HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PREMIER MINISTÈRE DE BROGLIE. - LA FUSION.

Du 24 Mai au 26 Novembre 1873.

 

 

Le Maréchal de Mac-Mahon et le duc de Broglie. — Le ministère. — Le programme du ministère. — Les changements de personnes. — La circulaire aux agents diplomatiques. — Le « maintien des institutions existantes ». — Politique réactionnaire et cléricale. — Interpellation Lepère. Interpellation Le Royer. — M. Dufaure et les lois constitutionnelles. — Gambetta et les « nouvelles couches ». — L'église de Montmartre. — Interpellation Jules Favre. — La Commission de permanence. — La libération. — Lois sur la Légion d'honneur et sur l'organisation de l'armée. — Le général de Bellemare. — La visite du 5 Août. — Le Comité des Neuf. — Les négociations en Août. — Le rôle du Gouvernement. — Mission de M. Chesnelong à Salzbourg. — Résultats de la mission Chesnelong. Le procès-verbal du 16 Octobre. — La restauration est probable. L'attitude du Maréchal. — Le Journal de Paris du 18 Octobre. — La Lettre du 27 Octobre. — Le projet Changarnier. — Le Message du 5 Novembre. — Intervention de M. Dufaure. — La Commission de prorogation. — Le projet de la minorité. — Interpellation Léon Say. — La politique d'équivoque. — Le ministère des Affaires Etrangères, depuis le 25 Mai. — Origines du procès Bazaine. — La condamnation et le recours eu grâce. — L'évasion.

 

Un des conseillers d'Etat élus par l'Assemblée nationale, plus brillant écrivain que clairvoyant politique, prétend que, le 24 Mai, la majorité monarchique a perdu une occasion unique d'établir le Gouvernement qui avait ses préférences. Rien n'était plus facile aux adversaires de la République, suivant M. J.-J. Weiss, que d'abolir le nom de la République. de supprimer la Constitution Rivet et la Constitution des Trente, d'effacer en une heure toutes les fautes commises par les monarchistes depuis le 8 Février 1871. En l'absence d'un homme d'Etat d'un coup d'œil hardi, on consolida en une heure toutes ces fautes que l'on pouvait effacer, on promit, à la face de la France, qu'aucune atteinte ne serait portée aux lois et aux institutions existantes, comme si l'on avait craint que les grandes villes ne courussent aux armes pour venger M. Thiers.

« Le 24 Mai avait à choisir de n'être qu'un déménagement de préfets ou d'être une Révolution monarchique. Par cette phrase spirituelle, M. J.-J. Weiss ne se réfute-t-il pas lui-même ? Il ne suffisait pas, en effet, le 24 Mai, de supprimer l'organisation constitutionnelle, très rudimentaire, nous le reconnaissons, que t'Assemblée avait donnée à la France ; de supprimer aussi, sans doute, la loi électorale à laquelle l'Assemblée nationale devait son existence ; de promulguer le légendaire décret du célèbre pamphlétaire II n'y a plus rien. » Il fallait, M. Weiss l'avoue, faire une Révolution Or, cette Révolution, ni le Maréchal, le premier intéressé, ni les 16 députés qui avaient voté avec la coalition à seule fin d'avoir une République conservatrice et M. Thiers, ni la nation n'en voulaient. Le chef de l'Etat, la majorité et le pays, ces facteurs indispensables, faisaient défaut, pour la résolution du problème que M. Weiss jugeait si facile, et c'est justement parce qu'ils faisaient défaut que la coalition et ses guides ont eu l'air de n'avoir renversé M. Thiers que pour opérer « un déménagement de préfets », pour rassurer les Républicains sur le sort de la République, pour essayer de consacrer la ville de Paris à la religion du Sacré-Cœur et pour instituer un long combat contre un pays paisible.

Le Maréchal de Mac-Mahon apportait au pouvoir, avec une grande droiture, une ignorance absolue des hommes et des choses de la politique, une invraisemblable timidité, une absence de mémoire qui lui rendait difficile et pénible toute représentation, toute cérémonie qui n'était pas exclusivement militaire. Aussi a-t-il réalisé, pendant un temps, le type accompli du Chef constitutionnel qui règne sans gouverner en dehors des choix de quelques officiers supérieurs, qu'il se réservait, il laissa son premier Cabinet maître, non seulement des détails de l'administration, mais aussi de la direction générale et de la souveraineté réelle.

Le ministère du 28 mai comprenait, outre M. de Broglie, vice-président du Conseil, MM. Ernoul, Beulé, Magne, du Barail qui remplaça le général de Cissey, intérimaire jusqu'au 29 Mai, de Dompierre d'Hornoy, Batbie, Deseilligny et de la Bouillerie. Aucun de ces collaborateurs n'avait l'autorité et le prestige du duc de Broglie, ministre des Affaires Étrangères et vice-président du Conseil. Avec son perpétuel sourire, qui faisait ressortir plutôt qu'il ne le voilait un dédain transcendant de ses adversaires et même de ses amis politiques, avec son éloquence sèche et froide, mais railleuse et incisive, avec sa science de l'intrigue et l'art avec lequel il sut s'abriter derrière le nouveau Chef de l'État, tout en ayant l'air de le couvrir, avec son indifférence aux moyens et son manque de scrupule dans le choix des alliances, le duc de Broglie fut, pendant un an, du mois de Mai 'i873 au mois de Mai 1874, le guide de la majorité, le premier ministre incontesté et, par conséquent, l'arbitre des destinées de la France. De tout ce qui s'est fait, comme de ce qui ne s'est pas fait dans cette période, il est presque le seul et certainement le principal responsable. La définition, l'orientation du nouveau régime, la croisade entreprise contre la France, le hautain mépris de ses volontés, tout est son œuvre.

Au même groupe que lui appartenaient deux de ses collègues MM. Beulé et Batbie, qui furent placés aux deux ministères où leurs très sérieuses qualités devaient se trouver annulées et où ils restèrent l'un et l'autre au-dessous de leur tâche, parce que la présence de M. Batbie, l'inventeur du Gouvernement de Combat, à l'Intérieur, eût donné au Cabinet une couleur trop réactionnaire. Le jurisconsulte, l'ancien professeur de droit, ne fut qu'insuffisant à l'Instruction Publique, où il signala son passage par une mesquine réaction pédagogique contre l'œuvre de son prédécesseur. Le membre de l'Institut, le savant critique d'art, l'écrivain élégant fut complètement dépaysé à l'Intérieur et il ne retrouva pas à l'Assemblée nationale ses succès de professeur à la Bibliothèque impériale. Chute plus cruelle encore, l'auteur d'Auguste, sa famille et ses amis, de Tibère et l'héritage d'Auguste, du Procès des Césars, devenu le collègue d'un ancien membre du Conseil privé, l'allié et le protégé des Bonapartistes, dut réserver les trois quarts des situations de l'administration préfectorale à ceux qu'il avait criblés de si fines épigrammes dans ses livres, dans son cours, dans les salons académiques et libéraux. On se prend à regretter que ce galant homme n'ait pas obtenu le portefeuille des Beaux-Arts qui lui revenait de droit, après son remarquable discours de 1872 sur la subvention de l'Opéra, et surtout qu'il ait participé à la triste besogne qui s'imposait aux ministres du 25 mai. L'heureux Beulé comme on disait sous l'Empire, joua de malheur, le jour où il accepta de faire partie de la combinaison de Broglie avec ses réminiscences romaines il dut souvent penser à Tarpeia.

Le Garde des Sceaux et le ministre de l'Agriculture et du Commerce, MM. Ernoul et de la Bouillerie, comme les ministres de la Guerre et, de la Marine, MM. du Barail et de Dompierre d'Hornoy, représentaient la Droite pure dans cette combinaison. Le rôle de M. Ernoul, du barreau de Poitiers, fut effacé on ne lui demanda du reste que d'expulser des petits et des grands parquets quiconque était suspect de libéralisme et il s'acquitta docilement d'une tâche que M. Dufaure avait presque entièrement accomplie, d'ailleurs. M. Ernoul avait à son actif une réflexion judicieuse. Ne sentez-vous pas, avait-il dit, dans la discussion de la loi Waddington, qu'en France les extrémités sont froides ? y Mais, son principal titre au portefeuille, c'était la présentation de l'ordre du jour qui avait renversé M. Thiers. M. de la Bouillerie, riche propriétaire de l'Anjou et administrateur du sous-comptoir d'escompte de Paris, avait un autre titre au choix dont il fut l'objet sa parenté avec un prélat et son cléricalisme.

Ce sont aussi leurs sentiments réactionnaires qui recommandèrent le très brillant officier de cavalerie d'Afrique et du Mexique, le général du Barail, et l'arrière-petit-neveu de Voltaire, le délégué de M. Fourichon à Paris pendant la Défense nationale, le vice-amiral de Dompierre d'Hornoy.

Tous deux furent de très médiocres ministres. Très compétents, au contraire, furent les ministres des Finances et des Travaux publics MM. Magne et Deseilligny, très compétents comme administrateurs et très écoutés comme orateurs d'affaires. M. Magne, ancien membre du Conseil privé, était un Bonapartiste, mais usé, désabusé, vieilli et qui fut moins un politique qu'un spécialiste. Il ne faut pas oublier qu'il eut l'honneur, sur les réserves préparées par M. Thiers, de payer les derniers termes de la subvention de guerre. M. Deseilligny était un transfuge du Centre Gauche il avait quitté ce groupe parlementaire lorsque le général Chanzy en était devenu le président, lorsque le Centre Gauche avait fait adhésion à la République conservatrice de M. Thiers.

En résumé tous ces choix, où se reconnait la main experte de M. de Broglie, attestaient un très habile dosage des éléments qui constituaient la majorité. Le maintien, la consolidation et l'extension de cette majorité fut du reste la principale préoccupation du nouveau Cabinet, à Versailles et dans les départements. M. Beulé le disait sans ambages, dans sa première circulaire aux Préfets. L'Assemblée nationale attendait, avant tout, du Gouvernement qu'elle avait institué « un personnel administratif inspiré par une même pensée, dirigé avec précision et se mettant ouvertement à la tête des Conservateurs Les préfets devaient dire bien haut de quel côté étaient leurs sympathies et leurs encouragements, et par cette ferme conduite, « constituer en France une vraie majorité de Gouvernement ». C'était la pure théorie de la candidature officielle, professée avec plus de cynisme qu'elle ne l'avait jamais été par M. de Persigny. Mais le ministère avait si peu de confiance dans la théorie, qu'il ne convoqua les électeurs qu'une fois, dans une période de six mois, et la pratique du système impérial par un Orléaniste donna de si piètres résultats que l'on cessa de compter sur les électeurs pour renforcer la majorité monarchique.

Du haut en bas de l'échelle, le personnel gouvernemental refléta les opinions de cette majorité et du ministère. On ne demanda qu'une qualité aux fonctionnaires de tout ordre, qualité purement négative n'être pas Républicains. Aux Affaires Etrangères, le marquis de Banneville, ambassadeur à Vienne, et le comte d'Harcourt, ambassadeur à Londres, se retirèrent pour des motifs personnels et furent remplacés par le marquis d'Harcourt et par le due Decazes mais MM. Ernest Picard et Jules Ferry donnèrent leur démission pour raisons politiques et eurent pour successeurs le baron Baude et M. de Gabriac. Celui-ci laissait vacant le poste de La Haye qui fut donné à M. Target, le chef du groupe dont la défection avait entraîné la chute de M. Thiers.

Dans l'administration préfectorale, les changements furent innombrables et ininterrompus, pendant les trois premiers mois. Nous citerons seulement la nomination de M. Pascal à Bordeaux et celle de l'ingénieur Ducros à Lyon, parce que nous aurons l'occasion de revenir sur ces deux noms. A Bordeaux M. Pascal avait remplacé un administrateur éminent, esprit modéré et sincèrement libéral, M. Ferdinand Duval, qui reçut la succession de M. Calmon à la préfecture de la Seine.

Nous avons dit quelles considérations avaient dicté les choix faits dans la magistrature debout. Tous ces changements profitèrent surtout à l'ancien personnel de l'Empire dont les cadres, à peine diminués de quelques unités depuis 1870, étaient restés intacts. On n'improvise ni des administrateurs, ni des magistrats, ni des percepteurs pour combler les vides qui s'étaient produits, après la Révolution parlementaire du 24 Mai, les ministres puisèrent dans la réserve des fonctionnaires du Régime impérial et bien rares furent ceux qui, par fidélité à la dynastie déchue, ne répondirent pas à leur appel.

Avec un Chef glorieux et docile comme le Maréchal, avec un manœuvrier parlementaire et politique comme M. de Broglie, avec une majorité disciplinée et qui alla sans cesse en augmentant du 24 Mai au 29 Juillet, avec des fonctionnaires dévoués et sans scrupules, tout semblait facile au nouveau Gouvernement et l'on s'explique les angoisses, qu'éprouva la France, à la nouvelle de la chute de M. Thiers l'on s'explique la circulaire collective que les Gauches adressèrent au pays pour l'exhorter au calme, à la patience, au maintien de l'ordre publie. Il est certain que toute tentative de désordre eût été impitoyablement réprimée, et elle eût si bien fait les affaires de l'ordre moral, que l'on peut s'étonner qu'il ne l'ait pas provoquée. C'est la seule partie de l'héritage de l'Empire qu'il ait répudiée.

