HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

CHAPITRE V. — LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

Du 31 Mars 1872 au 24 Mai 1873

 

 

Les réceptions de M. Thiers à l'Elysée. — Le Salon de 1872. — Les réceptions à l'Académie. — Le théâtre en 1872. — Les morts illustres de 1872. — Les travaux du laboratoire Pasteur. — L'élection du 27 Avril 1873. — La France républicaine en 1872-1873 les élections. — Les radicaux. — Léon Gambetta. — La Commission de permanence. — Le message de 1872. — La politique de bascule ; M. Dufaure. — La Commission des Trente. — La résolution du 13 Mars 1873. — Les chinoiseries. — La Commission des marchés. — La loi de recrutement. — Le projet Keller-Trochu. — Le conseil d'Etat électif. — Réorganisation du jury. — Le Conseil supérieur de l'instruction Publique. — La circulaire de Septembre 1872 et les réformes de M. J. Simon. — L'organisation municipale de Lyon. — Les lois de finances. — La convention du 29 Juin 1872. — La convention du 15 mars 1873. — Le duel entre M. Thiers et la majorité. — Manifestation des bonnets à poil. — Les séances de Juillet. — M. Thiers au Havre. — Les séances du 18 et du 29 Novembre. — L'élection de M. Buffet. — M. Jules Simon à la distribution des prix des Sociétés savantes. — Modifications ministérielles. — L'ordre du jour Ernoul. — L'élection du maréchal'. — L'œuvre de M. Thiers. — Son projet de Constitution.

 

Paris, privé par la loi de la présence du Président, des ministres et de l'Assemblée nationale voyait, à chaque vacance parlementaire, le Président à l'Élysée, le vice-président du Conseil place Vendôme et les ministres dans les ministères. Les soirées des ministres étaient peu suivies. Celles de l'Elysée, bien que commençant tard et se terminant tôt, parce que le Chef de l'État était obligé de retourner à Versailles par le dernier train, réunissaient autour de M. Thiers, avec le corps diplomatique au grand complet, presque tous les généraux de l'armée de Paris, le monde de la banque, les grands industriels et la bourgeoisie riche qui n'avait pas encore divorcé avec la République conservatrice et les idées libérales. Curieux et instructif spectacle que celui du petit bourgeois, en face du duc d'Aumale, son voisin de la rue du faubourg Saint-Honoré, entouré des hommes les plus remarquables dans tous les genres, faisant presque toujours de la conversation un monologue, causant de tous sujets devant cet auditoire d'élite, où les représentants des puissances étrangères, moins toutefois le comte d'Arnim, n'étaient ni les moins attentifs ni les moins approbateurs.

Les membres de l'Institut n'oubliaient pas d'offrir leurs hommages à leur illustre confrère et, dans les circonstances importantes, les cinq classes envoyaient une députation officielle porter à M. Thiers des félicitations et des encouragements désintéressés. De toutes ces visites, aucune ne fut plus sensible au Président que celle que lui fit le bureau de l'Institut, le 7 Avril 1873, quelques jours après la signature de la convention qui assurait la libération anticipée du territoire. « Ce grand et illustre corps, répondit M. Thiers, très ému, à M. Hauréau, foyer incomparable de science et de lumière, est un juge souverain en toutes choses et l'on peut se flatter d'avoir avec soi la raison, quand on a son approbation unanime. » Quelques jours auparavant, un dimanche soir, vingt-quatre heures après la nouvelle du traité de libération, son salon était resté vide à Versailles, et, quand MM. de Marcère et Ricard s'étaient félicités d'être venus les premiers lui apporter leurs patriotiques congratulations, il leur avait dit tristement « les premiers et les seuls ». Pas un membre de la majorité ne franchit ce soir-là le seuil de la Préfecture et le lendemain, à l'Assemblée nationale, un membre de cette majorité, dont, heureusement pour lui, l'histoire. n'a pas recueilli le nom, s'écriait : « Trois quarts d'heure d'apothéose, c'est assez ! »

C'est dans l'intimité seulement que M. Thiers laissait échapper quelque parole amère en public comme à la tribune, il était très maître de lui et il faut regretter qu'il n'ait pas pu entrer plus souvent en communication intime avec les Parisiens. On s'aperçut, un an plus tard, lorsqu'il laissa son ministre des Affaires Etrangères accepter la candidature contre M. Barodet, qu'il connaissait insuffisamment leur état d'esprit.

Le plus apprécié de ses ministres, M. Jules Simon, avait des notions plus exactes sur le milieu électoral et sur tous les milieux parisiens. Il eut le mérite de mettre à la direction des Beaux-Arts, Charles Blanc, le frère de Louis Blanc, et de préparer, de concert avec ce guide si sûr, le Salon de 1872. Henri Regnault était mort à Buzenval, Joseph Cuvelier à la Malmaison, Charles Durand à Sedan ; Vincelet, Richard, Coinchon, Jules Klagmann avaient été tués à l'ennemi. Les survivants, habitués au long maniement du fusil, avaient dû sentir trembler entre leurs doigts le,pinceau ou l'ébauchoir. Les œuvres exposées furent pourtant nombreuses. Jules Breton, qui obtint la médaille d'honneur, Corot, Bouguereau, Schlesinger, Bonnat, Mlle Nelie Jacquemart, Carolus Duran envoyèrent des tableaux ou des portraits remarquables, surtout des portraits, et le ministre des Beaux-Arts put dire avec raison, le jour de la distribution des récompenses : « Non, l'âme de la France n'est pas atteinte. Nous travaillons et nous pensons, donc nous sommes vivants. »

Paris s'était porté en foule au Salon de 1872. Salons, réceptions à l'Académie française, théâtres allaient voir augmenter dans une proportion inouïe, visiteurs, auditeurs ou spectateurs. Ce n'était pas seulement une réception retentissante comme celle du duc d'Aumale, succédant à M. de Montalembert, qui attirait la foule en Avril 1873 ; celles de Viel-Castel, un mois plus tard, celle de Camille Rousset qui avait succédé, un an plus tôt, au malheureux Prévost-Paradol, étaient tout aussi courues. Les théâtres ne désemplissaient pas. Ce n'étaient pourtant pas, sauf une exception, des pièces nouvelles qui faisaient les salles combles. On jouait, le 1er Mai 1872, Faust à l'Opéra, le Supplice d’une Femme et l’Autre motif aux Français, Ruy-Blas à l'Odéon, la fille du Régiment à l'Opéra-Comique, Rabagas au Vaudeville, la Cagnotte au Palais-Royal, le Roi Carotte à la Gaité, l'Œil Crevé aux Folies-Dramatiques, la Timbale d’argent aux Bouffes. Les nouveautés ne manquaient pas, mais elfes restaient en portefeuille. Les jeunes auteurs pouvaient-ils se faire jouer, quand George Sand ne pouvait parvenir à faire représenter Mademoiselle de la Quintinie à l'Odéon, quand une pièce, après l'approbation des censeurs, était soumise au ministre des Beaux-Arts, qui la renvoyait au général de Ladmirault, gouverneur de Paris et commandant de l'état de siège ?

Nombreux aussi furent les spectacles funèbres, à la fin de l'année 1872 et au début de l'année 1873. Le maréchal Vaillant meurt au mois de Mai et le maréchal Forey au mois de Juin 1872. Le maréchal Vaillant tour à tour ministre de la Guerre et de la Maison de l'Empereur, membre de l'Académie des sciences, a laissé un nom honoré dans t'armée, dans le monde des artistes et dans celui des savants. Le maréchal Forey, qui avait gagné son bâton au Mexique, fut terrassé par la paralysie en 1869 et ne vit ni les malheurs de la patrie, ni la trahison de son indigne compagnon d'armes, le commandant en chef de l'armée du Rhin.

Une fin plus tragique fut celle du directeur de l'Observatoire de Paris, M. Delaunay, qui semblait destiné à devenir un des premiers mathématiciens de ce siècle. II périt en rade de Cherbourg, dans une excursion en barque, non loin de la digue, au commencement des vacances de 1872.

L'année suivante c'est le comte de Chasseloup-Laubat, le rapporteur de la loi militaire c'est M. de Saint-Marc Girardin, l'un des bonnets à poil, si populaire sous l'Empire et si compromis dans les intrigues du Centre Droit sous la République c'est enfin l'amiral Rigault de Genouilly, qui succombent successivement.

Ils avaient été précédés, le 9Janvier1873, par Napoléon III. Pendant ses deux années d'exil, comme pendant ses vingt années de Gouvernement, l'ex-Empereur n'avait pas vécu sa vie, il l'avait rêvée. L'un des rares amis qui lui soient restés fidèles dans le malheur, M. Octave Feuillet, le vit en 1872 du récit très bienveillant de l'aimable écrivain ressort la conclusion que Napoléon fut aussi inapte qu'on ait jamais pu l'être à l'art ou au métier de gouverner les hommes. Avec son étrange douceur et son calme inaltérable, il assiste à la défaite, a l'invasion, au démembrement, a. la Commune, comme à de nouveaux et inévitables épisodes de son aventureuse existence. « Mon entretien avec lui, dit Octave Feuillet, me laisse pro' fondement convaincu qu'il ne prépare absolument rien, qu'il attend les évènements. » Il n'a conservé ni colère, ni rancune on ne s'emporte pas contre la Fatalité et on n'en veut pas aux hommes qui ne sont que ses instruments. Sur le comte de Chambord, sur la famille d'Orléans, sur M. Thiers, sur le maréchal de Mac-Mahon, ses réflexions sont vagues et comme impersonnelles elles portent la marque d'une perpétuelle imprécision. Il mourut sans formuler un regret, ni un espoir, sans rendre responsable aucun de ses conseillers, sans se considérer lui-même comme responsable à aucun degré la Destinée seule était coupable.

Il serait excessif de dire que cet événement laissa Paris indifférent ; on peut affirmer qu'il l'occupa moins longtemps que tel mince incident de la chronique journalière. Les impérialistes crièrent : « l'Empereur est mort, Vive l'Empereur ! » Ce cri resta sans écho. Trois mois plus tard, ils se comptèrent sur le nom du colonel Stoffel ils étaient 27.000 à Paris.

Si nous rappelons la part prise par la Capitale, le 28 et le 29 Juillet 1872, l'emprunt de 3 milliards, le voyage fait en Amérique par la musique de la garde républicaine dans l'été de 1872, la nomination, comme Préfet de la Seine, de M. Calmon qui remplaça M. Léon Say, devenu ministre des Finances, le 7 Décembre 1872, nous aurons épuisé la liste des événements ayant eu quelque retentissement.

Au mois de Juillet de la même année s'accomplissaient silencieusement, rue d'Ulm, dans un laboratoire dépendant de l'Ecole des Hautes Etudes, des travaux qui devaient avoir une portée incalculable. Ces travaux, le directeur du laboratoire les résumait ainsi : « M. Pasteur et MM. Raulin, Gayon, Maillot continuent les travaux commencés depuis longtemps par M. Pasteur, sur les questions relatives aux fermentations, à la génération et au rôle des êtres microscopiques, et à diverses applications industrielles qui en dépendent, concernant les maladies des vins, la fabrication du vinaigre ; les maladies du ver à soie. La fabrication de la bière y est, en ce moment, l'objet d'une étude approfondie. Ce laboratoire a la bonne fortune d'avoir attiré notre grand chimiste, M. Dumas, qui, depuis quelques mois, y poursuit des recherches nouvelles sur divers points de chimie physiologique d'un grand intérêt. »

Telle était, dans le laboratoire de chimie physiologique de l'Ecole normale et dans bien d'autres, l'intensité de la vie scientifique. En revanche, politiquement parlant, Paris était comme assoupi, depuis l'élection de M. Vautrain, en Janvier 1872. Il n'accordait qu'un sourire indifférent à l'étonnante conception de l'un de ses élus du 8 Février 1871, M. Jean Brunet. Ce législateur avait proposé de diviser la Seine, la Seine-et-Oise, l'arrondissement de Meaux et deux cantons de l'arrondissement de Melun en quatre départements qui se seraient appelés : Paris central, chef-lieu la Concorde ; Paris occidental, chef-lieu Versailles ; Paris oriental, chef-lieu Saint-Denis et Paris méridional, chef-lieu Vincennes. Le rapporteur de la Commission d'initiative avait conclu gravement à ce que cette proposition ne fût pas prise en considération.

