HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

CHAPITRE V. — LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS

Du 29 Mai 1871 au 31 Mars 1872

 

 

La proclamation du maréchal de Mac-Mahon. — Le rôle du maréchal dans la guerre civile. — Le duc d'Audiffret-Pasquier réclame la prompte convocation des électeurs. — Paris le 29 Mai. — Les incendies. — Paris renait à la vie. — La revue du 29 Juin. — L'emprunt de deux milliards. — Les élections législatives complémentaires de Paris. — Les élections municipales. — L'évacuation du 20 Septembre. — Le jury de la Seine et les Allemands. — La presse. — Fondation de la République Française. — Le procès du général Trochu contre le Figaro. — L'Assemblée nationale. — L'abrogation des lois d'exil. — La Maison de France. — Le comte de Chambord. — Le parti légitimiste. — La pétition des évêques. — Le duc d'Audiffret-Pasquier et les bonapartistes. — La loi municipale. — La loi départementale. — La loi Dufaure. — Vacances parlementaires. — Modifications ministérielles. — Les ministres de M. Thiers et les chefs de la Droite. — M. Thiers à la tribune. — Discours du 8 Juin, du 22 Juillet, du 5 Août, du 24 Août, du 16 Septembre. — La loi Rivet. — Instabilité gouvernementale. — Le 19 Janvier 1872. — M. Thiers et ses principaux collaborateurs. — Les Conseils de guerre. — Les prisonniers de la Commune. — Les Commissions de révision et d'enquête. — Commission d'enquête sur les capitulations. — Commission du 4 Septembre. — M. Thiers à Rouen. — Conditions du traité de Francfort. — Les négociateurs français et allemands. — Commencement de la libération. — Difficultés diplomatiques. — Les élections législatives complémentaires des départements. — La France travaille et aspire à un régime définitif.

 

Le dimanche 28 Mai, à 4 heures, Paris était délivré, et le maréchal de Mac-Mahon annonçait cette délivrance aux habitants, par une proclamation très digne dans sa brièveté :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

« HABITANTS DE PARIS.

« L'armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé à 4 heures les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd'hui, la lutte est terminée l'ordre, le travail et la sécurité vont renaître.

« Au quartier général, le 28 Mai 1871.

« Le Maréchal de France, Commandant en chef,

« DE MAC-MAHON, DUC DE MAGENTA. »

 

Dans cette proclamation, comme dans celles qu'il avait adressées aux troupes en prenant possession du commandement en chef, au moment d'entrer dans Paris, ou lorsqu'il apprit le renversement de la colonne Vendôme, comme dans son rapport du 30 Juin sur les opérations de t'armée de Versailles[1], le maréchal de Mac-Mahon montra la plus remarquable modération. Sa déposition devant la Commission d'enquête, le 28 Août, fut également empreinte de la plus sage réserve. A propos des exécutions qui suivirent l'entrée des troupes dans Paris, il déclara très nettement que lorsque les hommes rendaient leurs armes, on ne devait pas les fusiller et que, partout où ces exécutions avaient eu lieu, c'était contrairement à ses instructions et à ses ordres. Le maréchal ne se trompa que sur le nombre de ces exécutions, qu'il jugeait très restreint, et qui avait été malheureusement considérable, et aussi sur le nombre des insurgés tués les armes à la main, depuis le commencement de la lutte ce nombre avait certainement dépassé 17.000. Au plus fort du combat, le maréchal de Mac-Mahon, par sa calme énergie, justifia la confiance que M. Thiers avait mise en lui. Il avait hésité à accepter le commandement en chef ; son parti pris, « il sut donner à la situation, comme le disait le vice-amiral Pothuau, une importance réelle par la popularité de son nom et la beauté de son caractère ». A la différence de M. Thiers, qui fut plus grand au Pouvoir que dans l'Opposition, le maréchal de Mac-Mahon ne fut vraiment lui-même qu'au second plan, parce que là seulement, il obéit à ses inspirations personnelles, à sa droiture native, à sa haute et pure conception du devoir.

