Les réceptions de M.
Thiers à l'Elysée. — Le Salon de 1872. — Les réceptions à l'Académie.
— Le théâtre en 1872. — Les morts illustres de 1872. — Les travaux du
laboratoire Pasteur. — L'élection du 27 Avril 1873. — La France républicaine
en 1872-1873 les élections. — Les radicaux. — Léon Gambetta. — La Commission
de permanence. — Le message de 1872. — La politique de bascule ; M. Dufaure.
— La Commission des Trente. — La résolution du 13 Mars 1873. — Les
chinoiseries. — La Commission des marchés. — La loi de recrutement. — Le
projet Keller-Trochu. — Le conseil d'Etat électif. — Réorganisation du jury.
— Le Conseil supérieur de l'instruction Publique. — La circulaire de
Septembre 1872 et les réformes de M. J. Simon. — L'organisation municipale de
Lyon. — Les lois de finances. — La convention du 29 Juin 1872. — La
convention du 15 mars 1873. — Le duel entre M. Thiers et la majorité. —
Manifestation des bonnets à poil. — Les séances de Juillet. — M. Thiers au
Havre. — Les séances du 18 et du 29 Novembre. — L'élection de M. Buffet. — M.
Jules Simon à la distribution des prix des Sociétés savantes. — Modifications
ministérielles. — L'ordre du jour Ernoul. — L'élection du maréchal'. —
L'œuvre de M. Thiers. — Son projet de Constitution.
Paris,
privé par la loi de la présence du Président, des ministres et de l'Assemblée
nationale voyait, à chaque vacance parlementaire, le Président à l'Élysée, le
vice-président du Conseil place Vendôme et les ministres dans les ministères.
Les soirées des ministres étaient peu suivies. Celles de l'Elysée, bien que
commençant tard et se terminant tôt, parce que le Chef de l'État était obligé
de retourner à Versailles par le dernier train, réunissaient autour de M.
Thiers, avec le corps diplomatique au grand complet, presque tous les
généraux de l'armée de Paris, le monde de la banque, les grands industriels
et la bourgeoisie riche qui n'avait pas encore divorcé avec la République
conservatrice et les idées libérales. Curieux et instructif spectacle que
celui du petit bourgeois, en face du duc d'Aumale, son voisin de la rue du
faubourg Saint-Honoré, entouré des hommes les plus remarquables dans tous les
genres, faisant presque toujours de la conversation un monologue, causant de
tous sujets devant cet auditoire d'élite, où les représentants des puissances
étrangères, moins toutefois le comte d'Arnim, n'étaient ni les moins
attentifs ni les moins approbateurs. Les
membres de l'Institut n'oubliaient pas d'offrir leurs hommages à leur
illustre confrère et, dans les circonstances importantes, les cinq classes
envoyaient une députation officielle porter à M. Thiers des félicitations et
des encouragements désintéressés. De toutes ces visites, aucune ne fut plus
sensible au Président que celle que lui fit le bureau de l'Institut, le 7
Avril 1873, quelques jours après la signature de la convention qui assurait
la libération anticipée du territoire. « Ce grand et illustre corps,
répondit M. Thiers, très ému, à M. Hauréau, foyer incomparable de science et
de lumière, est un juge souverain en toutes choses et l'on peut se flatter
d'avoir avec soi la raison, quand on a son approbation unanime. »
Quelques jours auparavant, un dimanche soir, vingt-quatre heures après la
nouvelle du traité de libération, son salon était resté vide à Versailles,
et, quand MM. de Marcère et Ricard s'étaient félicités d'être venus les
premiers lui apporter leurs patriotiques congratulations, il leur avait dit
tristement « les premiers et les seuls ». Pas un membre de la
majorité ne franchit ce soir-là le seuil de la Préfecture et le lendemain, à
l'Assemblée nationale, un membre de cette majorité, dont, heureusement pour
lui, l'histoire. n'a pas recueilli le nom, s'écriait : « Trois quarts
d'heure d'apothéose, c'est assez ! » C'est
dans l'intimité seulement que M. Thiers laissait échapper quelque parole
amère en public comme à la tribune, il était très maître de lui et il faut
regretter qu'il n'ait pas pu entrer plus souvent en communication intime avec
les Parisiens. On s'aperçut, un an plus tard, lorsqu'il laissa son ministre
des Affaires Etrangères accepter la candidature contre M. Barodet, qu'il
connaissait insuffisamment leur état d'esprit. Le plus
apprécié de ses ministres, M. Jules Simon, avait des notions plus exactes sur
le milieu électoral et sur tous les milieux parisiens. Il eut le mérite de
mettre à la direction des Beaux-Arts, Charles Blanc, le frère de Louis Blanc,
et de préparer, de concert avec ce guide si sûr, le Salon de 1872. Henri
Regnault était mort à Buzenval, Joseph Cuvelier à la Malmaison, Charles
Durand à Sedan ; Vincelet, Richard, Coinchon, Jules Klagmann avaient été tués
à l'ennemi. Les survivants, habitués au long maniement du fusil, avaient dû
sentir trembler entre leurs doigts le,pinceau ou l'ébauchoir. Les œuvres
exposées furent pourtant nombreuses. Jules Breton, qui obtint la médaille
d'honneur, Corot, Bouguereau, Schlesinger, Bonnat, Mlle Nelie Jacquemart,
Carolus Duran envoyèrent des tableaux ou des portraits remarquables, surtout
des portraits, et le ministre des Beaux-Arts put dire avec raison, le jour de
la distribution des récompenses : « Non, l'âme de la France n'est
pas atteinte. Nous travaillons et nous pensons, donc nous sommes vivants. » Paris
s'était porté en foule au Salon de 1872. Salons, réceptions à
l'Académie française, théâtres allaient voir augmenter dans une proportion
inouïe, visiteurs, auditeurs ou spectateurs. Ce n'était pas seulement une
réception retentissante comme celle du duc d'Aumale, succédant à M. de Montalembert,
qui attirait la foule en Avril 1873 ; celles de Viel-Castel, un mois plus
tard, celle de Camille Rousset qui avait succédé, un an plus tôt, au
malheureux Prévost-Paradol, étaient tout aussi courues. Les théâtres ne
désemplissaient pas. Ce n'étaient pourtant pas, sauf une exception, des
pièces nouvelles qui faisaient les salles combles. On jouait, le 1er Mai
1872, Faust à l'Opéra, le Supplice d’une Femme et l’Autre
motif aux Français, Ruy-Blas à l'Odéon, la fille du Régiment
à l'Opéra-Comique, Rabagas au Vaudeville, la Cagnotte au
Palais-Royal, le Roi Carotte à la Gaité, l'Œil Crevé aux
Folies-Dramatiques, la Timbale d’argent aux Bouffes. Les nouveautés ne
manquaient pas, mais elfes restaient en portefeuille. Les jeunes auteurs
pouvaient-ils se faire jouer, quand George Sand ne pouvait parvenir à faire
représenter Mademoiselle de la Quintinie à l'Odéon, quand une pièce,
après l'approbation des censeurs, était soumise au ministre des Beaux-Arts,
qui la renvoyait au général de Ladmirault, gouverneur de Paris et commandant
de l'état de siège ? Nombreux
aussi furent les spectacles funèbres, à la fin de l'année 1872 et au début de
l'année 1873. Le maréchal Vaillant meurt au mois de Mai et le maréchal Forey
au mois de Juin 1872. Le maréchal Vaillant tour à tour ministre de la Guerre
et de la Maison de l'Empereur, membre de l'Académie des sciences, a laissé un
nom honoré dans t'armée, dans le monde des artistes et dans celui des
savants. Le maréchal Forey, qui avait gagné son bâton au Mexique, fut
terrassé par la paralysie en 1869 et ne vit ni les malheurs de la patrie, ni
la trahison de son indigne compagnon d'armes, le commandant en chef de
l'armée du Rhin. Une fin
plus tragique fut celle du directeur de l'Observatoire de Paris, M. Delaunay,
qui semblait destiné à devenir un des premiers mathématiciens de ce siècle.
II périt en rade de Cherbourg, dans une excursion en barque, non loin de la
digue, au commencement des vacances de 1872. L'année
suivante c'est le comte de Chasseloup-Laubat, le rapporteur de la loi
militaire c'est M. de Saint-Marc Girardin, l'un des bonnets à poil, si
populaire sous l'Empire et si compromis dans les intrigues du Centre Droit
sous la République c'est enfin l'amiral Rigault de Genouilly, qui succombent
successivement. Ils
avaient été précédés, le 9Janvier1873, par Napoléon III. Pendant ses deux
années d'exil, comme pendant ses vingt années de Gouvernement, l'ex-Empereur
n'avait pas vécu sa vie, il l'avait rêvée. L'un des rares amis qui lui soient
restés fidèles dans le malheur, M. Octave Feuillet, le vit en 1872 du récit
très bienveillant de l'aimable écrivain ressort la conclusion que Napoléon
fut aussi inapte qu'on ait jamais pu l'être à l'art ou au métier de gouverner
les hommes. Avec son étrange douceur et son calme inaltérable, il assiste à
la défaite, a l'invasion, au démembrement, a. la Commune, comme à de nouveaux
et inévitables épisodes de son aventureuse existence. « Mon entretien avec
lui, dit Octave Feuillet, me laisse pro' fondement convaincu qu'il ne prépare
absolument rien, qu'il attend les évènements. » Il n'a conservé ni
colère, ni rancune on ne s'emporte pas contre la Fatalité et on n'en veut pas
aux hommes qui ne sont que ses instruments. Sur le comte de Chambord, sur la
famille d'Orléans, sur M. Thiers, sur le maréchal de Mac-Mahon, ses
réflexions sont vagues et comme impersonnelles elles portent la marque d'une
perpétuelle imprécision. Il mourut sans formuler un regret, ni un espoir,
sans rendre responsable aucun de ses conseillers, sans se considérer lui-même
comme responsable à aucun degré la Destinée seule était coupable. Il
serait excessif de dire que cet événement laissa Paris indifférent ; on peut
affirmer qu'il l'occupa moins longtemps que tel mince incident de la
chronique journalière. Les impérialistes crièrent : « l'Empereur
est mort, Vive l'Empereur ! » Ce cri resta sans écho. Trois mois
plus tard, ils se comptèrent sur le nom du colonel Stoffel ils étaient 27.000
à Paris. Si nous
rappelons la part prise par la Capitale, le 28 et le 29 Juillet 1872,
l'emprunt de 3 milliards, le voyage fait en Amérique par la musique de la
garde républicaine dans l'été de 1872, la nomination, comme Préfet de la
Seine, de M. Calmon qui remplaça M. Léon Say, devenu ministre des Finances,
le 7 Décembre 1872, nous aurons épuisé la liste des événements ayant eu
quelque retentissement. Au mois
de Juillet de la même année s'accomplissaient silencieusement, rue d'Ulm,
dans un laboratoire dépendant de l'Ecole des Hautes Etudes, des travaux qui
devaient avoir une portée incalculable. Ces travaux, le directeur du
laboratoire les résumait ainsi : « M. Pasteur et MM. Raulin, Gayon,
Maillot continuent les travaux commencés depuis longtemps par M. Pasteur, sur
les questions relatives aux fermentations, à la génération et au rôle des
êtres microscopiques, et à diverses applications industrielles qui en
dépendent, concernant les maladies des vins, la fabrication du vinaigre ; les
maladies du ver à soie. La fabrication de la bière y est, en ce moment,
l'objet d'une étude approfondie. Ce laboratoire a la bonne fortune d'avoir
attiré notre grand chimiste, M. Dumas, qui, depuis quelques mois, y poursuit
des recherches nouvelles sur divers points de chimie physiologique d'un grand
intérêt. » Telle
était, dans le laboratoire de chimie physiologique de l'Ecole normale et dans
bien d'autres, l'intensité de la vie scientifique. En revanche, politiquement
parlant, Paris était comme assoupi, depuis l'élection de M. Vautrain, en
Janvier 1872. Il n'accordait qu'un sourire indifférent à l'étonnante
conception de l'un de ses élus du 8 Février 1871, M. Jean Brunet. Ce
législateur avait proposé de diviser la Seine, la Seine-et-Oise,
l'arrondissement de Meaux et deux cantons de l'arrondissement de Melun en quatre
départements qui se seraient appelés : Paris central, chef-lieu
la Concorde ; Paris occidental, chef-lieu Versailles ; Paris
oriental, chef-lieu Saint-Denis et Paris méridional, chef-lieu
Vincennes. Le rapporteur de la Commission d'initiative avait conclu gravement
à ce que cette proposition ne fût pas prise en considération. Il faut
connaître ces détails, il faut se rappeler dans quelles conditions s'étaient
faites les élections du 2 Juillet 1871 et celle de M. Vautrain, il faut
mentionner aussi l'effet produit, à Paris même, par la suppression de la
mairie centrale de Lyon, les inquiétudes causées aux républicains les moins
avancés par les imprudentes attaques de MM. de Goulard et Dufaure, par la
politique de bascule de M. Thiers, toujours prêt à sacrifier un ami sûr a un
ennemi flottant, pour comprendre et pour juger l'élection parisienne du 27
Avril 1873. Le 22
Mars les maires de Paris étaient venus à Versailles, complimenter M. Thiers
sur l'évacuation désormais assurée du territoire. M. Thiers avait modestement
reporté tout le mérite des négociations qui avaient si heureusement abouti
sur son éminent collaborateur, M. de Rémusat, et les maires avaient offert la
candidature à M. de Rémusat. Le ministre des Affaires Etrangères, s'il
n'avait consulté que son inspiration personnelle aurait refusé. M. Jules
Simon, ancien député de Paris, conseillait ce refus. M. Thiers, confiant dans
le résultat et croyant trouver dans l'élection de M. de Rémusat un solide
point d'appui contre la conspiration monarchique, fit appel au dévouement de
son vieil ami et M. de Rémusat accepta, résigne, l'offre des maires.