Il faut connaître ces détails, il faut se rappeler dans quelles conditions s'étaient faites les élections du 2 Juillet 1871 et celle de M. Vautrain, il faut mentionner aussi l'effet produit, à Paris même, par la suppression de la mairie centrale de Lyon, les inquiétudes causées aux républicains les moins avancés par les imprudentes attaques de MM. de Goulard et Dufaure, par la politique de bascule de M. Thiers, toujours prêt à sacrifier un ami sûr a un ennemi flottant, pour comprendre et pour juger l'élection parisienne du 27 Avril 1873.

Le 22 Mars les maires de Paris étaient venus à Versailles, complimenter M. Thiers sur l'évacuation désormais assurée du territoire. M. Thiers avait modestement reporté tout le mérite des négociations qui avaient si heureusement abouti sur son éminent collaborateur, M. de Rémusat, et les maires avaient offert la candidature à M. de Rémusat. Le ministre des Affaires Etrangères, s'il n'avait consulté que son inspiration personnelle aurait refusé. M. Jules Simon, ancien député de Paris, conseillait ce refus. M. Thiers, confiant dans le résultat et croyant trouver dans l'élection de M. de Rémusat un solide point d'appui contre la conspiration monarchique, fit appel au dévouement de son vieil ami et M. de Rémusat accepta, résigne, l'offre des maires. Jusqu'aux premiers jours d'Avril, aucune candidature adverse ne fut posée. C'est un journaliste déjà suspect, M. Portalis, qui le premier prononça dans son journal, la Vérité, le nom de M. Désiré Barodet. Les républicains les plus illustres MM. Grévy, Carnot, Littré, Langlois, Cernuschi, tout le Centre Gauche, toute la Gauche républicaine de l'Assemblée nationale se prononcèrent pour le candidat de M. Thiers. MM. Peyrat, Quinet, Louis Blanc, Gambetta, la Gauche radicale et l'Extrême-Gauche de l'Assemblée se prononcèrent pour le candidat de M. Portails ; les politiques pour le premier, les passionnés pour le second le second fut élu. Il obtint 180.000 voix, contre 135.000 données à M. de Rémusat et 27.000 au candidat impérialiste. Cette fois comme tant d'autres, le suffrage universel s'était laissé séduire par une idée simple. Il voulait affermir la République, il avait choisi le plus républicain des deux candidats, qui était manifestement M. Barodet. Cette élection a été le prétexte choisi par la Droite et non pas la cause de la chute de M. Thiers, un mois plus tard. D'autres élections, antérieures au 24 Mai, celles de MM. Ranc et Lockroy, par exemple, étaient autrement inquiétantes pour les conservateurs sincères que celle de M. Barodet ; elles ont été moins exploitées par les conservateurs habiles parce qu'elles ont moins frappé l'opinion ; elles l'eussent été bien plus, si M. de Rémusat avait réussi, et l'ordre du jour Ernoul n'en eût pas moins été adopté.

 

Avant de rentrer à Versailles, où nous assisterons aux émouvantes péripéties du duel entre le Président de la République et la majorité de l'Assemblée nationale, parcourons rapidement la France, où les partis avaient beau jeu et s'en donnaient à cœur joie, en attendant la constitution d'un Gouvernement définitif. De plus en plus attaché à la République, le pays voudrait fêter ses anniversaires le 14 Juillet, le 4 Septembre, le 22 Septembre ; mais, toute commémoration de ces journées étant interdite, il ne peut manifester ses sentiments que les jours d'élection, le 9 Juin et le 20 Octobre 1872, le 27 Avril et le 11 Mai 1873. II y eut, à ces dates, quatre grandes manifestations du corps électoral, dans 24 départements ; les républicains furent élus dans 19 et presque partout avec des majorités écrasantes. Dans le Nord, l'élection de M. Derégnaucourt, qui avait obtenu une première fois 80.000 voix, avait été invalidée par t'Assemblée les électeurs répondirent à ce déni de justice en donnant, le 9 Juin, 40.000 voix de plus à M. Derégnaucourt. Dans les départements inféodes à la réaction et au cléricalisme, comme le Morbihan, les monarchistes parvenaient encore à se faire élire, en donnant une teinte grise à leur drapeau, mais n'obtenaient que quelques voix de plus que les républicains. La Corse, la Charente-Inférieure nommaient encore des partisans du régime déchu, mais, dans ce dernier département, il fallait l'active intervention des magistrats, maintenus ou nommés par M. Dufaure, pour assurer le succès d'un candidat bonapartiste. L'Assemble nationale, affolée en présence de ces résultats, modifiait ; le 8 Février 1873, -la loi électorale de 1849, en exigeant pour l'élection au premier tour la majorité absolue et le quart des électeurs inscrits. M. Dufaure, dans son discours du 1er Mars, sur le projet des Trente, annonçait l'intention de rendre le suffrage universel plus sincère et plus moral. Rien n'y faisait ; les élections d'Avril et de Mai étaient toutes acquises au premier tour et le suffrage universel se montrait « plus sincère et plus moral » en donnant aux partisans honteux de la monarchie des minorités de plus en plus dérisoires.

Les résistances opposées par les monarchistes à l'établissement d'un régime un peu stable, poussaient en effet le pays du côté des hommes qui représentaient les nuances les plus avancées de l'opinion républicaine. M. Thiers restait populaire, mais seulement dans la mesure où il résistait à la majorité ; les sympathies de la nation allaient toutes aux républicains que M. Thiers et ses ministres appelaient, avec la majorité de l'Assemblée, des radicaux, qui s'intitulaient simplement membres de l'Union républicaine, qui s'appuyaient sur le pays contre des députés qui avaient cessé de le représenter, et qui n'attendaient que d'une dissolution l'affermissement de la République et le triomphe des idées démocratiques.

A la tête de cette phalange, jeune, ardente et qui sentait toute la nation derrière elle, se trouvait le « Dictateur », l'organisateur de la Défense nationale en Province, Léon Gambetta. Réfugié à Saint-Sébastien pendant la Commune, il était rentré en France pour tracer à Bordeaux, le 26 Juin 1871, non seulement le programme des prochaines élections du 2 Juillet 1871, mais aussi celui de la République définitive, prudente et assagie. Elu par Paris et par trois départements, il était rentré à l'Assemblée, il avait prononcé son premier discours dans la discussion de la loi Rivet et, au contact de la Droite, avait cru d'abord qu'il n'y avait rien à attendre d'une majorité dont les membres, divisés entre eux, n'étaient unis que contre le Chef du pouvoir exécutif et contre la démocratie. Il s'était retourné à la fois du côté du -gros des forces républicaines en dehors de l'Assemblée et du côté de la grande masse électorale. Les forces républicaines, il les avait disciplinées, en fondant le journal de la démocratie doctrinaire, La République française, avec l'assentiment de M. Thiers. L'opinion, il l'avait saisie et frappée, en lui montrant la dissolution de l'Assemblée comme le remède à tous les maux. Pendant les vacances parlementaires d'Avril 1872, il se met en contact avec le suffrage universel il prononce à Angers, au Havre, des discours retentissants. Au Havre, pour répondre à la pétition des évêques, aux pèlerinages de Rome, de Sainte-Anne-d'Auray, de Paray-le-Monial, de la Délivrande, de la Salette et de Lourdes, il formule les protestations de la société laïque, qu'il résumera, le 4 Mai 1877, dans le mot célèbre : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! et, en effet, c'était l'ennemi, non pas dans le pays, mais dans l'Assemblée, où il était le lien des monarchistes coalisés. Cette tournée oratoire eut son écho dans l'Assemblée nationale un jeune député bonapartiste, M. Raoul Duval, qui devait bientôt trouver son chemin de Damas, interpella le Gouvernement sur la présence des maires d'Angers et du Havre dans les réunions où Gambetta avait pris la parole. Le ministre de l'Intérieur, en abandonnant le tribun et en blâmant les maires, obtint difficilement le vote de l'ordre du jour pur et simple. Ce ministre, qui était M. Victor Lefranc, et M. Thiers lui-même, purent comprendre ce jour-là quelle faute ils avaient commise, en exigeant la nomination des maires par le Gouvernement. Si les maires avaient été élus, la Droite elle-même n'eût pas songé à rendre le Gouvernement responsable de leurs faits et gestes.

Le 9 Mai, en réponse à l'adresse des délégués de l'Alsace, le 24 Juin, au banquet commémoratif de la naissance du général Hoche, Gambetta prend encore la parole. Son ardent patriotisme s'exhale dans le premier de ses discours ; son sens politique et sa prudence s'affirment dans le second, où il commente avec une haute éloquence les deux devises de Hoche : Res non verba et Ago quod ago. A Grenoble enfin, le 26 Septembre 1872, il prononce le célèbre discours qui devait avoir de si graves conséquences politiques. A le relire aujourd'hui, on a peine à comprendre quelle irritation il causa à M. Thiers et à tous ses ministres, quelle indignation il provoqua sur les trois quarts des bancs de l'Assemblée. M. Gambetta y déclarait que la cause de la France et celle de la République étaient désormais unies et confondues, ce que démontraient toutes les élections. Il disait, ce qui était l'évidence même, qu'une démocratie appuyée sur le suffrage universel ne ressemblait en rien au régime censitaire de 1815 à 1848, à « une monarchie à compartiments, à une monarchie à poids et contrepoids, dont les uns font équilibre aux autres, avec un horloger plus ou moins éloquent qui se flattait de faire tout marcher. » Il affirmait cette vérité de sens commun, constatée par tout le monde : « Le pays, après avoir essayé bien des formes de Gouvernement, veut enfin s'adresser à une autre couche sociale, pour expérimenter la forme républicaine. » Il recommandait la sagesse avant tout, il disait que l'emploi de la force serait un crime, sous un régime se réclamant du suffrage universel, qu'il n'attendait rien que du temps, de la persuasion, de la force des choses, de l'impuissance, de la stérilité et de la couardise des partis monarchiques. Mais il concluait en ces termes : « La dissolution est là, comme le fossoyeur, prête à jeter une dernière pelletée de terre sur le cadavre de l'Assemblée de Versailles. » Ce fut là son vrai crime, aux yeux de l'Assemblée de Versailles, comme son crime, aux yeux de M. Thiers, fut de déclarer que l'organisation d'une République constitutionnelle ou conservatrice était une ignoble comédie A part les exagérations de langage, qui n'attestent qu'un goût insuffisant et une éducation négligée, Gambetta avait exprimé avec un relief saisissant l'opinion de la grande majorité du pays sur l'Assemblée de Versailles. Il s'était trompé dans ses pronostics de dissolution ; il avait vu juste en déclarant, à. ce moment, que l'organisation de la République par l'Assemblée de 1872 ne lui disait rien qui vaille, et M. Thiers allait être la première victime de la « comédie » qui aurait pu tourner au tragique.

Avant la réunion de l'Assemblée, le Président de la République et le ministre de l'Intérieur se rendaient à la Commission de permanence et formulaient, en réponse à une vive interpellation du duc de Broglie, un blâme sévère contre les paroles prononcées à Grenoble par M. Gambetta le Gouvernement les désavouait avec la dernière énergie. Le ministre de la Guerre changeait de régiment et punissait de soixante jours d'arrêts de rigueur cinq officiers qui avaient assisté à la réunion privée de Grenoble.

L'interpellation du général Changarnier, le 18 Novembre, et la chute de Victor Lefranc, à la suite de l'interpellation de M. Prax-Paris, furent des conséquences directes du discours de Grenoble et de la campagne dissolutionniste entreprise par Gambetta. Le rapprochement qui s'opéra entre le Centre Droit et le Centre Gauche, le discours que Dufaure prononça le 15 Décembre contre la dissolution et contre la République en furent les conséquences indirectes, beaucoup plus graves que celles-là, qui rapprochèrent pour un temps le Président de la majorité monarchique et qui l'éloignèrent d'autant des groupes républicains avancés et du pays.