Le 29 Mai, la grande route de Versailles à Paris, par Sèvres, s'emplissait d'une foule nombreuse qui se dirigeait vers la Capitale. A 3 heures, le Chef du pouvoir exécutif, accompagne des ministres, qui avaient assisté le matin aux prières publiques dites à Versailles, en présence du nonce Chigi, pénétrait lui-même dans la ville reconquise sur l'émeute et passait plusieurs heures au ministère des Affaires Étrangères, où le commandant en chef s'était établi. Tous les hommes se découvraient sur le passage de M. Thiers, les femmes, les enfants qui venaient de sortir de leurs maisons ou de leurs caves agitaient leurs mouchoirs, les soldats présentaient les armes, les pompiers, encore occupés à éteindre les incendies fumants, saluaient militairement, le tout sans éclat, sans acclamations bruyantes tous semblaient étonnés de se retrouver vivants, après cet épouvantable cauchemar de huit jours.

Au même moment, à Versailles, le duc d'Audiffret-Pasquier invitait M. Ernest Picard, ministre de l'Intérieur, à faire procéder, dans le plus bref délai possible, aux élections complémentaires, pour que l'Assemblée nationale, se retrempant dans le suffrage universel, y reçût comme un nouveau baptême. Quant à la France, dans sa grande généralité, elle apprenait avec satisfaction la victoire de la légalité sur l'insurrection, mais elle se demandait avec inquiétude si cette victoire n'allait pas être en même temps celle de la Monarchie sur la République. Elle n'avait pas plus de sympathies pour les hommes du Comité central et de la Commune que pour les députés qu'elle avait choisis dans un jour d'erreur, sinon de malheur.

Quel spectacle offrait Paris, au lendemain de la semaine sanglante Dès le Point du Jour commence la longue série des toits effondrés, des murs abattus, des poutres noircies. Aux Champs-Elysées, la toiture du Palais de l'Industrie est crevée. De la place de la Concorde à l'Hôtel de Ville, par les trois magnifiques voies qui mènent à l'ancienne Maison du Peuple, rue de Rivoli et sur les deux rives de la Seine, ce ne sont que pierres calcinées, ruines et décombres. Des rues entières ont disparu. Quelques-uns des monuments qui faisaient la parure de cet admirable quartier gisent informes, au pied de grands murs noircis par les flammes. Le ministère des Finances n'est plus qu'un amas de décombres. Le socle de la colonne Vendôme subsiste seul. En face, la svelte Légion d'honneur et le lourd Conseil d'Etat ont eu le même sort. Le superbe quadrilatère que formaient le Louvre elles Tuileries, ouvert au Nord et à l'Ouest, permet aux deux Arcs de Triomphe de la place de l'Etoile et de la place du Carrousel de se voir, à travers les fenêtres béantes des Tuileries. Plus loin le Palais de Justice est atteint et la place de Grève n'offre plus à l'Est la belle perspective de la Maison du Peuple le Peuple a laissé ses sinistres mandataires détruire sa demeure. Un nuage épais de fumée désigne le lieu où s'élevait l'Hôtel de Ville.

Et les ruines morales surpassent encore les ruines matérielles. Dans les quinze premiers jours de Juin, le nombre des dénonciations adressées à la Préfecture de Police atteignit 175.000. Ce ne sont pas seulement des combattants que les soldats et les gendarmes entraînent, par files ininterrompues, sur la route de Versailles ce sont des groupes entiers de population, des enfants, des femmes, des vieillards, des personnes honorables qu'une basse vengeance a désignées. Sans doute elles seront relâchées, une fois leur identité constatée mais quelle réparation obtiendront-elles pour avoir suivi cet interminable calvaire de Paris à Versailles, pour avoir subi, au début, les ignobles injures d'une foule apeurée, de celle-là même qui la veille encore assistait indifférente ou ravie aux exploits des pétroleuses, et pour avoir trouvé, au terme, les insultes plus lâches, les crachats ou les coups des aventuriers et des oisifs des deux sexes ?

