La question d'enseignement
impliquait celle des droits de l'Etat en matière de collation des grades,
droits qui furent reconnus par tous les orateurs, ceux de Droite comme ceux
de Gauche. Les orateurs de Droite, soutenaient seulement ce paradoxe que,
dans les jurys mixtes, les professeurs des Facultés libres représentaient
l'État, aussi bien que ceux des Facultés officielles. La liberté de
l'enseignement supérieur n'est pourtant pas plus attachée à la collation de
la licence et du doctorat, que celle de l'enseignement secondaire à la
collation du baccalauréat M. Jules Simon le démontra avec une logique
saisissante. La
question religieuse, que presque tous les orateurs mêlèrent à la question
d'enseignement, s'y rattachait, en effet, étroitement. M. Challemel-Lacour en
fit, à son tour, la démonstration, comme il l'avait faite à l'Assemblée
nationale il s'agissait, pour les partisans du maintien de la loi de 1875,
non pas de la libre diffusion d'une doctrine morale, mais de la lutte de la
Théocratie contre la République, de l'Ultramontanisme contre le « Catholicisme
libéral, cette peste pire même que la Commune, » suivant le mot de Pie IX,
d'une véritable Croisade entreprise contre la Société moderne. Il
fallait, après ces deux démonstrations, que le chef du Cabinet dît au Sénat,
avec l'autorité de sa fonction, de son caractère et de son expérience
politique, que s'il repoussait la loi, il ébranlerait le ministère, il
irriterait profondément te pays, « qui est religieux mais laïque, »
et, avec le pays, tous les défenseurs de l'État, qui réclamaient, en immense
majorité, l'abrogation des articles 13 et 14 ; il fallait qu'il démontrât,
avec la logique invincible, quel intérêt avait le Sénat à tenir compte des
propositions du Cabinet, du vote de la Chambre et des sentiments de la
nation. Cette démonstration ne fut pas faite. L'échec
de la loi elle-même était insignifiant ; l'échec, devant la Haute Assemblée,
d'un ministère qui était sa fidèle image, qui avait été constitué en vue du
Sénat plutôt qu'en vue de la Chambre, était un fait de la plus haute gravité
une opposition irréductible existait entre les deux Chambres, et, désormais,
tout devait aggraver le conflit, qui ne pouvait aboutir qu'a la dissolution.
Un mois avant ce vote regrettable, le Sénat avait donné pour successeur à M.
'Ricard, comme sénateur inamovible, l'homme qui, mieux encore que M. de
Broglie, personnifiait la politique du conflit M. Buffet il l'avait préféré à
M. Renouard, que soutenait le Gouvernement, et il lui avait donné exactement
le même nombre de suffrages qu'il avait opposés à la loi Waddington 144,
contre 141 à M. Renouard. Cette élection, peu honorable pour M. Buffet, après
les cinq échecs que lui avait infligés le pays, fut une véritable
provocation, que rien n'expliquait, que rien ne justifiait. Le Sénat entrait
en lutte et contre le suffrage restreint et contre le suffrage universel on
pouvait en conclure que l'ancien vice-président du Conseil du 24 Mai et du 26
Novembre, uni aux Bonapartistes, avait réussi à renouer la coalition du 24
Mai et du 26 Novembre. Le vote
du 20 Juillet eut sa répercussion, dès le lendemain, à la Chambre des
députés. La transformation d'une question en interpellation permit à M.
Gambetta d'exposer, une fois de plus, ses vues modérées sur le rôle du Sénat
et du Président de la République dans la Constitution à la Chambre d'exprimer
son opinion motivée sur la situation et particulièrement sur l'irritante
question des fonctionnaires, qui était constamment à l'ordre du jour, vu la
lenteur du renouvellement du personnel administratif. M. Gambetta, rappelant
qu'il avait contribué à l'organisation de la seconde Chambre et affirmant
qu'il ne le regretterait jamais, proclamait que ce n'était pas un accident de
la vie parlementaire, le déplacement de quelques voix obtenu, on savait par
quelles intrigues, qui l'empêcherait d'avoir confiance dans le bon sens des
hommes politiques, si nombreux dans le Sénat, et il adjurait la France de
partager cette confiance. Dans ce
discours d'une extrême habileté et qui démentait les pronostics de tous les
adversaires de Gambetta, Réactionnaires ou Républicains, y compris M. Grévy,
le leader des Gauches faisait allusion aux bruits qui avaient défrayé toutes
les conversations parlementaires, quinze jours auparavant. Le correspondant
parisien du Tintes, M. Oppert de Blowitz, fort bien renseigné sur les détails
les plus secrets de notre politique intérieure, avait raconté une scène fort
vive, qui s'était passée en plein Conseil des ministres, le 1er juillet. Le Maréchal,
à bout de concessions ou de patience, avait déclaré à ses collaborateurs
qu'il ne les suivrait pas plus loin, qu'il ne les soutiendrait pas, s'ils
n'avaient pas de majorité, qu'il serait obligé de recourir à la dissolution
et, qu'au moment des élections nouvelles, il n'autoriserait personne à se
couvrir de son nom. L'Agence Havas démentit si mollement les
informations du Times qu'elles en acquirent plus d'authenticité et de
certitude. C'était toujours, on le voit, la même tactique, celle qui
consistait à opposer le Maréchal à ses ministres. Gambetta sut la déjouer,
par la franchise de ses déclarations et par la sincérité de son loyalisme. Il
montra que la Chambre, tout en respectant la Constitution, savait y rappeler
tous ceux qui s'en écartaient. Il fit toucher du doigt le système des
adversaires de la Constitution, mettant sans cesse en cause « la
personne autorisée du chef de l'Etat », le visant, le représentant comme
l'espoir secret des partis hostiles à la République. Il rappela que la
Constitution, tout en établissant la responsabilité ministérielle, avait
proclamé, dans un article du Statut fondamental, l'irresponsabilité et
l'inviolabilité du Président de la République. Ce commentaire si fidèle des
lois constitutionnelles aurait dû être présenté, non pas par Je puissant
orateur de la Démocratie, mais par le chef du Gouvernement, par le président
du Conseil, auquel il appartenait, plus qu'à tout autre, de rappeler les
véritables règles du parlementarisme et de défendre le Maréchal contre des
insinuations qui pouvaient faire suspecter son loyalisme, mais qui ne lui
étaient certainement pas désagréables. M. Dufaure resta muet et, après le
discours de M. Gambetta, les Gauches, à l'unanimité de 350 votants, adoptèrent
cet ordre du jour : « La
Chambre des députés, affirmant de nouveau sa confiance dans M. le ministre de
l'Intérieur et convaincue que, dans le choix des fonctionnaires de la
République, le Cabinet n'oubliera jamais les devoirs que lui impose le décret
du 1°er Mars 1871, passe à l'ordre du jour. » Si cet
ordre du jour visait M. de Marcère, c'est que l'interpellation avait été
précédée d'une question adressée à M. de Marcère par un orateur bonapartiste,
reprochant au ministre de l'Intérieur la nomination comme maire d'un
magistrat coupable, à ses yeux, d'avoir signé une adresse à M. Thiers en
Avril 1871 c'est surtout parce que, dans le Conseil des ministres du 1er
Juillet, le Maréchal avait reproché à ce même M. de Marcère de ne pas diriger
la majorité, mais de la suivre, sur la question de nomination des maires. Avant
d'indiquer la solution transactionnelle qui intervint, dans cette question de
la composition des municipalités, nous rappellerons les discussions de
moindre importance politique, qui avaient eu lieu au Sénat et à la Chambre
des députés. Une seule nous retiendra au Sénat, celle du monométallisme et du
bimétallisme, qui fut traitée avec une grande compétence par MM. de Parieu,
de Ventavon et Léon Say et tranchée conformément aux désirs du Gouvernement.