Jusqu'aux premiers jours d'Avril, aucune candidature adverse ne fut posée.
C'est un journaliste déjà suspect, M. Portalis, qui le premier prononça dans
son journal, la Vérité, le nom de M. Désiré Barodet. Les républicains
les plus illustres MM. Grévy, Carnot, Littré, Langlois, Cernuschi, tout le
Centre Gauche, toute la Gauche républicaine de l'Assemblée nationale se
prononcèrent pour le candidat de M. Thiers. MM. Peyrat, Quinet, Louis Blanc,
Gambetta, la Gauche radicale et l'Extrême-Gauche de l'Assemblée se prononcèrent
pour le candidat de M. Portails ; les politiques pour le premier, les
passionnés pour le second le second fut élu. Il obtint 180.000 voix, contre
135.000 données à M. de Rémusat et 27.000 au candidat impérialiste. Cette
fois comme tant d'autres, le suffrage universel s'était laissé séduire par
une idée simple. Il voulait affermir la République, il avait choisi le plus
républicain des deux candidats, qui était manifestement M. Barodet. Cette
élection a été le prétexte choisi par la Droite et non pas la cause de la
chute de M. Thiers, un mois plus tard. D'autres élections, antérieures au 24
Mai, celles de MM. Ranc et Lockroy, par exemple, étaient autrement
inquiétantes pour les conservateurs sincères que celle de M. Barodet ; elles
ont été moins exploitées par les conservateurs habiles parce qu'elles ont
moins frappé l'opinion ; elles l'eussent été bien plus, si M. de Rémusat
avait réussi, et l'ordre du jour Ernoul n'en eût pas moins été adopté. Avant
de rentrer à Versailles, où nous assisterons aux émouvantes péripéties du
duel entre le Président de la République et la majorité de l'Assemblée
nationale, parcourons rapidement la France, où les partis avaient beau jeu et
s'en donnaient à cœur joie, en attendant la constitution d'un Gouvernement
définitif. De plus en plus attaché à la République, le pays voudrait fêter
ses anniversaires le 14 Juillet, le 4 Septembre, le 22 Septembre ; mais,
toute commémoration de ces journées étant interdite, il ne peut manifester
ses sentiments que les jours d'élection, le 9 Juin et le 20 Octobre 1872, le
27 Avril et le 11 Mai 1873. II y eut, à ces dates, quatre grandes
manifestations du corps électoral, dans 24 départements ; les républicains
furent élus dans 19 et presque partout avec des majorités écrasantes. Dans le
Nord, l'élection de M. Derégnaucourt, qui avait obtenu une première fois
80.000 voix, avait été invalidée par t'Assemblée les électeurs répondirent à
ce déni de justice en donnant, le 9 Juin, 40.000 voix de plus à M.
Derégnaucourt. Dans les départements inféodes à la réaction et au
cléricalisme, comme le Morbihan, les monarchistes parvenaient encore à se
faire élire, en donnant une teinte grise à leur drapeau, mais n'obtenaient
que quelques voix de plus que les républicains. La Corse, la
Charente-Inférieure nommaient encore des partisans du régime déchu, mais,
dans ce dernier département, il fallait l'active intervention des magistrats,
maintenus ou nommés par M. Dufaure, pour assurer le succès d'un candidat
bonapartiste. L'Assemble nationale, affolée en présence de ces résultats,
modifiait ; le 8 Février 1873, -la loi électorale de 1849, en exigeant pour
l'élection au premier tour la majorité absolue et le quart des électeurs
inscrits. M. Dufaure, dans son discours du 1er Mars, sur le projet des
Trente, annonçait l'intention de rendre le suffrage universel plus sincère et
plus moral. Rien n'y faisait ; les élections d'Avril et de Mai étaient toutes
acquises au premier tour et le suffrage universel se montrait « plus
sincère et plus moral » en donnant aux partisans honteux de la monarchie des
minorités de plus en plus dérisoires. Les
résistances opposées par les monarchistes à l'établissement d'un régime un
peu stable, poussaient en effet le pays du côté des hommes qui représentaient
les nuances les plus avancées de l'opinion républicaine. M. Thiers restait
populaire, mais seulement dans la mesure où il résistait à la majorité ; les
sympathies de la nation allaient toutes aux républicains que M. Thiers et ses
ministres appelaient, avec la majorité de l'Assemblée, des radicaux, qui
s'intitulaient simplement membres de l'Union républicaine, qui
s'appuyaient sur le pays contre des députés qui avaient cessé de le
représenter, et qui n'attendaient que d'une dissolution l'affermissement de
la République et le triomphe des idées démocratiques. A la
tête de cette phalange, jeune, ardente et qui sentait toute la nation
derrière elle, se trouvait le « Dictateur », l'organisateur de la
Défense nationale en Province, Léon Gambetta. Réfugié à Saint-Sébastien
pendant la Commune, il était rentré en France pour tracer à Bordeaux, le 26
Juin 1871, non seulement le programme des prochaines élections du 2 Juillet 1871,
mais aussi celui de la République définitive, prudente et assagie. Elu par
Paris et par trois départements, il était rentré à l'Assemblée, il avait
prononcé son premier discours dans la discussion de la loi Rivet et, au
contact de la Droite, avait cru d'abord qu'il n'y avait rien à attendre d'une
majorité dont les membres, divisés entre eux, n'étaient unis que contre le
Chef du pouvoir exécutif et contre la démocratie. Il s'était retourné à la
fois du côté du -gros des forces républicaines en dehors de l'Assemblée et du
côté de la grande masse électorale. Les forces républicaines, il les avait
disciplinées, en fondant le journal de la démocratie doctrinaire, La République
française, avec l'assentiment de M. Thiers. L'opinion, il l'avait saisie
et frappée, en lui montrant la dissolution de l'Assemblée comme le remède à
tous les maux. Pendant les vacances parlementaires d'Avril 1872, il se met en
contact avec le suffrage universel il prononce à Angers, au Havre, des
discours retentissants. Au Havre, pour répondre à la pétition des évêques,
aux pèlerinages de Rome, de Sainte-Anne-d'Auray, de Paray-le-Monial, de la
Délivrande, de la Salette et de Lourdes, il formule les protestations de la
société laïque, qu'il résumera, le 4 Mai 1877, dans le mot célèbre : « Le
cléricalisme, voilà l'ennemi ! et, en effet, c'était l'ennemi, non pas dans
le pays, mais dans l'Assemblée, où il était le lien des monarchistes
coalisés. Cette tournée oratoire eut son écho dans l'Assemblée nationale un
jeune député bonapartiste, M. Raoul Duval, qui devait bientôt trouver son
chemin de Damas, interpella le Gouvernement sur la présence des maires
d'Angers et du Havre dans les réunions où Gambetta avait pris la parole. Le
ministre de l'Intérieur, en abandonnant le tribun et en blâmant les maires,
obtint difficilement le vote de l'ordre du jour pur et simple. Ce ministre,
qui était M. Victor Lefranc, et M. Thiers lui-même, purent comprendre ce
jour-là quelle faute ils avaient commise, en exigeant la nomination des
maires par le Gouvernement. Si les maires avaient été élus, la Droite
elle-même n'eût pas songé à rendre le Gouvernement responsable de leurs faits
et gestes. Le 9
Mai, en réponse à l'adresse des délégués de l'Alsace, le 24 Juin, au banquet
commémoratif de la naissance du général Hoche, Gambetta prend encore la
parole. Son ardent patriotisme s'exhale dans le premier de ses discours ; son
sens politique et sa prudence s'affirment dans le second, où il commente avec
une haute éloquence les deux devises de Hoche : Res non verba et
Ago quod ago. A Grenoble enfin, le 26 Septembre 1872, il prononce le
célèbre discours qui devait avoir de si graves conséquences politiques. A le
relire aujourd'hui, on a peine à comprendre quelle irritation il causa à M.
Thiers et à tous ses ministres, quelle indignation il provoqua sur les trois
quarts des bancs de l'Assemblée. M. Gambetta y déclarait que la cause de la
France et celle de la République étaient désormais unies et confondues, ce
que démontraient toutes les élections. Il disait, ce qui était l'évidence
même, qu'une démocratie appuyée sur le suffrage universel ne ressemblait en
rien au régime censitaire de 1815 à 1848, à « une monarchie à
compartiments, à une monarchie à poids et contrepoids, dont les uns font
équilibre aux autres, avec un horloger plus ou moins éloquent qui se flattait
de faire tout marcher. » Il affirmait cette vérité de sens commun,
constatée par tout le monde : « Le pays, après avoir essayé bien
des formes de Gouvernement, veut enfin s'adresser à une autre couche sociale,
pour expérimenter la forme républicaine. » Il recommandait la sagesse
avant tout, il disait que l'emploi de la force serait un crime, sous un
régime se réclamant du suffrage universel, qu'il n'attendait rien que du
temps, de la persuasion, de la force des choses, de l'impuissance, de la
stérilité et de la couardise des partis monarchiques. Mais il concluait en
ces termes : « La dissolution est là, comme le fossoyeur, prête à
jeter une dernière pelletée de terre sur le cadavre de l'Assemblée de
Versailles. » Ce fut là son vrai crime, aux yeux de l'Assemblée de
Versailles, comme son crime, aux yeux de M. Thiers, fut de déclarer que
l'organisation d'une République constitutionnelle ou conservatrice était une
ignoble comédie A part les exagérations de langage, qui n'attestent qu'un
goût insuffisant et une éducation négligée, Gambetta avait exprimé avec un
relief saisissant l'opinion de la grande majorité du pays sur l'Assemblée de
Versailles. Il s'était trompé dans ses pronostics de dissolution ; il avait
vu juste en déclarant, à. ce moment, que l'organisation de la République par
l'Assemblée de 1872 ne lui disait rien qui vaille, et M. Thiers allait être
la première victime de la « comédie » qui aurait pu tourner au
tragique. Avant
la réunion de l'Assemblée, le Président de la République et le ministre de
l'Intérieur se rendaient à la Commission de permanence et formulaient, en
réponse à une vive interpellation du duc de Broglie, un blâme sévère contre
les paroles prononcées à Grenoble par M. Gambetta le Gouvernement les
désavouait avec la dernière énergie. Le ministre de la Guerre changeait de
régiment et punissait de soixante jours d'arrêts de rigueur cinq officiers
qui avaient assisté à la réunion privée de Grenoble. L'interpellation
du général Changarnier, le 18 Novembre, et la chute de Victor Lefranc, à la
suite de l'interpellation de M. Prax-Paris, furent des conséquences directes
du discours de Grenoble et de la campagne dissolutionniste entreprise par
Gambetta. Le rapprochement qui s'opéra entre le Centre Droit et le Centre
Gauche, le discours que Dufaure prononça le 15 Décembre contre la dissolution
et contre la République en furent les conséquences indirectes, beaucoup plus
graves que celles-là, qui rapprochèrent pour un temps le Président de la
majorité monarchique et qui l'éloignèrent d'autant des groupes républicains
avancés et du pays. Il ne
comprenait rien, le pays, à la savante stratégie du Président, à ses
ménagements pour des adversaires acharnés, aux concessions de personnes qu'il
faisait à une Droite irréconciliable. Seuls les actes importants ou les
grandes manifestations oratoires le frappaient or, ces actes étaient
contradictoires et ces manifestations étaient dissemblables, suivant qu'elles
émanaient de l'auteur du Message du 13 Novembre ou de l'auteur du discours du
15 Décembre, de M. Thiers ou de M. Dufaure. « La
République existe, disait le Message, elle est le Gouvernement légal du pays
vouloir autre chose serait une nouvelle Révolution et la plus redoutable de
toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer, mais employons-le à lui
imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une Commission nommée par
vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République Conservatrice.