Il ne comprenait rien, le pays, à la savante stratégie du Président, à ses ménagements pour des adversaires acharnés, aux concessions de personnes qu'il faisait à une Droite irréconciliable. Seuls les actes importants ou les grandes manifestations oratoires le frappaient or, ces actes étaient contradictoires et ces manifestations étaient dissemblables, suivant qu'elles émanaient de l'auteur du Message du 13 Novembre ou de l'auteur du discours du 15 Décembre, de M. Thiers ou de M. Dufaure.

« La République existe, disait le Message, elle est le Gouvernement légal du pays vouloir autre chose serait une nouvelle Révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer, mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une Commission nommée par vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République Conservatrice. Emparons-nous de ce titre et tâchons surtout qu'il soit mérité. Tout Gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sous un Gouvernement qui ne le serait pas. La République sera conservatrice ou elle ne sera pas. Quant à moi, je ne comprends, je n'admets la République qu'en la prenant comme elle doit être, comme le Gouvernement de la nation qui, ayant voulu longtemps et de bonne foi laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n'y ayant pas réussi, par des fautes impossibles à juger aujourd'hui, prend enfin le parti de se régir elle-même, elle seule, par ses élus librement, sagement désignés, sans acception de partis, de classe, d'origine, ne les cherchant ni en haut ni en bas, ni à droite ni à gauche, mais dans cette lumière de l'esprit public, ou les caractères, les qualités, les défauts se dessinent en traits impossibles à méconnaître et les choisissant avec cette liberté dont on ne jouit qu'au sein de l'ordre, du calme, et de la sécurité.

« ... Je le déclare par ce que j'ai, par devoir, les yeux sans cesse fixés sur l'Europe, la France n'est pas isolée et il dépend d'elle d'être, au contraire, entourée d'amis confiants et utiles. Qu'elle soit paisible sous la République et elle n'éloignera personne. Qu'elle soit agitée sous une Monarchie chancelante et elle verra le vide se faire autour d'elle, sous une forme de Gouvernement aussi bien que sans l'autre. Nous touchons, Messieurs, à un moment décisif. La forme de cette République n'a été qu'une forme de circonstance, donnée par les événements, reposant sur votre sagesse et sur votre union avec le pouvoir que vous aviez temporairement choisi, mais tous les esprits vous attendent, tous se demandent quel jour, quelle forme vous choisirez pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne ne peut se passer. C'est à vous de choisir l'un et l'autre. Le pays, en vous donnant ses pouvoirs, vous a donné la mission évidente de le sauver, en lui procurant la paix d'abord, après la paix, l'ordre, avec l'ordre le rétablissement de sa puissance et enfin un Gouvernement régulier. »

Le langage du garde des Sceaux était bien différent. Le 15 Décembre, dans la séance du soir, il s'exprimait ainsi, aux applaudissements de la Droite, du Centre Droit et aussi du Centre Gauche qui ordonnaient l'affichage de son discours :

« Je me permets de leur reprocher (aux républicains) de trop identifier avec eux, dans leurs discours, le pays d'un côté, la République de l'autre. Pour le pays, vous en êtes convaincus ; pour la République je me permettrai de leur dire un seul mot. Savez-vous ce qui nous crée une difficulté pour le Gouvernement même provisoire que nous exerçons sous le nom de République Française ? Le voici. Ce n'est pas la forme du Gouvernement, c'est le nom de République. Dans notre longue histoire, il a toujours paru accompagné d'agitations permanentes, de prétentions toujours nouvelles, d'ambitions sans cesse croissantes, comme si toute République était un état turbulent aspirant à passer des grandes et belles institutions de 1789, à celles de 1792 et de celles de 1792 à celles de 1793, pour ensuite se perdre dans le sang. (Applaudissements répétés à Droite et au Centre.)

« Voilà, Messieurs, le malheur attaché à ce nom.

« La nation entière a besoin de repos dissolution est synonyme d'agitation. Nous voterons l'ordre du jour. »

Même désaccord entre le Président de la République et le Vice-Président du Conseil, au sujet de la dissolution. M. Thiers aurait voulu qu'elle coïncidât avec l'évacuation du territoire, qu'elle eut lieu à la fin de l'année 1873, au plus tard au commencement de 1874. M. Dufaure pensait tout autrement. « Je vous demande, disait-il, si ce sera le moment, alors que des explosions encore imprévues suivront dans notre pays la sortie de l'étranger de notre territoire, lorsque personne ne peut répondre que, pendant quelques mois après sa sortie, il n'y ait pas dans le pays un frémissement national qui rendra plus difficile le maintien de l'ordre. »

Ces craintes, sincères peut-être mais chimériques, arrachaient à Alphonse Gent cette réplique trop justifiée Alors, gardez les Prussiens comme gendarmes, à laquelle le Garde des Sceaux, malgré la vivacité de ses ripostes, ne pouvait rien répondre. Et il n'y avait, en effet, rien à répondre.

Ce désaccord non apparent, mais très réel, se produisit constamment, durant les longues discussions de la Commission des Trente qui aboutirent, le 13 mars 1873, au vote par l'Assemblée Nationale, d'un nouvel acte constituant, le troisième depuis sa naissance. M. Dufaure n'obtint ce vote, à une énorme majorité, qu'en revenant délibérément en arrière, en se plaçant sur le terrain du Programme de Bordeaux, pendant que la minorité de la Commission des Trente et 200 républicains de l'Assemblée restaient fidèles au Programme et à la politique du Message.

En quoi ce nouvel acte constitutionnel différait-il de celui du 31 Août 1872, quel progrès faisait-il faire à la stabilité gouvernementale, quelles bases solides donnait-il au régime établi ?

L'Assemblée devait réglementer à la fois les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle. La résolution qu'elle vota le 13 Mars 18i3, après trois mois d'interminables discussions dans la Commission des Trente, sur le rapport du duc de Broglie, ne réglementa pas ces conditions, ni ne fixa ces attributions. Le préambule affirmait une fois de plus le pouvoir constituant de l'Assemblée. La majorité ne voulait pas user de ce pouvoir, ou elle voulait en user le moins possible, mais elle avait l'innocente manie de l'affirmer à tout propos. Les trois articles suivants, modèle de chinoiserie, établissaient une procédure compliquée qui n'avait d'autre but que d'écarter M. Thiers de la tribune et de le reléguer dans le Palais de la Pénitence, mais ils ne changeaient rien aux conditions de la responsabilité ministérielle.

Jamais M. Thiers ne fut plus spirituel, plus ironique, plus incisif que dans les critiques qu'il formula, en pleine Commission des Trente, contre l'article 1er du projet, celui qui le concernait personnellement. « Songez, disait-il aux commissaires, le 8 Février 1873, songez aux difficultés de cette procédure. Le Président de la République exprime par un Message la volonté d'être entendu. Après la réception du Message, la séance est levée. Voilà une séance perdue. Après son discours il se retire. Quelqu'un présente à la tribune des chiffres inexacts. Le Président de la République envoie un nouveau Message pour être entendu. Encore une séance perdue. Il fait un discours et se retire. Lorsque la discussion est reprise, de nouvelles allégations surviennent auxquelles il faut répondre. Tout cela est bien compliqué. Nous ressemblons, permettez-moi de le dire, aux Chinois qui, dans certaines circonstances solennelles, font un salut de politesse. On les accompagne et on salue. Ils reviennent de nouveau refaire la même politesse. Tout cela, en vérité, n'est pas sérieux. Il faudrait dans les discussions financières, employer quatre ou cinq jours pour éclaircir les faits dont la rectification eût été l'affaire d'un instant. Je vous le dis du fond de mon cœur, je veux ardemment un accord. Dans les dispositions de votre projet j'en trouve qui m'humilient. Je ferai le sacrifice de mon amour-propre. J'accepte cette humiliation dans mon âme. Je n'ai qu'une préoccupation le repos et le bonheur de mon pays, mais je ne puis pas laisser traiter par l'Assemblée les grandes affaires sans être entendu, lorsque je crois que ma parole est utile. Je ne puis pas me laisser ainsi lier pieds et poings et me placer dans la position ridicule d'un combattant qui aurait le sabre cloué derrière. Si vous voulez me condamner à rester silencieux dans la Préfecture de Versailles, pendant que se décideront les destinées suprêmes du pays, si vous me contestez le droit de me faire ; entendre, si vous voulez me clore la bouche et faire de moi un mannequin politique, non, non, jamais je n'y consentirai, car, en y consentant, je croirais me déshonorer.

« Oh si j'étais de ces nobles races, qui ont tant fait pour le pays, je pourrais m'incliner et accepter le rôle de roi constitutionnel. Mais moi, un petit bourgeois, qui, à force d'étude et de travail, suis arrivé à être ce que je suis, je ne saurais, je le répète, accepter la situation que vous me proposez sans humiliation, sans une véritable honte. Non, non, je reviendrai devant l'Assemblée, elle m'écoutera, elle me croira, elle me donnera raison et le pays aussi. Je veux pouvoir faire mon devoir et je ne me laisserai pas lier les mains. »

Le dernier article de la résolution des Trente était ainsi conçu : « L'Assemblée ne se séparera pas sans avoir statué : 1° sur l'organisation des pouvoirs législatif et exécutif ; 2° sur la création et l'organisation d'une seconde Chambre, 3° sur la loi électorale. » Ce texte, que l'on avait voulu vague et imprécis, avait été substitué au texte gouvernemental qui disait : « Il sera statué dans bref délai par des lois spéciales 1° sur la composition, le mode d'éjection et les attributions de l'Assemblée nationale qui remplacera l'Assemblée actuelle ; 2° sur la composition, le mode d'élection et les attributions d'une seconde Chambre 3° sur l'organisation du pouvoir exécutif pour le temps qui s'écoulera entre la dissolution de l'Assemblée actuelle et la constitution des deux nouvelles Assemblées qui lui succéderont. Les Trente ne pouvaient entendre le glas funèbre que MM. Thiers et Dufaure faisaient retentir à leurs oreilles. Le texte gouvernemental fut repoussé, le texte vague fut accepté par 19 voix contre 7 et, le 13 Mars, l'Assemblée, par 407 voix contre 225, approuva le préambule, les chinoiseries et la promesse peu compromettante d'une future Constitution.

Après comme avant le vote de la résolution du 13 Mars, la forme gouvernementale de la France reste incertaine, non définie, et l'exercice du pouvoir est plus difficile que jamais, entre une Assemblée souveraine et un Président auquel manque le droit de dissolution. La Constitution du 31 Août, s'il est permis de lui donner ce nom, avait bien déclaré que les pouvoirs du Président dureraient autant que ceux de l'Assemblée concession illusoire, avec un Président comme M. Thiers, qui était aussi incapable de gouverner contre la majorité du pays que contre la majorité de l'Assemblée. Le seul résultat de la loi du 13 Mars fut de l'écarter de la tribune, ou du moins de lui en rendre l'accès plus difficile. La Commission des Trente et l'Assemblée, après trois mois de travail, d'intrigues et de discussions aboutissaient à une négation et à un procédé discourtois envers un grand citoyen. Il est vrai qu'il était difficile de rendre un plus éclatant et plus involontaire hommage à l'orateur qui a le plus honoré la tribune française.

Elle était pourtant sensible à l'éloquence cette Assemblée, elle était foncièrement honnête et il faut rappeler l'accueil qu'elle fit à la péroraison du discours du duc d'Audiffret-Pasquier, sur les conclusions de ta Commission des marchés :

« Quand nous voyons dénier devant nous ce triste cortège de négociants sans probité, sans cœur, qui n'ont vu dans les malheurs du pays qu'une occasion de s'enrichir, nous nous demandons : qui est-ce qui a fait l'éducation de ces gens-là ?

« Quand nous voyons des paysans ignorer que l'on ne va pas de préférence porter sa denrée à l'envahisseur, nous nous demandons qui est-ce qui a fait l'éducation de ces gens-là, qu'ont-ils donc au cœur ?

« Et quand, à côté de cela, nous voyons le spectacle que nous donne notre armée reconstituée aujourd'hui, quand nous la voyons silencieuse et laborieuse, en dehors de toutes les passions politiques, quand nous nous souvenons que c'est elle qui nous a sauvés en 1848, que c'est elle qui nous a sauvés en 1871, que c'est elle qui est prête encore à nous sauver de nos discordes et de nos folies, s'il le fallait, nous nous demandons si ce n'est pas là l'école où il faut envoyer ceux qui paraissent l'avoir oublié, apprendre comment on sert et comment on aime son pays.