La dépréciation de l'argent, résultat de la découverte de mines argentifères,
entraînait, pour les pays qui avaient un double étalon monétaire et qui
continuaient à frapper des monnaies d'argent, une perte inévitable. Certains
économistes, comme M. de Parieu, considérant que rien ne pouvait empêcher la
dépréciation de l'argent, étaient partisans de sa démonétisation et du retour
à l'étalon unique. Leurs adversaires, considérant la dépréciation comme
temporaire, tenant compte aussi du trouble que la démonétisation brusque
apporterait dans les transactions commerciales, demandaient seulement, pour
l'Etat, le droit de suspendre momentanément la frappe des pièces de cinq
francs. C'est aux économistes de l'Ecole Léon Say que le Sénat très sage,
très clairvoyant, quand la politique ou la religion n'étaient pas en jeu,
donna raison la frappe des pièces de cinq francs put être suspendue par
décret, jusqu'au 1er Janvier 1878. A la
Chambre, la Ville de Paris fut autorisée à contracter un emprunt de cent
vingt millions, pour mener à terme les travaux de l'Avenue de l'Opéra, du
Boulevard Saint-Germain, de l'entrepôt de Bercy et de l'Hôtel de Ville. Cette
discussion d'affaires révéla une divergence de vues inattendue entre deux
membres de la Gauche avancée, MM. Allain-Targé et Martin Nadaud. M. Allain-Targé
protesta contre le maintien à Paris du système de l'Empire, qui consistait à
faire de la Capitale une ville de luxe et de plaisirs, à y attirer les
oisifs, au lieu d'en rendre le séjour moins onéreux à la masse ouvrière, par
des détaxes et des diminutions d'impôt. M. Nadaud, ancien ouvrier maçon,
reprit le dicton que le Maréchal avait rappelé à la Chambre de commerce en
1874 : « Quand le bâtiment va, tout va », et fit voter l'emprunt de
cent-vingt millions à une grande majorité. Ce
n'est pas sur des votes de cette nature que pouvait se produire le conflit
avec le Sénat, non plus que sur les invalidations, puisque la Chambre en
était seule juge. Le 20 Juin fut prononcée, après enquête, celle du comte de
Mun, sur un rapport de M. Turquet ; un rapport connexe de M. Guichard, sur le
droit d'intervention des ecclésiastiques dans la vie publique, fut renvoyé au
Garde des Sceaux. Ce renvoi avait été prononcé sur la demande de M. Gambetta
qui avait fait entendre, le 24 Mars précédent, les vrais principes en cette
difficile matière. Il ne s'agissait pas, d'après lui, de défendre la
religion, que personne n'attaquait ni ne menaçait. La Gauche ne pensait et ne
s'adressait ni à la religion, ni aux catholiques sincères, ni au clergé
national, quand elle parlait du parti clérical elle ne songeait qu'à ramener
le clergé dans l'église, qu'à empêcher que la chaire ne fût transformée en
tribune politique, qu'à faire respecter la liberté électorale ; qu'à assurer
le libre combat aux opinions politiques, lesquelles n'ont rien à démêler avec
les questions cléricales. Sur ce dernier point, Gambetta n'avait raison que
pour les députés de la Gauche pour ceux de la Droite, le cléricalisme était
le seul ciment de leur disparate coalition. Le
parti intermédiaire entre les hommes religieux et les non croyants ayant
disparu, depuis 1870, tous les hommes religieux, dans les pays catholiques,
étaient obligés d'accepter l'immaculée conception, le syllabus,
l'infaillibilité pontificale, obligés aussi, ou de se taire sur cette grave
question, ou de condamner ce que Pie IX, s'adressant à l'archevêque de
Tolède, Moreno, appelait « le funeste mal de la tolérance ». Que
s'ils voulaient rester neutres dans cette question, dans celle de la
collation des grades, dans toutes celles où l'Eglise croyait avoir un
intérêt, MM. Dupanloup, Guibert et Freppel intervenant, non pas comme hommes
politiques ou comme citoyens, mais comme évêques, faisaient entendre ex
cathedra les protestations les plus ardentes, adressaient aux pouvoirs
publics de la France ou de l'Etranger les plus furieuses menaces et, après
avoir poussé la liberté évangélique jusqu'à des excès que Charles X n'eût pas
tolérés, se posaient en martyrs, en victimes de nouveaux Dioclétiens. Sans
partager les passions antireligieuses de quelques intransigeants, les 350
députés des trois Gauches étaient nettement fidèles à la doctrine de l'Etat
laïque, indépendant de l'Eglise, et c'était là leur vrai crime, aux yeux de
la majorité sénatoriale et du Maréchal fidèles aussi aux doctrines de liberté
municipale que la Droite n'avait professées un instant, en 1871, que par
esprit d'opposition à M. Thiers. Le rapporteur du projet d'abrogation de la
loi du 20 Janvier 1814, loi de combat entre toutes, M. Jules Ferry, posa la
question avec une remarquable netteté. Le Gouvernement considérait les
prescriptions de cette loi comme lettre morte ; il abandonnait absolument le
droit de nommer les maires dans toutes les Communes qui n'étaient ni
chef-lieu d'arrondissement, ni chef-lieu de canton, c'est-à-dire dans les
neuf dixièmes des Communes de France la Chambre devait le suivre et assurer à
33,000 Communes ce qu'elles considéraient comme la formule par excellence de
la liberté le droit de nommer leur maire. M.
Gambetta soutint un amendement de M. Le Pommelec tendant à donner à tous les
Conseils municipaux, sauf à celui de Paris, l'élection du maire ; il battit
en retraite, sous prétexte que la Chambre n'était plus libre, quand M. de Marcère
eut posé la question de Cabinet. Repris par M. Madier de Montjau,
l'amendement Le Pommelec fut rejeté à une forte majorité. Un amendement
bonapartiste ; conférant au suffrage universel direct le droit de choisir le
maire, fut également repoussé et la loi sortit des délibérations de la
Chambre, telle que l'avait proposée M. Jules Ferry, avec un article
additionnel étendant l'application de la loi à l'Algérie et ordonnant le
renouvellement intégrât des Conseils municipaux dans le délai de trois mois.
Il va sans dire que les maires et adjoints nommés par le Président de la
République ne pouvaient plus être choisis en dehors des Conseils, comme sous
le régime de la loi du 20 Janvier 1874. La
présentation par les Bonapartistes d'un amendement plus radical que ceux de
l'Extrême Gauche, durant la discussion de cette loi, n'avait pas été le seul
témoignage des exagérations démocratiques du parti de l'appel au peuple.
Quinze jours auparavant, le 23 Juin, un député d'Angoulême, M.
Laroche-Joubert, avait interpellé le Gouvernement « sur les études
auxquelles il se livrait ; pour arriver à la solution, non moins désirée que
désirable, de cette question l'amélioration morale et matérielle du plus grand
nombre ». Cette étonnante phraséologie parlementaire était une
invitation au Gouvernement d'avoir à intervenir dans les contrats entre le
capital et le travail. M. Dufaure, en quelques mots d'une grande vigueur,
répondit à l'imprudent interpellateur Ne demandez pas tant au Gouvernement
demandez-lui de remplir son véritable rôle. Ne dites pas au pays qu'il doit
attendre du Gouvernement l'amélioration de son sort dites-lui que ce qu'il a
à demander du Gouvernement, c'est la liberté et la protection du travail. Il
est à regretter que les ministres républicains ne se soient pas toujours
maintenus sur ce terrain si sagement limité. La
Commission sénatoriale chargée d'étudier la loi des maires comptait 8 membres
hostiles contre 4 favorables, et l'on put craindre un instant son échec. Le
Garde des Sceaux la sauva en consentant à l'alléger de la disposition
additionnelle, relative au renouvellement intégral des Conseils, et la
Chambre ratifia la suppression. Cette
discussion de la loi des maires au Sénat avait eu un grand éclat, grâce à MM.
Grivart et Bocher qui la combattaient, à MM. Jules Simon et de Marcère qui la
défendaient. MM. Grivart et Bocher étaient fondés à prétendre qu'il était
anormal de détacher de la loi organique municipale, qui devait préciser les
attributions des maires, le titre relatif à la nomination ou à l'élection de
ces mêmes maires. Des raisons politiques avaient fait courir au plus pressé
l'essentiel était d'abroger le plus tôt possible la loi provisoire de 1874.
