La crise ministérielle
du 16 au 24 Mai. — MM. de Goulard et d'Audiffret-Pasquier. — MM. de Cumont et
Tailhand. — Le Cabinet du Maréchal. — M. de Cumont à l'Instruction Publique. —
MM. Tailhand et Baragnon. — L'élection de la Nièvre. — Réunion du Centre
Gauche, le 6 Juin. — L'agitation bonapartiste. — La proposition
Casimir-Périer. — Protestation du général Changarnier. — Adoption de
l'urgence. — Manifeste du comte de Chambord. — Message du Maréchal. — Première
délibération de la loi électorale. — Défense du suffrage universel par Louis
Blanc. — Troisième délibération de la loi sur l'électorat municipal. — Suspension
de l’Union. — Feinte démission du Cabinet. — Retraite de MM. Magne et
de Fourtou. — M. de Chabaud-Latour. — Rejet de la proposition Casimir-Périer,
23 Juillet. — Rejet de la proposition de Malleville. — Longues vacances. — Réformes
pédagogiques : le baccalauréat. — Traité avec l'Annam. — Voyages
présidentiels. — Elections législatives, départementales et municipales. — Suspension
de l’Univers.
— Politique extérieure : Espagne : procès d'Arnim ; conférence de Bruxelles.
— Message du 3 Décembre. — La liberté de l'enseignement supérieur. — Le
rapport Savary. — Les conférences de l'Élysée. — Le Message de Janvier. — Nouvelle
démission du Cabinet. — Menaces de guerre. — Discussion des lois
constitutionnelles, 21 Janvier. — Loi sur le Sénat, 25 Janvier. — 29 Janvier,
article additionnel Laboulaye repoussé. — 30 Janvier, amendement Wallon
présenté. 3 Février, adoption en deuxième lecture de la loi des pouvoirs
publics. — 11 Février, loi sur le Sénat. — 12 Février, communication du
Gouvernement. — Nouvelle demande de dissolution. — Discours de Gambetta. — Négociations
renouées. — Projet Wallon-Luro. — Vote définitif de la Constitution, le 25
Février. — Dernière démission des ministres. M. Buffet. — Le Bonapartisme. — L'alerte. — La crise ministérielle.
Du 16
Mai, date de la chute du duc de Broglie, au 24 Mai, date de la constitution
du nouveau Cabinet, la crise ministérielle dura huit jours. M. Ernest Daudet,
très renseigné par sa situation officielle, l'a racontée dans le volume qui porte
ce titre : Souvenirs de la Présidence du Maréchal de Mac-Mahon. Le soir
du 16 Mai et les jours suivants, tous les journaux avaient été unanimes à
reconnaître que l'axe de la politique avait été dévié qu'il fallait
aiguiller, non pas dans une direction opposée, mais dans une direction
inclinant un peu vers la Gauche. Le Français proclamait-la nécessité
d'un rapprochement des Centres. Le Journal de Paris et son très avisé
rédacteur, M. Hervé, reconnaissaient que le centre de gravité du pouvoir
s'était déplacé que la majorité du 24 Mai 1873 était morte, tuée par les
Bonapartistes et par les Chevau-légers. Cette vérité était si évidente
qu'elle avait fait impression dans un milieu, bien formé pourtant aux vues
politiques simples et nettes, et que MM. de Goulard et d'Audiffret-Pasquier,
appelés à la préfecture de Versailles, avaient été chargés, sur le refus de
M. Buffet, de reconstituer le Cabinet. M. Buffet avait refusé la mission que
lui offrait le Maréchal, pour ne pas compliquer la crise ministérielle d'une
crise présidentielle et parce que l'on craignait que, lui parti, M. Dufaure
ne fût élevé à la présidence de l'Assemblée, par la coalition des Gauches et
de l'Extrême Droite. MM. de
Goulard et d'Audiffret-Pasquier, ce dernier surtout, avaient entrepris avec
courage la tâche qui leur était confiée et décidé en principe l'entrée dans
le Cabinet de quelques-uns des membres les plus modérés du Centre Gauche MM.
Mathieu-Bodet, Cézanne et Waddington. L'entrée de M. Waddington dans le
ministère eût été particulièrement significative, l'honorable député de
l'Aisne étant qualifié de &~M, parce qu'il avait voté bleu au 16 Mai et
contribué, par ce vote, à la chute du duc de Broglie, Trois autres ministres,
MM. Decazes, de Lavergne et de Cissey, devaient être choisis dans la partie
du Centre Droit la plus voisine du Centre Gauche, trois aussi, MM. de Cumont,
Tailhand et de Montaignac dans la Droite sans épithète. MM. de Goulard et
d'Audiffret auraient complété le Cabinet. Un
Cabinet d'Audiffret-de Goulard fût sans doute parvenu a constituer une
majorité, formée par la conjonction des deux Centres et à laquelle la plus
grande partie de la Gauche se serait rattachée, par crainte du Bonapartisme,
dont les progrès inquiétaient tous les amis de la liberté et de ta patrie.
Les lois constitutionnelles auraient été votées, six ou huit mois plus tôt,
et l'on eût épargné à la France une longue période d'incertitude et
d'anxiété. Ni la Présidence, ni la Droite, ni les partisans du duc de Broglie
ne pouvaient approuver une politique aussi claire et aussi loyale. MM. de
Cumont et Tailhand firent échouer la combinaison d'Audiffret-de Goulard, eh
se refusant à siéger, autour de la table du Conseil, avec M. Waddington qui
avait voté avec la majorité du t6 Mai. Pour ces singuliers parlementaires,
c'était un motif d'exclusion de s'être trouvé un jour du côté de la majorité,
comme c'était un titre à l'avènement au ministère que d'avoir été dans la
minorité du 16 mai. Ils réprouvaient aussi < l'ardeur démocratique de leur
honorable collègue et les concessions qu'il ne pouvait manquer de faire aux
radicaux et aux révolutionnaires de la Gauche. Le Maréchal, plus inquiet à la
perspective de leur abstention que surpris de leur revirement, refusa de signer
la nomination des nouveaux ministres, que l'Agence Havas avait déjà
annoncée à la Province, refusa plus nettement encore de remplacer la Droite
qui se dérobait par le Centre Gauche qui s'offrait et tout espoir de
conjonction des Centres, comme aussi de vote rapide des lois
constitutionnelles, fut déçu. La retraite très ferme et très honorable de MM.
de Goulard et d'Audiffret-Pasquier rompit les négociations, en rendant au
Centre Gauche sa liberté. M.
Courtot de Cissey et M. Bardy de Fourtou n'avaient pas de ces scrupules ils
acceptèrent la vice-présidence du Conseil et le ministère de l'Intérieur dans
un Cabinet d'attente, d'expectative, que l'on appela le Cabinet du Maréchal,
et qui fut le ministère de Broglie sans le duc de Broglie. La liste des
nouveaux ministres parut le 24 Mai au Journal Officiel, un an, jour
pour jour, après la chute de M. Thiers. La nouvelle combinaison avait pour
caractéristique, outre le maintien de MM. Magne et de Fourtou, réputés
Bonapartistes, la nomination de M. de Cumont au ministère de l'Instruction
Publique, des Cultes et des Beaux-Arts. On l'a dit, avec bien de l'esprit,
l'évoque d'Orléans, Mgr Dupanloup, fut, en fait, Grand Maître de
l'Université, sous le modeste pseudonyme d'Arthur de Cumont. Placer ce
gentilhomme angevin, ce journaliste catholique a la tête de l'Université de
France, c'était porter un véritable défi au bon sens. Il n'est peut-être pas
vrai que M. de Cumont ait jamais demandé à visiter les dortoirs du Collège de
France, ni qu'il ait cru que l'Institut comptait six classes ; il est
certain, scripta manent, qu'il n'établissait aucune distinction entre
l'Académie et la Faculté de médecine, le Journal officiel du 11 Juin
en fait foi, et cette confusion était commise dans un discours prononcé à
l'ouverture du Conseil Supérieur de l'Instruction Publique. Nul n'ignore
comment sont préparés ces documents. Le chef du cabinet du ministre ou le
chef du bureau compétent trace, pour le ministre, le canevas ou même rédige
le texte complet du discours. Le ministre ajoute au document sa marque
personnelle, ou bien il le produit tel quel M. de Cumont y avait ajouté la
preuve de ses multiples ignorances. A la
Justice le Maréchal avait appelé un ancien magistrat, outrageusement clérical
et réactionnaire, M. Tailhand, auquel on avait donné un sous-secrétaire
d'Etat d'un comique irrésistible, M. Baragnon. M. Caillaux aux Travaux Publics,
M. Grivart au Commerce, l'amiral de Montaignac aux Colonies et à la Marine
complétaient cette administration hétérogène, qui réussit à vivre deux mois,
non sans accrocs, mais sans modifications. Si le Cabinet de Cissey avait été
un Cabinet parlementaire, il aurait dû succomber six jours après sa formation
c'est l'incorrection, même de son origine qui lui permit de vivre huit
semaines. Le jour
où le Cabinet était formé, une élection législative avait lieu dans la
Nièvre. Les Républicains, toujours confiants, comptaient sur un département
qui avait donné, quelques mois auparavant, une belle majorité à un radical,
M. Turigny. Ils méconnaissaient l'influence qu'avaient eue la politique de M.
de Broglie, la substitution des anciens maires bonapartistes aux maires
républicains et celle que pouvait avoir la pratique rajeunie et perfectionnée
de la candidature officielle. Le candidat bonapartiste, M. Philippe de
Bourgoing, fut élu par 37.500 voix, contre ~.000 au Républicain et 4.500 au
Légitimiste. Sans attendre la validation de son élection, le nouvel élu
partit pour Arenenberg, où se trouvaient l'Impératrice et le Prince Impérial. Cette
élection, la nomination au secrétariat général du ministère de l'Intérieur du
préfet de la Haute-Garonne, M. Wetche, qui eut lieu le même jour, l'éloge des
administrateurs les plus compromis dans la lutte entamée par M. de Broglie
contre la démocratie, éloge que l'on put lire le 26 Mai, dans t'exposé des
motifs du projet de loi portant dissolution du Conseil général des
Bouches-du-Rhône et surtout les complaisances notoires des ministres de
l'Intérieur et des Finances pour les Bonapartistes, inspiraient aux
Républicains les craintes les plus fondées. On pouvait tout redouter avec M.
de Fourtou, et il devenait urgent d'organiser les pouvoirs du Maréchal, dût-on
sacrifier les principes professés dans l'Opposition. Toutes les Gauches
comprirent le danger de la situation et elles laissèrent au groupe
républicain le moins avancé, au Centre Gauche, comme elles l'avaient fait
pendant les vacances de 1873, pour empêcher la restauration, le soin de
mettre un terme au provisoire. Le 6
Juin le Centre Gauche se réunit et l'on peut dire que de cette réunion date
véritablement l'organisation des pouvoirs publics et la Constitution
actuelle. Cent seize députés affirmaient cette incontestable vérité : « L'incertitude
du lendemain et l'absence d'un Gouvernement défini sont la cause principale
de l'anxiété et des souffrances du pays. Les cent seize, par une formule qui
était une véritable trouvaille, demandaient que le Maréchal fut, non pas le
Président d'une République de sept ans, mais pour sept ans Président de la
République. Ils déclaraient qu'ils verraient avec regret que la dissolution
fût la conséquence de l'impossibilité où se trouverait l'Assemblée de
constituer, mais qu'ils ne reculeraient pas devant cette éventualité. En
dernier lieu, pour rattacher a eux un certain nombre de Monarchistes, ils
admettaient le principe de la révision de la Constitution. Le manifeste du
Centre Gauche, qu'avaient signé les membres du groupe Casimir Périer, les
moins affirmatifs jusqu'alors en faveur de la République, produisit un grand
effet et fit espérer aux moins optimistes une ère nouvelle. L'élection, qui
eut lieu le même jour, de MM. de Goulard, de Rességuier et de Ventavon, pour
remplacer, dans la Commission des Trente, MM. Tailhand, de Cumont et Grivart
fit croire que la Droite elle-même reconnaissait, exception faite des Chevau-légers,
la nécessité de constituer. Quant à l'opinion du ministère, on ne s'en
inquiétait pas et peut-être lui-même attendait-il, pour en avoir une, que M.
de Broglie la lui eût suggérée. Les
huit jours qui séparèrent la publication du Manifeste du Centre Gauche du
dépôt de la proposition Casimir-Périer furent singulièrement agités à Paris
et à Versailles. La propagande bonapartiste, de plus en plus agressive,
continuait avec une recrudescence inquiétante ; les photographies du Prince
Impérial étaient expédiées par ballots dans toute la France ; le Comité
centrât de l'appel au peuple rayonnait sur tout le territoire et trouvait des
agents dociles dans les maires nommés par M. de Broglie. La police était
remplie des créatures de l'Empire et, malgré l'énergie de son chef. M. Léon
Renault, escomptant la complicité de son autre chef, M. de Fourtou, elle
poussait l'audace jusqu'à entretenir des indicateurs au palais même de la
Présidence. Ces faits, à moitié connus, amenaient les discussions les plus
violentes dans l'Assemblée et des rixes dans la rue. Le 9
Juin, à Versailles, M. Rouher avait affirmé, sur l’honneur, qu'il ne
connaissait pas l'existence du Comité central de l'appel au peuple. Gambetta,
indigné de cette impudence, l'avait traité de misérable. Rappelé à l'ordre et
sommé de retirer ses paroles, Gambetta avait répondu : L'épithète dont je me
suis servi est plus qu'un outrage, c'est une flétrissure et je la maintiens.
Le lendemain 10 Juin, à la gare Saint-Lazare, les députés républicains de
Mahy et Lefèvre étaient insultés et malmenés, sous l'œil bienveillant des
policiers impériaux. Le soir du même jour M. Gambetta, à son retour de
Versailles, était frappé par un. Bonapartiste, M. de Sainte-Croix. Le grand
citoyen, que les Bonapartistes avaient choisi comme cible, donnait, chaque
jour de nouveaux gages ai la politique de modération et de concorde. Sur la
tombe de d'Alton-Shée, il avait proclamé la République Athénienne et convié
l'aristocratie à s'y rallier pour lui donner ce qu'il appelait, avec cette
propriété d'expression qu'il trouvait si naturellement, < une fleur
d'élégance et de distinction Le
lendemain, à Versailles, M. Baze, questeur de l'Assemblée, posait une
question au ministre de l'Intérieur sur les incidents de la gare
Saint-Lazare. M. de Fourtou répondait, avec le même dédain aristocratique que
son prédécesseur « Il est deux choses également intolérables quand elles se
produisent l'une c'est l'abus de la force publique, et l'autre c'est la
rébellion contre de braves gens qui, chargés de maintenir la paix publique,
remplissent loyalement leur devoir. » L'interpellation du 12 Juin, développée
par M. Bethmont, n'eut pas plus de succès que la question de M. Baze. Le
Ministre accepta l'ordre du jour pur et simple qui fut adopté par 370 voix
contre 318. Trois journaux furent suspendus pour quinze jours le Pays,
le XIXe Siècle et le Rappel ; de plus, le Pays fut traduit en
Cour d'assises et acquitté. Moins heureux, M. de Sainte-Croix eut six mois de
prison. La proposition Casimir-Périer, qui fut déposée le 15 Juin, était
ainsi conçue : « L'Assemblée
nationale, voulant mettre un terme aux inquiétudes du pays, adopte la
résolution suivante f La Commission constitutionnelle prendra pour base de
ses travaux sur l'organisation et la transmission des pouvoirs publies « 1°
L'article premier du projet de loi déposé le 19 Mai 1873 3 et ainsi conçu le
Gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un Président,
Chef du pouvoir exécutif. « 2°
La loi du 20 Novembre Î873, par laquelle la Présidence de la République a été
confiée à M. le Maréchal de Mac-Mahon, jusqu'au 20 Novembre 1880. « 3"
La consécration du droit de révision partielle ou totale de la Constitution,
dans les formes et à des époques que déterminera la loi constitutionnelle. » M.
Casimir-Périer justifia l'urgence de sa proposition dans un exposé des motifs
très sobre et qui fit une profonde impression sur l'Assemblée. C'était un
spectacle qui ne manquait pas de grandeur que celui du fils du ministre de
Louis-Philippe, de ce Monarchiste d'origine et de traditions venant, avec une
conviction que tous sentaient sincère, démontrer à l'Assemblée
l'impossibilité de constituer autre chose que la République. M.