A la date du 1er Juin, Paris est divisé en 4 grands commandements militaires Vinoy avec l'armée de réserve à celui de l'Est, quartier général à Picpus ; de Ladmirault avec le 1er Corps celui du Nord-Ouest, quartier général à l'Élysée ! de Cissey avec le 2e corps celui du Sud, quartier général au Petit-Luxembourg ; Douay avec le 4e corps celui du Centre, quartier général à la place Vendôme. Le lendemain, la garde républicaine portée à 2 régiments, comprenant chacun 2 bataillons et 4 escadrons, formait un total de 6.140 hommes. Deux mois plus tard la dissolution de toutes les gardes nationales de la France fut prononcée par la loi du 2o Août 1871 qui abrogeait les lois de 1831, 185't et 1870 ; celle de Paris était dissoute de fait depuis le 29 Mai.

Jour et nuit des cavaliers le sabre au poing, le revolver chargé dans les fontes, sillonnent la cité. Toutes les maisons sont fouillées de haut en bas par la police et par la troupe, à la recherche des fédérés. Les cafés, les débits de vin sont obligatoirement fermés à onze heures du soir. L'industrie des crieurs de journaux et des 'camelots est interrompue. Les feuilles publiques ne peuvent plus paraître qu'avec l'autorisation du commandant en chef de l'armée de Paris. Les théâtres chôment. Jusqu'au 3 Juin il faut un laissez-passer de l'autorité militaire pour entrer à Paris ou pour en sortir. Le mouvement de l'immense organisme qu'est Paris est comme arrêté. Quel changement entre le mois de Juin 1871 et les mois précédents Les seuls gardes nationaux que l'on aperçoive et que désigne un brassard tricolore, sont ceux qui ont prêté leur concours à l'armée pour le rétablissement de l'ordre ; les fusils, au nombre de 450.000, ont été rapportés dans les mairies et de là dans les arsenaux les costumes et les képis qui peuvent désigner aux poursuites ont disparu comme par enchantement. Le Paris des deux sièges est au moins métamorphosé dans son aspect extérieur, s'il ne l'est pas dans son âme, si les secousses de l'année terrible ne lui ont imprimé, comme il est à craindre, qu'un ébranlement passager, si toutes les leçons des derniers événements ont été perdues pour lui.

Cette vie, qui a semblé un instant suspendue, ne tarde pas du reste à reprendre, et sous toutes ses formes, aussi intense, aussi fébrile que la veille. Dès le 3 Juin, la suppression du laissez-passer rétablit les communications plus nombreuses que jamais, après cette longue interruption, entre la Province et Paris. Le 5 juin la Cour d'appel reprend ses audiences ; le 6 le Tribunal de 1'° instance. A la même époque les cours de l'enseignement supérieur recommencent ; ceux de l'enseignement secondaire, dans les établissements qui n'ont pas été transformés en ambulances, n'ont jamais entièrement cessé, mais le nombre des élèves est tombé de 6.000 à 1.000. La formation d'une Commission chargée de reconstituer les actes de l'état civil et où Ggurent, sous la présidence du Garde des Sceaux Dufaure, MM. Ribot, Picot, Rousse, Beudant, Colmet d'Aage, Denormandie, Vautrain, active la reprise des habitudes normales, troublées depuis le 18 Mars, totalement interrompues pendant la funeste semaine. Le Paris curieux, le Paris laborieux, le Paris patriote se retrouvent aux funérailles réparatrices de l'archevêque, de Chaudey et des otages, aux guichets de souscription pour l'emprunt de 2 milliards et enfin à la revue de Longchamps, le 29 Juin. Ce grand spectacle militaire, à pareil jour, fut le plus beau de tous ceux qui furent donnés depuis, dans le cadre incomparable assigné à ces cérémonies, tour à tour banales ou singulièrement émouvantes. En présence de l'ennemi qui occupait encore le Nord et l'Est de Paris, en présence des représentants de l'étranger, en présence des mandataires de toute la France, M. Thiers assista au défilé de l'armée ramenée d'Allemagne, reconstituée en quelques jours, ayant triomphé là où les Prussiens, deux fois plus nombreux, avaient échoué, et prouvant par sa tenue, par sa discipline, par la sévère correction de son attitude qu'elle saurait défendre à la fois l'ordre républicain et la nation régénérée. Après le défilé, le petit bourgeois, le grand patriote, au milieu des applaudissements de ceux qui occupaient la tribune officielle, des acclamations de la foule, tomba en pleurant dans les bras du Maréchal.