Les craintes exprimées par M. Bocher sur l'affaiblissement de l'État,
principe et lien de l'unité nationale, étaient exagérées. Le pouvoir central
ne devait pas plus être désarmé, par l'abandon du droit de nomination des
maires dans 33,000 communes, qu'il ne l'avait été par les prérogatives que la
loi Waddington avait enlevées aux préfets, pour les donner aux assemblées
départementales. Vingt-cinq ans après le vote de cette loi, tous les libéraux
et nombre d'hommes d'État, qui ne passent pas pour des décentralisateurs
forcenés, signalent mainte attribution laissée aux préfets, aux sous-préfets
ou aux maires et que l'on pourrait avantageusement faire passer aux pouvoirs
électifs. Aussi chimérique était la crainte, exprimée par les orateurs de la
Droite, que la compétence des maires des plus petites Communes ne fût en
défaut, pour le service du recrutement et de la mobilisation et, par suite,
la défense nationale compromise. Ace compte, il eût fallu laisser à
l'élection les mairies des grandes villes, ou le choix peut porter sur des
hommes plus intelligents et plus instruits et donner au Gouvernement la
nomination de tous les maires de villages. M. Bocher, qui rétamait si
énergiquement le droit de nomination des maires par l'Etat, avait voté,
quelques jours auparavant, le 91 Juillet, contre le retour à l'État d'un
autre droit inhérent à la souveraineté, celui de collation des grades. Le
régime transitoire, adopté dans cette grosse question du choix des maires,
valait infiniment mieux que celui qu'il remplaçait et le Sénat avait été bien
inspiré en ne le repoussant pas. Il ne le fut pas moins bien quand, le 12
Août, par 16l voix contre 109 à M. Chesnelong, il porta le Garde des Sceaux
au fauteuil que la mort de M. Casimir-Périer avait rendu vacant. Les
Constitutionnels avaient tous voté, cette fois, pour M. Dufaure. Il y avait
donc des intermittences dans l'opposition du Sénat. En nommant M. Dufaure, la
Haute Assemblée voulut évidemment marquer, qu'elle faisait une distinction
entre le président du Conseil et la majorité républicaine.de la Chambre. Les
parlementaires éprouvés, que le Sénat comptait en si grand nombre dans ses
rangs, oubliaient que le Sénat pouvait bien faire tomber des ministres, mais
qu'il était incapable de faire vivre un ministère. C'est son opposition, bien
plus que celle de la Chambre, qui amènera la chute du Cabinet du 10 Mars. Le
récit des grandes discussions législatives nous a obligé à laisser dans une
ombre provisoire le successeur de NI. Ricard, qui joua pourtant un rôle
important, dans cette période très remplie, comme ministre et comme orateur.
Le 19 Mai, trois jours après sa nomination, M. de Marcère avait à défendre
son prédécesseur contre une imputation de M. de Franclieu. Le fougueux
Légitimiste reprochait à M. Ricard d'avoir caractérisé de factieuses, dans sa
circulaire du 6 Mai, les espérances des partis et d'avoir ainsi méconnu la
clause de révision qui autorise toutes les espérances. Le ministre répondit
que le Gouvernement, fondé par l'Assemblée nationale, ratifié par les votes
de Janvier, de Février et de Mars, était un Gouvernement définitif et que la
clause de révision avait été introduite dans le Statut fondamental, en vue de
modifier et d'améliorer ce Gouvernement, non de le supprimer. L'intervention
de M. Dufaure acheva de préciser la portée de la révision et de fixer la
limite des espérances et des regrets permis. « La révision est possible,
dit le Garde des Sceaux, non nécessaire. Quant à la fidélité, nous
poursuivrons celle qui conspire, non pas celle qui se souvient. » Ces
brèves et saisissantes formules, autant que la bonté de la cause qu'il
défendait, assurèrent la victoire du Gouvernement l'ordre du jour pur et
simple qu'il acceptait fut voté à l'unanimité. M. de
Marcère ne fut pas moins heureux devant la Chambre. M. de Durfort de Civrac
qui, à titre de Bonapartiste, avait toutes les audaces, avait interpellé le
ministre sur le remplacement des maires et des adjoints qui avaient été
choisis par les cabinets précédents en dehors des Conseils municipaux. Après
la réponse de M. de Marcère, la Chambre, par 343 voix, adopta l'ordre du jour
suivant de M. Bardoux « La Chambre est satisfaite de trouver, dans le langage
du ministre, l'expression d'une politique libérale, conforme aux vœux du
pays. » Le 25
Mai, M. de Marcère justifiait cette confiance de la Chambre, en faisant
paraître le troisième décret préfectoral, qui comprenait 4 préfets, 41
secrétaires généraux, 159 sous-préfets et 53 conseillers de préfecture. Les
fonctionnaires notoirement hostiles à la Constitution disparaissaient, mais
trop de fonctionnaires douteux étaient simplement déplacés, parce que de
hautes influences intervenaient en leur faveur, parce que le Président
irresponsable pesait directement ou indirectement sur ses ministres
responsables. Nous avons parlé de l'intervention du ministre de l'Intérieur
dans la discussion de la loi municipale et dans la question de l'amnistie.
Les vacances venues, le ministre de l'Intérieur et son collègue des Travaux
Publics, M. Christophle, firent ensemble une visite à leur ville natale ; ils
revirent avec émotion le modeste collège de Domfront, où ils avaient fait
leurs premières études et ils firent entendre à tout l'arrondissement, dans
le langage familier des parlementaires hors session, les paroles que devait
dire un Gouvernement confiant dans sa force, parce qu'il la puise dans la
masse de la nation, certain de l'avenir, parce qu'il ne compte que sur les
progrès de la raison publique et non sur la contrainte, pour faire triompher
ses idées et ses principes. L'accueil chaleureux que fit la Basse Normandie,
peu enthousiaste d'ordinaire, à MM. Christophle et de Marcère, était la juste
récompense due à deux des meilleurs serviteurs de la République
conservatrice. Toute
la Gauche, nous ne saurions trop le répéter, montrait alors le même esprit de
conciliation, et la discussion du budget, qui s'ouvrit avant les vacances,
lui fournit maintes occasions de prouver qu'elle avait renoncé à ses
principes absolus, à ses conceptions chimériques d'autrefois. Le président de
la Commission du budget, qui se prononça contre la proposition de M. Laisant,
demandant la réduction à trois ans du service militaire, pour le maintien de
l'ambassade française auprès du Saint-Siège, fut le premier à donner
l'exemple de ces retours à la sagesse. Le tribun éloquent ne fut qu'un homme
d'affaires et le plus posé, le plus pratique des hommes d'affaires, dans les
lo discours qu'il prononça sur les budgets de la Marine et de la Guerre, sans
préjudice de ses apparitions à la tribune pour de moindres harangues. Le
vieil homme ne reparaissait, et fort heureusement, que lorsqu'il fallait
imposer silence aux Bonapartistes, qui avaient tout oublié mais n'avaient
rien appris, depuis 1870. Gambetta leur criait alors, comme le 3 Août 1876 :
« Nous avions sous l'Empire un fastueux décor militaire. Derrière le
décor il y avait la désorganisation et le pillage... C'est vous qui parlez de
l'armée française, vous dont il n'a pas dépendu que vous n'ayez déshonoré son
drapeau et terni son lustre... Cette tache, ineffaçable à votre front, de la
honte de Sedan et de la honte de Metz, l'armée, qu'elle soit sous un drapeau
ou sous un autre, l'armée française ne l'oubliera jamais. L'impitoyable
nécessité s'impose à nous de réparer vos fautes et vos crimes ». Ces phrases
heurtées, saccadées, débitées d'une voix rauque, tour à tour gouailleuse ou
terrible, à la Danton, portaient au paroxysme la fureur des Bonapartistes et
l'enthousiasme de la Gauche. Mais la Gauche n'en persistait pas moins,
suivant encore le conseil de son grand homme d'Etat, à dissiper les
appréhensions des esprits chagrins et hostiles Si elle n'y réussit pas, ce
n'est pas que les concessions aient fait défaut de son côté, surtout en
matière budgétaire. Le
budget de 1877, que M. Léon Say avait déposé sur le bureau de la Chambre, dès
le 14 Mars, et dont la discussion, que nous résumons ici, devait se prolonger
jusqu'à la fin de Décembre, présentait une augmentation de dépenses et aussi
une augmentation de recettes, comparé au budget de 1876. Il ne comportait ni
impôts nouveaux, ni accroissement d'impôts anciens, ni grandes réformes.
C'était, si l'on peut dire, le budget classique, bien réglé et bien ordonné.