Lambert-Sainte-Croix, avec une conviction beaucoup plus tiède, oppose au projet
Casimir-Périer une proposition tendant à organiser le droit de dissolution et
à ajourner à sept ans le vote sur la forme du Gouvernement. Le général
Changarnier vient apporter à la tribune une protestation dont l'enfantillage
désarme la critique e L'orateur qui a précédé M. Lambert-Sainte-Croix,
dit-il, avec une tristesse savamment ménagée, vient, à l'occasion du
Septennat, vous proposer une Révolution (sic) désastreuse. Oui, désastreuse,
si contraire aux mœurs et aux habitudes dans lesquelles la France a vieilli
Je vous prie de repousser énergiquement cette proposition. Messieurs de la
majorité, avant d'émettre un vote qui demeurera attaché à votre nom, prenez
le temps de réfléchir. Pensez à l'avenir de vos enfants, souvenez-vous des
cruelles épreuves imposées par la République à vos pères. Messieurs de la
majorité, je vous en conjure, votez contre l'urgence. » Cette adjuration,
nous le verrons, ne fut pas entendue. L'Assemblée pensa sans doute qu'elle
avait suffisamment réfléchi, depuis le 20 Novembre 1873, depuis que le
général Changarnier lui-même avait pris l'initiative de la proposition de
prorogation, qui aurait dû être suivie, à bref délai, du vote des lois
constitutionnelles. L'homme
le plus compétent de l'Assemblée, en matière de droit constitutionnel, M.
Edouard Laboulaye, prit la peine de répondre au générât Changarnier et
prononça le plus modéré des discours, en même temps que le plus fin et le
plus habile, le mieux fait pour entraîner les hésitants. Il ne s'attaqua pas
aux arguments des adversaires les adversaires n'avaient pas produit l'ombre
d'un argument ; il s'attaqua aux partisans du Septennat personnel, à ceux qui
voulaient une Constitution sans la vouloir, qui voulaient sortir du
provisoire tout en le consolidant, qui songeaient moins à organiser les
pouvoirs publics qu'à fortifier ceux du Maréchal et à en faire une sorte de
Dictature informe, un Régime sans nom, sans précèdent et sans lendemain. « Je
ne connais, dit-il, rien de plus impossible que de dire à une Commission
Faites-moi une Constitution en l'air qui convienne à tous les Gouvernements...
On ne confie pas à trente personnes le soin de décider du Gouvernement de la
France. Ceci est votre affaire. Ceci vous regarde... Aujourd'hui il n'y a que
trois choses possibles Provisoire, Empire ou République. » Personne ne
songea à contester ces vérités, à réfuter des assertions qui n'étaient pas
réfutables. Les trois orateurs qui succédèrent à M. Laboulaye se chargèrent
de montrer combien il avait vu et dit juste, en plaidant, l'un, M. de
Kerdrel, pour le maintien du statu quo, c'est-à-dire pour le
Provisoire le second, M. Léon Say, pour l'organisation des pouvoirs,
c'est-à-dire pour la République le troisième, M. Raoul Duval, pour l'appel au
peuple, c'est-à-dire pour l'Empire. Après une courte réplique de M.
Casimir-Périer, l'urgence fut adoptée par 345 voix contre 341. Le groupe
Target avait, cette fois, voté pour l'urgence et valu à la République la
première victoire qu'elle eût remportée, depuis le 24 Mai 1873. Immédiatement
après ce vote, le duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, ambassadeur de la
République française à Londres, monte à la tribune et dépose une proposition
ainsi conçue : « Le
Gouvernement de la France est la Monarchie. Le trône appartient au Chef de la
Maison de France. « Le
Maréchal de Mac-Mahon prend le titre de Lieutenant général du royaume. « Les
institutions de la France seront réglées par l'accord du Roi et des
représentants de la nation. » Qu'un
ambassadeur en activité de service ait pu faire cette proposition, donner ce
soufflet au Chef du pouvoir qui l'avait accrédité, cela seul peint l'anarchie
de cet extraordinaire régime. Le Septennat, qui réservait toutes ses foudres
pour ceux qui voulaient sérieusement l'organiser, ne protesta nullement
contre ce manque de respect et de loyalisme de l'un de ses fonctionnaires.
Plus tard, il ne remplaça M. de ta Rochefoucauld à Londres, que parce que le
noble duc refusa d'y retourner. Moins indulgente que les ministres,
l'Assemblée monarchiste ne renvoya pas aux Trente la proposition de
rétablissement de la Monarchie. Au contraire, elle leur renvoya, le lendemain
16 Juin, un projet plus sérieux, que M. Wallon avait déposé, sur
l'organisation des pouvoirs du Président de la République et sur le mode de
révision des lois constitutionnelles. La
proposition Casimir-Périer qui avait bénéficié de l'urgence et qui aurait pu,
toutes les opinions étant faites, tous les partis étant pris et depuis
longtemps, être discutée dans les vingt-quatre heures, ne fut rapportée que
le 23 Juillet, en présence d'un autre Cabinet, ou plutôt du même Cabinet,
modifié par le remplacement de MM. Magne et de Fourtou. Avant cette date, la
question constitutionnelle revint plusieurs fois sur le tapis et fut, à
différentes reprises, agitée dans l'Assemblée nationale ou dans le pays.
C'était une manifestation en faveur du vote des lois constitutionnelles que
la lettre très ferme par laquelle le comte de Montalivet faisait, le 1 Juin,
une éclatante adhésion à la République. C'était une démonstration de leur
nécessité que le Manifeste du 3 Juillet 1874, dans lequel le comte de
Chambord se montrait beaucoup moins intransigeant que dans la célèbre lettre
du 27 Octobre 1873. Il n'était pas jusqu'au Président de la République qui ne
choisit, assez malencontreusement il est vrai, l'occasion de la revue de
Longchamps, pour dire à l'armée : « L'Assemblée, en me confiant
pour sept ans le pouvoir exécutif, a placé entre mes mains, pendant cette
période, le dépôt de l'ordre et de la paix publique. Cette partie de la
mission qui m'a été imposée vous appartient également (sic) : nous la remplirons
ensemble jusqu'au bout, maintenant ensemble l'autorité de la loi et le
respect qui lui est dû. » Le 7
Juillet, l'Assemblée, fidèle à l'esprit qui lui avait fait renvoyer la
proposition de M. de la Rochefoucauld à la Commission d'initiative, refusait
d'entendre la lecture du rapport de cette Commission, présenté par M.
Daguenet. Le surlendemain elle recevait un Message du Président, non
contresigné par un ministre, où le Maréchal affirmait énergiquement la
nécessité de compléter la loi du 20 Novembre, reconnaissait que le pays
appelait de ses vœux l'organisation des pouvoirs publics et s'exprimait ainsi,
en terminant Je charge mes ministres de faire connaître sans retard à la
Commission des lois constitutionnelles les points sur lesquels je crois
essentiel d'insister. » La lecture du Message du 9 Juillet fut suivie d'une
courte discussion entre M. Casimir-Périer et M. Batbie, président de la
Commission des lois constitutionnelles. M. Casimir-Périer, profitant
habilement du renfort que lui apportait le Message, voulait que l'Assemblée
invitât les Trente à se prononcer d'urgence sur la proposition du 15 Juin. Il
retira sa demande, sur la promesse faite par M. Batbie d'une prompte solution
et, en effet, le to Juillet, un mois juste après le vote d'urgence, M. de
Ventavon apportait le rapport de la Commission sur cette proposition. Il en
proposait le rejet et lui substituait un projet qui organisait les pouvoirs
du Maréchal, conformément aux idées des partisans du Septennat personnel-et
qui a conservé dans l'histoire le nom de Ventavonat. Il n'en mérite pas d'autre.
Septennat, Ventavonat, le Gouvernement imaginé par le duc de Broglie ne
trouvait pour étiquette qu'un mot barbare. Cinq
jours avant l'adoption du rapport, M. de Fourtou, qui, en matière
constitutionnelle, reflétait les idées du duc de Broglie, s'était présenté
dans la Commission des Trente et avait insisté, au nom du Gouvernement, sur
trois points que le duc de Broglie avait à cœur le scrutin d'arrondissement,
la nomination des membres de la Chambre haute par le pouvoir exécutif et le
droit de dissolution. Le Ventavonat se composait de cinq articles. Le premier
confirmait la loi du 20 Novembre le second établissait la responsabilité des
ministres devant les Chambres ; le troisième établissait une Chambre des
députés et un Sénat ; le quatrième donnait au Maréchal seul le droit de
dissoudre la Chambre des députés le cinquième ajournait au 20 Novembre 1880
la réunion du Congrès, chargé de statuer sur les résolutions à prendre, et
réservait au Maréchal l'initiative de la révision. En
dehors des membres du Centre Droit, qui ne l'auraient sans doute approuvé
qu'avec de multiples réserves, le Ventavonat avait d'emblée contre lui les
trois Gauches, les Bonapartistes et les Chevau-Légers, soit plus de 400 voix.
C'est cette conception malheureuse que l'on opposait à la proposition si
nette et si claire de lI. Casimir-Périer. Et le
ministère, qui devait prendre parti sur cette grave question, était en
flagrant délit de formation, a la veille du jour où elle devait être
discutée. M. Magne, mis en minorité par l'Assemblée, sur une question
d'impôt, s'était retiré le 16 Juillet et M. de Fourtou l'avait imité le 19,
parce que ses collègues n'avaient pas voulu donner un Bonapartiste pour
successeur à M. Magne. Jusqu'au bout M. de Fourtou avait semblé prendre à
tâche de démontrer combien M. Thiers avait été mal inspiré en l'appelant dans
ses Conseils. Le
ministère de Cissey qui se trouvait ainsi décapité, deux mois après sa
naissance, par la chute de ses deux membres les plus marquants, avait dû
affronter, en dehors de la question constitutionnelle, la discussion de
quelques lois fort importantes et d'interpellations très mouvementées.
Rappelons les unes et les autres, dans leur ordre chronologique l'attitude
des ministres dans l'Assemblée nous éclairera suffisamment sur leur politique
intérieure. Dès le
26 Mai le dépôt du projet de loi portant dissolution du Conseil général des
Bouches-du-Rhône révéla les tendances du nouveau Cabinet. Le Conseil général
des Bouches-du-Rhône, ni plus ni moins violent que tant d'autres assemblées
du Midi, ou les têtes sont chaudes et les paroles promptes, avait le tort,
aux yeux de M. de Fourtou et de la Droite, d'être fermement et bruyamment
républicain et de prendre une attitude de combat en face d'un préfet de
combat. Renouvelé au mois d'Octobre, en même temps que les autres assemblées
départementales, il fut un peu plus républicain, s'il est possible, qu'avant
sa dissolution, et le Gouvernement avait éprouvé un nouvel échec devant le
suffrage universel il n'en était plus à les compter. Le 30
Mai il avait subi son premier échec devant l'Assemblée nationale, la
coalition de la Droite extrême et des Gauches ayant fait encore repousser la
priorité de la loi électorale. En conformité de ce vote, la première
délibération des propositions de loi concernant l'électorat et l'organisation
municipale vint en discussion le 1er Juin. Cette première délibération ne fut
qu'une formalité les propositions furent adoptées par 381 voix par 277, et le
3 Juin l'on aborda la première délibération de la loi électorale. M.
Henri Brisson, prétextant l'atteinte portée au suffrage universel, demanda,
en quelques paroles vigoureuses, la question préalable, qui fut repoussée par
487 voix contre 183. M. Bertauld ne fut pas plus heureux dans sa demande
d'ajournement qui ne réunit que 304 voix contre 387. C'est dans la séance du
2 Juin qu'un Bonapartiste prononça une parole malheureuse. M. Brisson était à
la tribune. Il venait de dire que l'on recommençait la faute dc 1851, faute
qui avait eu pour conséquence dernière le désastre de Sedan, et il constatait
que le parti bonapartiste montrait encore ses criminelles convoitises. Un cri
part du groupe de l'appel au peuple Nous vous imposerons silence, un jour.
MM. Testelin, Georges Périn, Lockroy, Adam, Baze se précipitent sur M. Levert
que les huissiers protègent difficilement. Le lendemain l'Officiel ne
reproduit pas les paroles de M. Levert qui déclare ne pas les avoir
prononcées. M. Edmond Adam et vingt Républicains lui répètent à plusieurs
reprises : « Vous en avez menti ! » et M. Testelin met fin à
cette scène, pendant laquelle la Droite est restée impassible, en criant aux
Bonapartistes : « Vous avez pu nous transporter, mais nous faire
peur, jamais » Le
lendemain, la discussion véritable commençait. Ledru-Rollin vieilli prononça,
en faveur du suffrage universel, un discours lamentablement faible, que la
Droite hacha de ses commentaires les plus ironiques et qui provoqua dans la
Gauche une' déception générale. Dans la séance suivante, après une riposte de
M. de Meaux à Ledru-Rollin ; Louis Blanc vengea l'honneur des survivants de
1848, des fondateurs du suffrage universel que l'on voulait mutiler. Jamais
la théorie du droit de vote universel n'a été exposée dans un plus beau et
plus ferme langage : « Combien de fois encore, dit Louis Blanc,
faudra-t-il vous rappeler ce qui advint de la loi du 31 Mai ? Combien de fois
faudra-t-il qu'on vous montre cette chaîne fatale qui a lié au démembrement
du suffrage universel le démembrement de la France ? ... Dans le
suffrage universel, s'il est honnêtement et librement pratiqué, c'est
l'intelligence qui gouverne. Et ce gouvernement électoral de l'intelligence
est au plus haut point légitime, puisqu'il repose sur la persuasion,
puisqu'il n'existe qu'à la condition de prouver son excellence, puisqu'il
n'est subi que par ceux qui le recherchent et qui l'aiment. Ainsi le suffrage
universel a cela d'admirable, qu'il met le nombre au service du mérite, ce
qui revient, Messieurs, à mettre la force au service de la lumière. » Et
l'éloquent orateur achevait en démontrant que le suffrage universel est
l'instrument d'ordre par excellence. M. Batbie, rapporteur de la Commission
des Trente, défendit les propositions de la Commission et s'attira une vive
et spirituelle réplique de Gambetta qui prit plaisir a mettre une fois de
plus M. Batbie en contradiction avec lui-même, qui joua avec le rapporteur,
comme un chat avec une souris, et qui souleva les acclamations de la Gauche,
en avouant que le Quatre Septembre avait commis une faute celle de ne pas
rétablir sur le Forum délivré la Constitution de "1848, moins l'article
relatif à la Présidence de la République. Le passage à la seconde
délibération, appuyé par de brèves paroles de M. Dufaure et par le vote des
membres les moins avancés du Centre Gauche, fut adopté par 378 voix contre
301. C'était un succès relatif pour le Gouvernement, bien qu'il n'eût pas
pris part a la discussion. Le surlendemain, dans la séance du 6 Juin, il fut
battu à plates coutures la proposition Chaurand, sur le repos du Dimanche,
qu'il avait soutenue, comme il soutenait toute mesure cléricale, fut
repoussée par 292 voix contre 251. Le 10
Juin, dans la deuxième délibération de la loi sur l'électorat municipal,
l'amendement Oscar de Lafayette, maintenant à vingt et un ans l'âge de
l'électoral, fut adopté par 348 voix contre 337 et, le 17, MM. Jules Ferry et
Bardoux tirent repousser, par 361 voix contre 316, le système de M. Raudot,
qui voulait attribuer, dans toutes les Communes et d'une façon permanente, la
moitié de la représentation municipale aux personnes aisées, à ceux qu'on
appelait les plus fort imposés. Ces deux votes enlevaient à la loi sur
l'électorat municipal ses plus graves défauts elle fut définitivement
adoptée, dans la séance du 7 Juillet, à la grosse majorité de 452 voix contre
228. C'est
le lendemain de ce vote qu'eut lieu la discussion de l'interpellation Lucien
Brun, sur la suspension pour quinze jours du journal l'Union. Dans son
numéro du 4 Juillet, l'Union avait publié le Manifeste du comte de
Chambord, daté du 2 Juillet. « Ce Manifeste fera la République, disait
un membre du Centre Droit, comme la Lettre du 27 Octobre 1873 a fait le
Septennat. » C'est sans doute cette perspective de l'établissement de la
République, ce sont certainement les commentaires dont l'Union avait
accompagné le Manifeste, qui déterminèrent la mesure de rigueur prise par le
Cabinet. La mesure était d'autant plus inopportune que le Manifeste du 2
Juillet, comme la Lettre du 27 Octobre, était le testament d'une cause et
d'une dynastie. Le prétendant avait fait entendre à la France, politiquement
parlant, ses novissima verba. Devant le Parlement, la Monarchie de
droit divin est désormais une solution négligeable. Dans sa réponse à M.
