HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL

 

PRÉFACE

 

 

Le « Gouvernement du Maréchal », ces mots de notre titre, au son de fanfare, évoquent l'idée d'un Régime ferme, entreprenant, plutôt belliqueux, et aucun Régime ne fut plus faible et plus indécis à l'intérieur, plus pacifique à l'extérieur que celui que le vote du 24 Mai avait fondé. On l'a appelé le < Gouvernement de combat », mais il ne combattit que contre la France il s'est appelé lui-même le <f Gouvernement de l'ordre moral mais il ne voyait le triomphe de l'ordre que dans la proclamation de la Monarchie et il organisa la République. Le nouveau Chef de l'Etat ; Maréchal et duc de l'Empire, d'origine légitimiste, était absolument étranger à la politique c'est surtout pour cela qu'on l'avait choisi. Le pouvoir effectif appartint, pendant un an, au chef et à l'orateur de la coalition des Droites, au duc de Broglie. Vice-président du Conseil et ministre de l'Intérieur, le duc de Broglie maintient l'état de siège qui lui donne la haute main sur la presse dans la moitié des départements il renouvelle le personnel administratif, en chassant de tous les emplois les républicains les plus modérés ; il donne des gages aux ultramontains sans partager leur fanatisme et il assiste, un peu sceptique et très bienveillant, aux projets de restauration qui vont détruire les institutions et les lois auxquelles il ne doit être porté « aucune atteinte ».

Quand ces projets, qui n'avaient besoin pour réussir que « d'une voix de majorité », ont échoué, par la faute du « Roy », auteur de la malencontreuse lettre du 27 Octobre, quand la royauté « traditionnelle » a été reconnue impossible, il semble qu'il n'y ait plus qu'à organiser la République, qui existe de fait, ou à proclamer l'Empire. Le duc de Broglie invente un Régime bizarre, qui aurait dû s'appeler le Décennat, et qui fut nommé le Septennat, parce que sept ans de pouvoir seulement étaient accordés au Maréchal de Mac-Mahon. La personne du Maréchal, c'était là l'unique article de la Constitution votée le 19-20 Novembre 1873. Elle devait être complétée dans le plus bref délai. Il fallut quinze mois pour transformer cet organisme rudimentaire en une Constitution à peu près viable. Ces quinze mois furent remplis par la continuation de la lutte contre les Républicains, ou plutôt contre tous ceux qui ne voulaient pas de l'une des trois Monarchies, c'est-à-dire contre l'immense majorité du pays par le vote d'une loi antilibérale sur les municipalités par la chute du duc de Broglie, que ses alliés du 24 Mai 1873 abandonnèrent sans scrupule, le 16 Mai 1874 par la recrudescence de la propagande bonapartiste, que deux membres du Cabinet de Cissey toléraient, s'ils ne l'encourageaient pas ; par la substitution de deux ministres plus effacés, MM. Mathieu Bodet et de Chabaud-Latour, à MM. Magne et de Fourtou par de nouveaux empiétements de l'Eglise dans l'ordre de l'enseignement supérieur, et, au milieu des discussions constitutionnelles les plus confuses, sans cesse ajournées et sans cesse reprises, par les votes décisifs du 30 Janvier, du 24 et du 25 Février 1875.

La République enfin reconnue, à une voix de majorité, la voix qui devait suffire à la restauration d'Henri V, et la Constitution faite, grâce à une nouvelle majorité, le ministère Buffet, où figurent trois membres du Centre Gauche, est la constatation du nouvel état de choses. La France croit que son repos est assuré. Elle se prend à espérer que la Constitution sera loyalement appliquée et qu'elle entrera prochainement en vigueur il n'en est rien. Le Maréchal ne veut ni se séparer de ceux qui ont voté pour lui le 24 Mai 1873, ni se rapprocher de ceux qui ont voté pour la République le 30 Janvier et le 25 Février. M. Buffet ne cherche qu'à renouer la coalition du 24 Mai 1873, pendant que ses collègues du Centre Gauche s'appuient sur la majorité du 25 Février, et une troisième majorité se reforme, au mois de Juillet 1875, pour prolonger de cinq mois les jours de l'Assemblée nationale. On se retrouve en Novembre ; on accorde à MM. Buffet et Dufaure le scrutin d'arrondissement, considéré comme le palladium des Conservateurs, éloquemment combattu par MM. Ricard et Gambetta, qui ne voient de salut pour la République que dans l'établissement du scrutin de liste, et l'on donne une dernière fois au pays, dans l'élection des inamovibles, le spectacle des variations de la majorité sur 75 sénateurs à élire, plus de 60 sont républicains.