Comment se fait-il, qu'avec toutes ces facilités, la Révolution parlementaire du 24 Mai n'ait abouti, en moins de six mois, qu'à l'acte parlementaire du 20 Novembre, c'est-à-dire à une nouvelle et involontaire consécration de la République ? L'histoire de ces six mois donnera la réponse à cette question.

En notifiant son élection aux préfets le Maréchal de Mac-Mahon leur avait fait savoir, nous l'avons dit, que « rien ne serait changé aux lois et aux institutions existantes ». Le duc de Broglie, dans sa première circulaire aux agents diplomatiques de la France à l'étranger, sur papier à en-tête de la République Française, avait insisté sur ce caractère de l'acte du 24 Mai. « Le nouveau Gouvernement, disait-il, se conformant à son origine, suivra donc une politique résolument conservatrice, c'est-à-dire pacifique au dehors et modérée au dedans. Opposant une sévérité inflexible à toutes les tentatives que ferait le parti révolutionnaire, pour étendre son influence par des voies illégales, il ne sortira pas lui-même de la légalité la plus stricte. Aucune réaction n'est méditée et ne sera tentée contre les institutions existantes les lois constitutionnelles, présentées par nos prédécesseurs, restent soumises au jugement de l'Assemblée qui tranchera seule, quand elle le jugera convenable, la question suprême de la forme du Gouvernement. »

Ainsi voilà 362 monarchistes qui renversent un Président de la République, parce qu'il veut constituer la République, et qui le remplacent par un autre Président qui ne veut porter aucune atteinte aux institutions existantes voilà un vice-président du Conseil qui se réfère aux lois constitutionnelles organisant la République, lois déposées par son prédécesseur, et qui déclare que ces lois restent soumises au jugement de l'Assemblée ! Et cette Assemblée ne semble pas comprendre que la seule et facile transmission des pouvoirs est un argument de plus en faveur de la République elle ne voit pas que, comme au 13 Mars 1873 et au 31 Août 1871, c'est elle-même, c'est-à-dire l'Assemblée la plus monarchique qu'ait eue la France, qui apporte une pierre nouvelle à l'édifice républicain !

Au point de vue de l'extérieur, la circulaire du ministre des Affaires Étrangères avait le tort impardonnable de signaler la France aux Monarchies européennes, comme un foyer d'agitation révolutionnaire, comme un danger pour tous les trônes. Les Monarchies redoutaient bien plus l'étroite dépendance où le nouveau Président de la République et son Cabinet s'étaient placés en face de l'Ultramontanisme comment les souverains et les peuples, comment l'Europe pouvait-elle admettre que l'on désavouât, à l'extérieur, ceux dont on sollicitait à l'intérieur les concours et les votes ? La coalition et le Cabinet du 24 Mai étaient condamnés à être, non pas seulement les protégés, mais aussi les protecteurs de tous ceux qui l'avaient formée et, dans cette coalition, on comptait soixante disciples de cette École ultramontaine, si éloquemment flétrie par Montalembert[1], qui se réclamait du Syllabus, des brefs de Pie IX, de l'infaillibilité et qui attendait du Gouvernement, fondé et soutenu par elle, le rétablissement du Pouvoir temporel, tout autant que celui de la Monarchie de droit divin.

Puisque la forme du Gouvernement restait momentanément hors d'atteinte, il n'y avait qu'à pratiquer une politique, non pas conservatrice, car personne ne pouvait prétendre que M. de Mac-Mahon fût plus conservateur que M. Thiers, M. de Broglie que M. Dufaure et M. Magne que M Léon Say, mais réactionnaire et cléricale l'Assemblée et le ministère s'y employèrent énergiquement.

Dans la nuit du 24 au 2o Mai le nouveau Président avait adressé à l'Assemblée nationale un simple mot de remerciement, qui parvint trop tard à M. Buffet et qui ne fut communiqué que dans la séance du 26 Mai. Le même jour, le duc de Broglie lisait à la tribune le premier Message du Maréchal. Ce document contenait tous les lieux communs qui feront le fond de l'éloquence ministérielle, pendant toute la durée de ce que l'on a appelé, avec une cruelle ironie, « l'ordre moral ». Le duc de Magenta félicitait l'Assemblée d'avoir rétabli cet ordre « dans une société travaillée par l'esprit révolutionnaire ». Il daignait qualifier M. Thiers d'homme illustre et déplorait qu'une dissidence de politique intérieure l'eût séparé de l'Assemblée. Mais, avec M. Thiers, la défense des principes fondamentaux sur lesquels repose la société et que menacent aujourd'hui tant d'audacieuses attaques n'était rien moins qu'assurée. « Le Gouvernement qui vous représente doit donc être et sera, je vous le garantis, énergiquement et résolument conservateur. Telles sont, Messieurs, mes intentions, qui ne sont autres que de me conformer aux vôtres. A tous les titres qui commandent notre obéissance, l'Assemblée joint celui d'être le véritable boulevard de la société, menacée, en France et en Europe, par une faction qui met en péril le repos de tous les peuples et qui ne hâte votre dissolution, que parce qu'elle voit en vous le principal obstacle à ses desseins. Je considère le poste où vous m'avez placé comme celui d'une sentinelle qui veille au maintien de l'intégrité de votre pouvoir souverain. »

M. Thiers, dans ses Messages et dans ses discours, parlait d'un autre ton et d'un autre style à l'Assemblée souveraine, Ce qui frappe le plus, dans le travail du duc de Broglie, c'est moins ce qui s'y trouve que ce qui y manque. Il y est question du désordre moral, de la faction révolutionnaire, de la société menacée et de l'Assemblée souveraine. On y chercherait vainement un mot du pays, de ses besoins, de ses, aspirations, de ses vœux. Nous ne dirons pas que la France n'existe pas, pour les doctrinaires du Centre Droit ; mais, dans l'état d'esprit où ils étaient et où ils sont restés, ils se gardaient bien de parler au pays, puisque c'était justement contre lui, contre sa majorité qu'était institué le Gouvernement de combat, avec ses procédés habituels l'état de siège maintenu dans 43 départements, les journaux supprimés, les obstacles apportés au colportage, etc.

La constitution du Cabinet du 23 Mai n'avait pas été suivie d'une grande discussion devant l'Assemblée, portant sur la politique intérieure et extérieure. La Gauche se contenta, lorsque M. Thiers vint prendre séance, le mardi 27 Mai, de l'accueillir par une longue salve d'applaudissements, et attendit le Cabinet à ses premiers actes. Le 8 Juin, la suppression injustifiable du journal le Corsaire, qui avait ouvert une souscription pour solder les frais de l'élection Barodet, provoqua une interpellation qui fut discutée le surlendemain. L'issue de l'interpellation n'était pas douteuse. La majorité ne pouvait désavouer, au bout de quinze jours d'existence, le Gouvernement qui était sorti de son sein et l'ordre du jour pur et simple, accepté par le Cabinet, fut adopté par 368 voix contre 308. Mais, après cette première passe d'armes, le ministre de l'Intérieur, M. Beulé, était compromis comme orateur et comme ministre et les procédés du Gouvernement de combat étaient éclairés du jour le plus cru. M. Beulé répondant à M. Lepère, qui avait développé l'interpellation avec beaucoup de vigueur et de talent, prononça cette phrase malencontreuse : « L'Assemblée nationale, que le pays a choisie dans un jour de malheur, pour le sauver de » ... Interrompu par les rires et les applaudissements ironiques de la Gauche, il se reprend pour dire : « Cette Assemblée, qui est née pour conduire les destinées de la France, à travers tant d'épreuves » et pour déclarer à la Gauche qu'elle a failli par ses applaudissements « attenter à la majesté de l'Assemblée », et il fait grief au Corsaire d'intituler ses comptes rendus législatifs : « Comptes rendus de l'Assemblée de Versailles. »

Ce n'étaient là que des lapsus. Malheureusement le ministre fut encore moins bien inspiré que l'orateur. M. Gambetta était venu lire à la tribune une circulaire confidentielle émanant du ministère de l'Intérieur, portant la date du 4 Juin, adressée à tous les agents de l'administration préfectorale en France et ainsi conçue :

« Envoyez-moi d'urgence un rapport sur la presse dans votre département. L'heure est venue de reprendre, de ce côté, l'autorité et l'influence qu'une affectation de neutralité indifférente avait détruites. Dites-moi les journaux conservateurs ou susceptibles de le devenir, quelle que soit d'ailleurs la nuance à laquelle ils appartiennent, leur situation financière et le prix qu'ils pourraient attacher au concours bienveillant de l'administration, le nom de leurs rédacteurs en chef, leur opinion présumée et leurs antécédents. Si vous pouvez causer avec eux, voyez s'ils accepteraient une correspondance et dans quel sens ils la souhaiteraient. Nous allons organiser un Bulletin de nouvelles télégraphiques et autographiques qui vous sera régulièrement adressé et dont vous mesurerez la communication au degré de confiance que ces divers journaux vous inspireront. Pour cela, vous ferez sagement de créer un service de la presse dans votre cabinet, soustrait aux employés. — Ici, dit Gambetta, il y a un mot qui est â double entente, il y a aux employés indigènes ou indigents je vous donne à choisir. — Donnez-moi sur ces divers points votre sentiment, je m'en rapporte à votre tact ; il n'est pas de question plus délicate et qui exige plus de prudence et d'habileté. Multipliez autour de vous vos relations et soyez très accessible aux représentants de la presse. »

M. Beulé, très troublé, accepta, assuma et invoqua la responsabilité de la circulaire, ajouta qu'il ne l'avait ni lue ni dictée, protesta, malgré l'évidence, contre toute pensée de subvention offerte par l'intermédiaire de 86 préfets à 500 ou 600 journaux et, au sortir de la séance, reçut la démission de son sous-secrétaire d'Etat, M. Pascal, qu'il venait de couvrir devant l'Assemblée. Le ministre avait parlé dans sa réponse à M. Gambetta de sa bonne foi et de son honneur ni l'une ni l'autre n'étaient en jeu, mais seulement son sang-froid et son aptitude à la direction de l'Intérieur.

Moralement l'ordre moral avait perdu sa première bataille parlementaire et, bien que M. Beulé soit resté ministre cinq mois encore, il ne s'est jamais relevé de cet échec initial, non plus que ses collègues. Nous allons voir, durant les deux mois de la session d'été de 1873, tous les ministres à la tribune tous s'y montreront aussi faibles, aussi insuffisants que le ministre de l'Intérieur. La partialité du président de l'Assemblée et les encouragements de la Droite réussiront mal à leur donner confiance, à dissimuler leurs réponses ambiguës, leurs balbutiements, leurs défaites.

Le 24 Juin, M. Beulé dut remonter à la tribune, pour répondre il l'interpellation de M. Le Royer et justifier les actes de son subordonné, M. Ducros. Le préfet du Rhône, faisant fonctions de maire, avait fixé à 6 heures du matin en été et à 7 heures en hiver ceux des enterrements qui se faisaient sans intervention des ministres de l'un des trois cultes reconnus par l'Etat et imposé aux parents du défunt la déclaration du genre de sépulture qu'ils choisissaient. De toutes les manifestations anti-religieuses, aucune n'était plus antipathique à la majorité et au Gouvernement que les enterrements civils. On vit, à Versailles, aux funérailles d'un député, M. Brousses, de l'Aude, un vice-président de l'Assemblée, M. de Goulard, et deux secrétaires se retirer avec éclat et scandale, parce que le corps était porté directement de la maison mortuaire au cimetière. Bien plus ; M. de Goulard avait ordonné a l'huissier de !'Assemblée et aux cuirassiers de service d'abandonner le convoi. Le ministre de la Guerre, M. du Burail, exhuma une très vieille circulaire qui prescrivait aux soldats commandés dans ces circonstances de se rendre de la maison mortuaire à l'église et de l'église au cimetière. Du moment que l'on ne passait pas par l'église, l'escorte devait se retirer.

Le fanatisme du Gouvernement et de la majorité consistait à ne pas admettre que la famille du défunt, respectant ses volontés ou les interprétant s'il n'en avait pas manifesté, écartât le clergé de ses obsèques. M. Beulé, dans la séance du 24, n'eut qu'à citer quelques exemples d'enterrements civils d'indigents ou d'enfants, dont on avait fait des manifestations contre le préfet ou contre le clergé, pour que la question de liberté de conscience, qui était réellement t en cause, disparût complètement l'ordre du jour de confiance fut adopté par 413 voix contre 281.

Le Gouvernement de M. Thiers ne s'était inquiété que des actes ; le Gouvernement du Maréchal s'inquiéta des opinions, pour les combattre, ou pour les façonner a l'image des siennes. Toutes les lois qu'il soutint, toutes les mesures qu'il prit étaient dirigées bien moins contre des faits que contre une certaine façon de penser et destinées à amener tous les Français, civils ou militaires, à penser comme le Gouvernement. Avant le vote de la loi sur les aumôneries militaires, qui n'avait pas d'autre but, les faveurs que les chefs de corps réservèrent aux officiers et aux soldats bienpensants eurent pour résultat d'introduire les divisions religieuses dans l'armée, et, comme le disait spirituellement le général Guillemaut, de séparer les hommes en soldats et en paroissiens.

Dans le vote du 24 Juin, le Centre Gauche s'était abstenu ou avait voté avec la Droite, comme il l'avait fait le 19 Juin précédent, dans la demande de poursuites contre M. Ranc, ancien membre de la Commune. Combattue par MM. Jozon, Cazot et Brisson, appuyée par M. Laboulaye, l'autorisation de poursuites fut accordée par 467 voix contre 140. Sans doute la majorité s'était prononcée contre le Républicain radical du Rhône, beaucoup plus que contre l'ancien membre de la Commune. Sous M. Thiers, l'acquittement de M. Ranc, qui avait cessé de siéger dans l'Assemblée communale le 6 Avril, comme M. Ulysse Parent, eût été certain. Cette certitude même obligeait le Gouvernement de M. Thiers à le faire comparaître devant un Conseil de guerre, en vertu du principe de l'égalité devant la loi, et l'inaction de la justice militaire à son endroit restait inexplicable.