Lucien Brun le Ministre de l'Intérieur cita, en effet, les paroles suivantes comme
particulièrement délictueuses : « Si le Septennat penche vers la
Monarchie, il doit céder la place s'il incline vers la République, il est
condamné à disparaître devant elle. Entre ces deux termes l'équilibre lui est
impossible. » C'était l'évidence même pour l'Extrême Droite, pour toutes
les Gauches, pour les membres avisés du Centre Droit et il faut plaindre plus
que blâmer un Gouvernement que ses origines et ses attaches condamnaient à
sévir contre un journal, pour avoir émis ces vérités de sens commun, pour
avoir énoncé ces truismes. En
justifiant la mesure prise, M. de Fourtou qui savait, quand il était
nécessaire, adoucir sa rudesse naturelle, parla, d'un ton pénétré, de son
émotion douloureuse, de sa vénération pour le comte de Chambord et menaça de
poursuivre les Manifestes qui viendraient de Chislehurst comme ceux qui
venaient de Frohsdorf. Il n'oublia pas de s'engager, pour tenter de réunir
encore une fois toute la majorité contre les Gauches, à réprimer
énergiquement les entreprises coupables du radicalisme. Cette diversion n'eut
pas le succès qu'il en espérait. Après que l'ordre du jour de blâme, déposé
par M. Lucien Brun, eût été repoussé ; par 372 voix contre 79, l'ordre du
jour de confiance, déposé par M. Paris, et que le Ministère avait accepté, le
fut par 368 contre 330 et l'ordre du jour pur et simple proposé par le
général Changarnier fut accordé, comme par grâce, au Cabinet, par 339 voix
contre 313. À
l'issue de la séance, les ministres remirent, pour la forme, leur démission
au Maréchal, qui refusa de les accepter et adressa le lendemain à
l'Assemblée, sans le faire contresigner par un ministre, le Message que nous
avons cité et qui n'avait qu'un rapport éloigné avec la question discutée la
veille. Un vote hostile détermine une crise quand le régime parlementaire est
pratiqué sincèrement ; les choses continuent, comme si de rien n'était,
lorsque l'on n'a qu'une contrefaçon du régime parlementaire. Quarante-huit
heures après avoir mis le Cabinet en minorité sur la suspension d'un journal
légitimiste, l'Assemblée nationale lui donnait 90 voix de majorité, 330 voix
contre 240, sur la double et très arbitraire suspension du Figaro et du
XIXe Siècle. Une doctrine, un esprit de suite, il faut renoncer à en
chercher dans les décisions de l'Assemblée et dans la politique du Cabinet. Quelques
lois utiles étaient votées, dans cette période à la fois si remplie et si
vide la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, la loi sur la
marine marchande, la loi sur la situation des sous-officiers et les
discussions financières alternaient avec le travail législatif ou
constitutionnel, avec les intermèdes des interpellations. C'est une
discussion sur tes nouveaux impôts, toujours à l'ordre du jour, qui avait
amené la chute de M. Magne, battu par M. Wolowski. En
dehors de l'Assemblée, l'enquête se continue sur le Comité central de l'appel
au peuple ; ses résultats, partiellement transmis au public, sont accueillis
avec ironie ou avec rage par les journaux bonapartistes, qui couvrent
d'injures M. Léon Renault, préfet de police, et de fleurs M. de Fourtou,
ministre de l'Intérieur, auquel ils font des avances significatives. L'homme
politique qui avait siégé d'abord dans la Droite légitimiste, puis dans le
Centre Droit, qui avait été Républicain avec M. Thiers et Monarchiste avec le
Maréchal, avait fini par opter, entre les trois Monarchies, pour celle de
Sedan. Cette option ne lui fit perdre, à aucun degré, les sympathies de la
Présidence on appréciait son verbe haut, son langage provocant, sa politique
de casse-cou, et on saura le retrouver, quand on voudra-gouverner contre une
majorité républicaine. Entouré
de ses ministres, le Président de la République reçoit les représentants
étrangers accrédités à Paris, et, pour peu que ces représentants nourrissent,
a l'égard des institutions libres, des sentiments peu sympathiques, le mot
République n'est pas même prononcé durant l'entrevue. Dans la réception du 8
Juin, le nouveau nonce, Mgr Meglia, ne désigne pas même le Président par son
titre officiel et le Président imite cette réserve de bon goût. Les
votes contradictoires émis par l'Assemblée, du 24 Mai au 19 Juillet 1874,
autorisèrent le Maréchal à penser que rien n'était changé depuis le 24 Mai
1873, et que ce qui avait été possible, un an auparavant, le serait encore en
1874. Il offrit à M. de Broglie, après la retraite de M. de Fourtou, la vice-présidence
du Conseil, et l'on put craindre un instant que le règne de l'équivoque ne
recommençât avec son représentant le plus autorisé. M. de Broglie fit
judicieusement remarquer au Maréchal que les causes qui avaient amené sa
chute Je 16 Mai subsistant, que la situation, au lieu de s'éclaircir, s'étant
assombrie et le vote des lois constitutionnelles étant devenu plus
problématique, il fallait confier le soin de compléter le Cabinet à un membre
du Centre Droit, moins engagé que lui-même dans la politique du Septennat
personnel. M. de Goulard avait succombé le 4 Juillet, et ses amis avaient
attribué cette mort prématurée à l'échec de sa tentative du 16 Mai 1874. Le
Maréchal, qui n'aimait pas les figures nouvelles, s'adressa au duc Decazes et
le chargea de compléter le ministère. Le duc
Decazes, que la Gauche regardait comme utile au ministère des Affaires
Étrangères, où sa politique, nous le verrons, ne fut pourtant pas sans
reproches, était moins désigné que M. d'Audiffret-Pasquier pour procéder à la
reconstitution du Cabinet. Il eut pourtant le mérite de faire vite et
d'écarter résolument l'élément bonapartiste. M. Magne fut remplacé aux
Finances par un député laborieux, très versé dans les questions financières
et membre du Centre Gauche le plus timide, M. Mathieu Bodet. La succession de
M. de Fourtou échut à un très honnête homme, membre du Centre Droit confinant
au Centre Gauche, le général baron de Chabaud-Latour, que ses aptitudes, ses
travaux et ses goûts désignaient pour un tout autre portefeuille que celui de
l'Intérieur. On n'y regardait pas de si près, à cette époque, et l'on
considérait le Septennat comme sauvé dès que le Journal officiel avait
publié, non pas un Cabinet, mais une liste de ministres. La Présidence ne se
souciait ni des opinions ni des projets de ceux qu'elle appelait à la
représenter un certain loyalisme et une antipathie marquée pour la démocratie
tenaient lieu, à ses yeux, de tous autres mérites. Que représentait, après le
Cabinet de Cissey-de Fourtou, le Cabinet de Cissey-de Chabaud-Latour ? On ne
l'a jamais su au juste. Un très clairvoyant habitué du Théâtre de Versailles,
M. Camille Pelletan, a dit, avec infiniment d'esprit, dans son Assemblée
au jour le jour : « La Légitimité ayant échoué en Novembre, l'Orléanisme
ayant échoué en Mai et l'Impérialisme échouant à son tour, il ne restait plus
que la République. ou rien. C'est ce rien qui remplaça M. de Fourtou dans la
personne de M. de Chabaud-Latour, et M. Magne dans la personne de M. Mathieu
Bodet. » Quelle
fut, du 20 Juillet ou 6 Août, dans la question constitutionnelle, la
politique du Cabinet reconstitué ? Elle fut identiquement la même que celle
du Cabinet du 24 Mai1874. Le 20 Juillet, le général de Cissey, vice-président
du Conseil, avait annoncé à l'Assemblée les modifications introduites dans le
ministère. Elles furent complétées par la nomination au sous-secrétariat de
l'Intérieur de M. Cornelis de Witt, un Orléaniste, et par celle de M. Louis
Passy, un Conservateur constitutionnel, au sous-secrétariat des Finances, en
remplacement de M. Lefébure. Ces personnalités étaient, au point de vue des
tendances bonapartistes, moins inquiétantes que celles qu'elles remplaçaient
; elles n'apportaient aucune force, aucun prestige, aucune autorité à la nouvelle
administration. On s'en aperçut dès le 23 Juillet, quand fut discuté le
projet de résolution de M. Casimir-Périer. Nous
rappelons que la Commission des Trente avait rejeté le projet par 18 voix
contre 6 et lui avait substitué le projet de Ventavonat. La discussion
s'engagea par un très honnête et très ferme discours de M. Casimir-Périer. La
réponse du duc de Broglie, très étudiée comme toujours et très habile cette
fois, était une critique acerbe de toutes les Constitutions républicaines que
notre pays s'était données, un éloge sans réserve et sans mesure, un
dithyrambe en l'honneur du Maréchal de Mac-Mahon, « le soldat légal ».
M. Dufaure ramena la question sur son véritable terrain, celui de la
Constitution à donner à la France, par une de ces harangues sobres et
vigoureuses, comme il savait les faire, et le général de Cissey prit la
parole. On attendait les déclarations du Gouvernement sans impatience, mais
avec une certaine curiosité ; on se demandait si le langage de M. de Cissey,
le 23 Juillet, concorderait avec le langage du Maréchal dans son Message du 9
Juillet il en fut la négation formelle, la contradiction naïve jusqu'au
cynisme, ou plutôt jusqu'à l'inconscience. Il avait suffi que la Droite
menaçât encore une fois de retirer son appui au Maréchal, pour que le Conseil
se ralliât sans hésitation à la politique d'ambiguïté et d'équivoque et se
donnât à lui-même, comme au Président de la République, le plus éclatant
démenti. Après lecture de cette Déclaration, véritable monument
d'inconsistance politique, aveu formel d'impuissance, la proposition Casimir-Périer,
abandonnée par M. Target et par son groupe, était repoussée, à la majorité de
374 voix contre 333. A la
suite de ce vote néfaste, qui ajournait de sept mois l'organisation de la
République conservatrice, M. de Malleville, au nom de toutes les Gauches,
montait à la tribune et demandait l'urgence pour une proposition de
convocation des électeurs au 6 Septembre. L'Assemblée ne voulait ni
constituer ni s'en aller elle repoussa l'urgence à 29 voix de majorité, par
369 voix contre 340, et, le 29 Juillet, par 375 voix contre 334, elle
repoussa définitivement la proposition de Malleville. Entre les deux votes sur
l'urgence et sur la proposition, elle avait ajourné à la rentrée, d'accord
avec le ministre de l'Intérieur, la discussion sur les lois
constitutionnelles, les propositions de Ventavon et Wallon le 30 Juillet,
elle avait ajourné au mois d'Octobre la session d'Août des Conseils généraux
le 31 Juillet, elle avait encore ajourné à la rentrée la reprise de la
discussion sur la loi relative à la liberté de l'enseignement supérieur,
malgré les efforts de M~ Dupanloup et, le même jour, elle s'était ajournée elle-même,
malgré M. Gambetta qui démontra sans peine que la prorogation était un pur
stratagème politique. Cette prorogation fut étendue du 6 Août au 30 Novembre,
pour permettre au généra ! Changarnier de goûter un repos dont il sentait
vivement le besoin et dont il avait démontré la nécessité avec des accents
bucoliques qui firent une profonde impression sur l'Assemblée, aussi
désireuse que le vieux guerrier d'aller s'étendre sub legmine fagi. La
Commission de permanence fut, cette fois, composée de 10 républicains contre
to monarchistes. La crainte du Bonapartisme, ce commencement de la sagesse
constitutionnelle, avait décidé l'Assemblée à se départir de son exclusivisme
habituel. Il faut
citer à cette date, dans l'ordre de la politique générale, une note
officielle du 30 Juillet, déclarant que le Gouvernement avait vu avec regret
la publication de la lettre pastorale du cardinal-archevêque de Paris, et
dans l'ordre des réformes scolaires, une importante modification au régime du
baccalauréat. La lettre pastorale du cardinal achevait de nous brouiller avec
l'Italie et nous mettait, en face de l'Allemagne, dans une situation d'où la
guerre faillit sortir au printemps de 1875. La division du baccalauréat ès-lettres
en deux séries d'épreuves, subies à un an d'intervalle, fit peser sur deux
classes, au lieu d'une, l'écrasante préparation d'un examen que les juges les
plus éclairés s'accordent à regarder comme funeste, et qui, sans cesse
attaqué mais toujours vivace, constamment modifié, mais jamais sérieusement
réformé, finira bien par ruiner les études secondaires dont il est censé être
la nécessaire et naturelle sanction. Unique, double ou multiple, scientifique
ou littéraire, classique, spécial ou moderne, il a tous les inconvénients que
lui attribuent ses innombrables adversaires, et presque aucun des avantages
que lui reconnaissent ses rares partisans. Ceux-ci en sont venus à désirer
que l'on vive avec lui, comme on vit avec un mal incurable, en cessant de lui
appliquer des remèdes qui prolongeront, sans le sauver, les souffrances du
patient ce patient, c'est la jeunesse française. Le
dernier incident de la longue et stérile session d'été de 1874 avait été le
vote, au pas de course, la veille de la prorogation (4 août), du traité que le contre-amiral
Dupré avait signé avec l'empereur de l'Annam Tu-Duc. Ce traité accordait à la
France des avantages appréciables la libre navigation sur le Song-Koï, le
droit de garnison à Cua-Cam, trois ports annamites pour notre commerce, une
certaine liberté dans l'Annam pour l'exercice de la religion chrétienne.
L'opinion était alors si peu attirée sur les questions coloniales, que la
convention avec Tu-Duc n'excita guère plus d'intérêt dans l'Assemblée qu'un
projet de loi d'intérêt local. Elle avait pourtant le mérite de ne nous
coûter que cinq bateaux à vapeur, une centaine de canons et un millier de
fusils. Les traités ultérieurs, traités de protectorat ou d'annexion, ont
grevé plus lourdement notre budget. Les
grandes et longues vacances parlementaires de 1874 furent partiellement
consacrées par le Président de la République à des excursions en Août dans le
Maine, l'Anjou et la Bretagne, en Septembre dans la Flandre. Ces voyages,
accomplis avec le cérémonial habituel et conformément à toutes les règles du
protocole, laissèrent les populations assez froides, sauf dans les pays
ultra-catholiques, ou les manifestations de piété du Maréchal, soigneusement
soulignées par le clergé et relatées par le Journal officiel,
donnèrent au « soldat légal » un air de soldat chrétien qui n'était
pas pour déplaire à la Bretagne. Sur les populations moins religieuses, la
froide réserve du Maréchal, ses réponses sèches et courtes, ses confusions
fréquentes n'étaient pas faites pour provoquer un vif enthousiasme. Une seule
fois, il sortit de son mutisme ou de son laconisme pour déclarer, à Lille, le
12 Septembre, en réponse à M. Plichon, président du Conseil général du Nord,
qu'il poursuivrait sa mission avec fermeté, avec confiance, appelant à lui
les hommes modérés de tous les partis. Les Républicains étaient si affamés
d'ordre, de paix et de stabilité gouvernementale que cette bonne parole les
ravit d'aise. Les Monarchistes au contraire, et parmi eux les amis les plus
dévoués du Septennat., firent entendre des commentaires menaçants, à la
perspective d'un partage du pouvoir avec les plus modérés des Républicains. « Si
le Maréchal de Mac-Mahon, disait le Journal de Paris du 13 Septembre,
opérait la même évolution que M. Thiers, nous lui retirerions notre
confiance. » Les
représentants de la Droite dans le Cabinet ne se piquaient pas plus que les
journaux monarchiques d'interpréter fidèlement la pensée du chef de l'Etat,
au sujet de l'organisation de ses pouvoirs. A Saint-Malo, le Maréchal avait
dit brusquement au président du Tribunal de commerce Vous avez dit tout à
l'heure qu'il n'y avait pas de Gouvernement vous vous trompez, il y en a un
c'est le mien. » Ce Gouvernement, si énergiquement affirmé, l'Union de
l'Ouest l'appelait « une abstraction » et le journal de M. de
Cumont, allant plus loin, parlait avec une pitié un peu dédaigneuse « du
brave Maréchal » et ajoutait : « Si M. le comte de Chambord fût
venu faire ce même voyage, il eût été plus acclamé et plus fêté que le
Maréchal, car il eût représenté la gloire et l'avenu' de la France. » Avec
ces voyages, si pauvres en incidents et si stériles, en somme, coïncidaient
et contrastaient les déplacements de M. Thiers qui voyageait en simple
particulier et que la foule accueillait partout, en Savoie, dans le Dauphiné,
dans les Alpes-Maritimes avec une respectueuse mais démonstrative sympathie.
Pour tous il restait le représentant nécessaire et le Chef de cette
République conservatrice, que le Maréchal allait subir volens nolens,
que la France allait lui imposer par sa volonté souveraine. Elle
eut souvent la parole, la France, pendant ces vacances, et qu'il s'agit
d'élections politiques, départementales ou municipales, elle condamna chaque
fois, avec plus ou moins de rigueur, celui qui la présidait et ceux qui la
gouvernaient. Il n'y a pas d'exemple, dans aucun pays, dans aucune histoire,
d'un régime plus battu que le Septennat. Neuf élections à l'Assemblée
nationale eurent lieu du 16 août au 15 Novembre. Dans le Calvados M. Le
Provost de Launay avait assez atténué son Bonapartisme pour permettre au
Centre Droit de voter pour lui à peine élu, il prit, comme M. de Bourgoing,
le chemin d'Arenenberg. Les ministériels dupés n'avaient pas été les
protégés, ils avaient été les protecteurs de l'Empire. Le 13
Septembre dans le Maine-et-Loire, un candidat Centre Droit, ministériel,
septennaliste en un mot, M. Bruas, se réclamant du Maréchal de Mac-Mahon,
s'était présenté contre un Républicain, M. Maitté, et contre un Bonapartiste,
M. Berger. Au second tour, les voix bonapartistes s'étant reportées en trop
petit nombre sur M. Bruas, le Républicain avait été élu et ce résultat,
obtenu dans un département réfractaire à l'idée républicaine, avait fait une
grande impression dans toute la France et prouvé l'impopularité croissante du
Gouvernement. M. Maillé remplaçait M. Beulé, l'un des coryphées et l'une des
victimes de l'ordre moral. Dans les élections du 18 Octobre, qui eurent lieu
dans trois départements, les ministériels ne remportèrent un dangereux succès
qu'en votant pour un Bonapartiste non militant, M. Delisse Engrand, à Arras.