« Que tous nos enfants y aillent donc et que le service obligatoire soit la grande école des générations futures.

« Pour nous, Messieurs, nous n'avons pas la prétention de résoudre ces problèmes, notre ambition est plus modeste. Votre Commission des marchés n'a voulu qu'une chose apporter sa pierre à cet édifice que nous cherchons tous à construire la réorganisation morale et matérielle de notre pays. »

Le Journal officiel porte à la suite de ce discours, les mentions suivantes, les plus hyperboliques certainement qu'il ait jamais insérées Acclamations enthousiastes et applaudissements redoublés dans toutes les parties de la salle. L'orateur, en descendant de la tribune, est félicité par tous ses collègues qui quittent leurs places pour lui venir serrer les mains, et son retour à son banc est une sorte d'ovation qui se termine, lorsqu'il y arrive et qu'il se rassied, par de nouvelles salves d'applaudissements. »

Cet accès d'enthousiasme est en même temps le dernier accès d'anti-bonapartisme qu'ait eu l'Assemblée. Le 4 Mai1872, on était loin du jour ou la déchéance avait été prononcée à la quasi-unanimité. C'est contre le 4 Septembre, contre les hommes de la Défense nationale que vont désormais se déchaîner toutes les colères et ce sont des bonapartistes, M. Raoul Duval, M. Prax-Paris qui vont conduire les Droites à l'assaut des ministres républicains que M. Thiers a conservés dans son Cabinet. Il n'est pas jusque M. Rouher qui ne soit plus écouté que MM. Gambetta et Challemel-Lacour.

 

Cette Assemblée si violente, si passionnée fut aussi une Assemblée laborieuse entre toutes. Son œuvre politique fut misérable son œuvre législative reste considérable et, bien que certaines lois portent encore l'empreinte de ses haines politiques ou sociales, toutes furent sérieusement élaborées et discutées avec une incontestable compétence. Nous les énumérerons dans leur ordre chronologique, en insistant seulement sur les plus importantes.

Au lendemain de nos désastres avait été élue une Commission chargée d'étudier la grave question du recrutement et de l'organisation de l'armée. Après quatorze mois de travail la Commission adopta le rapport rédigé par le comte de Chasseloup-Laubat et le projet de loi sur le recrutement fut déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale Iel2Mars1872. Plus de deux mois furent consacrés à la discussion et la loi fut promulguée le 27 Juillet. li. de Chasseloup-Laubat proposait la suppression du remplacement, le service pour tous les Français, sauf les cas d'exemption et d'incapacité, de vingt à quarante ans, dont cinq ans dans l'armée active, quatre ans dans la réserve de l'active, cinq ans dans la territoriale, quatre ans dans la réserve de la territoriale. D'après ces données, en évaluant le contingent annuel à 150.000 hommes, on aurait eu, au bout de cinq ans, sur le pied de paix 750.000 hommes. C'était pour le pays et surtout pour le budget un fardeau trop lourd. Aussi la Commission n'exigeait-elle de chaque contingent qu'une année de service actif elle renvoyait une partie des hommes au bout de l'année, de façon à n'avoir sous les drapeaux que 450.000 hommes. D'après l'article 41 du projet, le ministre devait ; chaque année, arrêter le chiffre des hommes conservés sous les drapeaux, en les prenant par ordre de numéros, en tête de la liste de recrutement de chaque canton.

L'un des membres de la Droite avait opposé au projet de la Commission un contre-projet ainsi conçu : « Tout Français qui n'est pas déclaré impropre au service militaire fait partie de l'armée active pendant trois ans, de la réserve pendant sept ans et de la territoriale pendant dix ans. » M. Keller justifiait ce contre-projet en déclarant qu'une seule année ne permet pas de faire un soldat, mais que trois y suffisent et que cinq années constituent une durée trop longue. En outre ce système plus équitable maintenait l'effectif normal au chiffre de 450 ou 460.000 hommes. Le général Trochu, qui n'était resté membre de l'Assemblée que pour participer à la discussion de cette loi et qui y intervint trois fois, avec sa compétence et son éloquence habituelles, appuya énergiquement le contre-projet Keller. « La première année, disait-il, le soldat se défend contre les difficultés du noviciat, la seconde il s'équilibre et commence à apprendre avec goût, la troisième il travaille avec assiduité et complète son instruction, la quatrième il s'ennuie, se dégoûte, et se déforme. » C'est pour former de bons sous-officiers qu'il faut plus de trois ans, non pour former de bons soldats.

Combattu par M. Thiers, par le général Ducrot, par le rapporteur, le système des trois ans, qui devait prévaloir dix-sept ans plus tard, fut rejeté, dans la séance du 8 Juin, par 455 voix contre 277. Le général Chareton vint alors proposer que tout Français non impropre au service fit partie de l'armée active pendant cinq ans, mais que la présence sous les drapeaux ne pût excéder quatre ans ni être moindre d'un an. Le général Guillemaut et M. Keller soutinrent l'amendement Chareton, mais le rapporteur, le ministre de la Guerre, le général Changarnier et M. Thiers le firent rejeter par 477 voix contre 56. Le projet Chareton ne valait pas le projet Keller-Trochu. C'est celui-ci qu'il faut regretter. Mais l'Assemblée, menacée d'une crise gouvernementale, sacrifia ses préférences aux préjuges du Président de la République, préjugés si tenaces que M. Thiers, quelques jours avant sa mort, songeait à parler contre une nouvelle réduction de la durée du service militaire, « dût-il succomber à la tribune ». La loi de 1872 ne lui survécut que quelques années. Cette fois encore Trochu avait vu juste elle est de lui cette grande parole : « Pour faire une armée, il faut refaire la nation », qui contient toute la moralité des discussions sur le recrutement et sur l'organisation militaires.

La loi du 27 Juillet -1872 substituait le service obligatoire au tirage au sort avec remplacement, et empruntait au système prussien l'institution du volontariat. Le volontariat et la durée du service actif ont été les deux points les plus critiqués de la nouvelle loi ; ces critiques, en se généralisant, devaient conduire à une assez prompte modification de la loi de 1872 qui n'en marque pas moins une date importante dans notre histoire sociale. C'était, en effet, une mesure éminemment sociale que de confondre tous les rangs de la société dans l'armée, d'y admettre des jeunes gens instruits pour les rendre à la vie civile munis d'une sérieuse éducation militaire et capables de fournir une bonne réserve, en cas de péril national ; de la fortifier, sans tarir le recrutement des carrières civiles et en même temps de ne faire peser sur la population qu'une charge assez également répartie pour être supportée, sur le budget qu'une dépense non disproportionnée à ses ressources. Les législateurs de 1872 ont compris l'importance de leur œuvre et s'ils ne l'ont pas portée à la perfection, la responsabilité n'en retombe pas exclusivement sur eux. Dans aucune question, les préventions de M. Thiers n'influèrent autant sur la liberté du vote.

Nous n'insisterons pas sur la loi qui rendait le Conseil d'Etat électif (24 Juillet 1872) sinon pour dire que le nouveau Conseil d'Etat, difficilement formé par l'Assemblée, à la suite de quatre scrutins, se composa de professionnels et par conséquent d'hommes de valeur Odilon Barrot fut son vice-président, MM. Groualle, Aucoc, Goussard furent ses chefs de section. En 18i5, la nomination des Conseillers d'Etat devait être restituée au pouvoir exécutif. En même temps que le Conseil d'Etat était rétabli, le jugement des conflits était rendu au Tribunal des conflits, institué par la loi du 4 Février 1850. La discussion de la loi sur le Conseil d'Etat avait révélé de grandes qualités, comme orateurs d'affaires, chez deux membres appartenant à deux écoles politiques et administratives différentes et qui tous deux ont attaché leur nom à des publications historiques et philosophiques de quelque valeur l'un était républicain, c'était Bertauld, le célèbre professeur et jurisconsulte caennais, l'émule de Demolombe, que M. Thiers appela à la direction du parquet de la Cour de cassation l'autre était monarchiste, c'était Baudot, très décentralisateur et très libéra !, qui avait demandé la suppression de la juridiction administrative des Conseils de préfecture et du Conseil d'Etat et le retour aux tribunaux ordinaires de toutes les affaires où l'Etat était intéressé. Cette réforme, très désirable, semble bien éloignée encore, comme toute mesure tendant à déposséder l'Etat de l'un de ses privilèges. La loi qui réorganisa le jury est du 21 Novembre -1872. Une liste préparatoire de la liste annuelle est d'abord formée par une Commission cantonale, composée du juge de paix et des maires de communes ou du juge de paix et de deux conseillers municipaux. La liste définitive est dressée par une Commission composée du président du tribunal civil, des juges de paix et des conseillers généraux qui peuvent d'office ajouter des noms à la liste préparatoire. La réunion des listes d'arrondissement forme la liste départementale annuelle.

Le 10 Décembre 1873 fut votée, sur la proposition de M. Wolowski, la création des cartes postales, déjà usitées dans d'autres pays et qui devaient prendre un si rapide développement dans le nôtre.

Une autre loi excellente et qui n'a pas eu, par malheur, le même succès que la précédente est celle du 23 Janvier 1873, tendant à réprimer l'ivresse publique son efficacité est douteuse et son application intermittente.

Beaucoup plus contestable aussi fut la loi du 19 Mars, rapportée par le duc de Broglie, qui réorganisait le Conseil supérieur de l'Instruction publique, en y faisant entrer quatre évêques élus par leurs collègues, des conseillers de cassation, des conseillers d'Etat, des membres de l'Institut et, comme par grâce, des représentants des Facultés de droit, des lettres, des sciences et de médecine. Loi éphémère, comme celte du 24 Juillet 1872, la loi du 19 Mars 1873 devait être abrogée en 1880.

C'est dans la discussion de 1873 que se produisit la lutte entre l'évêque Dupanloup, partisan exclusif des lettres classiques et de la routine et le ministre Jules Simon, auteur de la circulaire réformatrice du mois de septembre 1872, qui est devenue l'excellent livre sur la Réforme de l'enseignement secondaire.

Après la guerre étrangère et la guerre civile tout le monde fut d'accord sur la nécessité de reforger l'âme de la France, et cette œuvre de refonte, de restauration, de relèvement de l'âme nationale, nul n'était plus désigné pour l'entreprendre par l'éducation et par l'enseignement, que le ministre de l'Instruction Publique. M. Jules Simon possédait la pleine confiance de M. Thiers, qui n'intervint jamais dans les affaires intérieures de son département mais il ne possédait pas au même degré les faveurs de la Droite et du Centre Droit de l'Assemblée nationale et l'opposition formelle ou les tendances supposées de ces deux groupes de la majorité l'empêchèrent d'apporter aucune réforme sérieuse à l'enseignement supérieur et à l'enseignement primaire. Les Droites et Mgr Dupanloup, si écouté d'elles en ces matières ; ne songeaient qu'à faire participer le clergé à l'enseignement supérieur en fondant des universités catholiques, rivales des Facultés de l'Etat, comme il participait à l'enseignement secondaire depuis 1850. Dans l'enseignement primaire, elles étaient absolument hostiles à l'obligation dont M. Jules Simon était le champion décidé. Le ministre de l'Instruction Publique ne pouvait donc avoir quelque influence et faire quelque bien que s'il se renfermait dans le domaine purement pédagogique et s'il bornait ses ambitions à la réforme de l'enseignement intermédiaire, nous voulons dire de l'enseignement secondaire. Encore fallait-il qu'il procédât par voie d'arrêtés et de circulaires, le terrain législatif lui étant interdit par les partis pris de la majorité.