M. Léon Say demandait, pour 1877, deux milliards 667 millions, au lieu de
deux milliards S70 millions en 1876. Il prévoyait deux milliards 672 millions
de recettes, soit un excédent de près de 5 millions. La Commission du budget
opéra sur les dépenses une réduction de 7 millions et demi elle diminua en
effet le budget des Cultes de 2.724.640 francs, celui de l'Intérieur de
1.727.701 francs, celui de la Guerre de 5.528.688 francs et celui de la
Marine de 7.833.561 francs ; en revanche, elle accorda 6.073.984 francs de
plus aux Travaux Publics, et 7.005.675 francs à l'Instruction Publique. Les
plans ambitieux de réformes, proposés par MM. Louis Legrand, Dréolle, la Rochejacquelein,
Marion, Cherpin et Vernhes furent repoussés par la Commission les
réformateurs, si on les eût écoutés, auraient enlevé au Trésor tout près d'un
milliard de ressources annuelles. La
discussion générale fournit à un Bonapartiste, M. Haentjens, un prétexte à
récriminations ; le ministre des Finances démontra sans peine que
l'aggravation des dépenses était le résultat fatal des fautes de l'Empire et
de la Guerre. Dans la discussion des chapitres, la dotation du Président de
la République fut augmentée de 300.000 francs, malgré la résistance
inattendue d'un de ses anciens ministres, M. Magne. La Gauche eut raison de
ne pas marchander la dotation du Chef de l'Etat, qui dépensait noblement les
ressources que lui allouait la France et qui devait sortir de l'Elysée plus
pauvre qu'il n'y était entré. De la
discussion du budget de la Justice et des Cultes il faut retenir une
réduction de 50.000 francs, votée à titre d'indication d'une réforme future,
sur le chapitre des Cours d'appel ; la contestation en bloc du budget des
Cultes et plusieurs votes, où se révélèrent les tendances de la Chambre,
perfidement exploitées par ses adversaires. Un amendement réclamant la
suppression totale du budget des Cultes fut développé par M. Boysset, avec
l'éloquence froide et coupante dont le député de. Saône-et-Loire avait le
secret. Combattu par MM. Granier de Cassagnac père, Bardoux, Pascal 1 Duprat
et Dufaure, l'amendement Boysset ne réunit que 62 voix ; la Chambre ajouta
même 100.000 francs à la dotation des desservants. Il est vrai qu'elle rejeta :
1° les amendements de MM. de Valfons, Victor Lefranc et Bardoux augmentant la
dotation du clergé paroissial ; 2° les amendements de M. Renault
Morlière relatifs aux bourses dans les séminaires et à la subvention des
séminaires algériens ; 3° l'amendement de M. Keller au chapitre des
édifices diocésains d'Afrique. Il est vrai aussi qu'elle adopta un amendement
de M. Camille Sée, supprimant le chapitre de Saint-Denis et les chapelains de
Sainte-Geneviève. Au
budget des Affaires Étrangères l'amendement Madier de Montjau, pour la
suppression de l'ambassade au Vatican, ne réunit que 86 voix à celui de
l'Intérieur, le traitement des conseillers de préfecture de la Seine fut
porté de 8 à 10.000 francs les inutiles sous-préfectures de Sceaux et de
Saint-Denis, cette banlieue de Paris, furent supprimées les sous-préfectures
des autres départements ne furent menacées qu'un instant, par un amendement
de MM. Floquet, Lockroy, Clémenceau et Duvaux que 'ses auteurs retirèrent. La
difficile question des réformes de cette importance, opérées par voie
budgétaire, par simple suppression de crédit, aurait pu se poser et être
tranchée à cette occasion. Dans l'espèce, le moyen employé était beaucoup
plus contestable que la réforme elle-même. C'est à
propos du budget de la Guerre qu'eurent lieu les plus intéressantes
discussions et les plus notables changements. Le général de Cissey avait fait
signer, le 25 Décembre 1875, sans consulter l'Assemblée nationale, un décret
entaché d'illégalité qui modifiait les tarifs de solde. La Chambre accorda le
crédit de 3.000.000 francs que comportait l'application de ce décret, mais,
pour marquer sa légitime désapprobation, elle vota une réduction de 3.000
francs et décida que es augmentations accordées aux officiers de l'état-major
général, de l'intendance et du corps de santé militaire ne seraient
définitives qu'après un travail de vérification des soldes. Ces décisions
furent prises sur un amendement du très compétent M. Margaine. Sur ce même
budget de la Guerre, la Commission avait fait une économie de 14 millions,
sans compromettre aucun service, par une simple rectification d'écritures
elle vérifia le prix moyen de la viande et compta 31 centimes la livre ce que
l'administration de l'armée comptait 39 centimes. La Chambre ratifia l'œuvre
de sa Commission. M.
Clémenceau fit voter, au budget de l'Instruction Publique, la création d'une
chaire de pathologie mentale à la Faculté de médecine de Paris et Paul Bert
fit supprimer la Faculté de théologie catholique de Rouen, qui comptait moins
d'élèves que de professeurs. Le crédit supprimé devait être rétabli par le
Sénat mais le Sénat ne réussit qu'à rendre à cette Faculté, comme aux autres
du même ordre, une vie factice et momentanée. Nous indiquerons ultérieurement
le détail des augmentations votées au budget de l'Instruction Publique, qui
n'étaient pas toutes également nécessaires et qui ne furent pas toutes
également heureuses. Aux
ministères des Travaux Publics, du Commerce et de l'Industrie nous
signalerons les augmentations de 300.000 francs accordés pour frais d'études
du port de Bône, de 8.000 francs pour la galerie de paléontologie du Museum,
de 1.700.000 francs pour relèvement du traitement des facteurs ruraux
celle-ci avait été demandée par M. Rouveure, celles-là par Gambetta. La
discussion du budget des recettes n'eut pas l'ampleur de celle du budget des
dépenses. M. Rouvier avait proposé la suppression de l'impôt sur les boissons
et son remplacement par un impôt qui rappelait l'income-tax. MM. Léon
Say et Mathieu Bodet lui répondirent en faisant valoir la charge déjà
supportée par les fortunes. Un autre projet d'impôt sur le revenu, très
sérieusement étudié par M. Gambetta, fut publié dans la République Française,
mais ne fut pas l'objet d'une discussion contradictoire, à la tribune, en
1876. Le
budget des dépenses, fixé par les votes de la Chambre à 2 milliards 736
millions, offrait un excédent de recettes de 755.850 francs ; mais le Sénat
grossit le chiffre des dépenses, en relevant ou en rétablissant les crédits
s'appliquant aux Cultes, au service des officiers généraux, aux aumôneries de
l'armée et de la flotte. Ces relèvements amenèrent. le conflit ou le
dissentiment entre le Sénat et la Chambre, que nous raconterons sous le
ministère de M. Jules Simon. Les dépenses, prévues à 2 milliards 736
millions, n'ont pas atteint ce chiffre, fait unique peut-être, parce que le
crédit de 69 millions, ouvert sur ressources extraordinaires, pour travaux
publics extraordinaires, n'a été dépensé en 'J877 que dans la proportion de
16 millions. Le budget de 1877 était bien étudié, bien établi et la
plus-value des recettes atteignit S9 millions. Cette justice est rendue au
premier budget républicain par M. Amagat, peu suspect de tendresse pour la gestion
républicaine, dans son consciencieux ouvrage sur les deux gestions
conservatrice et républicaine. Il loue aussi la Chambre de 1876, aussi
soucieuse de l'ordre que de la liberté et du progrès matériel, d'avoir
entrepris les 1.240 kilomètres de chemins de fer d'utilité publique,
prescrits par les lois des 16 et 31 Décembre 1875. Ses critiques portent
exclusivement sur les augmentations de dépenses nous les passerons en revue. La
pension des instituteurs fut élevée, presque au lendemain du jour où
l'Assemblée nationale, par la loi Maurice, venait de l'augmenter de 140
francs. Ce n'est pas l'augmentation de la très-médiocre pension de retraite
des instituteurs qui appelait la critique, mais l'habitude prise, dès cette
époque, de multiplier, sans mesure, les mises à la retraite de fonctionnaires
parfaitement valides, capables de rendre encore les meilleurs services, et
d'imposer ainsi à l'Etat le paiement d'un traitement de retraite et d'un
traitement d'activité. Très imprudente aussi fut l'augmentation de 3 millions
de francs à l'article subvention pour constructions scolaires ; en
procédant ainsi par subventions globales, au lieu de procéder par
accroissements graduels, au fur et à mesure des besoins dûment constatés de
chaque Commune, on ouvrait le gouffre où se sont engloutis des centaines de
millions. Pour important qu'il soit, le résultat obtenu ne répond
certainement pas à l'étendue de la dépense faite. L'augmentation
du crédit des Facultés, porte de S millions à 8 millions et demi, se justifie
au contraire d'elle-même. L'emploi des sommes votées fut très sérieusement
contrôlé elles furent consacrées au matériel et au personnel de
l'enseignement supérieur, si négligés l'un et l'autre, malgré la bonne
volonté des ministres. Il avait fallu l'élection d'une Chambre républicaine
pour rendre cette bonne volonté efficace. L'institution de 70 maîtrises de
conférences à 3.000 francs, ne fut pas moins heureuse elle rajeunit, compléta
et fortifia l'enseignement des Facultés des lettres et des sciences. Au lieu
de se recruter avec les professeurs fatigués de l'enseignement secondaire,
ces Facultés ouvrirent leurs chaires à de jeunes maîtres pleins de force, de
talent et d'avenir. La création de 300 bourses de Facultés, ai.200 francs, se
défend également, si l'on songe qu'après avoir créé des chaires nouvelles —
14 pour les
Sciences, 11 pour les Lettres et 4 pour le Droit —, il fallait leur assurer
des auditeurs. Le public et les publicistes peu versés dans ces matières
triomphent, à la lecture des statistiques indiquant le nombre des licenciés
qui ne recevront jamais d'emplois et prétendent que l'on multiplie, comme à
plaisir, le nombre des déclassés. Ils ne réfléchissent pas que le nombre des
boursiers est infime, par rapport à celui des étudiants payants, que
l'enseignement supérieur, dans les Facultés à boursiers, est tout le
contraire d'un enseignement utilitaire ou professionnel et que ces prétendus
déclassés, en admettant qu'ils méritent cette qualification, l'auraient été
tout aussi bien et tout autant, s'ils n'avaient pas reçu les leçons de nos
Facultés. S'ils ne savent pas utiliser une instruction supérieure,
auraient-ils su utiliser une instruction plus rudimentaire ? L'augmentation
des traitements de l'Inspection académique, si chargée de travail de bureau,
de contrôle et d'inspection, celle des grandes directions de l'administration
centrale, qui avaient remplacé les anciennes et modestes divisions, n'ont pas
besoin d'être justifiées. La création de 118 emplois nouveaux aux Finances,
l'élévation du traitement des consuls généraux aux Affaires Etrangères, celle
du fond d'abonnement des préfectures et sous-préfectures à l'Intérieur,
seraient plus malaisées à défendre. A
l'ouverture de chaque vacance parlementaire, il convient désormais, sous la
rubrique admise, le Parlement hors session, de raconter les voyages et
de rappeler les discours des principaux hommes politiques, fidèles à
l'excellente habitude de rendre compte de leur mandat et d'exposer leurs vues
d'avenir à leurs électeurs. L'éducation de la Démocratie ne pouvait que
gagner à ces visites et à ces conférences. Nous avons signalé la présence de
MM. de Marcère et Christophle à Domfront il faut mentionner aussi celle de M.
