Le Gouvernement de
l'équivoque. — Les nouveaux ministres. — Les sous-secrétaires d'Etat. — La
seconde Commission des Trente. — Rôle de M. Decazes. Hôte de M. Magne. — L'Instruction
Publique, les Beaux-Arts et les Cultes, sous M. de Fourtou. — Les
fortifications de Paris, l'administration de l'armée et M. du Barail. — L'interpellation
Lamy. — Elections de l'Aude, du Finistère et de Seine-et-Oise. — Le projet de
loi sur les maires. — La séance du 8Janvier et M. de Franclieu. — La séance
du 12 Janvier et M. Ernest Picard. — La discussion de la loi des maires. — L'interpellation
Ricard. — La circulaire aux préfets. — Discussions de la presse sur le
Septennat. — Elections du 8 Février. — Les Bonapartistes. — Circulaires du 19
et du 24 Février. — L'Académie Française et M. Emile Ollivier. — Interpellation
de M. Christophle. — Interpellation de M. Challemel-Lacour. — Les élections
du 29 Mars. — La prorogation des Conseils municipaux. — Les derniers votes de
la session d'hiver. Nouvelles discussions sur le Septennat. — La circulaire
aux procureurs généraux. — Le Maréchal à Tours et à Saumur. — La session
d'Avril des Conseils généraux. Beulé, Rochefort et Francis Garnier. — La
rentrée de l'Assemblée. — Les séances du 13 et du 15 Mai. — La séance du 16
Mai chute du ministère de Broglie. — Jugement sur le ministère et son chef.
Le duc
de Broglie refit, au lendemain du 20 Novembre, ce qu'il avait fait au
lendemain du 24 Mai ; sa politique fut la même, si l'on peut qualifier ainsi
un système qui consistait justement dans l'absence de toute politique. Gouvernement
de combat, Gouvernement de l'ordre moral, Gouvernement de réaction, on a
donné tous ces noms à son premier ministère. Un seul nom convient au second
il a été par excellence le Gouvernement de l'équivoque et, par une juste
punition, le seul jour ou le duc de Broglie a parlé avec une demi-franchise,
demandé à l'Assemblée de tenir les engagements qu'elle avait pris et
d'organiser un Septennat orléaniste, il est resté en minorité, avec 317 voix
contre 381. L'équivoque
et la contradiction étaient partout, à la Présidence, au ministère et dans la
majorité. A la Présidence, le Maréchal, voulant rester fidèle à tous les
Conservateurs qui l'avaient élu, ne pouvait poursuivre et réaliser
l'organisation de ses pouvoirs qu'en trompant les espérances de ceux qui
avaient voté pour lui le 20 Novembre et en acceptant le concours de ceux qui
avaient voté contre lui. Au ministère, sans parler des Bonapartistes qui
auraient préféré le Prince impérial au Maréchal, des membres de la Droite
pure qui lui auraient préféré le comte de Chambord, il n'était pas jusqu'aux
inventeurs et aux défenseurs nés du Septennat, qui n'eussent vu avec plaisir
un « accident favorable à l'un des princes de la famille d'Orléans. Dans la
majorité, enfin, où toutes les solutions, sauf une, la République, avaient t
des partisans, on comptait 70 Légitimistes et Bonapartistes, tout prêts à
faire défection, et qui n'attendaient qu'une occasion pour brûler ce qu'ils
avaient fait semblant d'adorer le 20 Novembre. Le
Cabinet du 26 Novembre comprit le duc de Broglie à l'Intérieur, avec la
vice-présidence du Conseil, M. Octave Depeyre à la Justice, le duc Decazes
aux Affaires Étrangères, M. de Fourtou à l'Instruction Publique, aux Cultes
et aux Beaux-Arts, M. de Larcy aux Travaux Publics, M. Deseilligny à
l'Agriculture et au Commerce. Les autres portefeuilles restaient entre les
mains de ceux qui les occupaient depuis le 24 Mai. La nouvelle combinaison
était caractérisée, beaucoup moins par l'avènement de MM. Decazes, Depeyre,
de Fourtou et de Larcy, que par le départ de MM. Ernoul, de la · Bouillerie,
Batbie et Beulé, surtout des deux premiers. Dans ce que l'on appelle les
milieux parlementaires, c'est-à-dire dans les coulisses du théâtre de
Versailles, la nomination de MM. Depeyre, Decazes, de Fourtou et de Larcy,
fut pourtant considérée comme significative. On y vit la promesse d'une
organisation durable et stable du Gouvernement du Maréchal. C'était aller
bien vite en besogne et attribuer aux nouveaux ministres une influence qu'ils
ne devaient pas avoir, des projets que la majorité du Cabinet n'avait
certainement pas. Lé duc Decazes, ministre des Affaires Étrangères, le seul
peut-être qui désirât à ce moment ce que l'on appela, dans la langue barbare
de cette époque, le Septennat impersonnel, aurait voulu, en même temps, que
l'on réprimât toutes les manifestations qui se produiraient contre le
Septennat, qu'elles vinssent des Monarchistes, des Bonapartistes ou des
Cléricaux. Si son collègue, M. Depeyre, qui devait le portefeuille de la
Justice à cette phrase étonnante : « Il y a des revers qui valent autant
que les plus éclatants triomphes, » si M. Depeyre pensait comme lui, M.
de Fourtou qui, dans la série de ses avatars, était presque arrivé à la
période bonapartiste et M. de Larcy, un Légitimiste transigeant, étaient d'un
avis contraire. Tous les quatre furent d'accord entre eux, d'accord aussi
avec le chef du Cabinet et avec les ministres des Finances, de la Guerre et
de la Marine, dans la lutte entreprise contre les Républicains de toute
nuance. Cette lutte, déguisée en défense des principes sociaux, continua,
sous le second ministère de Broglie, avec autant de véhémence et avec plus de
perfidie que sous le premier. Comme pour bien montrer que la paix n'était pas
signée, on appela au poste de sous-secrétaire d'Etat de l'Intérieur, M.
Baragnon, le plus agressif des députés, le plus antipathique à ses collègues
de la Gauche, le moins fait pour amener au Gouvernement, sinon tout le Centre
Gauche, au moins ses éléments les plus modérés. Le choix des trois autres
sous-secrétaires d'Etat, MM. Vente, Lefébure et Desjardins était insignifiant
celui de M. Baragnon était une véritable provocation. Le « Gouvernement
de combat », allait donc continuer et durer six mois encore, jusqu'au 16
Mai 1874 ; il allait vivre en état d'insurrection contre la France elle-même.
Il était manifeste que la majorité ne représentait plus rien ; il était
certain que si les 380 députés qui avaient voté le Septennat au 20 Novembre
avaient été forcés de comparaître devant tes électeurs, les électeurs
auraient écarté les neuf dixièmes d'entre eux et c'est, dans ces conditions,
avec une majorité dont on ne maintenait la cohésion qu'en lui dissimulant le
but auquel on tendait, avec un Président de la République derrière lequel on
s'effaçait au lieu de le couvrir, en face d'un pays presque unanimement
hostile, que l'on allait administrer ou plutôt violenter la France. Qui pourrait
s'étonner que le second ministère de Broglie ait laissé des souvenirs encore
plus tristes que le premier, que son chef ait recueilli une impopularité plus
grande qu'aucun autre homme d'Etat ? Et ce n'est pas seulement aux libéraux
sincères que ce funeste régime a fait le plus de tort, c'est au Centre Droit,
c'est au parti du duc de Broglie lui-même et aux classes dites dirigeantes,
qu'il a écartées à tout jamais de la direction politique d'un Gouvernement
fondé sur le suffrage universel. La Démocratie ne prendra jamais pour
conseillers et pour guides ceux qui n'ont cessé de la méconnaître, de la
calomnier et de la combattre. Ils lui ont obstinément refusé leur confiance
elle leur a rendu défiance pour défiance et elle leur garde encore rancune.
Dans la répugnance qu'elle éprouve à accueillir les offres de service que lui
font aujourd'hui les Ralliés, il y a un souvenir et un ressentiment de la
guerre implacable qui lui a été faite autrefois par le Centre Droit. Le
projet de loi qui établissait le Septennat avait stipulé qu'une Commission de
trente membres serait nommée dans les trois jours, au scrutin de liste et en
séance publique, pour l'examen des lois constitutionnelles. Il fallut à
l'Assemblée nationale huit jours et une douzaine de scrutins pour donner
satisfaction à la loi du 20 Novembre. D'après la proportion des membres de la
Gauche et des membres de la Droite, ceux-ci auraient dû avoir 17 commissaires
et la Gauche 13 on était arrivé péniblement à l'élection du 28° commissaire
et il n'y en avait encore que trois élus de la Gauche MM. Dufaure, Laboulaye
et Waddington. Devant ce parti pris d'exclusion, la Gauche résolut de
s'abstenir en masse, pour empêcher le quorum et, par suite, la constitution
de la Commission. Le Centre Droit, inquiet de cette perspective, porta toutes
ses voix sur deux membres de la Gauche la plus modérée, qui furent élus, MM.
Vacherot et Cézanne. La Gauche eut donc cinq représentants dans la
Commission, autant que les partisans de la Monarchie du drapeau blanc, autant
que les adversaires du Septennat impersonnel qui avaient fait passer leurs
cinq ambassadeurs à Frohsdorf ou à Salzbourg MM. Chesnelong, de Sugny.
Merveilleux-Duvignaux, de la Rochefoucauld et Lucien Brun. La
précédente Commission des Trente s'était rendue célèbre par ses chinoiseries.
La seconde, M. de Mazade l'a dit spirituellement, sembla vouloir
perfectionner l'art de perdre son temps. Elle se transforma en Académie
politique, en une section des Sciences morales et fit des recherches érudites
sur toutes les Constitutions connues. Il
était impossible à une Commission, formée dans le but d'étudier et de
proposera à l'Assemblée les lois organiques, de les écarter par une fin de
non-recevoir pure et simple. Elle arriva exactement au même résultat par une
habite réglementation de son ordre du jour. Elle déclara, en effet, qu'elle
commencerait ses travaux par l'élaboration d'un projet de loi électorale. It
était inutile de donner à la loi électorale le caractère constitutionnel la
Commission ne s'y était décidée que pour avoir un prétexte honorable
d'écarter les véritables lois organiques ; sur la seconde Chambre et sur les
attributions du pouvoir exécutif. Le premier coup porté au Septennat l'était
donc par ceux qui venaient de le voter à une grande majorité et qui, en
refusant de l'organiser immédiatement, maintenaient au Gouvernement ce
caractère indéterminé, provisoire, qui permettait toutes les attaques et
réservait toutes les espérances monarchiques. Et quelle justification des
craintes exprimées par M. Jules Grévy et par toute la Gauche Il n'était pas
besoin d'être prophète pour prédire que le Septennat ne serait ni respecté ni
obéi. Le Gouvernement institué ce jour-là allait être, pendant deux longues
années, faute de Constitution, un Gouvernement sans nom, sans dignité, sans
prestige, et qui a encouru les justes sévérités de l'histoire, moins pour les
actes particuliers de chacun de ses membres, que pour sa malfaisance générale
et son vice originel. Avant
d'étudier la politique générale du 26 Novembre et son histoire parlementaire,
il convient de rappeler le rôle de MM. Decazes, de Fourtou, Magne et du
Barail dans leurs départements respectifs. Le duc Decazes eut à pourvoir a
trois postes diplomatiques importants. Par décret du 4 Décembre M. de
Chaudordy fut nommé ambassadeur à Berne, après la démission de M. Lanfrey M.
de la Rochefoucauld-Bisaccia, ambassadeur à Londres le marquis de Noailles,
envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Rome, auprès de
Victor-Emmanuel, en remplacement de M. Fournier. Appeler les représentants de
l'aristocratie dans les grandes ambassades, c'était continuer la tradition de
M. Thiers, tradition très contestable et contre laquelle la Gauche avait
quelque raison de s'élever. Ses plaintes étaient encore plus fondées, quand
ceux qui allaient représenter la République Française à l'étranger revenaient
de Frohsdorf, d'où ils n'avaient pu ramener le Roi. Les
actes du duc Decazes valurent mieux que ses choix. Il ordonna aux officiers
de l'Orénoque, le stationnaire français à Civitta-Vecchia, de
s'abstenir de toute visite officielle à Rome, dans la crainte de voir se
renouveler les incidents du mois de Décembre 1872, qui avaient entrainé la
démission de M. de Bourgoing, notre ambassadeur auprès du Saint-Père. Il fit
preuve de prudence, dans ses relations avec l'Espagne, autant que le lui
permettaient ses alliances politiques à l'intérieur et le concours nécessaire
de la Droite légitimiste. Le 2 Janvier 1874, le jour même de la rentrée des
Cortès, la chute d'Emilio Castelar et le coup d'État désintéressé de Pavis,
mettaient le pouvoir aux mains du Maréchal Serrano et préparaient la
Restauration Bourbonienne. Le duc Decazes, qui ne pouvait voir ces
changements d'un mauvais œil, ne chercha pas plus que son prédécesseur a
interdire aux Carlistes les facilités de recrutement et de ravitaillement
qu'ils trouvaient en France, tantôt dans les Basses-Pyrénées, tantôt dans les
Pyrénées-Orientales. Les chefs du mouvement républicain que la Numancia
débarquait à Mers-el-Kébir, au mois de Janvier 1874, Contreras, Galvez et
Roque-Barcia et les membres de la junte révolutionnaire de Carthagène étaient
internés les coupables de crimes de droit commun étaient extradés mais don
Carlos pouvait exercer en France sa juridiction sur les siens et enjoindre à
Saballs de se rendre à Perpignan, pour se soumettre aux corrections de S. A.