L'emprunt de 2 milliards (27 Juin) qui fut couvert deux fois et demie, celui de la ville de Paris qui le fut seize fois et l'obligation de payer à l'Allemagne le premier acompte de l'indemnité de guerre n'amenèrent pas la rareté de l'argent que l'on redoutait. La création, par le Comptoir d'escompte, de coupures de 5 francs, 2 francs et 1 franc facilita les petites transactions. Quant à la crise financière qu'aurait pu produire l'immense déplacement de capitaux qui eut lieu pendant les derniers mois de 1871, elle fut très heureusement conjurée et le monde entier, à commencer par l'Angleterre, le meilleur des juges en la matière, admira la puissance de notre crédit, la promptitude de notre résurrection, la vitalité de notre pays qui venait à peine d'échapper aux étreintes de la guerre civile, que travaillaient encore toutes les incertitudes de l'avenir. Il n'est que juste de le reconnaître le développement donné par l'Empire à la fortune publique, pendant les vingt dernières années, avait contribué à amener ces résultats inespérés.

Les élections complémentaires parisiennes, qui eurent lieu le 2 Juillet, furent une surprise pour 'tous, comme du reste les élections départementales. Paris, qui s'était montré beaucoup plus avancé que la Province en Février, le fut beaucoup moins en Juillet. Sur 21 députés à nommer, c'est à peine si l'on compta 5 républicains, dont Gambetta. Les 16 autres candidats de l'Union de la presse, appartenaient à l'opinion conservatrice, mais étaient décidés à soutenir la politique de M. Thiers et s'étaient recommandés de lui dans leurs professions de foi. Le Chef du pouvoir exécutif, à Paris du moins, fut donc le seul vainqueur du 2 Juillet. Victoire peu glorieuse du reste puisque sur 458.774 électeurs inscrits il n'y eut que 290.823 votants et 280.847 suffrages valables. Le premier élu, M. Wolowski, en réunit 147.042 ; le dernier, M. Moreau, 94.873. Les 50 ou 60.000 votants qui auraient pu assurer le succès de la liste républicaine pure étaient en fuite, à Versailles, ou sur les pontons ; beaucoup s'abstinrent pour éviter les poursuites devant les Conseils de guerre.

Les élections municipales du 23 Juillet ne furent pas moins satisfaisantes, au point de vue de la République conservatrice. Paris nommant deux fois de suite des modérés, ce ne fut pas là une des moindres singularités de cette époque. MM. Bouruet-Aubertot, Vautrain, Dubief, Depaul, Binder, Saglier, Christofle, Trélat, Léveillé, Beudant, Riant, Mottu, Lockroy, Ranc, le Dr Blanche, Clémenceau, Métivier figuraient parmi les principaux élus. C'est à peine si un ou deux de ces noms pouvaient effrayer les plus fanatiques adversaires de la Capitale.