de Marcère dans sa circonscription, au Quesnoy et à Maubeuge. Le ministre de
l'Intérieur, dont la personne et la politique servaient de cibles aux
réactionnaires, crut devoir se défendre de vouloir ruiner l'autorité, parce
qu'il prétendait apprendre au pays à se gouverner lui-même, et de vouloir
insulter l'armée, parce qu'il s'était montré défavorable, en Conseil des
ministres, aux poursuites contre des journaux inculpés d'outrage à nos
soldats. A
Paris, Gambetta, devant 5.000 personnes réunies à Belleville, répudia le
jacobinisme, réprouva énergiquement l'insurrection communale, qualifiée par
lui de criminelle, et opposa courageusement, dans le milieu le moins fait
pour comprendre son évolution, la politique des résultats à la politique des
déclamations. C'est
également à Paris que se réunit, avec la tolérance du Gouvernement, un
Congrès des délégués ouvriers des professions manuelles. Ce Congrès marque un
moment intéressant dans l'histoire des doctrines sociales. En 1848 les
ouvriers, endoctrinés par Louis Blanc, ne parlent que de l'Etat producteur,
de l'Etat entrepreneur, de l'Etat patron. En 1896, sous l'influence de MM.
Guesde et Jaurès, ils semblent revenus à cette conception de la réforme
sociale. A égale distance de ces deux dates, en 1876 ; leurs délégués les
plus autorisés, Mme André, M. Bonne, M. Finance, M. Nicaise font des
déclarations bien différentes. « Nous savons que le travail et le
capital sont solidaires, dit M. Bonne, et que le progrès ne peut se réaliser
que par leur accord. » Et M. Nicaise : « Nous tournerons dans
un cercle vicieux, chaque fois que nous voudrons sortir du principe fécond et
lumineux de la liberté. » Par exemple, l'ignorance en histoire des ouvriers
de 1876 égalait celle des ouvriers contemporains, et un ouvrier dijonnais, M.
Prost, affirmait que « l'ordre nouveau, issu de la Révolution, était
intolérable et pire que ce qui existait avant 1789 ». Le socialisme chrétien,
qui fleurit aujourd'hui, n'a pas même le mérite d'avoir inventé cet énorme
paradoxe il fait pendant à celui qui représente l'instruction primaire comme
un peu moins avancée en 1896 qu'en 1780. Il est intéressant de le constater
les ouvriers se montraient beaucoup plus raisonnables que les Républicains
intransigeants, comme MM. 'Naquet ou Ordinaire qui se réclamaient de la
Terreur ou de Marat et qui semblaient prendre à tâche d'écarter les adhésions
de la bourgeoisie à la République. Les
élections politiques furent nombreuses, pendant ces vacances il y en eut 2 en
Août et 7 en Octobre. Le 27 Août un Républicain, M. Huon, fut élu à Guingamp
contre le prince de Lucinge-Faucigny, invalidé, et un autre invalidé, le
comte de Mun, passa dans le Morbihan, mais avec 1.000 voix de moins qu'au
premier tour. Des sept élections qui eurent lieu dans les Hautes-Alpes, le
Nord, l'Oise, la Meurthe-et-Moselle, la Haute-Garonne et le Gers, les cinq
premières furent favorables à la Gauche, les deux dernières à la Droite
bonapartiste. La Chambre des députes qui avait compté, après le 5 Mars 1876,
373 Républicains contre 156 anti-Républicains eut, après ces élections, 380
Républicains contre moins de 150 anti-Républicains. La Gauche n'a été plus
puissamment représentée, dans une Chambre française, qu'en 1881, à
l'Assemblée qui fut élue sous le ministère de Jules Ferry. Les
élections des municipalités qui se firent te Octobre, dans les 33.000
Communes auxquelles avait été restitué le droit de choisir maire et adjoints,
amenèrent des changements dans 7.000 Communes, changements favorables aux
Républicains, malgré les influences locales qui s'exercent si facilement dans
les villages et les bourgs. Ces
rapides progrès de la République n'étaient pas sans préoccuper le président
du Conseil, qui avait l'aversion à peine dissimulée de la Démocratie. Mais M.