Emparons-nous de ce titre et tâchons surtout qu'il soit mérité. Tout
Gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sous
un Gouvernement qui ne le serait pas. La République sera conservatrice ou
elle ne sera pas. Quant à moi, je ne comprends, je n'admets la République
qu'en la prenant comme elle doit être, comme le Gouvernement de la nation
qui, ayant voulu longtemps et de bonne foi laisser à un pouvoir héréditaire
la direction partagée de ses destinées, mais n'y ayant pas réussi, par des
fautes impossibles à juger aujourd'hui, prend enfin le parti de se régir
elle-même, elle seule, par ses élus librement, sagement désignés, sans
acception de partis, de classe, d'origine, ne les cherchant ni en haut ni en
bas, ni à droite ni à gauche, mais dans cette lumière de l'esprit public, ou
les caractères, les qualités, les défauts se dessinent en traits impossibles
à méconnaître et les choisissant avec cette liberté dont on ne jouit qu'au
sein de l'ordre, du calme, et de la sécurité. « ...
Je le déclare par ce que j'ai, par devoir, les yeux sans cesse fixés sur
l'Europe, la France n'est pas isolée et il dépend d'elle d'être, au
contraire, entourée d'amis confiants et utiles. Qu'elle soit paisible sous la
République et elle n'éloignera personne. Qu'elle soit agitée sous une
Monarchie chancelante et elle verra le vide se faire autour d'elle, sous une
forme de Gouvernement aussi bien que sans l'autre. Nous touchons, Messieurs,
à un moment décisif. La forme de cette République n'a été qu'une forme de
circonstance, donnée par les événements, reposant sur votre sagesse et sur
votre union avec le pouvoir que vous aviez temporairement choisi, mais tous
les esprits vous attendent, tous se demandent quel jour, quelle forme vous
choisirez pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne
ne peut se passer. C'est à vous de choisir l'un et l'autre. Le pays, en vous
donnant ses pouvoirs, vous a donné la mission évidente de le sauver, en lui
procurant la paix d'abord, après la paix, l'ordre, avec l'ordre le
rétablissement de sa puissance et enfin un Gouvernement régulier. » Le
langage du garde des Sceaux était bien différent. Le 15 Décembre, dans la
séance du soir, il s'exprimait ainsi, aux applaudissements de la Droite, du
Centre Droit et aussi du Centre Gauche qui ordonnaient l'affichage de son
discours : « Je
me permets de leur reprocher (aux républicains) de trop identifier avec eux,
dans leurs discours, le pays d'un côté, la République de l'autre. Pour le
pays, vous en êtes convaincus ; pour la République je me permettrai de leur
dire un seul mot. Savez-vous ce qui nous crée une difficulté pour le
Gouvernement même provisoire que nous exerçons sous le nom de République
Française ? Le voici. Ce n'est pas la forme du Gouvernement, c'est le nom de
République. Dans notre longue histoire, il a toujours paru accompagné
d'agitations permanentes, de prétentions toujours nouvelles, d'ambitions sans
cesse croissantes, comme si toute République était un état turbulent aspirant
à passer des grandes et belles institutions de 1789, à celles de 1792 et de
celles de 1792 à celles de 1793, pour ensuite se perdre dans le sang. (Applaudissements
répétés à Droite et au Centre.) « Voilà,
Messieurs, le malheur attaché à ce nom. « La
nation entière a besoin de repos dissolution est synonyme d'agitation. Nous
voterons l'ordre du jour. » Même
désaccord entre le Président de la République et le Vice-Président du
Conseil, au sujet de la dissolution. M. Thiers aurait voulu qu'elle coïncidât
avec l'évacuation du territoire, qu'elle eut lieu à la fin de l'année 1873,
au plus tard au commencement de 1874. M. Dufaure pensait tout autrement. « Je
vous demande, disait-il, si ce sera le moment, alors que des explosions
encore imprévues suivront dans notre pays la sortie de l'étranger de notre
territoire, lorsque personne ne peut répondre que, pendant quelques mois
après sa sortie, il n'y ait pas dans le pays un frémissement national qui
rendra plus difficile le maintien de l'ordre. » Ces
craintes, sincères peut-être mais chimériques, arrachaient à Alphonse Gent
cette réplique trop justifiée Alors, gardez les Prussiens comme gendarmes, à
laquelle le Garde des Sceaux, malgré la vivacité de ses ripostes, ne pouvait
rien répondre. Et il n'y avait, en effet, rien à répondre. Ce
désaccord non apparent, mais très réel, se produisit constamment, durant les
longues discussions de la Commission des Trente qui aboutirent, le 13 mars 1873,
au vote par l'Assemblée Nationale, d'un nouvel acte constituant, le troisième
depuis sa naissance. M. Dufaure n'obtint ce vote, à une énorme majorité,
qu'en revenant délibérément en arrière, en se plaçant sur le terrain du
Programme de Bordeaux, pendant que la minorité de la Commission des Trente et
200 républicains de l'Assemblée restaient fidèles au Programme et à la
politique du Message. En quoi
ce nouvel acte constitutionnel différait-il de celui du 31 Août 1872, quel
progrès faisait-il faire à la stabilité gouvernementale, quelles bases
solides donnait-il au régime établi ? L'Assemblée
devait réglementer à la fois les attributions des pouvoirs publics et les
conditions de la responsabilité ministérielle. La résolution qu'elle vota le
13 Mars 18i3, après trois mois d'interminables discussions dans la Commission
des Trente, sur le rapport du duc de Broglie, ne réglementa pas ces
conditions, ni ne fixa ces attributions. Le préambule affirmait une fois de
plus le pouvoir constituant de l'Assemblée. La majorité ne voulait pas user
de ce pouvoir, ou elle voulait en user le moins possible, mais elle avait
l'innocente manie de l'affirmer à tout propos. Les trois articles suivants,
modèle de chinoiserie, établissaient une procédure compliquée qui n'avait
d'autre but que d'écarter M. Thiers de la tribune et de le reléguer dans le Palais
de la Pénitence, mais ils ne changeaient rien aux conditions de la
responsabilité ministérielle. Jamais
M. Thiers ne fut plus spirituel, plus ironique, plus incisif que dans les
critiques qu'il formula, en pleine Commission des Trente, contre l'article 1er
du projet, celui qui le concernait personnellement. « Songez, disait-il
aux commissaires, le 8 Février 1873, songez aux difficultés de cette
procédure. Le Président de la République exprime par un Message la volonté
d'être entendu. Après la réception du Message, la séance est levée. Voilà une
séance perdue. Après son discours il se retire. Quelqu'un présente à la
tribune des chiffres inexacts. Le Président de la République envoie un
nouveau Message pour être entendu. Encore une séance perdue. Il fait un
discours et se retire. Lorsque la discussion est reprise, de nouvelles
allégations surviennent auxquelles il faut répondre. Tout cela est bien
compliqué. Nous ressemblons, permettez-moi de le dire, aux Chinois qui, dans
certaines circonstances solennelles, font un salut de politesse. On les
accompagne et on salue. Ils reviennent de nouveau refaire la même politesse.
Tout cela, en vérité, n'est pas sérieux. Il faudrait dans les discussions
financières, employer quatre ou cinq jours pour éclaircir les faits dont la
rectification eût été l'affaire d'un instant. Je vous le dis du fond de mon
cœur, je veux ardemment un accord. Dans les dispositions de votre projet j'en
trouve qui m'humilient. Je ferai le sacrifice de mon amour-propre. J'accepte
cette humiliation dans mon âme. Je n'ai qu'une préoccupation le repos et le
bonheur de mon pays, mais je ne puis pas laisser traiter par l'Assemblée les
grandes affaires sans être entendu, lorsque je crois que ma parole est utile.
Je ne puis pas me laisser ainsi lier pieds et poings et me placer dans la
position ridicule d'un combattant qui aurait le sabre cloué derrière. Si vous
voulez me condamner à rester silencieux dans la Préfecture de Versailles,
pendant que se décideront les destinées suprêmes du pays, si vous me
contestez le droit de me faire ; entendre, si vous voulez me clore la bouche
et faire de moi un mannequin politique, non, non, jamais je n'y consentirai,
car, en y consentant, je croirais me déshonorer. « Oh
si j'étais de ces nobles races, qui ont tant fait pour le pays, je pourrais
m'incliner et accepter le rôle de roi constitutionnel. Mais moi, un petit
bourgeois, qui, à force d'étude et de travail, suis arrivé à être ce que je
suis, je ne saurais, je le répète, accepter la situation que vous me proposez
sans humiliation, sans une véritable honte. Non, non, je reviendrai devant
l'Assemblée, elle m'écoutera, elle me croira, elle me donnera raison et le
pays aussi. Je veux pouvoir faire mon devoir et je ne me laisserai pas lier
les mains. » Le
dernier article de la résolution des Trente était ainsi conçu : « L'Assemblée
ne se séparera pas sans avoir statué : 1° sur l'organisation des
pouvoirs législatif et exécutif ; 2° sur la création et l'organisation d'une
seconde Chambre, 3° sur la loi électorale. » Ce texte, que l'on avait voulu
vague et imprécis, avait été substitué au texte gouvernemental qui disait :
« Il sera statué dans bref délai par des lois spéciales 1° sur la
composition, le mode d'éjection et les attributions de l'Assemblée nationale
qui remplacera l'Assemblée actuelle ; 2° sur la composition, le mode
d'élection et les attributions d'une seconde Chambre 3° sur l'organisation du
pouvoir exécutif pour le temps qui s'écoulera entre la dissolution de
l'Assemblée actuelle et la constitution des deux nouvelles Assemblées qui
lui succéderont. Les Trente ne pouvaient entendre le glas funèbre que MM.