En Seine-et-Oise et dans les Alpes-Maritimes trois Républicains furent élus,
malgré l'appui que le préfet des Alpes-Maritimes avait donné aux candidats
réactionnaires et séparatistes. Trois nouveaux scrutins, le 8 Novembre,
aboutirent encore à l'élection d'un Bonapartiste, le duc de Mouchy-Murat,
dans l'Oise à celle de deux Républicains, MM. Madier de Montjau dans
l'Ardèche et Parsy dans le Nord. Les
élections départementales et municipales ne furent pas moins favorables aux
Républicains, ni par conséquent moins contraires aux Monarchistes, surtout
aux Monarchistes honteux. Au renouvellement par tiers des Conseils généraux,
qui eut lieu, pour la première fois, le 8 Octobre 1874, les Républicains
obtinrent 666 nominations sur 1.426, les Monarchistes 604 et les
Bonapartistes 156. Les électeurs qui avaient porté leurs suffrages sur les
Monarchistes et les Bonapartistes avaient choisi les plus accentués d'entre
eux et non pas les faux Conservateurs qui se couvraient le visage du masque
du Septennat. Tout le monde eut donc sa part dans ces élections cantonales,
moins le Gouvernement. L'incident le plus remarqué de la lutte fut
l'élection, en Corse, du prince Charles Bonaparte. Soutenu par le Prince
Impérial, le prince Bonaparte passa contre le prince Napoléon, conseiller
sortant, lequel, ayant cessé de plaire à son cousin, cessa de plaire aux
électeurs. Quand les nouveaux Conseils généraux eurent à renouveler leurs bureaux,
43 mirent à leur tête des présidents républicains, complétant et confirmant
ainsi la manifestation significative du 5 Octobre. Le pays
ne se lassait pas plus d'exprimer sa volonté que le Gouvernement de la
méconnaître. Le 22 Novembre, quand il dut renouveler les Conseils municipaux,
il laissa en dehors des Conseils la plupart des maires et des adjoints que
MM. de Broglie et de Fourtou lui avaient imposés. M. Baragnon lui-même devait
reconnaître, à l'user, qu'il était moins facile qu'il ne l'avait pensé de
faire « marcher la France ». Elle marchait bien, mais à l'opposé de
ses conducteurs. Il faut
rendre à l'honnête et insuffisant ministre de l'Intérieur, M. de
Chabaud-Latour, cette justice que, s'il n'empêcha pas partout, parce qu'il
manquait d'autorité, les scandales de la candidature officielle, il ne la
pratiqua sciemment nulle part. Ce brave et savant soldat avait des pudeurs
que MM. de Broglie et de Fourtou ignoraient. Le Cabinet était d'ailleurs trop
occupé à la polémique avec les journaux et à la répression de ce qu'il
considérait comme des délits de presse, pour prêter une grande attention à ce
qui n'était pas la critique directe ou détournée du Septennat. Le Journal
officiel du 18 Septembre publia un communiqué sévère à l'adresse du Journal
des Débats pour avoir affirmé, après M. Rouher, qu'il n'y avait que deux
régimes possibles en France la République ou l'Empire. Evidemment le Journal
des Débats ne prenait pas le Septennat au sérieux. Après la lecture du
communiqué, ce fut le ministère que le publie dut cesser unanimement de
prendre au sérieux. Nous ne raconterons pas les efforts vraiment puérils
faits par les ministres en voyage pour donner une définition acceptable du
Septennat-trêve, du Septennat-ajournement ; pour faire croire que le régime
qu'ils servaient et qu'ils avaient tant de peine à déterminer, offrait toutes
les garanties de stabilité et de durée que pouvait désirer la France. Nous ne
rappelons ici que leurs actes. C'est à la presse surtout qu'ils en veulent.
Au commencement de Septembre l'Univers est de nouveau suspendu, pour
outrages au Gouvernement espagnol. Un des considérants de l'arrêté de
suspension, pris par le général-gouverneur de Paris, est ainsi conçu : Attendu
que l'Univers, dans son numéro du 6 Septembre, dépasse toute mesure, provoque
au mépris des Gouvernements établis par d'inqualifiables outrages, qui sont
de nature à compromettre nos relations extérieures, trouble la paix publique
et porte une grave atteinte à la dignité de la presse française. Le
dernier paragraphe de ce considérant doit être relevé. Que le Gouvernement
soit juge et bon juge de ce qui trouble la paix publique ou la sécurité
nationale, on peut l'admettre qu'il s'érige en censeur et donne des leçons de
dignité à la presse, la prétention est abusive, venant de ministres qui
n'avaient vraiment de leçons à donner à personne, pas plus à M. Veuillot
qu'au colonel Stoffel, dont ils essayaient de réfuter la brochure sur la
fameuse « Dépêche du 20 Août 1870 », dans un communiqué très vague
du 19 Octobre. Les
mesures prises par le Cabinet contre les Ultramontains et les Intransigeants
de Droite allaient directement contre la politique des habiles du Centre
Droit qui auraient voulu, comme le fit Mgr Dupanloup, dans une sorte de
lettre circulaire, ramener dans le giron conservateur les 52 Légitimistes qui
avaient voté contre le duc de Broglie, le 16 Mai 1874. Tous
les actes du duc Decazes, pendant cette période, creusaient plus profondément
encore le fossé entre l'Extrême Droite et le Centre Droit et obligeaient, bon
gré mal gré, ce dernier groupe parlementaire à faire enfin le pas décisif. Le
duc Decazes eut à nommer, du 28 Août au 9 Septembre, les titulaires de trois
grandes ambassades : M. de Jarnac fut envoyé à Londres où il remplaça le
duc de la Rochefoucauld, M. de Chaudordy, de Berne, où il avait remplacé
Lanfrey, à Madrid, et le comte Bernard d'Harcourt à Berne. Le choix de M. de
Chaudordy, l'ancien auxiliaire de la Délégation à Tours et à Bordeaux, était significatif.
C'était la reconnaissance officielle par la France du Gouvernement du
Maréchal Serrano et la condamnation des Carlistes dont les 'atrocités avaient
indigné toute l'Europe, moins la Russie, qui, en refusant de prendre part à
une démarche commune conseillée par l'Allemagne, voulut surtout mettre en
échec la Chancellerie fédérale. Ce fut le premier nuage dans le ciel de la
Triple Alliance, depuis l'entrevue des trois souverains de l'Allemagne, de
l'Autriche et de la Russie, en 1872. Si la
reconnaissance de l'Espagne par la France mécontenta le parti légitimiste, le
rappel de l'Orénoque, mouillée à Civitta-Vecchia, pour la protection
éventuelle du Pape, lui fut encore plus sensible. Le 18 Octobre une note de
l'Officiel annonçait que l'Orénoque était rappelée à Toulon et
qu'un nouveau bâtiment était mis a la disposition du Saint-Père et maintenu,
avec cette destination, dans un des ports français de la Méditerranée. La
même note disait que le Kléber se rendait dans les eaux de la Corse. Ces
incidents de la politique extérieure, pour graves qu'ils fussent, disparurent
un peu dans le bruit et le scandale des révélations du procès d'Arnim. On
sut, par les pièces du procès qui furent livrées à la publicité, quel rôle le
Chancelier et l'ambassadeur allemand avaient joué, même dans nos affaires
intérieures, quelles menaces avaient constamment pesé sur nous, même quand
nous remplissions nos engagements avec une scrupuleuse fidélité et -ces
craintes d'un orage toujours imminent, ne furent pas sans influence sur le
développement ultérieur de notre politique au dedans et au dehors. Il faut
rappeler, en 1874, le Congrès ou Conférence internationale de Bruxelles, dont
le prince Gortchakoff avait pris l'initiative et auquel adhérèrent toutes les
puissances, quelques-unes en faisant des réserves significatives. La Conférence avait pour but de codifier les
règles de l'état de guerre entre peuples civilisés. Elle fut présidée par le
baron de Jomini. « Plus l'organisation militaire des peuples, disait Gortchakoff,
tend à donner à leurs guerres le caractère de conflits entre nations armées,
plus il devient nécessaire de déterminer avec précision les lois et les
usages admissibles dans l'état de guerre, afin de limiter les conséquences et
de diminuer les calamités qui en résultent. » L'Angleterre n'accepta la
discussion d'aucune matière de droit maritime international, mais sanctionna
tout le reste, sans résistance comme sans enthousiasme. Toutes les règles que
la Prusse avait violées enl870-1871 furent rappelées par la Conférence qui
dura trois semaines. Elle prononça l'interdiction platonique des armes
empoisonnées ; des projectiles explosibles d'empoisonnement des puits et
fontaines ; de meurtre de l'ennemi sans défense ; de bombardement des villes
ouvertes et non défendues de tir sur les églises et les monuments artistiques.
Ne durent être considérés comme espions que ceux qui recueillent des
renseignements clandestinement et sous de faux prétextes. Il convient de
traiter les blessés conformément à la convention de Genève, de protéger les
fonctionnaires qui continuent à exercer leurs fonctions, et enfin de ne
prélever que les impôts habituels. Les volontaires peuvent être reconnus
comme belligérants dans quatre cas : 1° s'ils ont à leur tête un chef
responsable ; 2° s'ils ont un signe distinctif reconnaissable à distance ;
3° s'ils sont ouvertement armés ; 4° s'ils se conforment aux lois de la
guerre. L'exclusion systématique, par l'Angleterre, du droit maritime
international, la participation de la Prusse à des prescriptions que le droit
de la guerre tel qu'elle le comprenait et le pratiquait devait réduire à
néant, furent les principaux caractères de la Conférence de Bruxelles. Si les
décisions de ces sortes de Congrès ou de Conférences avaient force de loi, si
tous les peuples en suivaient religieusement les prescriptions, la guerre,
devenue moins meurtrière, transformée en une sorte de lutte courtoise,
deviendrait peut-être plus fréquente. Qui sait si la crainte des horreurs
qu'elle entrainera désormais ne retient pas plus efficacement les épées aux
fourreaux ? Dans la
quinzaine qui précéda la rentrée des représentants à Versailles, cette
capitale du commérage politique, le plus improvisé et le plus brouillon des
ministres avait trouvé le moyen de s'aliéner deux de nos premiers
établissements d'enseignement supérieur le Muséum et la Faculté de Médecine.
Il s'était brouillé avec le premier des étudiants de France, le
vénérable et illustre centenaire, M. Chevreul, et il avait imposé pour
Inspecteur général aux Facultés de médecine un catholique militant. Les
étudiants manifestèrent contre ce choix, à leur manière, en faisant un peu de
bruit au cours du professeur-Inspecteur. Le ministre répondit aux étudiants
avec une désinvolture de gentilhomme il fit chevalier de la Légion d'honneur
son chef de Cabinet, qui était le fils de l'Inspecteur général. Signalées
par la mort d'un grand historien, M. Guizot, et par celle d'un savant géologue,
Elie de Beaumont, les vacances de 1874 étaient enfin terminées et l'Assemblée
de Versailles, que l'on peut appeler « un long Parlement », allait
se retrouver en présence des mêmes difficultés que par le passé. Le
Gouvernement qui aurait dû la guider, Gouvernement d'intérim, incapable
d'imposer le respect à ses ennemis et la fidélité à ses agents, ne savait,
pas plus que le Maréchal lui-même, s'il devait poursuivre le vote des lois
constitutionnelles ou s'il devait y renoncer ni quel fond il pouvait faire
sur une Assemblée souveraine qui avait refusé de constituer et de se
dissoudre, qui ne retrouvait un peu de force, qui ne rapprochait les tronçons
épars de sa majorité, que lorsqu'il fallait voter une loi agréable au clergé
ou s'octroyer de longues vacances. Après comme avant la rentrée, « l'esprit
de procrastination, suivant le mot de Benjamin Constant, l'emporte une fois
de plus sur l'esprit de Constitution. Les
trois Gauches, profondément unies devant le pays, allaient rester unies dans
l'Assemblée et s'entendre pour sortir à tout prix du provisoire. C'est à
peine si l'on comptait parmi elles une demi-douzaine de Républicains d'antan,
disposés à sacrifier la France à un principe et faire prévaloir leurs,
anciennes conceptions jacobines ou utopiques. Les
Bonapartistes, aussi violents que par le passé, émettaient l'intolérable
prétention de ressaisir le Gouvernement d'un pays qu'ils avaient conduit aux
abîmes et ne se laissaient pas plus démonter par la chute de ceux d'entre,
eux qui tombaient du pouvoir ou qui échouaient devant la police
correctionnelle, comme M. Clément Duvernois, condamné à deux ans de prison
pour sa gestion de la banque territoriale d'Espagne, que par les révélations
de MM. de Choiseul et Savary. Les
Légitimistes étaient plus irréconciliables que jamais, depuis que l'un
d'entre eux, M. de la Rochette, leur avait communiqué une lettre
confidentielle — ces sortes de confidences se crient par-dessus les toits —
où le Roy manifestait l'espérance que « ses amis ne voteraient jamais
rien qui pût empêcher ou retarder la restauration de la Monarchie ». Les
52 Légitimistes, correspondants de Mgr Dupanloup, devaient donc s'unir aux
Républicains et aux Bonapartistes contre le projet de M. de Ventavon, qui
semblait incapable de réunir une majorité. Que
pouvaient faire, dans ces conditions, la Droite, le Centre Droit et le
ministère ?'Leur inspirateur, le duc de Broglie, crut que la seule politique
possible était un retour en arrière, au 24 Mai 1873, à la coalition de tous
les Conservateurs contre la République et au Gouvernement de combat contre le
pays, « incessamment agité par la propagation des plus pernicieuses
doctrines ». Ces mots, que l'on put entendre dans la bouche du général
de Cissey, quand il donna lecture du Message, le 3 Décembre, lui avaient été
certainement soufflés par son prédécesseur à la vice-présidence du Conseil.
La politique d'ajournement, que l'on adopta pendant un mois encore, ne
pouvait également avoir été conseillée que par le duc de Broglie. Il y avait
pourtant dans le Message quelques réconfortantes paroles et procédant d'une
autre inspiration. Le Maréchal faisait appel à tous les hommes de bonne
volonté, sans aucun esprit d'exclusion, et les Républicains avaient été si
peu gâtés par les avances du pouvoir exécutif, depuis le 24 Mai 1873, qu'ils
considérèrent celle-ci comme une tentative de rapprochement et se disposèrent
à appuyer « l'indispensable » organisation des pouvoirs publics. Ils avaient
compté sans ce que l'on a appelé plaisamment « la trêve des confiseurs »
sans cette période d'un mois, qui s'étend du milieu de Décembre au milieu de
Janvier, et où l'on s'accorde généralement à éviter les discussions trop
vives, pour ne pas gêner le commerce des camelots de Paris et des petits
boutiquiers de la Province. Les
deux premières séances de l'Assemblée avaient été consacrées à l'élection du
Bureau. M. Buffet avait été réélu président par 348 voix sur 351 votants. M.
d'Audiffret-Pasquier avait été é)u quatrième vice-président par 288 voix
contre 251 au comte Rampon. Dès la troisième séance, après la lecture du
Message, avait commencé la première délibération sur la proposition du comte
Jaubert, relative à la liberté de l'enseignement supérieur et la discussion
s'était prolongée presque jusqu'à la veille de Noël. La séance capitale avait
été celle du 4 Décembre, où l'on avait entendu MM. Dupanloup,
Challemel-Lacour, Laboulaye et Bardoux, qui se faisaient de l'enseignement
supérieur et de la liberté de l'enseignement des idées bien différentes. Mgr
Dupanloup voulait qu'une loi livrât à l'Eglise l'enseignement supérieur,
comme la loi du 1S Mars 1850 lui avait livré l'enseignement secondaire et
l'enseignement primaire. Il ne réclamait qu'un privilège, sous couleur de
liberté, et cette liberté, il la réclamait avec une chaleur, avec un entrain
dont la Droite n'était plus coutumière depuis le 24 Mai. La liberté que
voulait Mgr Dupanloup, comme M. de Belcastel, c'était la liberté du bien,
c'est-à-dire l'abominable tyrannie de ceux qui se croient seuls en possession
de la vérité et qui veulent l'imposer aux autres. M.