Avec sa souplesse et sa dextérité habituelles, M. Jules Simon sut faire de la circulaire du 27 Septembre 1872 le véritable Manifeste de la réforme de l'enseignement secondaire. On serait tenté de dire qu'il a été l'initiateur du grand mouvement d'idées qui s'est produit dans l'Université, si son camarade et ami, M. Victor Duruy, n'avait pas existé. En prenant séance à l'Académie, le 16 janvier 1896, M. Jules Lemaitre a dit de son prédécesseur : « Toutes les réformes de l'enseignement poursuivies par la troisième République, c'est M. Duruy 'qui les a commencées et de toutes ensemble c'est lui qui a tracé la méthode et pour longtemps défini l'esprit. Depuis les sports et lendits scolaires, jusqu'à la résurrection des universités provinciales, il a tout prévu, tout préparé. Et ce qu'il fit, on peut dire en un sens qu'il le fit seul, j'entends sans autre secours que celui de collaborateurs dont le zèle, communiqué et échauffé par lui, était son ouvrage encore. Il était isolé parmi les autres ministres, leur était presque suspect. L'Empereur le laissait faire, ne le désapprouvait pas mais ne l'aidait point et peut-être cela valait-il mieux. Les réformes du ministère Duruy furent véritablement l'œuvre personnelle de M. Victor Duruy. » Dans l'enseignement secondaire classique, le ministre novateur supprima la bifurcation en études scientifiques et littéraires « qui sépare, disait-il, ce qu'on doit unir, lorsqu'on veut arriver à la plus haute culture de l'intelligence » ; il introduisit dans les lycées l'histoire contemporaine et quelques notions économiques ; il restaura la classe de philosophie.

M. Jules Simon, qui devait se mouvoir sur un terrain plus étroit que M. Duruy, le creusa bien plus profondément. Dans la circulaire adressée, par une heureuse innovation, non plus aux recteurs mais aux proviseurs, il traita toutes les questions touchant l'éducation et l'instruction dans les lycées et collèges, avec une compétence et une hauteur de vues tout à fait remarquables. Nous ne nous attacherons, dans l'analyse de ce document, qu'à ce qui concerne l'instruction.

On enseignera essentiellement dans les lycées, disait l'arrêté du 10 décembre 1802, le latin et les mathématiques. A ces deux enseignements s'étaient ajoutés successivement ceux du grec, de la philosophie, de l'histoire, de la physique, de la chimie, de l'histoire naturelle et le programme d'études était devenu toute une encyclopédie. Par malheur, la journée en 1872, comme en 1802, n'avait que vingt-quatre heures les élèves étaient surchargés de travail, au détriment de leur santé et de leurs progrès, et, comme on ne pouvait songer ni à restreindre l'enseignement des sciences qui portait de bons fruits, ni à diminuer celui de l'histoire et de la géographie, ni à réduire celui des langues qui venait de recevoir, par une mesure spéciale, une nouvelle extension, il fallait de toute nécessité supprimer l'étude des langues anciennes ou la modifier. Personne ne songeant à les supprimer ou à en diminuer l'importance, ce qui eût été un véritable « crime », une dernière solution s'imposait celle d'un changement de méthode. Il fallait enseigner les langues anciennes aussi bien que par le passé, en moins de temps, par d'autres moyens. Telle était la question. M. Jules Simon la posait avec une netteté parfaite et la résolvait avec autant de prudence que de fermeté. Il voulait que le latin dans les classes élémentaires, le grec dans les classes de grammaire, fussent un peu moins envahissants ; que le rudiment fut un peu moins tyrannique, que les enfants ne fussent plus convaincus, dès le début, qu'ils étaient voués aux lettres anciennes pour toute la suite de leurs classes et que c'était là l'objet presque unique de leur passage au lycée.

On apprend le latin ou le grec pour les comprendre, l'anglais ou l'allemand pour les parler. Ce principe n'étant contesté par aucun pédagogue, toute la méthode en découle, tous les exercices doivent être dirigés en conséquence. Il faut apprendre des modèles non des règles. Les règles sont surtout matière d'explication et c'est un véritable abus de les faire apprendre par cœur.

On abuse du thème latin comme on abuse de la grammaire ce n'est pas par le thème, c'est par les textes que l'on apprendra efficacement la grammaire et la syntaxe. Le thème est surtout un exercice approprié à l'étude des langues vivantes, qu'il faut parler et écrire on peut contester qu'il soit aussi bien approprié à l'étude d'une langue morte, qu'il faut seulement comprendre.

Quant à l'exercice « ingénieux » des vers latins, il prend trop de temps aux bons élèves, il est stérile pour les autres. M. Duruy avait rendu levers latin facultatif ; M. Jules Simon supprima les compositions et les prix de vers latins.

L'un des avantages de la méthode recommandée par M. Jules Simon, c'est qu'elle fera gagner du temps et permettra peut-être, dit-il, non sans ironie, d'étudier le français. Ici encore il est hardiment novateur ; il bat en brèche, en même temps que le préjugé invétéré qui fait consister tout l'enseignement secondaire dans l'étude des langues anciennes, la crainte chimérique de l'emploi prématuré de la langue maternelle. Non, le français n'est pas une arme dangereuse qu'il y aurait imprudence à confier, avant la rhétorique, à de jeunes esprits. C'est au contraire en les habituant à penser en latin qu'on leur donne une pensée vague, flottante, sans aucune originalité, et là est le vrai danger, car « lorsque les ignorants raisonnent mal, ce qu'il y a de plus inquiétant c'est que les hommes qui passent pour plus instruits qu'eux, ne sachent pas leur répondre et les éclairer les uns sont armés de paradoxes, les autres désarmés de bonnes raisons ».

La direction générale que M. Jules Simon prétend donner à l'enseignement classique est, en somme, celle-ci il faut rendre l'étude des langues anciennes plus facile, plus efficace et, d'un seul mot, moins encombrante. Le moyen d'action, c'est à la fois la transformation de méthodes vieillies et l'abandon d'exercices dont l'inutilité est universellement reconnue. Le temps gagné par les réductions nécessaires sera consacré à une étude plus sérieuse de la langue et de la littérature maternelles.

Il n'était pas sans intérêt de montrer ce que M. Jules Simon, au milieu de l'âpre lutte pour la vie qu'il soutenait à l'Assemblée nationale ; avait pu faire pour le département dont il avait la charge. La circulaire du 27 Septembre et les réformes qui en ont été la conséquence, telle est la contribution du ministre de l'Instruction Publique à l'œuvre du relèvement national poursuivie par M. Thiers et par ses collaborateurs. Il n'est pas une des mesures recommandées depuis vingt-cinq ans, comme l'un des remèdes à la décadence ou à la prétendue décadence des études classiques, que M. Jules Simon n'ait indiquée. Jamais direction plus sûre, plus ferme, plus efficace n'a été donnée avec plus d'autorité ni plus de compétence. Jamais le but à atteindre n'a été mieux défini, la voie à parcourir mieux éclairée. Et s'il est un fait qui doive surprendre, c'est que le plan d'études qui devait remplacer celui de 1865 et qui fut promulgué en 1874 n'ait porté, pour ainsi dire, aucune trace de ces lumineuses indications.

« Défendez-vous pour rester, avait dit Thiers à M. Jules Simon, au moment où il se rendait à la Chambre pour répondre à l'évêque d'Orléans, et non pas pour vous satisfaire. » En entrant en séance, M. Jules Simon recevait un billet du Président où ce conseil était encore répété le ministre le suivit, il se défendit si bien que la Chambre approuva, par 334 voix contre 294, l'ordre du jour pur et simple qu'il avait accepté et il resta deux mois de plus, le collaborateur de M. Thiers.

La loi du 4 Avril 1873 qui assimilait l'organisation municipale de Lyon à celle de Paris doit être rappelée, à cause des incidents qui accompagnèrent ou-qui suivirent la discussion. C'est le 2 Avril que M. Jules Grévy, l'impeccable Président, se démit de ses fonctions. M. Jules Grévy n'avait pas jugé que cette expression, « le bagage du rapport », constituât une impertinence, comme le prétendait l'un des membres les plus obscurs de la Droite, et il avait refusé, malgré les injonctions furieuses de la majorité, de rappeler à l'ordre l'orateur très maître de sa parole qui l'avait employée, M. Le Royer, le futur Président du Sénat.

Dans cette même discussion le ministre de l'Intérieur, M. de Goulard, avait, sans prendre l'avis de ses collëgues ni celui du Président de la République, abandonné le projet préparé par le Gouvernement pour se rallier à celui du baron Chaurand, membre de la Droite, qui supprimait à la fois le maire et la mairie centrale de la grande cité industrielle. Le maire de Lyon, maire nommé par M. Thiers, le 23 Avril 1872, qui disparaissait avec la mairie centrale de cette ville, était M. Désiré Barodet.

Tout ce travail législatif est loin d'équivaloir, comme durée et comme importance, à celui que l'Assemblée consacra à la discussion des nouveaux impôts et aux lois de finances de 1872 et de 1873.

Le très habile ministre des Finances de M. Thiers, M. Pouyer-Quertier, avait évalué d'abord à 488 millions, puis à 8SO, puis à 650, les dépenses nouvelles résultant de la guerre étrangère et de la guerre civile en réalité elles montèrent à plus de 780 millions. Nous nous en tiendrons, pour la clarté du récit, au chiffre de 650, puisque nous nous plaçons au moment où l'Assemblée et le Gouvernement croyaient que ce chiffre ne serait pas dépassé. Des ressources s'élevant à 366 millions, impôts nouveaux ou impôts anciens surélevés, avaient été créées dans la session de 1871 et, dès le mois de Novembre 1871, le Gouvernement avait proposé un impôt sur les matières premières qui devait, dans ses prévisions, donner un rendement de 1SO ou 160 millions.

Le 19 Janvier 1872, dans la célèbre séance après laquelle M. Thiers avait donné sa démission, l'Assemblée avait sursis à statuer jusqu'à ce que les nouveaux tarifs eussent été soumis à l'examen d'une Commission spéciale de 15 membres. En même temps, la Commission du budget de 1872 votait des droits nouveaux sur les sucres, l'enregistrement, les alcools, les allumettes et, dès le mois de Juin 1873, le total des ressources créées par ces votes montait de 366 millions à 495. Dès lors, l'insuffisance des ressources n'était plus que de 155 millions et la Commission du budget, où la Droite était pourtant en majorité, proposait d'y subvenir par un impôt sur le revenu, un impôt sur les valeurs mobilières, un impôt sur les créances hypothécaires et un impôt sur le chiffre des affaires. De ce jour, tous les efforts de M. Thiers allaient être dirigés contre ce qu'il appelait un impôt démoralisateur, un impôt de guerre civile, contre l'impôt sur le revenu. Ici encore il faut peut-être regretter que l'éloquence, que l'expérience des affaires et surtout que les préventions de M. Thiers aient produit assez d'impression sur la majorité pour lui faire écarter l'impôt sur le revenu qui était peut-être possible à ce moment, qui devait entrer dans nos mœurs et qui ne serait plus, comme aujourd'hui, une arme entre les mains des partis. Un impôt proportionnel sur tous les revenus, petits ou grands, auxquels personne n'eût échappé, comme personne n'échappa à la multiplicité des taxes qui furent établies à cette époque, eût été considéré comme la rançon de la guerre et accepté avec un patriotisme résigné en 1872.

Lorsque commença, le 24 Juin, la discussion des propositions de la Commission du budget, sur les quatre impôts que nous venons de nommer, l'Assemblée était saisie d'un rapport de la Commission des tarifs qui n'admettait comme rendement probable de l'impôt sur les matières premières qu'une somme de 93 millions et qui stipulait qu'il n'y aurait lieu d'y recourir qu'en cas d'impossibilité absolue de boucler autrement le budget. Le nouveau ministre des Finances, M. de Goulard, montra que l'insuffisance des ressources n'était pas de 155 millions, mais bien de 200, et combattit, comme insuffisantes, les propositions de la Commission du budget relatives aux quatre impôts. Il proposait, pour remplacer cette ressource, d'augmenter de 15 centimes les contributions directes, d'un décime l'impôt sur le sel et de rendre plus efficace la répression de la fraude sur les alcools. Selon lui, ces mesures devaient produire environ 98 millions qui, s'ajoutant aux 93 millions des matières premières, combleraient à peu près le déficit de 200 millions.