S. l'Infant. Après le décisif succès remporté par Emmanuel Concha sur
l'insurrection, le 3 Mai 1874, à Bilbao, Serrano, comme Castelar, ne nous
devant aucune reconnaissance, pouvait prêter une oreille complaisante aux
offres d'alliance venues de Berlin. M. de Bismarck ne négligeait pas plus
Madrid républicaine que Rome royale et suivait avec inquiétude les regards
que l'Extrême Droite tournait vers l'autre Rome. La Gazette de Cologne
disait brutalement, le 15 Janvier : « Du moment où la France
s'identifie avec Rome, elle devient notre ennemie jurée. » La France ne
s'identifiait pas avec la Rome papale, mais ses évêques, ses hommes
politiques et ses journaux la compromettaient parles insinuations et les
menaces à peine dissimulées qu'ils dirigeaient contre l'Italie. Le ministre
des Affaires Etrangères résuma toute la politique extérieure de la France,
dans la séance du 20 Janvier, à propos de l'interpellation du général du
Temple sur la nomination du marquis de Noailles. Cette politique consistait à
entourer le Pape d'un pieux respect et à entretenir avec l'Italie, « telle
que les circonstances l'avaient faite, » des relations pacifiques et
amicales. Le Gouvernement, dans ses relations avec l'Italie comme avec toutes
les autres puissances, poursuivrait le maintien de la paix et se séparerait
nettement des politiques d'aventure « qui conduiraient fatalement la France à
une faiblesse ou à une folie ». Il était très sage défaire repousser par
la question préalable l'interpellation du Temple il eût été plus sage et plus
politique de ne pas laisser cette interpellation suspendue, pendant un mois,
sur la tête de l'Assemblée et de presser l'installation à Rome du marquis de
Noailles sa présence, auprès du roi d'Italie, eût été plus efficace, pour le
maintien ou le rétablissement des relations cordiales, qu'une mesure de
rigueur contre la presse. M.
Decazes et le Gouvernement avaient, en effet, suspendu, la veille même de
l'interpellation du Temple, le journal de M. Veuillot. L'Univers avait
reproduit les mandements des évêques de Nîmes et de Périgueux et attaqué avec
autant de violence que de verve le roi Victor-Emmanuel et les fondateurs de
l'unité. Quand le journal reparut, le 20 Mars, il contenait en tête de ses
colonnes, un bref de chaleureuses félicitations, que Pie IX avait adressé à
son rédacteur en chef. La reconnaissance des faits accomplis n'en restait pas
moins la règle politique de M. Decazes et du Gouvernement français. Les
relations avec l'Allemagne furent dominées par la question religieuse et
regardèrent moins le ministre des Affaires Étrangères que celui des Cultes.
Mais il faut signaler, à la date du 21 Avril 1874, la lettre que le comte
d'Arnim écrivit au chanoine Dœllinger, et qui fut reproduite par la Gazette
d’Augsbourg du 25 Avril : « Si l'on avait réussi, disait
l'ambassadeur, à étouffer dans leur germe les plantes pullulantes qui ont été
cultivées par le Concile de IS~O, nous ne nous trouverions pas aujourd'hui
engagés dans un gâchis incompréhensible, qui remet en question ce qui
semblait devenu depuis longtemps le bien commun de la Chrétienté. Cette
lettre explique les divergences de vue entre M. de Bismarck et M. d'Arnim,
sur la question des lois ecclésiastiques en Allemagne, aussi bien que sur la
question du régime gouvernemental en France. A la fin du mois d'Avril, le
prince de Holenlohe fut nommé ambassadeur en France à peine arrivé, il
constata, dans les archives' de l'ambassade, des lacunes qui devaient donner
lieu au retentissant procès d'Arnim. M. de
Fourtou, dans son triple département de l'Instruction Publique, des
Beaux-Arts et des Cultes, par l'incertitude de ses opinions, les variations
de sa doctrine politique et son scepticisme, fut vraiment l'homme du
Septennat, qu'il devait personnifier dans l'administration suivante. A
l'Instruction Publique, il-alla, dans la persécution contre les personnes,
plus loin que n'avait fait M. Batbie. Sans 'parler des professeurs sacrifiés,
comme MM. Alglave et Duvaux, on vit des administrateurs universitaires, comme
le recteur de l'Académie de Bordeaux, M. Ch. Zévort, déplacés et disgraciés,
parce que leur autorité, leur influence sur le corps académique et les
sympathies unanimes qu'ils rencontraient dans l'opinion, apparaissaient comme
la plus amère critique des actes d'un administrateur comme M. Pascal. Ce
préfet, selon le cœur de l'ordre moral, arriva dans la Gironde comme en pays
conquis et y obtint le même succès qu'au sous-secrétariat de l'Intérieur,
succès que la croix de la Légion d'honneur ne tarda pas récompenser. Au
point de vue pédagogique, l'acte le plus important du ministère de Fourtou
fut le changement d'appellation de l'un des grands lycées de Paris Fontanes,
considéré sans doute comme plus septennaliste, remplaça Condorcet. Au
ministère des Beaux-Arts, M. de Fourtou fut encore plus mal inspiré qu'à
l'Instruction Publique. Il avait trouvé, comme directeur des Beaux-Arts, un
remarquable écrivain, l'auteur de la Grammaire des arts du dessin, le
futur membre de l'Académie française. M. de Fourtou n'admettait pas que le
premier de nos critiques d'art pût remplir des fonctions exclusivement
artistiques sous le Septennat un décret du 23 Décembre 1873 remplaça Charles
Blanc par le marquis de Chennevières. Celui-ci signala son administration par
de fastidieux rapports au ministre. Charles Blanc occupa ses loisirs en
composant l'Art dans la parure et dans le vêtement, les Artistes de
mon temps et le Voyage de la Haute-Egypte. Entre temps, son
discours à l'Académie française, où il remplaça M. de Carné, fut un modèle de
verve, de finesse et d'esprit. La destitution d'un homme comme Charles Blanc
juge un Gouvernement. Cette
révocation du frère de Louis Blanc et le rétablissement de la Commission
d'examen des ouvrages dramatiques furent les deux actes principaux de
l'administration de M. de Fourtou, comme ministre des Beaux-Arts (1er Février 1874). Cette administration ne montra
un peu d'initiative qu'en donnant une vive et heureuse impulsion à la
construction du nouvel Opéra et seconda les efforts de son remarquable
architecte, M. Garnier. L'incendie de l'ancienne salle de l'Opéra avait eu
lieu le 28 Octobre 1873 l'inauguration de la nouvelle fut possible le 5
Janvier 187S, sous le ministère de M. de Cumont. Les
actes de M. de Fourtou, comme ministre des Cultes, furent moins contestables,
parce qu'ils furent commandés par la politique extérieure de ta France, dont
la direction ne lui appartenait pas. La circulaire aux évêques du 26 Décembre
1873, comme la : déclaration du 20 Janvier 1874, que. lé duc Decazes avait
lue à l'Assemblée nationale, se rattachent, en effet, à la politique
extérieure tout autant qu'a l'administration des Cultes. L'encyclique du 21
Novembre 1873 avait eu sa répercussion en Suisse, dans l'Allemagne, alors au
plus fort du Culturkampf, et en France. Les évêques français n'avaient pas
manqué d'intervenir par des mandements, dans la lutte à la fois politique et
religieuse que le Chancelier avait engagée contre les Catholiques, depuis le
mois de Mai 1873 ils avaient dirigé, contre le Gouvernement et les Césars
allemands, des attaques justifiées mais violentes et des imputations
blessantes qui pouvaient entraîner les plus redoutables complications. M. de
Fourtou, avec tous les ménagements nécessaires, rappela les éminents prélats
à une plus saine appréciation de leur rôle et les convia a t'œuvre
d'apaisement et de pacification qui devait être l'objet des communs efforts
de tous. Ce qu'il y avait de grave dans la situation, ce sont les raisons qu'avaient
invoquées MM. de Bismarck et d'Arnim, pour intervenir dans nos affaires
intérieures ils avaient fait remarquer que les évêques français pouvaient
être considérés comme des fonctionnaires, que leurs attaques n'avaient pas
été réprimées, pas même poursuivies comme d'abus, que les mandements
incriminés avaient paru impunément dans les journaux, malgré les armes que
l'état de siège donnait au Gouvernement. L'attitude
de l'épiscopat fut plus réservée, après la circulaire de M. de Fourtou, et
l'on remarqua que le langage de l'archevêque de Cambrai, lorsqu'il reçut la barrette,
contrastait heureusement avec celui des évêques de Nîmes et de Périgueux. La
seule concession que fit le cardinal Regnier aux passions du temps, fut de
dire que, dans le domaine religieux, il contribuerait lui aussi au
rétablissement de l'ordre moral. Mais, sans doute, il donnait à ces mots un
autre sens que M. de Fourtou et ses collègues. Le tort de M. de Fourtou comme
celui du duc Decazes, dans cette question, fut d'avoir désavoué trop tard les
prélats qui faisaient courir à leur pays un si grave danger. La répression ou
le désaveu, au lieu de paraître imposés, auraient dû être spontanés. Il
fallait, dès le début, poursuivre devant le Conseil d'État ou blâmer
sévèrement les évêques. Leurs violences devaient être arrêtées, dès le
principe, au lieu d'être simplement signalées comme inopportunes, avec force
excuses pour la liberté grande que le ministre prenait avec eux. A ces
conditions seulement notre politique extérieure eût été ferme, digne, sans
bravades et sans obséquiosité. Mais, nous le répétons, cette politique était
interdite aux ministres qui ne gouvernaient qu'avec une majorité de
coalition. La
tâche de M. Magne, le très habile et très disert ministre des Finances, fut
de beaucoup la plus lourde, pendant le second ministère de Broglie. Le budget
de 1874, voté à la hâte, au mois de Décembre 1873, présentait un excédent de
dépenses de 149 millions. L'établissement d'un demi-décime sur les douanes,
les contributions indirectes, l'enregistrement et les sucres, celui de droits
spéciaux sur les savons, les huiles et la stéarine donna 79 millions. Les 70
millions nécessaires pour boucler le budget furent demandés, non pas à une révision
du cadastre, comme le proposait M. Feray, mais à un droit de timbre de 50
pour 100 sur les effets de commerce, à un droit sur les actes
extra-judiciaires et à un impôt sur les chèques. M. Magne rencontra de très
redoutables contradicteurs dans M. Léon Say, dans M. Germain, dans M.
Pouyer-Quertier ; mais d'imposantes majorités sanctionnèrent toutes ses
propositions, moins l'impôt sur le sel, qui furent résumées dans la loi du 21
Mars 1874. M. Magne n'aurait pas survécu au rejet de l'impôt sur le sel, s'il
n'avait eu, juste à point, une indisposition diplomatique pendant ta
discussion. Il eût certainement été renversé, à la suite de la discussion, si
M. Pouyer-Quertier, après avoir porté les plus rudes coups au ministre et à
MM. les raffineurs, comme il disait avec jovialité, ne s'était montré bon
prince et n'avait renoncé, tout à la fois, à son amendement et à la ressource
de 20 millions qu'il se faisait fort de procurer au Trésor. Très prudente,
timorée même en matière d'innovations financières, l'Assemblée eut le mérite
d'apporter dans les dépenses la plus stricte économie et de ne faire peser
sur les contribuables qu'un fardeau très supportable. Malgré les charges de
la guerre, le crédit de la France se maintint à un taux élevé, en dépit de la
crise que l'insécurité politique faisait traverser aux affaires. Le
ministre de la Guerre, en dehors des explications très sommaires données à
propos de son budget, prit la parole le 27 Mars, dans la discussion du projet
de loi relatif aux nouveaux forts à construire autour de Paris. Le bref
discours du général du Barail, prononcé après celui du général Chareton, au
nom de la Commission, et avant celui de M. Thiers, qui reparaissait pour la
première fois à la tribune, fut sans importance. M. du Barail se contenta de
combattre l'opinion du général Changarnier, qui trouvait le projet trop
vaste, trop dispendieux et de s'en rapporter à l'opinion du Comité de défense,
du Comité des fortifications et enfin à celle de la Commission qui, par 25
voix contre 4, avait approuvé le projet du Gouvernement. Ce projet repoussait
le système restreint dont le général Chareton avait merveilleusement
démontré les inconvénients M. Thiers essaya d'en exposer les avantages. Il
commença par qualifier le système qu'il appuyait de système raisonnable.