Louis Blanc n'admettait la liberté d'enseigner qu'accompagnée de toutes les
autres libertés ; M. Paul Bert l'admettait également, mais avec
accompagnement d'une pleine indépendance scientifique pour le professeur et
après réorganisation totale de l'enseignement supérieur de l'Etat M.
Challemel-Lacour la repoussait énergiquement, comme funeste à l'unité morale
de la France, à l'indépendance de la société civile et à la sécurité
nationale. Son discours, d'une puissance dialectique étonnante et d'une
beauté de forme incomparable, fut accueilli par les interruptions les plus
passionnées, par les accusations les plus injurieuses, parties des bancs de
la Droite. Dans une réponse a M. Challemel-Lacour, qu'il avait eu pourtant vingt-quatre
heures pour méditer, l'évêque d'Orléans s'oublia jusqu'à dire < qu'à la
sentence, prononcée par l'orateur de l'Extrême Gauche, il ne manquait plus
qu'un exécuteur D. M. Challemel-Lacour opposa quelques froides et métalliques
paroles à cette monstrueuse accusation. « Le caractère dont Monseigneur
est revêtu, dit-il, avec une ironie qui cette fois était vraiment meurtrière,
la robe qu'il porte et dont il a parlé, m'interdisent de lui répondre comme
je pourrais le faire, sur les commentaires qu'il a ajoutés à mon discours. Je
livre ses attaques au jugement de tous les honnêtes gens de cette Assemblée,
au jugement de tous les hommes sensés, au jugement de tous ceux qui ont souci
de la dignité de l'épiscopat. » Après une adjuration éloquente de M.
Laboulaye, qui avait la prétention de défendre les vrais principes du
libéralisme, d'établir l'unité dans la lumière et non dans la nuit, le Centre
Gauche se détacha des deux Gauches, et 331 voix contre 124 décidèrent que
l'Assemblée passerait à une seconde délibération. C'était l'adoption du
principe de la liberté de l'enseignement supérieur. Avant
de s'ajourner, du 24 Décembre au 6 Janvier, l'Assemblée eut encore à
s'occuper des Bonapartistes. Le 22 Décembre, M. Goblet avait demandé à
interpeller le Cabinet, sur la suite donnée aux engagements pris dans la
séance du 9 Juin, relativement au Comité central de l'appel au peuple.
L'Assemblée décida que la date de l'interpellation serait fixée, après la
lecture du rapport sur l'élection de la Nièvre. Ce rapport fut lu le
lendemain par M. de Choiseul il concluait à la nécessité d'une enquête sur
l'élection de M. de Bourgoing. L'enquête votée, l'interpellation de M. Goblet
fut ajournée on ne pourrait, en effet, la discuter utilement, que lorsque
l'on connaîtrait les résultats de l'enquête. Ledru-Rollin
mourut le dernier jour de l'année 1874 : ce représentant de la vieille École
républicaine succombait à la veille d'une session où les représentants de
l'École nouvelle allaient faire à la France, à sa pacification, à son
organisation le sacrifice de leurs préjugés, de leurs rancunes et de leur
idéal irréalisable. Quelques mois avant Ledru-Rollin, pendant les grandes
vacances, avait disparu un illustre historien et un des premiers orateurs de
ce siècle, que la Révolution de 1848 avait fait descendre du pouvoir et de la
tribune, si longtemps honorée par lui. Entre la politique doctrinaire de M.
Guizot et les expédients de ses héritiers, les ministres du Septennat, il y
avait la même distance, le même abîme qu'entre la politique révolutionnaire de
Ledru-Rollin et la politique toute de tempérament et d'opportunité de Léon
Gambetta. Plus
les Messages se multipliaient et plus la volonté d'aboutir au vote des lois
constitutionnelles s'amollissait, plus aussi la pensée gouvernementale
semblait s'obscurcir. C'est que le duc de Broglie, le grand amasseur de
ténèbres, était dans la coulisse. Il consentait bien à se retirer devant un
vote hostile, il se refusait bien à reprendre la direction des affaires,
quand il n'apercevait pas une majorité prête à le soutenir il ne consentait.
pas à cesser d'exercer sur le pouvoir une action qui, jusqu'à la dernière
heure, fut néfaste. On en eut une nouvelle preuve, quand M. Grivart vint lire
à la tribune le Message du 6 Janvier. Des circonstances favorables à la
solution tant espérée avaient pourtant précédé cette lecture. Le 3 Janvier un
premier tour de scrutin avait eu lieu dans les Hautes-Pyrénées, pour une
élection législative et le partage des voix entre 4 candidats représentant
toutes les nuances d'opinion le Bonapartisme, la Légitimité, la République et
même le Septennat avait montré la nécessité d'une alliance entre les
électeurs de M. Alicot, le Septennaliste, et ceux de M. Brauhauban, le
Républicain pour faire échec au candidat bonapartiste, M. Cazeaux. Pendant que
les Républicains se préparaient à voter pour M. Alicot, le Maréchal,
obéissant à une heureuse inspiration, avait convoqué à la Présidence MM.
Hamille, de Kerdrel, Chesnelong, Bocher, d'Audiffret-Pasquier, Dufaure, Léon
Say et Casimir Périer, pour rechercher avec eux s'il serait possible de
constituer une majorité, disposée à voter les lois constitutionnelles. On
pouvait s'étonner de voir dans ce cénacle un Bonapartiste, comme M. Hamille,
des Légitimistes, comme MM. de Kerdrel et Chesnelong, mais l'intention était
bonne et l'appel adressé à trois membres notables du Centre Gauche pouvait
passer pour une compensation. Les réunions de la Présidence n'aboutirent pas,
parce que les représentants des trois groupes convoqués Droite, Centre Droit
et Centre Gauche, voulaient chacun une solution différente. La Droite tenait
pour le Septennat personnel, le Centre Droit pour le Septennat impersonnel,
le Centre Gauche pour la République. De plus, le Centre Droit voulait que la
révision fùt nécessaire, fatale, à l'expiration des pouvoirs du Maréchal ; le
Centre Gauche consentait seulement à ce qu'elle fût facultative. Bien
que l'entente ne se fût pas faite à la Présidence, on attendait avec une
certaine impatience l'ouverture d'une session que l'on sentait devoir être
décisive ; on l'attendait aussi avec une certaine inquiétude, le bruit
s'étant répandu que le duc de Broglie voulait faire mettre à l'ordre du jour
la loi sur l'organisation de la seconde Chambre et, après le vote de cette
loi, ajourner les autres dispositions constitutionnelles et établir la
Dictature militaire du Maréchal, en l'étayant sur deux Chambres au lieu d'une
seule. C'est
pour répondre aux craintes de la Gauche que la Commission des Trente fit
savoir, le 4 Janvier, qu'elle avait adopté un article additionnel,
subordonnant la validité du vote sur la seconde Chambre à l'adoption des
autres lois sur la transmission du pouvoir exécutif. C'était avouer que le
projet machiavélique du duc de Broglie avait été conçu. La Gauche resta
méfiante, et cette méfiance augmenta encore après le Message. Le Maréchal y
disait que l'opinion publique comprendrait difficilement un nouveau retard il
demandait la mise a l'ordre du jour de la loi sur la seconde Chambre ; il
proposait l'ajournement à 1880 de la détermination de la forme du
Gouvernement et, enfin, il affirmait que l'étude qu'il venait de faire,
pendant un an, lui avait révélé les véritables besoins du pays. Les ministres
ou les conseillers qui avaient rédigé ce document, auraient voulu découvrir
le chef de l'Etat et lui attirer un échec parlementaire qu'ils n'auraient pas
procédé autrement. Le Maréchal s'engageait à fond sur tous les points et
semblait vouloir aller au-devant, non pas seulement d'une crise
ministérielle, mais d'une crise gouvernementale. Fort heureusement cette
nouvelle intervention du duc de Broglie ouvrit tous les yeux et condamna sans
retour toute nouvelle tentative de reconstitution de l'ancienne majorité. Ce
ne fut pas même un scrutin, ce fut un vote dédaigneux, par assis et levé, qui
renversa l'échafaudage de l'ancien vice-président du Conseil. M.
Grivart n'avait pas quitté la tribune que M. Batbie, l'homme de toutes les
ingrates besognes, l'avocat de toutes les causes difficiles, s'y présentait
et demandait la priorité de discussion pour la loi sur la seconde Chambre. M.
Laboulaye, toujours bien inspiré quand il parlait de ses sujets favoris, le
droit constitutionnel et la fondation du Gouvernement nécessaire, répondit,
par un petit chef-d'œuvre de malice et de bon sens, à la subtile
argumentation de l'orateur du Centre Droit. « On ne conduit pas un pays
avec de l'esprit, dit-il, on conduit un pays avec de la franchise. II faut
dire clairement où l'on va, et y aller par la grande route, et non par des
chemins de traverse, qui aboutissent on ne sait où. » L'argumentation de
M. Laboulaye, vivement appuyée par M. de Castellane, au nom de l'Extrême
Droite, fut faiblement combattue par M. Antonin Lefèvre-Pontalis, au nom de
tous les Réactionnaires sans épithète et par le ministre de l'Intérieur, au
nom du Gouvernement. La priorité fut refusée i la loi sur la seconde Chambre
et, par ce vote, implicitement accordée à la loi sur la transmission du
pouvoir exécutif. A
l'issue de la séance, le Cabinet portait sa démission à la Présidence. Le
Maréchal, conseillé par le duc de Broglie, ne l'accepta. ni ne la refusa il
se contenta de faire insérer à l'Officiel une note, par laquelle il
priait ses ministres de conserver leurs portefeuilles « en attendant la
formation d'un nouveau Cabinet ». C'était encore une solution due à la
fertile imagination du conseiller habituel. Le 7 Janvier, M. Dufaure avait
été mandé à la Présidence ; d'où grande terreur du Centre Droit et
intervention du duc de Broglie. On avait décidé d'attendre le vote des lois
constitutionnelles, ou l'aveu d'impuissance que la Chambre, croyait-on, ne
pouvait manquer de faire, avant d'aviser. Le Cabinet, renversé mais maintenu,
s'empressa de pourvoir toutes ses créatures et continua la politique
autoritaire qui avait commencé en 1813. Les Conseils municipaux, élus en
Novembre, furent dissous sous les prétextes les plus futiles, pour un
dissentiment avec le préfet, comme celui de Marseille, le plus souvent pour
cause d'incompatibilité d'humeur avec des maires imposés. Même sous l'honnête
général baron de Chabaud-Latour ; le déplorable système politique et
administratif de MM. de Broglie et de Fourtou leur survivait ; il devait,
jusqu'à la fin, produire ses détestables effets. L'état
de l’opinion eût averti le Gouvernement, si les hommes qui le composaient ou
qui l'inspiraient avaient été capables de traiter l'opinion autrement qu'en
suspecte. La qualifier d'aveugle ou de subversive ils n'y manquaient pas ;
écouter ses indications ils s'en seraient gardés comme d'une faiblesse. En ce
mois de Janvier ~875 celui de tous les candidats à l'omnipotence ; comme dit
G. Sand, qui professait les idées les plus avancées, le prince Napoléon,
voyait le salut relatif dans une République sage et sa correspondante
croyait, avec lui, que ce régime très bourgeois, très peu idéal, était
l'ancre de miséricorde. Quiconque réfléchissait pensait comme eux. Les
ministres ne réfléchissaient pas, mais obéissaient à la consigne. Chargés
d'empêcher l'établissement de la République, même conservatrice, même sage,
même bourgeoise, ils l'empêchaient, sans plus ample informé. Des
hommes d'Etat un peu avisés auraient dû pourtant avoir d'autres
préoccupations que celle de comprimer le libéralisme le plus timide. En
dehors de la gravité de la situation intérieure, l'état de l'Europe et les
ambitions de la Prusse appelaient la plus sérieuse attention. Après nous
avoir poussés à reconnaître le. Gouvernement de Serrano, juste à la veille de
la restauration d'Alphonse XII, après nous avoir presque brouillés avec
l'Espagne, le Chancelier de fer songeait à se venger sur nous de l'échec que
sa politique espagnole avait subie en face de la Russie. Ses notes
comminatoires hâtèrent le vote de la loi des cadres, qui fut sérieusement
discutée du 11 au 21 Janvier, et complétée plus tard, le 12 Mars. Le général
Changarnier, MM. Keller et d'Harcourt avaient tenté de faire confier au
ministère de la Guerre tous les détails d'organisation, sous prétexte qu'une
Assemblée délibérante s'entendait peu aux questions techniques. Gambetta et
le général Chareton firent repousser cette motion préjudicielle et, malgré la
résistance routinière du ministre de la Guerre, parvinrent à introduire dans
l'armée la très utile réforme du renforcement des compagnies portées à 250
hommes, du renforcement des bataillons portés à quatre compagnies et du
renforcement des régiments portés à quatre bataillons. Le générât.de Cissey
craignait de ne pas trouver de capitaines capables de commander 250 hommes. La
fermeté de la Commission et la compétence du général Chareton, rapporteur,
eurent raison de ses résistances. La
discussion sur les projets de luis relatifs à l'organisation des pouvoirs
publics s'engagea enfin, le 21 Janvier, sur le texte que M. de Ventavon avait
soumis à l'Assemblée, au nom de la Commission des Trente, et que nous avons
reproduit. La première délibération, comme toujours, fut de pure forme. MM.
de Ventavon et de Lacombe, au nom des Trente, firent ressortir le caractère
personnel de leur projet qui réservait l'avenir. Cet appel aux Légitimistes
ne fut pas entendu et M. Lucien Brun refusa formellement de contribuer par
son vote, comme il l'avait fait le 20 Novembre 1873, à élever une barrière
nouvelle entre le Roy et le trône. Le duc de Broglie se contenta d'engager,
en quelques mots, l'Assemblée à passer à une seconde délibération. M. Lenoël
affirma la nécessité d'un Gouvernement défini et définitif. Après ces
discours fort sérieux et qui étaient absolument dans la question, vinrent les
récriminations inutiles et la partie stérile du débat. M. de Carayon-Latour
et M. Bocher attaquèrent violemment les Républicains qui leur rendirent coup
pour coup. Le lion vieilli, Jules Favre, fit entendre d'admirables
rugissements. Au point de vue artistique, c'était fort beau au point de vue
politique, c'était maladroit mais ce fut sans influence sur le résultat. Le
22 Janvier l'Assemblée décida, par 538 voix contre 145, qu'elle passerait à
une seconde délibération. Trois jours après, le 25 Janvier, eut lieu, plus
rapide encore, la première délibération sur le projet de loi et les
propositions concernant la création et les attributions d'un Sénat. Après les
discours de MM. Bardoux, Jules Simon, Raoul Duval et du rapporteur, M.
Antonin Lefèvre-Pontalis, le passage à la seconde délibération fut voté par
498 voix contre 173. La
vraie bataille commença le 28 Janvier, date de la seconde délibération sur
les projets relatifs à l'organisation des pouvoirs publics. M. Raudot, au nom
de la Droite, affirma qu'il ne se rencontrerait pas de majorité pour voter
une Constitution et, par une sorte de question préalable, proposa, pour
gagner un temps précieux, de retirer les projets de l'ordre du jour. Sa
demande fut rejetée sans scrutin et la discussion commença immédiatement,
avec une grandeur solennelle. Entre la première et la seconde délibération le
texte de la Commission avait été remanié ou plutôt réduit. Les deux premiers
articles du Ventavonat, qui ne concernaient que le Maréchal de Mac-Mahon,
avaient disparu et l'article 3 était devenu l'article 1er. Cet article, que
son importance nous oblige à transcrire de nouveau, et qui devint le pivot de
la discussion, disait : « Le
pouvoir législatif s'exerce par deux Assemblées, la Chambre des députés et le
Sénat. La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les
conditions déterminées par la loi électorale. Le Sénat se compose de membres
élus ou nommés, dans les proportions et aux conditions qui seront réglées par
une loi. » Après
qu'un amendement de M. Naquet, tendant à l'établissement d'une Chambre
unique, eût été développé par son auteur et rejeté, MM. Corne, Bardoux, de
Chadois, Chiris, Danelle Bernardin et Laboulaye proposèrent l'amendement
suivant : « Le
Gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un Président. » Cet
amendement serait devenu l'article 1er du projet. Il fut développé par M.