L'Assemblée renvoya les propositions du ministre à la Commission du budget et déclara qu'elle examinerait d'abord les quatre impôts. En effet, le 28 Juin elle adopta l'impôt sur les créances hypothécaires qui devait donner 6 millions elle s'entendit ensuite avec le Gouvernement, pour la rédaction d'un projet devant frapper les valeurs mobilières d'une taxe de 28 millions et enfin elle aborda, le 3 Juillet, le projet d'impôt sur le chiffre des affaires, c'est-à-dire des ventes, faites annuellement par les négociants, fabricants et autres patentés. Les entreprises publiques, municipales ou privées, les sociétés d'assurances devaient également payer 1 p. 1000 de leurs recettes brutes les sociétés de banque ou de crédit, les banquiers et agents de change 20 p. 400 du capital social. Cet impôt devait produire 76 millions. Appuyé par le rapporteur de la commission, M. Deseilligny, combattu par M. Thiers avec la dernière énergie le 2, le 3 et le 10 Juillet, comme devant entraver le commerce et l'industrie, l'impôt fut enfin rejeté, le 11 Juillet, à la majorité de 86 voix (388 contre 299).

L'Assemblée discuta ensuite l'établissement d'un impôt au principal des patentes — 60 centimes additionnels —, des portes et fenêtres et de la contribution personnelle mobilière. Le premier seul, celui qui portait sur les patentes, fut adopté. Comme il ne devait produire que 39 millions, il fallut bien en arriver à l'impôt sur les matières premières : après quatre nouvelles journées de discussion, le 17, le d8, le 19 et le 26 Juillet, il fut enfin adopté sans scrutin. Cette ressource, si marchandée par l'Assemblée, se trouva encore insuffisante et il fallut subir, en dehors d'elle, ce que M. Jules Simon a appelé un déluge de petits impôts ».

Le mois de Juillet, presque absorbé, on le voit, par les discussions financières, se termina le 28 par le grand succès de l'emprunt de 3 milliards et demi, couvert près de 12 fois. Le Times et le Courrier des États-Unis purent dire avec raison que la France avait le premier crédit du monde et M. Thiers put écrire, dans des pages encore inédites : « Il me semblait être sur un lieu élevé, d'où l'on voit, le jour d'une fête, arriver les habitants et les étrangers en tout costume, en tout équipage et tous en grande hâte, pour avoir place à la fête. » La fête, c'était la libération du territoire, avancée par la victoire financière du 28 Juillet.

La facilité avec laquelle rentraient les impôts anciens ou nouveaux et le succès de l'emprunt hâtèrent, en effet, la libération du territoire. La convention du 29 Juin 1872, approuvée par l'Assemblée le 6 Juillet et promulguée le 9, avait fixé l'évacuation totale au 1er Mars 1875. Cinq cents millions devaient être payés a l'Allemagne dans les deux mois qui suivraient l'échange des ratifications, cinq cents autres millions le 1er Février 1873, un milliard le 1er Mars 1874. Des facilités de versements anticipés étaient accordées à la France, mais ces versements ne pouvaient être inférieurs à cent millions. Quant à l'évacuation des départements occupés elle devait s'opérer aux dates suivantes celle de la Marne et de la Haute-Marne après le paiement du premier demi-milliard celle des Ardennes et des Vosges après le paiement du quatrième milliard ; celle de la Meuse, de la Meurthe-et-Moselle et de Belfort après le paiement du cinquième. Ainsi l'on considérait comme un succès, à la fin de Juin 1872, l'éventualité de la libération qui ne devait s'accomplir que trois années plus tard. MM. Thiers et de Rémusat se donnent tout entiers à la tâche patriotique d'avancer ce terme et, le 18 Mars 1873, le Président de la République entre en coup de vent dans la salle où délibéraient ses ministres, à Versailles, agitant joyeusement un papier au-dessus de sa tête c'était la dépêche de notre ambassadeur à Berlin annonçant la signa- ture de la convention qui rapprochait de dix-huit mois l'heure de la délivrance. Le dernier milliard, au lieu d'être payé en une fois, le 1er mars 1875, pouvait l'être en quatre fois, par fractions de 250 millions, dans le courant de 1873, les 5 Juin, 5 Juillet, 5 Août et 5 Septembre. Les Ardennes, les Vosges, la Meuse, la Meurthe-et-Moselle, Belfort seraient évacués dans le mois qui suivrait le S Juillet, Verdun dans les quinze jours qui suivraient le 5 Septembre. Les Allemands ne devaient plus occuper notre sol que six mois[1]. C'est le 17 Mars que l'Assemblée nationale apprit officiellement cette bonne nouvelle ; elle s'en attribua le principal mérite et ne vota que contrainte et forcée la proposition du Centre Gauche déclarant que M. Thiers avait bien mérité de la Patrie. Il faut relire cette séance, la plus triste de toutes celles qu'a tenues l'Assemblée de Versailles toutes les haines, toutes les rancunes de la majorité éclatèrent dans le cri du cœur échappé à l'un de ses membres.

 

Pour comprendre dans quel état d'esprit se trouvaient la majorité et le Président de la République le 24 mai 1873, il faut remonter à près d'un an en arrière, il faut signaler toutes les occasions où les deux adversaires s'étaient rencontrés et rappeler tous les propos aigres ou féroces qu'ils avaient échangés. Mainte passe d'armes précéda l'engagement final.

Après la session d'hiver de 1871-1872 le Centre Gauche s'était divisé ; un tiers de ses membres, suivant M. Deseilligny, avait quitté le gros du groupe qui plaçait à sa tête le général Chanzy et qui prenait le mot d'ordre à la Présidence, où MM. de Marcëre, Ricard, Christophle, Bardoux, de Malleville étaient accueillis journellement, autant comme les amis de M. Thiers que comme les soutiens de sa politique. Le Centre Droit, fortifié par cet appoint, l'avait été encore plus par la présence du duc de Broglie qui avait quitté son ambassade de Londres pour venir prendre la direction du parti.

A son instigation les chefs de la Droite et du Centre Droit firent une démarche pour attirer dans leur orbite les chefs du Centre Gauche qui semblaient encore incertains entre la Monarchie et la République. La réponse peu encourageante qui leur fut faite arracha cet aveu à M. Saint-Marc Girardin Allons, le fruit n'est pas encore mûr. Les élections du 9 Juin eurent lieu sur ces entrefaites et les coalisés, repoussés par le Centre Gauche, repoussés plus énergiquement encore par le pays, essayèrent de mettre dans leur jeu le Président de la République. Le 20 juin eut lieu à la Préfecture de Versailles la démarche, qui conservera dans l'histoire le nom qu'un rédacteur des Débats, M. John Lemoinne, lui a donné : « La Manifestation des bonnets à poil. »

Battus sur le terrain qu'ils avaient choisi, tournés en ridicule par surcroît, les « bonnets à poil » reprirent le chemin de l'Assemblée avec la ferme intention de renverser M. Thiers. Désormais c'est au théâtre du Château, que vont se porter les coups, c'est dans ses coulisses que vont se nouer les intrigues.

Dès le 24 Juin, dans la discussion de l'impôt sur le chiffre des affaires, M. Thiers échange quelques répliques assez vives avec M. Buffet, dont le séparaient des divergences politiques profondes, bien plus que des dissentiments économiques. Le même jour le Président affirmait son esprit de déférence envers l'Assemblée qui répondait à cet hommage, suivant le compte rendu, par de légères rumeurs.

Le 3 Juillet M. Thiers ayant dit ces simples mots L'Assemblée fera ce qu'elle voudra un membre de la Droite répond « Bien entendu ! Le dû Juillet les interruptions de la Droite sont si fréquentes que M. Thiers s'écrie S'il y a une question politique là-dessous, qu'on la pose et nous la traiterons par elle-même. Deux jours après, le 12 Juillet, c'est encore un membre de la Droite qui rappelle ill. Thiers « à la question » ; c'est de la Droite que part cette riposte à M. Thiers, qui parlait de son ancien et regretté collègue, M. Pouyer-Quertier. « Reprenez-le alors. » C'est toute la Droite en masse qui adresse de furieuses interruptions au Président de la République, parce qu'il a constaté que la forme de Gouvernement qu'on lui a donné à garder c'est la République ; ce sont MM. de Belcastel, de Carayon-Latour, Princeteau, de Rességuier, Chaurand, d'Aboville, de Lorgeril, de Franclieu, Dahirel, Depeyre, de Dampierre, de Mornay, Baragnon qui coupent ses paroles à chaque mot, qui repoussent ses appels au calme, qui lui adressent coup sur coup des interruptions violentes et qui prolongent, pendant une demi-heure, le plus pénible des incidents, le plus indigne d'une Assemblée qui se possède.

Le 13 et le 18 Juillet M. Thiers reprend la parole et est écouté avec assez de calme ; mais le 17 son premier discours, où il blâme en passant l'Empire et justifie le 4 Septembre, soulève des rumeurs à Droite et sa réplique à M. de Meaux, où il déclare à ses contradicteurs qu'il entend ses devoirs autrement qu'eux et qu'il ne cherche pas la popularité, soulève de violents murmures. Le 18 Juillet M. Thiers reproche à ses adversaires « des exagérations insoutenables et qui pourraient être qualifiées très sévèrement le 19, il leur dit durement et dédaigneusement. » Je n'ai pas besoin qu'on vienne au secours de ma mémoire ; elle y suffira, croyez-le. D Il était temps que les vacances vinssent interrompre ces regrettables scènes. Ces vacances durèrent plus de trois mois en 1872, du 3 Août au 11 Novembre, et M. Thiers les passa en partie à Trouville où il assista à des expériences de tir au canon, suivies par lui avec l'intérêt passionné qu'il apportait aux choses militaires. Pendant son séjour à Trouville, il fit, le 13 Septembre, un voyage au Havre. La flotte anglaise avait quitté Spithhead pour venir rendre, en rade du Havre, les honneurs souverains à celui que les Légitimistes et les Bonapartistes appelaient couramment « le sinistre vieillard ».

Deux jours après la reprise de la session, le 13 Novembre, M. Thiers lisait son Message, véritable programme de République conservatrice, et cette lecture provoquait exactement la même scène que le discours du 13 Juillet mêmes exclamations indignées, mêmes poings tendus vers la tribune, mêmes interruptions et mêmes murmures. Un peu plus tard, le 18 Novembre, le duc de Broglie et la Droite entière veulent attirer le Président de la République à la tribune, pour y reproduire la condamnation qu'il a portée, dans la Commission de permanence, contre Gambetta et contre les partisans de la dissolution. Cette fois, la mesure était comble le petit bourgeois se redresse de toute sa hauteur, et pendant une demi-heure, il cingle la majorité frémissante de ces virulentes apostrophes.

« Je suis douloureusement affecté de me voir ici, à cette tribune, après deux ans d'un dévouement absolu et complet (rumeurs à Droite). Ils n'ont pas le droit de me trainer à cette tribune, pour que je leur réponde (rumeurs à Droite). Etais-je indécis, sous les murs de Paris ? (rumeurs à Droite). Si vous le voulez, j'accepte le jugement du pays (Oh ! oh !), je ne le refuse pas, je le demande (rumeurs à Droite). Ce n'est pas la question de l'incident de Grenoble qui produit cette agitation (Si, si, à Droite). On a posé la question de confiance. Eh bien, ne perdons pas de temps (Oh ! oh ! à Droite). Je ne reste sous ce poids que par pur dévouement (légères rumeurs à Droite). Tant pis pour ceux qui ne le croient pas. Vous vous plaignez d'un Gouvernement provisoire, faites un Gouvernement définitif. Qu'est-ce qui a provoqué cette situation ? (Plusieurs membres à Droite Vous ! vous !). On proteste aujourd'hui, parce qu'on aperçoit toute la gravité de ce qu'on a fait (murmures à Droite). Et ces conservateurs attaquent un homme plus conservateur qu'eux tous un homme qui a fait son devoir, « dans un moment où l'on aurait osé à peine écrire pour la défense de l'ordre social » — allusion à 1848 et au livre De la propriété —. (Oh ! oh ! rumeurs à Droite). On vient nous demander de faire encore une profession de foi (réclamations à Droite). Je suis blessé, et j'ai droit de l'être. Après ce que j'ai fait depuis deux ans, le doute même est un acte d'ingratitude (rumeurs à Droite). Je ne m'attendais pas qu'on viendrait me mettre sur la sellette (interruptions à Droite). Savez-vous ce qui n'est pas parlementaire ? C'est de vouloir garder le pouvoir malgré son pays. L'ordre moral ne dépend pas de moi (rumeurs à Droite). Cette séance si mouvementée se termina par l'adoption, à 263 voix contre 115, d'un ordre du jour portant que t'Assemblée-avait confiance dans l'énergie du Gouvernement et réprouvait les doctrines professées au banquet de Grenoble.