Thiers et Dufaure faisaient retentir à leurs oreilles. Le texte
gouvernemental fut repoussé, le texte vague fut accepté par 19 voix contre 7 et,
le 13 Mars, l'Assemblée, par 407 voix contre 225, approuva le préambule, les
chinoiseries et la promesse peu compromettante d'une future Constitution. Après
comme avant le vote de la résolution du 13 Mars, la forme gouvernementale de
la France reste incertaine, non définie, et l'exercice du pouvoir est plus
difficile que jamais, entre une Assemblée souveraine et un Président auquel
manque le droit de dissolution. La Constitution du 31 Août, s'il est permis
de lui donner ce nom, avait bien déclaré que les pouvoirs du Président
dureraient autant que ceux de l'Assemblée concession illusoire, avec un
Président comme M. Thiers, qui était aussi incapable de gouverner contre la
majorité du pays que contre la majorité de l'Assemblée. Le seul résultat de
la loi du 13 Mars fut de l'écarter de la tribune, ou du moins de lui en
rendre l'accès plus difficile. La Commission des Trente et l'Assemblée, après
trois mois de travail, d'intrigues et de discussions aboutissaient à une
négation et à un procédé discourtois envers un grand citoyen. Il est vrai
qu'il était difficile de rendre un plus éclatant et plus involontaire hommage
à l'orateur qui a le plus honoré la tribune française. Elle
était pourtant sensible à l'éloquence cette Assemblée, elle était
foncièrement honnête et il faut rappeler l'accueil qu'elle fit à la
péroraison du discours du duc d'Audiffret-Pasquier, sur les conclusions de ta
Commission des marchés : « Quand
nous voyons dénier devant nous ce triste cortège de négociants sans probité,
sans cœur, qui n'ont vu dans les malheurs du pays qu'une occasion de
s'enrichir, nous nous demandons : qui est-ce qui a fait l'éducation de ces
gens-là ? « Quand
nous voyons des paysans ignorer que l'on ne va pas de préférence porter sa
denrée à l'envahisseur, nous nous demandons qui est-ce qui a fait l'éducation
de ces gens-là, qu'ont-ils donc au cœur ? « Et
quand, à côté de cela, nous voyons le spectacle que nous donne notre armée
reconstituée aujourd'hui, quand nous la voyons silencieuse et laborieuse, en
dehors de toutes les passions politiques, quand nous nous souvenons que c'est
elle qui nous a sauvés en 1848, que c'est elle qui nous a sauvés en 1871, que
c'est elle qui est prête encore à nous sauver de nos discordes et de nos
folies, s'il le fallait, nous nous demandons si ce n'est pas là l'école où il
faut envoyer ceux qui paraissent l'avoir oublié, apprendre comment on sert et
comment on aime son pays. « Que
tous nos enfants y aillent donc et que le service obligatoire soit la grande
école des générations futures. « Pour
nous, Messieurs, nous n'avons pas la prétention de résoudre ces problèmes,
notre ambition est plus modeste. Votre Commission des marchés n'a voulu
qu'une chose apporter sa pierre à cet édifice que nous cherchons tous à
construire la réorganisation morale et matérielle de notre pays. » Le Journal
officiel porte à la suite de ce discours, les mentions suivantes, les
plus hyperboliques certainement qu'il ait jamais insérées Acclamations
enthousiastes et applaudissements redoublés dans toutes les parties de la
salle. L'orateur, en descendant de la tribune, est félicité par tous ses
collègues qui quittent leurs places pour lui venir serrer les mains, et son
retour à son banc est une sorte d'ovation qui se termine, lorsqu'il y arrive
et qu'il se rassied, par de nouvelles salves d'applaudissements. » Cet
accès d'enthousiasme est en même temps le dernier accès d'anti-bonapartisme
qu'ait eu l'Assemblée. Le 4 Mai1872, on était loin du jour ou la déchéance
avait été prononcée à la quasi-unanimité. C'est contre le 4 Septembre, contre
les hommes de la Défense nationale que vont désormais se déchaîner toutes les
colères et ce sont des bonapartistes, M. Raoul Duval, M. Prax-Paris qui vont
conduire les Droites à l'assaut des ministres républicains que M. Thiers a
conservés dans son Cabinet. Il n'est pas jusque M. Rouher qui ne soit plus
écouté que MM. Gambetta et Challemel-Lacour. Cette
Assemblée si violente, si passionnée fut aussi une Assemblée laborieuse entre
toutes. Son œuvre politique fut misérable son œuvre législative reste
considérable et, bien que certaines lois portent encore l'empreinte de ses
haines politiques ou sociales, toutes furent sérieusement élaborées et
discutées avec une incontestable compétence. Nous les énumérerons dans leur
ordre chronologique, en insistant seulement sur les plus importantes. Au
lendemain de nos désastres avait été élue une Commission chargée d'étudier la
grave question du recrutement et de l'organisation de l'armée. Après quatorze
mois de travail la Commission adopta le rapport rédigé par le comte de
Chasseloup-Laubat et le projet de loi sur le recrutement fut déposé sur le
bureau de l'Assemblée nationale Iel2Mars1872. Plus de deux mois furent
consacrés à la discussion et la loi fut promulguée le 27 Juillet. li. de
Chasseloup-Laubat proposait la suppression du remplacement, le service pour
tous les Français, sauf les cas d'exemption et d'incapacité, de vingt à
quarante ans, dont cinq ans dans l'armée active, quatre ans dans la réserve
de l'active, cinq ans dans la territoriale, quatre ans dans la réserve de la
territoriale. D'après ces données, en évaluant le contingent annuel à 150.000
hommes, on aurait eu, au bout de cinq ans, sur le pied de paix 750.000
hommes. C'était pour le pays et surtout pour le budget un fardeau trop lourd.
Aussi la Commission n'exigeait-elle de chaque contingent qu'une année de service
actif elle renvoyait une partie des hommes au bout de l'année, de façon à
n'avoir sous les drapeaux que 450.000 hommes. D'après l'article 41 du projet,
le ministre devait ; chaque année, arrêter le chiffre des hommes conservés
sous les drapeaux, en les prenant par ordre de numéros, en tête de la liste
de recrutement de chaque canton. L'un
des membres de la Droite avait opposé au projet de la Commission un
contre-projet ainsi conçu : « Tout Français qui n'est pas déclaré
impropre au service militaire fait partie de l'armée active pendant trois
ans, de la réserve pendant sept ans et de la territoriale pendant dix ans. »
M. Keller justifiait ce contre-projet en déclarant qu'une seule année ne
permet pas de faire un soldat, mais que trois y suffisent et que cinq années
constituent une durée trop longue. En outre ce système plus équitable maintenait
l'effectif normal au chiffre de 450 ou 460.000 hommes. Le général Trochu, qui
n'était resté membre de l'Assemblée que pour participer à la discussion de
cette loi et qui y intervint trois fois, avec sa compétence et son éloquence
habituelles, appuya énergiquement le contre-projet Keller. « La première
année, disait-il, le soldat se défend contre les difficultés du noviciat, la
seconde il s'équilibre et commence à apprendre avec goût, la troisième il
travaille avec assiduité et complète son instruction, la quatrième il
s'ennuie, se dégoûte, et se déforme. » C'est pour former de bons
sous-officiers qu'il faut plus de trois ans, non pour former de bons soldats. Combattu
par M. Thiers, par le général Ducrot, par le rapporteur, le système des trois
ans, qui devait prévaloir dix-sept ans plus tard, fut rejeté, dans la séance
du 8 Juin, par 455 voix contre 277. Le général Chareton vint alors proposer
que tout Français non impropre au service fit partie de l'armée active
pendant cinq ans, mais que la présence sous les drapeaux ne pût excéder
quatre ans ni être moindre d'un an. Le général Guillemaut et M. Keller soutinrent
l'amendement Chareton, mais le rapporteur, le ministre de la Guerre, le
général Changarnier et M. Thiers le firent rejeter par 477 voix contre 56. Le
projet Chareton ne valait pas le projet Keller-Trochu. C'est celui-ci qu'il
faut regretter. Mais l'Assemblée, menacée d'une crise gouvernementale,
sacrifia ses préférences aux préjuges du Président de la République, préjugés
si tenaces que M. Thiers, quelques jours avant sa mort, songeait à parler
contre une nouvelle réduction de la durée du service militaire, « dût-il
succomber à la tribune ». La loi de 1872 ne lui survécut que quelques
années. Cette fois encore Trochu avait vu juste elle est de lui cette grande
parole : « Pour faire une armée, il faut refaire la nation »,
qui contient toute la moralité des discussions sur le recrutement et sur
l'organisation militaires. La loi
du 27 Juillet -1872 substituait le service obligatoire au tirage au sort avec
remplacement, et empruntait au système prussien l'institution du volontariat.
Le volontariat et la durée du service actif ont été les deux points les plus
critiqués de la nouvelle loi ; ces critiques, en se généralisant, devaient conduire
à une assez prompte modification de la loi de 1872 qui n'en marque pas moins
une date importante dans notre histoire sociale. C'était, en effet, une
mesure éminemment sociale que de confondre tous les rangs de la société dans
l'armée, d'y admettre des jeunes gens instruits pour les rendre à la vie
civile munis d'une sérieuse éducation militaire et capables de fournir une
bonne réserve, en cas de péril national ; de la fortifier, sans tarir le
recrutement des carrières civiles et en même temps de ne faire peser sur la
population qu'une charge assez également répartie pour être supportée, sur le
budget qu'une dépense non disproportionnée à ses ressources. Les législateurs
de 1872 ont compris l'importance de leur œuvre et s'ils ne l'ont pas portée à
la perfection, la responsabilité n'en retombe pas exclusivement sur eux. Dans
aucune question, les préventions de M. Thiers n'influèrent autant sur la
liberté du vote. Nous
n'insisterons pas sur la loi qui rendait le Conseil d'Etat électif (24 Juillet
1872) sinon pour
dire que le nouveau Conseil d'Etat, difficilement formé par l'Assemblée, à la
suite de quatre scrutins, se composa de professionnels et par conséquent
d'hommes de valeur Odilon Barrot fut son vice-président, MM. Groualle, Aucoc,
Goussard furent ses chefs de section. En 18i5, la nomination des Conseillers
d'Etat devait être restituée au pouvoir exécutif. En même temps que le
Conseil d'Etat était rétabli, le jugement des conflits était rendu au
Tribunal des conflits, institué par la loi du 4 Février 1850. La discussion
de la loi sur le Conseil d'Etat avait révélé de grandes qualités, comme
orateurs d'affaires, chez deux membres appartenant à deux écoles politiques
et administratives différentes et qui tous deux ont attaché leur nom à des
publications historiques et philosophiques de quelque valeur l'un était
républicain, c'était Bertauld, le célèbre professeur et jurisconsulte
caennais, l'émule de Demolombe, que M. Thiers appela à la direction du
parquet de la Cour de cassation l'autre était monarchiste, c'était Baudot,
très décentralisateur et très libéra !, qui avait demandé la suppression de
la juridiction administrative des Conseils de préfecture et du Conseil d'Etat
et le retour aux tribunaux ordinaires de toutes les affaires où l'Etat était
intéressé. Cette réforme, très désirable, semble bien éloignée encore, comme
toute mesure tendant à déposséder l'Etat de l'un de ses privilèges. La loi
qui réorganisa le jury est du 21 Novembre -1872. Une liste préparatoire de la
liste annuelle est d'abord formée par une Commission cantonale, composée du
juge de paix et des maires de communes ou du juge de paix et de deux conseillers
municipaux. La liste définitive est dressée par une Commission composée du
président du tribunal civil, des juges de paix et des conseillers généraux
qui peuvent d'office ajouter des noms à la liste préparatoire. La réunion des
listes d'arrondissement forme la liste départementale annuelle. Le 10
Décembre 1873 fut votée, sur la proposition de M. Wolowski, la création des
cartes postales, déjà usitées dans d'autres pays et qui devaient prendre un
si rapide développement dans le nôtre. Une
autre loi excellente et qui n'a pas eu, par malheur, le même succès que la
précédente est celle du 23 Janvier 1873, tendant à réprimer l'ivresse
publique son efficacité est douteuse et son application intermittente. Beaucoup
plus contestable aussi fut la loi du 19 Mars, rapportée par le duc de
Broglie, qui réorganisait le Conseil supérieur de l'Instruction publique, en
y faisant entrer quatre évêques élus par leurs collègues, des conseillers de
cassation, des conseillers d'Etat, des membres de l'Institut et, comme par
grâce, des représentants des Facultés de droit, des lettres, des sciences et
de médecine. Loi éphémère, comme celte du 24 Juillet 1872, la loi du 19 Mars
1873 devait être abrogée en 1880. C'est
dans la discussion de 1873 que se produisit la lutte entre l'évêque
Dupanloup, partisan exclusif des lettres classiques et de la routine et le
ministre Jules Simon, auteur de la circulaire réformatrice du mois de
septembre 1872, qui est devenue l'excellent livre sur la Réforme de
l'enseignement secondaire. Après
la guerre étrangère et la guerre civile tout le monde fut d'accord sur la
nécessité de reforger l'âme de la France, et cette œuvre de refonte, de
restauration, de relèvement de l'âme nationale, nul n'était plus désigné pour
l'entreprendre par l'éducation et par l'enseignement, que le ministre de
l'Instruction Publique. M. Jules Simon possédait la pleine confiance de M.
Thiers, qui n'intervint jamais dans les affaires intérieures de son
département mais il ne possédait pas au même degré les faveurs de la Droite
et du Centre Droit de l'Assemblée nationale et l'opposition formelle ou les
tendances supposées de ces deux groupes de la majorité l'empêchèrent
d'apporter aucune réforme sérieuse à l'enseignement supérieur et à
l'enseignement primaire. Les Droites et Mgr Dupanloup, si écouté d'elles en
ces matières ; ne songeaient qu'à faire participer le clergé à l'enseignement
supérieur en fondant des universités catholiques, rivales des Facultés de
l'Etat, comme il participait à l'enseignement secondaire depuis 1850. Dans
l'enseignement primaire, elles étaient absolument hostiles à l'obligation
dont M. Jules Simon était le champion décidé. Le ministre de l'Instruction
Publique ne pouvait donc avoir quelque influence et faire quelque bien que
s'il se renfermait dans le domaine purement pédagogique et s'il bornait ses
ambitions à la réforme de l'enseignement intermédiaire, nous voulons dire de
l'enseignement secondaire. Encore fallait-il qu'il procédât par voie
d'arrêtés et de circulaires, le terrain législatif lui étant interdit par les
partis pris de la majorité. Avec sa
souplesse et sa dextérité habituelles, M. Jules Simon sut faire de la
circulaire du 27 Septembre 1872 le véritable Manifeste de la réforme de
l'enseignement secondaire. On serait tenté de dire qu'il a été l'initiateur
du grand mouvement d'idées qui s'est produit dans l'Université, si son
camarade et ami, M. Victor Duruy, n'avait pas existé. En prenant séance à
l'Académie, le 16 janvier 1896, M. Jules Lemaitre a dit de son prédécesseur :
« Toutes les réformes de l'enseignement poursuivies par la troisième
République, c'est M. Duruy 'qui les a commencées et de toutes ensemble c'est
lui qui a tracé la méthode et pour longtemps défini l'esprit. Depuis les
sports et lendits scolaires, jusqu'à la résurrection des universités
provinciales, il a tout prévu, tout préparé. Et ce qu'il fit, on peut dire en
un sens qu'il le fit seul, j'entends sans autre secours que celui de
collaborateurs dont le zèle, communiqué et échauffé par lui, était son
ouvrage encore. Il était isolé parmi les autres ministres, leur était presque
suspect. L'Empereur le laissait faire, ne le désapprouvait pas mais ne
l'aidait point et peut-être cela valait-il mieux. Les réformes du ministère
Duruy furent véritablement l'œuvre personnelle de M. Victor Duruy. » Dans
l'enseignement secondaire classique, le ministre novateur supprima la
bifurcation en études scientifiques et littéraires « qui sépare,
disait-il, ce qu'on doit unir, lorsqu'on veut arriver à la plus haute culture
de l'intelligence » ; il introduisit dans les lycées l'histoire contemporaine
et quelques notions économiques ; il restaura la classe de philosophie. M.