La majorité du 19 Juin obéit donc, en somme, au sentiment de la justice celle du 27 n'obéit qu'à la passion politique, quand elle invalida, par 402 voix contre 207, M. Turigny qui avait été envoyé à l'Assemblée nationale par les électeurs de la Nièvre. Le premier scrutin n'avait donné à M. Turigny que 1.100 voix de majorité et l'Assemblée espérait qu'avec un autre Président de la République, les choses changeraient de face, car M. Thiers était responsable, on le sait, de toutes les élections désagréables à la Droite. Sous la Présidence du Maréchal, M. Turigny fut réélu avec 11.000 voix de majorité.

Le 2 Juillet, une très importante discussion eut lieu, à propos du règlement de l'ordre du jour. M. Dufaure, avec sa vigueur de langage et sa logique habituelles, rappela qu'il avait déposé les 19 et 20 Mai, conformément à l'article 5 de la loi du 13 Mars, des projets de loi tendant à l'organisation et au mode de transmission des pouvoirs publics, à la création et aux attributions d'une seconde Chambre, à l'élaboration d'une loi électorale. M. Dufaure rappela, non sans malice, l'attitude de M. Target et de ses 14 ou 15 collègues qui avaient donné à leur vote du 24 Mai la double signification d'une adhésion à la personne de M. Thiers et à l'établissement de la République conservatrice. Il insinua finement qu'il ne comptait qu'à moitié sur le concours de la Gauche avancée pour appuyer sa motion et il termina, en disant éloquemment que le vote de lois qui donneraient à la société une base solide, au Gouvernement un nom, des garanties de durée et de stabilité et, par conséquent, de force serait un grand acte national. Un filateur d'Halluin, près de Tourcoing, M. Leurent, membre de la Droite, et qui estimait, bien que sa filature fermée pendant la guerre ne se fût pas rouverte, que l'acte du 34 Mai et l'inauguration du Gouvernement de combat avaient donné une impulsion féconde aux affaires, s'écria que le jour où l'on discuterait les lois constitutionnelles, « on donnerait le frisson au monde des affaires ». M. Gambetta, qui n'attendait rien de bon de l'Assemblée nationale et qui ne lui reconnaissait pas encore le pouvoir constituant, contesta l'étendue de son mandat et provoqua l'intervention de M. de Broglie. Le vice-président du Conseil, sans rien répondre de décisif aux très forts arguments de M. Dufaure, termina ses très courtes observations par un air de bravoure qui mit l'Assemblée en joie, mais qui n'avait qu'un rapport éloigné avec la question discutée : « Quant aux craintes qu'on a voulu nous faire partager que l'ordre publie ne fût en péril, par une prolongation de l'état actuel, je n'ai qu'un mot à répondre Quand on a l'honneur de s'appuyer sur l'autorité incontestée de cette Assemblée, quand on est investi de sa pleine confiance et tant qu'on le sera, on peut dire, sans présomption, qu'on porte sans être écrasé le fardeau du pouvoir et qu'on répond de l'ordre publie. »

M. de Broglie pouvait répondre de l'ordre public, il n'en restait pas moins le chef d'un Gouvernement d'indécision, d'ajournement, de négociations sans cesse reprises avec des groupes mal unis et dont la discussion réclamée par M. Dufaure devait révéler les incurables divisions. En attendant, le satisfecit que M. de Broglie se décernait et qu'il décernait à l'Assemblée tint lieu d'arguments sérieux et de bonnes raisons.

Après que M. Léon Say, aussi qualifié que M. Leurent pour parler au nom du monde des affaires eut déclaré que celles-ci avaient tout à gagner à la stabilité à l'établissement d'un ordre de choses définitif, on adopta, par assis et levé, la proposition Leurent qui ajournait au mois qui suivrait la rentrée l'examen des lois constitutionnelles. Or, l'Assemblée avait l'intention de se proroger et elle se prorogea, en effet, jusqu'au 5 Novembre : c'était reculer de six mois la douloureuse nécessité de voter la Constitution, c'était aussi s'assurer six mois de répit, pour faire produire à la fusion toutes ses conséquences, et rétablir la Monarchie.

Du 2 au 19 Juillet, nous ne relevons, au point de vue de la lutte des partis, qu'une seule séance intéressante c'est celle du 12 Juillet, où Gambetta fut appelé à demander la parole pour un fait personnel et à s'expliquer sur « les nouvelles couches sociales » du discours de Grenoble, qui lui avaient été une fois de plus reprochées. Dans ce milieu profondément hostile de l'Assemblée nationale, hostile à sa personne comme à sa politique, Gambetta, avant 1875, ne fut jamais à l'aise, comme devant un auditoire populaire ou devant une Chambre, nous ne disons pas favorable, mais simplement neutre. Il eut quelques beaux mouvements, quelques mots heureux il ne prononça pas, tant qu'il fut l'avocat de la République radicale, tant qu'il se refusa à reconnaître le pouvoir constituant de l'Assemblée, un seul discours remarquable. Ce n'étaient pas seulement les discours des maîtres de la tribune ; des Dufaure, des Grévy, des Jules Simon ou des Jules Favre, qui l'emportaient sur les siens pour la forme ou pour l'effet produit, c'étaient aussi ceux des orateurs du second plan MM. Lepère, Le Royer, Laboulaye, Léon Say, Rouvier, d'autres encore, qui discutaient avec autant de talent que de compétence les questions de politique générale ou les questions d'affaires.

Dans la séance du 12 Juillet, Gambetta expliqua, atténua le sens des paroles incriminées de Grenoble et n'eut, même auprès de la Gauche, qu'un demi-succès. Il ne se doutait guère que ces paroles recevraient, dix ans plus tard, tout leur sens et toute leur portée de l'admirable commentaire tracé par un écrivain que la Droite avait élu conseiller d'Etat, le 26 Juin 1873, par 286 voix contre 252 données au candidat de la Gauche. Le 'H Novembre 1882, dans un article sur M. Clémenceau, qui a été recueilli dans le volume intitulé Combat constitutionnel, M. J.-J. Weiss rappelait que M. Gambetta avait rendu d'autres services à la cause républicaine que M. Clémenceau, qu'il avait secoué rudement un Gouvernement octogénaire et, de sa voix retentissante, lancé les nouvelles couches a l'assaut et a la conquête. Depuis le mot de Bonaparte « La carrière est ouverte aux talents, p aucune parole aussi profonde n'avait été dite et aucune parole ne s'était plus complètement réalisée. C'était dans les nouvelles couches que Gambetta devait choisir ses ambassadeurs, ses ministres et ses préfets c'est parmi ceux que les poètes, les romanciers, les dramaturges, même les utopistes du règne de Louis-Philippe avaient comme illuminés et que les auteurs du coup d'Etat avait replongés dans la nuit, qu'il devait chercher ses collaborateurs, ses confidents, ceux qu'il devait associer à ses rêves et à ses espoirs de revanche. En eux et en lui allait palpiter l'âme même de la Révolution française et, comme le dit si bien J.-J. Weiss, l'âme du siècle.

La majorité de l'Assemblée nationale confondait l'esprit de la Révolution avec l'esprit de désordre M. Ernoul vint, en son nom, le déclarer à la tribune et la Droite lui fit un bruyant succès, auquel M. Rouvier mit fin comme par enchantement en réclamant, avec la plus spirituelle et la plus fine ironie, l'affichage des deux discours qui venaient d'être prononcés. L'Assemblée, que présidait ce jour-là l'excellent M. Benoist d'Azy, passa à l'ordre du jour.

Du 19 au 29 juillet, de très graves ou de très minces questions furent agitées pendant les derniers jours de la session, des projets de loi très importants ou d'un intérêt très restreint furent adoptés. Mais les moindres questions et les projets de loi les plus insignifiants donnaient lieu à des discussions très vives, lorsque les passions cléricales étaient en jeu. Elles le furent au suprême degré quand l'Assemblée eut à se prononcer sur la construction d'une église à Montmartre. Dans la pensée de la Droite, cette église, qui devait s'élever avec le produit des quêtes, serait à la fois un témoignage de la piété des fidèles et une sorte de monument expiatoire, pour les crimes commis pendant la Commune. Le Gouvernement, par le projet de loi, reconnaissait à l'archevêque de Paris et à ses successeurs un droit vraiment régalien, celui d'expropriation pour cause d'utilité publique, toujours réservé à l'Etat, au département et à la Commune. Ce principe de droit public fut défendu avec une vigueur, une logique et une science juridique irréfutables par M. Bertauld. Il emprunta ses meilleurs arguments aux ouvrages que le ministre des Cultes, M. Batbie, avait publiés sur la matière. Aux rires et aux applaudissements ironiques de la Gauche, M. Batbie avoua que telle avait en effet été sa doctrine lorsqu'il professait, mais qu'il avait toujours été condamné par la jurisprudence lorsqu'il plaidait. « Non, riposta M. Bertauld, M. Batbie n'est pas, comme il paraît le croire, un glorieux vaincu, mais un glorieux vainqueur, car sa théorie a triomphé sur toute la ligne. On ne compte plus les arrêts qui la consacrent. »

Vainqueur, mais non glorieux, M. Batbie le fut encore cette fois. Le projet de loi fut adopté par 382 voix contre 188, après une nouvelle journée de discussion, où M. Tolain, qui s'éleva contre ce qu'il appelait le culte nouveau du Sacré-Cœur, fut interrompu cent fois par les membres de la Droite et par M. Buffet, qui qualifia son argumentation de ridicule et d'absurde ; où M. Chesnelong apporta le secours de sa très réelle éloquence et de ses ardeurs religieuses aux partisans du projet. Après le vote de la loi, M. Cazenove de Pradines, au nom de l'Extrême Droite, déposa un article additionnel disant que l'Assemblée nationale, s'associant à l'élan de patriotisme et de foi dont l'Eglise de Montmartre était l'expression, se ferait représenter à la cérémonie de la pose de la première pierre par une délégation de son bureau. Cent trois membres de l'Extrême Droite seulement votèrent cet article additionnel. L'abstention du Centre Droit et de la Droite pure rendirent nul le scrutin, et l'Officiel ne publia pas les noms des 103, qui n'auraient pas plus hésité à rappeler le comte de Chambord sans conditions, qu'à nous lancer dans une guerre contre l'Italie.

Ces manifestations parlementaires de piété, disons plus, de mysticisme, ne suffisaient pas aux membres de la Droite avancée. Une centaine d'entre eux s'étaient rendus en pèlerinage à Paray-le-Monial, où le Sacré-Cœur s'était révélé à Marie Alacoque et au jésuite La Colombière. Ces pèlerins de marque s'avançaient sous des bannières fleurdelysées, un cœur rouge piqué sur la redingote, et aux accents du célèbre cantique Sauvez Rome et la France, etc.

Des manifestations de cette nature n'étaient pas faites pour prouver à la France que le Cabinet avait une politique nationale, à l'Europe qu'il n'était pas asservi à l'Ultramontanisme or, le premier article du programme ultramontain, c'était le salut de Rome avant le salut de la France et la seule façon de sauver Rome, c'était d'y rétablir l'état de choses antérieur à 1870.

La Gauche s'abstenait, par patriotisme, de toute interpellation sur la politique extérieure, mais elle voulait que la séparation de l'Assemblée fût précédée d'une grande discussion sur la politique intérieure. M. Le Royer déposa, en son nom, une demande d'interpellation qui fut développée par M. Jules Favre. Jamais le grand orateur ne s'exprima avec plus de force contenue, plus de convenance, plus de perfection dans la forme. Jamais non plus il n'opposa aux interruptions, aux injures que lui prodiguaient les Légitimistes et les Bonapartistes un dédain plus méprisant. Mal soutenu par la Gauche, il passa en revue pendant deux heures toute la politique du Gouvernement depuis le 24 Mai, il en fit ressortir les contradictions, il fit toucher du doigt les divisions qui séparaient les différents groupes de la majorité, il rendit, avec une singulière hauteur de vues et une sévérité légitime, les ministres responsables de l'ingratitude témoignée par eux au grand citoyen qu'ils avaient renversé.

M. de Broglie répondit à Jules Favre, le 21 Juillet, comme M. Ernoul avait répondu à Gambetta, le 12 Juillet, que la Droite formait une Ligue des honnêtes gens pour la défense sociale. Les critiques si précises de Jules Favre furent laissées de côté pas un mot ne fut répondu sur les points qu'il avait touchés et en particulier sur l'alliance avec le Bonapartisme. Le duc de Broglie qui avait débuté par une impertinence, en déclarant que ses explications s'adressaient non pas aux interpellateurs, mais à la majorité, qui avait raconté brièvement le 24 Mai, et soutenu que la Gauche était aussi divisée que la Droite, ne dit pas un mot de la question en cause : le programme et la politique du Cabinet. Un orateur comme Jules Favre ; une Opposition qui comptait dans ses rangs les plus grands noms du Parlement, des hommes qui sont restés la gloire de notre pays, n'obtenaient pas une réponse précise, ni ce jour-là ni les autres, des médiocrités vaniteuses et prétentieuses que le 24 Mai avait portées au pouvoir. L'ordre du jour de confiance, qui réunit 388 voix contre 283, avait été déposé par le général Changarnier, l'ancien adversaire et la victime de Louis-Napoléon, par M. de Larcy, l'ancien membre de l'Union libérale sous Napoléon III, par M. d'Audiffret-Pasquier, l'ennemi né de tous les Napoléons. M. Thiers avait annoncé au duc de Broglie et à ses alliés du 24 Mai qu'ils seraient les protégés de l'Empire. Le duc de Broglie et ses alliés auraient pu répondre, le 21 Juillet, que s'ils acceptaient les suffrages des Impérialistes, ils se préparaient, à ce moment même, a relever un trône qui n'était pas le trône impérial.