Malgré ces preuves renouvelées de sagesse données par Paris, la majorité monarchique lui restait passionnément hostile et repoussait systématiquement toutes les propositions faites pour le retour de l'Assemblée au Palais-Bourbon. M. Thiers avait beau dire, avec son bon sens familier « Je vous défie de faire fonctionner l'Administration financière de la France ailleurs qu'à Paris », l'Assemblée restait sourde à toutes les adjurations. « Non, disait éloquemment Louis Blanc, il n'est pas vrai que Paris soit suspect à la France, il n'est pas vrai que la France soit hostile à Paris et cela n'est pas vrai, par cette raison bien simple que cela est impossible. Est-ce que l'opinion publique, à Paris, n'est pas formée de tout ce que pensent, disent et écrivent les provinciaux qui y séjournent ou le traversent ? Est-ce que cette puissance d'attraction dont Paris est doué et qui constitue son originalité glorieuse, ne fait pas de Paris la ville française par excellence ? La France en opposition avec Paris, ce serait la France en opposition avec elle-même Le fait est que Paris est un grand laboratoire d'idées et il est tel, parce que la France lui envoie incessamment tout ce qu'elle contient d'intelligences actives. » La Droite hachait de ses interruptions le beau discours de Louis Blanc ; quand il rappelait les services que Paris a rendus à la civilisation, le reflet de gloire que son héroïsme a jeté sur nos derniers revers, des rumeurs négatives éclataient sur ses bancs. « Passez là-dessus, » criait le baron Eschassériaux, et VI. Cochery répliquait heureusement à l'interrupteur « Ne contestez pas cela, au moins, c'est l'honneur de la France. » La loi du 8 Septembre fixait à Versailles la résidence de l'Assemblée nationale, du Chef du pouvoir exécutif et des ministres. Les trois quarts des députés de la majorité y avaient établi leur résidence privée, « par terreur du foyer d'ébullition à peine refroidi qu'était Paris, » comme le disait un de leurs collègues, l'aquafortiste Buisson, représentant de l'Aude. Le mur de fer qui enserrait Paris fut reporté à une vingtaine de lieues en arrière, le 20 Septembre à cette date les Allemands évacuèrent, outre les forts, les quatre départements de la Seine, de la Seine-et-Oise, de la Seine-et-Marne et de l'Oise. Livrée à elle-même, sous le régime de l'état de siège qui ne se manifestait que par la suppression capricieuse de certains journaux ou l'interdiction de vente sur la voie publique, la Capitale pansait ses plaies, refaisait sa chair et son sang et, le 27 Octobre, couvrait seize fois, à elle seule, l'emprunt de la ville de Paris. Le souvenir des deux sièges s'effaçait peu à peu et les accès de l'ancienne folie obsidionale revenaient rarement. Ils auraient singulièrement compliqué la tâche du Gouvernement, comme fit une décision rendue le 24 Novembre par le jury de la Seine. L'acquittement d'un prévenu qui avait mis à mort un soldat allemand, venant après un autre acquittement prononcé par le jury de Seine-et-Marne, eut pour conséquence l'intervention des Allemands dans les rixes où étaient impliqués des Français. L'ennemi, se substituant à nos jurys et à nos tribunaux, cita devant ses Conseils de guerre ceux de nos nationaux qui étaient accusés de meurtre et les fit passer par les armes. L'arbitraire- absolu qui présidait aux mesures prises contre la presse, dans le département de la Seine et dans les départements soumis à l'état de siège, n'était pas fait pour rendre plus faciles les relations entre la France et l'Allemagne. Pendant le premier siège, la presse avait joui d'une liberté sans limites. Pendant le second, la Commune agonisante avait supprimé, sous prétexte de salut public, toutes les feuilles opposantes, sans distinction de nuances. L'Assemblée nationale, par la loi du 15 Avril 1871, remit partiellement en vigueur la loi du 27 Juillet 1849 sur les délits de presse et les dispositionsdelaloidel8t9qui permettaient, devant le jury, la preuve de la diffamation à l'égard des fonctionnaires publics, pour faits relatifs à leurs fonctions ; de plus, contrairement au décret du 27 Octobre 1870, elle rendit aux tribunaux correctionnels la connaissance des délits contre les mœurs commis par la voie de la presse. Le 6 Juillet 1871 une seconde loi avait abrogé le décret du Gouvernement de la Défense nationale en date du 10 Octobre 1870 et rétabli le cautionnement des journaux politiques, qu'elle avait étendu à tous les

 