Jules Simon, qui devait se mouvoir sur un terrain plus étroit que M. Duruy,
le creusa bien plus profondément. Dans la circulaire adressée, par une
heureuse innovation, non plus aux recteurs mais aux proviseurs, il traita
toutes les questions touchant l'éducation et l'instruction dans les lycées et
collèges, avec une compétence et une hauteur de vues tout à fait
remarquables. Nous ne nous attacherons, dans l'analyse de ce document, qu'à
ce qui concerne l'instruction. On
enseignera essentiellement dans les lycées, disait l'arrêté du 10 décembre
1802, le latin et les mathématiques. A ces deux enseignements s'étaient
ajoutés successivement ceux du grec, de la philosophie, de l'histoire, de la
physique, de la chimie, de l'histoire naturelle et le programme d'études
était devenu toute une encyclopédie. Par malheur, la journée en 1872, comme
en 1802, n'avait que vingt-quatre heures les élèves étaient surchargés de
travail, au détriment de leur santé et de leurs progrès, et, comme on ne
pouvait songer ni à restreindre l'enseignement des sciences qui portait de
bons fruits, ni à diminuer celui de l'histoire et de la géographie, ni à
réduire celui des langues qui venait de recevoir, par une mesure spéciale,
une nouvelle extension, il fallait de toute nécessité supprimer l'étude des
langues anciennes ou la modifier. Personne ne songeant à les supprimer ou à
en diminuer l'importance, ce qui eût été un véritable « crime », une dernière
solution s'imposait celle d'un changement de méthode. Il fallait enseigner
les langues anciennes aussi bien que par le passé, en moins de temps, par
d'autres moyens. Telle était la question. M. Jules Simon la posait avec une
netteté parfaite et la résolvait avec autant de prudence que de fermeté. Il voulait
que le latin dans les classes élémentaires, le grec dans les classes de
grammaire, fussent un peu moins envahissants ; que le rudiment fut un peu
moins tyrannique, que les enfants ne fussent plus convaincus, dès le début,
qu'ils étaient voués aux lettres anciennes pour toute la suite de leurs
classes et que c'était là l'objet presque unique de leur passage au lycée. On
apprend le latin ou le grec pour les comprendre, l'anglais ou l'allemand pour
les parler. Ce principe n'étant contesté par aucun pédagogue, toute la
méthode en découle, tous les exercices doivent être dirigés en conséquence.
Il faut apprendre des modèles non des règles. Les règles sont surtout matière
d'explication et c'est un véritable abus de les faire apprendre par cœur. On
abuse du thème latin comme on abuse de la grammaire ce n'est pas par le
thème, c'est par les textes que l'on apprendra efficacement la grammaire et
la syntaxe. Le thème est surtout un exercice approprié à l'étude des langues
vivantes, qu'il faut parler et écrire on peut contester qu'il soit aussi bien
approprié à l'étude d'une langue morte, qu'il faut seulement comprendre. Quant à
l'exercice « ingénieux » des vers latins, il prend trop de temps
aux bons élèves, il est stérile pour les autres. M. Duruy avait rendu levers
latin facultatif ; M. Jules Simon supprima les compositions et les prix de
vers latins. L'un
des avantages de la méthode recommandée par M. Jules Simon, c'est qu'elle
fera gagner du temps et permettra peut-être, dit-il, non sans ironie,
d'étudier le français. Ici encore il est hardiment novateur ; il bat en
brèche, en même temps que le préjugé invétéré qui fait consister tout
l'enseignement secondaire dans l'étude des langues anciennes, la crainte
chimérique de l'emploi prématuré de la langue maternelle. Non, le français
n'est pas une arme dangereuse qu'il y aurait imprudence à confier, avant la
rhétorique, à de jeunes esprits. C'est au contraire en les habituant à penser
en latin qu'on leur donne une pensée vague, flottante, sans aucune
originalité, et là est le vrai danger, car « lorsque les ignorants
raisonnent mal, ce qu'il y a de plus inquiétant c'est que les hommes qui
passent pour plus instruits qu'eux, ne sachent pas leur répondre et les
éclairer les uns sont armés de paradoxes, les autres désarmés de bonnes
raisons ». La
direction générale que M. Jules Simon prétend donner à l'enseignement
classique est, en somme, celle-ci il faut rendre l'étude des langues
anciennes plus facile, plus efficace et, d'un seul mot, moins encombrante. Le
moyen d'action, c'est à la fois la transformation de méthodes vieillies et
l'abandon d'exercices dont l'inutilité est universellement reconnue. Le temps
gagné par les réductions nécessaires sera consacré à une étude plus sérieuse
de la langue et de la littérature maternelles. Il
n'était pas sans intérêt de montrer ce que M. Jules Simon, au milieu de
l'âpre lutte pour la vie qu'il soutenait à l'Assemblée nationale ; avait pu
faire pour le département dont il avait la charge. La circulaire du 27
Septembre et les réformes qui en ont été la conséquence, telle est la
contribution du ministre de l'Instruction Publique à l'œuvre du relèvement
national poursuivie par M. Thiers et par ses collaborateurs. Il n'est pas une
des mesures recommandées depuis vingt-cinq ans, comme l'un des remèdes à la
décadence ou à la prétendue décadence des études classiques, que M. Jules
Simon n'ait indiquée. Jamais direction plus sûre, plus ferme, plus efficace
n'a été donnée avec plus d'autorité ni plus de compétence. Jamais le but à
atteindre n'a été mieux défini, la voie à parcourir mieux éclairée. Et s'il
est un fait qui doive surprendre, c'est que le plan d'études qui devait
remplacer celui de 1865 et qui fut promulgué en 1874 n'ait porté, pour ainsi
dire, aucune trace de ces lumineuses indications. « Défendez-vous
pour rester, avait dit Thiers à M. Jules Simon, au moment où il se rendait à
la Chambre pour répondre à l'évêque d'Orléans, et non pas pour vous
satisfaire. » En entrant en séance, M. Jules Simon recevait un billet du
Président où ce conseil était encore répété le ministre le suivit, il se
défendit si bien que la Chambre approuva, par 334 voix contre 294, l'ordre du
jour pur et simple qu'il avait accepté et il resta deux mois de plus, le
collaborateur de M. Thiers. La loi
du 4 Avril 1873 qui assimilait l'organisation municipale de Lyon à celle de
Paris doit être rappelée, à cause des incidents qui accompagnèrent ou-qui
suivirent la discussion. C'est le 2 Avril que M. Jules Grévy, l'impeccable
Président, se démit de ses fonctions. M. Jules Grévy n'avait pas jugé que
cette expression, « le bagage du rapport », constituât une impertinence,
comme le prétendait l'un des membres les plus obscurs de la Droite, et il
avait refusé, malgré les injonctions furieuses de la majorité, de rappeler à
l'ordre l'orateur très maître de sa parole qui l'avait employée, M. Le Royer,
le futur Président du Sénat. Dans
cette même discussion le ministre de l'Intérieur, M. de Goulard, avait, sans
prendre l'avis de ses collëgues ni celui du Président de la République,
abandonné le projet préparé par le Gouvernement pour se rallier à celui du
baron Chaurand, membre de la Droite, qui supprimait à la fois le maire et la
mairie centrale de la grande cité industrielle. Le maire de Lyon, maire nommé
par M. Thiers, le 23 Avril 1872, qui disparaissait avec la mairie centrale de
cette ville, était M. Désiré Barodet. Tout ce
travail législatif est loin d'équivaloir, comme durée et comme importance, à
celui que l'Assemblée consacra à la discussion des nouveaux impôts et aux
lois de finances de 1872 et de 1873. Le très
habile ministre des Finances de M. Thiers, M. Pouyer-Quertier, avait évalué
d'abord à 488 millions, puis à 8SO, puis à 650, les dépenses nouvelles
résultant de la guerre étrangère et de la guerre civile en réalité elles
montèrent à plus de 780 millions. Nous nous en tiendrons, pour la clarté du récit,
au chiffre de 650, puisque nous nous plaçons au moment où l'Assemblée et le
Gouvernement croyaient que ce chiffre ne serait pas dépassé. Des ressources
s'élevant à 366 millions, impôts nouveaux ou impôts anciens surélevés,
avaient été créées dans la session de 1871 et, dès le mois de Novembre 1871,
le Gouvernement avait proposé un impôt sur les matières premières qui devait,
dans ses prévisions, donner un rendement de 1SO ou 160 millions. Le 19
Janvier 1872, dans la célèbre séance après laquelle M. Thiers avait donné sa
démission, l'Assemblée avait sursis à statuer jusqu'à ce que les nouveaux
tarifs eussent été soumis à l'examen d'une Commission spéciale de 15 membres.
En même temps, la Commission du budget de 1872 votait des droits nouveaux sur
les sucres, l'enregistrement, les alcools, les allumettes et, dès le mois de
Juin 1873, le total des ressources créées par ces votes montait de 366
millions à 495. Dès lors, l'insuffisance des ressources n'était plus que de
155 millions et la Commission du budget, où la Droite était pourtant en
majorité, proposait d'y subvenir par un impôt sur le revenu, un impôt sur les
valeurs mobilières, un impôt sur les créances hypothécaires et un impôt sur
le chiffre des affaires. De ce jour, tous les efforts de M. Thiers allaient
être dirigés contre ce qu'il appelait un impôt démoralisateur, un impôt de
guerre civile, contre l'impôt sur le revenu. Ici encore il faut peut-être
regretter que l'éloquence, que l'expérience des affaires et surtout que les
préventions de M. Thiers aient produit assez d'impression sur la majorité
pour lui faire écarter l'impôt sur le revenu qui était peut-être possible à
ce moment, qui devait entrer dans nos mœurs et qui ne serait plus, comme
aujourd'hui, une arme entre les mains des partis. Un impôt proportionnel sur
tous les revenus, petits ou grands, auxquels personne n'eût échappé, comme
personne n'échappa à la multiplicité des taxes qui furent établies à cette
époque, eût été considéré comme la rançon de la guerre et accepté avec un
patriotisme résigné en 1872. Lorsque
commença, le 24 Juin, la discussion des propositions de la Commission du
budget, sur les quatre impôts que nous venons de nommer, l'Assemblée était
saisie d'un rapport de la Commission des tarifs qui n'admettait comme
rendement probable de l'impôt sur les matières premières qu'une somme de 93
millions et qui stipulait qu'il n'y aurait lieu d'y recourir qu'en cas
d'impossibilité absolue de boucler autrement le budget. Le nouveau ministre
des Finances, M. de Goulard, montra que l'insuffisance des ressources n'était
pas de 155 millions, mais bien de 200, et combattit, comme insuffisantes, les
propositions de la Commission du budget relatives aux quatre impôts. Il
proposait, pour remplacer cette ressource, d'augmenter de 15 centimes les
contributions directes, d'un décime l'impôt sur le sel et de rendre plus
efficace la répression de la fraude sur les alcools. Selon lui, ces mesures
devaient produire environ 98 millions qui, s'ajoutant aux 93 millions des
matières premières, combleraient à peu près le déficit de 200 millions. L'Assemblée
renvoya les propositions du ministre à la Commission du budget et déclara
qu'elle examinerait d'abord les quatre impôts. En effet, le 28 Juin elle
adopta l'impôt sur les créances hypothécaires qui devait donner 6 millions
elle s'entendit ensuite avec le Gouvernement, pour la rédaction d'un projet
devant frapper les valeurs mobilières d'une taxe de 28 millions et enfin elle
aborda, le 3 Juillet, le projet d'impôt sur le chiffre des affaires,
c'est-à-dire des ventes, faites annuellement par les négociants, fabricants
et autres patentés. Les entreprises publiques, municipales ou privées, les
sociétés d'assurances devaient également payer 1 p. 1000 de leurs recettes
brutes les sociétés de banque ou de crédit, les banquiers et agents de change
20 p. 400 du capital social. Cet impôt devait produire 76 millions. Appuyé
par le rapporteur de la commission, M. Deseilligny, combattu par M. Thiers
avec la dernière énergie le 2, le 3 et le 10 Juillet, comme devant entraver
le commerce et l'industrie, l'impôt fut enfin rejeté, le 11 Juillet, à la
majorité de 86 voix (388 contre 299). L'Assemblée
discuta ensuite l'établissement d'un impôt au principal des patentes — 60
centimes additionnels —, des portes et fenêtres et de la contribution
personnelle mobilière. Le premier seul, celui qui portait sur les patentes,
fut adopté. Comme il ne devait produire que 39 millions, il fallut bien en
arriver à l'impôt sur les matières premières : après quatre nouvelles
journées de discussion, le 17, le d8, le 19 et le 26 Juillet, il fut enfin
adopté sans scrutin. Cette ressource, si marchandée par l'Assemblée, se
trouva encore insuffisante et il fallut subir, en dehors d'elle, ce que M.