Dufaure, fidèle à la parole donnée, aux engagements solennellement pris
envers la majorité comme envers le Maréchal, poursuivait imperturbablement
son œuvre d'application loyale de la Constitution et de réorganisation de la
magistrature. A ce dernier point de vue, il engageait les magistrats à
travailler et à publier, estimant que l'impression d'un livre, qui est
souvent un écueil pour l'auteur, en est un moins redoutable pour le magistrat
que la politique active il rappelait aux procureurs généraux qu'il est
interdit aux notaires de spéculer à la bourse ou de se livrer au négoce enfin
il combattait, par circulaires, l'intolérable abus des vicariats fictifs. Il
fut même amené, par suite des incidents qui se produisirent dans certains
corps, d'armée, à s'associer, lui catholique, aux mesures que le Conseil des
ministres fut obligé de prendre contre les catholiques militants et
intransigeants, qui se rencontraient plutôt dans les hauts grades que dans la
troupe. Le
général de Cissey avait dû quitter le ministère le 15 Août, pour des motifs
d'ordre privé. Le général Berthaut recueillit sa succession. Le Maréchal, se
réservant, avec la direction de l'armée et de la marine, le choix du
personnel, M. Dufaure ; président du Conseil, ne fut pas plus consulté pour
le choix du général Berthaut qu'il ne l'avait été pour le maintien du général
de Cissey, et aucun changement ne fut apporté dans les commandements de corps
d'armée. Quelques-uns des grands chefs s'étaient pourtant compromis-de toutes
manières, sous les ministères de Cissey et du Barail, et les généraux qui
commandaient à Bourges, à Lyon, à Châlons et à Rouen étaient signalés, par
les Bonapartistes, comme tout prêts à un coup de main. Seul, le général
Ducrot donnait prise à ces calomnies, par l'intempérance de son zèle clérical
et réactionnaire. H transformait tous ses soldats en paroissiens », comme
l'avait annoncé Je général Guillemaut dans la discussion de la loi sur les
Aumôneries militaires ; il les faisait assister, par ordre, sur le plateau de
Beuvron, à une messe militaire, avec bénédiction pontificale, qui n'était
qu'une manifestation de piété agressive. Cet exemple, venu de haut, était
contagieux et, sur plusieurs points du territoire, à Arras, à Perpignan, des
généraux, présidant des distributions de prix, se permettaient de véritables
attaques contre la Constitution. L'opinion s'émut et son indignation fut
portée au comble par le déplorable incident qui se produisit aux obsèques de
Félicien David. Le piquet d'honneur abandonna le cortège, quand il apprit que
l'enterrement avait un caractère purement civil Je scandale de ce départ
devait avoir-son écho dans la Chambre, à la session d'hiver. Quant aux
attaques contre la Constitution, le général Berthaut crut devoir les
interdire, très indirectement du reste, en invitant les officiers généraux à
n'accepter de présidences, qu'après avoir sollicité l'autorisation ministérielle
et à s'abstenir, dans leurs discours et leurs écrits, de toute appréciation
politique. Est-il
étonnant, après que ces faits avaient surexcité l'opinion libérale, que les
républicaines populations de l'Est aient fait au Maréchal un accueil peu
sympathique ? A propos des exercices annuels de la réserve des classes 1868
et 4869, le Maréchal s'était rendu à Besançon, à Bourg et à Lyon. Dans cette
dernière ville, l'accueil fut presque froid. On attribua les manifestations
qui se produisirent au radicalisme hargneux des Lyonnais. Il eût été plus
juste de les attribuer aux maladresses du Gouvernement et aux oublis commis,
à Lyon, par la maison militaire du Maréchal, la grande cité lyonnaise s'étant
au contraire signalée, depuis qu'elle est délivrée des préfets de combat, par
la constance ; la fermeté et la modération de son républicanisme. Au
milieu de la grande tranquillité intérieure, notre politique étrangère était
en pleine activité. Nous ne faisons pas allusion à l'érection en ambassade de
la légation de France près le roi d'Italie, ni à la nomination de MM. Baude,
de Gabriac, Tissot, Lesourd et Duchâtel aux ambassades ou légations du
Vatican, de Bruxelles, d'Athènes, de Tanger et de Copenhague, mais à la
réouverture de la question d'Orient et aux préliminaires de la guerre
turco-russe. Le duc Decazes, qui ne songeait qu'à sortir du recueillement où
la France s'était volontairement renfermée, après 1870, nous lança dans les
complications orientales avec une certaine légèreté. Dès la fin du mois de
Juin 1875, les Bosniaques chrétiens s'agitaient sur les frontières de
l'Herzégovine, de la Dalmatie et du Monténégro. Cette agitation, se
produisant en face de la France annulée et des trois cours du Nord, Berlin,
Vienne et Saint-Pétersbourg, réunies par la triple alliance, semblait devoir
nous laisser, non pas indifférents ou inattentifs, mais absolument neutres
nous ne pouvions, en effet, prendre parti sans mécontenter ou la Russie ou
l'Angleterre, qui avaient en Orient des intérêts opposés. Au début, le duc
Decazes se prononça pour une action purement morale, qui aurait été confiée à
l'Autriche, ce qui n'engageait à rien, en apparence, les ambitions de
l'Autriche, ambitions non spontanées peut-être, ne s'étant pas encore
révélées. Le 11 Août, le Divan signalait à son ambassadeur à Paris
l'extension de la révolte à l'Herzégovine, la connivence du Monténégro et les
armements significatifs de la Serbie. Le duc Decazes répondit à la
communication du Divan que les consuls français s'emploieraient exclusivement
à une œuvre de pacification. Si leur action avait été simplement
pacificatrice, le Gouvernement russe n'aurait sans doute pas mis autant
d'empressement à remercier le Gouvernement français des dispositions amicales
qu'il montrait dans la question d'Orient. Pour rétablir l'équilibre, le duc
Decazes écrit à notre ambassadeur à Londres ; il lui répète que notre action
sera purement morale et que la France s'efforcera de prévenir toute
éventualité d'intervention ». Le langage tenu à l'Angleterre était déjà un
peu différent du langage tenu à la Russie. Mais on y surprend, outre cette
apparence de duplicité, un désir manifeste de rentrer dans le fameux « concert
européen » ; car, enfin, personne n'a fait à la France l'offre
ferme de s'associer à l'action commune et le remerciement banal de la Russie
pouvait difficilement passer pour une invitation. Il va
sans dire que la mission donnée aux consuls, de faire entendre raison aux
insurgés, échoua complètement et, l'e 30 Décembre 1873, le Gouvernement
austro-hongrois lança la note Andrassy, qui demandait la Porte, pour les
provinces insurgées, une série de réformes que les puissances seraient
appelées à contrôler. Par une dépêche, en date du 3 Janvier 1876, à notre
ambassadeur à Vienne, le duc Decazes s'associe à ces demandes. Il répondait
par cette adhésion aux avances et aux flatteries que le comte Andrassy lui
avait adressées, par l'intermédiaire de M. de Vogué. La note Andrassy n'étant
pas appuyée par l'Angleterre resta sans effet ; les insurgés refusèrent
d'ailleurs d'accepter la solution proposée par le Gouvernement
austro-hongrois. Impuissants,
dans les provinces excentriques de leur domination européenne, les Turcs
firent appel au fanatisme musulman, dans les provinces rapprochées de
Constantinople. La Bulgarie fut le théâtre d'abominables barbaries, de scènes
qui rappelaient les sanglantes horreurs du temps de Mahomet II plus de 15 000
Chrétiens y périrent. La Roumélie échappe aux massacres en masse, mais non
pas aux attentats contre les Chrétiens les consuls de France et d'Allemagne
sont massacrés à Salonique. Pendant
que MM. de Bismarck, Gortschakoff et Andrassy conviennent de se réunir à
Berlin, le duc Decazes écrit à notre ambassadeur en Allemagne que le meurtre
de Salonique ne change rien au fond des choses, que la France consent à un
échange d'idées, mais non à une Conférence, et qu'elle n'exclut que
l'intervention armée. Le 13 Mai a lieu, chez le prince de Bismarck, cet
échange d'idées entre les trois cours du Nord, la France, l'Italie et
l'Angleterre il consiste uniquement dans la lecture par Gortschakoff d'un
mémorandum reproduisant à peu près les termes et les propositions de la note
Andrassy. Ce nouvel effort, tenté auprès de la Turquie, échoua comme le
précédent, malgré l'adhésion de la France et de l'Italie, parce que
l'Angleterre refusa de s'y associer. On cherche vainement à quoi a pu servir l'intervention
de la France dans ces préliminaires, quel intérêt elle avait à participer à
toutes ces tentatives avortées, quelle idée la guidait, quel dessein elle
poursuivait. Pendant
que les diplomates se livraient à ces stériles pourparlers, tout allait de
mal en pis à Constantinople, sous la domination d'Abdul Aziz. Midhat Pacha,
dans la nuit du 59 au 30 Mai, remplaçait, par Mourad V, le malheureux Abdul
Aziz, qu'il faisait « suicider quatre jours après. Trois mois plus tard, le
31 Août, Mourad V, déposé à son tour, avait pour successeur Abdul Hamid.
Cette Révolution, favorisée par l'Angleterre, avait empêché que le mémorandum
fût remis à son adresse. Sous le règne éphémère du faible Mourad, Milan de
Serbie déclarait la guerre à la Turquie le 30 Juin et Nikita de Monténégro le
2 Juillet. Les Turcs, affaiblis politiquement, avaient conservé toute leur vigueur
guerrière. Nikita est protégé contre eux par son éloignement ; mais Milan
perd toutes les batailles qu'il leur livre et est réduit à adresser, le 28
Août, une demande de médiation aux puissances. La
Conférence de Constantinople se réunit et la France y est représentée par un
envoyé spécial, M. de Chaudordy. En l'envoyant à Constantinople, le duc
Decazes l'a engagé officiellement à se maintenir dans la neutralité quand
même, officieusement à se montrer russe dans la mesure compatible avec les
intérêts généraux du pays. Nul n'a connu, comme le duc Decazes, le secret de
ces phrases énigmatiques qui ne permettent rien à un agent et qui
l'autorisent à tout. Dans cette seconde phase des négociations, qui précédèrent
la guerre turco-russe, l'intervention de la France fut plus marquée encore
que dans la première, et l'échec de notre diplomatie, échec collectif il est
vrai, plus marqué aussi. Les principaux événements, intéressant toutes les
puissances, furent l'ultimatum lancé, le 31 Octobre 1876, par le Cabinet de
Saint-Pétersbourg, en vue d'obtenir un armistice, et où il répudiait toute
pensée de conquête, et le protocole de Londres, du 31 Mars 1877, qui résumait
les réformes que la Conférence de Constantinople avait prétendu imposer à la Turquie,
et les garanties pour les Chrétiens ; dont les puissances avaient voulu
entourer ces réformes. Nous
n'avons pas à entrer dans le détail de cette histoire, qui se mêle à
l'histoire intérieure et extérieure de la Turquie. H nous suffira de relever
le satisfecit que le duc Decazes se décernait à lui-même, le 23 avril 1877 :
« En nous mêlant aux négociations, nous avions pour but de fortifier
l'entente des puissances entre elles. Après tant d'efforts pour écarter ce
dénouement (la guerre)
nous n'avons plus qu'à affirmer notre volonté bien arrêtée de demeurer
étrangers aux complications qu'il peut déterminer. » Et le duc Decazes
résume, en cette formule, toute la politique française : « Neutralité
la plus absolue, garantie par l'abstention la plus rigoureuse. » Les
épithètes n'y faisaient rien la diplomatie de notre ministre des Affaires
Etrangères avait échoué, les deux buts qu'il avait voulu atteindre, il les
avait manqués et son ingérence étourdie dans le conflit oriental, après
dix-huit mois de démarches inconsidérées, nous avait placés, sans nous gagner
la Russie, en face d'une Espagne et d'une Italie hostiles, d'une Angleterre
défiante, d'une Autriche indifférente et d'une Allemagne irritée. M. Thiers
avait prétendu que le maintien de M. Decazes dans le Cabinet du 10 Mars 1876
était un scandale M. Thiers avait raison. Le duc Decazes n'en fut pas moins
maintenu dans le Cabinet de M. Jules Simon, le 12 Décembre 1876, comme il
l'avait été dans celui de M. Dufaure, et, comme il le fut, après le 16 Mai,
dans celui du duc de Broglie, avec lequel il se retira, le 23 Novembre 1877.
