HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL

 

CHAPITRE II. — LE SECOND MINISTÈRE DE BROGLIE. - LE SEPTENNAT.

Du 26 Novembre 1873 au 16 Mai 1874.

 

 

Le Gouvernement de l'équivoque. — Les nouveaux ministres. — Les sous-secrétaires d'Etat. — La seconde Commission des Trente. — Rôle de M. Decazes. Hôte de M. Magne. — L'Instruction Publique, les Beaux-Arts et les Cultes, sous M. de Fourtou. — Les fortifications de Paris, l'administration de l'armée et M. du Barail. — L'interpellation Lamy. — Elections de l'Aude, du Finistère et de Seine-et-Oise. — Le projet de loi sur les maires. — La séance du 8Janvier et M. de Franclieu. — La séance du 12 Janvier et M. Ernest Picard. — La discussion de la loi des maires. — L'interpellation Ricard. — La circulaire aux préfets. — Discussions de la presse sur le Septennat. — Elections du 8 Février. — Les Bonapartistes. — Circulaires du 19 et du 24 Février. — L'Académie Française et M. Emile Ollivier. — Interpellation de M. Christophle. — Interpellation de M. Challemel-Lacour. — Les élections du 29 Mars. — La prorogation des Conseils municipaux. — Les derniers votes de la session d'hiver. Nouvelles discussions sur le Septennat. — La circulaire aux procureurs généraux. — Le Maréchal à Tours et à Saumur. — La session d'Avril des Conseils généraux. Beulé, Rochefort et Francis Garnier. — La rentrée de l'Assemblée. — Les séances du 13 et du 15 Mai. — La séance du 16 Mai chute du ministère de Broglie. — Jugement sur le ministère et son chef.

 

Le duc de Broglie refit, au lendemain du 20 Novembre, ce qu'il avait fait au lendemain du 24 Mai ; sa politique fut la même, si l'on peut qualifier ainsi un système qui consistait justement dans l'absence de toute politique.

Gouvernement de combat, Gouvernement de l'ordre moral, Gouvernement de réaction, on a donné tous ces noms à son premier ministère. Un seul nom convient au second il a été par excellence le Gouvernement de l'équivoque et, par une juste punition, le seul jour ou le duc de Broglie a parlé avec une demi-franchise, demandé à l'Assemblée de tenir les engagements qu'elle avait pris et d'organiser un Septennat orléaniste, il est resté en minorité, avec 317 voix contre 381.

L'équivoque et la contradiction étaient partout, à la Présidence, au ministère et dans la majorité. A la Présidence, le Maréchal, voulant rester fidèle à tous les Conservateurs qui l'avaient élu, ne pouvait poursuivre et réaliser l'organisation de ses pouvoirs qu'en trompant les espérances de ceux qui avaient voté pour lui le 20 Novembre et en acceptant le concours de ceux qui avaient voté contre lui. Au ministère, sans parler des Bonapartistes qui auraient préféré le Prince impérial au Maréchal, des membres de la Droite pure qui lui auraient préféré le comte de Chambord, il n'était pas jusqu'aux inventeurs et aux défenseurs nés du Septennat, qui n'eussent vu avec plaisir un « accident favorable à l'un des princes de la famille d'Orléans. Dans la majorité, enfin, où toutes les solutions, sauf une, la République, avaient t des partisans, on comptait 70 Légitimistes et Bonapartistes, tout prêts à faire défection, et qui n'attendaient qu'une occasion pour brûler ce qu'ils avaient fait semblant d'adorer le 20 Novembre.

Le Cabinet du 26 Novembre comprit le duc de Broglie à l'Intérieur, avec la vice-présidence du Conseil, M. Octave Depeyre à la Justice, le duc Decazes aux Affaires Étrangères, M. de Fourtou à l'Instruction Publique, aux Cultes et aux Beaux-Arts, M. de Larcy aux Travaux Publics, M. Deseilligny à l'Agriculture et au Commerce. Les autres portefeuilles restaient entre les mains de ceux qui les occupaient depuis le 24 Mai. La nouvelle combinaison était caractérisée, beaucoup moins par l'avènement de MM. Decazes, Depeyre, de Fourtou et de Larcy, que par le départ de MM. Ernoul, de la · Bouillerie, Batbie et Beulé, surtout des deux premiers. Dans ce que l'on appelle les milieux parlementaires, c'est-à-dire dans les coulisses du théâtre de Versailles, la nomination de MM. Depeyre, Decazes, de Fourtou et de Larcy, fut pourtant considérée comme significative. On y vit la promesse d'une organisation durable et stable du Gouvernement du Maréchal. C'était aller bien vite en besogne et attribuer aux nouveaux ministres une influence qu'ils ne devaient pas avoir, des projets que la majorité du Cabinet n'avait certainement pas. Lé duc Decazes, ministre des Affaires Étrangères, le seul peut-être qui désirât à ce moment ce que l'on appela, dans la langue barbare de cette époque, le Septennat impersonnel, aurait voulu, en même temps, que l'on réprimât toutes les manifestations qui se produiraient contre le Septennat, qu'elles vinssent des Monarchistes, des Bonapartistes ou des Cléricaux. Si son collègue, M. Depeyre, qui devait le portefeuille de la Justice à cette phrase étonnante : « Il y a des revers qui valent autant que les plus éclatants triomphes, » si M. Depeyre pensait comme lui, M. de Fourtou qui, dans la série de ses avatars, était presque arrivé à la période bonapartiste et M. de Larcy, un Légitimiste transigeant, étaient d'un avis contraire. Tous les quatre furent d'accord entre eux, d'accord aussi avec le chef du Cabinet et avec les ministres des Finances, de la Guerre et de la Marine, dans la lutte entreprise contre les Républicains de toute nuance. Cette lutte, déguisée en défense des principes sociaux, continua, sous le second ministère de Broglie, avec autant de véhémence et avec plus de perfidie que sous le premier. Comme pour bien montrer que la paix n'était pas signée, on appela au poste de sous-secrétaire d'Etat de l'Intérieur, M. Baragnon, le plus agressif des députés, le plus antipathique à ses collègues de la Gauche, le moins fait pour amener au Gouvernement, sinon tout le Centre Gauche, au moins ses éléments les plus modérés. Le choix des trois autres sous-secrétaires d'Etat, MM. Vente, Lefébure et Desjardins était insignifiant celui de M. Baragnon était une véritable provocation.

Le « Gouvernement de combat », allait donc continuer et durer six mois encore, jusqu'au 16 Mai 1874 ; il allait vivre en état d'insurrection contre la France elle-même. Il était manifeste que la majorité ne représentait plus rien ; il était certain que si les 380 députés qui avaient voté le Septennat au 20 Novembre avaient été forcés de comparaître devant tes électeurs, les électeurs auraient écarté les neuf dixièmes d'entre eux et c'est, dans ces conditions, avec une majorité dont on ne maintenait la cohésion qu'en lui dissimulant le but auquel on tendait, avec un Président de la République derrière lequel on s'effaçait au lieu de le couvrir, en face d'un pays presque unanimement hostile, que l'on allait administrer ou plutôt violenter la France. Qui pourrait s'étonner que le second ministère de Broglie ait laissé des souvenirs encore plus tristes que le premier, que son chef ait recueilli une impopularité plus grande qu'aucun autre homme d'Etat ? Et ce n'est pas seulement aux libéraux sincères que ce funeste régime a fait le plus de tort, c'est au Centre Droit, c'est au parti du duc de Broglie lui-même et aux classes dites dirigeantes, qu'il a écartées à tout jamais de la direction politique d'un Gouvernement fondé sur le suffrage universel. La Démocratie ne prendra jamais pour conseillers et pour guides ceux qui n'ont cessé de la méconnaître, de la calomnier et de la combattre. Ils lui ont obstinément refusé leur confiance elle leur a rendu défiance pour défiance et elle leur garde encore rancune. Dans la répugnance qu'elle éprouve à accueillir les offres de service que lui font aujourd'hui les Ralliés, il y a un souvenir et un ressentiment de la guerre implacable qui lui a été faite autrefois par le Centre Droit.

 

Le projet de loi qui établissait le Septennat avait stipulé qu'une Commission de trente membres serait nommée dans les trois jours, au scrutin de liste et en séance publique, pour l'examen des lois constitutionnelles. Il fallut à l'Assemblée nationale huit jours et une douzaine de scrutins pour donner satisfaction à la loi du 20 Novembre. D'après la proportion des membres de la Gauche et des membres de la Droite, ceux-ci auraient dû avoir 17 commissaires et la Gauche 13 on était arrivé péniblement à l'élection du 28° commissaire et il n'y en avait encore que trois élus de la Gauche MM. Dufaure, Laboulaye et Waddington. Devant ce parti pris d'exclusion, la Gauche résolut de s'abstenir en masse, pour empêcher le quorum et, par suite, la constitution de la Commission. Le Centre Droit, inquiet de cette perspective, porta toutes ses voix sur deux membres de la Gauche la plus modérée, qui furent élus, MM. Vacherot et Cézanne. La Gauche eut donc cinq représentants dans la Commission, autant que les partisans de la Monarchie du drapeau blanc, autant que les adversaires du Septennat impersonnel qui avaient fait passer leurs cinq ambassadeurs à Frohsdorf ou à Salzbourg MM. Chesnelong, de Sugny. Merveilleux-Duvignaux, de la Rochefoucauld et Lucien Brun.

La précédente Commission des Trente s'était rendue célèbre par ses chinoiseries. La seconde, M. de Mazade l'a dit spirituellement, sembla vouloir perfectionner l'art de perdre son temps. Elle se transforma en Académie politique, en une section des Sciences morales et fit des recherches érudites sur toutes les Constitutions connues.

Il était impossible à une Commission, formée dans le but d'étudier et de proposera à l'Assemblée les lois organiques, de les écarter par une fin de non-recevoir pure et simple. Elle arriva exactement au même résultat par une habite réglementation de son ordre du jour. Elle déclara, en effet, qu'elle commencerait ses travaux par l'élaboration d'un projet de loi électorale. It était inutile de donner à la loi électorale le caractère constitutionnel la Commission ne s'y était décidée que pour avoir un prétexte honorable d'écarter les véritables lois organiques ; sur la seconde Chambre et sur les attributions du pouvoir exécutif. Le premier coup porté au Septennat l'était donc par ceux qui venaient de le voter à une grande majorité et qui, en refusant de l'organiser immédiatement, maintenaient au Gouvernement ce caractère indéterminé, provisoire, qui permettait toutes les attaques et réservait toutes les espérances monarchiques. Et quelle justification des craintes exprimées par M. Jules Grévy et par toute la Gauche Il n'était pas besoin d'être prophète pour prédire que le Septennat ne serait ni respecté ni obéi. Le Gouvernement institué ce jour-là allait être, pendant deux longues années, faute de Constitution, un Gouvernement sans nom, sans dignité, sans prestige, et qui a encouru les justes sévérités de l'histoire, moins pour les actes particuliers de chacun de ses membres, que pour sa malfaisance générale et son vice originel.

Avant d'étudier la politique générale du 26 Novembre et son histoire parlementaire, il convient de rappeler le rôle de MM. Decazes, de Fourtou, Magne et du Barail dans leurs départements respectifs. Le duc Decazes eut à pourvoir a trois postes diplomatiques importants. Par décret du 4 Décembre M. de Chaudordy fut nommé ambassadeur à Berne, après la démission de M. Lanfrey M. de la Rochefoucauld-Bisaccia, ambassadeur à Londres le marquis de Noailles, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Rome, auprès de Victor-Emmanuel, en remplacement de M. Fournier. Appeler les représentants de l'aristocratie dans les grandes ambassades, c'était continuer la tradition de M. Thiers, tradition très contestable et contre laquelle la Gauche avait quelque raison de s'élever. Ses plaintes étaient encore plus fondées, quand ceux qui allaient représenter la République Française à l'étranger revenaient de Frohsdorf, d'où ils n'avaient pu ramener le Roi.