Laboulaye, avec une finesse, une habileté, un talent qui produisirent une
émotion profonde dans cette Assemblée, où les plus remarquables discours, où
les voix les plus persuasives ne déplaçaient pas dix suffrages. Autant M. Challemel-Lacour
semble peu désireux d'exercer une sérieuse influence sur l'Assemblée à
laquelle il s'adresse et qu'il domine par sa voix tranchante, par son geste
impérieux, autant il semble peu soucieux de convaincre un adversaire, autant
M. Laboulaye cherche à convaincre et à persuader. Professeur, comme M.
Challemel-Lacour, M. Laboulaye procède par la méthode démonstrative et, sans
ombre de rhétorique, amène a son opinion les plus récalcitrants, parce que sa
thèse est la plus sage et qu'il en fait admirablement ressortir la vérité,
doucement, tranquillement, dans une langue nette, juste et précise, sans
grande chaleur, mais sans défaillance dans la pensée et sans trou dans le
raisonnement. Peu à peu son exposition lucide, sa logique serrée et aimable
font plus d'impression que les grands mouvements oratoires, que la parole
chaude, colorée, ardente d'un Gambetta. Les Gauches éclatèrent en
applaudissements enthousiastes, la Droite fut dominée par cette parole loyale
d'un honnête homme, profondément convaincu, et le Centre Droit fut ébranlé[1]. La
réponse de M. de la Bassetière, au nom des Légitimistes, lourde et
embarrassée, accentua encore le succès de M. Laboulaye et raviva l'effet
produit par son discours. Si l'on eût voté, à ce moment, la République était
faite. Plusieurs membres du Centre Droit, pour ne pas prendre la
responsabilité d'éterniser le provisoire, avaient quitté la salle et le duc
d'Audiffret-Pasquier disait, avec sa brusquerie familière, à quelques députés
de la Gauche : « Je m'en vais. Puisqu'il n'y a pas moyen d'y
échapper, dépêchez-vous de la faire, votre République, pendant que nous ne
sommes pas là. » L'intervention de Louis Blanc, qui voulait bien voter
la République mais non la seconde Chambre, celle de M. de Castellane, qui
avait constaté que « quelques-uns de ses amis étaient déjà partis »,
firent renvoyer le vote au lendemain et le charme fut rompu. L'intervention
de Louis Blanc était d'autant plus inopportune que, le lendemain, il devait,
avec MM. E. Quinet, Madier de Montjau, Marcou et Peyrat, céder aux pressantes
sollicitations des trois Gauches et donner son vote en faveur de l'amendement
Laboulaye. Il y eut même, à cette occasion, entre les Républicains modérés et
les Intransigeants une scène émouvante, ceux-ci se refusant à renoncer aux
opinions de toute leur vie, ceux-là pressant leurs collègues, leurs amis,
leurs maîtres, de faire à la République, à la France. le sacrifice de ces
opinions. « Quelle touchante effusion de famille, » disaient, en ricanant,
les membres du Centre Droit. Ni les résistances de Louis Blanc, ni
l'insistance de Gambetta ne prêtaient à rire. Si le vote des Intransigeants
en faveur de la République conservatrice fut chose si plaisante, que dire de
celui des membres du Centre Droit qui allaient, à quelques jours de là,
approuver les lois constitutionnelles et fonder la République ? Il est vrai
que beaucoup de membres du Centre Droit n'entraient dans la République
conservatrice que comme des frères ennemis. Mais était-ce une excuse ? Au
début de la séance du 29 Janvier, l'article additionnel de M. Laboulaye fut
repoussé, par 359 voix contre 336. L'Assemblée adopta ensuite, sans scrutin,
l'ancien article 3, devenu l'article premier de la Commission, en substituant
au troisième paragraphe, relatif au Sénat, la rédaction suivante, proposée
par M. Marcel Barthe La composition, le mode de nomination et les
attributions du Sénat seront réglés par une loi spéciale. C'est alors que M.
Wallon présenta son article additionnel ainsi conçu : « Le
Président de la République est élu à la pluralité des suffrages, par le Sénat
et par la Chambre des députés, réunis en Assemblée nationale. Il est élu pour
sept ans. Il est rééligible. » C'était
encore la République, mais M. Wallon y venait par un chemin de traverse, au
lieu d'y arriver par la grande route, comme M. Laboulaye. Ce dernier
appartenait au Centre Gauche M. Wallon, depuis la chute de M. Thiers, n'avait
cessé de voter avec le Centre Droit, et les membres de ce groupe les moins
engagés dans le « Gouvernement de combat » devaient accueillir,
sans trop de défiance, la proposition émanée d'un des leurs. Quant à
l'Assemblée elle-même, son revirement, à vingt-quatre heures d'intervalle, ne
devait étonner que ceux qui ignoraient, comme Jules Ferry l'écrira en 1877 ; « qu'elle
était une grande École de réticences et que rien ne s'y faisait que par les
détours ». Sur la demande de M. Lefèvre-Pontalis, l'article additionnel
'Wallon fut renvoyé à la Commission et la séance au lendemain. Le 30
Janvier, la Commission proposa naturellement le rejet de l'amendement Wallon,
dans lequel elle ne voyait que la reproduction de l'amendement Laboulaye. M.
Wallon défendit son œuvre avec une extrême modération et une réelle habileté
de langage. « Sept ans de sécurité pour le pays, dit-il aux Trente,
c'est beaucoup, sans doute mais, quand vous dites que cela ne durera que sept
ans, il semble que ce ne soit plus rien ; quand vous marquez un terme, il
semble qu'on y touche... Dire que le provisoire durera sept ans, ce n'est pas
faire cesser le malaise, c'est le faire durer. » Le général de
Chabaud-Latour, ministre de l'Intérieur, ayant interrompu trois fois M.
Wallon, pour lui reprocher de vouloir proclamer la République, M. Wallon lui
répondit doucement t Je ne proclame rien, je prends ce qui est, j'appelle les
choses par leur nom, je les prends sous le nom que vous avez accepté, que
vous acceptez encore. Nous trouvons une forme de Gouvernement, il faut la
prendre telle qu'elle est, il faut la faire durer. Je ne vous demande pas de
déclarer le Gouvernement définitif, qu'est-ce qui est définitif ? Mais ne le
déclarez pas non plus provisoire. » La
proposition de M. Wallon était très loyale, très claire, très nette.
L'équivoque, menacée dans ses positions, fit un dernier retour offensif, sous
la forme d'un amendement déposé par M. Albert Desjardins, le sous-secrétaire
d'Etat de M. de Cumont, que votèrent plusieurs membres du Cabinet
démissionnaire. M. Desjardins proposait de faire précéder l'article
additionnel Wallon de ces mots : « A l'expiration des pouvoirs
conférés au Maréchal de Mac-Mahon par la loi du 20 Novembre 1873 et, s'il
n'est procédé à la révision des lois constitutionnelles, conformément aux
articles ci-dessous. » Ce texte avait l'inconvénient de se référer à des
articles qui n'étaient pas encore votés et qui ne le seraient peut-être pas ;
il avait l'inconvénient de manquer de clarté, chose grave pour un texte
constitutionnel, et plusieurs représentants pouvaient dire que la phrase
était incomplète et n'avait pas de sens. Elle avait bien un sens, avec le
complément de l'article additionnel Wallon, mais un sens redoutable elle
prolongeait purement et simplement l'équivoque, le provisoire, en un mot, le
Septennat personnel, dont personne ne voulait plus. On le vit bien au vote.
MM. Raoul Duval et Chesnelong, se plaçant à deux points de vue différents,
combattirent à la fois les articles Wallon et Desjardins M. de Ventavon les
repoussa également, au nom de la Commission ; M. Clapier les approuva l'un et
l'autre M. Bérenger de la Drôme appuya le seul amendement Wallon que son
auteur consentit à modifier, en substituant le mot majorité au mot pluralité
de sa première rédaction. M.
Buffet, qui présida fort bien et fort impartialement ces difficiles débats,
avec le désir manifeste de voir enfin aboutir les lois constitutionnelles,
mit d'abord aux voix l'article Desjardins il fut repoussé par 522 voix contre
129 c'était la fin du Septennat. L'article additionnel Wallon fut ensuite
adopté, après un minutieux pointage, par 353 voix contre 352 c'était le
triomphe de la République. Par une véritable ironie du sort, elle l'emportait
à une seule voix, cette voix unique, que les Orléanistes avaient déclarée
suffisante pour le rétablissement de la Monarchie. Les membres du Centre
Droit, qui avaient voté avec M. Wallon et décidé le succès, doivent être
nommés c'étaient MM. Adrien Léon, Beau, de Chabron, Delacour, Drouin, Gouin,
d'Haussonville, Houssard, Savary, de Ségur, Target et Voisin. Comme le
demandait éloquemment M. Laboulaye, ils avaient « eu pitié de notre
malheureux pays Trois autres membres du même groupe, MM. Fourichon, Léonce de
Lavergne et Luro avaient, dès la veille, voté avec M. Laboulaye et les
Gauches. Le vote des lois constitutionnelles était désormais assuré, grâce à
ces sages et courageux citoyens, parmi lesquels il convient de donner une
place éminente à M. Wallon, que l'on a appelé, croyant faire une délicieuse
plaisanterie, le Père de la Constitution. C’est un titre de gloire et qui
perpétuera le nom de cet excellent citoyen. Trois
séances furent nécessaires, pour achever la délibération des projets de lois
relatifs à l'organisation des pouvoirs publics. Le 1er Février M. Marcel
Barthe développa un amendement relatif aux attributions des pouvoirs publies.
Le ministre de l'Intérieur et M. de Ventavon répondirent quelques mots au
préopinant, qui retira son amendement sans difficultés. Nous ne rappelons la
présentation de cet amendement que pour signaler un incident dont il fut
l'objet. M. Marcel Barthe, tout en mettant le Maréchal de Mac-Mahon à la tête
de l'armée, lui interdisait de la commander en personne. Si le Maréchal, dit
M. de Chabaud-Latour, n'était pas libre de tirer encore son épée au service
de la France, il ne resterait pas vingt-quatre heures Président de la
République. Cet air de bravoure fut couvert d'applaudissements mérités. L'article
2 du projet de la Commission, relatif au droit de dissolution, fut amendé en
ces termes par M. Wallon. « Il — le Président de la République — peut en
outre, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés, avant
l'expiration légale de son mandat. En ce cas, les collèges électoraux sont
convoqués pour de nouvelles élections, dans le délai de trois mois. » M.
Wallon expliqua que son amendement avait pour but de donner à la loi un
caractère général, au lieu de caractère personnel que la Commission lui avait
laissé a dessein. Le renvoi a la Commission, demandé par M. Paris et appuyé
par M. Dufaure, fut prononcé. La séance du 2 Février fut consacrée au vote de
l'amendement Wallon, par 425 voix contre 243, après un nouvel essai de
résistance fait par la Droite, qui ne réunit que 346 voix contre 354, sur la
question de priorité en faveur de l'amendement. Un autre amendement, déposé
par M. Bertauld, abandonné par lui et repris par M. Depeyre, se trouvait, en
effet, en présence de celui dont nous avons donné le texte. Deux bons
discours furent prononcés, dans cette séance, par M. Dufaure et par M. Luro.
M. Dufaure avec sa lucidité, sa netteté et sa vigueur habituelles, montra
quelles différences séparaient une loi d'expédient, comme celle que la
Commission voulait faire, d'une loi vraiment constitutionnelle, comme celle
que faisait l'Assemblée. M. Luro, auquel la Droite opposait le vote de la
République, à une seule voix de majorité, s'écria prophétiquement : « Avant
la fin de cette discussion, vous ferez la République, non pas à une seule
voix de majorité, mais à une majorité considérable, qui s'établira malgré vous. » Le 3
Février, à l'article 4, deuxième paragraphe, la Commission proposait de dire
Le Président de la République n'est responsable que dans les cas de haute
trahison, en supprimant les mots, « le maréchal de Mac-Mahon »,
qui, dans son texte primitif, précédaient les mots « le Président de la
République ». M. de Gavardie prétendit que la suppression de ces cinq
mots était une insulte au Maréchal de Mac-Mahon. M. Laboulaye dut lui
expliquer doucement que, s'il y avait insulte, c'était dans la prévision
personnelle du premier texte et non pas dans la prévision impersonnelle du
second. Cette discussion, d'un intérêt très minime, précéda le vote du reste
de la loi, qui fut enlevé dans la même séance. L'ancien article 4 de la
Commission, qui était devenu l'article 5, fut présenté et voté sans débats,
sous cette forme : « En cas de vacance, par décès ou par toute
autre cause, les deux Chambres réunies procèdent immédiatement à l'élection
d'un nouveau Président. Dans l'intervalle, le Conseil des ministres est
investi du pouvoir exécutif. » L'ancien
article 5, devenu l'article 6, fut rédigé avec beaucoup plus de
développements. « Les Chambres, y était-il dit, auront le droit, par
délibérations séparées, prises dans chacune à la majorité absolue des voix,
soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de
déclarer s'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Après que
chacune des deux Chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en
Assemblée nationale, pour procéder à la révision. Les délibérations portant
révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être
prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale.
Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés, par la loi du 20 Novembre
1873, à M. le Maréchal, cette révision ne peut avoir lieu que sur la
proposition du Président de la République. » L'article
6 fut adopté avec des réserves que l'on renvoya à la troisième délibération
et qui étaient relatives, soit à la majorité nécessaire pour la révision,
dans l'Assemblée nationale, soit au droit de réviser conféré à l'Assemblée
nationale et non à une Constituante, élue ad hoc. Ces dernières, qui
étaient les plus sérieuses, furent formulées par M. Gambetta. Il est certain
qu'une révision peut être votée par un Sénat, quelques mois seulement avant
son renouvellement partiel et par une Chambre des députés, arrivée à fin de
mandat et qui, par suite, ne représentent peut-être plus exactement l'opinion
de la majorité des électeurs. Ces défauts, par suite des circonstances qui
hâtèrent le vote en troisième délibération, ne disparurent pas du texte
définitivement adopté. L'introduction du droit de révision, dans un Acte
constitutionnel, n'en est pas moins une très heureuse innovation c'est, on
l'a dit très justement, une soupape de sûreté qui empêche les explosions,
c'est-à-dire les Révolutions. Deux
articles additionnels furent adoptés, après l'article 6 celui de M. de
Ravinel fixait à Versailles le siège du pouvoir exécutif et des deux Chambres
il ne réunit que cinq voix de majorité, 332 contre 327 celui de M. Delsol,
qui fut adopté sans scrutin, subordonnait la promulgation de la loi sur les
pouvoirs publics au vote définitif de la loi sur le Sénat. Peu à
peu, au fur et à mesure que la discussion avançait, ce n'était pas seulement
le Centre Droit, c'était aussi la Droite qui cédait au mouvement et qui
apportait son vote aux lois constitutionnelles, c'est-à-dire à l'organisation
de la République. Un de ses chefs, vice-président de l'Assemblée, M. de
Kerdrel, vint déclarer a la tribune, qu'à son avis, on avait donné au pays un
abri bien fragile, exposé à la foudre, et sans le munir d'un paratonnerre. Il
concluait, à l'étonnement de son auditoire, qu'il n'en voterait pas moins le
passage à une troisième délibération. On ne compta que 174 opposants contre 508
approbateurs[2]. La
semaine qui suivit le 3 Février fut consacrée au vote de quelques lois
d'affaires et, le 'M Février, vint en discussion la seconde délibération sur
les projets de loi et les propositions concernant la création et les
attributions d'un Sénat. On croira difficilement qu'aucune réunion préalable
du Centre Droit ou des Gauches n'avait préparé cette grave délibération,
qu'aucun accord ne s'était établi entre les groupes qui constituaient
désormais la majorité constitutionnelle. Aussi, les deux journées du 11 et du
12 Février furent-elles fécondes en surprises et faillirent-elles amener
l'écroulement de l'édifice si laborieusement construit. Comme le disait M. de
Kerdrel, on avait oublié le paratonnerre. Après
que le comte de Douhet eut retiré un contre-projet peu sérieux, M. Pascal
Duprat monte à la tribune. L'article premier du projet de la Commission
disait : « Le Sénat est composé 1° de sénateurs de droit ; 2° de
sénateurs nommés par décret du Président de la République ; 3° de
sénateurs élus par les départements et les colonies. Le Sénat ne peut
comprendre plus de 300 membres. » L'amendement de M. Pascal Duprat
déclarait le Sénat électif et le faisait nommer par les mêmes électeurs que
la Chambre des députés. Après que M. Pascal Duprat, l'un des meilleurs
orateurs de la Gauche, eut développé son amendement dans un discours
excellent, auquel l'Assemblée ne prêta pourtant qu'une attention distraite,
après que le rapporteur, M. Antonin Lefèvre-Pontalis, l'eut repoussé en trois
mots, la Chambre, appelée à voter, lui donna 322 suffrages contre 310. La
Gauche, par fétichisme du suffrage universel, s'était prononcée pour
l'amendement, sans croire à la possibilité de son adoption. Des Bonapartistes
s'étaient unis à la Gauche, parce que le suffrage universel était en jeu.