Il fallut les élections sénatoriales de Janvier 1876, les élections législatives de Février et de Mars 1876, pour faire enfin éclater la volonté de la France. Cette volonté fut incomprise ou volontairement méconnue. Survivant à la majorité qui l'avait porté au pouvoir, le Maréchal cherchait l'occasion d'une revanche. Il crut l'avoir trouvée quand M. Dufaure, deux fois battu devant le Sénat et mollement soutenu par la Chambre, donna sa démission de président du Conseil. Ses inspirateurs jugèrent la tentative prématurée et l'engagèrent à remplacer M. Dufaure par celui de tous les hommes politiques qui lui était personnellement le plus antipathique, par M. Jules Simon. Ce philosophe aimable, ce très habile politique, cet admirable orateur exerce pendant cinq mois le pouvoir le plus disputé. Il est impuissant, entre la majorité de la Chambre qui le pousse, et l'Elysée qui le retient. Pourtant, il fait des prodiges d'équilibre et ni les suffrages de la Chambre, ni ceux du Sénat ne l'abandonnent. Ceux du parti clérical lui font défaut, et le parti clérical obtient du Maréchal l'inexplicable coup de tête qui porte dans l'histoire le nom d'Acte du Seize Mai. Sans raisons, sans prétextes, le pays était jeté dans une aventure, peut-être dans un coup d'Etat et aux barricades, si le duc de Magenta avait écouté quelques-uns de ses conseillers, s'il avait été jusqu'au bout, comme il ne cessait d'en menacer la France.

Le « Gouvernement de combat » est restauré avec violence, sans scrupule de légalité, avant même que le Sénat ait voté la dissolution. Le clergé, qui vient d'applaudir au Seize Mai, se jette à corps perdu dans la lutte les préfets, les maires, les instituteurs, les fonctionnaires de tout ordre remettent en honneur les pires abus de la candidature officielle. Après des procès innombrables, des suspensions arbitraires de journaux, des persécutions de toutes sortes, les unes iniques, les autres puériles, des affiches blanches désignent aux populations les candidats du Maréchal de Mac-Mahon, et le Maréchal lui-même parcourt la France, en laissant entendre que si les élections ne sont pas favorables à sa politique, il n'en tiendra aucun compte. Le brave soldat n'était pas fait pour de pareilles luttes pendant qu'il proférait sans conviction ces vaines menaces, qui irritaient plus qu'elles n'effrayaient, qui lui aliénaient plus de voix qu'elles ne lui en attiraient, le grand orateur contre lequel on l'avait si maladroitement lancé, le chef incontesté de la Démocratie républicaine, le tribun patriote, annonçait à toute la France, dans son discours de Lille, et répétait dans sa profession de foi, que le conflit ne pouvait avoir que deux issues la soumission ou la démission. Le Maréchal, après un vague essai de résistance, se soumit le 13 Décembre 1877 il chargea M. Dufaure de constituer un ministère. Un an après, le 30 Janvier 1879, il se démettait, donnant deux fois raison à Gambetta.

En dehors de la lutte des partis, deux événements importants, l'Exposition universelle de Paris et le Congrès de Berlin, marquent cette dernière année de la « Présidence du Maréchal ».

L'Exposition de 1878 fut surtout remarquable comme preuve de notre vitalité, après des désastres inouïs, et comme manifestation des dispositions pacifiques de notre pays. A distance, elle apparaît un peu terne, entre l'Exposition de 1867 et celle de 1889. On y vit nombre de princes de sang royal et, entre tous, le prince de Galles, qui nous montra de précieuses sympathies. Les journaux d'outre-Manche prirent la précaution, assez superflue, de nous avertir que des paroles de pure courtoisie n'engageaient à rien, que l'héritier présomptif pouvait avoir le cœur français, que la politique de son pays resterait anglaise. Nous le savions de reste. Nous savions aussi, depuis 1867, qu'au lendemain de ces grandes réunions l'inéluctable politique reprend ses droits.

La France, en 1878, était encore toute frémissante de la lutte que son Gouvernement avait instituée contre elle ; elle pouvait craindre un retour offensif du Seize Mai d'un bout de l'année à l'autre, d'ailleurs, avant, pendant et après l'Exposition, elle fut en pleine agitation électorale. Elections municipales, élections législatives à la suite des invalidations, élections des délégués sénatoriaux se succédèrent de mois en mois, presque de jour en jour, sans parler des élections cantonales, jusqu'aux élections décisives du 5 Janvier 1879, qui enlevèrent à la coalition monarchique sa dernière citadelle, au Maréchal son suprême appui.