Les actes du duc Decazes valurent mieux que ses choix. Il ordonna aux officiers de l'Orénoque, le stationnaire français à Civitta-Vecchia, de s'abstenir de toute visite officielle à Rome, dans la crainte de voir se renouveler les incidents du mois de Décembre 1872, qui avaient entrainé la démission de M. de Bourgoing, notre ambassadeur auprès du Saint-Père. Il fit preuve de prudence, dans ses relations avec l'Espagne, autant que le lui permettaient ses alliances politiques à l'intérieur et le concours nécessaire de la Droite légitimiste. Le 2 Janvier 1874, le jour même de la rentrée des Cortès, la chute d'Emilio Castelar et le coup d'État désintéressé de Pavis, mettaient le pouvoir aux mains du Maréchal Serrano et préparaient la Restauration Bourbonienne. Le duc Decazes, qui ne pouvait voir ces changements d'un mauvais œil, ne chercha pas plus que son prédécesseur a interdire aux Carlistes les facilités de recrutement et de ravitaillement qu'ils trouvaient en France, tantôt dans les Basses-Pyrénées, tantôt dans les Pyrénées-Orientales. Les chefs du mouvement républicain que la Numancia débarquait à Mers-el-Kébir, au mois de Janvier 1874, Contreras, Galvez et Roque-Barcia et les membres de la junte révolutionnaire de Carthagène étaient internés les coupables de crimes de droit commun étaient extradés mais don Carlos pouvait exercer en France sa juridiction sur les siens et enjoindre à Saballs de se rendre à Perpignan, pour se soumettre aux corrections de S. A. S. l'Infant. Après le décisif succès remporté par Emmanuel Concha sur l'insurrection, le 3 Mai 1874, à Bilbao, Serrano, comme Castelar, ne nous devant aucune reconnaissance, pouvait prêter une oreille complaisante aux offres d'alliance venues de Berlin. M. de Bismarck ne négligeait pas plus Madrid républicaine que Rome royale et suivait avec inquiétude les regards que l'Extrême Droite tournait vers l'autre Rome. La Gazette de Cologne disait brutalement, le 15 Janvier : « Du moment où la France s'identifie avec Rome, elle devient notre ennemie jurée. » La France ne s'identifiait pas avec la Rome papale, mais ses évêques, ses hommes politiques et ses journaux la compromettaient parles insinuations et les menaces à peine dissimulées qu'ils dirigeaient contre l'Italie. Le ministre des Affaires Etrangères résuma toute la politique extérieure de la France, dans la séance du 20 Janvier, à propos de l'interpellation du général du Temple sur la nomination du marquis de Noailles. Cette politique consistait à entourer le Pape d'un pieux respect et à entretenir avec l'Italie, « telle que les circonstances l'avaient faite, » des relations pacifiques et amicales. Le Gouvernement, dans ses relations avec l'Italie comme avec toutes les autres puissances, poursuivrait le maintien de la paix et se séparerait nettement des politiques d'aventure « qui conduiraient fatalement la France à une faiblesse ou à une folie ». Il était très sage défaire repousser par la question préalable l'interpellation du Temple il eût été plus sage et plus politique de ne pas laisser cette interpellation suspendue, pendant un mois, sur la tête de l'Assemblée et de presser l'installation à Rome du marquis de Noailles sa présence, auprès du roi d'Italie, eût été plus efficace, pour le maintien ou le rétablissement des relations cordiales, qu'une mesure de rigueur contre la presse.

M. Decazes et le Gouvernement avaient, en effet, suspendu, la veille même de l'interpellation du Temple, le journal de M. Veuillot. L'Univers avait reproduit les mandements des évêques de Nîmes et de Périgueux et attaqué avec autant de violence que de verve le roi Victor-Emmanuel et les fondateurs de l'unité. Quand le journal reparut, le 20 Mars, il contenait en tête de ses colonnes, un bref de chaleureuses félicitations, que Pie IX avait adressé à son rédacteur en chef. La reconnaissance des faits accomplis n'en restait pas moins la règle politique de M. Decazes et du Gouvernement français.

Les relations avec l'Allemagne furent dominées par la question religieuse et regardèrent moins le ministre des Affaires Étrangères que celui des Cultes. Mais il faut signaler, à la date du 21 Avril 1874, la lettre que le comte d'Arnim écrivit au chanoine Dœllinger, et qui fut reproduite par la Gazette d’Augsbourg du 25 Avril : « Si l'on avait réussi, disait l'ambassadeur, à étouffer dans leur germe les plantes pullulantes qui ont été cultivées par le Concile de IS~O, nous ne nous trouverions pas aujourd'hui engagés dans un gâchis incompréhensible, qui remet en question ce qui semblait devenu depuis longtemps le bien commun de la Chrétienté. Cette lettre explique les divergences de vue entre M. de Bismarck et M. d'Arnim, sur la question des lois ecclésiastiques en Allemagne, aussi bien que sur la question du régime gouvernemental en France. A la fin du mois d'Avril, le prince de Holenlohe fut nommé ambassadeur en France à peine arrivé, il constata, dans les archives' de l'ambassade, des lacunes qui devaient donner lieu au retentissant procès d'Arnim.

M. de Fourtou, dans son triple département de l'Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Cultes, par l'incertitude de ses opinions, les variations de sa doctrine politique et son scepticisme, fut vraiment l'homme du Septennat, qu'il devait personnifier dans l'administration suivante. A l'Instruction Publique, il-alla, dans la persécution contre les personnes, plus loin que n'avait fait M. Batbie. Sans 'parler des professeurs sacrifiés, comme MM. Alglave et Duvaux, on vit des administrateurs universitaires, comme le recteur de l'Académie de Bordeaux, M. Ch. Zévort, déplacés et disgraciés, parce que leur autorité, leur influence sur le corps académique et les sympathies unanimes qu'ils rencontraient dans l'opinion, apparaissaient comme la plus amère critique des actes d'un administrateur comme M. Pascal. Ce préfet, selon le cœur de l'ordre moral, arriva dans la Gironde comme en pays conquis et y obtint le même succès qu'au sous-secrétariat de l'Intérieur, succès que la croix de la Légion d'honneur ne tarda pas récompenser.

Au point de vue pédagogique, l'acte le plus important du ministère de Fourtou fut le changement d'appellation de l'un des grands lycées de Paris Fontanes, considéré sans doute comme plus septennaliste, remplaça Condorcet.

Au ministère des Beaux-Arts, M. de Fourtou fut encore plus mal inspiré qu'à l'Instruction Publique. Il avait trouvé, comme directeur des Beaux-Arts, un remarquable écrivain, l'auteur de la Grammaire des arts du dessin, le futur membre de l'Académie française. M. de Fourtou n'admettait pas que le premier de nos critiques d'art pût remplir des fonctions exclusivement artistiques sous le Septennat un décret du 23 Décembre 1873 remplaça Charles Blanc par le marquis de Chennevières. Celui-ci signala son administration par de fastidieux rapports au ministre. Charles Blanc occupa ses loisirs en composant l'Art dans la parure et dans le vêtement, les Artistes de mon temps et le Voyage de la Haute-Egypte. Entre temps, son discours à l'Académie française, où il remplaça M. de Carné, fut un modèle de verve, de finesse et d'esprit. La destitution d'un homme comme Charles Blanc juge un Gouvernement.

Cette révocation du frère de Louis Blanc et le rétablissement de la Commission d'examen des ouvrages dramatiques furent les deux actes principaux de l'administration de M. de Fourtou, comme ministre des Beaux-Arts (1er Février 1874). Cette administration ne montra un peu d'initiative qu'en donnant une vive et heureuse impulsion à la construction du nouvel Opéra et seconda les efforts de son remarquable architecte, M. Garnier. L'incendie de l'ancienne salle de l'Opéra avait eu lieu le 28 Octobre 1873 l'inauguration de la nouvelle fut possible le 5 Janvier 187S, sous le ministère de M. de Cumont.

Les actes de M. de Fourtou, comme ministre des Cultes, furent moins contestables, parce qu'ils furent commandés par la politique extérieure de ta France, dont la direction ne lui appartenait pas. La circulaire aux évêques du 26 Décembre 1873, comme la : déclaration du 20 Janvier 1874, que. lé duc Decazes avait lue à l'Assemblée nationale, se rattachent, en effet, à la politique extérieure tout autant qu'a l'administration des Cultes. L'encyclique du 21 Novembre 1873 avait eu sa répercussion en Suisse, dans l'Allemagne, alors au plus fort du Culturkampf, et en France. Les évêques français n'avaient pas manqué d'intervenir par des mandements, dans la lutte à la fois politique et religieuse que le Chancelier avait engagée contre les Catholiques, depuis le mois de Mai 1873 ils avaient dirigé, contre le Gouvernement et les Césars allemands, des attaques justifiées mais violentes et des imputations blessantes qui pouvaient entraîner les plus redoutables complications. M. de Fourtou, avec tous les ménagements nécessaires, rappela les éminents prélats à une plus saine appréciation de leur rôle et les convia a t'œuvre d'apaisement et de pacification qui devait être l'objet des communs efforts de tous. Ce qu'il y avait de grave dans la situation, ce sont les raisons qu'avaient invoquées MM. de Bismarck et d'Arnim, pour intervenir dans nos affaires intérieures ils avaient fait remarquer que les évêques français pouvaient être considérés comme des fonctionnaires, que leurs attaques n'avaient pas été réprimées, pas même poursuivies comme d'abus, que les mandements incriminés avaient paru impunément dans les journaux, malgré les armes que l'état de siège donnait au Gouvernement.

L'attitude de l'épiscopat fut plus réservée, après la circulaire de M. de Fourtou, et l'on remarqua que le langage de l'archevêque de Cambrai, lorsqu'il reçut la barrette, contrastait heureusement avec celui des évêques de Nîmes et de Périgueux. La seule concession que fit le cardinal Regnier aux passions du temps, fut de dire que, dans le domaine religieux, il contribuerait lui aussi au rétablissement de l'ordre moral. Mais, sans doute, il donnait à ces mots un autre sens que M. de Fourtou et ses collègues. Le tort de M. de Fourtou comme celui du duc Decazes, dans cette question, fut d'avoir désavoué trop tard les prélats qui faisaient courir à leur pays un si grave danger. La répression ou le désaveu, au lieu de paraître imposés, auraient dû être spontanés. Il fallait, dès le début, poursuivre devant le Conseil d'État ou blâmer sévèrement les évêques. Leurs violences devaient être arrêtées, dès le principe, au lieu d'être simplement signalées comme inopportunes, avec force excuses pour la liberté grande que le ministre prenait avec eux. A ces conditions seulement notre politique extérieure eût été ferme, digne, sans bravades et sans obséquiosité. Mais, nous le répétons, cette politique était interdite aux ministres qui ne gouvernaient qu'avec une majorité de coalition.

La tâche de M. Magne, le très habile et très disert ministre des Finances, fut de beaucoup la plus lourde, pendant le second ministère de Broglie. Le budget de 1874, voté à la hâte, au mois de Décembre 1873, présentait un excédent de dépenses de 149 millions. L'établissement d'un demi-décime sur les douanes, les contributions indirectes, l'enregistrement et les sucres, celui de droits spéciaux sur les savons, les huiles et la stéarine donna 79 millions. Les 70 millions nécessaires pour boucler le budget furent demandés, non pas à une révision du cadastre, comme le proposait M. Feray, mais à un droit de timbre de 50 pour 100 sur les effets de commerce, à un droit sur les actes extra-judiciaires et à un impôt sur les chèques. M. Magne rencontra de très redoutables contradicteurs dans M. Léon Say, dans M. Germain, dans M. Pouyer-Quertier ; mais d'imposantes majorités sanctionnèrent toutes ses propositions, moins l'impôt sur le sel, qui furent résumées dans la loi du 21 Mars 1874. M. Magne n'aurait pas survécu au rejet de l'impôt sur le sel, s'il n'avait eu, juste à point, une indisposition diplomatique pendant ta discussion. Il eût certainement été renversé, à la suite de la discussion, si M. Pouyer-Quertier, après avoir porté les plus rudes coups au ministre et à MM. les raffineurs, comme il disait avec jovialité, ne s'était montré bon prince et n'avait renoncé, tout à la fois, à son amendement et à la ressource de 20 millions qu'il se faisait fort de procurer au Trésor. Très prudente, timorée même en matière d'innovations financières, l'Assemblée eut le mérite d'apporter dans les dépenses la plus stricte économie et de ne faire peser sur les contribuables qu'un fardeau très supportable. Malgré les charges de la guerre, le crédit de la France se maintint à un taux élevé, en dépit de la crise que l'insécurité politique faisait traverser aux affaires.

Le ministre de la Guerre, en dehors des explications très sommaires données à propos de son budget, prit la parole le 27 Mars, dans la discussion du projet de loi relatif aux nouveaux forts à construire autour de Paris. Le bref discours du général du Barail, prononcé après celui du général Chareton, au nom de la Commission, et avant celui de M. Thiers, qui reparaissait pour la première fois à la tribune, fut sans importance. M. du Barail se contenta de combattre l'opinion du général Changarnier, qui trouvait le projet trop vaste, trop dispendieux et de s'en rapporter à l'opinion du Comité de défense, du Comité des fortifications et enfin à celle de la Commission qui, par 25 voix contre 4, avait approuvé le projet du Gouvernement. Ce projet repoussait le système restreint dont le général Chareton avait merveilleusement démontré les inconvénients M. Thiers essaya d'en exposer les avantages. Il commença par qualifier le système qu'il appuyait de système raisonnable. Il prétendit ensuite qu'avec le système étendu on serait obligé d'immobiliser la moitié de t'armée, soit 250 000 hommes, transformée en garnison parisienne. Or il convenait, non pas de faire de Paris le grand champ de bataille de la France, mais simplement de le mettre à l'abri d'un coup de main. Selon lui, 15 ou 20 millions y suffiraient 60 ou 80 millions au contraire, que coûterait le projet opposé, nous obéreraient gravement et seraient prélevés sur des travaux plus utiles à effectuer soit à la frontière, soit sur la route de l'invasion. M. Thiers combattit, comme trop éloignées, les positions de Montlignon, de Cormeilles, de Palaiseau, de Saint-Cyr, que l'ennemi pourrait attaquer isolément et emporter. Mieux vaudraient des ouvrages à Marly, Garches, Sèvres, Châtillon, dont il serait facile de renouveler constamment les vivres et la garnison. Et VI. Thiers concédait encore Stains, Vaujours, Villeneuve-Saint-Georges. Le discours de M. Thiers, prononcé avec toute la verve, tout l'entrain juvéniles d'autrefois, produisit un grand effet ; mais les arguments que l'illustre orateur avait mis en avant furent très heureusement réfutés par les spécialistes, le général baron de Chabaud-Latour, rapporteur, et le général Chareton, qui montrèrent que le' système étendu avait l'avantage de permettre l'établissement de véritables camps retranchés, et, malgré une nouvelle intervention de M. Thiers, où il traita surtout ta question au point de vue financier, le système étendu fut adopté par 386 voix contre 184.