Il prétendit ensuite qu'avec le système étendu on serait obligé
d'immobiliser la moitié de t'armée, soit 250 000 hommes, transformée en
garnison parisienne. Or il convenait, non pas de faire de Paris le grand
champ de bataille de la France, mais simplement de le mettre à l'abri d'un
coup de main. Selon lui, 15 ou 20 millions y suffiraient 60 ou 80 millions au
contraire, que coûterait le projet opposé, nous obéreraient gravement et
seraient prélevés sur des travaux plus utiles à effectuer soit à la
frontière, soit sur la route de l'invasion. M. Thiers combattit, comme trop
éloignées, les positions de Montlignon, de Cormeilles, de Palaiseau, de
Saint-Cyr, que l'ennemi pourrait attaquer isolément et emporter. Mieux
vaudraient des ouvrages à Marly, Garches, Sèvres, Châtillon, dont il serait
facile de renouveler constamment les vivres et la garnison. Et VI. Thiers
concédait encore Stains, Vaujours, Villeneuve-Saint-Georges. Le discours de
M. Thiers, prononcé avec toute la verve, tout l'entrain juvéniles
d'autrefois, produisit un grand effet ; mais les arguments que l'illustre
orateur avait mis en avant furent très heureusement réfutés par les
spécialistes, le général baron de Chabaud-Latour, rapporteur, et le général
Chareton, qui montrèrent que le' système étendu avait l'avantage de permettre
l'établissement de véritables camps retranchés, et, malgré une nouvelle intervention
de M. Thiers, où il traita surtout ta question au point de vue financier, le système
étendu fut adopté par 386 voix contre 184. La
majorité s'était rangée du côté des tacticiens peut-être aussi avait-elle
cédé au désir de mettre une fois de plus M. Thiers en minorité. Et puis,
l'opinion de l'illustre Président n'avait été soutenue que par le général
Changarnier dont le discours, émaillé de trivialités qui en faisaient
d'autant plus ressortir l'emphase générale, avait été absolument vide
d'arguments. Il sembla que le général Changarnier n'avait pris la parole que
pour avoir l'occasion de dire au ministre de la Guerre : « Nous
avons mangé de la vache enragée ensemble. » Dans
l'administration générale de l'armée le général du Barail ne sut pas ou ne
voulut pas interdire la politique à certains chefs de corps. Il est vrai que
l'état de siège transformait ces chefs en autant de juges de la presse et de
juges trop souvent passionnés et violents. Aucun ne le fut autant que le
général Ducrot. L'élection à l'Assemblée nationale d'officiers généraux
républicains, l'avait conduit à professer le principe, excellent d'ailleurs,
de l'inéligibilité des officiers en activité de service et, le lendemain du
vote de prorogation, il avait adressé à M. Buffet une lettre dont celui-ci ne
donna connaissance à l'Assemblée que le 39 Novembre. « En présence de
certaines tendances qui se manifestent et qui peuvent avoir des conséquences
funestes pour la discipline de l'armée, disait-il, je crois le moment venu
d'affirmer mon principe par un acte et, à partir de ce jour, j'entends me
consacrer tout entier aux devoirs que m'impose le commandement qui m'a été
confié. » Le général Ducrot ne fit plus de politique à Versailles ; il
continua d'en faire et de bien plus mauvaise, s'il est possible, dans le
commandement du 8e corps, à Bourges et à Dijon. Esprit
plus équilibré, moins emporté, le duc d'Aumale ne commit pas les mêmes excès
de réaction dans le 7e corps ; mais il ne sut pas résister, après comme avant
le procès de Bazaine, à la tentation d'occuper l'opinion de sa personne et de
son rôle. Le 11 Décembre, il écrivait au président de l'Assemblée que « sa
douloureuse mission était terminée » et il sollicitait un congé qui lui
permît de prendre possession de son commandement. D'autres
chefs de corps, celui du 15e et celui du 18e le général d'Aurelle de
Paladines et le général Espivent de la Villeboisnet avaient été trop engagés
dans la lutte des partis ou trop mêlés aux troubles civils, pour se
consacrer, sans préoccupations politiques, à l'œuvre de la réorganisation
militaire. La
constitution du Cabinet du 26 Novembre n'avait été suivie d'aucun Message du
Président de la République, d'aucune Déclaration du ministère à l'Assemblée
et si M. de Broglie n'avait fait sien le projet de loi sur les maires, qui
fut comme son don de joyeux avènement on aurait pu ignorer assez longtemps
les tendances de la nouvelle administration. En l'interpellant, sur le
maintien de l'état de siège dans 39 départements, la Gauche fournit au
Cabinet l'occasion d'exposer sa politique à l'Assemblée et au pays.
L'interpellation fut développée, le 4 Décembre, par l'un des députés les plus
jeunes et les plus modérés de la Gauche, M. Lamy. L'Opposition, non sans
habileté, mettait volontiers en avant des Républicains dont la sagesse devait
rassurer les plus timides, M. Lamy, M. Christophle : M. Bethmont, et de
préférence les hommes qui n'avaient pas été directement mêlés au 4 Septembre.
Sur l'état de siège, M. Lamy fit entendre les observations les plus justes,
les plaintes les plus fondées. Il montra que 29 départements seulement
avaient été régulièrement frappés d'état de siège. Par une extension abusive,
le ministère avait porté ce chiffre à 39, en considérant, comme étant en état
de siège, des départements qui n'y avaient jamais été mis, parce qu'il avait
trouvé, dans les archives du ministère de l'Intérieur, une mention d'état de
siège. Les archives du ministère de l'Intérieur, remplaçant la publicité du Journal
officiel et du Bulletin des lois, c'était une thèse juridique
d'une singulière audace et que seul M. Batbie, ministre, aurait pu soutenir.
Résultat de la guerre, l'état de siège doit cesser avec elle au fur et à
mesure qu'un département était évacué par les Allemands, le régime des lois
régulières aurait dû y être rétabli. Versailles et la Seine-et-Oise avaient
été évacués après la ratification des préliminaires le régime exceptionnel de
l'état de siège avait disparu avec les Allemands. S'il n'avait pas disparu,
l'Assemblée aurait-elle eu besoin de voter, le 2t Mars 1871, au lendemain Je
la Commune, une loi spéciale pour l'y rétablir ? A cette argumentation serrée
il n'y avait rien à répondre et, en effet, il ne fut rien répondu. Passant à
la question politique, M. Lamy se demanda si l'ordre courait des dangers en
France, si la situation du pays commandait des précautions spéciales et il
cita une preuve décisive de la modération et de la sagesse publique. « Depuis
six mois, dit-il, le Gouvernement que nous savons est au pouvoir et la France
l'a supporté. D M. Buffet intervint, à ce moment, pour déclarer que ceux-là
auraient été des factieux, qui auraient contesté la légalité des décisions de
l'Assemblée, et l'Assemblée éclata en applaudissements. M. Lamy n'avait
nullement contesté la légalité des décisions de l'Assemblée il avait le
droit, faisant allusion aux tentatives de restauration monarchique, de
reprendre un mot célèbre et de dire : grande perfecto dedimus
patientiæ documentum. N'était-ce
pas un signe des temps, que. de voir traiter de factieux un homme d'une
modération aussi notoire que M. Lamy ? Faisant allusion à un mot de M. Beulé,
le député du Jura avait surtout critiqué, dans les dernières modifications
ministérielles, le maintien à la tête du Cabinet du duc de Broglie, qui
pouvait porter aux libertés publiques les plus directs et les plus
irréparables coups. C'est lui qui aurait du se retirer,' après l'échec de la
restauration, pour que la responsabilité ministérielle apparût « dans
toute sa beauté ». Il ne
faut pas chercher, dans le discours du duc de Broglie, une réponse à la
partie juridique de l'interpellation. Jamais, dans aucun de ses discours, le
duc de Broglie n'a retorqué les arguments de ses adversaires jamais il ne les
a suivis sur le terrain ou ils s'étaient maintenus il a toujours déplacé la
question et répondu à côté. Peu lui importe l'objet de la discussion. Qu'il
s'agisse du Septennat, de l'état de siège ou des maires, il commence par se
débarrasser de l'honorable préopinant, x avec une épigramme parfois
spirituelle, souvent méchante sans esprit puis il fait appel aux plus vilains
sentiments de la majorité, à la passion, à la rancune, à la peur ; enfin il
termine habituellement en mettant en cause le chef de l'Etat que personne n'a
attaqué et il lui prodigue, non pas de délicates flatteries, mais des éloges
sans mesure. Hors de l'Assemblée, dans toutes les conversations politiques,
il n'est question que de la mort du Maréchal s'il vient à disparaître, si le « fatal
accident » se produit, toutes les espérances ajournées seront permises,
toutes les tentatives de restauration monarchique auront libre cours. A la
tribune de l'Assemblée, au contraire, dès qu'un membre du Cabinet prend la
parole, c'est pour porter aux nues un homme qui est à lui seul tout un
Gouvernement, toute une Constitution et dont la modestie très réelle devait
être blessée par des compliments trop hyperboliques pour être sincères. Dans sa
réponse à M. Lamy, le ministre de l'Intérieur voulut bien accorder que l'état
de siège est un régime exceptionnel mais ce régime, il ne l'avait pas
inventé, il l'avait reçu des mains de ses prédécesseurs. Il le maintenait, même
après l'évacuation du territoire, parce que, l'ennemi s'étant retiré, il
fallait défendre les principes sociaux menacés par une presse insensée et
grossière. Et le ministre consacra la plus grande partie de son discours à la
lecture d'articles de journaux qui dépassaient évidemment tes bornes d'une
discussion loyale et consciencieuse. Mais le ministre lui-même, ne
dépassait-il pas toute mesure, quand il déclarait que les 5 suppressions et
les 14 interdictions qu'il avait prononcées en six mois étaient motivées par
un « état véritablement exceptionnel et effroyable des esprits » ?
Ne calomniait-il pas son pays quand il montrait l'autorité menacée dans ses
fondements, le pouvoir sans défense contre d'irréconciliables ennemis,
l'esprit public avili et les sources de l'Intelligence empoisonnées par la
presse ? Quelle idée un étranger se serait-il faite de la France, en
entendant ce langage ? Et quelle opinion les hommes modérés, partisans des
libertés nécessaires, pouvaient-ils avoir d'un Gouvernement qui ne consentait
à renoncer aux armes exceptionnelles de l'état de siège, que si l'Assemblée
lui donnait en échange une « légalité plus énergique c'est-à-dire, sans
doute, la généralisation de l'état de siège, son extension à toute la France.
Vous avez pris, disait le duc de Broglie, vous avez pris, envers vous-même,
l'engagement d'instituer un pouvoir qui soit une réalité vivante et non pas
l'étiquette impuissante d'une autorité nominale. » Tel
était le programme, telle était la politique d'un ancien membre de l'Union
libérale ! Le Septennat, après cette définition et même armé t d'une légalité
plus énergique », devait rester l'étiquette impuissante d'une autorité
nominale. Quant au vice-président du, Conseil, il méritait cette foudroyante
réplique que lui adressait M. Jules Ferry : « La déclaration de M.
le vice-président du Conseil ne m'a pas surpris. M. le vice-président du
Conseil appartient à une Ecole politique bien connue. Il est de ces hommes
d'État qui passent quinze ans dans l'Opposition, à demander la liberté et
qui, une fois qu'ils sont au pouvoir, ne connaissent plus, ne rêvent plus,
n'admirent plus que la force. » Et M. Ferry ajoutait, au milieu des
applaudissements redoublés de la Gauche : « Je dis que la France
est calme et que la violence n'est qu'en vous. Elle est en vous, elle est
dans vos discours, dans vos projets de loi, dans vos menaces, dans vos
terreurs. » L'ordre
du jour très modéré de MM. Lamy et Jules Ferry était ainsi conçu : « L'Assemblée
nationale, considérant que le Gouvernement maintient à tort l'état de siège
dans un grand nombre de départements, passe à l'ordre du jour. » Il se
trouva 386 députés contre 260 pour adopter l'ordre du jour pur et simple qui
avait la priorité. La coalition qui avait fait le 24 Mai subsistait, tant
qu'il ne s'agissait que de lutter contre la France républicaine et de
s'associer à ce que M. Jules Ferry appelait « les palinodies libérales
du duc de Broglie ». Dix
jours après, la France, consultée dans trois départements, l'Aude, le
Finistère et la Seine-et-Oise, répondait à ce vote en nommant quatre
Républicains à des majorités écrasantes. MM. Bonnet et Marcou furent élus
dans l'Aude, M. Swiney dans le Finistère, M. Calmon en Seine-et-Oise. Cette
consultation, comme les précédentes, attestait la persistance de ce que M. de
Broglie appelait un état véritablement effroyable des esprits Pour
changer cet état, le Gouvernement crut qu'il suffirait de changer les maires
et les adjoints, et c'est dans un intérêt électoral qu'il avait accepté le
projet de loi déposé par le Cabinet précédent. Ce projet donnait au Président
de la République la nomination des municipalités dans les chefs-lieux de
département, d'arrondissement et de canton, aux préfets la nomination dans
toutes les autres Communes. Si un maire donnait sa démission ou était
révoqué, son successeur pouvait être pris en dehors du Conseil municipal. Les
préfets ont la police dans les chefs-lieux de département, les sous-préfets
dans les chefs-lieux d'arrondissement lés maires peuvent ne plus l'avoir dans
toutes les autres Communes, s'ils en sont dessaisis par arrêté préfectoral.
Les inspecteurs et les agents de police sont nommés et révoqués par le
préfet. Les dépenses de police peuvent être inscrites d'office au budget
communal. Approuver
un pareil projet de loi, c'était oublier, non seulement les principes que
l'on avait professés sous l'Empire, mais aussi ceux que l'on avait traduits
en lois sous l'Assemblée nationale, alors que M. Thiers était Chef du pouvoir
exécutif et que l'insurrection de la Commune obligeait à simuler, pour les
libertés municipales et pour la décentralisation, une sympathie mensongère.