écrits périodiques, même non politiques, paraissant plus d'une fois par semaine. Ce cautionnement variait de 3.000 à 24.000 francs. Ce régime de la loi du 6 Juillet, n'étant pas applicable à Paris, le Gouvernement usait des rectifications publiées par le Journal Officiel de longues notes y paraissaient fréquemment qui n'étaient lues par personne et dont le journal visé ne tenait aucun compte. La suspension ou la suppression étaient des armes plus efficaces, mais dont il était impossible de faire trop souvent usage. M. Thiers était un trop ancien et trop sincère libéral, pour ne pas comprendre l'appui qu'il pouvait trouver dans une presse sérieuse, et c'est à ce moment et avec son assentiment que fut fondé, le 5 Novembre 1871, le Journal des Débats de la démocratie, nous voulons dire la République Française. A côté et sous les ordres de Gambetta, MM. Spuller, Challemel-Lacour, Isambert, Allain-Targé, Paul Bert, Ranc, Louis Combes, Barrère, de Freycinet, Proust, Girard de Rialle, Colani, Marcellim Pellet, Thomson, Joseph Reinach, Depasse formaient une phalange étroitement unie, un peu plus inquiète que son chef des ruses où se complaisait M. Thiers, un peu moins convaincue que lui de l'utilité des concessions opportunes, mais qui devait se discipliner et, sous sa direction, marcher prudemment et résolument au but. Il dissuade le parti de l'abstention et de la grève politique, auxquelles il était trop porté par ses traditions et par ses souvenirs historiques ; il veut que les républicains travaillent, même en face d'une Assemblée hostile et d'un Pouvoir exécutif, tour à tour complaisant et défiant, à la réorganisation nationale.

L'année 1871, l'année terrible s'acheva dans ces conditions pour Paris. Les trois premiers mois de l'année suivante, en dehors des propositions de retour à Paris, toujours repoussées et de l'élection de Vautrain, Président du conseil municipal, contre Victor Hugo, offrent un seul événement à sensation ; le procès du général Trochu contre le Figaro qui commença le 27 Mars pour s'achever le 3 Avril, par la condamnation pour outrage du directeur du journal, M. de Villemessant, et de son rédacteur, M. Vitu. Le jury, cette fois, avait été bien inspiré. Six semaines avant, la loi du 12 Février 1872 avait abrogé la disposition du décret du 12 Février 1852 interdisant de rendre compte des procès de presse.

Le procès du Figaro fit revivre les passions qui avaient agité tous les cœurs pendant le premier siège. Trochu prononça un plaidoyer pro domo qui est un modèle d'éloquence judiciaire, comme ses deux discours du mois de Juin, à l'Assemblée nationale, sont des modèles d'éloquence politique. On a remarqué, non sans malice, que le Gouverneur de Paris parlait mieux que tous les avocats qui l'entouraient et écrivait aussi bien qu'homme de France. Au Conseil ou sur la place publique, avec ses aides de camp, comme en face de l'émeute, son intarissable parole était toujours prête et il savait trouver, dans les circonstances les plus critiques, des mots qui exprimaient avec une force saisissante toutes les pensées, toutes les espérances d'un grand peuple ; il fut parfois, au milieu des plus épouvantables catastrophes, l'interprète fidèle de l'âme nationale. Quels regrets que l'homme d'action n'ait pas été à la hauteur de l'orateur, de l'écrivain et même du tacticien Il eût fallu, pour Gouverneur militaire pendant le premier siège, un homme à l'âme ardente comme Gambetta, inspirant et respirant la confiance. On n'eut qu'un soldat mystique, dévot à la Vierge, croyant à sainte Geneviève, mais ne croyant pas aux miracles que peut enfanter le patriotisme, ayant le scepticisme du siège dont il semblait « mener le deuil x, convaincu, dès le premier jour, que Paris ne pouvait se débloquer ni être débloqué par les armées de Province et attendant, avec la résignation d'un fataliste, aussi dédaigneux des calomnies des partis que des balles de l'ennemi, l'heure fatale de la capitulation. Après cette capitulation, porté à l'Assemblée nationale par plusieurs départements, il défend ses actes avec une dignité suprême, il demande justice au jury de la Seine d'attaques par trop outrageantes, et, ayant obtenu cette justice, après une intervention remarquée dans la discussion de la loi militaire, il quitte la scène politique et se confine dans une retraite absolue.