La majorité s'était rangée du côté des tacticiens peut-être aussi avait-elle cédé au désir de mettre une fois de plus M. Thiers en minorité. Et puis, l'opinion de l'illustre Président n'avait été soutenue que par le général Changarnier dont le discours, émaillé de trivialités qui en faisaient d'autant plus ressortir l'emphase générale, avait été absolument vide d'arguments. Il sembla que le général Changarnier n'avait pris la parole que pour avoir l'occasion de dire au ministre de la Guerre : « Nous avons mangé de la vache enragée ensemble. »

Dans l'administration générale de l'armée le général du Barail ne sut pas ou ne voulut pas interdire la politique à certains chefs de corps. Il est vrai que l'état de siège transformait ces chefs en autant de juges de la presse et de juges trop souvent passionnés et violents. Aucun ne le fut autant que le général Ducrot. L'élection à l'Assemblée nationale d'officiers généraux républicains, l'avait conduit à professer le principe, excellent d'ailleurs, de l'inéligibilité des officiers en activité de service et, le lendemain du vote de prorogation, il avait adressé à M. Buffet une lettre dont celui-ci ne donna connaissance à l'Assemblée que le 39 Novembre. « En présence de certaines tendances qui se manifestent et qui peuvent avoir des conséquences funestes pour la discipline de l'armée, disait-il, je crois le moment venu d'affirmer mon principe par un acte et, à partir de ce jour, j'entends me consacrer tout entier aux devoirs que m'impose le commandement qui m'a été confié. » Le général Ducrot ne fit plus de politique à Versailles ; il continua d'en faire et de bien plus mauvaise, s'il est possible, dans le commandement du 8e corps, à Bourges et à Dijon.

Esprit plus équilibré, moins emporté, le duc d'Aumale ne commit pas les mêmes excès de réaction dans le 7e corps ; mais il ne sut pas résister, après comme avant le procès de Bazaine, à la tentation d'occuper l'opinion de sa personne et de son rôle. Le 11 Décembre, il écrivait au président de l'Assemblée que « sa douloureuse mission était terminée » et il sollicitait un congé qui lui permît de prendre possession de son commandement.

D'autres chefs de corps, celui du 15e et celui du 18e le général d'Aurelle de Paladines et le général Espivent de la Villeboisnet avaient été trop engagés dans la lutte des partis ou trop mêlés aux troubles civils, pour se consacrer, sans préoccupations politiques, à l'œuvre de la réorganisation militaire.

 

La constitution du Cabinet du 26 Novembre n'avait été suivie d'aucun Message du Président de la République, d'aucune Déclaration du ministère à l'Assemblée et si M. de Broglie n'avait fait sien le projet de loi sur les maires, qui fut comme son don de joyeux avènement on aurait pu ignorer assez longtemps les tendances de la nouvelle administration. En l'interpellant, sur le maintien de l'état de siège dans 39 départements, la Gauche fournit au Cabinet l'occasion d'exposer sa politique à l'Assemblée et au pays. L'interpellation fut développée, le 4 Décembre, par l'un des députés les plus jeunes et les plus modérés de la Gauche, M. Lamy. L'Opposition, non sans habileté, mettait volontiers en avant des Républicains dont la sagesse devait rassurer les plus timides, M. Lamy, M. Christophle : M. Bethmont, et de préférence les hommes qui n'avaient pas été directement mêlés au 4 Septembre. Sur l'état de siège, M. Lamy fit entendre les observations les plus justes, les plaintes les plus fondées. Il montra que 29 départements seulement avaient été régulièrement frappés d'état de siège. Par une extension abusive, le ministère avait porté ce chiffre à 39, en considérant, comme étant en état de siège, des départements qui n'y avaient jamais été mis, parce qu'il avait trouvé, dans les archives du ministère de l'Intérieur, une mention d'état de siège. Les archives du ministère de l'Intérieur, remplaçant la publicité du Journal officiel et du Bulletin des lois, c'était une thèse juridique d'une singulière audace et que seul M. Batbie, ministre, aurait pu soutenir. Résultat de la guerre, l'état de siège doit cesser avec elle au fur et à mesure qu'un département était évacué par les Allemands, le régime des lois régulières aurait dû y être rétabli. Versailles et la Seine-et-Oise avaient été évacués après la ratification des préliminaires le régime exceptionnel de l'état de siège avait disparu avec les Allemands. S'il n'avait pas disparu, l'Assemblée aurait-elle eu besoin de voter, le 2t Mars 1871, au lendemain Je la Commune, une loi spéciale pour l'y rétablir ? A cette argumentation serrée il n'y avait rien à répondre et, en effet, il ne fut rien répondu. Passant à la question politique, M. Lamy se demanda si l'ordre courait des dangers en France, si la situation du pays commandait des précautions spéciales et il cita une preuve décisive de la modération et de la sagesse publique. « Depuis six mois, dit-il, le Gouvernement que nous savons est au pouvoir et la France l'a supporté. D M. Buffet intervint, à ce moment, pour déclarer que ceux-là auraient été des factieux, qui auraient contesté la légalité des décisions de l'Assemblée, et l'Assemblée éclata en applaudissements. M. Lamy n'avait nullement contesté la légalité des décisions de l'Assemblée il avait le droit, faisant allusion aux tentatives de restauration monarchique, de reprendre un mot célèbre et de dire : grande perfecto dedimus patientiæ documentum.

N'était-ce pas un signe des temps, que. de voir traiter de factieux un homme d'une modération aussi notoire que M. Lamy ? Faisant allusion à un mot de M. Beulé, le député du Jura avait surtout critiqué, dans les dernières modifications ministérielles, le maintien à la tête du Cabinet du duc de Broglie, qui pouvait porter aux libertés publiques les plus directs et les plus irréparables coups. C'est lui qui aurait du se retirer,' après l'échec de la restauration, pour que la responsabilité ministérielle apparût « dans toute sa beauté ».

Il ne faut pas chercher, dans le discours du duc de Broglie, une réponse à la partie juridique de l'interpellation. Jamais, dans aucun de ses discours, le duc de Broglie n'a retorqué les arguments de ses adversaires jamais il ne les a suivis sur le terrain ou ils s'étaient maintenus il a toujours déplacé la question et répondu à côté. Peu lui importe l'objet de la discussion. Qu'il s'agisse du Septennat, de l'état de siège ou des maires, il commence par se débarrasser de l'honorable préopinant, x avec une épigramme parfois spirituelle, souvent méchante sans esprit puis il fait appel aux plus vilains sentiments de la majorité, à la passion, à la rancune, à la peur ; enfin il termine habituellement en mettant en cause le chef de l'Etat que personne n'a attaqué et il lui prodigue, non pas de délicates flatteries, mais des éloges sans mesure. Hors de l'Assemblée, dans toutes les conversations politiques, il n'est question que de la mort du Maréchal s'il vient à disparaître, si le « fatal accident » se produit, toutes les espérances ajournées seront permises, toutes les tentatives de restauration monarchique auront libre cours. A la tribune de l'Assemblée, au contraire, dès qu'un membre du Cabinet prend la parole, c'est pour porter aux nues un homme qui est à lui seul tout un Gouvernement, toute une Constitution et dont la modestie très réelle devait être blessée par des compliments trop hyperboliques pour être sincères.

Dans sa réponse à M. Lamy, le ministre de l'Intérieur voulut bien accorder que l'état de siège est un régime exceptionnel mais ce régime, il ne l'avait pas inventé, il l'avait reçu des mains de ses prédécesseurs. Il le maintenait, même après l'évacuation du territoire, parce que, l'ennemi s'étant retiré, il fallait défendre les principes sociaux menacés par une presse insensée et grossière. Et le ministre consacra la plus grande partie de son discours à la lecture d'articles de journaux qui dépassaient évidemment tes bornes d'une discussion loyale et consciencieuse. Mais le ministre lui-même, ne dépassait-il pas toute mesure, quand il déclarait que les 5 suppressions et les 14 interdictions qu'il avait prononcées en six mois étaient motivées par un « état véritablement exceptionnel et effroyable des esprits » ? Ne calomniait-il pas son pays quand il montrait l'autorité menacée dans ses fondements, le pouvoir sans défense contre d'irréconciliables ennemis, l'esprit public avili et les sources de l'Intelligence empoisonnées par la presse ? Quelle idée un étranger se serait-il faite de la France, en entendant ce langage ? Et quelle opinion les hommes modérés, partisans des libertés nécessaires, pouvaient-ils avoir d'un Gouvernement qui ne consentait à renoncer aux armes exceptionnelles de l'état de siège, que si l'Assemblée lui donnait en échange une « légalité plus énergique c'est-à-dire, sans doute, la généralisation de l'état de siège, son extension à toute la France. Vous avez pris, disait le duc de Broglie, vous avez pris, envers vous-même, l'engagement d'instituer un pouvoir qui soit une réalité vivante et non pas l'étiquette impuissante d'une autorité nominale. »

Tel était le programme, telle était la politique d'un ancien membre de l'Union libérale ! Le Septennat, après cette définition et même armé t d'une légalité plus énergique », devait rester l'étiquette impuissante d'une autorité nominale. Quant au vice-président du, Conseil, il méritait cette foudroyante réplique que lui adressait M. Jules Ferry : « La déclaration de M. le vice-président du Conseil ne m'a pas surpris. M. le vice-président du Conseil appartient à une Ecole politique bien connue. Il est de ces hommes d'État qui passent quinze ans dans l'Opposition, à demander la liberté et qui, une fois qu'ils sont au pouvoir, ne connaissent plus, ne rêvent plus, n'admirent plus que la force. » Et M. Ferry ajoutait, au milieu des applaudissements redoublés de la Gauche : « Je dis que la France est calme et que la violence n'est qu'en vous. Elle est en vous, elle est dans vos discours, dans vos projets de loi, dans vos menaces, dans vos terreurs. »

L'ordre du jour très modéré de MM. Lamy et Jules Ferry était ainsi conçu : « L'Assemblée nationale, considérant que le Gouvernement maintient à tort l'état de siège dans un grand nombre de départements, passe à l'ordre du jour. » Il se trouva 386 députés contre 260 pour adopter l'ordre du jour pur et simple qui avait la priorité. La coalition qui avait fait le 24 Mai subsistait, tant qu'il ne s'agissait que de lutter contre la France républicaine et de s'associer à ce que M. Jules Ferry appelait « les palinodies libérales du duc de Broglie ».

Dix jours après, la France, consultée dans trois départements, l'Aude, le Finistère et la Seine-et-Oise, répondait à ce vote en nommant quatre Républicains à des majorités écrasantes. MM. Bonnet et Marcou furent élus dans l'Aude, M. Swiney dans le Finistère, M. Calmon en Seine-et-Oise. Cette consultation, comme les précédentes, attestait la persistance de ce que M. de Broglie appelait un état véritablement effroyable des esprits

Pour changer cet état, le Gouvernement crut qu'il suffirait de changer les maires et les adjoints, et c'est dans un intérêt électoral qu'il avait accepté le projet de loi déposé par le Cabinet précédent. Ce projet donnait au Président de la République la nomination des municipalités dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton, aux préfets la nomination dans toutes les autres Communes. Si un maire donnait sa démission ou était révoqué, son successeur pouvait être pris en dehors du Conseil municipal. Les préfets ont la police dans les chefs-lieux de département, les sous-préfets dans les chefs-lieux d'arrondissement lés maires peuvent ne plus l'avoir dans toutes les autres Communes, s'ils en sont dessaisis par arrêté préfectoral. Les inspecteurs et les agents de police sont nommés et révoqués par le préfet. Les dépenses de police peuvent être inscrites d'office au budget communal.

Approuver un pareil projet de loi, c'était oublier, non seulement les principes que l'on avait professés sous l'Empire, mais aussi ceux que l'on avait traduits en lois sous l'Assemblée nationale, alors que M. Thiers était Chef du pouvoir exécutif et que l'insurrection de la Commune obligeait à simuler, pour les libertés municipales et pour la décentralisation, une sympathie mensongère. Du jour où la Droite arrive au pouvoir, toutes velléités décentralisatrices disparaissent. Les Légitimistes les plus intransigeants oublient leurs griefs contre le Septennat et contré son inventeur, de même qu'ils oublient leurs déclamations contre l'Empire autoritaire, dès qu'il s'agit de faire tête aux Républicains. Jamais ce défaut de mémoire ne fut plus apparent que dans la discussion de.la loi des maires.