Du jour où la Droite arrive au pouvoir, toutes velléités décentralisatrices
disparaissent. Les Légitimistes les plus intransigeants oublient leurs griefs
contre le Septennat et contré son inventeur, de même qu'ils oublient leurs
déclamations contre l'Empire autoritaire, dès qu'il s'agit de faire tête aux
Républicains. Jamais ce défaut de mémoire ne fut plus apparent que dans la
discussion de.la loi des maires. Le 8
Janvier, le jour même de la rentrée, l'un des Chevau-légers les plus
en vue, le marquis de Franclieu, avait demandé l'ajournement de la loi des
maires. Ce député des Hautes-Pyrénées, qui avait adhéré au Syllabus,
était un partisan de la Monarchie quand même atteint de ce que l'on a appelé
la « folie blanche », il attribuait l'échec de la restauration à
l'action du Centre Droit et il poursuivait d'une haine implacable ceux qu'il
considérait comme les inspirateurs de la politique tortueuse de ce groupe parlementaire.
C'est lui qui écrivait à un journal de son département « Mon adversaire
s'appelle Falloux et je me nomme Franclieu. » L'Assemblée
se trouvant peu nombreuse le jour de la rentrée, la Gauche avait habilement
profité de la circonstance, demandé te vote à la tribune et obtenu
l'ajournement, que le Gouvernement repoussait, a. la majorité de 268 voix
contre 226. Le scrutin ayant été secret, on ne sut pas combien cette majorité
comprenait de membres de l'Extrême Droite. Le résultat n'en était pas moins
obtenu et le Cabinet remit sa démission au Président de la République. En
enregistrant les démissions, le 9 Janvier, le Journal officiel les fit
suivre de ces mots : « M. le Maréchal leur a fait savoir (aux ministres) qu'il ne se décidait pas à les
accepter (les
démissions) quant à
présent et se réservait d'en délibérer. Les ministres conservent la direction
de leurs départements respectifs jusqu'à la décision de M. le Maréchal. »
Cette note étrange, où l'on avait évité avec soin de prononcer le nom de la
République, comme pour adoucir la Droite Extrême et perpétuer l'équivoque,
fut suivie de longues conférences entre les membres dissidents de la majorité
et le Chef de l'État. Les assurances qui leur furent données mirent fin à
leur opposition et, le 12 Janvier, a la suite d'une interpellation concertée
entre M. de Kerdrel et le Cabinet démissionnaire, l'Assemblée nationale, à la
majorité de 58 voix, vota un ordre du jour de confiance à M de Broglie et à
ses collègues. Le duc
de Broglie s'était contenté de dire, en réponse à M. de Kerdrel, que l'état
actuel des municipalités ne pouvait pas durer plus longtemps, sans un danger
réel pour la régularité de l'administration et pour la sincérité de la
responsabilité ministérielle. Un discours très précis d'Ernest Picard posa la
question sur son véritable terrain et obligea le vice-président du Conseil à
remonter à la tribune. Rappelant l'agitation monarchique des vacances,
l'orateur de la Gauche avait enfermé le ministère dans ce dilemme :
« Vous avez connu ou vous avez ignoré l'entreprise monarchique si vous
l'avez ignorée vous n'avez pas donné une preuve de clairvoyance si vous
l'avez connue et secondée, vous ne sauriez rester le ministre d'un Régime qui
est la négation de la Monarchie. Le retour au pouvoir des ministres
démissionnaires n'était de nature, suivant l'ancien chef de la Gauche
ouverte, ni à prévenir les crises, ni à rassurer le pays. La France ne
comprendrait pas que les complaisants des tentatives de restauration monarchique
fussent justement chargés d'imposer à tous les partis une abdication de sept
ans. Si le Septennat avait la prétention d'être un Gouvernement sérieux et
sincère, il devait se faire représenter par des ministres étrangers à toute
arrière-pensée dynastique. « Je n'ai pas sollicité l'ordre du jour de
confiance, déclare le duc de Broglie, et ceux qui nous disputent les marques
de cette confiance sont ceux qui ne nous l'ont jamais donnée. » — « Je
vous demande pardon, vous l'avez eue, réplique Ernest Picard, vous avez
représenté la République en Angleterre. » Que pouvait répondre le duc de
Broglie à cette riposte ? Qu'il n'avait consenti à représenter la République
en Angleterre que pour la discréditer ? Qu'il ne restait au pouvoir que pour
retarder son établissement ? C'est à cette seconde alternative qu'il
s'arrêta, en essayant de démontrer que ceux qui prenaient le parti de la
Prorogation étaient justement ceux qui avaient voté contre elle et que ceux
qui, comme lui et son collègue M. Depeyre, l'avaient défendue, étaient seuls
à en connaitre la véritable nature. « Si quelqu'un redit, comme l'a fait
M. Grévy le 20 Novembre, que cette loi est sans portée et sans valeur, il
devra être considéré comme rebelle à la loi de son pays. » La
Prorogation, outre ce caractère légal, a un caractère moral ; elle est
une grande trêve entre les partis, parce que « le soldat qui nous
gouverne, unique en son espèce, aura l'honneur d'apaiser nos discordes, par
la seule force de son autorité morale et de l'intégrité de son caractère ».
— « Vous n'empêcherez pas le pays, répondit M. Raoul Duval, de se
demander si ce pouvoir septennal est autre chose qu'une fiction, qu'une
apparence qui s'évanouira, le jour où l'on croirait pouvoir faire la
Monarchie. » La majorité l'entendait bien ainsi et l'habileté du duc de
Broglie consistait à donner, du pouvoir septennal, une définition telle que
tous les partisans de la Monarchie pouvaient s'y rallier. Dès le
11 Janvier, le journal du comte de Chambord, l'Union, avait précisé
les conditions du concours que la Droite Extrême consentait encore à donner
au Cabinet. A la suite de l'entrevue de ses chefs avec le Maréchal, entrevue
ou la théorie du Septennat impersonnel, soutenue par les ducs Decazes et
d'Audiffret-Pasquier, avait été énergiquement combattue par la Droite, il
avait été convenu que l'on ne ferait pas « de la septennalité un dogme
nouveau ». Rassurée par les explications du Maréchal, comme elle l'avait
été avant le vote du 20 Novembre, l'Extrême Droite avait encore une fois été
complice des équivoques soigneusement entretenues « par les meneurs du
Centre Droit ». Ces meneurs formaient la droite du groupe, MM. de
Goulard, Decazes, d'Audiffret-Pasquier se rapprochant plutôt du Centre Gauche
le plus modéré, de MM. Cézanne, Mathieu-Bodet, Vacherot et Waddington. Mais il
apparaissait clairement, dès le 12 Janvier, que du moment où l'on ferait la
lumière sur les véritables caractères du Septennat, du moment où les
Monarchistes sincères s'apercevraient que l'on voulait « faire attendre
le roi sept années à la porte du Septennat », le duc de Broglie
resterait seul, avec ceux qui n'ayant pu faire la Monarchie, n'auraient
d'autre politique que d'empêcher la République de se faire. En
dehors de t'Assemblée, le Cabinet était sans action contre les manifestations
des Bonapartistes qui poussaient de formidables cris de Vive l'Empereur
sur les marches de Saint-Augustin, au sortir de la messe anniversaire de
Napoléon III. Il ne
se souciait pas davantage du mépris où l'on tenait le vote de déchéance.
L'ex-Impératrice alla jusqu'à rappeler à Ms'' de Troyes le serment que les évêques
avaient prêté à l'Empereur, comme si ce serment les liait encore. Le
ministère était impuissant contre tous les partis, parce qu'il était leur
otage. Remise
à l'ordre du jour le 13 Janvier, la loi des maires fut adoptée le 20, telle
que l'avait proposée le Gouvernement, a ta majorité de 63 voix. Les seules
restrictions au texte primitif, que nous avons donné, furent l'obligation,
admise par le Gouvernement, de choisir le maire parmi les électeurs de la
Commune et l'engagement pris par le Cabinet, et que les circonstances
empêchèrent de tenir, de présenter la loi organique municipale dans les deux
mois qui suivraient la promulgation de la loi des maires. Le président de la
Commission de décentralisation, M. Raudot, essaiera, quatre mois plus tard
seulement, de sauver le Cabinet menacé, en faisant intercaler la loi
municipale entre les deux premières lectures de la loi électorale. En dehors
de ces concessions, l'une bien modeste, l'autre illusoire, le Gouvernement,
tenant par-dessus tout à être mis en possession d'une arme électorale, qu'il
croyait devoir faire merveille, ne voulut rien accorder. Les
députés les plus modérés de la Gauche, M. Christophle, M. Feray, avaient
inutilement tenté de faire introduire dans le texte gouvernemental de timides
amendements. Celui de M. Feray qui obligeait le Gouvernement à choisir le
maire dans le Conseil municipal, dans les Communes comptant moins de 300
âmes, ne fut repoussé qu'a 4 voix de majorité, y compris les voix des
ministres et des sous-secrétaires d'Etat. Le ministère et la majorité, qui en
étaient arrivés à ne plus voir dans les maires et les adjoints que des agents
électoraux, se gardèrent bien de s'enlever une chance possible de réélection,
en accueillant les demandes de la Gauche ils foulèrent aux pieds tous les
principes qu'ils avaient eux-mêmes défendus et revinrent en deçà des libertés
municipales octroyées par l'Empire libérât. La vraie signification de la loi
des maires fut donnée par la pratique, plus encore que par la discussion, ou
par le commentaire du duc de Broglie, dans sa circulaire du 23 Janvier
c'était une arme défensive pour tous les adversaires de la République, une
arme offensive contre tous ses partisans. Le Gouvernement qui révoquait MM.
Fourcand ; Rameau, Lenoël, de Tocqueville, Faye, Margaine, Derégnaucourt,
Delacroix et tant d'autres, que recommandaient les services rendus à la
Défense nationale, la dignité de leur vie, la modération de leurs opinions,
l'estime générale de leurs concitoyens, ce Gouvernement-là ne songeait qu'à
venger des échecs électoraux et à « faire marcher la France » dans
une voie, où chaque jour, elle refusait plus énergiquement de s'engager. Il eût
été digne d'un Gouvernement sérieux, vraiment national, appuyé sur la
confiance populaire et pouvant former des projets d'avenir, de préparer et de
faire voter une autre loi que cette loi de circonstance, que cet expédient
misérable. Les maires ont des attributions doubles ils sont les représentants
de la Commune et ils sont les agents de l'État dans quelle mesure ces
attributions sont-elles conciliables ? Que doivent-ils à la Commune ? Que
doivent-ils à l'État ? Voilà le problème dont il fallait chercher la
solution. Elle n'était pas introuvable mais il y eût fallu une étude sérieuse
il était plus facile d'énumérer les maires qui assistaient à des enterrements
civils, ceux qui figuraient dans des fêtes en l'honneur de la Raison,
personnifiée dans une femme coiffée du bonnet rouge, ceux qui se faisaient
défendre, par délibération spéciale de leur Conseil, d'assister aux prières
publiques ceux enfin, et c'étaient évidemment les plus coupables aux yeux du
Gouvernement, qui se rendaient en députation auprès de M. Thiers ou de M.
Grévy. Pour cette besogne, M. Baragnon était tout désigné et il s'en
acquittait à merveille. Comme si les manifestations ridicules ou les
violences regrettables d'une centaine de maires fantasques ou séditieux, sur
36.000, prouvaient quelque chose contre le principe de l'élection ou pour
celui de la nomination ! En 1865, sur 74.654 officiers municipaux
nommés, l'Empire n'en avait choisi que t.270 en dehors des Conseils
municipaux la Présidence septennale se promettait de mieux faire et elle
qualifiait ce retour en arrière de restauration des lois et de la liberté. Le
lendemain même du vote de réaction et de peur sur les maires et adjoints, le
Cabinet avait accepté une interpellation de M. Ricard sur le régime de la
presse et le maintien de l'état de siège. Comme M. Christophle, comme M.
Feray, comme M. Lamy, comme M. Bardoux, qui ont si bien mérité de la France,
en ces temps difficiles, et dont les noms doivent être constamment rappelés,
dans cette lutte journalière contre l'arbitraire et pour la République, M.
Ricard était un des membres les plus fermes, les plus modérés et les plus
éloquents de la Gauche, ou l'on comptait tant d'orateurs remarquables. M.
Ricard démontra, chose facile, que la liberté de la presse, comme les
libertés municipales, était moins assurée, moins effective, sous le
Gouvernement de M. de Broglie, qu'elle ne l'avait été sous l'Empire libéral.