Jules Simon a appelé un déluge de petits impôts ». Le mois
de Juillet, presque absorbé, on le voit, par les discussions financières, se
termina le 28 par le grand succès de l'emprunt de 3 milliards et demi,
couvert près de 12 fois. Le Times et le Courrier des États-Unis
purent dire avec raison que la France avait le premier crédit du monde et M.
Thiers put écrire, dans des pages encore inédites : « Il me
semblait être sur un lieu élevé, d'où l'on voit, le jour d'une fête, arriver
les habitants et les étrangers en tout costume, en tout équipage et tous en
grande hâte, pour avoir place à la fête. » La fête, c'était la
libération du territoire, avancée par la victoire financière du 28 Juillet. La
facilité avec laquelle rentraient les impôts anciens ou nouveaux et le succès
de l'emprunt hâtèrent, en effet, la libération du territoire. La convention
du 29 Juin 1872, approuvée par l'Assemblée le 6 Juillet et promulguée le 9,
avait fixé l'évacuation totale au 1er Mars 1875. Cinq cents millions devaient
être payés a l'Allemagne dans les deux mois qui suivraient l'échange des
ratifications, cinq cents autres millions le 1er Février 1873, un milliard le
1er Mars 1874. Des facilités de versements anticipés étaient accordées à la
France, mais ces versements ne pouvaient être inférieurs à cent millions.
Quant à l'évacuation des départements occupés elle devait s'opérer aux dates
suivantes celle de la Marne et de la Haute-Marne après le paiement du premier
demi-milliard celle des Ardennes et des Vosges après le paiement du quatrième
milliard ; celle de la Meuse, de la Meurthe-et-Moselle et de Belfort après le
paiement du cinquième. Ainsi l'on considérait comme un succès, à la fin de
Juin 1872, l'éventualité de la libération qui ne devait s'accomplir que trois
années plus tard. MM. Thiers et de Rémusat se donnent tout entiers à la tâche
patriotique d'avancer ce terme et, le 18 Mars 1873, le Président de la
République entre en coup de vent dans la salle où délibéraient ses ministres,
à Versailles, agitant joyeusement un papier au-dessus de sa tête c'était la
dépêche de notre ambassadeur à Berlin annonçant la signa- ture de la
convention qui rapprochait de dix-huit mois l'heure de la délivrance. Le
dernier milliard, au lieu d'être payé en une fois, le 1er mars 1875, pouvait
l'être en quatre fois, par fractions de 250 millions, dans le courant de 1873,
les 5 Juin, 5 Juillet, 5 Août et 5 Septembre. Les Ardennes, les Vosges, la
Meuse, la Meurthe-et-Moselle, Belfort seraient évacués dans le mois qui
suivrait le S Juillet, Verdun dans les quinze jours qui suivraient le 5
Septembre. Les Allemands ne devaient plus occuper notre sol que six mois[1]. C'est le 17 Mars que
l'Assemblée nationale apprit officiellement cette bonne nouvelle ; elle s'en
attribua le principal mérite et ne vota que contrainte et forcée la
proposition du Centre Gauche déclarant que M. Thiers avait bien mérité de la
Patrie. Il faut relire cette séance, la plus triste de toutes celles qu'a
tenues l'Assemblée de Versailles toutes les haines, toutes les rancunes de la
majorité éclatèrent dans le cri du cœur échappé à l'un de ses membres. Pour
comprendre dans quel état d'esprit se trouvaient la majorité et le Président
de la République le 24 mai 1873, il faut remonter à près d'un an en arrière,
il faut signaler toutes les occasions où les deux adversaires s'étaient
rencontrés et rappeler tous les propos aigres ou féroces qu'ils avaient
échangés. Mainte passe d'armes précéda l'engagement final. Après
la session d'hiver de 1871-1872 le Centre Gauche s'était divisé ; un tiers de
ses membres, suivant M. Deseilligny, avait quitté le gros du groupe qui
plaçait à sa tête le général Chanzy et qui prenait le mot d'ordre à la
Présidence, où MM. de Marcëre, Ricard, Christophle, Bardoux, de Malleville
étaient accueillis journellement, autant comme les amis de M. Thiers que
comme les soutiens de sa politique. Le Centre Droit, fortifié par cet
appoint, l'avait été encore plus par la présence du duc de Broglie qui avait
quitté son ambassade de Londres pour venir prendre la direction du parti. A son
instigation les chefs de la Droite et du Centre Droit firent une démarche
pour attirer dans leur orbite les chefs du Centre Gauche qui semblaient
encore incertains entre la Monarchie et la République. La réponse peu
encourageante qui leur fut faite arracha cet aveu à M. Saint-Marc Girardin
Allons, le fruit n'est pas encore mûr. Les élections du 9 Juin eurent lieu
sur ces entrefaites et les coalisés, repoussés par le Centre Gauche,
repoussés plus énergiquement encore par le pays, essayèrent de mettre dans
leur jeu le Président de la République. Le 20 juin eut lieu à la Préfecture
de Versailles la démarche, qui conservera dans l'histoire le nom qu'un
rédacteur des Débats, M. John Lemoinne, lui a donné : « La
Manifestation des bonnets à poil. » Battus
sur le terrain qu'ils avaient choisi, tournés en ridicule par surcroît, les « bonnets
à poil » reprirent le chemin de l'Assemblée avec la ferme intention de
renverser M. Thiers. Désormais c'est au théâtre du Château, que vont se
porter les coups, c'est dans ses coulisses que vont se nouer les intrigues. Dès le
24 Juin, dans la discussion de l'impôt sur le chiffre des affaires, M. Thiers
échange quelques répliques assez vives avec M. Buffet, dont le séparaient des
divergences politiques profondes, bien plus que des dissentiments
économiques. Le même jour le Président affirmait son esprit de déférence
envers l'Assemblée qui répondait à cet hommage, suivant le compte rendu, par
de légères rumeurs. Le 3
Juillet M. Thiers ayant dit ces simples mots L'Assemblée fera ce qu'elle
voudra un membre de la Droite répond « Bien entendu ! Le dû Juillet les
interruptions de la Droite sont si fréquentes que M. Thiers s'écrie S'il y a
une question politique là-dessous, qu'on la pose et nous la traiterons par
elle-même. Deux jours après, le 12 Juillet, c'est encore un membre de la
Droite qui rappelle ill. Thiers « à la question » ; c'est de
la Droite que part cette riposte à M. Thiers, qui parlait de son ancien et regretté
collègue, M. Pouyer-Quertier. « Reprenez-le alors. » C'est toute la Droite en
masse qui adresse de furieuses interruptions au Président de la République,
parce qu'il a constaté que la forme de Gouvernement qu'on lui a donné à
garder c'est la République ; ce sont MM. de Belcastel, de Carayon-Latour,
Princeteau, de Rességuier, Chaurand, d'Aboville, de Lorgeril, de Franclieu,
Dahirel, Depeyre, de Dampierre, de Mornay, Baragnon qui coupent ses paroles à
chaque mot, qui repoussent ses appels au calme, qui lui adressent coup sur
coup des interruptions violentes et qui prolongent, pendant une demi-heure,
le plus pénible des incidents, le plus indigne d'une Assemblée qui se
possède. Le 13
et le 18 Juillet M. Thiers reprend la parole et est écouté avec assez de
calme ; mais le 17 son premier discours, où il blâme en passant l'Empire et
justifie le 4 Septembre, soulève des rumeurs à Droite et sa réplique à M. de
Meaux, où il déclare à ses contradicteurs qu'il entend ses devoirs autrement
qu'eux et qu'il ne cherche pas la popularité, soulève de violents murmures.
Le 18 Juillet M. Thiers reproche à ses adversaires « des exagérations
insoutenables et qui pourraient être qualifiées très sévèrement le 19, il
leur dit durement et dédaigneusement. » Je n'ai pas besoin qu'on vienne
au secours de ma mémoire ; elle y suffira, croyez-le. D Il était temps que
les vacances vinssent interrompre ces regrettables scènes. Ces vacances
durèrent plus de trois mois en 1872, du 3 Août au 11 Novembre, et M. Thiers
les passa en partie à Trouville où il assista à des expériences de tir au
canon, suivies par lui avec l'intérêt passionné qu'il apportait aux choses
militaires. Pendant son séjour à Trouville, il fit, le 13 Septembre, un
voyage au Havre. La flotte anglaise avait quitté Spithhead pour venir rendre,
en rade du Havre, les honneurs souverains à celui que les Légitimistes et les
Bonapartistes appelaient couramment « le sinistre vieillard ». Deux
jours après la reprise de la session, le 13 Novembre, M. Thiers lisait son
Message, véritable programme de République conservatrice, et cette lecture
provoquait exactement la même scène que le discours du 13 Juillet mêmes
exclamations indignées, mêmes poings tendus vers la tribune, mêmes
interruptions et mêmes murmures. Un peu plus tard, le 18 Novembre, le duc de
Broglie et la Droite entière veulent attirer le Président de la République à
la tribune, pour y reproduire la condamnation qu'il a portée, dans la
Commission de permanence, contre Gambetta et contre les partisans de la
dissolution. Cette fois, la mesure était comble le petit bourgeois se
redresse de toute sa hauteur, et pendant une demi-heure, il cingle la
majorité frémissante de ces virulentes apostrophes. « Je
suis douloureusement affecté de me voir ici, à cette tribune, après deux ans
d'un dévouement absolu et complet (rumeurs à Droite). Ils n'ont pas le droit de me
trainer à cette tribune, pour que je leur réponde (rumeurs à
Droite).
Etais-je indécis, sous les murs de Paris ? (rumeurs à Droite). Si vous le voulez, j'accepte
le jugement du pays (Oh ! oh !), je ne le refuse pas, je le demande (rumeurs à
Droite). Ce n'est pas la question de l'incident de Grenoble qui produit cette
agitation (Si, si, à Droite). On a posé la question de confiance. Eh bien, ne perdons pas de
temps (Oh !
oh ! à Droite).
Je ne reste sous ce poids que par pur dévouement (légères
rumeurs à Droite).
Tant pis pour ceux qui ne le croient pas. Vous vous plaignez d'un
Gouvernement provisoire, faites un Gouvernement définitif. Qu'est-ce qui a
provoqué cette situation ? (Plusieurs membres à Droite Vous ! vous
!). On proteste
aujourd'hui, parce qu'on aperçoit toute la gravité de ce qu'on a fait (murmures à
Droite). Et ces
conservateurs attaquent un homme plus conservateur qu'eux tous un homme qui a
fait son devoir, « dans un moment où l'on aurait osé à peine écrire
pour la défense de l'ordre social » — allusion à 1848 et au livre De la
propriété —. (Oh ! oh ! rumeurs à Droite). On vient nous demander de faire encore une
profession de foi (réclamations à Droite). Je suis blessé, et j'ai droit
de l'être. Après ce que j'ai fait depuis deux ans, le doute même est un acte
d'ingratitude (rumeurs à Droite). Je ne m'attendais pas qu'on viendrait me mettre sur la sellette
(interruptions
à Droite).