Le 8 Janvier, le jour même de la rentrée, l'un des Chevau-légers les plus en vue, le marquis de Franclieu, avait demandé l'ajournement de la loi des maires. Ce député des Hautes-Pyrénées, qui avait adhéré au Syllabus, était un partisan de la Monarchie quand même atteint de ce que l'on a appelé la « folie blanche », il attribuait l'échec de la restauration à l'action du Centre Droit et il poursuivait d'une haine implacable ceux qu'il considérait comme les inspirateurs de la politique tortueuse de ce groupe parlementaire. C'est lui qui écrivait à un journal de son département « Mon adversaire s'appelle Falloux et je me nomme Franclieu. »

L'Assemblée se trouvant peu nombreuse le jour de la rentrée, la Gauche avait habilement profité de la circonstance, demandé te vote à la tribune et obtenu l'ajournement, que le Gouvernement repoussait, a. la majorité de 268 voix contre 226. Le scrutin ayant été secret, on ne sut pas combien cette majorité comprenait de membres de l'Extrême Droite. Le résultat n'en était pas moins obtenu et le Cabinet remit sa démission au Président de la République. En enregistrant les démissions, le 9 Janvier, le Journal officiel les fit suivre de ces mots : « M. le Maréchal leur a fait savoir (aux ministres) qu'il ne se décidait pas à les accepter (les démissions) quant à présent et se réservait d'en délibérer. Les ministres conservent la direction de leurs départements respectifs jusqu'à la décision de M. le Maréchal. » Cette note étrange, où l'on avait évité avec soin de prononcer le nom de la République, comme pour adoucir la Droite Extrême et perpétuer l'équivoque, fut suivie de longues conférences entre les membres dissidents de la majorité et le Chef de l'État. Les assurances qui leur furent données mirent fin à leur opposition et, le 12 Janvier, a la suite d'une interpellation concertée entre M. de Kerdrel et le Cabinet démissionnaire, l'Assemblée nationale, à la majorité de 58 voix, vota un ordre du jour de confiance à M de Broglie et à ses collègues.

Le duc de Broglie s'était contenté de dire, en réponse à M. de Kerdrel, que l'état actuel des municipalités ne pouvait pas durer plus longtemps, sans un danger réel pour la régularité de l'administration et pour la sincérité de la responsabilité ministérielle. Un discours très précis d'Ernest Picard posa la question sur son véritable terrain et obligea le vice-président du Conseil à remonter à la tribune. Rappelant l'agitation monarchique des vacances, l'orateur de la Gauche avait enfermé le ministère dans ce dilemme : « Vous avez connu ou vous avez ignoré l'entreprise monarchique si vous l'avez ignorée vous n'avez pas donné une preuve de clairvoyance si vous l'avez connue et secondée, vous ne sauriez rester le ministre d'un Régime qui est la négation de la Monarchie. Le retour au pouvoir des ministres démissionnaires n'était de nature, suivant l'ancien chef de la Gauche ouverte, ni à prévenir les crises, ni à rassurer le pays. La France ne comprendrait pas que les complaisants des tentatives de restauration monarchique fussent justement chargés d'imposer à tous les partis une abdication de sept ans. Si le Septennat avait la prétention d'être un Gouvernement sérieux et sincère, il devait se faire représenter par des ministres étrangers à toute arrière-pensée dynastique. « Je n'ai pas sollicité l'ordre du jour de confiance, déclare le duc de Broglie, et ceux qui nous disputent les marques de cette confiance sont ceux qui ne nous l'ont jamais donnée. » — « Je vous demande pardon, vous l'avez eue, réplique Ernest Picard, vous avez représenté la République en Angleterre. » Que pouvait répondre le duc de Broglie à cette riposte ? Qu'il n'avait consenti à représenter la République en Angleterre que pour la discréditer ? Qu'il ne restait au pouvoir que pour retarder son établissement ? C'est à cette seconde alternative qu'il s'arrêta, en essayant de démontrer que ceux qui prenaient le parti de la Prorogation étaient justement ceux qui avaient voté contre elle et que ceux qui, comme lui et son collègue M. Depeyre, l'avaient défendue, étaient seuls à en connaitre la véritable nature. « Si quelqu'un redit, comme l'a fait M. Grévy le 20 Novembre, que cette loi est sans portée et sans valeur, il devra être considéré comme rebelle à la loi de son pays. » La Prorogation, outre ce caractère légal, a un caractère moral ; elle est une grande trêve entre les partis, parce que « le soldat qui nous gouverne, unique en son espèce, aura l'honneur d'apaiser nos discordes, par la seule force de son autorité morale et de l'intégrité de son caractère ». — « Vous n'empêcherez pas le pays, répondit M. Raoul Duval, de se demander si ce pouvoir septennal est autre chose qu'une fiction, qu'une apparence qui s'évanouira, le jour où l'on croirait pouvoir faire la Monarchie. » La majorité l'entendait bien ainsi et l'habileté du duc de Broglie consistait à donner, du pouvoir septennal, une définition telle que tous les partisans de la Monarchie pouvaient s'y rallier.

Dès le 11 Janvier, le journal du comte de Chambord, l'Union, avait précisé les conditions du concours que la Droite Extrême consentait encore à donner au Cabinet. A la suite de l'entrevue de ses chefs avec le Maréchal, entrevue ou la théorie du Septennat impersonnel, soutenue par les ducs Decazes et d'Audiffret-Pasquier, avait été énergiquement combattue par la Droite, il avait été convenu que l'on ne ferait pas « de la septennalité un dogme nouveau ». Rassurée par les explications du Maréchal, comme elle l'avait été avant le vote du 20 Novembre, l'Extrême Droite avait encore une fois été complice des équivoques soigneusement entretenues « par les meneurs du Centre Droit ». Ces meneurs formaient la droite du groupe, MM. de Goulard, Decazes, d'Audiffret-Pasquier se rapprochant plutôt du Centre Gauche le plus modéré, de MM. Cézanne, Mathieu-Bodet, Vacherot et Waddington.

Mais il apparaissait clairement, dès le 12 Janvier, que du moment où l'on ferait la lumière sur les véritables caractères du Septennat, du moment où les Monarchistes sincères s'apercevraient que l'on voulait « faire attendre le roi sept années à la porte du Septennat », le duc de Broglie resterait seul, avec ceux qui n'ayant pu faire la Monarchie, n'auraient d'autre politique que d'empêcher la République de se faire.

En dehors de t'Assemblée, le Cabinet était sans action contre les manifestations des Bonapartistes qui poussaient de formidables cris de Vive l'Empereur sur les marches de Saint-Augustin, au sortir de la messe anniversaire de Napoléon III.

Il ne se souciait pas davantage du mépris où l'on tenait le vote de déchéance. L'ex-Impératrice alla jusqu'à rappeler à Ms'' de Troyes le serment que les évêques avaient prêté à l'Empereur, comme si ce serment les liait encore. Le ministère était impuissant contre tous les partis, parce qu'il était leur otage.

Remise à l'ordre du jour le 13 Janvier, la loi des maires fut adoptée le 20, telle que l'avait proposée le Gouvernement, a ta majorité de 63 voix. Les seules restrictions au texte primitif, que nous avons donné, furent l'obligation, admise par le Gouvernement, de choisir le maire parmi les électeurs de la Commune et l'engagement pris par le Cabinet, et que les circonstances empêchèrent de tenir, de présenter la loi organique municipale dans les deux mois qui suivraient la promulgation de la loi des maires. Le président de la Commission de décentralisation, M. Raudot, essaiera, quatre mois plus tard seulement, de sauver le Cabinet menacé, en faisant intercaler la loi municipale entre les deux premières lectures de la loi électorale. En dehors de ces concessions, l'une bien modeste, l'autre illusoire, le Gouvernement, tenant par-dessus tout à être mis en possession d'une arme électorale, qu'il croyait devoir faire merveille, ne voulut rien accorder.

Les députés les plus modérés de la Gauche, M. Christophle, M. Feray, avaient inutilement tenté de faire introduire dans le texte gouvernemental de timides amendements. Celui de M. Feray qui obligeait le Gouvernement à choisir le maire dans le Conseil municipal, dans les Communes comptant moins de 300 âmes, ne fut repoussé qu'a 4 voix de majorité, y compris les voix des ministres et des sous-secrétaires d'Etat. Le ministère et la majorité, qui en étaient arrivés à ne plus voir dans les maires et les adjoints que des agents électoraux, se gardèrent bien de s'enlever une chance possible de réélection, en accueillant les demandes de la Gauche ils foulèrent aux pieds tous les principes qu'ils avaient eux-mêmes défendus et revinrent en deçà des libertés municipales octroyées par l'Empire libérât. La vraie signification de la loi des maires fut donnée par la pratique, plus encore que par la discussion, ou par le commentaire du duc de Broglie, dans sa circulaire du 23 Janvier c'était une arme défensive pour tous les adversaires de la République, une arme offensive contre tous ses partisans. Le Gouvernement qui révoquait MM. Fourcand ; Rameau, Lenoël, de Tocqueville, Faye, Margaine, Derégnaucourt, Delacroix et tant d'autres, que recommandaient les services rendus à la Défense nationale, la dignité de leur vie, la modération de leurs opinions, l'estime générale de leurs concitoyens, ce Gouvernement-là ne songeait qu'à venger des échecs électoraux et à « faire marcher la France » dans une voie, où chaque jour, elle refusait plus énergiquement de s'engager.

Il eût été digne d'un Gouvernement sérieux, vraiment national, appuyé sur la confiance populaire et pouvant former des projets d'avenir, de préparer et de faire voter une autre loi que cette loi de circonstance, que cet expédient misérable. Les maires ont des attributions doubles ils sont les représentants de la Commune et ils sont les agents de l'État dans quelle mesure ces attributions sont-elles conciliables ? Que doivent-ils à la Commune ? Que doivent-ils à l'État ? Voilà le problème dont il fallait chercher la solution. Elle n'était pas introuvable mais il y eût fallu une étude sérieuse il était plus facile d'énumérer les maires qui assistaient à des enterrements civils, ceux qui figuraient dans des fêtes en l'honneur de la Raison, personnifiée dans une femme coiffée du bonnet rouge, ceux qui se faisaient défendre, par délibération spéciale de leur Conseil, d'assister aux prières publiques ceux enfin, et c'étaient évidemment les plus coupables aux yeux du Gouvernement, qui se rendaient en députation auprès de M. Thiers ou de M. Grévy. Pour cette besogne, M. Baragnon était tout désigné et il s'en acquittait à merveille. Comme si les manifestations ridicules ou les violences regrettables d'une centaine de maires fantasques ou séditieux, sur 36.000, prouvaient quelque chose contre le principe de l'élection ou pour celui de la nomination ! En 1865, sur 74.654 officiers municipaux nommés, l'Empire n'en avait choisi que t.270 en dehors des Conseils municipaux la Présidence septennale se promettait de mieux faire et elle qualifiait ce retour en arrière de restauration des lois et de la liberté.

Le lendemain même du vote de réaction et de peur sur les maires et adjoints, le Cabinet avait accepté une interpellation de M. Ricard sur le régime de la presse et le maintien de l'état de siège. Comme M. Christophle, comme M. Feray, comme M. Lamy, comme M. Bardoux, qui ont si bien mérité de la France, en ces temps difficiles, et dont les noms doivent être constamment rappelés, dans cette lutte journalière contre l'arbitraire et pour la République, M. Ricard était un des membres les plus fermes, les plus modérés et les plus éloquents de la Gauche, ou l'on comptait tant d'orateurs remarquables.

M. Ricard démontra, chose facile, que la liberté de la presse, comme les libertés municipales, était moins assurée, moins effective, sous le Gouvernement de M. de Broglie, qu'elle ne l'avait été sous l'Empire libéral. Dans la moitié des départements qui n'étaient pas en état de siège, la presse restait soumise au régime libérât de la loi du 11 Mai 1868 ; mais les préfets, privés du droit de surveillance, que cette loi et les instructions de M. Pinard leur avaient retiré, avaient, par un biais, fait rentrer l'arbitraire [dans l'application de la loi, en prohibant ce que l'on appelait le colportage, c'est-à-dire la vente sur la voie publique et en ruinant le journal, par le seul fait de cette prohibition. Quant aux jurés et aux juges que t'Assemblée elle-même a chargés, en 871, de prononcer sur les procès de presse, on ne leur défère aucun article, même dans les départements les plus conservateurs l'arbitraire administratif règne partout en maître, Dans les départements en état de siège, même spectacle il suffit de donner une consigne, et !e journal est supprimé.. M. Ricard rappelait les éloquentes revendications que M. de Broglie avait fait entendre en 'I87'l, alors que l'insurrection désolait Paris, ses protestations contre « le poison de la dictature », ses appels, pour guérir les maux de la patrie, « aux remèdes douloureux, mais vigoureux et virils de la liberté ». — « Je demande, disait M. Ricard, à l'honorable M. de Broglie et à son sous-secrétaire d'Etat d'appliquer les principes de leur vie, d'appliquer les doctrines qu'ils ont professées à la tribune ; je leur demande de déférer les délits de la presse au jury, et s'ils ne le veulent pas, s'ils veulent boire jusqu'à la lie le calice amer des renonciations, s'ils veulent revenir au régime de l'Empire, à ce décret de 1802, à l'autorisation préalable, à toutes ces mesures, je leur demanderai de nous apporter une loi ; quelque draconienne qu'ils puissent la faire, elle vaudra mieux que leur arbitraire. »

L'interpellation du 1er Janvier eut la même issue que celle du 4 Décembre après une réponse de M. Baragnon, qui fit connaître à l'Assemblée de longs passages de journaux, supprimés ou suspendus, l'ordre du jour pur et simple fut voté par 377 voix contre 276. L'intervention de M. Gambetta avait suffi pour réveiller toutes les passions mal assoupies de la majorité contre le 4 Septembre et pour pousser à l'abstention 30 membres du Centre Gauche.