Dans la moitié des départements qui n'étaient pas en état de siège, la presse
restait soumise au régime libérât de la loi du 11 Mai 1868 ; mais les
préfets, privés du droit de surveillance, que cette loi et les instructions
de M. Pinard leur avaient retiré, avaient, par un biais, fait rentrer l'arbitraire
[dans l'application de la loi, en prohibant ce que l'on appelait le
colportage, c'est-à-dire la vente sur la voie publique et en ruinant le
journal, par le seul fait de cette prohibition. Quant aux jurés et aux juges
que t'Assemblée elle-même a chargés, en 871, de prononcer sur les procès de
presse, on ne leur défère aucun article, même dans les départements les plus
conservateurs l'arbitraire administratif règne partout en maître, Dans les
départements en état de siège, même spectacle il suffit de donner une
consigne, et !e journal est supprimé.. M. Ricard rappelait les éloquentes
revendications que M. de Broglie avait fait entendre en 'I87'l, alors que
l'insurrection désolait Paris, ses protestations contre « le poison de
la dictature », ses appels, pour guérir les maux de la patrie, « aux
remèdes douloureux, mais vigoureux et virils de la liberté ». — « Je
demande, disait M. Ricard, à l'honorable M. de Broglie et à son
sous-secrétaire d'Etat d'appliquer les principes de leur vie, d'appliquer les
doctrines qu'ils ont professées à la tribune ; je leur demande de déférer les
délits de la presse au jury, et s'ils ne le veulent pas, s'ils veulent boire
jusqu'à la lie le calice amer des renonciations, s'ils veulent revenir au
régime de l'Empire, à ce décret de 1802, à l'autorisation préalable, à toutes
ces mesures, je leur demanderai de nous apporter une loi ; quelque
draconienne qu'ils puissent la faire, elle vaudra mieux que leur arbitraire. » L'interpellation
du 1er Janvier eut la même issue que celle du 4 Décembre après une réponse de
M. Baragnon, qui fit connaître à l'Assemblée de longs passages de journaux,
supprimés ou suspendus, l'ordre du jour pur et simple fut voté par 377 voix
contre 276. L'intervention de M. Gambetta avait suffi pour réveiller toutes
les passions mal assoupies de la majorité contre le 4 Septembre et pour
pousser à l'abstention 30 membres du Centre Gauche. Le duc
de Broglie, sommé par M. Ricard de défendre son œuvre, était resté muet il
parla le lendemain, dans la circulaire qu'il adressa aux préfets, sur
l'application de la loi des maires. A défaut d'une réponse au reproche de
palinodie, trouve-t-on, dans ce document, un programme politique un peu
précis, une ligne de conduite nettement tracée ? « J'aime à penser,
disait le vice-président du Conseil aux préfets, que, dans la plupart des
cas, vous n'aurez que peu de changements à faire et que vous pourrez conserver
le plus souvent les maires actuels. » On sait comment cette instruction fut
obéie. « Il ne s'agit pas, ajoutait le duc de Broglie, de créer, au
profit de l'administration, un agent politique par Commune. » Or, la loi
du 20 Janvier, dans la pensée des trois quarts de ceux qui l'avaient votée,
n'avait pas d'autre but, et, en réalité, elle n'eut pas d'autre résultat.
Malheureusement pour le duc de Broglie et pour les préfets, l'agent
politique, ayant été choisi partout dans la minorité, n'eut pas sur la
majorité l'influence espérée et le suffrage universel continua de condamner
l'ordre moral, que l'agent politique approuvait par ordre. « Vous
n'avez, disait encore le duc de Broglie, dans le choix des maires, aucune
exclusion systématique à prononcer pour des raisons purement politiques. »
Les préfets, interprétant bien les secrets désirs de la majorité et du
ministre de l'Intérieur, ne prononcèrent, au contraire, que des exclusions
systématiques, toutes dictées par des considérations politiques. On ne demandait
aux maires nouveaux que de défendre le pouvoir du Maréchal de Mac-Mahon, que
le Garde des Sceaux avait déclaré « incommutable » et que le
ministre de l'Intérieur proclamait « élevé pour sept ans au-dessus de
toute espèce de contestation ». Ici se
retrouvait l'équivoque qui a vicié tous les actes et toutes les paroles des
ministres du Septennat. On a considéré, comme des défenseurs des pouvoirs du
Maréchal, les Bonapartistes et les Légitimistes, qui ne songeaient qu'à substituer
un autre Gouvernement au sien on a considéré comme des adversaires, comme des
ennemis, comme des factieux, ceux qui partageaient la manière de voir du
Centre Gauche de l'Assemblée nationale, ceux qui auraient voulu sincèrement
l'organisation de ces pouvoirs et l'établissement de la stabilité
gouvernementale, par le vote des lois constitutionnelles. De même qu'à
Versailles le Centre Gauche était l'ennemi, pour le duc de Broglie et pour
ses collègues, beaucoup plus que la Gauche radicale, en Province les hommes
modérés, qui sont le plus solide appui de tout Gouvernement honnête, furent
écartés plus soigneusement que les partisans les plus excentriques de la
Monarchie bourbonienne ou du Régime impérial. Ces
partisans donnaient pourtant fort à faire au Cabinet et, du 21 Janvier, date
de l'interpellation Ricard, au 6 Mars, date de l'interpellation Christophle :
le Gouvernement eut à résister, par des paroles ou par des actes, à ses
compromettants alliés. Le 19 Janvier, il avait suspendu pour deux mois le
journal l'Univers, organe de la Légitimité et de l'Ultramontanisme.
Les deux journaux qui représentaient l'Extrême Droite de l'Assemblée et la
politique du comte de Chambord, la Gazette de France et l'Union,
avaient continué, après la suspension de l'Univers, à donner du
Septennat une interprétation absolument contraire à celle du Journal de
Paris et du Français, organes du Centre Droit et du Cabinet. Le
Septennat, disaient la Gazette et l'Union, sera monarchique, ou
il ne sera pas. Le Cabinet voulut que la réponse à cette interprétation fut
donnée par le Maréchal lui-même, et, le li, Février, le Chef de l'Etat se
rendit à l'Hôtel-Dieu, au Palais de Justice et, de là, au Tribunal de
commerce. En présence des membres de ce Tribunal et de ceux de la Chambre de
commerce, c'est-à-dire des représentants les plus autorisés du commerce et de
l'industrie, il affirma que la Constitution du 20 Novembre donnait à
l'industrie et au commerce toutes les garanties de durée et de stabilité
qu'ils pouvaient désirer. « Soyez sans inquiétude, disait-il, pendant
sept ans je saurai faire respecter de tous l'ordre de choses légalement
établi. » On considéra cette affirmation comme une réponse décisive aux
entrepreneurs de restauration, et les Républicains modérés, habitués à se
contenter de peu, n'exigèrent pas d'autres garanties de la sincérité
gouvernementale. Quant aux Légitimistes, que les paroles du Maréchal avaient
certainement visés, ils pensèrent que le Septennat non défini, non appuyé sur
des lois constitutionnelles, restait, après comme avant le discours au
Tribunal de commerce, un régime laissant la porte ouverte à toutes les
entreprises. Cette
visite aux membres du Tribunal et de la Chambre de commerce était, dans la
pensée du Maréchal et des ministres, en dehors de son but politique, un
encouragement donné au commerce parisien et comme une impulsion aux affaires,
qui laissaient à désirer, au mois de Janvier 1874, nos exportations ayant
diminué dans une proportion considérable. Les fêtes publiques étaient aussi
multipliées à dessein pour faire aller le commerce. Par 'malheur, les dates
en étaient parfois choisies avec une maladresse choquante. Le plus grand bal
de la saison fut donné à l'Elysée, la nuit anniversaire de la capitulation de
Paris. La
résistance du Cabinet aux partisans d'une restauration impériale fut un peu
plus accentuée, parce que ceux-ci se montraient un peu plus audacieux dans
leurs tentatives, et aussi parce que seuls ils pouvaient disputer aux
Républicains les suffrages des électeurs ; parce que seuls aussi ils avaient
tiré d'énormes bénéfices de la politique suivie depuis le 24 Mai. Une double
élection eut lieu le 8 Février, dans le Pas-de-Calais et dans la Haute-Saône.
Un Bonapartiste, M. Sens, fut élu dans le Pas-de-Calais un Républicain
radical, M. Hérisson, dans la Haute-Saône. Ce
retour inattendu de la faveur populaire fit concevoir aux Bonapartistes les
plus hautes espérances et ils exploitèrent la situation avec une habileté
consommée. Un Comité central fut constitué à Pans, sous la présidence de M.
Rouher, qui compta parmi ses membres, MM. Piétri, Conti, Chevreau, le duc de
Padoue, Fleury, Palikao. Un journal, l'Ordre, fut créé pour défendre
la cause impérialiste et transmettre à la Province, avec les 80 journaux et
les 500,000 numéros, partout répandus, le mot d'ordre du parti et des
milliers de photographies de la famille impériale. Les illusions des
Bonapartistes étaient si grandes, à ce moment, que notre très cher et très
regretté camarade, Albert Duruy, l'héroïque soldat de 1810, préparait les
éléments de sa célèbre brochure Comment les Empires reviennent, qui
vit le jour en 1875, juste au moment où les lois constitutionnelles étaient
votées. Tout en
se maintenant dans la plus stricte légalité et en accordant au Septennat un
respect provisoire, les Bonapartistes affichaient leurs prétentions avec plus
de franchise que les Légitimistes. Leur chef, M. Rouher, dans une lettre
adressée au rédacteur d'un journal du Puy-de-Dôme[1], que le jury avait condamné
pour attaques au Septennat, établit d'une façon irréfutable que la lutte
n'était qu'entre l'Empire et la République que les Régimes intermédiaires
n'oseraient pas, le jour venu, affronter le verdict du pays, et, qu'en
attendant ce jour, il fallait respecter la trêve qui réservait l'avenir. Cet
avenir, les Impérialistes le préparaient, en organisant pour le 16 Mars,
anniversaire de la naissance du Prince Impérial et date de sa majorité,
d'après les Constitutions de l'Empire, une grande manifestation politique.
Tous les anciens serviteurs du Régime déchu étaient invités par le Comité de
Paris à se rendre à Chislehurst, pour fêter la majorité du Prince Impérial.
Le duc de Broglie, par une circulaire en date du 19 Février, le général du
Barail, par une circulaire en date du 24 Février, enjoignirent aux préfets et
aux généraux.de s'opposer à la manifestation projetée et de leur signaler
ceux des fonctionnaires ou des officiers qui se rendraient clandestinement à
Chislehurst. La circulaire du générai du Barail débutait par ces mots : « Je
suis informé qu'un grand nombre d'officiers de tous grades ont l'intention de
se rendre, le 16 Mars, à Chislehurst, etc. » C'était une maladresse et une
erreur que de représenter les officiers de tous grades comme inféodés au
Bonapartisme. Mais si la forme de la circulaire était défectueuse,
l'intention inspiratrice était bonne, et il faut savoir gré aux ministres de
la Guerre et de l'Intérieur d'avoir, une fois au moins, rompu avec leurs
habitudes équivoques et leur politique indécise, d'avoir rappelé aux
fonctionnaires et aux officiers leurs devoirs envers l'État, au risque de
s'aliéner, dans la majorité qui les soutenait, des auxiliaires
indispensables. Les
circulaires du 19 et du 24 Février sont le seul acte de politique intérieure
du ministère du 26 Novembre, qui échappa au blâme qu'appellent toutes les
autres mesures administratives du Gouvernement. En même temps qu'elles
étaient écrites, le duc de Broglie remplissait les colonnes du Journal
Officiel de nominations de maires de combat, en application de la loi du
20 Janvier. Un décret du 17 Février avait complété cette loi, en faisant
passer les attributions du directeur de la Sûreté au préfet de police de
Paris, dont l'action s'était ainsi étendue sur toutes les polices locales. L'état
de siège sévissait toujours en France et quand, au Reichstag récemment
renouvelé, tous les députés alsaciens, qui avaient été choisis dans le parti
français, demandaient, par l'organe de Winterer et de Guerber, la suppression
du régime dictatorial imposé à l'Alsace-Lorraine depuis 1874, le Chancelier
leur répondait, avec une cruelle ironie, que l'état de siège pesait encore
sur 28 départements français et que, si l'Alsace-Lorraine faisait retour à la
France, elle se retrouverait en état de siège. M. de Bismarck se trompait sur
un point 39 départements et non 28 étaient soumis à ce régime exceptionnel. On
retrouvait les partis pris politiques et les divisions jusque dans les votes
académiques. Le 8 Janvier M. de Loménie avait été reçu par M. Sandeau, en
venant occuper le fauteuil de Mérimée le 22 Janvier M. Saint-René Taillandier
l'avait été par Nisard, en venant s'asseoir à la place du Père Gratry. Ces
deux réceptions n'avaient pas été de grandes premières. On en attendait une
pour le 5 Mars, jour fixé pour la réception de M. Emile Ollivier, successeur
de Lamartine. M. Emile Augier devait répondre au récipiendaire. Dans son
discours, M. Emile Ollivier avait parlé de lui-même avec une si inconsciente
infatuation, de M. Thiers avec une si injuste rigueur et de Napoléon III avec
une si élogieuse partialité, qu'une moitié de l'Académie fut d'avis
d'ajourner sa réceptionne die. L'autre moitié, plus logique, se souvenant que
M. Emile Ollivier avait été élu comme ministre et parce que ministre, aurait
été d'avis de laisser prononcer le discours tel qu'il avait été écrit. Le 1°er
Mars eurent lieu deux nouvelles élections législatives dans la 'Vienne et
dans le Vaucluse. M. Ledru-Rollin fut élu dans ce dernier département. Le
succès du candidat républicain, M. Lepetit, fut assuré, dans l'autre, par une
remarquable lettre de M. Thiers[2]. Dans la
séance du 6 Mars l'interpellation de M. Christophle, « sur la manière dont le
ministère a exercé ses pouvoirs, en présence des attaques dont l'Assemblée
nationale a été récemment l'objet, » fournit au Cabinet une occasion
d'éclaircir enfin l'équivoque et d'affirmer sa politique il se garda bien de
la saisir. Très habilement M. Christophle commença par écarter complètement
du débat la personne et les intentions du Président de la République. Il
établit ensuite que le respect de la souveraineté nationale et la sécurité
des discussions étaient la condition essentielle du régime parlementaire. Ces
conditions existent-elles, en présence des appels de certains journaux à la
force ? L'article où le Figaro, rappelant le récent prononciamento de
Pavia, pousse le Maréchal à un coup d'Etat, a-t-il échappé à l'attention du
Gouvernement, qui a suspendu ou supprimé des journaux pour des délits bien
moindres ? L'autorisation de vente sur la voie publique a été retirée au XIXe
siècle, pour avoir reproduit une parole de M. Lefèvre, député de la
Gauche, accusant le président de l'Assemblée nationale, M. Buffet, de « partialité
révoltante », et l'incitation au coup d'Etat est restée impunie. « Cela
fait rire et voilà tout, s'écria le Garde des Sceaux, M. Depeyre, voilà
l'effet que produit dans le pays le Figaro ! » Le lendemain
du jour où il avait attaqué la majorité avec la dernière violence, le Figaro
avait, par une sorte de compensation, prodigué les injures à la minorité, et
le Gouvernement était resté muet comme la veille, oubliant les paroles que le
duc de Broglie avait prononcées le 24 Mai, dans son discours contre M. Thiers :
« Ce qu'un Gouvernement autorise et permet, il est censé le faire
lui-même. » Le Cabinet n'est-il pas en opposition flagrante avec le chef
de l'Etat, qui s'est engagé, au Tribunal de commerce, à faire respecter de
tous, pendant sept ans, l'ordre de choses légalement établi ? Il n'a servi,
dans la circonstance, ni l'ordre moral ni les principes conservateurs ; il
n'a usé de l'état de siège que dans l'intérêt de ses amis, non dans l'intérêt
de la justice et de l'équité il a pratiqué la politique de combat, avec
laquelle on ne fonde rien et si, un jour, l'histoire daigne s'occuper de son
passage aux affaires, elle le caractérisera par ces trois mots impuissance,
stérilité, contradiction. Il est
bon de remettre ces vigoureuses paroles sous les yeux de la génération
présente, de montrer comment les membres du Centre Gauche, si calomnié
aujourd'hui, entendaient la défense des libertés publiques et quel service
ces ouvriers de la première heure ont rendu aux institutions actuelles. Le
duc de Broglie répondit plaisamment qu'il était heureusement surpris de la
susceptibilité inquiète montrée par la Gauche pour les droits, l'autorité et
la dignité de l'Assemblée et salua avec plaisir cette conversion, qu'il
souhaita durable et sincère. Quant au Figaro, « journal plus
connu par la variété piquante de sa rédaction que par sa consistance
politique, » ses attaques ne comptaient pas et le vice-président du Conseil
avait à peine eu le temps de lire « ces minuties de la presse courante
». D'ailleurs, le rédacteur en chef du journal avait désavoué l'auteur de
l'article. Après que M. Victor Lefranc, en quelques graves paroles, eut
dégagé le Gouvernement de M. Thiers, que M. de Broglie avait mis en cause, de
toute similitude avec le Gouvernement de combat, l'ordre du jour pur et
simple, appuyé par le Gouvernement, fut adopté par 377 voix contre 30o. Douze
membres du Centre Gauche s'abstinrent. A la fin
de son discours, en réponse à l'interpellation de M. Christophle, le duc de
Broglie avait fait allusion à l'élaboration des lois constitutionnelles. La
nouvelle Commission des Trente venait, en effet, d'achever l'étude de la loi
électorale, dont elle eût voulu faire une seconde loi du 31 Mai. Les
dispositions restrictives de l'électorat et de l'éligibilité n'ayant pas été
accueillies par l'Assemblée nationale, le travail de la Commission, dont M.