C'était là une triste victoire pour le Gouvernement. Le duc de Broglie avait atteint son but, en séparant le Centre Gauche du reste de la Gauche. Il suivit cette très habile politique avec le même succès, au lendemain de la séance du 29 Novembre, qui n'avait valu qu'une victoire très disputée au gouvernement. L'amendement Dufaure, qui posait la question de confiance, n'avait réuni que 372 voix contre 335. C'est dans la séance du 29 Novembre que M. Thiers, devinant sans doute les intrigues qui préparaient son renversement, avait dit audacieusement à la majorité : éVoulez-vous un esclave ici, un commis qui vous plaise, qui, pour conserver le pouvoir quelques jours de plus, soit toujours votre courtisan ? Eh, mon Dieu ! choisissez-le... Il n'en manque pas ! » Et il avait terminé son discours par ce serment, prononcé avec une émotion qu'une grande partie de l'Assemblée avait partagée : « Je jure devant vous, devant Dieu, que j'ai servi deux ans mon pays avec un dévouement sans bornes. »

M. Thiers ne remontera que trois mois plus tard à la tribune, le 4 Mars 1873, pour y prononcer un discours sur les attributions des pouvoirs publics. On vient de voir quelle faute M. Dufaure avait commise, en cherchant à réaliser la conjonction des Centres, à regagner au Centre droit et à Droite toutes les voix qu'il perdait à Gauche. Il rendit à M. Thiers le plus mauvais service, car la nouvelle majorité ne survécut pas au vote de la pseudo-Constitution préparée par le duc de Broglie et parla Commission des Trente. Le 3 Avril, la majorité de Droite pure se reformait sur le nom de M. Buffet, qui réunissait, pour la Présidence, 305 voix contre 285 données au candidat des Gauches, M. Martel, et avant l'ouverture des vacances, fixées au 7 avril, un Comité de six membres était constitué, pour préparer le plan de campagne contre M. Thiers. MM. de Broglie, Batbie, Changarnier, Baragnon, Pradié et Amédée Lefèvre-Pontalis, membres de ce comité, et M. Buffet, le nouveau Président, n'attendirent pas, pour commencer la lutte, le résultat des élections du 11 Mai. Après le discours prononcé par M. Jules Simon, à la distribution des prix aux membres des Sociétés savantes des départements, le 1 9 Avril, discours où le ministre avait reporté sur le Président de la République tout le mérite de la libération du territoire, M. Buffet déclara qu'il convoquerait immédiatement les représentants, si réparation n'était pas accordée à l'Assemblée souveraine. Il fallut que le ministre de l'Intérieur, M. de Goulard, vint devant la Commission de permanence, non pas pour justifier son collègue de l'Instruction Publique, mais pour le désavouer, en déclarant que M. Jules Simon était seul responsable de ses paroles. Cette mission, pénible pour tout autre, ne dut pas coûter beaucoup à M. de Goufard dans le Cabinet de M. Thiers, il représentait la Droite, dont il partageait les passions, comme M. Buffet la représentait du haut du fauteuil.

Ni M. de Goulard ni M. Jules Simon, après ces incidents, ne pouvaient rester en face l'un de l'autre au Conseil des des ministres. Mais le Président se sépara d'eux avec des sentiments bien différents M. de Goulard fut peu regretté ; M. Jules Simon reçut de M. Thiers, le 18 Mai, une lettre empreinte de la plus vive amitié, où le Président lui disait, sans se faire d'illusions : « Pour moi, je fais encore un dernier effort, sans savoir quel en sera le résultat, mais ce sera le dernier. »

Quand l'Assemblée reprit ses séances, le 19 Mai, elle se trouva en présence d'un ministère à peu près homogène où M. Casimir-Périer avait remplacé M. de Goulard ; M. Waddington, M. Jules Simon ; et M. Bérenger, M. de Fourtou, une autre erreur de M. Thiers, qui devenait ministre des Cultes. Les nouveaux ministres appartenaient au Centre Gauche, et ce dernier Cabinet de M. Thiers offrait, au point de vue de la politique de conservation, de si sérieuses garanties, que le Gouvernement de l'Ordre moral devait, un an plus tard, choisir parmi ses membres un vice-président du Conseil et un ministre de l'Intérieur. Mais c'était au Président, bien plus qu'à son Cabinet, que l'on en voulait et c'est à la tête que l'on allait frapper. Le bureau était à peine constitué par l'élection de M. Buffet à la Présidence, par 3S9 voix, et celle de M. de Goulard à la première vice-présidence, par 361 voix, que M. de Broglie, au nom de 320 de ses collègues, déposait une demande d'interpellation ainsi conçue : « Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige, à la tête des affaires, un Cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les dernières modifications qui viennent de s'opérer dans son sein et sur la nécessité de faire prévaloir dans le Gouvernement une politique résolument conservatrice. » En même temps, M. Dufaure déposait sur le bureau un projet de loi d'organisation des pouvoirs publics. L'Assemblée, qui devait, deux ans plus tard, voter presque intégralement ce projet, devenu la Constitution de1875, refusa d'entendre la lecture de l'exposé des motifs et même celle des dispositifs[2].

Le vendredi 23 Mai, la lutte s'engage entre le due de Broglie, et le Garde des Sceaux. Le duc de Broglie, dans un discours fort habite, comme toujours, écarte soigneusement la question de forme de Gouvernement, se plaint des prétendues concessions faites au radicalisme et réclame des garanties sérieuses pour le parti conservateur. M. Dufaure, dans une réponse ferme, serrée, logique, affirme la solidarité de tous les membres du Cabinet et la nécessité de reconnaître et de constituer la République.

M. Thiers parla le lendemain matin à 9 heures il occupa la tribune pendant deux heures, il rappela tous ses actes, il justifia sa politique avec une hauteur, une noblesse, une dignité qui éclatent dans ce passage, accueilli par les bravos et les applaudissements de la Gauche : « Non, je ne crains pas pour ma mémoire, car je n'entends pas paraître au tribunal des partis ; devant eux, je fais défaut ; je ne fais pas défaut devant l'histoire, et je mérite de comparaître devant elle. x La séance fut levée, après le discours de M. Thiers, conformément au formalisme compliqué de la loi des Trente, et renvoyée à 2 heures. Après un bref et ferme discours de Casimir-Périer, proclamant, comme Dufaure l'avait fait la veille, la nécessité de constituer la République, on se compta sur l'ordre du jour pur et simple que le Gouvernement acceptait il fut repoussé par 362 voix contre 348. M. Target et quinze de ses collègues, qui voulaient à la fois « un Gouvernement républicain conservateur et M. Thiers », avaient voté avec la majorité. Ils se rallièrent également à l'ordre du jour de M. Ernoul, qui réunit 360 voix contre 344. Cet ordre du jour s'exprimait ainsi : « L'Assemblée nationale, considérant que la forme du Gouvernement n'est pas en discussion que l'Assemblée est saisie des lois constitutionnelles présentées en vertu d'une de ses décisions, et qu'elle doit examiner ; mais que, dès aujourd'hui, il importe de rassurer le pays, en faisant prévaloir dans le Gouvernement une politique résolument conservatrice, regrette que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux, intérêts conservateurs la satisfaction qu'elle avait le droit d'attendre. »

M. Baragnon demanda qu'une troisième séance eût lieu le soir à 8 heures. Dans cette séance, l'Assemblée accepta, par voix contre 331, la démission de M. Thiers, que le Garde des Sceaux avait remise au Président, et, sur la proposition du général Changarnier, qui avait pu espérer un instant — (dernière illusion ! — la succession de M. Thiers, procéda sans désemparer au choix du nouveau Président de la République. Le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, fut élu par 390 voix contre1, sur 391 votants.

« ... Ce dernier, un peu troublé, s'était rendu dans l'après-midi chez M. Thiers. On venait, disait-il, de lui offrir la Présidence, et il se demandait si, eu égard à ses relations antérieures avec le petit bourgeois, il lui était permis d'accepter l'offre qui lui était faite.

« — Vous en êtes seul juge, répondit sèchement le démissionnaire.

« — Si vous promettez de revenir sur votre détermination et de retirer votre démission, je refuserai.

« — Quant à cela, maréchal, c'est moi qui suis seul juge en cette affaire. Je n'ai jamais joué la comédie je ne jouerai pas celle-là[3]. »

 

Vingt-sept mois et quelques jours se sont écoules depuis le moment où M. Thiers, élevé au pouvoir par la presque unanimité de t'Assemblée nationale, a été renversé par une majorité de seize voix. Jamais homme n'a porté un aussi lourd fardeau, jamais Gouvernement n'a accompli une aussi prodigieuse besogne, dans un aussi court espace de temps. Deux ans ! ce n'est rien dans la vie d'un individu, c'est moins que rien dans la vie d'un Peuple. Que l'on prenne deux années presque au hasard, de 187S à 1896, que l'on recherche quels événements se sont accomplis pendant ces deux années et l'on sera frappé de leur inutilité, de leur vide, de leur néant. Les Peuples heureux, a-t-on dit, n'ont pas d'histoire ; les Peuples malheureux en ont une, et jamais nation plus éprouvée n'eut une histoire plus remplie, plus poignante que celle de la France sous le proconsulat de M. Thiers.

L'Allemand, l'ennemi campé sur notre sol, fut le constant objectif du chef de l'Etat il fallut traiter avec lui tous les jours, à Versailles d'abord, puis à Rouen, à Compiègne et à Nancy, à Bruxelles en terre neutre, à Francfort et à Berlin en terre germanique ; avec M. de Bismarck, avec le général Fabrice, avec M. de Manteuffel, avec MM. de Waldersee et d'Arnim ; il fallut traiter d'abord des préliminaires, ensuite de la paix définitive, en dernier lieu du paiement de l'énorme indemnité de la guerre et de l'évacuation du territoire. Conduite sous la haute direction de M. Thiers, en premier lieu par un avocat éloquent qui ne fut que le liquidateur d'une situation désespérée, en second lieu par des hommes qui connaissaient les cours étrangères et les chancelleries, les négociations eurent les succès que l'on en pouvait attendre et l'évacuation fut avancée de plus d'une année, Dieu sait au prix de quels labeurs et souvent de quelles angoisses pour nos diplomates !

La réorganisation intérieure marcha parallèlement avec les négociations ; on commença par celle de l'armée, parce qu'il fallut d'abord réduire la Commune et l'on aborda successivement ou simultanément le rétablissement de tous les services publics. On ne procéda pas d'une façon préconçue et dogmatique, par une refonte générale, mais par améliorations partielles et réformes pratiques. Le système de la table rase était aussi éloigné des conceptions administratives que des théories philosophiques de M. Thiers. On ne traita pas la France comme un malade désespéré qu'une médication énergique pouvait sauver, qu'elle pouvait tuer aussi, mais comme un blessé, dont il fallait avant tout panser les plaies, qu'il fallait remettre sur pied par un régime de précautions et de soins constants.

La défense nationale une fois assurée, par la rapide reconstitution de l'armée, on put remettre un peu d'ordre dans l'Administration, dans les Finances, dans la Justice, dans l'Enseignement. De bons choix suffirent à rendre à l'administration préfectorale le prestige que des choix hâtifs ou malheureux lui avaient fait perdre, et, comme dans notre pays, si profondément centralisé, les préfets, grâce à une réglementation excessive, étendent leur action sur les Travaux Publics, sur l'Industrie, sur l'Agriculture, de bons préfets, choisis pour leur intelligence et leur aptitude plutôt que pour leurs opinions, firent beaucoup pour le déblaiement des ruines, pour les restaurations ou pour les constructions nouvelles, pour la remise en mouvement de l'immense machine gouvernementale. Tous les ressorts, convenablement graissés, ne tardèrent pas à fonctionner avec leur ancienne régularité.