Beaucoup de membres s'étaient abstenus et l'union des membres les plus
modérés du Centre Gauche au Centre Droit et à la Droite n'avait pu amener le
groupement de plus de 310 voix contre l'amendement Pascal Duprat. Comment
le Centre Droit allait-il prendre ce qu'il appelait la défection de ses
récents alliés ? Quelle attitude aurait le ministère, en présence du vote du
11 Février, et quelle le Maréchal ? On fut fixé dès le lendemain. Au
début de la séance du 12 Février, le rapporteur, M. Antonin Lefèvre-Pontalis,
déclare, au nom de la Commission, qu'elle ne croit plus devoir prendre part à
la discussion. Elle se réserve seulement d'intervenir, selon les
circonstances. Cette déclaration était passablement comminatoire celle que le
générât de Cissey vint faire, non pas au nom du Gouvernement, il n'y avait
plus de Gouvernement depuis le 6 Janvier, mais-au nom du Maréchal, le fut
encore plus. « Messieurs, dit le général, le Président de la République
n'a pas cru devoir nous autoriser à intervenir dans la suite de la
discussion. Il lui a paru, en effet, que votre dernier vote dénaturait
l'institution sur laquelle vous êtes appelés à statuer et enlevait ainsi, à
l'ensemble des lois constitutionnelles, le caractère qu'elles ne sauraient
perdre, sans compromettre les intérêts conservateurs. Le Gouvernement, qui ne
peut en déserter la défense, ne saurait donc s'associer aux résolutions
prises dans votre dernière séance. Il croit donc de son devoir de vous en
prévenir, avant qu'elles puissent devenir définitives. » Il
était étrange d'entendre des ministres parler de ne plus intervenir dans la
suite d'une discussion à laquelle ils n'avaient pris presque aucune part ; il
était choquant d'entendre le Maréchal qualifier, comme il le faisait, un vote
de l'Assemblée et prétendre que ce vote dénaturait l'institution du Sénat,
comme si un Sénat, élu au suffrage universel direct, devait être forcément
moins conservateur qu'un Sénat élu au suffrage universel à deux degrés ; il
était plaisant de voir le Gouvernement, qui avait refusé son assentiment à la
plupart des résolutions antérieures, venir protester contre la seule
résolution prise dans la séance de la veille. Tout cela fut senti confusément
par la Gauche et parfaitement compris par la Droite qui était dans les
secrets de la Présidence et qui conçut immédiatement un plan de bataille
qu'un plein succès devait couronner. L'essentiel était de cacher les noirs
projets que l'on méditait et pas un des membres de l'ancienne majorité, celle
du 24 Mai et du 20 Novembre, ne se laissa deviner. M. Charreyron, un membre
obscur du Centre Droit, déclara bien qu'il ne voterait pas le passage à une
troisième délibération. Mais, comme il n'était pas l'un des porte-paroles
habituels de son groupe, sa déclaration passa inaperçue. M. Laboulaye essaya
honnêtement de calmer les craintes de M. Charreyron, en affirmant qu'un
Sénat, quels que fussent son origine et son mode de recrutement, serait une
Assemblée conservatrice. « Elevez, dit-il avec justesse, une cloison d'un
bout à l'autre de cette salle, qui compte 700 membres les 400 membres qui
seront d'un côté de la cloison s'appelleront la Chambre basse, les 300 de
l'autre côté la Chambre haute et la Chambre haute sera forcément
conservatrice. Après M. Laboulaye, M. Bérenger de la Drôme demanda qu'un
tiers des membres du Sénat fût élu par l'Assemblée. Son amendement fut
repoussé sans scrutin. M. Bardoux fut plus heureux, avec un amendement
portant que chaque département élirait au scrutin de liste 3 sénateurs ; et
366 suffrages contre 238 furent accordés à l'article qui était la combinaison
de l'amendement Pascal Duprat et de l'amendement Bardoux. Après ce vote,
rendu à la majorité de 131 voix, le sort de la loi paraissait assuré ; tous
les autres articles furent adoptés sans discussion et l'on alla aux voix sur
l'ensemble par 368 contre 3-45 l'Assemblée refusait de passer à une troisième
délibération. Le tour était joué et bien joué la loi sénatoriale tombait et,
du même coup, la loi sur l'organisation des pouvoirs publics, subordonnée à
l'adoption de la loi sénatoriale. L'Extrême Droite et les Bonapartistes
avaient pris leur revanche la Droite et le Centre Droit s'étaient faits leurs
complices et, dans le secret de leur cœur, les Monarchistes et les
Septennalistes durent se dire que, cette fois, « la gueuse » était
bien morte. La proclamation du vote amena sur les bancs de l'Assemblée un
mouvement prolongé et une suspension de séance de quelques minutes. A la
reprise, M. Henri Brisson déclare, avec une réelle tristesse, que ce vote va
produire dans tout le pays une immense déception, et il sollicite l'urgence
pour une proposition de dissolution ainsi formulée : « Les
électeurs des départements sont convoqués pour le dimanche 1er Avril
prochain, afin d'élire une nouvelle Assemblée, conformément aux lois
existantes. » Est-ce le remords qui agit, est-ce le glas de la dissolution
qui produit son effet habituel ? Toujours est-il que le Centre Droit et même
la Droite laissent des députés de la Gauche produire de nouveaux projets
d'organisation sénatoriale et que M. Buffet met a leur service toutes les
ressources du règlement. L'appel que font à la conciliation MM. Waddington et
Vautrain est entendu ; leur projet de Sénat est accueilli, malgré M. Raoul
Duval qui appuie la dissolution, malgré M. de Castellane qui la combat, parce
qu'elle serait, dit-il, le signal d'une effroyable mêlée politique et qui
tient tout prêt un projet de Dictature pour le Maréchal, avec droit de véto,
droit de dissolution et renouvellement partiel de l'Assemblée, jusqu'à la fin
du Septennat. La
dangereuse confidence de M. de Castellane désille les yeux des membres du
Centre Droit libéral ils entrevoient ou leur vote peut les conduire. Seule,
la proposition Brisson, qui les inquiète, les empêche de revenir
immédiatement à leurs alliés de la veille, qui seront leurs alliés du
lendemain. Un vieux et ferme Républicain, Victor Lefranc, leur rend courage,
en combattant la dissolution. Bethmont la demande, au contraire, parce que
l'Assemblée n'a pas en face d'elle un Cabinet responsable, et cette demande,
imprudente peut-être en ce moment, a le mérite d'amener successivement à la
tribune le duc Decazes et Gambetta dont l'intervention, à la fois fougueuse
dans la forme, parfaitement modérée et politique dans le fond, déchire tous
les voiles. Le duc
Decazes, avec un embarras qu'il ne parvient pas à dissimuler, revendique pour
les ministres la responsabilité directe et personnelle de la déclaration que
vient de lire le vice-président du Conseil. Six fois battu et toujours
présent, lui crie Gambetta, impitoyable. Le ministre des Affaires Etrangères
ajoute, en balbutiant, que la dissolution serait « une terrible mesure »
et que l'on ne peut la prononcer « par surprise », comme si la
surprise n'était pas le fait de ceux qui, après avoir voté tous les articles
de la loi sénatoriale, avaient rejeté l'ensemble. Henri Brisson riposte au
ministre qu'il n'y a ni majorité constitutionnelle, ni majorité
gouvernementale dans l'Assemblée. Le duc Decazes répond qu'il existe une
majorité depuis quelques instants, celte qui vient de -se former contre le
Sénat élu par le suffrage universel. C'est alors que Gambetta prend la parole
et prononce une des plus belles harangues, une des plus décisives et aussi
une des plus politiques qu'une Assemblée ait entendues. Ceux qui ont eu la
bonne fortune d'assister à la séance du 12 Février, n'oublieront jamais
l'effet produit par les formidables coups de hache qu'assénait Gambetta ils
revoient tous les ministres d'alors, blêmes d'émotion, immobiles sur leurs
bancs, comme hypnotisés par cette parole vengeresse, pendant que la Gauche
saluait chaque phrase, chaque mot de son admirable tribun d'acclamations
redoublées et que la Droite assistait, sans déplaisir, à l'écrasement des
tristes défenseurs du Septennat. « On
vient de vous apprendre comment, à l'aide de certaines habiletés de procédure
parlementaire, on pouvait défaire les majorités vraies et constituer des
majorités factices. « Qui
est-ce qui a exercé une pression, dans la journée d'aujourd'hui, pour que cet
engagement — l'engagement de voter les lois constitutionnelles — soit
ouvertement violé ? « Qu'est-ce
qui a dit, pendant deux ans, et surtout depuis le 24 Mai, qu'est-ce qui a
répété ; sur tous les tons, faisant intervenir à chaque instant la personne
et la parole du chef de l'Etat, qu'est-ce qui a dit et répété que l'on
traînait en longueur, que l'on mettait trop de temps pour préparer et
formuler la Constitution à donner à la France. Qui est-ce qui l'a dit ? Vous !
Qui est-ce qui a réussi à l'empêcher aujourd'hui ? Vous ! Et si vous
étiez, Messieurs, comme vous vous en targuez malheureusement trop souvent, de
véritables conservateurs, savez-vous ce que vous feriez ? Vous demanderiez à
ce Cabinet, six fois battu et toujours persistant... Est-ce que vous niez que
vous avez été battu ? ... Vous lui demanderiez compte de cette politique qui
consiste a. arracher des votes, à l'aide du Maréchal et, quand les votes sont
obtenus, à venir en recueillir le bénéfice, après l'avoir compromis et
amoindri, aux yeux de l'Assemblée et aux yeux du pays. » Gambetta
énumère ensuite tous les sacrifices qu'a faits la Gauche, renonçant à ses
idées les plus chères, aux principes constants de la démocratie républicaine,
pour se prêter à l'organisation des pouvoirs publics, accordant la
dissolution, la révision, la dualité du pouvoir législatif, donnant au chef
élu d'une République plus de puissance que n'en ont certains Monarques.
Comment son abnégation a-t-elle été récompensée ? « Nous
avions la confiance que vous étiez sincères et que vous ne cherchiez pas dans
des remises, dans des stratagèmes de procédure constitutionnelle, je ne sais
quel guet-apens qui aurait renouvelé celui de Décembre. » « Hier
vous aviez fait une majorité. Vous avez fait aujourd'hui deux majorités. « Le
Cabinet, dont l'existence était mise en question, s'est précipité chez le
Maréchal et il en est revenu avec une Déclaration. Il vous l'a lue l'a-t-il
commentée ? expliquée ? a-t-il apporté un argument, une raison politique ?
Non, il s'est caché derrière cette épée et il vous a fait voter. » Après
avoir reproché au duc Decazes de calomnier la France, après lui avoir dit,
non sans raison, que sa politique extérieure ne valait pas mieux que sa
politique intérieure, l'orateur termine noblement, par ces paroles : « Vous
avez manqué la seule occasion, peut-être, de faire une République ferme, légale
et modérée. » Cet
acte d'accusation, si vigoureux, avait ceci de remarquable qu'il n'empêchait
pas la reprise des négociations, qu'il laissait la voie libre aux hommes de
bonne volonté pour l'établissement de la « République ferme, légale et
modérée Le ministre de l'Intérieur eut le mérite de le comprendre. Dans un
bref discours, où les mots malheureux abondent, où se trouve cette phrase,
digne de Beulé : « Nous avons vu se dresser devant nous le suffrage
universel, » l'honnête général prononça cette bonne parole : « Nous
ne pouvons que voir avec sympathie surgir, de ce côté de l'Assemblée (le Centre
Gauche), de
nouveaux projets qui permettront peut-être de résoudre le redoutable problème
qui se pose devant nous. » Le soldat avait été plus habile que le
diplomate. L'urgence, demandée par M. Brisson pour la dissolution, fut
repoussée par 390 voix contre 207 et les « nouveaux projets » de
MM. Waddington et Vautrain furent renvoyés à la Commission des lois
constitutionnelles. Dès le
13 Février au soir le Maréchal, qui avait un goût très vif pour le duc de
Broglie, le mandait à l'Elysée et lui confiait, une fois de plus, la mission
de former un Cabinet où n'auraient figuré que des membres de la Droite et du
Centre Droit. Ce Cabinet, conformément au plan d'un obscur député
bonapartiste ; M. Méplain, aurait retiré les lois constitutionnelles,
organisé le Septennat personnel ; sous forme de Dictature militaire, et
gouverné dans un sens exclusivement monarchique, c'est-à-dire contre les
Républicains de toutes nuances. Le Maréchal ne désapprouvait, dans ce plan,
que le retrait des lois constitutionnelles, qu'il ne croyait pas réalisable,
mais il poussait l'illusion jusqu'à croire que le maintien du statu quo
était possible et que le duc de Broglie parviendrait à reformer une majorité,
avec l'ancien programme du Gouvernement de combat. L'Extrême Droite
l'encourageait dans cette croyance et s'attribuait déjà un certain nombre de
portefeuilles. Le duc de Broglie, qui savait ce que valaient les engagements
de l'Extrême Droite, soucieuse seulement de rouvrir la porte à la Monarchie,
n'eut pas de peine à démontrer au Maréchal la témérité d'une pareille
politique. Quant à lui, après avoir consulté le duc Decazes, il refusait
absolument d'entrer dans cette aventure. M. Buffet, également sollicité par
le Maréchal, ne se prêta pas plus que le duc de Broglie à cette politique de
casse-cou. Tous deux exprimèrent l'avis que le vote des lois
constitutionnelles n'était pas' désespéré et conseillèrent de renouer les
négociations entre les deux Centres, sous les auspices de M. d'Audiffret-Pasquier
et du Centre Droit libéral. Il faut savoir gré à MM. de Broglie et Buffet
d'avoir, ce jour-là, rompu avec leurs préjugés et fait entendre au Maréchal,
qu'ils ont si mal conseillé, dans tant d'autres circonstances, le langage de
la sagesse et de la raison. Il ne fallait pas moins que leur intervention
pour ramener le duc de Magenta à une saine appréciation de la situation
politique, pour lui inspirer une patriotique résolution. Du 12
au 22 Février, les précautions furent soigneusement prises, pour éviter le
retour des incidents qui avaient failli faire échouer les lois
constitutionnelles. Il s'agissait, avant tout, d'opérer la conjonction entre
les deux Centres et MM. Wallon et Léonce de Lavergne étaient les
intermédiaires tout désignés entre les deux groupes. Aidés de ceux de leurs
collègues qui avaient voté l'amendement Wallon, le 30 Janvier, ils
multiplièrent les démarches et rendirent à la France l'inappréciable service
de rétablir l'accord, si malheureusement rompu le 12 Février. Conservateur
intelligent et avisé M. Léonce de Lavergne était particulièrement indiqué
pour ce rôle d'arbitre. Il avait voté contre M. Thiers, le 24 Mai 1873 ;
mais, ayant constaté que la chute de M. Thiers et la politique du
Gouvernement de combat n'avaient profité qu'au Bonapartisme et à la
République radicale, il était revenu peu à peu à la République conservatrice
et, dès le mois de Juillet 1874, il écrivait Comme M. de Montalivet, j'aurais
préféré la Monarchie constitutionnelle et parlementaire qui est, à mon sens,
le meilleur des Gouvernements comme lui aussi, voyant cette Monarchie
impossible, j'accepte la République. Et un peu plus tard, dans une lettre
adressée au Journal des Économistes et qui fit le tour de la presse,
M. de Lavergne parlait du suffrage universel comme il parlait de la
République. « Je n'ai pas désiré son avènement, je l'ai vu au contraire
arriver avec inquiétude mais ; depuis vingt-cinq ans qu'il fonctionne, j'ai
appris à le moins redouter. J'ai été surtout frappé de cette coïncidence que,
du moment où il a été institué, le socialisme a commencé à décliner. »
Des faits récents semblent contredire cette dernière affirmation ils ne la
contredisent qu'en apparence. Des déplacements de population, l'accumulation
de masses industrielles nombreuses dans quelques centres populeux, ont pu
procurer au socialisme des victoires retentissantes la grande masse
électorale reste réfractaire au socialisme révolutionnaire et au
collectivisme. L'entente
se fit entre les deux Centres sur un projet transactionnel de Sénat, préparé
par MM. Wallon et de Lavergne. Le Maréchal, tenu au courant des négociations,
renonça au droit de nommer les sénateurs ; le Contre Droit renonça à
l'adjonction des plus imposés au Conseil municipal, pour le choix du délégué
sénatorial, et le Centre Gauche consentit à l'inamovibilité des 75 sénateurs
que devait élire l'Assemblée nationale. C'est le 18 Février que les délégués
des deux Centres se firent ces mutuelles concessions, en présence de MM.
Wallon, de Lavergne, Target, Beau, Drouin, Luro, Denormandie, Gouin, A.