Savez-vous ce qui n'est pas parlementaire ? C'est de vouloir garder le
pouvoir malgré son pays. L'ordre moral ne dépend pas de moi (rumeurs à
Droite). Cette séance si mouvementée se termina par l'adoption, à 263 voix
contre 115, d'un ordre du jour portant que t'Assemblée-avait confiance dans l'énergie
du Gouvernement et réprouvait les doctrines professées au banquet de
Grenoble. C'était
là une triste victoire pour le Gouvernement. Le duc de Broglie avait atteint
son but, en séparant le Centre Gauche du reste de la Gauche. Il suivit cette
très habile politique avec le même succès, au lendemain de la séance du 29
Novembre, qui n'avait valu qu'une victoire très disputée au gouvernement.
L'amendement Dufaure, qui posait la question de confiance, n'avait réuni que
372 voix contre 335. C'est dans la séance du 29 Novembre que M. Thiers,
devinant sans doute les intrigues qui préparaient son renversement, avait dit
audacieusement à la majorité : éVoulez-vous un esclave ici, un commis
qui vous plaise, qui, pour conserver le pouvoir quelques jours de plus, soit
toujours votre courtisan ? Eh, mon Dieu ! choisissez-le... Il n'en manque pas ! »
Et il avait terminé son discours par ce serment, prononcé avec une émotion
qu'une grande partie de l'Assemblée avait partagée : « Je jure
devant vous, devant Dieu, que j'ai servi deux ans mon pays avec un dévouement
sans bornes. » M.
Thiers ne remontera que trois mois plus tard à la tribune, le 4 Mars 1873,
pour y prononcer un discours sur les attributions des pouvoirs publics. On
vient de voir quelle faute M. Dufaure avait commise, en cherchant à réaliser
la conjonction des Centres, à regagner au Centre droit et à Droite toutes les
voix qu'il perdait à Gauche. Il rendit à M. Thiers le plus mauvais service,
car la nouvelle majorité ne survécut pas au vote de la pseudo-Constitution
préparée par le duc de Broglie et parla Commission des Trente. Le 3 Avril, la
majorité de Droite pure se reformait sur le nom de M. Buffet, qui réunissait,
pour la Présidence, 305 voix contre 285 données au candidat des Gauches, M.
Martel, et avant l'ouverture des vacances, fixées au 7 avril, un Comité de six
membres était constitué, pour préparer le plan de campagne contre M. Thiers.
MM. de Broglie, Batbie, Changarnier, Baragnon, Pradié et Amédée
Lefèvre-Pontalis, membres de ce comité, et M. Buffet, le nouveau Président,
n'attendirent pas, pour commencer la lutte, le résultat des élections du 11
Mai. Après le discours prononcé par M. Jules Simon, à la distribution des
prix aux membres des Sociétés savantes des départements, le 1 9 Avril,
discours où le ministre avait reporté sur le Président de la République tout
le mérite de la libération du territoire, M. Buffet déclara qu'il
convoquerait immédiatement les représentants, si réparation n'était pas
accordée à l'Assemblée souveraine. Il fallut que le ministre de l'Intérieur,
M. de Goulard, vint devant la Commission de permanence, non pas pour
justifier son collègue de l'Instruction Publique, mais pour le désavouer, en
déclarant que M. Jules Simon était seul responsable de ses paroles. Cette
mission, pénible pour tout autre, ne dut pas coûter beaucoup à M. de Goufard
dans le Cabinet de M. Thiers, il représentait la Droite, dont il partageait
les passions, comme M. Buffet la représentait du haut du fauteuil. Ni M.
de Goulard ni M. Jules Simon, après ces incidents, ne pouvaient rester en
face l'un de l'autre au Conseil des des ministres. Mais le Président se
sépara d'eux avec des sentiments bien différents M. de Goulard fut peu
regretté ; M. Jules Simon reçut de M. Thiers, le 18 Mai, une lettre empreinte
de la plus vive amitié, où le Président lui disait, sans se faire d'illusions :
« Pour moi, je fais encore un dernier effort, sans savoir quel en sera
le résultat, mais ce sera le dernier. » Quand
l'Assemblée reprit ses séances, le 19 Mai, elle se trouva en présence d'un
ministère à peu près homogène où M. Casimir-Périer avait remplacé M. de
Goulard ; M. Waddington, M. Jules Simon ; et M. Bérenger, M. de Fourtou, une
autre erreur de M. Thiers, qui devenait ministre des Cultes. Les nouveaux
ministres appartenaient au Centre Gauche, et ce dernier Cabinet de M. Thiers
offrait, au point de vue de la politique de conservation, de si sérieuses
garanties, que le Gouvernement de l'Ordre moral devait, un an plus tard,
choisir parmi ses membres un vice-président du Conseil et un ministre de
l'Intérieur. Mais c'était au Président, bien plus qu'à son Cabinet, que l'on
en voulait et c'est à la tête que l'on allait frapper. Le bureau était à
peine constitué par l'élection de M. Buffet à la Présidence, par 3S9 voix, et
celle de M. de Goulard à la première vice-présidence, par 361 voix, que M. de
Broglie, au nom de 320 de ses collègues, déposait une demande
d'interpellation ainsi conçue : « Les soussignés, convaincus que la
gravité de la situation exige, à la tête des affaires, un Cabinet dont la
fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les
dernières modifications qui viennent de s'opérer dans son sein et sur la
nécessité de faire prévaloir dans le Gouvernement une politique résolument
conservatrice. » En même temps, M. Dufaure déposait sur le bureau un
projet de loi d'organisation des pouvoirs publics. L'Assemblée, qui devait,
deux ans plus tard, voter presque intégralement ce projet, devenu la
Constitution de1875, refusa d'entendre la lecture de l'exposé des motifs et
même celle des dispositifs[2]. Le
vendredi 23 Mai, la lutte s'engage entre le due de Broglie, et le Garde des
Sceaux. Le duc de Broglie, dans un discours fort habite, comme toujours,
écarte soigneusement la question de forme de Gouvernement, se plaint des
prétendues concessions faites au radicalisme et réclame des garanties
sérieuses pour le parti conservateur. M. Dufaure, dans une réponse ferme,
serrée, logique, affirme la solidarité de tous les membres du Cabinet et la
nécessité de reconnaître et de constituer la République. M.
Thiers parla le lendemain matin à 9 heures il occupa la tribune pendant deux
heures, il rappela tous ses actes, il justifia sa politique avec une hauteur,
une noblesse, une dignité qui éclatent dans ce passage, accueilli par les
bravos et les applaudissements de la Gauche : « Non, je ne crains
pas pour ma mémoire, car je n'entends pas paraître au tribunal des partis ;
devant eux, je fais défaut ; je ne fais pas défaut devant l'histoire, et je
mérite de comparaître devant elle. x La séance fut levée, après le discours
de M. Thiers, conformément au formalisme compliqué de la loi des Trente, et
renvoyée à 2 heures. Après un bref et ferme discours de Casimir-Périer,
proclamant, comme Dufaure l'avait fait la veille, la nécessité de constituer
la République, on se compta sur l'ordre du jour pur et simple que le
Gouvernement acceptait il fut repoussé par 362 voix contre 348. M. Target et
quinze de ses collègues, qui voulaient à la fois « un Gouvernement
républicain conservateur et M. Thiers », avaient voté avec la majorité.
Ils se rallièrent également à l'ordre du jour de M. Ernoul, qui réunit 360
voix contre 344. Cet ordre du jour s'exprimait ainsi : « L'Assemblée
nationale, considérant que la forme du Gouvernement n'est pas en discussion
que l'Assemblée est saisie des lois constitutionnelles présentées en vertu
d'une de ses décisions, et qu'elle doit examiner ; mais que, dès aujourd'hui,
il importe de rassurer le pays, en faisant prévaloir dans le Gouvernement une
politique résolument conservatrice, regrette que les récentes modifications
ministérielles n'aient pas donné aux, intérêts conservateurs la satisfaction
qu'elle avait le droit d'attendre. » M.
Baragnon demanda qu'une troisième séance eût lieu le soir à 8 heures. Dans
cette séance, l'Assemblée accepta, par voix contre 331, la démission de M.
Thiers, que le Garde des Sceaux avait remise au Président, et, sur la
proposition du général Changarnier, qui avait pu espérer un instant — (dernière
illusion ! — la succession de M. Thiers, procéda sans désemparer au choix du
nouveau Président de la République. Le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta,
fut élu par 390 voix contre1, sur 391 votants. « ...
Ce dernier, un peu troublé, s'était rendu dans l'après-midi chez M. Thiers.
On venait, disait-il, de lui offrir la Présidence, et il se demandait si, eu
égard à ses relations antérieures avec le petit bourgeois, il lui était
permis d'accepter l'offre qui lui était faite. « —
Vous en êtes seul juge, répondit sèchement le démissionnaire. « —
Si vous promettez de revenir sur votre détermination et de retirer votre
démission, je refuserai. « —
Quant à cela, maréchal, c'est moi qui suis seul juge en cette affaire. Je
n'ai jamais joué la comédie je ne jouerai pas celle-là[3]. » Vingt-sept
mois et quelques jours se sont écoules depuis le moment où M. Thiers, élevé
au pouvoir par la presque unanimité de t'Assemblée nationale, a été renversé
par une majorité de seize voix. Jamais homme n'a porté un aussi lourd
fardeau, jamais Gouvernement n'a accompli une aussi prodigieuse besogne, dans
un aussi court espace de temps. Deux ans ! ce n'est rien dans la vie d'un
individu, c'est moins que rien dans la vie d'un Peuple. Que l'on prenne deux
années presque au hasard, de 187S à 1896, que l'on recherche quels événements
se sont accomplis pendant ces deux années et l'on sera frappé de leur
inutilité, de leur vide, de leur néant. Les Peuples heureux, a-t-on dit,
n'ont pas d'histoire ; les Peuples malheureux en ont une, et jamais nation
plus éprouvée n'eut une histoire plus remplie, plus poignante que celle de la
France sous le proconsulat de M. Thiers. L'Allemand,
l'ennemi campé sur notre sol, fut le constant objectif du chef de l'Etat il
fallut traiter avec lui tous les jours, à Versailles d'abord, puis à Rouen, à
Compiègne et à Nancy, à Bruxelles en terre neutre, à Francfort et à Berlin en
terre germanique ; avec M. de Bismarck, avec le général Fabrice, avec M. de Manteuffel,
avec MM. de Waldersee et d'Arnim ; il fallut traiter d'abord des
préliminaires, ensuite de la paix définitive, en dernier lieu du paiement de
l'énorme indemnité de la guerre et de l'évacuation du territoire. Conduite
sous la haute direction de M. Thiers, en premier lieu par un avocat éloquent
qui ne fut que le liquidateur d'une situation désespérée, en second lieu par
des hommes qui connaissaient les cours étrangères et les chancelleries, les
négociations eurent les succès que l'on en pouvait attendre et l'évacuation
fut avancée de plus d'une année, Dieu sait au prix de quels labeurs et
souvent de quelles angoisses pour nos diplomates ! La
réorganisation intérieure marcha parallèlement avec les négociations ; on
commença par celle de l'armée, parce qu'il fallut d'abord réduire la Commune
et l'on aborda successivement ou simultanément le rétablissement de tous les
services publics. On ne procéda pas d'une façon préconçue et dogmatique, par
une refonte générale, mais par améliorations partielles et réformes
pratiques. Le système de la table rase était aussi éloigné des conceptions
administratives que des théories philosophiques de M. Thiers. On ne traita
pas la France comme un malade désespéré qu'une médication énergique pouvait
sauver, qu'elle pouvait tuer aussi, mais comme un blessé, dont il fallait
avant tout panser les plaies, qu'il fallait remettre sur pied par un régime
de précautions et de soins constants. La
défense nationale une fois assurée, par la rapide reconstitution de l'armée,
on put remettre un peu d'ordre dans l'Administration, dans les Finances, dans
la Justice, dans l'Enseignement. De bons choix suffirent à rendre à
l'administration préfectorale le prestige que des choix hâtifs ou malheureux
lui avaient fait perdre, et, comme dans notre pays, si profondément
centralisé, les préfets, grâce à une réglementation excessive, étendent leur
action sur les Travaux Publics, sur l'Industrie, sur l'Agriculture, de bons
préfets, choisis pour leur intelligence et leur aptitude plutôt que pour
leurs opinions, firent beaucoup pour le déblaiement des ruines, pour les
restaurations ou pour les constructions nouvelles, pour la remise en
mouvement de l'immense machine gouvernementale. Tous les ressorts,
convenablement graissés, ne tardèrent pas à fonctionner avec leur ancienne
régularité. Notre
administration financière si probe, si intelligente, si expérimentée, subit
également le contrôle des préfets, en même temps que celui de ses inspecteurs
spéciaux. On put demander à ses employés, fidèles observateurs des règles
protectrices de la fortune publique, pour l'établissement des nouveaux
impôts, pour les emprunts, pour le paiement de l'indemnité de guerre, un
travail surhumain dont ils s'acquittèrent avec leur dévouement habituel. M.