Mais les membres du Centre Droit se gardaient bien de divulguer leurs projets de derrière la tête. Ce sont les enfants terribles du parti, et l'Extrême Droite en comptait beaucoup, qui laissaient éclater leurs espérances, comme ils le firent dans la séance du 23 Juillet.

On discutait un projet de loi tendant à donner à la Commission de permanence le droit exorbitant d'autoriser la poursuite des délits d'offense commis contre l'Assemblée nationale pendant la prorogation. M. Henri Brisson combattait le projet et réclamait le respect d'une loi de 1819, quand l'incident suivant se produisit

M. Dahirel. — Rendez-nous le roi et nous vous donnerons les lois de la Restauration.

M. Farcy. — Ayez donc le courage de venir le proposer, a la tribune, au vote de l'Assemblée.

M. de Carayon-Latour. — Nous l'aurons, je vous le garantis.

M. Picard. — Ah ! le bon billet !

M. Schœlcher et plusieurs autres membres à Gauche. — Quel roi ? lequel ? lequel ?

M. Langlois. — Non, non, vous ne l'aurez pas !

M. Henri Brisson. — Messieurs, l'honorable M. Dahirel me dit : Rendez-nous le roi. Vous conviendrez que pour que M. Dahirel s'adresse à moi pour lui rendre son roi, il faut que sa cause soit bien désespérée.

M. Dahirel. — Nous l'aurons sans vous et malgré vous !

Au discours excellent, aux arguments pressants et décisifs de M. Henri Brisson, M. Lucien Brun répondit par un semblant de discussion et par quelques injures M. Ernoul, par le grand air de la défense sociale, qu'il couronna de cette conclusion inattendue « Ce sont les Républiques tyranniques et corrompues qui ont enfanté les Césars. Un bon juge en matière d'éloquence et de langue française, le député qui avait fait descendre M. Grévy du fauteuil, parce que M. Grévy ne trouvait pas que le mot bagage, appliqué au travail d'une Commission, fût une insulte, ne put contenir son enthousiasme, en entendant le Garde des Sceaux. Magnifique langage, s'écria-t-il, c'est Berryer à ses plus beaux moments. » M. Ernoul, en corrigeant les épreuves del'0/<ciel, vit certainement l'interjection du marquis de Grammont. Elle lui parut l'exacte expression de la vérité, et il la respecta. Le bâtonnier de Poitiers trouva toute naturelle cette comparaison entre lui et le Berryer des grands jours. Gambetta n'avait pu obtenir-la parole pour combattre cette loi, qui était en réalité dirigée contre lui, cette loi ad hominem, comme il l'appela ; elle fut adoptée par 383 voix contre 254.

La Commission de permanence fut nommée le lendemain, au scrutin de liste. elle comptait 25 membres, dont 18 de la Droite et 7 de la Gauche, qui furent élus dans l'ordre suivant MM. d'Audiffret-Pasquier, de Beauvillé, de Flaghac, de Kergorlay, Courbet-Poulard, Merveilleux-Duvignaux, Moreau, Callet, Combier, de Juigné, Saisset, Pagès-Duport, de Raineville, La Roncière-le-Noury, d'Haussonville, Laboulaye, La Rochefoucauld Bisaccia, Beau, Lefèvre-Pontalis, Noël-Parfait, Schérer, Jozon, Léon Say, Journault et de Mahy.

Le 29 Juillet, un bref Message assurait l'Assemblée qu'en son absence l'ordre public serait maintenu et que son autorité légitime serait partout respectée. M. de Broglie, qui n'avait pas répondu, dans la séance du 21 Juillet, aux reproches d'ingratitude lancés par Jules Favre, voulut bien, cette fois, faire rendre justice par le Maréchal à M. Thiers, « qui avait puissamment contribué, par d'heureuses négociations, à préparer la libération ».

Le Journal officiel du 9 Septembre annonçait que, le 5 Septembre précédent, le paiement d'une somme de 263.466.000 francs avait été effectué par le Gouvernement français c'était le solde de notre rançon et le gage de la délivrance. Huit jours plus tard, le même journal insérait cette note laconique, datée de Versailles, le 16 Septembre : « Conflans et Jarny, dernières localités occupées, ont été évacuées ce matin à 7 heures. A 9 heures, les troupes allemandes ont franchi la frontière le territoire est entièrement libéré. » Ce grand événement, qui provoqua le plus vif enthousiasme parmi les généreuses populations de l'Est, ne fut pas fêté comme il aurait dû l'être, parce que le Gouvernement empêcha les manifestations qui auraient tourné à la glorification du libérateur, et aussi parce que les populations de l'Est, comme celles de l'Ouest, du Nord et du Midi se demandaient alors, avec une angoisse que ressentaient les chefs les moins pessimistes du parti républicain, si une autre occupation n'allait pas succéder à l'occupation étrangère, si un prince, inconnu de la masse rurale, détesté de la masse ouvrière, n'allait pas remonter sur le trône que la France avait renversé deux fois, en 1792 et en 1830.

Aussi laborieuse sous la Présidence du Maréchal que sous celle de M. Thiers l'Assemblée avait voté, dans cette session de deux mois, quelques projets de loi très intéressants ou très importants. Elle avait accordé une somme de 250.000 francs pour les fêtes destinées à Nasser-ed-Din, qui eurent à Paris, a Longchamps et à Versailles le plus grand éclat. Elle avait, dans les séances des 5 et 25 Juillet, complété et achevé la délibération commencée le 24 Janvier précédent sur les récompenses nationales. On sait que le décret du 28 Octobre 1870 sur la Légion d'honneur fut abrogé et que les nominations civiles ou militaires au grade de chevalier et aux autres grades durent être faites à raison d'une nomination sur deux extinctions. Enfin on vint à bout, en trois séances, les 7, 8 et 24 Juillet, grâce aux travaux du savant rapporteur, le générât Chareton et à l'activité de la Commission, de la loi relative à l'organisation de l'armée. Pour l'organisation de l'armée active, de la réserve de l'armée active, de l'armée territoriale et de sa réserve, le territoire de la France fut divisé en 18 régions et en subdivisions de régions. Chaque région est occupée par un corps d'armée qui y tient garnison ; un 19e corps est affecté à l'Algérie. Chaque corps d'armée comprend deux divisions d'infanterie, une brigade de cavalerie, une brigade d'artillerie, un bataillon du génie, un escadron du train des équipages militaires, les états-majors et les divers services nécessaires.

Comme conséquence de cette loi, un décret du 28 Septembre prononça la dissolution des 1er, 2e, 4e, 5e, 6e, 7e et 8e corps qui constituaient t'armée de Versailles et leur répartition dans les nouveaux corps d'armée. Le général de Ladmirault, qui avait remplacé le Maréchal dans le commandement en chef de t'armée de Versailles, devint gouverneur de Paris et commandant supérieur de la 1re division militaire. Les commandants des 18 corps d'armée furent les généraux Clinchant, Montaudon, Lebrun, Deligny, Bataille, Douay, d'Aumale, Ducrot, de Cissey, Forgeot, Lallemand, de Lartigue, Picard, Bourbaki, Espivent de la Villeboisnet, Aymard, de Salignac Fénelon et d'Aurelle de Paladines. Il ne fut pas besoin de pourvoir au commandement militaire du 19e corps : le général Chanzy, gouverneur général civil de l'Algérie, était à sa tête. On se tromperait si l'on voyait dans ce choix un hommage rendu à l'un des héros de la Défense nationale. Le ministère de Droite avait voulu éloigner de l'Assemblée et de Versailles l'ancien président du Centre Gauche. Les autres choix, militairement parlant, étaient bons. Au point de vue politique, aucun des nouveaux commandants n'était républicain, presque tous étaient cléricaux, mais un seul d'entre eux, qui professait publiquement une haine mortelle contre la démocratie, eût été capable, selon le mot du Maréchal, < de faire le coup s'il s'était senti soutenu par son ancien compagnon d'armes. Les craintes qu'éprouvèrent à ce sujet les Républicains, comme les reproches de fédéralisme militaire qu'ils adressèrent à la nouvelle organisation, étaient sans fondement. Le maintien sous un seul chef des 7 corps de l'armée de Versailles, dans le courant du mois d'Octobre, eût été plus inquiétant pour les libertés publiques que la division en 18 corps d'armée. Quelle qu'eût été du reste l'organisation militaire, la droiture et la loyauté du Maréchal étaient la plus sûre des garanties. Les Républicains n'en doutaient pas, avant le 16 Mai 1877 aussi lurent-ils avec une vive surprise, dans l'Officiel du 28 Octobre 1873, un ordre à l’armée du général du Barail et un ordre du jour à l'armée du duc de Magenta.

L'ordre disait : « Le ministre de la Guerre a reçu de M. le général de Bellemare, commandant la subdivision de la Dordogne, une lettre, par laquelle cet officier générât se refuse à reconnaître la souveraineté de l'Assemblée nationale. Le ministre de la Guerre ne pouvant tolérer qu'un officier sous les drapeaux méconnaisse la représentation légale du pays, M. le général de Bellemare a été immédiatement démis de son commandement et mis en non-activité par retrait d'emploi, par décret de M. le Maréchal Président de la République. »

Et l'ordre du jour à l'armée : « Soldats, un seul acte d'indiscipline a été commis dans l'armée. Le Maréchal Président de la République est convaincu qu'il ne se renouvellera pas il connaît l'esprit de dévouement qui vous anime. Vous saurez maintenir dans l'armée cette union et cette discipline dont elle a toujours donné l'exemple, qui font sa force et qui seules peuvent assurer la tranquillité et l'indépendance du pays. Comme soldats, notre devoir est bien tracé il est indiscutable en toutes circonstances nous devons maintenir l'ordre et faire respecter la légalité. »

C'était beaucoup de bruit pour rien, ou pour pas grand'chose. Ni la souveraineté de l'Assemblée n'avait été méconnue, comme le prétendait le ministre, ni un acte d'indiscipline n'avait été commis, comme le croyait le Maréchal. Le général de Bellemare, avec autant de franchise que de loyauté, avait simplement adressé au ministre de la Guerre, à la date du 25 Octobre, la lettre suivante

« Monsieur le Ministre,

« Je sers la France depuis trente-trois ans, avec le drapeau tricolore, et le Gouvernement de la République depuis la chute de l'Empire. Je ne servirai pas sous le drapeau blanc et je ne mettrai pas mon épée à la disposition d'un Gouvernement monarchique, restauré en dehors de la libre expression de la volonté nationale. Si donc, par impossible, un vote de la majorité de l'Assemblée nationale rétablissait la Monarchie, j'ai l'honneur de vous prier, Monsieur le Ministre, de vouloir bien, dès le moment précis de ce vote, me relever du commandement que vous m'avez confié. »

On le voit, le général de Bellemare disait tout haut et écrivait ce que beaucoup d'autres officiers pensaient tout bas. En envoyant au ministre de la Guerre, en réponse à une circulaire confidentielle, sa démission éventuelle, pour le cas où l'Assemblée nationale rétablirait la Monarchie, il ne se refusait aucunement à reconnaître la souveraineté de cette Assemblée ; et s'il commettait « un acte d'indiscipline », en protestant contre la substitution du drapeau blanc au drapeau tricolore, on se demande comment il convient de qualifier la réflexion historique du Maréchal lui-même, affirmant que cette substitution « ferait partir les chassepots tout seuls ». Tout ce que l'on peut dire, c'est que la lettre du général de Bellemare manquait d'à-propos elle se produisait au moment précis où la tentative de restauration monarchique avortait définitivement, où le Chef de la Maison de France signait son abdication, en écrivant la fameuse lettre du 27 Octobre, dont nous devons raconter la genèse.