Le duc de Broglie, sommé par M. Ricard de défendre son œuvre, était resté muet il parla le lendemain, dans la circulaire qu'il adressa aux préfets, sur l'application de la loi des maires. A défaut d'une réponse au reproche de palinodie, trouve-t-on, dans ce document, un programme politique un peu précis, une ligne de conduite nettement tracée ? « J'aime à penser, disait le vice-président du Conseil aux préfets, que, dans la plupart des cas, vous n'aurez que peu de changements à faire et que vous pourrez conserver le plus souvent les maires actuels. » On sait comment cette instruction fut obéie. « Il ne s'agit pas, ajoutait le duc de Broglie, de créer, au profit de l'administration, un agent politique par Commune. » Or, la loi du 20 Janvier, dans la pensée des trois quarts de ceux qui l'avaient votée, n'avait pas d'autre but, et, en réalité, elle n'eut pas d'autre résultat. Malheureusement pour le duc de Broglie et pour les préfets, l'agent politique, ayant été choisi partout dans la minorité, n'eut pas sur la majorité l'influence espérée et le suffrage universel continua de condamner l'ordre moral, que l'agent politique approuvait par ordre. « Vous n'avez, disait encore le duc de Broglie, dans le choix des maires, aucune exclusion systématique à prononcer pour des raisons purement politiques. » Les préfets, interprétant bien les secrets désirs de la majorité et du ministre de l'Intérieur, ne prononcèrent, au contraire, que des exclusions systématiques, toutes dictées par des considérations politiques. On ne demandait aux maires nouveaux que de défendre le pouvoir du Maréchal de Mac-Mahon, que le Garde des Sceaux avait déclaré « incommutable » et que le ministre de l'Intérieur proclamait « élevé pour sept ans au-dessus de toute espèce de contestation ».

Ici se retrouvait l'équivoque qui a vicié tous les actes et toutes les paroles des ministres du Septennat. On a considéré, comme des défenseurs des pouvoirs du Maréchal, les Bonapartistes et les Légitimistes, qui ne songeaient qu'à substituer un autre Gouvernement au sien on a considéré comme des adversaires, comme des ennemis, comme des factieux, ceux qui partageaient la manière de voir du Centre Gauche de l'Assemblée nationale, ceux qui auraient voulu sincèrement l'organisation de ces pouvoirs et l'établissement de la stabilité gouvernementale, par le vote des lois constitutionnelles. De même qu'à Versailles le Centre Gauche était l'ennemi, pour le duc de Broglie et pour ses collègues, beaucoup plus que la Gauche radicale, en Province les hommes modérés, qui sont le plus solide appui de tout Gouvernement honnête, furent écartés plus soigneusement que les partisans les plus excentriques de la Monarchie bourbonienne ou du Régime impérial.

Ces partisans donnaient pourtant fort à faire au Cabinet et, du 21 Janvier, date de l'interpellation Ricard, au 6 Mars, date de l'interpellation Christophle : le Gouvernement eut à résister, par des paroles ou par des actes, à ses compromettants alliés. Le 19 Janvier, il avait suspendu pour deux mois le journal l'Univers, organe de la Légitimité et de l'Ultramontanisme. Les deux journaux qui représentaient l'Extrême Droite de l'Assemblée et la politique du comte de Chambord, la Gazette de France et l'Union, avaient continué, après la suspension de l'Univers, à donner du Septennat une interprétation absolument contraire à celle du Journal de Paris et du Français, organes du Centre Droit et du Cabinet. Le Septennat, disaient la Gazette et l'Union, sera monarchique, ou il ne sera pas. Le Cabinet voulut que la réponse à cette interprétation fut donnée par le Maréchal lui-même, et, le li, Février, le Chef de l'Etat se rendit à l'Hôtel-Dieu, au Palais de Justice et, de là, au Tribunal de commerce. En présence des membres de ce Tribunal et de ceux de la Chambre de commerce, c'est-à-dire des représentants les plus autorisés du commerce et de l'industrie, il affirma que la Constitution du 20 Novembre donnait à l'industrie et au commerce toutes les garanties de durée et de stabilité qu'ils pouvaient désirer. « Soyez sans inquiétude, disait-il, pendant sept ans je saurai faire respecter de tous l'ordre de choses légalement établi. » On considéra cette affirmation comme une réponse décisive aux entrepreneurs de restauration, et les Républicains modérés, habitués à se contenter de peu, n'exigèrent pas d'autres garanties de la sincérité gouvernementale. Quant aux Légitimistes, que les paroles du Maréchal avaient certainement visés, ils pensèrent que le Septennat non défini, non appuyé sur des lois constitutionnelles, restait, après comme avant le discours au Tribunal de commerce, un régime laissant la porte ouverte à toutes les entreprises.

Cette visite aux membres du Tribunal et de la Chambre de commerce était, dans la pensée du Maréchal et des ministres, en dehors de son but politique, un encouragement donné au commerce parisien et comme une impulsion aux affaires, qui laissaient à désirer, au mois de Janvier 1874, nos exportations ayant diminué dans une proportion considérable. Les fêtes publiques étaient aussi multipliées à dessein pour faire aller le commerce. Par 'malheur, les dates en étaient parfois choisies avec une maladresse choquante. Le plus grand bal de la saison fut donné à l'Elysée, la nuit anniversaire de la capitulation de Paris.

La résistance du Cabinet aux partisans d'une restauration impériale fut un peu plus accentuée, parce que ceux-ci se montraient un peu plus audacieux dans leurs tentatives, et aussi parce que seuls ils pouvaient disputer aux Républicains les suffrages des électeurs ; parce que seuls aussi ils avaient tiré d'énormes bénéfices de la politique suivie depuis le 24 Mai. Une double élection eut lieu le 8 Février, dans le Pas-de-Calais et dans la Haute-Saône. Un Bonapartiste, M. Sens, fut élu dans le Pas-de-Calais un Républicain radical, M. Hérisson, dans la Haute-Saône.

Ce retour inattendu de la faveur populaire fit concevoir aux Bonapartistes les plus hautes espérances et ils exploitèrent la situation avec une habileté consommée. Un Comité central fut constitué à Pans, sous la présidence de M. Rouher, qui compta parmi ses membres, MM. Piétri, Conti, Chevreau, le duc de Padoue, Fleury, Palikao. Un journal, l'Ordre, fut créé pour défendre la cause impérialiste et transmettre à la Province, avec les 80 journaux et les 500,000 numéros, partout répandus, le mot d'ordre du parti et des milliers de photographies de la famille impériale. Les illusions des Bonapartistes étaient si grandes, à ce moment, que notre très cher et très regretté camarade, Albert Duruy, l'héroïque soldat de 1810, préparait les éléments de sa célèbre brochure Comment les Empires reviennent, qui vit le jour en 1875, juste au moment où les lois constitutionnelles étaient votées.

Tout en se maintenant dans la plus stricte légalité et en accordant au Septennat un respect provisoire, les Bonapartistes affichaient leurs prétentions avec plus de franchise que les Légitimistes. Leur chef, M. Rouher, dans une lettre adressée au rédacteur d'un journal du Puy-de-Dôme[1], que le jury avait condamné pour attaques au Septennat, établit d'une façon irréfutable que la lutte n'était qu'entre l'Empire et la République que les Régimes intermédiaires n'oseraient pas, le jour venu, affronter le verdict du pays, et, qu'en attendant ce jour, il fallait respecter la trêve qui réservait l'avenir. Cet avenir, les Impérialistes le préparaient, en organisant pour le 16 Mars, anniversaire de la naissance du Prince Impérial et date de sa majorité, d'après les Constitutions de l'Empire, une grande manifestation politique. Tous les anciens serviteurs du Régime déchu étaient invités par le Comité de Paris à se rendre à Chislehurst, pour fêter la majorité du Prince Impérial. Le duc de Broglie, par une circulaire en date du 19 Février, le général du Barail, par une circulaire en date du 24 Février, enjoignirent aux préfets et aux généraux.de s'opposer à la manifestation projetée et de leur signaler ceux des fonctionnaires ou des officiers qui se rendraient clandestinement à Chislehurst. La circulaire du générai du Barail débutait par ces mots : « Je suis informé qu'un grand nombre d'officiers de tous grades ont l'intention de se rendre, le 16 Mars, à Chislehurst, etc. » C'était une maladresse et une erreur que de représenter les officiers de tous grades comme inféodés au Bonapartisme. Mais si la forme de la circulaire était défectueuse, l'intention inspiratrice était bonne, et il faut savoir gré aux ministres de la Guerre et de l'Intérieur d'avoir, une fois au moins, rompu avec leurs habitudes équivoques et leur politique indécise, d'avoir rappelé aux fonctionnaires et aux officiers leurs devoirs envers l'État, au risque de s'aliéner, dans la majorité qui les soutenait, des auxiliaires indispensables.

Les circulaires du 19 et du 24 Février sont le seul acte de politique intérieure du ministère du 26 Novembre, qui échappa au blâme qu'appellent toutes les autres mesures administratives du Gouvernement. En même temps qu'elles étaient écrites, le duc de Broglie remplissait les colonnes du Journal Officiel de nominations de maires de combat, en application de la loi du 20 Janvier. Un décret du 17 Février avait complété cette loi, en faisant passer les attributions du directeur de la Sûreté au préfet de police de Paris, dont l'action s'était ainsi étendue sur toutes les polices locales.

L'état de siège sévissait toujours en France et quand, au Reichstag récemment renouvelé, tous les députés alsaciens, qui avaient été choisis dans le parti français, demandaient, par l'organe de Winterer et de Guerber, la suppression du régime dictatorial imposé à l'Alsace-Lorraine depuis 1874, le Chancelier leur répondait, avec une cruelle ironie, que l'état de siège pesait encore sur 28 départements français et que, si l'Alsace-Lorraine faisait retour à la France, elle se retrouverait en état de siège. M. de Bismarck se trompait sur un point 39 départements et non 28 étaient soumis à ce régime exceptionnel.

 

On retrouvait les partis pris politiques et les divisions jusque dans les votes académiques. Le 8 Janvier M. de Loménie avait été reçu par M. Sandeau, en venant occuper le fauteuil de Mérimée le 22 Janvier M. Saint-René Taillandier l'avait été par Nisard, en venant s'asseoir à la place du Père Gratry. Ces deux réceptions n'avaient pas été de grandes premières. On en attendait une pour le 5 Mars, jour fixé pour la réception de M. Emile Ollivier, successeur de Lamartine. M. Emile Augier devait répondre au récipiendaire. Dans son discours, M. Emile Ollivier avait parlé de lui-même avec une si inconsciente infatuation, de M. Thiers avec une si injuste rigueur et de Napoléon III avec une si élogieuse partialité, qu'une moitié de l'Académie fut d'avis d'ajourner sa réceptionne die. L'autre moitié, plus logique, se souvenant que M. Emile Ollivier avait été élu comme ministre et parce que ministre, aurait été d'avis de laisser prononcer le discours tel qu'il avait été écrit.

Le 1°er Mars eurent lieu deux nouvelles élections législatives dans la 'Vienne et dans le Vaucluse. M. Ledru-Rollin fut élu dans ce dernier département. Le succès du candidat républicain, M. Lepetit, fut assuré, dans l'autre, par une remarquable lettre de M. Thiers[2].