Batbie fut le rapporteur, n'offre qu'un intérêt historique la discussion
devant l'Assemblée ne vint d'ailleurs que plus tard. Le seul événement
politique à signaler, avant l'interpellation du 18 Mars, est la manifestation
projetée du 16 Mars à Chislehurst, à laquelle manqua le prince Napoléon,
dûment invité pourtant. Le Prince Impérial lut aux députés de l'appel au
peuple un discours-manifeste, œuvre de M. Rouher, où il représentait le duc
de Magenta, a ancien compagnon des gloires et des malheurs de son père, comme
un gardien suffisant de l'ordre matériel, mais non de la sécurité, qu'un
plébiscite seul pouvait assurer, le plébiscite étant « le salut et le
droit ». Le 26
Janvier, Gambetta avait déposé une demande d'interpellation, sur la
circulaire du duc de Broglie, relative à l'application de la loi des maires
d'ajournements en ajournements cette interpellation fut enfin discutée, deux
mois plus tard, le 18 Mars, et cette discussion, la plus importante de celles
qu'eut à subir le Cabinet, aurait permis au duc de Broglie de prendre
position entre les extrêmes des deux parties de l'Assemblée, de s'appuyer sur
la Droite diminuée des Chevau-légers et sur les 100 membres du Centre Gauche
tout prêts, comme M. Dufaure, à soutenir un Gouvernement conservateur et
libéral, voulant sincèrement l'organisation constitutionnelle des pouvoirs
du. Maréchal et la pratique sérieuse du régime parlementaire. Un véritable
homme d'Etat eût compris, à ce moment, la nécessité de renoncer au
Gouvernement de combat ; d'oublier les vieilles rancunes et les inimitiés
récentes, de cesser d'être le porte-parole d'un parti sans racine dans le
pays et sans avenir dans l'Assemblée, pour se faire le chef d'une majorité
vraiment nationale, dont n'eussent été exclus que les irréconciliables de
Droite ou de Gauche, qui se serait appuyée sur la presque unanimité de la
France et qui eut fait du Septennat ce que son inventeur lui-même avait
appelé une réalité vivante ». Les hommes politiques vraiment dignes de ce
nom, les pasteurs de peuples, savent saisir ces occasions que la fortune
jalouse ne leur offre guère qu'une fois, quand elle les leur offre. Le duc de
Broute, enferme dans sa conception étroite du Septennat, retenu par un faux
point d'honneur, ne sut pas se dégager de ses alliances, ni renoncer à ses
complicités du 24 Mai il resta, le 18 Mars, ce qu'il avait été dans toutes
les interpellations auxquelles il eut à répondre, dans le cours de ses deux
ministères, un orateur fécond en ressources, très habile à déplacer le
terrain de la discussion et à rendre à ses adversaires coup pour coup ; et un
homme d'Etat d'un aveuglement sans pareil, un capitaine très apte a conduire
à l'assaut des troupes bigarrées, mais incapable de les maintenir longtemps
sur les positions conquises, le plus funeste, le plus compromettant des
ministres pour un Chef d'Etat, comme le loyal soldat au nom duquel il
parlait. Jamais
d'ailleurs ministre n'eut en face de lui plus redoutable adversaire. L'interpellation,
déposée primitivement par Gambetta, reprise par M. Lepère, fut développée par
M. Challemel-Lacour. Pour la Droite, M. Challemel-Lacour était l'ancien
préfet de Lyon, l'homme de confiance de Gambetta ; pour la Gauche il était
l'un des plus ardents Républicains, mais l'un des moins capables de se
dominer, pour tous et pour le public il était un orateur correct, pouvant
trouver quelques accents chaleureux dans un plaidoyer pro domo, mais
non pas donner la formé la plus parfaite aux griefs d'une grande Opposition
parlementaire, envelopper dans un langage impeccable des critiques d'autant
plus fortes qu'elles restent toujours courtoises et faire retentir la tribune
française d'accents d'une incomparable éloquence. Pendant une heure et demie
M. Challemel tient l'Assemblée sous le charme d'une irréprochable correction
de parole, d'une langue sobre et forte, d'élans impétueux, d'ironies amères,
explosions indignées qui sont comme contenues et qui se condensent en
formules métalliques. Ce grave et rare talent donne à tout l'auditoire une
incontestable impression de grandeur. Les interruptions, les insultes ne
parviennent pas à rompre la logique serrée de son discours il les laisse
passer, dédaigneux, à moins qu'il ne les relève, pour improviser un superbe
développement qui semble faire corps avec le discours. Il a parlé de la
République un membre de la Droite lui crie Laquelle ? il riposte en traçant
le programme du Gouvernement républicain en face du Gouvernement honteux, en
opposant les principes de la Démocratie aux expédients, aux tracasseries, aux
persécutions du Septennat. Nous publions en appendice[3] le magnifique discours de M.
Challemel-Lacour, qui se résumait dans ces deux questions adressées au
Gouvernement. Nous
demandons, en premier lieu, à M. le Ministre de l'Intérieur si, en déclarant,
dans sa circulaire du 22 Janvier, le pouvoir de M. le Président de la
République élevé dès à présent, et pour toute la durée que la loi lui
assigne, au-dessus de toute contestation, il n'a pas entendu déclarer que
toute tentative de restauration monarchique était dès à présent interdite ? Nous
lui demandons, en second lieu, s'il ne se propose pas de veiller désormais à
l'exacte application dos lois qui punissent comme délictueux tous les actes
et manœuvres quelconques ayant pour objet de changer la forme du Gouvernement
établi ? Avec
l'ironie froide qui était dans sa manière M. Challemel-Lacour avait déclaré
que, pour plus de précision et pour éviter toute surprise, il rédigeait et
déposait sur le marbre de la tribune les deux questions écrites qu'il prenait
la liberté d'adresser au Gouvernement. La
séance fut suspendue pendant une demi-heure, après cette admirable harangue,
que le duc de Broglie, dans sa riposte impertinente, qualifia de « discours
si prolongé ». Le même
reproche ne saurait être adressé au discours du Ministre de l'Intérieur il
remplit à peine 4 colonnes du Journal officiel et n'a pas dû se
prolonger au-delà de 10 à 12 minutes. Le duc de Broglie, après avoir déclaré
qu'il n'était pas « dictateur révolutionnaire » et qu'il n'avait pu
aborder toutes les questions dans sa circulaire du 22 Janvier, s'efforça de
justifier cette circulaire et les choix qui avaient été faits, conformément à
ses instructions. A chaque phrase il est interrompu par M. Margaine, par M.
Lenoël, par M. Fourcand, par M. Faye, par tous les maires qui ont été l'objet
d'exclusions systématiques, dictées par des motifs politiques tous ces
interrupteurs sont la preuve vivante que les instructions données par le duc de
Broglie ont été méconnues, ou plutôt que ses secrètes pensées ont été trop
bien comprises. Le duc de Broglie reproche ensuite à ceux qui viennent
d'applaudir M. Challemel-Lacour d'être les ennemis notoires et déclarés du
Gouvernement actuel, ce qui lui attire cette riposte de M. Margaine : « On
peut être l'ennemi du Cabinet, sans être l'ennemi du Gouvernement. » M.
Margaine, d'un mot, avait fait cesser la confusion que le duc de Broglie
s'efforçait de perpétuer depuis le 26 Novembre. Vous vous confondez toujours
avec le Maréchal, lui disait, un instant après, le même député, vous n'êtes
pas le Président de la République. La fin du discours ministériel fut
consacrée à une définition du Septennat, du pouvoir « incommutable »,
dont le caractère et la nature étaient un peu- plus obscurs après chaque
définition, et à un appel à l'union de la majorité. M. de
Cazenove de Pradines vint déclarer, après le duc de Broglie, qu'il comprenait
la prorogation comme un pouvoir intérimaire, en attendant le rétablissement
de « la Monarchie qui a fait la France et qui seule peut la relever ».
Le ministre remonte a la tribune. Le moment est venu de déchirer les voiles,
de sortir de l'équivoque, de prononcer devant l'Assemblée et devant la
France, si avide de clarté, une parole franche et sincère le duc de Broglie
se contente de dire que l'opinion de l'honorable préopinant lui est
personnelle et n'engage pas le Gouvernement. Après quelques observations,
présentées par MM. Lepère et Louis Lacaze, l'ordre du jour pur et simple,
accepté par le Gouvernement, recueillit 370 voix contre 310. Ce fut la
dernière victoire du duc de Broglie, victoire à la Pyrrhus, qui réunit une
fois encore, dans un vote de coalition, les partisans du Septennat et ceux
qui venaient, comme M. Cazenove de Pradines, comme M. de Carayon-Latour qui
s'associa aux réserves de son collègues, de « dresser son acte de décès ». Le
lendemain de l'interpellation, le Journal officiel publiait la lettre
suivante : « Versailles,
le 19 Mars 1874. « Monsieur
le Duc, « Je
viens de lire les paroles que vous avez prononcées hier à la tribune de
l'Assemblée nationale. « Elles
sont conformes au langage que j'ai tenu moi-même à MM. les Présidents du
Tribunal et de la Chambre de commerce de Paris. « Je
leur donne donc mon entière approbation et je vous remercie d'avoir si bien
compris les droits que m'a conférés et les devoirs que m'impose, pendant sept
années, la confiance de l'Assemblée. « Veuillez
agréer, Monsieur le Duc, la nouvelle assurance de ma haute considération. « Le Président de la
République, « MARÉCHAL DE MAC-MAHON. » A la
suite de cette lettre, le Journal Officiel relatait les paroles
prononcées, le 4 Février, au Tribunal de commerce t Pendant sept ans je
saurais faire respecter de tous l'ordre de choses légalement établi. L'ordre
de choses légalement établi c'était la République. Pourquoi donc confier le
soin de la gouverner à ses adversaires notoires ? pourquoi s'appuyer même sur
ceux qui ne vous considèrent que comme u un abri passager c'est le mot de M.
Cazenove de Pradines, ou comme un « paravent », c'est le mot de M. Rouher, ou
comme un « vestibule dans lequel il n'y a rien à construire, c'est le
mot de M. de Kerdrel ? » Le pays
comprenait de moins en moins cette politique. Appelé au scrutin dix jours
après, le 29 Mars, dans la Gironde et dans la Haute-Marne, il envoyait à
Versailles deux nouveaux Républicains, M. Roudier et M. Danelle-Bernardin.