En réalité, l'histoire de sa Présidence finit ce jour-là menacé, depuis le 13 Décembre 1877, de voir poursuivre ses complices du 16 Mai et ses créatures du 23 Novembre, il n'attend qu'une occasion pour se retirer. L'occasion manquant, il choisit un prétexte et descend du pouvoir avec une dignité tranquille, sans remords et non sans noblesse.

Le Congrès de Berlin agit moins encore que l'Exposition sur l'opinion, si violemment secouée depuis quelques années quelques mots du ministre des affaires étrangères à la Chambre avant le Congrès, quelques phrases au Sénat après le Congrès, passèrent presque inaperçus. D'un commun accord, le pouvoir exécutif et le Parlement s'abstenaient de tout échange de vues au sujet des affaires extérieures. Sous le ministère du duc Decazes, qui avait précédé M. Waddington au quai d'Orsay, une seule fois, en quatre ans, il fut question de politique étrangère, le 20 Janvier 1874 : le ministre lut une déclaration qui fut la seule réponse du Gouvernement à l'interpellation d'un député de l'Extrême Droite, restée en suspens depuis plus d'un mois. Un an plus tard, quand on put craindre une nouvelle invasion germanique, quand le Maréchal et ses ministres, pleins d'une patriotique angoisse, songeaient à donner à nos troupes l'ordre de se retirer derrière la Loire et à laisser le champ libre à l'ennemi héréditaire, de la frontière à Paris, pas un mot ne fut dit dans l'Assemblée nationale, pas une question ne fut posée au Gouvernement, du haut de la tribune. Un mot aurait pu gêner la libre action du pouvoir il aurait pu aussi faire impression sur l'envahisseur, en lui montrant l'accord unanime de la nation menacée ; ce mot ne fut pas prononcé.

Pendant la période, dite de e recueillement qui a suivi, pour la France, le traité de Francfort, l'Assemblée nationale s'est abstenue de toute incursion sur le domaine tacitement réservé des affaires étrangères et les Assemblées qui lui ont succédé ne se sont pas montrées plus curieuses. Le Parlement anglais retentit constamment des questions posées aux ministres sur l'action de l'Angleterre au dehors au Parlement français, c'est à peine si, de loin en loin, une question soigneusement limitée est posée à notre office des Affaires Étrangères le ministre répond qu'il saura faire respecter l'honneur, la dignité et les intérêts de la France chacun se déclare satisfait, sinon éclairé, et, pendant de longs mois, il n'est plus question des affaires du dehors.

Cette réserve excessive de notre Parlement oblige l'historien à se renfermer presque exclusivement dans le récit de la politique intérieure. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que sous la Présidence du Maréchal, dans cette période de fondation, dans ce pénible enfantement de la République, l'intérêt de l'histoire intérieure prime celui de l'histoire extérieure. Le cruel traité de Francfort a fixé pour plusieurs années notre situation, en face de l'Europe, dans nos frontières réduites et borné notre influence au dehors. Les Constitutions provisoires de 1871 et de 1873 n'ont pas fixé notre situation politique ni a déterminé l'être que serait la France. Même à la suite du 25 Février 1873, il faut que la République conquière le Sénat après la Chambre, et la Présidence après le Sénat. C'est seulement au lendemain de la retraite du Maréchal que la Démocratie victorieuse est vraiment responsable des destinées de la France. La résistance des anciens partis, appuyés sur le cléricalisme, à ces progrès de la Démocratie résume toute l'histoire de la seconde Présidence. Elle a été un temps d'arrêt, entre la République conservatrice de M. Thiers et la République républicaine de M. Grévy.

La coalition monarchique et cléricale a retardé de près de six ans le triomphe des institutions que l'on peut nommer, comme les libertés, si bien définies par M. Thiers, les institutions nécessaires de la France moderne. Elle l'a retardé, en faisant vivre au jour le jour, sans dignité et sans grandeur, et durer au-delà des limites raisonnables, sous la protection de l'épée d'un glorieux soldat, d'abord une Assemblée épuisée, ensuite un Gouvernement équivoque, soutenu par un parti que Gambetta et M. Dufaure ont appelé, avec tant de justesse, « le parti sans nom ». Une sorte de Dictature occulte, exercée sous le contrôle illusoire du Chef de l'Etat, par des fondés de pouvoir qui n'avaient ni sa franchise ni son prestige militaire, exercée d'abord contre la majorité de l'Assemblée qui voulait la Monarchie, ensuite contre la même majorité qui se résignait au Septennat personnel, enfin contre la majorité de la Chambre qui voulait la République, et toujours contre la majorité de la nation qui voulait le repos et le libre développement de toutes ses facultés, dans la paix civile, telle fut la « Présidence du Maréchal ».

 

E. ZÉVORT.

Caen, le 1er Octobre 1896.