Dans la séance du 6 Mars l'interpellation de M. Christophle, « sur la manière dont le ministère a exercé ses pouvoirs, en présence des attaques dont l'Assemblée nationale a été récemment l'objet, » fournit au Cabinet une occasion d'éclaircir enfin l'équivoque et d'affirmer sa politique il se garda bien de la saisir. Très habilement M. Christophle commença par écarter complètement du débat la personne et les intentions du Président de la République. Il établit ensuite que le respect de la souveraineté nationale et la sécurité des discussions étaient la condition essentielle du régime parlementaire. Ces conditions existent-elles, en présence des appels de certains journaux à la force ? L'article où le Figaro, rappelant le récent prononciamento de Pavia, pousse le Maréchal à un coup d'Etat, a-t-il échappé à l'attention du Gouvernement, qui a suspendu ou supprimé des journaux pour des délits bien moindres ? L'autorisation de vente sur la voie publique a été retirée au XIXe siècle, pour avoir reproduit une parole de M. Lefèvre, député de la Gauche, accusant le président de l'Assemblée nationale, M. Buffet, de « partialité révoltante », et l'incitation au coup d'Etat est restée impunie. « Cela fait rire et voilà tout, s'écria le Garde des Sceaux, M. Depeyre, voilà l'effet que produit dans le pays le Figaro ! » Le lendemain du jour où il avait attaqué la majorité avec la dernière violence, le Figaro avait, par une sorte de compensation, prodigué les injures à la minorité, et le Gouvernement était resté muet comme la veille, oubliant les paroles que le duc de Broglie avait prononcées le 24 Mai, dans son discours contre M. Thiers : « Ce qu'un Gouvernement autorise et permet, il est censé le faire lui-même. » Le Cabinet n'est-il pas en opposition flagrante avec le chef de l'Etat, qui s'est engagé, au Tribunal de commerce, à faire respecter de tous, pendant sept ans, l'ordre de choses légalement établi ? Il n'a servi, dans la circonstance, ni l'ordre moral ni les principes conservateurs ; il n'a usé de l'état de siège que dans l'intérêt de ses amis, non dans l'intérêt de la justice et de l'équité il a pratiqué la politique de combat, avec laquelle on ne fonde rien et si, un jour, l'histoire daigne s'occuper de son passage aux affaires, elle le caractérisera par ces trois mots impuissance, stérilité, contradiction.

Il est bon de remettre ces vigoureuses paroles sous les yeux de la génération présente, de montrer comment les membres du Centre Gauche, si calomnié aujourd'hui, entendaient la défense des libertés publiques et quel service ces ouvriers de la première heure ont rendu aux institutions actuelles. Le duc de Broglie répondit plaisamment qu'il était heureusement surpris de la susceptibilité inquiète montrée par la Gauche pour les droits, l'autorité et la dignité de l'Assemblée et salua avec plaisir cette conversion, qu'il souhaita durable et sincère. Quant au Figaro, « journal plus connu par la variété piquante de sa rédaction que par sa consistance politique, » ses attaques ne comptaient pas et le vice-président du Conseil avait à peine eu le temps de lire « ces minuties de la presse courante ». D'ailleurs, le rédacteur en chef du journal avait désavoué l'auteur de l'article. Après que M. Victor Lefranc, en quelques graves paroles, eut dégagé le Gouvernement de M. Thiers, que M. de Broglie avait mis en cause, de toute similitude avec le Gouvernement de combat, l'ordre du jour pur et simple, appuyé par le Gouvernement, fut adopté par 377 voix contre 30o. Douze membres du Centre Gauche s'abstinrent.

A la fin de son discours, en réponse à l'interpellation de M. Christophle, le duc de Broglie avait fait allusion à l'élaboration des lois constitutionnelles. La nouvelle Commission des Trente venait, en effet, d'achever l'étude de la loi électorale, dont elle eût voulu faire une seconde loi du 31 Mai. Les dispositions restrictives de l'électorat et de l'éligibilité n'ayant pas été accueillies par l'Assemblée nationale, le travail de la Commission, dont M. Batbie fut le rapporteur, n'offre qu'un intérêt historique la discussion devant l'Assemblée ne vint d'ailleurs que plus tard. Le seul événement politique à signaler, avant l'interpellation du 18 Mars, est la manifestation projetée du 16 Mars à Chislehurst, à laquelle manqua le prince Napoléon, dûment invité pourtant. Le Prince Impérial lut aux députés de l'appel au peuple un discours-manifeste, œuvre de M. Rouher, où il représentait le duc de Magenta, a ancien compagnon des gloires et des malheurs de son père, comme un gardien suffisant de l'ordre matériel, mais non de la sécurité, qu'un plébiscite seul pouvait assurer, le plébiscite étant « le salut et le droit ».

Le 26 Janvier, Gambetta avait déposé une demande d'interpellation, sur la circulaire du duc de Broglie, relative à l'application de la loi des maires d'ajournements en ajournements cette interpellation fut enfin discutée, deux mois plus tard, le 18 Mars, et cette discussion, la plus importante de celles qu'eut à subir le Cabinet, aurait permis au duc de Broglie de prendre position entre les extrêmes des deux parties de l'Assemblée, de s'appuyer sur la Droite diminuée des Chevau-légers et sur les 100 membres du Centre Gauche tout prêts, comme M. Dufaure, à soutenir un Gouvernement conservateur et libéral, voulant sincèrement l'organisation constitutionnelle des pouvoirs du. Maréchal et la pratique sérieuse du régime parlementaire. Un véritable homme d'Etat eût compris, à ce moment, la nécessité de renoncer au Gouvernement de combat ; d'oublier les vieilles rancunes et les inimitiés récentes, de cesser d'être le porte-parole d'un parti sans racine dans le pays et sans avenir dans l'Assemblée, pour se faire le chef d'une majorité vraiment nationale, dont n'eussent été exclus que les irréconciliables de Droite ou de Gauche, qui se serait appuyée sur la presque unanimité de la France et qui eut fait du Septennat ce que son inventeur lui-même avait appelé une réalité vivante ». Les hommes politiques vraiment dignes de ce nom, les pasteurs de peuples, savent saisir ces occasions que la fortune jalouse ne leur offre guère qu'une fois, quand elle les leur offre. Le duc de Broute, enferme dans sa conception étroite du Septennat, retenu par un faux point d'honneur, ne sut pas se dégager de ses alliances, ni renoncer à ses complicités du 24 Mai il resta, le 18 Mars, ce qu'il avait été dans toutes les interpellations auxquelles il eut à répondre, dans le cours de ses deux ministères, un orateur fécond en ressources, très habile à déplacer le terrain de la discussion et à rendre à ses adversaires coup pour coup ; et un homme d'Etat d'un aveuglement sans pareil, un capitaine très apte a conduire à l'assaut des troupes bigarrées, mais incapable de les maintenir longtemps sur les positions conquises, le plus funeste, le plus compromettant des ministres pour un Chef d'Etat, comme le loyal soldat au nom duquel il parlait.

Jamais d'ailleurs ministre n'eut en face de lui plus redoutable adversaire. L'interpellation, déposée primitivement par Gambetta, reprise par M. Lepère, fut développée par M. Challemel-Lacour. Pour la Droite, M. Challemel-Lacour était l'ancien préfet de Lyon, l'homme de confiance de Gambetta ; pour la Gauche il était l'un des plus ardents Républicains, mais l'un des moins capables de se dominer, pour tous et pour le public il était un orateur correct, pouvant trouver quelques accents chaleureux dans un plaidoyer pro domo, mais non pas donner la formé la plus parfaite aux griefs d'une grande Opposition parlementaire, envelopper dans un langage impeccable des critiques d'autant plus fortes qu'elles restent toujours courtoises et faire retentir la tribune française d'accents d'une incomparable éloquence. Pendant une heure et demie M. Challemel tient l'Assemblée sous le charme d'une irréprochable correction de parole, d'une langue sobre et forte, d'élans impétueux, d'ironies amères, explosions indignées qui sont comme contenues et qui se condensent en formules métalliques. Ce grave et rare talent donne à tout l'auditoire une incontestable impression de grandeur. Les interruptions, les insultes ne parviennent pas à rompre la logique serrée de son discours il les laisse passer, dédaigneux, à moins qu'il ne les relève, pour improviser un superbe développement qui semble faire corps avec le discours. Il a parlé de la République un membre de la Droite lui crie Laquelle ? il riposte en traçant le programme du Gouvernement républicain en face du Gouvernement honteux, en opposant les principes de la Démocratie aux expédients, aux tracasseries, aux persécutions du Septennat. Nous publions en appendice[3] le magnifique discours de M. Challemel-Lacour, qui se résumait dans ces deux questions adressées au Gouvernement.

Nous demandons, en premier lieu, à M. le Ministre de l'Intérieur si, en déclarant, dans sa circulaire du 22 Janvier, le pouvoir de M. le Président de la République élevé dès à présent, et pour toute la durée que la loi lui assigne, au-dessus de toute contestation, il n'a pas entendu déclarer que toute tentative de restauration monarchique était dès à présent interdite ?

Nous lui demandons, en second lieu, s'il ne se propose pas de veiller désormais à l'exacte application dos lois qui punissent comme délictueux tous les actes et manœuvres quelconques ayant pour objet de changer la forme du Gouvernement établi ?

Avec l'ironie froide qui était dans sa manière M. Challemel-Lacour avait déclaré que, pour plus de précision et pour éviter toute surprise, il rédigeait et déposait sur le marbre de la tribune les deux questions écrites qu'il prenait la liberté d'adresser au Gouvernement.

La séance fut suspendue pendant une demi-heure, après cette admirable harangue, que le duc de Broglie, dans sa riposte impertinente, qualifia de « discours si prolongé ».

Le même reproche ne saurait être adressé au discours du Ministre de l'Intérieur il remplit à peine 4 colonnes du Journal officiel et n'a pas dû se prolonger au-delà de 10 à 12 minutes. Le duc de Broglie, après avoir déclaré qu'il n'était pas « dictateur révolutionnaire » et qu'il n'avait pu aborder toutes les questions dans sa circulaire du 22 Janvier, s'efforça de justifier cette circulaire et les choix qui avaient été faits, conformément à ses instructions. A chaque phrase il est interrompu par M. Margaine, par M. Lenoël, par M. Fourcand, par M. Faye, par tous les maires qui ont été l'objet d'exclusions systématiques, dictées par des motifs politiques tous ces interrupteurs sont la preuve vivante que les instructions données par le duc de Broglie ont été méconnues, ou plutôt que ses secrètes pensées ont été trop bien comprises. Le duc de Broglie reproche ensuite à ceux qui viennent d'applaudir M. Challemel-Lacour d'être les ennemis notoires et déclarés du Gouvernement actuel, ce qui lui attire cette riposte de M. Margaine : « On peut être l'ennemi du Cabinet, sans être l'ennemi du Gouvernement. » M. Margaine, d'un mot, avait fait cesser la confusion que le duc de Broglie s'efforçait de perpétuer depuis le 26 Novembre. Vous vous confondez toujours avec le Maréchal, lui disait, un instant après, le même député, vous n'êtes pas le Président de la République. La fin du discours ministériel fut consacrée à une définition du Septennat, du pouvoir « incommutable », dont le caractère et la nature étaient un peu- plus obscurs après chaque définition, et à un appel à l'union de la majorité.

M. de Cazenove de Pradines vint déclarer, après le duc de Broglie, qu'il comprenait la prorogation comme un pouvoir intérimaire, en attendant le rétablissement de « la Monarchie qui a fait la France et qui seule peut la relever ». Le ministre remonte a la tribune. Le moment est venu de déchirer les voiles, de sortir de l'équivoque, de prononcer devant l'Assemblée et devant la France, si avide de clarté, une parole franche et sincère le duc de Broglie se contente de dire que l'opinion de l'honorable préopinant lui est personnelle et n'engage pas le Gouvernement. Après quelques observations, présentées par MM. Lepère et Louis Lacaze, l'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, recueillit 370 voix contre 310. Ce fut la dernière victoire du duc de Broglie, victoire à la Pyrrhus, qui réunit une fois encore, dans un vote de coalition, les partisans du Septennat et ceux qui venaient, comme M. Cazenove de Pradines, comme M. de Carayon-Latour qui s'associa aux réserves de son collègues, de « dresser son acte de décès ».

Le lendemain de l'interpellation, le Journal officiel publiait la lettre suivante :

« Versailles, le 19 Mars 1874.

« Monsieur le Duc,

« Je viens de lire les paroles que vous avez prononcées hier à la tribune de l'Assemblée nationale.

« Elles sont conformes au langage que j'ai tenu moi-même à MM. les Présidents du Tribunal et de la Chambre de commerce de Paris.

« Je leur donne donc mon entière approbation et je vous remercie d'avoir si bien compris les droits que m'a conférés et les devoirs que m'impose, pendant sept années, la confiance de l'Assemblée.

« Veuillez agréer, Monsieur le Duc, la nouvelle assurance de ma haute considération.

« Le Président de la République,

« MARÉCHAL DE MAC-MAHON. »

A la suite de cette lettre, le Journal Officiel relatait les paroles prononcées, le 4 Février, au Tribunal de commerce t Pendant sept ans je saurais faire respecter de tous l'ordre de choses légalement établi. L'ordre de choses légalement établi c'était la République. Pourquoi donc confier le soin de la gouverner à ses adversaires notoires ? pourquoi s'appuyer même sur ceux qui ne vous considèrent que comme u un abri passager c'est le mot de M. Cazenove de Pradines, ou comme un « paravent », c'est le mot de M. Rouher, ou comme un « vestibule dans lequel il n'y a rien à construire, c'est le mot de M. de Kerdrel ? »

Le pays comprenait de moins en moins cette politique. Appelé au scrutin dix jours après, le 29 Mars, dans la Gironde et dans la Haute-Marne, il envoyait à Versailles deux nouveaux Républicains, M. Roudier et M. Danelle-Bernardin. Consulté seize fois, depuis le 24 Mai 1873, sur tous les points de la France, dans les < pays rouges comme dans les autres, il avait nommé quinze Républicains et un Bonapartiste. L'ordre moral, puis le Septennat avaient vainement tenté de faire passer un candidat à eux en un an, la France n'avait pas envoyé une seule recrue à ce que le duc de Broglie s'obstinait à appeler « le grand parti conservateur ». Sa défiance croissait, en raison directe de la confiance de la majorité et de l'approbation du Maréchal.