 

Le 5 Août, le comte de Paris et le duc de Chartres, que le prince de Joinville avait précédés la veille, faisaient à Frohsdorf, au comte de Chambord, une visite dont le cérémonial avait été arrêté d'avance. « Sire, disait le comte de Paris, je viens vous faire une visite qui était dans mes vœux depuis longtemps. Je salue en vous, au nom de tous les membres de ma famille et en mon nom, non seulement le chef de notre Maison, mais encore le seul représentant du principe monarchique en France. » Après le comte de Paris et son frère, tous les membres de la famille d'Orléans venaient successivement visiter le comte de Chambord, moins le duc d'Aumale, retenu par la présidence du procès Bazaine et la fusion, que M. de Falloux poursuivait depuis vingt-cinq ans, se trouvait accomplie. On l'a dit fort bien, la visite du 5 Août était une simplification, elle n'était pas une solution. Elle était une simplification, puisqu'il ne restait plus qu'un trône au lieu de deux elle n'était pas une solution, puisqu'il y avait toujours deux Monarchies, la Monarchie de droit divin et la Monarchie constitutionnelle. Il y avait aussi deux drapeaux, le drapeau blanc et le drapeau tricolore. Si ni le comte de Chambord ni le comte de Paris n'avait renoncé à sa conception de la royauté et à son étendard, la difficulté subsistait tout entière or, comme il n'avait pas été dit un mot de politique dans l'entrevue du 8 Août, qui n'avait été qu'une réunion de famille, qu'une sorte de retour de l'enfant prodigue, chacun pouvait interpréter la visite de Frohsdorf au gré de ses espérances ou de ses craintes. Le 18 Août, un grand journal de Paris annonçait le rétablissement imminent de la Monarchie légitime et héréditaire. Le 22 Août, un autre journal, non moins bien informé, affirmait que la fusion avait échoué sur la question du drapeau. Les deux nouvelles, à ce moment, étaient aussi inexactes l'une que l'autre. Mais si le comte de Paris et le comte de Chambord avaient soigneusement évité la discussion sur les points qui les séparaient, le Centre Droit et la Droite sans chercher, au début, à dissiper le malentendu, avaient fort habilement profité de la situation. Renouvelant la tactique qui leur avait si bien réussi avant le 24 Mai et qui leur avait donné la victoire sur M. Thiers, ces deux groupes avaient, lors de la séparation de l'Assemblée, laissé de pleins pouvoirs à un Comité de neuf membres qui comprenait, sous la présidence du général Changarnier, MM. Chesnelong, d'Audiffret-Pasquier, de Larcy, Daru, Baragnon, Combier, Callet et de Tarteron. Les six premiers sont bien connus. M. de Tarteron était un député légitimiste du Gard M. Callet, député de la Loire, avait écrit, du 4 Septembre au 8 Février, dans le Défenseur de Saint-Étienne, des articles qui étaient plutôt républicains et qui avaient assuré son élection ; dans le Comité il représentait le Centre Droit M. Combier, qui y représentait la Droite pure, avait été élu dans les Ardennes, également comme Républicain. Converti à la Légitimité, il fut un des nombreux députés qui firent le voyage de Frohsdorf, de Vienne ou de Salzbourg pour voir le roi. A son retour il écrivit au directeur de l'Association de Notre-Dame du Salut une lettre où il indiquait, comme moyens pratiques d'assurer la restauration, l'adoration perpétuelle du Saint Sacrement et la récitation du rosaire. M. Combier était sûrement moins préoccupé que M. Callet d'exiger de Henri V des garanties constitutionnelles.

Le Comité des Neuf, durant tout le mois d'Août, usa très habilement des avantages que la fusion avait donnés aux partisans de l'une ou de l'autre Monarchie. On s'expliquerait ensuite sur son caractère et ses conditions ; l'essentiel était de la rétablir et, si les négociations avec Frohsdorf furent d'abord peu actives et peu décisives, l'agitation en faveur de la restauration, favorisée par la neutralité du Gouvernement se répandit sur toute la surface de la France. A Paris et à Versailles on recueillait des signatures ; à Notre-Dame de Liesse, près de Laon, à Paray-le-Monial, en Saône-et-Loire, à Hellemmes dans le Nord, on provoquait d'immenses réunions de catholiques, sans souci des périls extérieurs que pouvaient provoquer les menaces adressées à l'Italie ou les manifestations pour le Pouvoir temporel, sans souci non plus des troubles intérieurs, de l'arrêt des affaires et de la désapprobation formelle du pays. A défaut des élections législatives, systématiquement retardées, des élections départementales eurent lieu, sur différents points du territoire, le premier et le second dimanche d'Août les Républicains l'emportèrent partout. Quand les Conseils généraux se réunirent, les Républicains furent portés à la présidence dans 43 départements dans aucun la majorité n'osa se prononcer, même hors session, pour la Monarchie ; en revanche, de nombreux Conseillers généraux, des Chambres de commerce, firent parvenir au Président de la République l'expression de craintes trop fondées ; des assemblées départementales le frisson, dont parlait M. Leurent, avait passé au monde du commerce et de l'industrie dans les villes.

A la campagne, c'était plus que de l'inquiétude, c'est une irritation très vive qui se répandait de proche en proche. Les paysans, qui estiment que « les blancs seront toujours les blancs redoutaient d'autant plus une restauration bourbonienne, qu'ils jugeaient les Bourbons et le chef de la Maison de France, avec leurs passions, avec leurs rancunes tenaces, avec leur ignorance aussi. Le nom d'Henri V n'évoquait chez eux que des souvenirs féodaux pour eux la Monarchie légitime, appuyée sur le clergé, ne pouvait être qu'une réaction contre 1789 qui leur a donné l'égalité civile et la terre, contre 't848 qui leur a donné le droit de suffrage. Certes le comte de Chambord, s'il était remonté sur le trône, même sans conditions, n'aurait rétabli ni la dune, ni les droits féodaux, ni le bon plaisir, ni la théocratie, ni le billet de confession il se serait montré libéral et moderne, à la façon de Charles X mais son nom seul évoquait tous ces souvenirs détestés, sans parler des souvenirs plus récents de la Terreur blanche et de la Congrégation.

Le Peuple ne se trompait pas en voyant la main du clergé dans les préparatifs de restauration. L'évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup, s'était fait fort, six mois auparavant, d'obtenir du comte de Chambord qu'il renonçât, au drapeau blanc et, dans une lettre véhémente, avait sommé le prétendant de remplir la mission, qu'il avait reçue de la Providence, de sauver un Peuple. Le 8 Février 1873, avec une hauteur suprême, le comte de Chambord avait répondu rudement à Monsieur l’évêque « qu'il n'avait ni sacrifices à faire, ni conditions à recevoir, qu'il attendait peu de l'habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu ». On pouvait soutenir que Mgr Dupanloup, représentant de la Droite, avait agi comme député, non comme évêque. Le mandement de l'archevêque de Paris, en date du 8 Septembre ; document officiel et public, avait une tout autre importance. L'archevêque y combattait franchement l'unité italienne et se prononçait non moins franchement pour la restauration du Pouvoir temporel du Pape. Inquiet des conséquences diplomatiques possibles de cette imprudence, le duc de Broglie affirma, dans la Commission de permanence, qu'il était étranger aux déclarations de l'archevêque et il s'en expliqua avec le Gouvernement italien. Ses explications furent considérées comme sans valeur par la presse italienne et reçues avec méfiance par le Gouvernement de Victor Emmanuel. Notre allié de 1859, considérant que la restauration des Bourbons en France pourrait être suivie, en Italie, d'une restauration du Pouvoir temporel et des Princes qu'il avait remplacés, se tourna du côté de la Prusse et accueillit les ouvertures qui lui étaient faites par l'Empereur Guillaume. Le 24 Septembre, on apprit en France qu'il était à Berlin.

C'est à ce moment que les membres qui représentaient le Centre Droit dans le Comité des Neuf et qui recevaient, des messagers que le Comité envoyait à Frohsdorf ou de ceux qui s'y rendaient sans mandat, des informations contradictoires, sollicitèrent de leurs collègues de la Droite une explication décisive. A la suite d'une séance très orageuse, dans laquelle les Légitimistes tinrent ferme pour le drapeau blanc, où les Orléanistes penchèrent pour la rupture des négociations, il fut pourtant décidé que celles-ci reprendraient et qu'un délégué du Comité des Neuf, M. Chesnelong, serait envoyé auprès du comte de Chambord, pour obtenir de lui une réponse explicite et formelle.

Avant de quitter Paris, M. Chesnelong eut connaissance, comme tout le monde, des paroles qui avaient été échangées, dans une entrevue, entre le duc d'Audiffret-Pasquier et le Maréchal de Mac-Mahon. Ces paroles, qui n'ont jamais été confirmées ni démenties, ont été reproduites en ces termes par le correspondant du Times : « En ce qui me concerne, dit le Maréchal, je dois me tenir à part de tous les arrangements de partis. Appelé par l'Assemblée, dans un moment critique, à faire respecter ses décisions, à venir en aide au pays et à défendre l'ordre, je reste dans la limite de mes fonctions. Je maintiendrai l'ordre et je ferai respecter les décisions prises, quelles qu'elles soient. Je ferai cependant une exception. On parle de substituer le drapeau blanc au drapeau tricolore et je crois devoir, à ce sujet, vous donner un avertissement. Si le drapeau blanc était levé contre le drapeau tricolore et qu'il fût arboré à une fenêtre, tandis que l'autre flotterait vis-à-vis, les chassepots partiraient d'eux-mêmes et je ne pourrais répondre ni de l'ordre dans la rue, ni de la discipline dans l'armée. »

Tout en affectant de garder la neutralité, le Président de la République inclinait, on le voit, vers la solution du Centre Droit, plutôt que vers celle de la Droite, et proclamait hautement ses préférences pour le drapeau tricolore. L'armée, affirmait-il, n'en reconnaîtrait pas d'autre. Drapeau blanc et Monarchie absolue, le Maréchal et la majorité de ses ministres savaient bien qu'il n'y avait en France, pour ces deux solutions, qu'une poignée de vieux enfants et de sectaires. C'est dans ces conditions que M. Chesnelong partait pour Salzbourg, où il devait retrouver MM. Lucien Brun, de Carayon-Latour et de Cazenove de Pradines, auprès du comte de Chambord. Si l'on en juge par le résultat, il ne semble pas que ces nouvelles négociations aient été plus décisives que les précédentes. Et pourtant, au retour de sa mission, M. Chesnelong, dont la sincérité ne saurait faire doute, donna les assurances les plus formelles sur la question du drapeau et sur celle de la Monarchie tempérée. Le comte de Chambord avait du reste pris les devants. Une note, sollicitée par les royalistes, dictée par lui, avait paru dans les journaux, au commencement d'Octobre. Le prétendant ne demandait pas que rien fût changé au drapeau, avant qu'il eût pris possession du pouvoir. Il se réservait de proposer au pays et se faisait fort d'obtenir de lui, par ses représentants, à l'heure qu'il jugerait convenable, une solution compatible avec son honneur et qu'il croyait de nature à satisfaire l'Assemblée et la nation.

Le drapeau tricolore était donc conservé provisoirement, au commencement d'Octobre. Huit jours après, cette promesse était confirmée par M. Chesnelong, et le procès-verbal de la séance tenue le 16, par le Comité des Neuf, fait foi des engagements très nets qui furent pris par le comte de Chambord, sur ce point-là et sur tous les autres. Avant de faire connaître ces engagements, rappelons quel était, à ce moment précis, l'état de la question. Au début d'Août, la nouvelle de la fusion, enfin réalisée, avait fait croire à l'éventualité, à la probabilité même de la restauration. Il ne restait qu'à en régler les conditions. Le Comité des Neuf s'y était appliqué pendant deux mois, sans vouloir ou sans pouvoir dissiper le malentendu qui, dès l'origine, avait entravé les négociations entre Paris et Frohsdorf. Le Centre Droit avait perdu patience le premier il était en minorité dans le Comité, où il ne comptait que 4 membres contre 5, mais il tenait le Gouvernement et le Maréchal et il avait laissé entendre, à la fin de Septembre, que si les négociations n'aboutissaient pas, le Cabinet se réservait de faire des propositions à l'Assemblée, lorsqu'elle se réunirait. Cette menace, l'avertissement donné par le Maréchal au duc d'Audiffret-Pasquier, avaient provoqué la note aux journaux et les engagements qui furent pris envers M. Chesnelong et consignés dans le procès-verbal du 16 Octobre.

Dans les trois audiences qu'il a accordées à l'envoyé des Neuf, le comte de Chambord a admis, qu'après reconnaissance par l'Assemblée de son droit royal héréditaire, une Charte, non imposée à lui ni octroyée par lui, serait délibérée entre le Roi et l'Assemblée.

Les bases sommaires de cette Charte seraient :

1° L'exercice collectif du pouvoir législatif par le Roi et aux deux Chambres ;

2° L'attribution au Roi du pouvoir exécutif ;

3° L'inviolabilité de sa personne ;

4° La responsabilité des ministres.

Les libertés civiles et religieuses, l'égalité devant la loi, le libre accès de tous les citoyens à tous les emplois civils et militaires, le vote annuel de l'impôt par tous les représentants de la nation, en un mot, toutes les garanties constituant le droit public actuel des Français, seraient stipulées.

Quant au drapeau, le comte de Chambord, qui « respecte le sentiment de l'armée pour un drapeau teint du sang de nos soldats, qui n'a jamais été étranger aux gloires et aux douleurs de la patrie, qui n'a jamais eu l'intention d'humilier ni son pays, ni le drapeau sous lequel nos soldats ont vaillamment combattu, » admet la rédaction suivante : « Le drapeau tricolore est maintenu il ne pourra être modifié que par l'accord du Roi et de l'Assemblée. »

Ainsi, en apparence, la Droite pure avait cédé sur tous les points aux exigences du Centre Droit les Légitimistes avaient tout accordé aux Orléanistes et le comte de Chambord concédait, avec le drapeau, la Monarchie constitutionnelle et toutes les garanties parlementaires que le comte de Paris lui-même eût consenties. Le représentant de la branche aînée acceptait le programme de la branche cadette. Le descendant de Charles X passait condamnation sur 1830 et se prêtait à devenir le roi légitime de la Révolution. Si les concessions faites, si les engagements pris par le comte de Chambord n'avaient pas ce sens, ils n'en avaient aucun. M. Chesnelong s'était-il trompé sur les intentions du prétendant ? Il était loisible à celui-ci de rectifier, de rétablir la version vraie, d'indiquer quelle interprétation il convenait de donner à ses paroles. Rien de tout cela ne fut fait et, pendant dix jours, toute la France crut à l'accord complet entre le Roi et le Comité des Neuf, comme à l'accord entre les deux fractions du Comité on pensa que la fusion s'était faite dans le parti royaliste, comme elle s'était faite dans la famille royale, que l'entrevue de Salzbourg était la conséquence naturelle et le résultat logique de la visite de Frohsdorf.