Son rôle politique était fini. Elu député, comme candidat officiel du
Maréchal, dans un arrondissement des Alpes-Maritimes, et grâce à la plus
cynique des pressions administratives, il fut Invalidé par la presque
totalité de la Chambre et il quitta l'Assemblée, sans qu'une main pressât !a
sienne. Il servit tous les partis, il les trahit tous et il fut renié par
tous. Le
Cabinet Dufaure ne survécut guère qu'un mois à la réouverture de la session
extraordinaire de 1876. Cette session aurait été entièrement consacrée au
budget et aux lois d'affaires, sans la question de cessation des poursuites
pour faits insurrectionnels et sans celte des honneurs funèbres, qui naquit
incidemment, soulevée par un amendement de M. Floquet. Nous ne reviendrons
sur le budget de 1877, dont nous avons exposé l'économie générale et les
grandes lignes, que pour préciser l'attitude prise par M. Gambetta, dans la
question de l'impôt sur le revenu, et pour signaler de graves révélations
rétrospectives faites par le prince Jérôme-Napoléon. Le projet d'impôt sur le
revenu de M. Gambetta, que la Commission avait adopté en principe et en
dehors de la loi financière de 1877, remplaçait certaines contributions
directes par une taxe frappant la rente sur l'Etat et les bénéfices
professionnels. Dans la discussion du budget des Cultes le prince Napoléon,
orateur très inégal mais plein de verve et de nerf, avec un certain souffle
âpre et dur, signala les empiétements du parti clérical, comme un danger pour
le pays, et affirma que le maintien du pouvoir temporel des Papes nous avait
coûté l'Alsace et la Lorraine. Cette dernière affirmation était peut-être
trop absolue ; il n'en était pas moins vrai, historiquement, que la
protection accordée par Napoléon III au Pape, prince temporel, nous avait
peut-être privés du concours de Victor-Emmanuel. On
devine quelle agitation ces évocations d'un récent et terrible passé
provoquaient dans la Chambre. Le Sénat, moins bruyamment, faisait, à ce
moment, d'aussi utile besogne. En présence du nouveau ministre de la Guerre,
le général Berthaut, malheureusement aussi routinier, aussi bureaucrate que
son prédécesseur, et qui avait maintenu dans leurs commandements tous les
chefs de corps nommés en 1873, il vota, sur un remarquable rapport de M. de
Freycinet, sénateur de Paris, la loi sur l'intendance et le service de santé
militaire, qui subordonnait très justement l'administration des armées au
commandement en chef. Le rapport de M. de Freycinet, la part qu'il prit à la
discussion, signalée également par un excellent discours du duc
d'Audiffret-Pasquier, à la fois substantiel et chaleureux, le désignaient, à
défaut de son rôle pendant la Défense nationale, pour le ministère de la
Guerre où il devait laisser une trace si profonde. Les couloirs du Sénat, en
dehors de ces grandes et rares discussions, ne respiraient la vie et
l'intrigue que lorsqu'il fallait procéder à l'élection des inamovibles le 25
Novembre deux furent élus, un de Droite, M. Chesnelong, et un de Gauche, M.
Renouard. Quelques jours auparavant, le collège sénatorial du Doubs avait
remplacé un sénateur de Gauche par un sénateur de Droite et pendant que le
suffrage restreint fortifiait, par hasard, la majorité de Droite au Sénat, le
suffrage universel, remarquablement fidèle à lui-même, fortifiait celle de
Gauche à la Chambre. Le 12 Novembre il y faisait entrer M. Mestreau, de la
Charente-Inférieure, et le 19 Novembre M. Christophle, de la Drôme. C'est
devant cette Chambre, qui se sentait en communication de plus en plus intime
avec le pays, que vint d'abord la question de l'amnistie. Rappelons que dans
la séance de la Chambre des députés du 26 Mai 1876, M. Gatineau avait déposé
une proposition signée de 139 de ses collègues et tendant à mettre fin aux
poursuites pour faits insurrectionnels. Renvoyée à l'examen d'une Commission,
la proposition Gatineau avait été longuement discutée, le Gouvernement avait
été entendu contradictoirement, et M. Dufaure avait clairement indiqué
qu'après la lettre du Maréchal, et la clémence Présidentielle devant
largement s'exercer, il considérait la question comme provisoirement close.
Les déclarations du Gouvernement n'avaient pas arrêté la Commission dans son
travail se sentant d'accord avec la majorité et avec l'opinion publique,
décidément lasse de poursuites se produisant si longtemps après la Commune,
elle voulait liquider au plus vite le triste héritage de la guerre civile et
donner force de loi aux intentions du Chef de l'Etat, clémentes pour le
moment, mais peut-être fragiles et variables. Elle décida que les poursuites
cesseraient immédiatement, sauf pour les crimes d'assassinat, d'incendie et
de vol que la juridiction criminelle ordinaire serait substituée aux Conseils
de guerre, pour les futurs inculpés de ces crimes et pour ceux qui, condamnés
par contumace, voudraient purger cette contumace. La
discussion s'ouvrit le 3 Novembre l'urgence fut prononcée sur la demande du
rapporteur, M. Lisbonne, et le Garde des Sceaux combattit la proposition avec
la plus grande vigueur, en se plaçant exclusivement au point de vue
juridique. Sa principale objection fut celle-ci « Trois mille contumaces qui
sont à l'étranger pourront se présenter et demander jugement à la Cour
d'assises. Eh bien, la Cour d'assises (de la Seine) a jugé, en 1873, 605 affaires
qui comprenaient 851 accusés voilà donc 3000 accusés qui vont venir devant
cette Cour, à laquelle il a fallu un an pour en juger 851... Ces procès
continuellement, sans cesse, par les voix les plus éclatantes, par les échos
les plus retentissants, réveilleront ces affreux souvenirs de la Commune. Et
pour cela vous abolissez deux lois, vous violez toutes les règles de notre
code d'instruction criminelle. » M. Dufaure avait parlé en légiste, M.
Gambetta parla en homme politique, avec une gravité éloquente, et détruisit
tout l'effet du discours de M. Dufaure : « Au nom de la véritable
politique de sagesse et de concorde, le Gouvernement et la majorité
s'honoreront en prenant une mesure qui est attendue, qui est réclamée, non
pas par des impatients, par des exagérés, mais par des hommes qui ont un égal
souci de l'honneur et de la justice, de la concorde et de la paix publiques.