Léon Say, un de leurs ministres, leur a décerné des éloges mérités, dans le
rapport où il a exposé, avec une clarté éloquente, les moyens aussi simples
que pratiques auxquels on eut recours pour réunir et payer les cinq
milliards. Le
rendement assuré des impôts, le succès des emprunts, le paiement de
l'indemnité de guerre, tels furent les résultats que l'on voit. Les résultats
que l'on ne voit pas, nous voulons dire, la réorganisation de nos
institutions financières, furent encore plus importants. Pour les mesurer, il
faut se rappeler dans quelle situation MM. Thiers et Pouyer-Quertier avaient
trouvé nos Finances en Février 1871 « Aucun de nous, disait M. Thiers,
ne savait comment nous pourrions sortir des embarras financiers où nous
étions plongés, et moi qui, je crois pouvoir le dire, ai passé ma vie à m'occuper
de la situation financière du pays, je vous déclare que, par patriotisme, je
fermai les yeux. » La spirituelle boutade de li. Pouyer-Quertier
n'exprime pas moins vivement ce que la situation avait de tragique. « Le jour
de mon entrée au ministère des Finances, le chef de la comptabilité
m'apporta, dans son chapeau, le dernier million qui restait au Trésor. » C'est
également le souci du bien public qui dicta les choix que firent MM. Dufaure
et Jules Simon dans les deux ministères où l'action personnelle de M. Thiers
se fit moins sentir, où son intervention ne fut qu'accidentelle. Le
Gouvernement de la Défense nationale avait désorganisé quelques tribunaux et
deux ou trois cours d'appel, en révoquant d'anciens membres des Commissions
mixtes. M. Dufaure, lorsqu'on vota la loi du 25 Mars, annulant les décrets de
la Délégation, se contenta de flétrir, du haut de la tribune, ceux des
magistrats qui avaient figuré dans ces tribunaux d'exception. Il respecta le
principe de l'inamovibilité, seule garantie de l'indépendance du juge, étant
donné le recrutement ; il apporta les scrupules les plus formalistes et les
plus honorables dans le choix des magistrats et il évita par-dessus tout de
mêler la Politique à la Justice. M.
Jules Simon aurait voulu que les membres de l'Université restassent, comme
les magistrats, étrangers à la Politique. En principe il avait raison ; dans
la pratique il usa d'une rigueur exagérée envers certains maitres qui avaient
collaboré, pendant la guerre, à des journaux républicains. Forcés de
descendre de leur chaire, les professeurs disgraciés se firent presque tous
un nom dans la presse, où M. Jules Simon les retrouva bientôt comme
collaborateurs. L'ordre
et l'activité renaissaient peu à peu dans tous les services, sous l'impulsion
de M. Thiers et de tous ses ministres. Tous, qu'ils sortissent du Centre
Gauche ou du Centre Droit, qu'ils appartinssent à la Droite ou à la Gauche,
eurent leur part dans l'œuvre commune ; chacun d'eux apporta dans son
département une compétence spéciale, soutenue et dirigée par la compétence
universelle du Président de la République. L'Assemblée elle-même, l'Assemblée
souveraine, eut la sagesse de ne pas exercer cette souveraineté, en dehors du
domaine législatif et du domaine politique. Dans les détails comme dans le
mécanisme général de leur administration, les ministres furent plus libres,
moins assiégés de sollicitations, de recommandations et d'interventions que
leurs successeurs, de la part des députés et des sénateurs des assemblées
ultérieures. De plus, les ministères non politiques, comme celui.de la Marine
et celui de la Guerre, comme celui des Finances et celui de l'Instruction
Publique ayant conservé assez longtemps leurs titulaires, sous la Présidence
de M. Thiers, MM. Pothuau, de Cissey, Léon Say, Jules Simon, purent exercer
une influence personnelle et suivre les modifications ou les réformes qu'ils
avaient introduites dans le service ceci encore est un titre à l'actif de
l'Assemblée nationale. Elle comprit, que des changements trop fréquents, du
haut en bas de l'échelle administrative, détruisent la sécurité en bas,
suppriment la responsabilité en haut, et que, si la continuité dans les mêmes
fonctions engendre la routine, la mobilité perpétuelle ne peut conduire qu'au
gâchis. La
collaboration de M. Thiers, de ses ministres et de l'Assemblée au point de
vue administratif, au point de vue du rétablissement de l'ordre intérieur,
produisit donc les plus heureux résultats. Ce sont les dissentiments
politiques entre les représentants et leur élu qui seuls empêchèrent la
France de se relever aussi vite qu'elle l'aurait pu, avec ses puissantes
ressources et son extraordinaire vitalité, qui retardèrent malheureusement la
pacification des esprits et la constitution d'un Gouvernement stable. Du jour
où M. Thiers, avec sa vive intelligence, eut compris que le rétablissement de
la Monarchie bourbonienne, malgré les circonstances favorables et les
apparences, était impossible, son parti fut pris avec la décision qu'il
apportait dans tous ses actes par conviction réfléchie, beaucoup plus que par
intérêt personnel, il se rallia à l'idée d'une République conservatrice,
«profondément conservatrice », et il chercha a faire faire aux membres des
deux Centres, partisans d'une Monarchie constitutionnelle, le chemin qu'il
avait fait lui-même. La masse du Centre droit refusa nettement de le suivre
et, même après que la branche cadette eut abdiqué toute prétention, même
après que le comte de Chambord eut été reconnu comme le chef de la Maison de
France, elle nourrit l'espoir chimérique d'une restauration de la royauté
constitutionnelle. Le Centre Gauche, tout aussi partisan des institutions
libres et du parlementarisme que pouvait l'être le Centre Droit, comprit
mieux que lui la situation, les difficultés insurmontables d'un établissement
monarchique et il s'engagea bravement dans la voie que lui indiquait M. Thiers.
Les Dufaure, les Rémusat, les Duvergier de Hauranne, les Chanzy, les Léon
Say, les Christophle, les de Marcère, apportèrent à la République, quelques
mois seulement avant le 24 Mai 1873, l'appui de leur nom, de leur influence
sociale, de leur fortune. Leur adhésion est un fait de haute importance dans
l'histoire politique de notre pays. Ces ouvriers de la dernière heure
rassurèrent autant que ceux de la première effrayaient ; ils entraînèrent à
leur suite la portion la plus éclairée de la bourgeoisie. Des villes le
mouvement gagna les campagnes et, au fur et à mesure que la politique
représentée par M. Thiers et par ses amis rencontrait moins d'adhérents dans
l'Assemblée nationale, elle en rencontrait un plus grand nombre dans le pays.
L'inappréciable service, que M. Thiers et que les membres du Centre Gauche
ont rendu à la République, a été de réconcilier avec le mot et avec la chose
la masse timide et flottante qui partout constitue la majorité. Ils ont
démontré qu'avec cette forme de Gouvernement, tout comme avec une autre, on
pouvait rétablir l'ordre, payer les frais de la guerre, vaincre la Commune,
faire bonne figure devant l'étranger et vivre en paix, sans que l'orgueil
national fut humilié, sans que la prospérité matérielle fût compromise, sans
que les croyances fussent menacées. On n'a pas oublié la question que le
général Trochu avait posée, dès la première heure, à ses collègues de la Défense
nationale. Il leur avait demandé s'ils étaient disposés à respecter Dieu, la
famille et la propriété, et, sur leur réponse affirmative, il leur avait
promis son entier concours. De même, quand la France eut reconnu que les
républicains ne menaçaient ni Dieu, ni la famille, ni la propriété, la cause
de la République fut gagnée dans l'opinion elle le fut au moment précis où
cette conviction se fit dans tous les esprits. Ce
mouvement d'adhésion qui, de proche en proche, comme une lente inondation, se
répandait sur toute la surface du pays, les monarchistes qui ne péchaient
pas, surtout dans le Centre Droit, par manque de clairvoyances, ont vu sa
naissance et constaté son développement, mais ils n'en saisirent pas les
raisons profondes. L'aveuglement de ces doctrinaires de Droite fut plus grand
et plus persistant que celui des doctrinaires de Gauche qui ne comprenaient
pas la nécessité d'une République rassurante, mais que !'intérêt bien entendu
groupait toujours, disciplinés et compacts, sous les ordres de leur brillant
et habile général. Le 24 Mai, le jour de la grande bataille, pas un d'eux ne
fit défection. Ils savaient bien qu'en votant pour un républicain du
surlendemain et pour une République possible, ils ajournaient l'avènement des
républicains de l'avant-veille et de leur République idéale ils n'en
donnèrent pas moins leurs suffrages à M. Thiers. Au contraire les membres de
la Droite, pour faire disparaître celui qu'ils considéraient comme l'obstacle
à la réalisation de leurs desseins, votèrent, non moins disciplinés ni moins
compacts, contre l'homme d'État qui pouvait seul, l'étiquette mise à part,
réaliser leur idéal de Gouvernement, qui leur eût assuré é ce qu'ils
considèrent comme le bien suprême, l'exercice du pouvoir, qui fût revenu, en
échange d'un peu de confiance, à son goût naturel pour leurs principes et
pour leurs personnes, qui eût fait, avec eux et pour eux, l'éducation de
cette démocratie, avec laquelle il faut compter, bon gré mal gré, et dont ils
auraient pu devenir, pendant les premières années, au lieu des adversaires
impuissants, les guides respectés. La joie du succès remporté le 24 Mai n'a
pas dû survivre longtemps à la victoire. Combien, parmi les vainqueurs, s'ils
ont été sincères avec eux-mêmes, ont dû se dire depuis, au souvenir du chef
incomparable qu'ils ont méconnu et sacrifié : « Ah s'il était là ! » Si M.
Thiers avait été maintenu au pouvoir le 24 Mai, la France aurait eu, dix-huit
mois plus tôt, une Constitution qui eût bien valu celle de 1875. Le
Gouvernement de la République française eût compris un Sénat, une Chambre des
représentants et un Président de la République, Chef du pouvoir exécutif. Les
sénateurs, âgés de trente-cinq ans au moins, auraient été au nombrede265, !es
députés âgés de vingt-cinq au moins, au nombre de 537. Le Président de la
République aurait dû avoir quarante ans. Cette fixation de l'âge du Président
est la seule clause bizarre et contestable de la Constitution Thiers-Dufaure,
avec la fixation des catégories où devaient être choisis les Sénateurs ; elle
fait penser involontairement à l'âge de Gambetta qui était né en 1838. Le
Sénat était élu pour dix ans et renouvelé par cinquième tous les deux ans ;
la Chambre pour cinq ans et renouvelée intégralement le Président de la
République pour cinq ans et rééligible. Sénateurs et Représentants étaient
élus au suffrage direct, les Sénateurs au scrutin de liste, à raison de trois
Sénateurs par département français ; les Représentants, au scrutin
d'arrondissement ; le Président de la République par un Congrès composé des
Sénateurs, des Représentants et de trois délégués de chaque Conseil général.
L'initiative des lois appartient aux deux Chambres et au Président de la
République les lois d'impôts sont soumises d'abord à celle des Représentants.
Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger les poursuites en
responsabilité contre le Président, les ministres et les généraux en chef des
armées de terre et de mer. Le Président de la République promulgue les lois,
en surveille et en assure l'exécution, négocie et ratifie les traités qui
doivent être approuvés par les deux Chambres, possède le droit de grâce, mais
non celui d'amnistie, dispose de la force armée, sans pouvoir la commander en
personne, et préside aux solennités nationales. Lui et ses ministres sont
responsables soit individuellement, soit collectivement des actes du Gouvernement.
Le Président a le droit de dissoudre la Chambre avec l'autorisation du Sénat. Telle était la Constitution de MM. Thiers et Dufaure, vraiment plus démocratique que celle del875 ; tel était l'édifice, non luxueux ni grandiose, mais modeste et commode, que le Président de la République voulait construire, avec la collaboration de l'Assemblée, pour abriter la France, lasse des Révolutions, des troubles civils et de la compétition des partis. L'Assemblée changea d'architecte, essaya plusieurs autres plans et revint à celui de M. Thiers, en y apportant des retouches malheureuses. |