L'erreur commise par M. Chesnelong, tout le monde la commit après lui le Comité des Neuf, le Centre Droit, la Droite monarchique, le Centre Gauche, le Maréchal et son Gouvernement, la presse et enfin tout le public. Du 16 au 27 Octobre la France entière crut à l'imminence de la restauration monarchique. Le témoin le plus éclairé et le moins naïf, George Sand, écrivait, le 3 Octobre, à Gustave Flaubert : « Je sens comme une odeur de sacristie qui gagne si cela ne devait pas durer longtemps, je voudrais voir nos bons bourgeois cléricaux subir le mépris de ceux dont ils ont acheté les terres et pris les titres. Ce serait bien fait. » Un autre témoin, M. Thiers, alors éloigné de la France, mais qui en suivait les événements avec un intérêt passionné, écrivait au maire de Nancy que la restauration, telle qu'elle se présentait, mettait la Société moderne en suspicion et en péril, contestait et menaçait les libertés et les droits de la France.

Le comité des Neuf, sous la signature de son président, le général Changarnier, traça le programme des futures délibérations de l'Assemblée nationale. Elle voterait que la Monarchie héréditaire et constitutionnelle est le Gouvernement de la France, et elle appellerait au trône le comte de Chambord et, après lui, les princes de la Maison de Bourbon, ses héritiers. Seraient déclarées maintenues toutes les garanties qui constituent le droit public des Français et dont te président des Neuf donnait rémunération l'égalité de tous les citoyens devant la loi, l'admissibilité à tous les emplois -civils et militaires, la liberté religieuse, l'égale protection accordée à tous les Cultes, le vote annuel de l'impôt par les représentants du pays. Le Gouvernement du Roi présenterait à l'Assemblée des lois constitutionnelles, concernant l'organisation des grands pouvoirs publics et l'exercice de la responsabilité ministérielle. Enfin, le Manifeste Changarnier reproduisait la phrase relative au drapeau, telle qu'elle avait figuré dans te procès-verbal du 16 Octobre.

Le Centre Droit, réuni le 22 Octobre, chez le duc d'Audiffret-Pasquier, son président, vota la résolution suivante L'Assemblée nationale proclamerait Henri V Roi de France et, après lui, les princes de la Maison de Bourbon ses héritiers. Toutes les garanties du droit public des Français seraient maintenues. Le drapeau serait tricolore. Le Roi ne pourrait le changer, qu'avec l'assentiment de la représentation nationale.

La Droite pure, réunie le même jour aux Réservoirs, à Versailles, sous la présidence de M. de Larcy, adopta une résolution analogue.

Le Centre Gauche était présidé par M. Léon Say. Pressenti par M. le duc d'Audiffret-Pasquier, l'ancien ministre des Finances de M. Thiers refusa d'entrer en négociations avec le Centre Droit et affirma que, dans les conditions où elle se présentait, ia Monarchie restaurée ressemblerait à une revanche de 1789 mais il n'exprima aucun doute, au sujet du maintien du drapeau tricolore, non plus qu'au sujet des garanties indiquées par les Neuf et par les deux groupes de Droite.

Quant au Gouvernement, il fit connaître son opinion par l'organe de l'Agence Havas. Le Constitutionnel, journal officieux avait annoncé, qu'en cas de restauration, le duc de Magenta laisserait immédiatement la place à Henri V. L'Agence Havas confirma cette nouvelle, le 23 Octobre : « Quelques députés, s'étant rendus aujourd'hui chez le Maréchal de Mac-Mahon, pour lui demander si les bruits reproduits par certains journaux et notamment par le Constitutionnel étaient exacts, le Maréchal a répondu : «J'ai déjà eu occasion de faire connaître mes intentions à plusieurs de vos collègues. Si, comme soldat, je suis toujours au service de mon pays, comme homme politique, je repousse absolument l'idée que je doive garder le pouvoir quand même, dans quelques conditions qu'il me soit offert. J'ai été nommé par la majorité des Conservateurs et je ne m'en séparerai pas. » Evidemment le Maréchal, en tenant ce langage, croyait et au maintien du drapeau et à l'établissement prochain d'une Monarchie contractuelle.

La presse, monarchique ou républicaine, avait puisé ses informations dans le Journal de Paris, remarquablement rédigé par un écrivain de race, M. Hervé, tout dévoué à la famille d'Orléans et qui avait publié le 18 Octobre ces lignes significatives : « Un grand fait vient de s'accomplir dans une entrevue qui a eu lieu à Salzbourg, le 14 de ce mois, M. le comte de Chambord et les délégués des divers groupes de la majorité parlementaire sont tombés d'accord sur les conditions auxquelles se fera le rétablissement de la Monarchie. L'auguste chef de la Maison de Bourbon, celui qui dans quelques jours sera le Roi, donne pleine et entière satisfaction aux besoins et aux vœux de la France moderne, sur la question du drapeau, comme sur la question constitutionnelle, comme sur la question de la liberté civile, politique et religieuse la nation obtient tout, sans que le Roi sacrifie rien. »

Les réserves faites par les journaux comme l'Union et la Gazette de France, qui croyaient les choses moins avancées que ne le disait le Journal de Paris, passèrent complètement inaperçues. L'Union déclarait, en termes aussi secs que solennels, « que M. le comte de Chambord n'avait rien concédé, rien octroyé et qu'il remonterait sur le trône, dans la majesté et l'intégrité de son principe ». On releva surtout, dans cet entrefilet, l'affirmation que le comte de Chambord remonterait sur le trône.

La nation s'indignait que l'on disposât d'elle sans la consulter, ou plutôt au mépris-de sa volonté, si nettement exprimée par les quatre élections républicaines du 12 Octobre ; elle se demandait si la Monarchie, que l'on parlait de rétablir à une voix de majorité, aurait une base légale suffisante, quand treize collèges électoraux étaient laissés sans représentants à l'Assemblée nationale elle prévoyait le malaise, les discordes, peut-être les troubles qui suivraient la restauration mais elle considérait cette restauration comme faite et elle envisageait déjà la perspective d'une nouvelle et -prochaine Révolution.

Et cette conviction, d'une restauration désormais certaine, on l'avait même dans l'entourage du Prince, où l'on faisait tous les préparatifs de l'entrée du Roi dans sa bonne ville de Paris, où l'on achetait les voitures de gala qui devaient le conduire à Notre-Dame. Il semble que le comte de Chambord lui-même l'ait partagée, puisque, même après sa lettre du 27 Octobre à M. Chesnelong[2], même après ce coup de foudre qui anéantit les espérances des uns, qui dissipa les craintes des autres, il vint à Versailles, où il séjourna plusieurs jours, à quelques pas de l'Assemblée nationale il se mit en communication avec ces groupes monarchiques qui, en prolongeant pour sept ans les pouvoirs du Maréchal de Mac-Mahon, donnaient le 20 Novembre, après le d4 Février et le. 31 Août 1871, après le 13 Mars 1873, une nouvelle et involontaire consécration à la République. Le Roi légitime était « consigné pour sept ans à la porte du Septennat » et consigné par ses fidèles de la Droite, par les princes de sa Maison, par son correspondant du 27 Octobre, M. Chesnelong, par les 378 royalistes de l'Assemblée la plus royaliste qu'ait eue la France. Seuls MM. Dahirel et Hervé de Saisy s'obstinèrent à espérer contre l'espérance et votèrent contre l'ensemble de la loi de prorogation. MM. d'Aboville, de Belcastel, de Franclieu et du Temple, avec trois autres Légitimistes obscurs, se réfugièrent dans l'abstention.

 

La Lettre du 27 Octobre fut connue à Paris le 30 cinq jours après, en vertu de la loi de prorogation du 27 Juillet, l'Assemblée nationale se réunissait à Versailles.

Le 30 Octobre, dans le Comité des Neuf, après une orageuse discussion, où les frères ennemis de la Droite et du Centre Droit avaient échangé de mutuels reproches, on était parvenu à s'entendre sur un point tous les Conservateurs se rangeraient derrière le Maréchal, et, couverts par lui, continueraient la lutte contre la République. Le lendemain, une note de l'Agence Havas annonçait le plan adopté par le Maréchal et par le Gouvernement. Les pouvoirs du Maréchal seraient prorogés avant toute discussion des lois constitutionnelles, le Maréchal ne voulant pas d'un pouvoir « précaire et révocable au jour le jour ». Il n'accepterait, du reste, ni régence ni lieutenance générale du royaume. L'adhésion à ces projets du groupe Pradié leur assurait une majorité, avant la réunion de l'Assemblée. M. Pradié, ancien constituant de 1848, ancien membre de la Législative en1849, était un Républicain catholique, de la nuance Buchez, beaucoup plus catholique que Républicain. Elu député de l'Aveyron, comme Républicain, le 8 Février, il avait siégé au Centre Droit, sans en faire partie, et, peu à peu, constitué un groupe composé d'éléments hybrides, qui exerçait dans les scrutins importants une très sérieuse influence et contribuait à la chute de M. Thiers. M. Pradié a été, avec le général Changarnier et le duc de Broglie, un des parrains du Septennat.

Le 5 Novembre, dans le Message du Président de la République, le duc de Broglie affirma qu'en l'absence de l'Assemblée nationale, rien n'était venu troubler l’ordre public. Cette prodigieuse contre-vérité fut accueillie par les exclamations ironiques de la Gauche. Le Message reconnaissait ensuite que la tranquillité matérielle n'avait pas empêché l'agitation des esprits ; il attribuait cette agitation à l'imminence de l'examen des lois constitutionnelles, inscrites à l'ordre du jour de l'Assemblée, et il en concluait que l'établissement d'une forme de Gouvernement quelle qu'elle fût, qui engagerait définitivement l'avenir, présentant de graves difficultés, il serait plus prudent de conserver aux institutions anonymes le caractère qui leur permettait de rallier, autour du pouvoir, tous les amis de l'ordre, sans distinction de partis. Pourtant le Régime actuel n'a ni la stabilité ni l'autorité suffisantes. Le dépositaire du pouvoir ne peut faire un bien durable, si son droit de Gouverner est chaque jour remis en question, et s'il n'a, devant lui, la garantie d'une longue existence il manque d'autorité, s'il n'est pas suffisamment armé par les lois, pour décourager les factions et pour se faire obéir de ses propres agents. Il faut donc organiser un pouvoir exécutif durable et fort.

Après la lecture du Message, M. Buffet donna connaissance à l'Assemblée d'une proposition signée par MM. Changarnier, d'Audiffret-Pasquier et un grand nombre de leurs collègues. Cette proposition confiait le pouvoir exécutif pour dix ans au Maréchal de Mac-Mahon, stipulait que ce pouvoir continuerait a. être exercé, dans les conditions actuelles, jusqu'aux modifications qui pourraient y être introduites par les lois constitutionnelles, et qu'une Commission de trente membres serait nommée sans délai, en séance publique et au scrutin de liste, pour l'examen de ces lois.

M. Eschasseriaux, au nom des Bonapartistes, proposa de convoquer le Peuple français dans ses comices, le dimanche 4 Janvier1874, pour se prononcer sur le Gouvernement définitif de la France, en inscrivant sur un bulletin de vote l'une des énonciations suivantes : Royauté, République, Empire. M. de Goulard, après M. Eschasseriaux, demanda le vote de l'urgence sur la proposition Changarnier et fut appuyé par le vice-président du Conseil. De la proposition qui vous est faite, dit le duc de Broglie, dépend la question de savoir si le pouvoir du Chef de l'État sera relevé ou amoindri. D'ailleurs la France attendait avec « une fiévreuse impatience » la première décision de l'Assemblée. M. Dufaure, dans un remarquable discours, remit les choses au point il rappela qu'il avait présenté, avec M. de Goulard, des lois qui tendaient à organiser, non pas un seul pouvoir, mais l'exécutif et le législatif, avec toutes les conditions désirables de force et de durée que ces lois avaient été présentées, en vertu d'un ordre formel de l'Assemblée, et il demanda que ces lois, vieillies déjà de six mois, la proposition excentrique de M. Eschasseriaux et la proposition toute neuve de M. Changarnier fussent renvoyées à la même Commission. Quant à l'agitation signalée par le Message, elle n'a eu qu'une seule cause la tentative de restauration monarchique, et M. Dufaure, du haut de la tribune, remerciait le comte de Chambord d'y avoir mis fin par sa lettre du 27 Octobre. Que l'Assemblée donne donc au pays un Gouvernement complet, définitif et elle lui aura rendu un service plus grand encore. La procédure recommandée par M. Dufaure était conforme à la justice, à la logique et au simple bon sens mais il suffisait que cette procédure fût appuyée par l'ancien vice-président du Conseil de M. Thiers, pour que la majorité entrât en défiance et pour que le vice-président du Conseil vint lui opposer des objections d'une désolante pauvreté. Le duc de Broglie déclara que la Commission des lois constitutionnelles étant une Commission c d'études longues et sérieuses il valait mieux renvoyer la proposition Changarnier, qui n'avait, sans doute, aucun besoin d'étude longue et sérieuse, à une Commission spéciale. L'Assemblée lui donna raison, malgré M. Grévy, qui fit un inutile appel à l'usage, aux précédents, à la loyauté et à la bonne foi de l'Assemblée. Par 363 voix contre 348 la proposition Changarnier fut renvoyée à une Commission spéciale la majorité était de 14 voix, comme au 24 Mai. Beaucoup de ceux qui l'avaient formée, se préparaient, M. Grévy le leur avait prophétiquement annoncé, d'amers et stériles regrets.