Il n'y a pas eu, dans les tragiques événements de 1870 et 1871, de figure plus haute, plus originale, plus digne de respect que celle du général Trochu il n'y a pas eu non plus, dans la situation où les fautes de l'Empire avaient placé la France, de chef moins fait pour rappeler la victoire sous nos drapeaux. Et malgré tout, quand on a comparé le général Trochu à tous ceux qui l'entouraient, quand on a mesuré la hauteur de son âme et la dignité de sa conduite, on est presque tenté de dire avec George Sand, dans une lettre à Plauchut, du 16 Juin 1871 : « Je trouve que Trochu leur passe sur la tête et vaut mieux qu'eux tous. »

 

L'Assemblée nationale, où Jean Brunet pouvait proposer, sans succès, il est vrai, de « vouer la France au Dieu toutpuissant et à son Christ universel », l'Assemblée, qui détestait en Trochu-le membre du Gouvernement de la Défense nationale, n'avait pas marchandé ses applaudissements au catholique. La passion religieuse fut, en effet, la passion maîtresse des hommes que l'imprévoyance des électeurs avait portés au pouvoir, le 8 Février 1871. Nommés comme partisans de la paix, ils se trouvaient comme par surcroit partisans de la Monarchie et de l'Eglise et, la paix faite, ils cherchèrent à défaire la République pour rétablir le trône étayé sur l'autel. Dans cette tentative sans cesse reprise et qui avorte sans cesse, ils allaient rencontrer un obstacle insurmontable, outre les répugnances du pays et l'opposition du Chef du pouvoir exécutif l'inflexibilité du comte de Chambord se refusant à renoncer au drapeau blanc et à devenir le roi légitime de la Révolution. La présence à l'Assemblée nationale de deux membres de la famille d'Orléans, le prince de Joinville et le duc d'Aumale, n'apporte aucune force aux représentants de la Monarchie. Les d'Orléans pourront bien se réconcilier avec le chef de leur famille et ils vont, en récompense, obtenir la restitution de leurs biens dont le souverain déchu les a cyniquement spoliés, mais ils perdront en popularité tout ce qu'ils gagneront en richesses et, pour les Légitimistes purs, ils resteront des fils et des bénéficiaires de cette Révolution, avec laquelle le comte de Chambord répudie toute solidarité.

Bien avant la proposition d'abrogation des lois d'exil, qui fut déposée le 8 Juin par un député de la Vendée, M. Giraud, le mandataire des princes d'Orléans, M. Bocher, pressait le Chef du pouvoir exécutif de consentir à leur rentrée en France et à la validation de leurs pouvoirs comme députés. « Ils donneront leur démission, disaient, outre M. Bocher, MM. De Broglie, d'Audiffret-Pasquier. Casimir-Perier et Vitet, en prenant l'engagement de ne plus solliciter de mandat électoral. » M. Thiers accueillait ces ouvertures avec une impatience mal dissimulée et sa fameuse réponse à M. Mortimer-Ternaux : « Attendez huit jours, x visait certainement d'autres adversaires que l'imprudent questionneur. La Commune vaincue, il fallut enfin aborder cette délicate question et le Chef du pouvoir le fit avec une rare franchise. Il redit, en séance publique, avec quelques ménagements de pure forme, ce qu'il avait dit dans les couloirs aux partisans des princes et, dans la Commission d'abrogation, aux membres de cette Commission « Vous êtes des fous, vous voulez la guerre civile ; j'ai sauvé le pays. — Vous voulez provoquer la guerre civile. Et l'emprunt de deux milliards, comment voulez-vous que je le fasse, au milieu des agitations stériles des partis ? » Le discours du 8 Juin remit les choses et les gens à leur place. Les princes de la « Maison de France » rentrèrent en France et ceux qui leur avaient rouvert les portes de la patrie considérèrent leur victoire comme le triomphe de la fusion, puisque la loi d'abrogation n'avait parlé que des princes de la Maison de Bourbon, sans distinction entre ses deux branches.