Consulté seize fois, depuis le 24 Mai 1873, sur tous les points de la France,
dans les < pays rouges comme dans les autres, il avait nommé quinze
Républicains et un Bonapartiste. L'ordre moral, puis le Septennat avaient
vainement tenté de faire passer un candidat à eux en un an, la France n'avait
pas envoyé une seule recrue à ce que le duc de Broglie s'obstinait à appeler « le
grand parti conservateur ». Sa défiance croissait, en raison directe de la
confiance de la majorité et de l'approbation du Maréchal. Cette
majorité se retrouva, compacte et fidèle, jusqu'à la fin de la session
d'hiver, et particulièrement, dans la discussion du projet de prorogation au
1er Janvier 1875 des municipalités élues pour trois ans, le 30 Avril 1871, et
qui devaient être renouvelées, au plus tard, le 30 Avril 1874. Le
Gouvernement n'en était pas à regarder à l'établissement légal d'un nouveau
provisoire et il triompha à la majorité habituelle, par 377 voix contre 302.
Une manœuvre habile de la Gauche faillit pourtant faire échouer le projet et
amener la chute du Cabinet six semaines plus tôt. Les bureaux, comme il
arriva souvent, avaient nommé une Commission hostile, qui conclut au rejet du
projet et désigna M. de Marcère pour rapporteur. Ancien magistrat, M. de
Marcère combattit le projet, au point de vue juridique, avec la plus grande
vigueur membre du Centre Gauche, il le combattit avec plus de vigueur encore,
au point de vue politique, et fulmina contre le Cabinet et contre la majorité
un réquisitoire d'une éloquente violence. A cette époque de lutte pour la
vie, les Républicains les plus modérés, ayant à subir les plus vives
attaques, rendaient coup pour coup, avec une précision et un entrain
remarquables. M. de Marcère montrait qu'il y a une loi de fatalité pour les
envahissements ; qu'après avoir privé, par une mesure isolée à dessein, les
Communes du droit de choisir leurs maire et adjoints, on voulait les priver
de celui de choisir leurs conseillers municipaux, parce qu'il est plus facile
de s'emparer une à une des libertés communales. Faisant allusion à un projet
dû à l'initiative privée et qui tendait à prohiber les élections politiques
partielles, supposant de plus au Gouvernement le dessein d'ajourner le
renouvellement par moitié des Conseils généraux, le rapporteur concluait en
ces termes : « La politique est obscure, les consciences sont
troublées, les esprits sont inquiets. Ce n'est pas le moment de s'éloigner
systématiquement des vraies sources du droit, en s'écartant de plus en plus
du pays, ni de le blesser dans les plus chères de ses libertés. » M.
Depeyre combattit les conclusions du rapport de M. de Marcère, eu invoquant
des prétendus précédents qui n'en étaient pas, puisqu'ils s'appliquaient à la
prorogation du mandat des Tribunaux de commerce et à celle du mandat des
Conseillers généraux de la Seine, dont on avait voulu faire coïncider le
renouvellement avec celui des Conseillers municipaux de Paris. Les deux cas
étaient dissemblables : l'Assemblée les déclara pourtant identiques et
repoussa les conclusions du rapport. Au vote sur le projet gouvernemental,
repris comme amendement, la Gauche demanda le scrutin secret et s'abstint. Il
y eut 334 voix pour et 45 contre. Le quorum de 372 voix, nécessaire à la
validité du vote, était dépassé de 7 voix, grâce aux membres qui avaient voté
contre. On a remarqué que si le Cabinet, au lieu de 45 opposants, avait eu 37
partisans de plus, il eût été battu, parce que 371 votants ne suffisaient pas
à rendre un vote valable. La procédure parlementaire offre de ces anomalies. Ce vote
si disputé est du 26 Mars. L'avant-veille, l'Assemblée avait décidé de se
proroger du 29 Mars au 12 Mai et elle avait constitué une Commission de
permanence de 23 membres, où elle n'admit que 6 députés de la Gauche. Le surlendemain,
elle confirmait aux ducs d'Alençon et de Penthièvre les grades qu'ils avaient
conquis à l'étranger et les admettait à titre définitif dans l'armée française.
Le même jour, comme pour en finir avec toutes les questions désagréables,
elle autorisait la levée du séquestre sur l'ancienne liste civile. La Gauche
n'avait fait qu'une assez molle résistance à ces deux projets. Elle avait, et
le publie avec elle, attaché beaucoup plus d'importance aux symptômes, encore
isolés et individuels mais très significatifs de désagrégation, entrevus dans
une majorité qui avait semblé jusqu'alors incommutable elle aussi. Dans
une lettre à l'Union, du 21 Mars, le vicomte d'Aboville estimait que le
Maréchal eût mieux fait de garder le silence le 19 Mars et annonçait que le
double jeu du vice-président du Conseil ne ferait pas indéfiniment des dupes.
« Point d'illusions, ajoutait-il, d'ici à deux mois M. le duc de Broglie
va nous proposer d'organiser la République septennale. Mais alors pourquoi
avoir renversé M. Thiers ? » Le 23
Mars, dans un discours à l'Association Polytechnique, un membre du Cabinet,
M. de Fourtou, prévoyant que le Maréchal pourrait prendre d'autres
conseillers, déclarait que son autorité serait fortifiée par une organisation
constitutionnelle loyalement promise et prononçait la moitié au moins du mot République,
quand il disait : « Le Maréchal protégera pendant sept ans de sa fermeté
et de sa prudence le développement régulier des affaires publiques. » Les
manifestations parlementaires étaient encore plus caractéristiques. Le 26
Mars. M. de Franclieu essayait de lire à la tribune une déclaration, où il
annonçait qu'à la rentrée il s'opposerait à la mise à l'ordre du jour des
lois constitutionnelles. Le
lendemain, M. Dahirel réclamait l'urgence pour cette proposition : « Au
1er Juin prochain, l'Assemblée se prononcera sur la forme définitive du
Gouvernement de la France. » L'urgence, vivement combattue par le duc de
Broglie, ne fut repoussée, par 327 voix contre 242, que parce que 49
Républicains votèrent avec le Cabinet. Enfin,
le 29 Mars, à la Commission des Trente, M. de Kerdrel lui-même, qui s'était
élevé si vivement contre la proposition Dahirel, disait du Septennat : « Les
uns y voient le vestibule de la Monarchie, les autres le vestibule de la
République mais il n'y a rien à construire dans ce vestibule. » Pendant
tout le mois d'Avril et jusqu'à la rentrée, les polémiques continuèrent dans
les journaux, sur la nature du Septennat, dont le vote apparaissait, de plus
en plus, comme un immense malentendu et comme une duperie. Dans une
circulaire aux procureurs généraux, où il oublia de désigner le Chef de
l'État par son titre officiel de Président de la République, M. Depeyre
définit le Septennat irrévocable, affirma qu'il ne pouvait être nié
impunément et demanda à ses subordonnés de lui signaler ceux des articles qui
l'attaqueraient. Deux jours après, le journal officieux du vice-président du
Conseil, le Français, commettait le délit prévu par le Garde des
Sceaux, en écrivant : « Les uns veulent un Septennat qui soit une
sorte de Monarchie sans le Roi, les autres un Septennat républicain, les
autres un Septennat qui soit un Gouvernement neutre et une sorte de
prolongation de la trêve des partis. Les uns peuvent avoir raison, les autres
tort, mais tous sont dans leur droit. » Le Français ne fut pas
poursuivi. Les défenseurs du « Gouvernement sans nom » étaient
tombés dans le ridicule et le pays se montrait de plus en plus indifférent à ces
discussions byzantines, occupations de vacances, pour les journaux à court de
copie. Si le Maréchal de Mac-Mahon ne professait pas, à l'endroit de la
presse, le même aristocratique dédain que le duc de Broglie, s'il usait des
journaux qui s'occupaient de sa personne et de son pouvoir, il devait se
faire de l'une et de l'autre une bien singulière idée. A la
fin des vacances, le Maréchal se rendit à Tours, pour poser la première
pierre des nouvelles casernes, à Saumur, où il procéda à une visite
minutieuse et prolongée de l'Ecole de cavalerie et, le surlendemain de son
retour à Paris, à l'Ecole Polytechnique. Partout le public lui montra ce que l'Officiel
appelait une respectueuse sympathie mais sa présence ne provoqua
d'enthousiasme nulle part ; on n'entendit même pas, sur son passage, dans la
population civile, ces acclamations de commande que tous les pouvoirs se
procurent si aisément. Quant aux manifestations militaires, il les interdit
rigoureusement. A la revue de Tours, les premiers régiments qui défilèrent
devant lui crièrent Vive le Maréchal ! : un de ses aides de camp
se détacha du groupe de l'état-major, pour rappeler aux régiments qui
suivaient que la discipline imposait le silence au soldat sous les armes.
Dans les fêtes, les bals, les réceptions qu'il donnait à l'Elysée, et qui
étaient remarquables de luxe et de belle ordonnance, son attitude fut la même
sa haute correction imposait le respect, si elle ne commandait pas
l'affection, si elle ne mettait pas tout le monde à l'aise, comme la
spirituelle bonhomie de son illustre prédécesseur. C'est pendant ces vacances
parlementaires que M. d'Arnim fut rappelé et remplacé par le prince de
Hohenlohe. Le Chancelier, qui poursuivait avec acharnement sa lutte contre
les Catholiques, qui faisait condamner, par contumace, bien entendu, l'évêque
de Nancy à deux mois de forteresse, pour avoir publié un mandement que les
curés de la Lorraine annexée avaient lu en chaire, le Chancelier ne pouvait
tolérer la présence à Paris d'un ambassadeur qui avait été favorable aux
entreprises de fusion et qui blâmait ouvertement son inflexibilité
religieuse. La
session d'Avril des Conseils généraux ne fut marquée que par deux incidents
méritant de retenir l'attention. En Corse, la majorité des Conseillers
s'abstint, pour protester contre l'absence de son président, le prince
Napoléon, à la cérémonie du 16 mars, et la session ne put s'ouvrir. Dans
t'Eure, hors session, au dîner offert par le préfet aux membres du Conseil
général, le duc de Broglie se prononça pour les lois organiques, comme il
l'avait fait à t'Assemblée et devant la Commission des Trente, le 29 Mars.
Mais, dans la pensée du vice-président du Conseil, les lois organiques se
bornaient à deux, une loi électorale et une loi d'organisation de la seconde
Chambre, la loi de Prorogation ayant décidé que les pouvoirs du Maréchal
s'exerceraient, dans les conditions actuelles ; jusqu'à l'expiration du
Septennat. La loi électorale fut rapportée par M. Batbie, la loi
d'organisation de la seconde Chambre fut, nous le verrons, t'œuvre propre du
duc de Broglie. Même dans le parti du duc de Broglie, on souhaitait une
Constitution moins rudimentaire et le rédacteur en chef du Journal de Paris
et du Soleil, M. Hervé, proposait de faire une troisième loi sur le
pouvoir exécutif. Le Centre Gauche eût accepté ce programme, sauf à amender
dans un sens libéral les lois proposées, mais il mettait comme condition
absolue à son concours le remplacement du Cabinet de Broglie par une
administration nouvelle, moins déconsidérée dans le Parlement et moins
impopulaire dans le pays. Quant a la Droite légitimiste, son opinion fut indiquée
par le Congrès des journaux catholiques et royalistes, réuni à Tours, qui exprima
l'espoir, dans la séance du 30 Avril, qu'aucune des lois organiques ne serait
votée et sa constance dans l'opposition au ministère fut garantie par la
présence incognito du comte de Chambord à Versailles. L'opinion
des Bonapartistes, au sujet des lois qui devaient organiser le Septennat, ne
différait pas, cela va sans dire, de celle de la Droite Extrême. Engagé
par ses déclarations antérieures, obligé par le texte même des lois du 13
Mars et du M Novembre, le Gouvernement se préparait donc à aborder les
discussions constitutionnelles, dès la rentrée, et ses organes habituels
insistaient sur l'utilité politique d'un prompt achèvement de ces
discussions. Mais la préparation de ces lois n'empêchait pas les deux
principaux ministres, celui de l'Intérieur et celui de la Justice, de prendre
les mesures arbitraires, qui sont comme la marque de cette administration, ou
de revenir aux pires pratiques du Régime impérial. Le 29 Avril, le duc de
Broglie supprimait encore un journal républicain modéré, l’Union libérale
et démocratique de Seine-et-Oise et le 3 Mai, M. Depeyre, déchirant la
circulaire de M. Dufaure du 15 Juin 1871, sur les devoirs des juges de paix,
prescrivait à ses procureurs généraux de transformer ces modestes magistrats
en indicateurs et par suite en agents politiques. Il était dit que pas une
des idées de liberté, d'honnêteté politique, autrefois défendues avec tant
d'éloquence et d'apparente conviction, par les membres du Gouvernement, ne
resterait inscrite à leur programme. En
dehors des préoccupations politiques, trois faits frappèrent vivement
l'opinion pendant le mois d'Avril la mort de Beulé, l'annonce de l'évasion de
MM. Rochefort et Paschal Grousset et la nouvelle détaillée de la mort, déjà
ancienne, de Francis Garnier. Beulé mit fin, par le suicide, aux atroces
douleurs d'une angine de poitrine, que son passage aux affaires avait
exaspérée, autant que sa sensibilité littéraire et artistique. MM. Rochefort
et Paschal Grousset, déportés à la Nouvelle-Calédonie depuis 1872,
s'évadèrent le 20 Mars 1874, dans les circonstances les plus périlleuses et
les plus romanesques. Un navire anglais les conduisit en Australie, puis aux
États-Unis, d'où ils revinrent en Europe. Le Journal officiel, en
annonçant l'événement, le 10 Avril, ajouta que leurs complices seraient
recherchés et punis. De complices ils n'en avaient pas ; ils ne durent leur
salut qu'à l'énergie de leur volonté, à leur endurance physique, à la mise en
œuvre de toutes leurs forces morales. Ce sont
ces qualités que le malheureux Francis Garnier avait déployées dans une
meilleure cause la conquête du Tonkin. Après un voyage de trois années dans
l'Indochine (1866-'i868),
il avait exploré à ses frais le cours du Yang-Tsé-Kiang, qu'il remonta
jusqu'à la région des rapides. Le contre-amiral Dupré, gouverneur de l'Indochine,
le chargea, en Octobre 1873, d'une mission au Tonkin, où il l'envoya avec
deux canonnières, un détachement de fusiliers marins et un détachement
d'infanterie de marine. De Touram, Garnier fit demander à la cour de Hué
l'envoi d'un plénipotentiaire à Hanoï, pour signer un traité de commerce avec
la France. Il se rendit lui-même à Hanoi, d'où le vice-roi le somma de se
retirer. Garnier, avec 120 hommes, s'empara de la citadelle que défendaient
7.000 Annamites, le 2t Novembre 1873, et prit possession de l'administration
du pays. Les
renforts qu'il avait fait demander à Saïgon arrivèrent, le 24 Décembre, trois
jours après sa mort. Une attaque de pirates s'était produite le 2t, Garnier
était sorti de Hanoï pour les repousser, avait été attiré dans une embuscade,
criblé de coups de lance et affreusement mutité. Les 200 hommes de renfort
reçurent l'ordre d'évacuer Hanoï et de se replier sur Haïphong. Tout était à
refaire. Francis Garnier a indiqué la voie, ou tant d'autres hardis Français
devaient le suivre. Comme les conquérants espagnols du XVIe siècle, il a
montré ce que pouvaient la vaillance et la civilisation contre la barbarie
sans organisation, sinon sans courage. La France lui doit la possession de la
belle colonie, où il a le premier versé son sang. Malgré son importance, la
conquête si rapide du Tonkin n'était qu'un incident de second ordre, à une
époque où le Gouvernement français n'avait pas encore adopté le vaste plan de
politique coloniale, qui ne sera exécuté que sous le successeur du Maréchal. La
rentrée de t'Assemblée nationale eut lieu le 12 Mai. Cette première séance ne
fut marquée que par la démission d'un député de la majorité, M. Piccon,
représentant des Alpes-Maritimes, qui reconnut avoir souhaité, dans un
banquet, le retour de Nice à l'Italie et qui se rendit justice en s'excluant
de l'Assemblée nationale. Dans la même séance, un autre député de la
majorité, le marquis de Costa de Beauregard, vint déclarer que les représentants
de la Savoie n'étaient pas solidaires de leurs collègues des Alpes-Maritimes.