La proposition Changarnier, avec le bénéfice de l'urgence, avait donc été renvoyée aux bureaux, pour la nomination d'une Commission de quinze membres. Sept membres appartenaient à la Droite et huit, parmi lesquels MM. de Rémusat, Laboulaye, Léon Say, à la Gauche. La majorité choisit pour rapporteur M. Laboulaye, qui vint donner lecture de son travail à la Chambre, dans la séance du 15 Novembre. M. Laboulaye était plus qualifié qu'homme de France pour l'élaboration d'un projet d'organisation des pouvoirs publics ses fonctions, ses études de droit constitutionnel le désignaient entre tous pour la mission de rapporteur. Il la remplit avec une incontestable supériorité. Il commença par montrer que la prorogation pour dix ans du pouvoir exécutif, dans un pays où les pouvoirs publics n'étaient ni définis, ni organisés, était une œuvre législative sans précédents. H exposa ensuite qu'un point fondamental séparait les deux moitiés de la Commission, la minorité royaliste ne voulant qu'organiser le pouvoir exécutif sans garanties constitutionnelles, la majorité républicaine se refusant absolument a. établir cette dictature déguisée. L'accord n'a pu se faire, et un accord unanime, que sur le rétablissement du titre officiel de Président de la République que le général Changarnier et ses collègues avaient oublié, sans doute à dessein ; il s'est fait aussi sur la nécessité, admise par tous les commissaires, de nommer sans délai, après le vote de la prorogation, une Commission chargée d'étudier les lois constitutionnelles. Constatant ensuite que le pays ne demandait pas seulement un Président mais un Gouvernement, M. Laboulaye définissait ainsi sa politique et celle de ses collègues : « En finir avec un provisoire énervant, organiser le Gouvernement légal du pays, c'est-à-dire la République, voilà le but que nous voulons atteindre, voilà toute notre politique. A cette condition seulement ; nous acceptons la prolongation des pouvoirs pour un temps limité. » M. Laboulaye, prévoyant trop bien l'avenir, ajoutait que, s'il en était autrement, le Gouvernement n'aurait ni la stabilité ni l'autorité qu'il réclamait, qu'il s'épuiserait en luttes stériles, fatigantes pour une nation qui vit de son travail et qui a déjà trop souffert. Après avoir rappelé les émotions récentes qui avaient remué le pays et l'effondrement des espérances monarchiques, il concluait éloquemment en affirmant que jamais son parti n'abandonnerait « les garanties constitutionnelles, que la France a conquises par quatre-vingts ans de luttes et de souffrances et, sans lesquelles, la liberté est un mot, l'ordre un mensonge et le pouvoir, même le plus doux, un arbitraire sans dignité ».

Le projet de la majorité de la Commission comprenait quatre articles.

ARTICLE PREMIER. — Les pouvoirs du Maréchal Mac-Mahon. Président de la République, lui sont continués pour une période de cinq ans, au-delà du jour de la réunion de la prochaine législature.

ART. 2. — Ces pouvoirs s'exerceront dans les conditions actuelles, jusqu'au vote des lois constitutionnelles.

ART. 3. — La disposition énoncée en l'article premier prendra place dans les lois organiques et n'aura le caractère constitutionnel qu'après le vote de ces lois.

ART. 4. — Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une Commission de trente membres sera nommée dans les bureaux, pour l'examen des lois constitutionnelles présentées à l'Assemblée nationale les 19 et 20 Mai 1873.

 

Aucun patriote sincère, aucun homme de bon sens ne pouvait se refuser à l'approbation et au vote de ce projet de loi. Un Gouvernement qui le repoussait proclamait, par cela même, qu'il avait intérêt au maintien de l'équivoque, qu'il préférait un provisoire sans dignité à un régime défini et définitif ; il proclamait, en même temps, qu'il était indifférent aux souffrances du pays et qu'il persistait a méconnaître sa volonté. Le lendemain du jour où M. Laboulaye avait donné lecture de son rapport, deux élections avaient lieu dans l'Aube et dans la Seine-Inférieure les candidats républicains, le général Saussier et le général Letellier-Valazé, furent élus à des majorités écrasantes. Le surlendemain, le duc de Broglie apportait à l'Assemblée un nouveau Message, où il disait que « la France ne comprendrait pas une résolution qui assignerait au Président de la République un pouvoir dont la durée et le caractère seraient soumis, dès son début, à des réserves et à des conditions suspensives C'est ainsi que le vice-président du Conseil et le Gouvernement interprétaient les désirs et les besoins de la France a les entendre elle était affamée de dictature. Quant aux « réserves et aux conditions suspensives » mises au pouvoir du Président, c'étaient des mots vides de sens, puisque le pouvoir présidentiel devait s'exercer exactement dans les mêmes conditions, avant et après la prorogation, et que, d'ailleurs, le texte de la minorité de la Commission devait le dire, comme le disait le texte de la majorité.

Jamais Gouvernement n'a opposé à ses adversaires une pareille indigence d'arguments, une pareille disette de raisons jamais non plus discussion plus importante n'a été marquée par des discours plus remarquables d'un côté de l'Assemblée, par de plus creuses rapsodies de l'autre. Quand on relit les séances du 18, du 19 Novembre et de la nuit du 19 au 20, on se prend à douter de l'efficacité des discussions parlementaires l'éloquence, la logique lumineuse, la démonstration saisissante de MM. Bertauld, Jules Simon, Laboulaye et Grévy n'ont pas fait gagner une voix à la Commission la faiblesse et la phraséologie banale de MM. Ernoul et Depeyre, le néant de la réponse du due de Broglie n'en ont pas fait perdre une à la plus mauvaise des causes, déplorablement défendue.

La discussion s'engagea sur le projet de la Commission ; le projet Changarnier, que le Gouvernement avait fait sien, en réduisant de dix à sept ans la durée de la prorogation, ne vint que comme amendement au projet principal. Dans la séance du 18 Novembre, M. Jules Simon disséqua le projet Changarnier, ou plutôt la personne du Maréchal, avec un art admirable, cruel et peut-être peu politique. En s'attachant à démontrer à l'Assemblée qu'en isolant la prorogation des lois organiques elle ne faisait rien d'efficace, Il rassura et justifia d'avance ceux qui, sans l'avouer, se promettaient de se servir de la prorogation pour renouveler leurs tentatives monarchiques. Mais l'ancien ministre de M. Thiers avait à cœur de venger le grand vaincu du 24 Mai. Ceux qui s'étaient montrés, en face de M. Thiers, si opposés au pouvoir personnel, si jaloux des prérogatives de l'Assemblée, si passionnés dans la réglementation minutieuse des rapports entre l'exécutif et le législatif, étaient empressés, aujourd'hui, à se précipiter, avec un véritable affolement, dans les bras d'un homme, d'un sauveur, à se mettre sous la protection d'un sabre, sans rien régler, sans rien définir, sans rien fixer des institutions de la France. Sous M. Thiers, dit M. Jules Simon, les fonctionnaires étaient obéissants, l'armée fidèle, la France calme, l'ordre respecté. Cette situation, l'ordre moral l'a détruite en moins de six mois.

M. Chesnelong affirma, devant Dieu et devant son pays, sur son honneur et sur sa conscience, la véracité des déclarations qu'il avait rapportées de Sahbourg. M. Ernoul défendit le Maréchal, dans une improvisation « un peu en désordre, à laquelle l'avait condamné la parole ardente de M. Jules Simon », et, comme ses collègues MM. Beulé, Batbie et de Broglie, laissa échapper une nouvelle naïveté, en déclarant que les ministres avaient l'honneur de combattre derrière le Maréchal, pour la Société menacée.

Au début de la séance du lendemain, la doctrine de l'appel au peuple, présentée par MM. Rouher, Naquet et Raoul Duval, fut rejetée par l'Assemblée, à la majorité de 492 voix contre 88 ; puis M. Depeyre reprit le projet Changarnier, à titre d'amendement, et exposa ses avantages. Il conquit le portefeuille de M. Ernoul, par un discours plus long et plus maladroit que celui du Garde des Sceaux, où il parla de Sedan pour déclarer que « ce revers, aux yeux de la France, valait mieux que les plus éclatantes victoires D. Vous faites un pouvoir provisoire, une institution provisoire, une République provisoire, répliqua brièvement M. Laboulaye, faites donc aussi une nation provisoire.

C'est dans la séance de nuit, qui s'ouvrit à neuf heures un quart du soir, le 19 Novembre, que M. Jules Grévy prononça, après quelques pointes pénibles dirigées par le duc de Broglie contre la Commission, le discours le mieux ordonné, le plus fort, le plus probant, le plus décisif qu'une Assemblée ait jamais entendu[3]. Personne ne répondit à M. Grévy. Comme il l'avait dit, il était plus facile de voter. Par 383 voix contre 317 l'Assemblée adopta le premier article du projet Changarnier et, par 383 voix contre 310, l'ensemble, ainsi conçu :

« Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au Maréchal de Mac-Mahon, due de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi. Ce pouvoir continuera à être exercé, avec le titre de Président de la République et dans les conditions actuelles, jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles.

« Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une Commission de trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l'examen des lois constitutionnelles. »

Tel fut ce vote de la Prorogation ou du Septennat, qui ressemblait à la revanche d'une déception récente et d'un mécompte cuisant, que le Cabinet n'obtint qu'en trompant le quart au moins des votants sur le caractère et la nature de la mesure proposée. Le pouvoir établi par ce vote était un pouvoir en l'air, dans le vide, sans Prérogatives et sans droits reconnus. En face de lui, ce pouvoir avait une Assemblée à laquelle il devait survivre, mais qui était souveraine, omnipotente, qui avait à la fois des attributions exécutives comme le droit de réviser les grades, des attributions judiciaires comme le droit de grâce, sans parler de ses attributions législatives. Cette situation purement révolutionnaire était l'œuvre des Conservateurs. Les Cortès espagnoles, qui proclamaient la République fédérale et qui nommaient les ministres au scrutin, ne faisaient pas un usage beaucoup plus contestable de leur pouvoir constituant.

A l'issue de la séance, qui fut levée à 2 heures et demie du matin, le 20 Novembre, le Bureau se rendit à l'Hôtel de la Préfecture, pour faire part au Maréchal de Mac-Mahon de la décision de l'Assemblée. Le Maréchal exprima sa reconnaissance de la haute marque de confiance qui lui avait été donnée et, à la séance du 24 Novembre, il fit savoir à l'Assemblée qu'elle trouverait toujours en lui un ferme soutien de l'ordre et un fidèle défenseur de ses décisions.

Cette même séance du 24 Novembre fut consacrée à la discussion de l'interpellation de M. Léon Say, sur la non-convocation des collèges électoraux, dans les départements où il y avait des sièges vacants. Aux critiques de M. Léon Say, montrant que l'on avait retardé la convocation des électeurs pour peser sur le chiffre de la majorité dans l'Assemblée, M. Beulé répondit que le précédent Gouvernement, celui de M. Thiers, avait retardé les élections de la Corse, parce qu'il y redoutait l'élection d'un Bonapartiste. Il n'y avait pas de comparaison à établir entre un fait isolé et tout un système, consistant à ne convoquer les électeurs qu'à l'extrême limite légale. L'Assemblée admit pourtant cette comparaison, qui n'était pas une raison, et adopta, par 360 voix contre 311, l'ordre du jour pur et simple accepté par le Gouvernement. C'est dans ce discours, le dernier qu'il ait prononcé comme ministre, qui M. Beulé déclara que la « responsabilité ministérielle apparaissait dans toute sa beauté, » pour la première fois, le Président de la République ayant été mis ; par le vote du 20 Novembre, au-dessus de la discussion et des partis. Cette responsabilité fut démontrée à M. Beulé lui-même, par la note qui parut le lendemain au Journal officiel : elle annonçait que le ministère avait donné sa démission au Président de la République, qui l'avait acceptée. Le ministère fut reconstitué le surlendemain MM. Beulé, Ernoul, Batbie et de la Bouillerie n'y furent pas compris.

L'interpellation de M. Léon Say avait fourni au duc de Broglie l'occasion de s'expliquer, sur la politique du ministère de combat, avec un peu plus de développements, sinon avec plus de clarté, que dans aucune autre circonstance. M. Bethmont avait mis personnellement en cause le vice-président du Conseil et rappelé que, pendant les vacances, il avait prononcé deux discours d'une inspiration toute différente l'un en Août, où il se désintéressait des négociations engagées par les fusionnistes et aussi de l'émotion qui allait se produire dans le pays l'autre en Octobre, où il penchait manifestement pour la solution monarchique. M. Bethmont reprochait au duc de Broglie d'avoir compromis à la fois, par ces variations de doctrine et d'attitude, la personnalité du Maréchal, le principe monarchique et surtout le Cabinet du 24 mai. Le duc de Broglie qualifia l'interpellation de M. Bethmont de multicolore, parce qu'elle s'adressait, dit-il, à la fois au Cabinet du 25 Mai et à celui du 26 Novembre, qui allait être formé le surlendemain. Puis il déclara qu'un double lien avait uni les hommes d'opinions différentes qui avaient constitué son premier ministère la défense des intérêts sociaux et la défense des droits de l'Assemblée. Selon lui, la règle de conduite du Cabinet avait été la neutralité collective dans les actes publics et la liberté réservée à chacun de ses membres, pour les actes privés et les sentiments. Quant à l'adhésion donnée aux projets de restauration monarchique, le duc de Broglie la justifia, en affirmant qu'il avait voulu seulement éclairer le pays que l'on trompait, en lui faisant croire que les droits féodaux allaient être rétablis, que la domination cléricale allait reparaître, et défendre l'Assemblée que l'on calomniait, en lui attribuant des desseins qui auraient mis en péril les fondements de la Société moderne et toutes les libertés civiles et religieuses. Le duc de Broglie terminait en disant que le Cabinet du 24 Mai n'avait pas abandonné la majorité depuis six mois et il suppliait cette majorité de ne pas s'abandonner elle-même. Aucun engagement n'était pris par lui de pratiquer enfin une politique de concorde et d'apaisement, de Gouverner pour la nation et non plus seulement pour un parti, pour trois partis, en infime minorité dans le pays. Le duc de Broglie restait, le dernier jour, ce qu'il avait été dès le premier le chef d'un Gouvernement de combat contre la République et contre la France.