Notre administration financière si probe, si intelligente, si expérimentée, subit également le contrôle des préfets, en même temps que celui de ses inspecteurs spéciaux. On put demander à ses employés, fidèles observateurs des règles protectrices de la fortune publique, pour l'établissement des nouveaux impôts, pour les emprunts, pour le paiement de l'indemnité de guerre, un travail surhumain dont ils s'acquittèrent avec leur dévouement habituel. M. Léon Say, un de leurs ministres, leur a décerné des éloges mérités, dans le rapport où il a exposé, avec une clarté éloquente, les moyens aussi simples que pratiques auxquels on eut recours pour réunir et payer les cinq milliards.

Le rendement assuré des impôts, le succès des emprunts, le paiement de l'indemnité de guerre, tels furent les résultats que l'on voit. Les résultats que l'on ne voit pas, nous voulons dire, la réorganisation de nos institutions financières, furent encore plus importants. Pour les mesurer, il faut se rappeler dans quelle situation MM. Thiers et Pouyer-Quertier avaient trouvé nos Finances en Février 1871 « Aucun de nous, disait M. Thiers, ne savait comment nous pourrions sortir des embarras financiers où nous étions plongés, et moi qui, je crois pouvoir le dire, ai passé ma vie à m'occuper de la situation financière du pays, je vous déclare que, par patriotisme, je fermai les yeux. » La spirituelle boutade de li. Pouyer-Quertier n'exprime pas moins vivement ce que la situation avait de tragique. « Le jour de mon entrée au ministère des Finances, le chef de la comptabilité m'apporta, dans son chapeau, le dernier million qui restait au Trésor. »

C'est également le souci du bien public qui dicta les choix que firent MM. Dufaure et Jules Simon dans les deux ministères où l'action personnelle de M. Thiers se fit moins sentir, où son intervention ne fut qu'accidentelle. Le Gouvernement de la Défense nationale avait désorganisé quelques tribunaux et deux ou trois cours d'appel, en révoquant d'anciens membres des Commissions mixtes. M. Dufaure, lorsqu'on vota la loi du 25 Mars, annulant les décrets de la Délégation, se contenta de flétrir, du haut de la tribune, ceux des magistrats qui avaient figuré dans ces tribunaux d'exception. Il respecta le principe de l'inamovibilité, seule garantie de l'indépendance du juge, étant donné le recrutement ; il apporta les scrupules les plus formalistes et les plus honorables dans le choix des magistrats et il évita par-dessus tout de mêler la Politique à la Justice.

M. Jules Simon aurait voulu que les membres de l'Université restassent, comme les magistrats, étrangers à la Politique. En principe il avait raison ; dans la pratique il usa d'une rigueur exagérée envers certains maitres qui avaient collaboré, pendant la guerre, à des journaux républicains. Forcés de descendre de leur chaire, les professeurs disgraciés se firent presque tous un nom dans la presse, où M. Jules Simon les retrouva bientôt comme collaborateurs.

L'ordre et l'activité renaissaient peu à peu dans tous les services, sous l'impulsion de M. Thiers et de tous ses ministres. Tous, qu'ils sortissent du Centre Gauche ou du Centre Droit, qu'ils appartinssent à la Droite ou à la Gauche, eurent leur part dans l'œuvre commune ; chacun d'eux apporta dans son département une compétence spéciale, soutenue et dirigée par la compétence universelle du Président de la République. L'Assemblée elle-même, l'Assemblée souveraine, eut la sagesse de ne pas exercer cette souveraineté, en dehors du domaine législatif et du domaine politique. Dans les détails comme dans le mécanisme général de leur administration, les ministres furent plus libres, moins assiégés de sollicitations, de recommandations et d'interventions que leurs successeurs, de la part des députés et des sénateurs des assemblées ultérieures. De plus, les ministères non politiques, comme celui.de la Marine et celui de la Guerre, comme celui des Finances et celui de l'Instruction Publique ayant conservé assez longtemps leurs titulaires, sous la Présidence de M. Thiers, MM. Pothuau, de Cissey, Léon Say, Jules Simon, purent exercer une influence personnelle et suivre les modifications ou les réformes qu'ils avaient introduites dans le service ceci encore est un titre à l'actif de l'Assemblée nationale. Elle comprit, que des changements trop fréquents, du haut en bas de l'échelle administrative, détruisent la sécurité en bas, suppriment la responsabilité en haut, et que, si la continuité dans les mêmes fonctions engendre la routine, la mobilité perpétuelle ne peut conduire qu'au gâchis.

La collaboration de M. Thiers, de ses ministres et de l'Assemblée au point de vue administratif, au point de vue du rétablissement de l'ordre intérieur, produisit donc les plus heureux résultats. Ce sont les dissentiments politiques entre les représentants et leur élu qui seuls empêchèrent la France de se relever aussi vite qu'elle l'aurait pu, avec ses puissantes ressources et son extraordinaire vitalité, qui retardèrent malheureusement la pacification des esprits et la constitution d'un Gouvernement stable. Du jour où M. Thiers, avec sa vive intelligence, eut compris que le rétablissement de la Monarchie bourbonienne, malgré les circonstances favorables et les apparences, était impossible, son parti fut pris avec la décision qu'il apportait dans tous ses actes par conviction réfléchie, beaucoup plus que par intérêt personnel, il se rallia à l'idée d'une République conservatrice, «profondément conservatrice », et il chercha a faire faire aux membres des deux Centres, partisans d'une Monarchie constitutionnelle, le chemin qu'il avait fait lui-même. La masse du Centre droit refusa nettement de le suivre et, même après que la branche cadette eut abdiqué toute prétention, même après que le comte de Chambord eut été reconnu comme le chef de la Maison de France, elle nourrit l'espoir chimérique d'une restauration de la royauté constitutionnelle. Le Centre Gauche, tout aussi partisan des institutions libres et du parlementarisme que pouvait l'être le Centre Droit, comprit mieux que lui la situation, les difficultés insurmontables d'un établissement monarchique et il s'engagea bravement dans la voie que lui indiquait M. Thiers. Les Dufaure, les Rémusat, les Duvergier de Hauranne, les Chanzy, les Léon Say, les Christophle, les de Marcère, apportèrent à la République, quelques mois seulement avant le 24 Mai 1873, l'appui de leur nom, de leur influence sociale, de leur fortune. Leur adhésion est un fait de haute importance dans l'histoire politique de notre pays. Ces ouvriers de la dernière heure rassurèrent autant que ceux de la première effrayaient ; ils entraînèrent à leur suite la portion la plus éclairée de la bourgeoisie. Des villes le mouvement gagna les campagnes et, au fur et à mesure que la politique représentée par M. Thiers et par ses amis rencontrait moins d'adhérents dans l'Assemblée nationale, elle en rencontrait un plus grand nombre dans le pays. L'inappréciable service, que M. Thiers et que les membres du Centre Gauche ont rendu à la République, a été de réconcilier avec le mot et avec la chose la masse timide et flottante qui partout constitue la majorité. Ils ont démontré qu'avec cette forme de Gouvernement, tout comme avec une autre, on pouvait rétablir l'ordre, payer les frais de la guerre, vaincre la Commune, faire bonne figure devant l'étranger et vivre en paix, sans que l'orgueil national fut humilié, sans que la prospérité matérielle fût compromise, sans que les croyances fussent menacées. On n'a pas oublié la question que le général Trochu avait posée, dès la première heure, à ses collègues de la Défense nationale. Il leur avait demandé s'ils étaient disposés à respecter Dieu, la famille et la propriété, et, sur leur réponse affirmative, il leur avait promis son entier concours. De même, quand la France eut reconnu que les républicains ne menaçaient ni Dieu, ni la famille, ni la propriété, la cause de la République fut gagnée dans l'opinion elle le fut au moment précis où cette conviction se fit dans tous les esprits.

Ce mouvement d'adhésion qui, de proche en proche, comme une lente inondation, se répandait sur toute la surface du pays, les monarchistes qui ne péchaient pas, surtout dans le Centre Droit, par manque de clairvoyances, ont vu sa naissance et constaté son développement, mais ils n'en saisirent pas les raisons profondes. L'aveuglement de ces doctrinaires de Droite fut plus grand et plus persistant que celui des doctrinaires de Gauche qui ne comprenaient pas la nécessité d'une République rassurante, mais que !'intérêt bien entendu groupait toujours, disciplinés et compacts, sous les ordres de leur brillant et habile général. Le 24 Mai, le jour de la grande bataille, pas un d'eux ne fit défection. Ils savaient bien qu'en votant pour un républicain du surlendemain et pour une République possible, ils ajournaient l'avènement des républicains de l'avant-veille et de leur République idéale ils n'en donnèrent pas moins leurs suffrages à M. Thiers. Au contraire les membres de la Droite, pour faire disparaître celui qu'ils considéraient comme l'obstacle à la réalisation de leurs desseins, votèrent, non moins disciplinés ni moins compacts, contre l'homme d'État qui pouvait seul, l'étiquette mise à part, réaliser leur idéal de Gouvernement, qui leur eût assuré é ce qu'ils considèrent comme le bien suprême, l'exercice du pouvoir, qui fût revenu, en échange d'un peu de confiance, à son goût naturel pour leurs principes et pour leurs personnes, qui eût fait, avec eux et pour eux, l'éducation de cette démocratie, avec laquelle il faut compter, bon gré mal gré, et dont ils auraient pu devenir, pendant les premières années, au lieu des adversaires impuissants, les guides respectés. La joie du succès remporté le 24 Mai n'a pas dû survivre longtemps à la victoire. Combien, parmi les vainqueurs, s'ils ont été sincères avec eux-mêmes, ont dû se dire depuis, au souvenir du chef incomparable qu'ils ont méconnu et sacrifié : « Ah s'il était là ! »

Si M. Thiers avait été maintenu au pouvoir le 24 Mai, la France aurait eu, dix-huit mois plus tôt, une Constitution qui eût bien valu celle de 1875. Le Gouvernement de la République française eût compris un Sénat, une Chambre des représentants et un Président de la République, Chef du pouvoir exécutif. Les sénateurs, âgés de trente-cinq ans au moins, auraient été au nombrede265, !es députés âgés de vingt-cinq au moins, au nombre de 537. Le Président de la République aurait dû avoir quarante ans. Cette fixation de l'âge du Président est la seule clause bizarre et contestable de la Constitution Thiers-Dufaure, avec la fixation des catégories où devaient être choisis les Sénateurs ; elle fait penser involontairement à l'âge de Gambetta qui était né en 1838. Le Sénat était élu pour dix ans et renouvelé par cinquième tous les deux ans ; la Chambre pour cinq ans et renouvelée intégralement le Président de la République pour cinq ans et rééligible. Sénateurs et Représentants étaient élus au suffrage direct, les Sénateurs au scrutin de liste, à raison de trois Sénateurs par département français ; les Représentants, au scrutin d'arrondissement ; le Président de la République par un Congrès composé des Sénateurs, des Représentants et de trois délégués de chaque Conseil général. L'initiative des lois appartient aux deux Chambres et au Président de la République les lois d'impôts sont soumises d'abord à celle des Représentants. Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger les poursuites en responsabilité contre le Président, les ministres et les généraux en chef des armées de terre et de mer. Le Président de la République promulgue les lois, en surveille et en assure l'exécution, négocie et ratifie les traités qui doivent être approuvés par les deux Chambres, possède le droit de grâce, mais non celui d'amnistie, dispose de la force armée, sans pouvoir la commander en personne, et préside aux solennités nationales. Lui et ses ministres sont responsables soit individuellement, soit collectivement des actes du Gouvernement. Le Président a le droit de dissoudre la Chambre avec l'autorisation du Sénat.

Telle était la Constitution de MM. Thiers et Dufaure, vraiment plus démocratique que celle del875 ; tel était l'édifice, non luxueux ni grandiose, mais modeste et commode, que le Président de la République voulait construire, avec la collaboration de l'Assemblée, pour abriter la France, lasse des Révolutions, des troubles civils et de la compétition des partis. L'Assemblée changea d'architecte, essaya plusieurs autres plans et revint à celui de M. Thiers, en y apportant des retouches malheureuses.

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice XIX, Conclusion du rapport de M. Léon Say.

[2] Voir à l'appendice XX, cet exposé des motifs qui est comme le testament constitutionnel de M. Thiers.

[3] Hector Pessard, Mes petits papiers, 2e série, p. 325. Paris, Librairie Moderne, 7, rue Saint-Benoît, 1888.