Cette affirmation de patriotisme, très sincère évidemment, devait, vingt ans
plus tard, à défaut de titres littéraires, ouvrir au marquis de Costa de
Beauregard les portes de l'Académie française. La
séance du 13 Mai fut consacrée à l'élection du Bureau. M. Buffet fut reporté
au fauteuil par 360 voix, chiffre inférieur à celui de sa précédente
élection. MM. Martel, Benoist d'Azy, le général baron de Chabaud-Latour
furent élus vice-présidents. MM. Francisque Rive, le vicomte Blin de Bourdon,
de Cazenove de Pradines, le comte de Ségur, Félix Voisin et Grivard firent
élus secrétaires. Sur onze membres du Bureau, la Gauche, qui formait les
trois septièmes de l'Assemblée, en avait deux. Dans la
séance suivante, celle du vendredi 15 Mai, le duc de Broglie déposa sur la
tribune un projet de loi concernant la création et les attributions d'une seconde
Chambre et ce qu'il appelait, avec une exagération manifeste, les relations à
établir entre les pouvoirs publics. L'Assemblée exigea la lecture de ce
document qu'il convient de résumer. Le duc de Broglie rappelle que la
Commission Laboulaye, au moment du vote de la Prorogation, proposait à
l'Assemblée dévouer l'avenir de la France aux institutions républicaines.
L'Assemblée s'y est refusée, tenant à conserver au pouvoir qu'elle
établissait, un caractère « d'impartialité loyale ». Le 15 Mai, pas
plus que le 20 Novembre, le Gouvernement ne vient demander à l'Assemblée d' « altérer
les traits essentiels de la délégation qu'elle a faite ». Aujourd'hui,
comme alors, il ne s'agit que d'institutions provisoires. Le 1S Mai, comme le
20 Novembre, comme le 24 Mai, il s'agit de réunir autour du même pouvoir « les
bons citoyens des partis divers, sans engager leur avenir, sans leur demander
le sacrifice ni d'une espérance légitime, ni d'une conviction consciencieuse
». Et le duc de Broglie répète, un peu plus loin, dans un idiome à lui, que
le pouvoir du Maréchal doit rester ce qu'il est, « celui d'un honnête
homme faisant appel, dans tous les rangs, au dévouement de ses pareils ».
Nous ne relevons pas cette prétention de constituer, à soi seul, le parti des
« bons citoyens » et des « hommes honnêtes », ni cette
exclusion de tous ceux qui ne pensent pas comme le duc de Broglie prétention
et exclusion se retrouvent sous sa plume, dans cet exposé des motifs, comme
elles se sont rencontrées dans sa bouche, toutes les fois qu'il a pris la
parole. Il suffit d'être Républicain, si peu que ce soit, ou Monarchiste
d'une autre nuance que le ministre de l'Intérieur, pour être classé dans la Ligue
du Mal Public. Le duc de
Broglie expose ensuite, d'un style net et vigoureux, les conditions
indispensables, les principes d'existence de tout Gouvernement libre,
République ou Monarchie. Cet exposé, si peu politique dans les réserves du
début, si contestable dans l'établissement des catégories où doit se recruter
la seconde Chambre, a ici la valeur d'un bon chapitre de droit
constitutionnel. Le premier de ces principes, de ces axiomes politiques,
c'est la séparation nécessaire des pouvoirs exécutif et législatif. Le second
est la division du pouvoir législatif en deux Assemblées, une Assemblée
unique ; grand corps irresponsable, pouvant introduire les désordres les plus
graves dans la législation, par des résolutions irréfléchies et soudaines. Le
troisième axiome, c'est la nécessité d'avoir, entre l'exécutif et le
législatif, un modérateur qui les concilie. Le recrutement de l'Assemblée
modératrice ne doit pas être le même que celui de la Chambre des
représentants, « le nombre n'étant pas tout dans une société, ni la
majorité numérique la seule autorité qui doive faire loi x : Le duc de
Broglie proposait, en conséquence, de composer la seconde Chambre de membres
en partie nommés par le Président de la République, en partie élus par un
Collège formé des citoyens les plus notables de chaque département, et de
hauts dignitaires désignés par leurs fonctions. La seconde Chambre prendrait
le nom de Grand Conseil. Elle aurait juridiction, pour crimes d'Etat, contre
les ministres et contre le Président de la République. Elle posséderait le
droit de dissoudre- la Chambre des représentants, sur la proposition du
Président de la République. Elle se réunirait à la Chambre basse dans les
circonstances graves, et, pour la plus grave de toutes l'élection, à la fin
du Septennat, du Président de la République. « Notre
ambition serait, disait le duc de Broglie dans sa péroraison, de réunir, pour
organiser les pouvoirs du Maréchal, les suffrages de tous ceux qui l'ont
établi, en y joignant l'adhésion précieuse de ceux qui, après l'av0ir
combattu en principe, s'y rattachent aujourd'hui loyalement, comme à
l'autorité légale du pays. » Il était bien tard pour faire appel au
concours du Centre Gauche, après lui avoir fait une guerre à mort depuis le
24 Mai, après que l'on venait, quelques instants auparavant, de l'exclure de
la Ligue « des bons citoyens et des honnêtes gens ». L'Assemblée, avait
dit aussi le duc de Broglie, n'est pas responsable des divisions qui
l'empêchent de porter aux maux du pays un remède souverain et décisif. Si,
elle était responsable, mais elle ne l'était pas-seule le véritable artisan
du malaise du pays et de l'anarchie de l'Assemblée, c'était le Gouvernement. Le
samedi 16 Mai, M. Batbie, au nom de la Commission des lois
constitutionnelles, demanda la mise à l'ordre du jour, pour le mercredi
suivant, de la première lecture de la loi électorale. M. Théry, au nom de la
Droite, réclama la priorité pour la loi organique municipale, les élections
municipales devant précéder les élections politiques. M. Raudot vint appuyer
la demande de M. Batbie, parce qu'il savait que le ministère faisait une
question de confiance de la mise à l'ordre du jour de la loi électorale et parce
qu'il ne voulait pas « pousser les choses à l'extrême ». Le duc de
Broglie s'engagea à fond sur la question de priorité, parce qu'il fallait « répondre
à un besoin urgent, à un appel pressant du pays » et ne démentit pas M.
Raudot qui avait posé officieusement la question de confiance. M. Lucien Brun
prit la parole pour écarter la question de confiance. « Rien de grave,
dit-il, ne nous divise... Il reste une question d'ordre du jour, dont
l'Assemblée demeure maitresse. » — « Le Gouvernement, riposta le
vice-président du Conseil, est infiniment reconnaissant des paroles que vient
de prononcer l'honorable M. Lucien Brun, mais il ne faudrait pas se méprendre
sur leur sens et qu'elles parussent diminuer l'importance du vote qui va être
émis. » On alla aux voix 317 députés se prononcèrent pour la priorité de
la loi électorale, 381 contre le Cabinet de Broglie avait vécu. Il portait la
peine des réticences, des détours, des compromis et des faux fuyants de son
chef. Sa chute, qui fut plus digne que sa vie, produisit, dans toute la
France, une immense impression de soulagement. Ainsi
succombait, après six mois d'une administration sans principes, sans suite et
sans franchise, le second ministère de Broglie. Quelque fût le ministère qui
devait lui succéder, il ne pouvait moins valoir, ni encourir une plus
légitime impopularité. A l'actif des deux Cabinets du 24 Mai et du 26
Novembre, on ne peut pas citer une sage parole ou un acte généreux, pas même
une velléité de politique loyale et pacificatrice. Sous les plus mauvais
Gouvernements, sous les régimes les plus personnels, il y a des moments de
relâche et comme de détente la nature reprend ses droits et le souverain le
plus absolu ou le ministre le plus autoritaire laisse éclater sa compassion
pour les misères humaines il lui échappe un mot de sympathie profonde pour
les gouvernés. Sous le double ministère du duc de Broglie, il n'y eut pas un
de ces moments-là ; jamais l'esprit si cultivé, si fertile en expédients du vice-président
du Conseil n'entra en communication avec l'âme même de la nation. La France,
qui se donne si volontiers à qui l'aime, se refusa toujours au duc de Broglie
; dans le Parlement même, il n'eut pour lui qu'une minorité, ce Centre Droit
qui ne représentait plus rien, qui n'était plus un parti, mais un résidu,
formé des restes de l'ancienne bourgeoisie qui n'avait pas suivi M. Thiers
dans son évolution. En même temps que le ministère, était morte la majorité du 24 Mai abandonnée par les Bonapartistes et les Chevau-légers elle fut achevée par le duc de Broglie, qui ne sut pas remplir à temps les vides qui s'y étaient produits. Cette majorité détruite et son chef renversé, tous les politiques clairvoyants pensaient que l'axe du pouvoir allait être légèrement déplacé. Ces prévisions, ne devaient pas se réaliser les solutions les moins vraisemblables étaient les seules qui eussent quelques chances de succès, sous le Septennat, dont le caractère propre est, comme on l'a dit finement, « de n'avoir pas été un Gouvernement'. Remarquons aussi, tant les événements trompent l'attente des hommes politiques, que le vote du 16 Mai 1874 dont la Gauche se félicita, parce qu’elle y vit comme une revanche du 24 Mai 1873, fut bien moins favorable à l'établissement de la République que les votes du 13 Mars ou du 20 Novembre 1873, où la Gauche s'était trouvée en minorité. Très peu de Républicains comprenaient que chaque jour qui s'écoulait donnait une chance de plus a la République et en enlevait une à la Monarchie ils avaient, nous avions tous, à cette époque, le fétichisme des mots, des étiquettes. Ils ne virent pas que le duc de Broglie, sans l'avouer, et sans peut-être se l'avouer a. lui-même, s'était rangé, le 16 Mai 1874, à la politique que M. Dufaure avait soutenue le 2 Juillet et le 5 Novembre 1873 et qu'il se garda bien de combattre par son vote le 16 Mai, à la politique qui doit les rallier tous, le jour où l'amendement de M. Wallon leur aura donné l'étiquette fatidique. Ce jour semble encore éloigné aux plus clairvoyants. George Sand, dont nous nous plaisons à citer les jugements apaisés, en ces derniers mois de sa vie, écrivait, le 8 avril 1874, à Charles Edmond : « La situation politique m'irrite et m'écœure » ; et, six semaines plus tard, au même correspondant : « Jamais la France n'a présenté un tel spectacle de désaccord avec elle-même. C'est une souffrance pour nous autres vieux. Les jeunes, qui sont nés dans le brouillard du scepticisme, croient qu'il n'y a jamais eu de soleil et ils s'en moquent. » |