» La majorité, qui était faite en faveur de la proposition Gatineau, donna
une nouvelle preuve de modération et de sens politique, en consentant à
l'amender, conformément aux indications du Garde des Sceaux. M. Bethmont et
M. Houyvet, député du Calvados, déposèrent un contre-projet déclarant que la
prescription édictée par l'article 637 serait acquise, un mois après la
promulgation de la loi, à toutes les personnes non poursuivies ; elle s'étendrait
à trois mois pour les poursuites commencées. La Commission demanda que le
contre-projet lui fût renvoyé elle l'inséra dans son article 1er avec lequel
il fit corps et la loi, réduite à deux articles, après le rejet de celui qui
concernait les contumaces, fut adoptée par 311 voix contre 175. La
discussion ne vint au Sénat que le 1er Décembre. Comme à la Chambre, la loi
d'amnistie bénéficia de la déclaration d'urgence, sur la proposition du
rapporteur, M. Paris, qui concluait au rejet pur et simple, au nom de la
majorité de la Commission. La minorité de cette Commission devait se rallier
en séance, à un amendement de M. Bertauld qui ne proposait la cessation des
poursuites que pour un nombre très limité de cas. Après que le général
Changarnier eût combattu la proposition, que M. de Meaux l'eût représentée
comme devant établir « l'impunité légale », en assurant que son
rejet comblerait d'aise le Gouvernement, l'amendement Bertauld fut mis en
discussion. « L'action publique, à raison des faits non poursuivis se
rattachant à l'insurrection de 1871, disait M. Bertauld, sera prescrite à
partir de la promulgation de la présente loi, à l'égard de tous individus
qui, sans avoir fait partie des membres élus delà Commune ou du Comité
central, et sans avoir exercé un commandement supérieur au grade de capitaine,
ont pris part à l'insurrection, dans les rangs de la garde ou autrement, et
n'ont commis aucun crime de droit commun contre les personnes ou les
propriétés. Cette rédaction n'excluait, on le voit, des poursuites et de la
répression, aucun des grands coupables elle était rendue plus acceptable
encore par une clause qui réservait les droits des tiers. L'affirmation
de M. Meaux que le désir secret du Gouvernement était que la loi fût
repoussée, appelait M. Dufaure à la tribune. Il y monta pour faire la
déclaration suivante : « Nous
regarderions le vote de l'amendement de l'honorable M. Bertauld, comme une
reproduction législative de la lettre de M. le Président de la République,
et, quoique le projet n'émane pas du Gouvernement, quoique le Gouvernement
soit fermement résolu à exécuter la lettre de M. le Président de la
République, quel que soit le sort du projet, néanmoins je ne dois pas
dissimuler que le Gouvernement préfère l'adoption au rejet de l'amendement. » Cette « préférence »
si mollement exprimée, cette timide demande d'adoption n'était pas faite, on
en conviendra, pour déterminer les hésitants à voter l'amendement Bertauld.
En négligeant de poser la question de confiance et en évitant de s'engager à
fond, M. Dufaure commettait la même imprudence que le jour du vote sur les
Jurys mixtes, sans compter qu'il avait une singulière façon d'appuyer les
lois que la Chambre avait votées à une grosse majorité. Bien des sénateurs
purent croire que M. de Meaux, ancien collègue de M. Dufaure dans le Cabinet
Buffet, avait traduit exactement la pensée du Garde des Sceaux et
l'Assemblée, par 148 voix contre 134, décida qu'elle ne passerait pas à la
discussion des articles du contre-projet. Ainsi,
la responsabilité directe de la chute du Cabinet, qui fut la conséquence de
ce vote, incombait au Sénat. En choisissant pour inamovibles des hommes comme
MM. Buffet.et Chesnelong, en repoussant les projets de lui les plus modérés,
en votant deux fois, dans des circonstances mémorables, contre l'homme illustre
qui avait assumé, dans l'extrême vieillesse, la glorieuse mission
d'acclimater en France une institution éminemment conservatrice, le Sénat
votait contre lui-même, autant que contre la politique sage, prudente,
modérée, même timide que représentait M. Dufaure. Il méconnaissait aussi son
rôle constitutionnel, qui ne consistait nullement à faire prévaloir une
politique, républicaine ou monarchique il s'opposait au fonctionnement
régulier des institutions en donnant, comme sous l'Assemblée nationale, le
spectacle d'une coalition capable de tout entraver, incapable de rien fonder. Dans le
Conseil des ministres, qui fut tenu le 2 Décembre, M. Dufaure exposa que
battu au Sénat et battu à la Chambre, il ne pouvait conserver utilement ni
dignement le pouvoir et il remit, entre les mains du Président de la
République, sa démission.et celle de ses collègues. Comme après le vote sur
les Jurys mixtes, la décision du Sénat eut un écho à la Chambre. Au mois de
Novembre, dans la discussion du budget de la Légion d'honneur, M. Floquet
avait vivement, et justement critiqué l'application que faisait le ministre
de la Guerre du décret de Messidor sur les honneurs funèbres, application qui
violait à la fois l'égalité des Français devant la loi et la liberté de
conscience. Emu de ces critiques, le Gouvernement déposait précipitamment un
projet de loi proposant de rendre les honneurs funèbres, prévus par les
décrets du 24 Messidor an XII et du 13 Novembre 1863, aux militaires morts en
activité de service, et de les refuser aux légionnaires et aux fonctionnaires
civils. Cette solution sans franchise était aussi mauvaise que possible la
Commission, nommée pour examiner le projet Berthaut, en proposa le rejet par
dix voix contre une. Les députés du Centre Gauche n'avaient pas été les moins
prompts à protester contre l'atteinte portée par le Cabinet à deux principes
essentiels de notre droit politique et civil. Le 2 Décembre, après la
démission du Cabinet, M. de Marcère vint lire à la Chambre un décret, portant
retrait du malencontreux projet de loi du 23 Novembre. M. Grévy prit acte du
retrait ; un député de la Gauche interpella M. de Marcère, et, comme
conclusion de son interpellation, déposa un ordre du jour qui fut accepté par
M. Christophle ; l'unique membre du Cabinet démissionnaire présent à la
séance. « La
Chambre, disait l'ordre du jour Laussédat, qui fut adopté par 337 voix contre
31, convaincue que le Gouvernement saura faire respecter les deux principes
de la liberté de conscience et de l'égalité des citoyens, sans aucune
distinction, passe à l'ordre du jour. » Quand
M. Dufaure avait dit au Conseil des ministres qu'il avait été battu à la fois
au Sénat et a la Chambre, il ne faisait pas allusion à la défaite morale
qu'il avait éprouvée, devant la Commission ; avec ce projet sur les honneurs
funèbres qui avait soulevé dans la Chambre une réprobation presque unanime,
mais à certains votes sur des articles du budget des Cultes où il avait été
mis en minorité. La Chambre, mécontente d'entendre, dans la discussion
générale de ce budget, M. Dufaure soutenir l'inanité du péril clérical, lui
avait refusé, avec une obstination peu politique, un modeste crédit de 20.000
francs pour les séminaires algériens. La présentation du projet Berthaut,
survenant ensuite, avait détruit tout l'effet des assurances de M. Dufaure,
affirmant qu'il défendrait les droits de l'Etat républicain contre les
empiétements du clergé et amené entre le Garde des Sceaux et la majorité,
sinon une rupture, au moins un refroidissement sensible. Le ministère Dufaure, le premier ministère républicain, du Maréchal, succombait donc après moins de neuf mois d'existence. Il eût été désirable, a-t-on dit, qu'il durât plus longtemps il eût fallu prouver au pays que la République parlementaire n'était pas le régime du provisoire et de l'instabilité. Cette preuve ne pouvait être fournie, avec le Maréchal de Mac-Mahon à la tête de l'Etat et dans les conditions difficiles qui furent faites à M. Dufaure ou qu'il se fit à lui-même. Le Maréchal de Mac-Mahon était convaincu que l'honneur, le devoir, sa conscience l'obligeaient à barrer la route à ce qu'il appelait le Radicalisme. M. Dufaure n'était guère moins inquiet que le Maréchal des progrès de la Démocratie, dont il se défiait. Cette défiance explique toutes les fautes qu'il commit et que l'on n'aurait pas attendues d'un parlementaire aussi expérimenté que lui. Il eut le tort d'accepter la présidence d'un Conseil des ministres qu'il n'avait pas formé de s'appuyer exclusivement sur le groupe numériquement le moins important de la Chambre ; de soutenir, devant le Sénat, avec une tiédeur remarquable, les projets à l'adoption desquels la majorité de cette Chambre tenait le plus et surtout, faute capitale, grave erreur d'optique, de considérer les trois quarts des membres de la majorité républicaine comme des représentants de la politique antireligieuse et sectaire, de méconnaître l'évolution qui s'était opérée dans le parti tout entier, en même temps que chez son illustre chef, M. Gambetta. Est-ce le ressouvenir de sa collaboration avec M. Buffet qui l'a paralysé ? Il est certain que M. Dufaure, en 1876, ne montra pas, dans les grandes circonstances, la décision, la vigueur que nous lui retrouverons dans son second ministère. Même à la tribune, où il se ressaisissait toujours, où sa fermeté un peu rude ne s'était jamais démentie, son langage a paru moins net, sa politique moins décidée, son programme plus flottant. |