Cette majorité se retrouva, compacte et fidèle, jusqu'à la fin de la session d'hiver, et particulièrement, dans la discussion du projet de prorogation au 1er Janvier 1875 des municipalités élues pour trois ans, le 30 Avril 1871, et qui devaient être renouvelées, au plus tard, le 30 Avril 1874. Le Gouvernement n'en était pas à regarder à l'établissement légal d'un nouveau provisoire et il triompha à la majorité habituelle, par 377 voix contre 302. Une manœuvre habile de la Gauche faillit pourtant faire échouer le projet et amener la chute du Cabinet six semaines plus tôt. Les bureaux, comme il arriva souvent, avaient nommé une Commission hostile, qui conclut au rejet du projet et désigna M. de Marcère pour rapporteur. Ancien magistrat, M. de Marcère combattit le projet, au point de vue juridique, avec la plus grande vigueur membre du Centre Gauche, il le combattit avec plus de vigueur encore, au point de vue politique, et fulmina contre le Cabinet et contre la majorité un réquisitoire d'une éloquente violence. A cette époque de lutte pour la vie, les Républicains les plus modérés, ayant à subir les plus vives attaques, rendaient coup pour coup, avec une précision et un entrain remarquables. M. de Marcère montrait qu'il y a une loi de fatalité pour les envahissements ; qu'après avoir privé, par une mesure isolée à dessein, les Communes du droit de choisir leurs maire et adjoints, on voulait les priver de celui de choisir leurs conseillers municipaux, parce qu'il est plus facile de s'emparer une à une des libertés communales. Faisant allusion à un projet dû à l'initiative privée et qui tendait à prohiber les élections politiques partielles, supposant de plus au Gouvernement le dessein d'ajourner le renouvellement par moitié des Conseils généraux, le rapporteur concluait en ces termes : « La politique est obscure, les consciences sont troublées, les esprits sont inquiets. Ce n'est pas le moment de s'éloigner systématiquement des vraies sources du droit, en s'écartant de plus en plus du pays, ni de le blesser dans les plus chères de ses libertés. »

M. Depeyre combattit les conclusions du rapport de M. de Marcère, eu invoquant des prétendus précédents qui n'en étaient pas, puisqu'ils s'appliquaient à la prorogation du mandat des Tribunaux de commerce et à celle du mandat des Conseillers généraux de la Seine, dont on avait voulu faire coïncider le renouvellement avec celui des Conseillers municipaux de Paris. Les deux cas étaient dissemblables : l'Assemblée les déclara pourtant identiques et repoussa les conclusions du rapport. Au vote sur le projet gouvernemental, repris comme amendement, la Gauche demanda le scrutin secret et s'abstint. Il y eut 334 voix pour et 45 contre. Le quorum de 372 voix, nécessaire à la validité du vote, était dépassé de 7 voix, grâce aux membres qui avaient voté contre. On a remarqué que si le Cabinet, au lieu de 45 opposants, avait eu 37 partisans de plus, il eût été battu, parce que 371 votants ne suffisaient pas à rendre un vote valable. La procédure parlementaire offre de ces anomalies.

Ce vote si disputé est du 26 Mars. L'avant-veille, l'Assemblée avait décidé de se proroger du 29 Mars au 12 Mai et elle avait constitué une Commission de permanence de 23 membres, où elle n'admit que 6 députés de la Gauche. Le surlendemain, elle confirmait aux ducs d'Alençon et de Penthièvre les grades qu'ils avaient conquis à l'étranger et les admettait à titre définitif dans l'armée française. Le même jour, comme pour en finir avec toutes les questions désagréables, elle autorisait la levée du séquestre sur l'ancienne liste civile. La Gauche n'avait fait qu'une assez molle résistance à ces deux projets. Elle avait, et le publie avec elle, attaché beaucoup plus d'importance aux symptômes, encore isolés et individuels mais très significatifs de désagrégation, entrevus dans une majorité qui avait semblé jusqu'alors incommutable elle aussi.

Dans une lettre à l'Union, du 21 Mars, le vicomte d'Aboville estimait que le Maréchal eût mieux fait de garder le silence le 19 Mars et annonçait que le double jeu du vice-président du Conseil ne ferait pas indéfiniment des dupes. « Point d'illusions, ajoutait-il, d'ici à deux mois M. le duc de Broglie va nous proposer d'organiser la République septennale. Mais alors pourquoi avoir renversé M. Thiers ? »

Le 23 Mars, dans un discours à l'Association Polytechnique, un membre du Cabinet, M. de Fourtou, prévoyant que le Maréchal pourrait prendre d'autres conseillers, déclarait que son autorité serait fortifiée par une organisation constitutionnelle loyalement promise et prononçait la moitié au moins du mot République, quand il disait : « Le Maréchal protégera pendant sept ans de sa fermeté et de sa prudence le développement régulier des affaires publiques. »

Les manifestations parlementaires étaient encore plus caractéristiques.

Le 26 Mars. M. de Franclieu essayait de lire à la tribune une déclaration, où il annonçait qu'à la rentrée il s'opposerait à la mise à l'ordre du jour des lois constitutionnelles.

Le lendemain, M. Dahirel réclamait l'urgence pour cette proposition : « Au 1er Juin prochain, l'Assemblée se prononcera sur la forme définitive du Gouvernement de la France. » L'urgence, vivement combattue par le duc de Broglie, ne fut repoussée, par 327 voix contre 242, que parce que 49 Républicains votèrent avec le Cabinet.

Enfin, le 29 Mars, à la Commission des Trente, M. de Kerdrel lui-même, qui s'était élevé si vivement contre la proposition Dahirel, disait du Septennat : « Les uns y voient le vestibule de la Monarchie, les autres le vestibule de la République mais il n'y a rien à construire dans ce vestibule. »

Pendant tout le mois d'Avril et jusqu'à la rentrée, les polémiques continuèrent dans les journaux, sur la nature du Septennat, dont le vote apparaissait, de plus en plus, comme un immense malentendu et comme une duperie. Dans une circulaire aux procureurs généraux, où il oublia de désigner le Chef de l'État par son titre officiel de Président de la République, M. Depeyre définit le Septennat irrévocable, affirma qu'il ne pouvait être nié impunément et demanda à ses subordonnés de lui signaler ceux des articles qui l'attaqueraient. Deux jours après, le journal officieux du vice-président du Conseil, le Français, commettait le délit prévu par le Garde des Sceaux, en écrivant : « Les uns veulent un Septennat qui soit une sorte de Monarchie sans le Roi, les autres un Septennat républicain, les autres un Septennat qui soit un Gouvernement neutre et une sorte de prolongation de la trêve des partis. Les uns peuvent avoir raison, les autres tort, mais tous sont dans leur droit. » Le Français ne fut pas poursuivi. Les défenseurs du « Gouvernement sans nom » étaient tombés dans le ridicule et le pays se montrait de plus en plus indifférent à ces discussions byzantines, occupations de vacances, pour les journaux à court de copie. Si le Maréchal de Mac-Mahon ne professait pas, à l'endroit de la presse, le même aristocratique dédain que le duc de Broglie, s'il usait des journaux qui s'occupaient de sa personne et de son pouvoir, il devait se faire de l'une et de l'autre une bien singulière idée.

 

A la fin des vacances, le Maréchal se rendit à Tours, pour poser la première pierre des nouvelles casernes, à Saumur, où il procéda à une visite minutieuse et prolongée de l'Ecole de cavalerie et, le surlendemain de son retour à Paris, à l'Ecole Polytechnique. Partout le public lui montra ce que l'Officiel appelait une respectueuse sympathie mais sa présence ne provoqua d'enthousiasme nulle part ; on n'entendit même pas, sur son passage, dans la population civile, ces acclamations de commande que tous les pouvoirs se procurent si aisément. Quant aux manifestations militaires, il les interdit rigoureusement. A la revue de Tours, les premiers régiments qui défilèrent devant lui crièrent Vive le Maréchal ! : un de ses aides de camp se détacha du groupe de l'état-major, pour rappeler aux régiments qui suivaient que la discipline imposait le silence au soldat sous les armes. Dans les fêtes, les bals, les réceptions qu'il donnait à l'Elysée, et qui étaient remarquables de luxe et de belle ordonnance, son attitude fut la même sa haute correction imposait le respect, si elle ne commandait pas l'affection, si elle ne mettait pas tout le monde à l'aise, comme la spirituelle bonhomie de son illustre prédécesseur. C'est pendant ces vacances parlementaires que M. d'Arnim fut rappelé et remplacé par le prince de Hohenlohe. Le Chancelier, qui poursuivait avec acharnement sa lutte contre les Catholiques, qui faisait condamner, par contumace, bien entendu, l'évêque de Nancy à deux mois de forteresse, pour avoir publié un mandement que les curés de la Lorraine annexée avaient lu en chaire, le Chancelier ne pouvait tolérer la présence à Paris d'un ambassadeur qui avait été favorable aux entreprises de fusion et qui blâmait ouvertement son inflexibilité religieuse.

La session d'Avril des Conseils généraux ne fut marquée que par deux incidents méritant de retenir l'attention. En Corse, la majorité des Conseillers s'abstint, pour protester contre l'absence de son président, le prince Napoléon, à la cérémonie du 16 mars, et la session ne put s'ouvrir. Dans t'Eure, hors session, au dîner offert par le préfet aux membres du Conseil général, le duc de Broglie se prononça pour les lois organiques, comme il l'avait fait à t'Assemblée et devant la Commission des Trente, le 29 Mars. Mais, dans la pensée du vice-président du Conseil, les lois organiques se bornaient à deux, une loi électorale et une loi d'organisation de la seconde Chambre, la loi de Prorogation ayant décidé que les pouvoirs du Maréchal s'exerceraient, dans les conditions actuelles ; jusqu'à l'expiration du Septennat. La loi électorale fut rapportée par M. Batbie, la loi d'organisation de la seconde Chambre fut, nous le verrons, t'œuvre propre du duc de Broglie. Même dans le parti du duc de Broglie, on souhaitait une Constitution moins rudimentaire et le rédacteur en chef du Journal de Paris et du Soleil, M. Hervé, proposait de faire une troisième loi sur le pouvoir exécutif. Le Centre Gauche eût accepté ce programme, sauf à amender dans un sens libéral les lois proposées, mais il mettait comme condition absolue à son concours le remplacement du Cabinet de Broglie par une administration nouvelle, moins déconsidérée dans le Parlement et moins impopulaire dans le pays. Quant a la Droite légitimiste, son opinion fut indiquée par le Congrès des journaux catholiques et royalistes, réuni à Tours, qui exprima l'espoir, dans la séance du 30 Avril, qu'aucune des lois organiques ne serait votée et sa constance dans l'opposition au ministère fut garantie par la présence incognito du comte de Chambord à Versailles.

L'opinion des Bonapartistes, au sujet des lois qui devaient organiser le Septennat, ne différait pas, cela va sans dire, de celle de la Droite Extrême.

Engagé par ses déclarations antérieures, obligé par le texte même des lois du 13 Mars et du M Novembre, le Gouvernement se préparait donc à aborder les discussions constitutionnelles, dès la rentrée, et ses organes habituels insistaient sur l'utilité politique d'un prompt achèvement de ces discussions. Mais la préparation de ces lois n'empêchait pas les deux principaux ministres, celui de l'Intérieur et celui de la Justice, de prendre les mesures arbitraires, qui sont comme la marque de cette administration, ou de revenir aux pires pratiques du Régime impérial. Le 29 Avril, le duc de Broglie supprimait encore un journal républicain modéré, l’Union libérale et démocratique de Seine-et-Oise et le 3 Mai, M. Depeyre, déchirant la circulaire de M. Dufaure du 15 Juin 1871, sur les devoirs des juges de paix, prescrivait à ses procureurs généraux de transformer ces modestes magistrats en indicateurs et par suite en agents politiques. Il était dit que pas une des idées de liberté, d'honnêteté politique, autrefois défendues avec tant d'éloquence et d'apparente conviction, par les membres du Gouvernement, ne resterait inscrite à leur programme.

En dehors des préoccupations politiques, trois faits frappèrent vivement l'opinion pendant le mois d'Avril la mort de Beulé, l'annonce de l'évasion de MM. Rochefort et Paschal Grousset et la nouvelle détaillée de la mort, déjà ancienne, de Francis Garnier. Beulé mit fin, par le suicide, aux atroces douleurs d'une angine de poitrine, que son passage aux affaires avait exaspérée, autant que sa sensibilité littéraire et artistique. MM. Rochefort et Paschal Grousset, déportés à la Nouvelle-Calédonie depuis 1872, s'évadèrent le 20 Mars 1874, dans les circonstances les plus périlleuses et les plus romanesques. Un navire anglais les conduisit en Australie, puis aux États-Unis, d'où ils revinrent en Europe. Le Journal officiel, en annonçant l'événement, le 10 Avril, ajouta que leurs complices seraient recherchés et punis. De complices ils n'en avaient pas ; ils ne durent leur salut qu'à l'énergie de leur volonté, à leur endurance physique, à la mise en œuvre de toutes leurs forces morales.