André, Voisin, Houssard, Clapier et Aclocque. La
Gauche, qui avait donné de pleins pouvoirs aux délégués du Centre Gauche,
tint elle-même une réunion plénière, le 21 Février, pour ratifier les
résolutions qu'ils avaient prises. Cette réunion fut un tournoi oratoire, un
duel courtois, singulièrement émouvant, entre deux hommes ou plutôt entre
deux Écoles politiques celle des principes intransigeants, représentée par
Jules Grévy, si modéré dans la pratique, si absolu dans ses conceptions
politiques, et celle des concessions opportunes, représentée par Léon
Gambetta. L'intérêt bien entendu de la République, l'état de la France,
l'état de l'Europe commandaient évidemment l'adoption des lois
constitutionnelles toutes les Gauches se rallièrent à cette solution, moins 4
ou 5 membres, et s'engagèrent à repousser, de parti pris, tous les
amendements qui seraient proposés au texte Wallon-Lavergne. C'est
dans ces conditions que la discussion recommençait à Versailles, le 22
Février. Le rapporteur de la loi sénatoriale M. A. Lefevre-Pontalis, chargé
du rôle ingrat de venir avouer à la tribune les changements de vues et
d'opinions, les tergiversations de la Commission des Trente, s'en acquitta
avec beaucoup de bonne grâce. Il lut un rapport relatif à la création et a.
l'organisation du Sénat ; tel que le comprenait la Commission des Trente. Ce
Sénat devait se composer de 300 membres, 200 élus par les départements et les
colonies, 100 nommés par le Président de la République. Nous n'en rappelons
que l'article premier, pour montrer la différence du projet des Trente avec
le projet Wallon, auquel M. Lefevre-Pontalis faisait allusion, en laissant
entendre qu'il ne lui refuserait pas son vote. M.
Wallon, après la lecture du rapport de la Commission, demanda, en effet, la
déclaration d'urgence ; qui fut combattue par MM. du Bodan, Ganivet, de
Belcastel, et votée, grâce au concours du président, M. Buffet. Après la
déclaration d'urgence, vint, conformément a la procédure parlementaire, la
question de discussion immédiate. Combattue par MM. de Lorgeril, Depeyre et
Raoul Duval, la discussion immédiate fut ordonnée, grâce encore à M. Buffet.
Un seul membre prit la parole dans la discussion générale, M. de Castellane,
de la Droite, qui combattit le projet de loi au nom des principes
républicains et chercha surtout à empêcher la conjonction des Centres.
Personne ne lui répondit et l'Assemblée entama la discussion des articles. Un
contre-projet de M. Raoul Duval reproduisait l'amendement Pascal Duprat et
faisait élire le Sénat par le suffrage universel. M. Lepère, au nom des
Gauches, répondit une fois pour toutes à M. Raoul Duval : « Nous
avons tous, d'accord avec nos principes, voté l'amendement Pascal Duprat M.
Raoul Duval l'a voté avec nous mais, le lendemain, sur l'ensemble, nous avons
vu M. Raoul Duval voter avec les Bonapartistes, qui n'avaient arboré le
drapeau du suffrage universel que pour trahir le suffrage universel et grâce
à qui l'élection du Sénat par le suffrage direct est désormais impossible. Ce
qu'on vous demande ne peut avoir d'autre résultat que de nous maintenir dans
un néant constitutionnel. Parmi les vrais amis, les vrais défenseurs du
suffrage universel, il n'y en a pas un seul qui s'y laissera prendre et qui
se lèvera pour voter la prise en considération. » L'amendement fut, en effet,
repoussé le renvoi de la suite de la discussion au lendemain fut rejeté par
345 voix contre 336 ; et 422 voix contre 261 adoptèrent l'article premier du
contreprojet Wallon, qui composait le Sénat de 300 membres, dont 225 élus par
les départements et les colonies et 75 par l'Assemblée. Dans la
séance du 23 Février une disposition additionnelle de M. Raoul Duval à
l'article 1°' est rejetée un amendement de M. Jean Brunet à l'article 2 a le
même sort ; l'article 3, comme l'article 2, est voté sans scrutin l'article 4
est voté par 431 voix contre 236, après rejet de tous les amendements, puis
les articles 6 (l'article 5 étant réservé), 7, 8, 9 et 10. Fiévreux, enroué,
totalement aphone à la longue, M. Raoul Duval, avec un courage surhumain,
multipliait les articles additionnels et les amendements, remontait toutes
les cinq minutes à la tribune et se brisait contre le mur d'airain que lui
opposait la majorité, compacte comme ce mur de glace qu'offraient les soldats
de Charles Marte ! aux cavaliers arabes. L'article 5, réservé la veille, fut adopté
au début de la séance du 24 Février et l'ensemble de la loi sénatoriale
réunit 435 voix contre 234[3]. L'urgence ayant été déclarée,
ce vote était définitif. Sans
désemparer, l'Assemblée aborde la troisième délibération de la loi sur les
pouvoirs publics elle l'eût menée à terme, si elle avait été présidée, ce
jour-là, par l'énergique M. Buffet. Elle était dirigée par un de ses
vice-présidents, M. de Kerdrel, et elle ne put voter que quelques articles,
après avoir consacré deux heures à la discussion d'un article additionnel
présenté par l'infatigable M. Raoul Duval. La souveraineté, disait cet
article, réside dans l'universalité des citoyens français. Combattu par M.
Lepère, qui n'eut qu'à répéter ce qu'il avait dit le 22 Février, ce truisme
ne réunit que 30 voix bonapartistes contre 476. Le 25
Février, M. de Belcastel apporte à la tribune une protestation attristée. Il
reproche à l'Assemblée son < infidélité à la sainte mission qu'elle a
reçue, dans un jour d'inoubliable épreuve, de la Providence et de la Patrie
On fait circuler les urnes et, par 425 voix contre 254, la Constitution est
votée et la République est faite. Treize Républicains seulement s'étaient
abstenus. Après
cette séance mémorable les ministres, définitivement condamnés, remirent, une
fois de plus, leur démission aux mains du Président de la République. Elle
fut acceptée. Mais l'inspirateur de la politique présidentielle comprenait si
peu l'importance du changement accompli que, le 26 Février, on put lire cette
note dans l'Officiel : « A
l'issue de la séance d'hier, M. le Président de la République a pris le parti
de charger M. Buffet de former un ministère. « Après
comme avant le vote des lois constitutionnelles, M. le Président de la
République est fermement résolu à maintenir les principes conservateurs qui
ont fait la base de sa politique, depuis qu'il a reçu le pouvoir des mains de
l'Assemblée. Le nouveau Cabinet devra s'inspirer de ces principes, auxquels
M. Buffet n'est pas moins dévoué que M. le Maréchal de Mac-Mahon. Il sera
appuyé, dans sa tâche, par les hommes modérés de tous les partis. » Certes
le choix de M. Buffet était, ou plutôt semblait bon malgré sa partialité
cynique en faveur de la Droite qu'il qualifiait d'impartialité vraie,
et sa haine des Républicains le président de l'Assemblée avait montré une
telle décision, pour assurer le vote des lois constitutionnelles, qu'il était
l'homme de la situation. Restait à savoir s'il oublierait au pouvoir ses
rancunes et ses haines. Les Républicains constatèrent aussi avec plaisir — on
en était encore là ! — que le rédacteur de la note avait employé deux fois
les mots Président de la République et une seule fois les mots Maréchal
de Mac-Mahon. L'appel aux hommes modérés de tous les partis n'était pas
non plus pour leur déplaire. Mais ces satisfactions qu'on leur accordait,
comme malgré soi et de mauvaise humeur, étaient compensées par le ton
comminatoire de la note. Le nouveau Cabinet devra. Était-ce là le
langage d'un Chef d'Etat parlementaire ou d'un Chef de corps d'armée ?
Aurait-on tenu un autre langage si le Septennat personnel, si la Dictature
Castellane ou le projet Méplain avait été voté ? Rebuter ceux qui viennent à
vous avec confiance, essayer de retenir ceux qui vous ont échappé sans esprit
de retour, telle semble être, telle est bien la politique de la Présidence,
qui n'a rien oublié. On ne tarda pas à s'en apercevoir. Les
craintes que les progrès du Bonapartisme inspiraient à tous les Républicains,
celles que les menaces de la Prusse inspiraient à tous les patriotes,
n'avaient pas été sans influence sur le vote des lois organiques. La séance
désormais historique du 25 Février, à l'Assemblée nationale, avait été
remplie par la lecture du rapport de M. Savary, au nom de la Commission
d'enquête sur l'élection de la Nièvre. Les travaux de la Commission avaient
été longtemps entravés par le refus que le Garde des Sceaux, M. Tailhand,
avait fait au président, M. Albert Grévy, de lui communiquer les dossiers de
l'information judiciaire ouverte contre les membres des Comités bonapartistes
et close par une ordonnance de non-lieu. Ce refus était d'autant plus
singulier que les Gardes des Sceaux précédents avaient ouvert libéralement
les archives les plus secrètes et communiqué les documents les plus
confidentiels aux innombrables Commissions que l'Assemblée avait nommées en
1871. Dans la seconde partie de son rapport, où il discutait en droit le
refus du Garde des Sceaux, M. Savary avait été interrompu à chaque phrase par
M. Tailhand. Dans la première partie, ou il révélait les agissements des
Bonapartistes, il l'avait été à chaque mot par les intéressés et couvert
d'injures par MM. Galloni d'Istria, Abbatucci, Haentjens et leurs collègues.
La question juridique n'offrait plus d'intérêt le 23 Février, M. Tailhand
pouvant être considéré comme démissionnaire ; la question politique en
offrait un considérable et l'Assemblée avait entendu, avec une sorte de
stupeur, les révélations de la Commission. Bien que tes moyens d'information
lui eussent manqué, celle-ci avait surpris et elle dénonçait à la Franco,
après le préfet de police, une véritable association, ayant ses ramifications
en Province, sa presse, ses ressources particulières, sa police, trouvant des
complaisants et des complices parmi tous les fonctionnaires de MM. de Broglie
et de Fourtou et menaçant, dans leur existence même, le Septennat et la
République. La lecture de M. Savary convainquit d'imposture M. Rouher, qui
avait nié cyniquement l'existence du Comité central de l'appel au peuple, et
montra en flagrant délit de conspiration1ous les Bonapartistes, y compris
ceux de l'Assemblée, ceux qui traitaient le rapporteur de calomniateur et de
faussaire. Le
péril extérieur n'était pas moindre. Bien que l'alerte ne se soit
produite qu'un mois après la formation du ministère Buffet, le 7 Avril 1875,
par le fameux article de la Post (Krieg in Sicht), ceux qui étudiaient la
situation de l'Europe, et Gambetta était du nombre, éprouvaient les plus
vives et les plus légitimes inquiétudes. M. Ernest Daudet, dans ses Souvenirs
de la Présidence du Maréchal de Mac-Mahon, prétend que Gambetta, durant
les négociations qui précédèrent la formation du cabinet de Cissey, avait
qualifié le duc Decazes d'homme indispensable. Si Gambetta avait cette
opinion au mois de mai 1874, il ne l'avait certainement plus le 12 Février
1875, puisqu'il adressait, à cette date, au ministre des Affaires Etrangères,
la vive apostrophe que nous avons rappelée. L'année 1874 fut celte des fautes
les plus désastreuses commises par notre politique extérieure et les
apologies du duc Decazes, écrites au lendemain des événements, ont été
radicalement détruites par les relations ultérieures des mêmes événements. On
peut dire, à la décharge du duc Decazes, qu'il ne partageait pas les passions
ultramontaines de la majorité, qui créaient à la France une situation si
délicate, après l'attentat de Kissingen, après les poursuites contre l'abbé
Majunke, directeur de la Germania, après le procès d'Arnim, après
l'affaire Duchesne et la note comminatoire adressée par le Cabinet de Berlin
au Cabinet de Bruxelles, le 3 Février 187S ; on peut lui accorder les
circonstances, atténuantes pour sa politique avec l'Espagne mais il est seul
responsable des avances maladroites et inutiles faites à Alexandre II, lors
de son voyage à Londres, en mai 1874 et de sa visite, à Claridge Hôtel, au
Comte de Paris ; il est responsable de l'irritation que ces coquetteries avec
la Russie provoquèrent chez le Chancelier de fer ; il est responsable de
l'état de crise aiguë où la France se trouva tout à coup, et ce n'est pas sa
diplomatie étourdie ou effarée, c'est l'intervention officieuse de M. Thiers
auprès du prince Gortschakoff et de lord Derby, qui écarta de nous, au
printemps de 1875, tout danger de guerre et d'écrasement. On voit
dans quelles graves conjonctures s'ouvrait la crise ministérielle du 26
Février, qui devait être rendue laborieuse par l'inexpérience politique et
parlementaire du Maréchal et qui dura dix grandes journées. Le Maréchal, qui
avait reçu, le soir du 2S Février, les assurances d'absolu dévouement de 60
membres de la Droite ou du Centre Droit, conduits par le comte Daru, et qui
avaient tous voté contre les lois constitutionnelles, ne comprit pas la
gravité du changement qui venait de s'accomplir, ni la nécessité d'une
orientation nouvelle. Le vote des lois constitutionnelles lui apparut comme
une grosse difficulté de moins, comme une ennuyeuse affaire dont il ne serait
plus question et la démarche des non votants le remplit d'émotion et de joie,
parce qu'il crut qu'il pourrait se rattacher, politiquement, à de vieux, à de
fidèles amis, qu'un malentendu passager avait éloignés de lui et qui lui
revenaient, en acceptant comme lui le fait accompli, parce que ni eux ni lui
n'auraient pu faire autrement. II était difficile, on le voit, de se tromper
plus complètement sur le sens des derniers événements, et la formation du
ministère Buffet allait se ressentir de ces erreurs et de ces méprises. Du
reste, la désignation même de M. Buffet, faite en son absence, pendant qu'il
était retenu dans les Vosges, auprès de sa mère mourante, sans qu'il eût été
consulté, sans qu'on fut certain de son acceptation, était une première
incorrection, que le parlementaire rigide qu'était M. Buffet dut vivement
ressentir. D'autres incorrections non moins graves allaient marquer chaque
jour de la nouvelle crise ministérielle, provenant toutes de la même cause
l'inaptitude politique du Président de la République, qui n'avait d'égales
que ses bonnes intentions et ses défiances personnelles de certains hommes,
de certaines choses, de certains mots. C'est
sous les ministères de Cissey-de Fourtou et de Cissey-de Chabaud-Latour, si
impuissants, si contestés, sans cesse mis en minorité par l'Assemblée
nationale, qu'avaient été votées les lois constitutionnelles. Les lois
organiques complémentaires dateront du ministère Buffet-Dufaure. En réalité,
la Constitution de 1875 date d'un Cabinet qui a tout fait, sauf à la veille
du 28 Février, pour en retarder ou en empêcher le vote. Nous verrons cette
Constitution à t'œuvre rappelons seulement ici ce qu'avaient voulu faire les
hommes pratiques et sincères, qui ont sacrifié d'anciennes convictions aux
nécessités de la stabilité gouvernementale et qui, par ce sacrifice, ont
rendu possible la réorganisation militaire, financière et industrielle de la
France, en même temps que sa régénération morale. I)s ont divisé la
souveraineté en trois pouvoirs, ils ont établi deux Chambres d'attributions à
peu près égales, en exagérant, pour contenir la démocratie, celles de la
Chambre haute. Le Chef du pouvoir exécutif, pour la même raison, a été mis en
possession d'attributions plus étendues que celles de certains Monarques
héréditaires il a le droit de réviser la Constitution et de dissoudre la
Chambre des députés, avec le consentement du Sénat. Ce Sénat a, par son
élection, une origine conforme à son rôle de pouvoir modérateur, de pouvoir
conservateur, on pourrait presque dire de Chambre de résistance. Les trois
pouvoirs et le Gouvernement ont leur siège à Versailles, assez près de Paris
pour que l'administration ne soit pas rendue impossible, assez loin de la
ville considérée comme un foyer révolutionnaire. La caractéristique de la Constitution du 25 Février, c'est le droit de dissolution, plus nécessaire peut-être sous une République que sous une Monarchie, qui n'implique qu'un recours plus prompt au souverain juge, qui peut dénouer une situation inextricable, et qui, si l'on n'en abuse pas, s'il est un remède extrême à un mal profond, qui soit reconnu par le pays, s'il est appliqué par un médecin prudent, peut sauver le malade. L'usage prématuré et abusif de ce droit de dissolution, quatorze mois après la mise en vigueur de la Constitution du 2g Février, va tout compromettre, en permettant au Maréchal un essai de rétablissement du Septennat personnel, au Sénat une tentative de reconstitution de la majorité réactionnaire, à tous les adversaires de la République, une revanche du vote de résignation que la force des choses leur a arraché le 23 Février. La dissolution, cet instrument de concorde et de pacification, va être transformée en une arme de guerre, tant il est vrai que les Constitutions ne valent que par les bonnes intentions et par l'adresse de ceux qui sont chargés de les mettre en pratique. Les meilleures peuvent être funestes entre des mains inexpérimentées ou coupables les plus mauvaises, si elles sont appliquées par des hommes intelligents et par de bons citoyens, peuvent assurer à un Peuple un sage Gouvernement et des destinées prospères. |