L'équivoque, si soigneusement entretenue depuis le 24 mai, allait durer six mois encore, équivoque voulue, préméditée et élevée à la hauteur d'un système politique, puisque, le jour même où le duc de Broglie faisait ces déclarations à l'Assemblée, le duc d'Audiffret-Pasquier, président du groupe auquel appartenait le duc de Broglie, adressait ces paroles textuelles au Centre Droit : « Nous avons voulu fonder la Monarchie constitutionnelle, forme supérieure de Gouvernement, à notre avis mais nous ne refuserons pas à notre pays le droit d'avoir un Gouvernement et nous ne pouvons pas le laisser périr. » Ce droit d'avoir un Gouvernement, nous verrons si le duc de Broglie l'a reconnu à son pays, à partir du 26 Novembre il le lui avait refusé du 24 Mai au 26 Novembre. Sa faute irrémissible, pendant ce premier ministère, c'est d'avoir divisé la France comme il avait divisé l'Assemblée, d'avoir exclu de ce que lui et ses collègues appelaient la « Ligue des honnêtes gens », quiconque ne partageait pas leurs passions rétrogrades, comme ils excluaient de leur majorité monarchiste et cléricale tous les Républicains, aussi bien M. Thiers que M. Ranc ou M. Naquet.

Nous avons surtout apprécié le rôle de M. de Broglie comme vice-président du Conseil. Comme ministre des Affaires Étrangères, il fut obligé de suivre la même ligne de conduite que M. Thiers, en face d'une Allemagne plus malveillante que sous M. Thiers et qui exigea ; après le 24 Mai, que l'ambassadeur français a Berlin fût muni de nouvelles lettres de créance, comme si la notification faite par le Maréchal ou même par le ministre des Affaires Étrangères, de l'élection du 24 Mai, n'était pas suffisante.

Bien que les lois ecclésiastiques allemandes datent du mois de Mai 1873, le contre-coup ne s'en fit sentir en France que quelques mois plus tard. Rappelons que ces lois étaient relatives à la limitation des mesures disciplinaires ecclésiastiques, à l'éducation et à la nomination du clergé, à l'institution d'un tribunal royal. L'expulsion des jésuites, la destitution de Mgr Ledochowski, archevêque de Posen, la protection accordée aux Vieux Catholiques complétèrent et caractérisèrent la politique ecclésiastique de M. de Bismarck, qui fut à la fois rusée et brutale. Pour attaquer le « César moderne », les évoques français attendirent que le Pape eût donné le signal par l'Encyclique du 21 Novembre 1873, où il qualifia de latrones les chefs des États protestants.

Avec une Espagne forte les rapports de bon voisinage auraient pu être troublés, par les facilités d'organisation que les bandes carlistes trouvèrent dans les départements pyrénéens mais l'Espagne républicaine, menacée par deux insurrections au Nord et au Sud, était encore plus affaiblie par les divisions de son Assemblée souveraine, hésitante entre Pi y Margall, Salmeron et Castelar, et ne sachant pas soutenir franchement son grand orateur, son remarquable homme d'État, dans sa lutte contre l'anarchie.

Sur un seul point le Cabinet du 24 Mai suivit d'autres errements que le Cabinet précédent. A l'instigation, sans doute, du ministre des Finances, M. Magne, il signa deux traités de commerce avec l'Angleterre et la Belgique, qui furent un retour pur et simple aux traités de 1860.

Nos relations, sous le duc de Broglie, restèrent donc pacifiques avec toutes les puissances, même avec l'Italie, malgré les excitations de l'Extrême Droite et les imprudences de l'épiscopat que le ministre, au risque de mécontenter ses alliés, dut désavouer.

Le premier ministère du duc de Broglie s'était terminé par le vote de la septennalité. Le 30 Octobre, la Droite n'aurait vu dans « la prorogation » qu'un misérable expédient le 20 Novembre elle la considérait, sinon comme un succès pour la politique royaliste, au moins comme un nouvel échec pour les Républicains. L'avenir devait démontrer combien elle se trompait. Dès le 20 Novembre, un royaliste clairvoyant s'écriait : « Pour sept ans le Gouvernement républicain a été fondé en face du Roi, » et l'un des nouveaux ministres du 26 Novembre, le duc Decazes, disait à M. Pernolet. « C'est de la Présidence du Maréchal de Mac-Mahon que datera la fondation de la République en France. »

Nous résumerons ici, bien qu'ils n'aient pris fin que le 10 Décembre, quinze jours après la constitution du second ministère de Broglie, les débats du procès Bazaine, qui avaient commencé le 6 Octobre au petit Trianon. Dès le 24 Juillet, dans une lettre adressée au président de la Chambre, le duc d'Aumale lui avait fait connaître que le ministre de la Guerre l'avait appelé à la présidence du Conseil de guerre, chargé de juger l'affaire de la capitulation de Metz et il priait l'Assemblée de lui accorder un congé. Cette manifestation, un peu théâtrale et au moins superflue, impressionna désagréablement les hommes sans parti pris. Le Conseil de guerre comprenait les généraux de la Motterouge, de Chabaud-Latour, Tripier, Ressayre, Princeteau et de Matroy. Le général Pourcet occupait le siège du ministère public maître Lachaud le banc de la défense. L'acte d'accusation avait été dressé par le général Seré de Rivière.

Le Maréchal Bazaine était inculpé, par l'ordonnance même du ministre de la Guerre, en date du 24 Juillet :

1° D'avoir capitulé avec l'ennemi et rendu la place de Metz, dont il avait le commandement supérieur, sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait et sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur ;

2° D'avoir, commandant en chef de l'armée devant Metz, signé, en rase campagne, une capitulation qui a eu pour résultat de faire poser les armes à ses troupes ;

3° De n'avoir pas fait, avant de traiter verbalement ou par écrit, tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur. Bazaine fut transféré de la maison de l'avenue de Picardie, qui lui avait été assignée pour résidence, après le jugement du Conseil d'enquête, au petit Trianon, où le Conseil de guerre tint ses séances pendant plus de deux mois, du 6 Octobre au 10 Décembre.

Le Maréchal reconnut avoir entamé des négociations avec Régnier et avoir été prêt à traiter avec l'ennemi, au nom du Régime impérial. Au seul point de vue politique, et sans entrer dans le détail des fautes militaires, il avoua donc la subordination des intérêts généraux à ses intérêts particuliers, à ses visées ambitieuses, autrement dit la trahison cet aveu commandait le jugement du Conseil de guerre. Le 10 Décembre, après quatre audiences consacrées à l'audition du défenseur, le Conseil se retira pour délibérer et, à l'unanimité, condamna le Maréchal Bazaine à la peine de mort et à la dégradation militaire. Le soir même, à 10 heures, lecture fut donnée de l'arrêt à l'ex-Maréchal, dans le salon des Boucher, en présence d'une escouade de dix hommes du 46e régiment d'infanterie, du capitaine Maudhuy, chargé spécialement de la garde du prisonnier, du général Pourcet, de son substitut, M. Colomb, et du commandant Martin. Bazaine entendit la lecture de l'arrêt avec la même impassibilité apparente qu'il avait montrée dans le long interrogatoire qu'il avait subi et où n'avait éclaté que son inconscience. Bazaine prétendait qu'après le 4 Septembre, il n'y avait plus de Gouvernement, plus d'Empire, plus rien. Pardon, il restait la France, dit noblement le duc d'Aumale. Bazaine n'avait, ce jour-là et les autres, oublié que la France. Tous les membres, du Conseil de guerre, après le jugement rendu, avaient adressé au ministre de la Guerre la lettre suivante :

« Monsieur le Ministre,

« Le Conseil de guerre vient de rendre son jugement contre M. le Maréchal Bazaine.

« Jurés, nous avons résolu les questions qui nous étaient posées, en n'écoutant que la voix de notre conscience. Nous n'avons pas à revenir sur le long débat qui nous a éclairés. A Dieu seul nous devons compte des motifs de notre décision.

« Juges, nous avons dû appliquer une loi inflexible et qui n'admet pas qu'aucune circonstance puisse atténuer un crime contre le devoir militaire.

« Mais ces circonstances, que la loi nous défendait d'invoquer en rendant notre verdict, nous avons le droit de vous les indiquer.

« Nous vous rappellerons que le Maréchal Bazaine a pris et exercé le commandement de l'armée du Rhin, au milieu de difficultés inouïes, qu'il n'est responsable ni du désastreux début de la campagne, ni du choix des lignes d'opération.

« Nous vous rappellerons qu'au feu il s'est toujours retrouvé lui-même qu'à Borny, à Gravelotte, à Noisseville nul ne l'a surpassé en vaillance et que le 16 Août il a, par la fermeté de son attitude, maintenu le centre de sa ligne d'opération.

« Considérez l'état des services de l'engagé volontaire de 1831, comptez les campagnes, les blessures, les actions d'éclat qui lui ont mérité le bâton de Maréchal de France.

« Songez à la longue détention qu'il vient de subir, songez à ce supplice de deux mois, pendant lesquels il a entendu chaque jour discuter son honneur devant lui et vous vous unirez à nous pour prier le Président de la République de ne pas laisser exécuter la sentence que nous venons de prononcer. »

Ce recours en grâce, si habilement rédigé, si académique, produisit une impression fâcheuse sur l'opinion publique, pour laquelle il était manifestement fait on y vit comme une négation de la sentence qui venait d'être rendue. Le Conseil de guerre, en plaidant les circonstances atténuantes, autorisait Bazaine, qui n'eut garde d'y manquer, à déclarer que le recours en grâce vengeait son honneur. Était-il bien nécessaire de rappeler la conduite de Bazaine devant l'ennemi au général du Barail, qui avait assisté à la bataille de Gravelotte et au Maréchal de Mac-Mahon, que sa qualité de chef de l'État avait seule empêché de figurer à Trianon comme témoin, mais dont une relation écrite avait été produite au procès ? Et ce souvenir de la plaidoirie de maître Lachaud, la longue détention, et le supplice de deux mois, qui venait à la fin de la lettre, n'assimilaient-ils pas le Conseil de guerre à un jury ordinaire, qui se prononce sur des impressions d'audience ? Le devoir méconnu, l'honneur foulé aux pieds, le pays trahi, la France déchue, qui sait pour combien de temps ? de son rang dans le monde, ces crimes inexpiables étaient-ils rachetés par la prison préventive et par une comparution de deux mois ? Nous ne parlons pas de la peine capitale tous les juges savaient fort bien, qu'avec ou sans recours en grâce, leur sentence ne serait pas exécutée.

Le 12 Décembre une note insérée au Journal officiel annonçait que le Président de la République, sur la proposition du ministre de la Guerre, avait commué la peine de mort en vingt années de détention, avec dispense des formalités de la dégradation militaire, mais sous réserve de tous ses effets. Cette nouvelle atténuation du châtiment, que le recours en grâce avait peut-être provoquée, produisit un effet plus déplorable encore, surtout dans l'armée, que l'on priva d'une grande et salutaire leçon. Le procès du Maréchal avait révélé, chez certains chefs militaires, un tel état moral, tant d'insouciante et orgueilleuse incapacité, tant d'inadmissibles complaisances pour le chef suprême, si peu d'indépendance et d'initiative, qu'il était nécessaire de donner à l'armée et au pays l'utile spectacle de la dégradation militaire d'un Maréchal de France. Nous ne dirons pas que toutes ces atténuations de la peine équivalaient à une réhabilitation nous avons le droit de constater que, seul en France, de tous ceux qui ont eu à jouer un rôle dans cette lamentable affaire, Gambetta a su infliger au traître la flétrissure indélébile que réclamait la conscience publique.

Incarcéré au fort de l'ile Sainte-Marguerite, au lieu d'être enfermé dans une maison de détention, comme l'exigeait la loi, Bazaine s'évada, dans la nuit du 9 au 10 Août 1874. Le directeur de la prison, M. Marchi, comparut le 14 Septembre devant le Tribunal de Grasse, qui prononça son acquittement. Les juges estimèrent que M. Marchi n'avait pas été libre de son action, qu'il avait subi de hautes influences. D'ailleurs, le prisonnier avait donné sa parole d'honneur de ne pas s'échapper M. Marchi l'affirma énergiquement. Bazaine, une fois de plus, avait fait le contraire de ce que lui prescrivait l'honneur.

 

 

 



[1] Appendice I.

[2] Appendice II.

[3] Appendice III.