Ce sont ces qualités que le malheureux Francis Garnier avait déployées dans une meilleure cause la conquête du Tonkin. Après un voyage de trois années dans l'Indochine (1866-'i868), il avait exploré à ses frais le cours du Yang-Tsé-Kiang, qu'il remonta jusqu'à la région des rapides. Le contre-amiral Dupré, gouverneur de l'Indochine, le chargea, en Octobre 1873, d'une mission au Tonkin, où il l'envoya avec deux canonnières, un détachement de fusiliers marins et un détachement d'infanterie de marine. De Touram, Garnier fit demander à la cour de Hué l'envoi d'un plénipotentiaire à Hanoï, pour signer un traité de commerce avec la France. Il se rendit lui-même à Hanoi, d'où le vice-roi le somma de se retirer. Garnier, avec 120 hommes, s'empara de la citadelle que défendaient 7.000 Annamites, le 2t Novembre 1873, et prit possession de l'administration du pays.

Les renforts qu'il avait fait demander à Saïgon arrivèrent, le 24 Décembre, trois jours après sa mort. Une attaque de pirates s'était produite le 2t, Garnier était sorti de Hanoï pour les repousser, avait été attiré dans une embuscade, criblé de coups de lance et affreusement mutité. Les 200 hommes de renfort reçurent l'ordre d'évacuer Hanoï et de se replier sur Haïphong. Tout était à refaire. Francis Garnier a indiqué la voie, ou tant d'autres hardis Français devaient le suivre. Comme les conquérants espagnols du XVIe siècle, il a montré ce que pouvaient la vaillance et la civilisation contre la barbarie sans organisation, sinon sans courage. La France lui doit la possession de la belle colonie, où il a le premier versé son sang. Malgré son importance, la conquête si rapide du Tonkin n'était qu'un incident de second ordre, à une époque où le Gouvernement français n'avait pas encore adopté le vaste plan de politique coloniale, qui ne sera exécuté que sous le successeur du Maréchal.

 

La rentrée de t'Assemblée nationale eut lieu le 12 Mai. Cette première séance ne fut marquée que par la démission d'un député de la majorité, M. Piccon, représentant des Alpes-Maritimes, qui reconnut avoir souhaité, dans un banquet, le retour de Nice à l'Italie et qui se rendit justice en s'excluant de l'Assemblée nationale. Dans la même séance, un autre député de la majorité, le marquis de Costa de Beauregard, vint déclarer que les représentants de la Savoie n'étaient pas solidaires de leurs collègues des Alpes-Maritimes. Cette affirmation de patriotisme, très sincère évidemment, devait, vingt ans plus tard, à défaut de titres littéraires, ouvrir au marquis de Costa de Beauregard les portes de l'Académie française.

La séance du 13 Mai fut consacrée à l'élection du Bureau. M. Buffet fut reporté au fauteuil par 360 voix, chiffre inférieur à celui de sa précédente élection. MM. Martel, Benoist d'Azy, le général baron de Chabaud-Latour furent élus vice-présidents. MM. Francisque Rive, le vicomte Blin de Bourdon, de Cazenove de Pradines, le comte de Ségur, Félix Voisin et Grivard firent élus secrétaires. Sur onze membres du Bureau, la Gauche, qui formait les trois septièmes de l'Assemblée, en avait deux.

Dans la séance suivante, celle du vendredi 15 Mai, le duc de Broglie déposa sur la tribune un projet de loi concernant la création et les attributions d'une seconde Chambre et ce qu'il appelait, avec une exagération manifeste, les relations à établir entre les pouvoirs publics. L'Assemblée exigea la lecture de ce document qu'il convient de résumer. Le duc de Broglie rappelle que la Commission Laboulaye, au moment du vote de la Prorogation, proposait à l'Assemblée dévouer l'avenir de la France aux institutions républicaines. L'Assemblée s'y est refusée, tenant à conserver au pouvoir qu'elle établissait, un caractère « d'impartialité loyale ». Le 15 Mai, pas plus que le 20 Novembre, le Gouvernement ne vient demander à l'Assemblée d' « altérer les traits essentiels de la délégation qu'elle a faite ». Aujourd'hui, comme alors, il ne s'agit que d'institutions provisoires. Le 1S Mai, comme le 20 Novembre, comme le 24 Mai, il s'agit de réunir autour du même pouvoir « les bons citoyens des partis divers, sans engager leur avenir, sans leur demander le sacrifice ni d'une espérance légitime, ni d'une conviction consciencieuse ». Et le duc de Broglie répète, un peu plus loin, dans un idiome à lui, que le pouvoir du Maréchal doit rester ce qu'il est, « celui d'un honnête homme faisant appel, dans tous les rangs, au dévouement de ses pareils ». Nous ne relevons pas cette prétention de constituer, à soi seul, le parti des « bons citoyens » et des « hommes honnêtes », ni cette exclusion de tous ceux qui ne pensent pas comme le duc de Broglie prétention et exclusion se retrouvent sous sa plume, dans cet exposé des motifs, comme elles se sont rencontrées dans sa bouche, toutes les fois qu'il a pris la parole. Il suffit d'être Républicain, si peu que ce soit, ou Monarchiste d'une autre nuance que le ministre de l'Intérieur, pour être classé dans la Ligue du Mal Public.

Le duc de Broglie expose ensuite, d'un style net et vigoureux, les conditions indispensables, les principes d'existence de tout Gouvernement libre, République ou Monarchie. Cet exposé, si peu politique dans les réserves du début, si contestable dans l'établissement des catégories où doit se recruter la seconde Chambre, a ici la valeur d'un bon chapitre de droit constitutionnel. Le premier de ces principes, de ces axiomes politiques, c'est la séparation nécessaire des pouvoirs exécutif et législatif. Le second est la division du pouvoir législatif en deux Assemblées, une Assemblée unique ; grand corps irresponsable, pouvant introduire les désordres les plus graves dans la législation, par des résolutions irréfléchies et soudaines. Le troisième axiome, c'est la nécessité d'avoir, entre l'exécutif et le législatif, un modérateur qui les concilie. Le recrutement de l'Assemblée modératrice ne doit pas être le même que celui de la Chambre des représentants, « le nombre n'étant pas tout dans une société, ni la majorité numérique la seule autorité qui doive faire loi x : Le duc de Broglie proposait, en conséquence, de composer la seconde Chambre de membres en partie nommés par le Président de la République, en partie élus par un Collège formé des citoyens les plus notables de chaque département, et de hauts dignitaires désignés par leurs fonctions. La seconde Chambre prendrait le nom de Grand Conseil. Elle aurait juridiction, pour crimes d'Etat, contre les ministres et contre le Président de la République. Elle posséderait le droit de dissoudre- la Chambre des représentants, sur la proposition du Président de la République. Elle se réunirait à la Chambre basse dans les circonstances graves, et, pour la plus grave de toutes l'élection, à la fin du Septennat, du Président de la République.

« Notre ambition serait, disait le duc de Broglie dans sa péroraison, de réunir, pour organiser les pouvoirs du Maréchal, les suffrages de tous ceux qui l'ont établi, en y joignant l'adhésion précieuse de ceux qui, après l'av0ir combattu en principe, s'y rattachent aujourd'hui loyalement, comme à l'autorité légale du pays. » Il était bien tard pour faire appel au concours du Centre Gauche, après lui avoir fait une guerre à mort depuis le 24 Mai, après que l'on venait, quelques instants auparavant, de l'exclure de la Ligue « des bons citoyens et des honnêtes gens ». L'Assemblée, avait dit aussi le duc de Broglie, n'est pas responsable des divisions qui l'empêchent de porter aux maux du pays un remède souverain et décisif. Si, elle était responsable, mais elle ne l'était pas-seule le véritable artisan du malaise du pays et de l'anarchie de l'Assemblée, c'était le Gouvernement.

Le samedi 16 Mai, M. Batbie, au nom de la Commission des lois constitutionnelles, demanda la mise à l'ordre du jour, pour le mercredi suivant, de la première lecture de la loi électorale. M. Théry, au nom de la Droite, réclama la priorité pour la loi organique municipale, les élections municipales devant précéder les élections politiques. M. Raudot vint appuyer la demande de M. Batbie, parce qu'il savait que le ministère faisait une question de confiance de la mise à l'ordre du jour de la loi électorale et parce qu'il ne voulait pas « pousser les choses à l'extrême ». Le duc de Broglie s'engagea à fond sur la question de priorité, parce qu'il fallait « répondre à un besoin urgent, à un appel pressant du pays » et ne démentit pas M. Raudot qui avait posé officieusement la question de confiance. M. Lucien Brun prit la parole pour écarter la question de confiance. « Rien de grave, dit-il, ne nous divise... Il reste une question d'ordre du jour, dont l'Assemblée demeure maitresse. » — « Le Gouvernement, riposta le vice-président du Conseil, est infiniment reconnaissant des paroles que vient de prononcer l'honorable M. Lucien Brun, mais il ne faudrait pas se méprendre sur leur sens et qu'elles parussent diminuer l'importance du vote qui va être émis. » On alla aux voix 317 députés se prononcèrent pour la priorité de la loi électorale, 381 contre le Cabinet de Broglie avait vécu. Il portait la peine des réticences, des détours, des compromis et des faux fuyants de son chef. Sa chute, qui fut plus digne que sa vie, produisit, dans toute la France, une immense impression de soulagement.

Ainsi succombait, après six mois d'une administration sans principes, sans suite et sans franchise, le second ministère de Broglie. Quelque fût le ministère qui devait lui succéder, il ne pouvait moins valoir, ni encourir une plus légitime impopularité. A l'actif des deux Cabinets du 24 Mai et du 26 Novembre, on ne peut pas citer une sage parole ou un acte généreux, pas même une velléité de politique loyale et pacificatrice. Sous les plus mauvais Gouvernements, sous les régimes les plus personnels, il y a des moments de relâche et comme de détente la nature reprend ses droits et le souverain le plus absolu ou le ministre le plus autoritaire laisse éclater sa compassion pour les misères humaines il lui échappe un mot de sympathie profonde pour les gouvernés. Sous le double ministère du duc de Broglie, il n'y eut pas un de ces moments-là ; jamais l'esprit si cultivé, si fertile en expédients du vice-président du Conseil n'entra en communication avec l'âme même de la nation. La France, qui se donne si volontiers à qui l'aime, se refusa toujours au duc de Broglie ; dans le Parlement même, il n'eut pour lui qu'une minorité, ce Centre Droit qui ne représentait plus rien, qui n'était plus un parti, mais un résidu, formé des restes de l'ancienne bourgeoisie qui n'avait pas suivi M. Thiers dans son évolution.

En même temps que le ministère, était morte la majorité du 24 Mai abandonnée par les Bonapartistes et les Chevau-légers elle fut achevée par le duc de Broglie, qui ne sut pas remplir à temps les vides qui s'y étaient produits. Cette majorité détruite et son chef renversé, tous les politiques clairvoyants pensaient que l'axe du pouvoir allait être légèrement déplacé. Ces prévisions, ne devaient pas se réaliser les solutions les moins vraisemblables étaient les seules qui eussent quelques chances de succès, sous le Septennat, dont le caractère propre est, comme on l'a dit finement, « de n'avoir pas été un Gouvernement'. Remarquons aussi, tant les événements trompent l'attente des hommes politiques, que le vote du 16 Mai 1874 dont la Gauche se félicita, parce qu’elle y vit comme une revanche du 24 Mai 1873, fut bien moins favorable à l'établissement de la République que les votes du 13 Mars ou du 20 Novembre 1873, où la Gauche s'était trouvée en minorité. Très peu de Républicains comprenaient que chaque jour qui s'écoulait donnait une chance de plus a la République et en enlevait une à la Monarchie ils avaient, nous avions tous, à cette époque, le fétichisme des mots, des étiquettes. Ils ne virent pas que le duc de Broglie, sans l'avouer, et sans peut-être se l'avouer a. lui-même, s'était rangé, le 16 Mai 1874, à la politique que M. Dufaure avait soutenue le 2 Juillet et le 5 Novembre 1873 et qu'il se garda bien de combattre par son vote le 16 Mai, à la politique qui doit les rallier tous, le jour où l'amendement de M. Wallon leur aura donné l'étiquette fatidique. Ce jour semble encore éloigné aux plus clairvoyants. George Sand, dont nous nous plaisons à citer les jugements apaisés, en ces derniers mois de sa vie, écrivait, le 8 avril 1874, à Charles Edmond : « La situation politique m'irrite et m'écœure » ; et, six semaines plus tard, au même correspondant : « Jamais la France n'a présenté un tel spectacle de désaccord avec elle-même. C'est une souffrance pour nous autres vieux. Les jeunes, qui sont nés dans le brouillard du scepticisme, croient qu'il n'y a jamais eu de soleil et ils s'en moquent. »

 

 

 



[1] Voir Appendice IV.

[2] Voir Appendice V.

[3] Voir Appendice VI.