Le pays non plus ne distinguait pas et, éclairé par M. Thiers, dont le discours avait dissipé toutes les obscurités, il éprouvait la même aversion pour les revenants de 1815 et pour les renégats de 18~0. Quant à la fusion, elle était moins avancée qu'on ne le croyait : Le 30 Juin, le comte de Paris avait fait savoir au représentant du comte de Chambord, à Versailles, qu'il était prêt à se rendre auprès du chef de sa Maison. Le comte de Chambord répondit évasivement, en ajournant la visite à la fin de Juillet et en la fixant à Bruges. Au commencement de Juillet le comte de Chambord arrivait à Paris et se rendait de là à Chambord, où il recevait une ambassade composée de MM. de Maillé, de Gontaut-Biron, de La Rochefoucauld-Bisaccia et Dupanloup chargés de lui demander quel drapeau il comptait donner à la France. La réponse du comte de Chambord, rendue publique par le Manifeste du 5 Juillet[2], fut transformée par les habiles du parti, MM. de Larcy, de Cumont et de Falloux, en une note ambiguë, où il était dit que les inspirations personnelles de M. le comte de Chambord lui appartenaient et que les hommes attachés à la Monarchie héréditaire ne se séparaient pas du drapeau que la France s'était donné.

Ce premier échec de la fusion ne fut pas sans influence sur l'adoption de la loi constitutionnelle du 31 Août et cette loi fut le prétexte invoqué par les princes pour ne pas tenir la parole qu'ils avaient donnée à M. Thiers. Le 19 Décembre, l'Assemblée, adoptant la proposition de M. Fresneau, déclarait qu'elle s'en rapportait à la conscience des princes. Le lendemain les princes prenaient séance. La première fois que le duc d'Aumale parut à la tribune, ce fut pour opposer le drapeau tricolore, « ce drapeau chéri, » au drapeau du comte de Chambord, « à l'étendard de Jeanne Darc, de François Ier et de Henri IV. » Beaucoup de républicains avaient voté la proposition Giraud et la proposition Fresneau. Ils votèrent de même, un an plus tard et dans le même esprit, l'abolition de la loi de confiscation. M. Thiers, plus politique, aurait voulu garder « les lois de précaution », comme il aurait voulu conserver les 40 millions, pour les consacrer à un vaste camp retranché établi sous Paris.

Dans l'Assemblée qu'agitent ces intrigues, Extrême Droite, Droite et Centre Droit sont divisés, et, dans l'impuissance où se trouvent ces trois groupes de relever le trône, au lendemain de la Commune, ils essaient d'imposer au Gouvernement une politique réactionnaire et cléricale. Les évoques de Rouen, Sées, Coutances, Evreux et Bayeux avaient, par voie de pétition, réclamé l'intervention du Gouvernement pour le rétablissement du pouvoir temporel du Pape. C'est le 22 Juillet que cette pétition fut discutée. Avec un haut esprit de tolérance, avec un profond respect du sentiment religieux, M. Thiers fit des prodiges d'éloquence et d'adresse, pour enlever à la pétition toute signification agressive contre le Gouvernement italien il alla, dans une apostrophe enflammée, jusqu'à reprocher à M. Keller, un bon patriote et un détestable politique, d'être la voix même de la discorde ; mais il ne put empêcher le renvoi de la pétition des évêques au ministre des Affaires Etrangères. C'en était fait de l'alliance italienne. La jeune Monarchie d'au delà des Alpes, menacée dans sa Capitale, menacée dans son unité par les passions ultramontaines de l'Assemblée nationale, allait se rapprocher de plus en plus de la Prusse, jusqu'au jour où elle prendra place dans la Triple Alliance.

C'est, en grande partie, par réaction contre la politique louche de Napoléon III avec le Saint-Siège, que la majorité avait manifesté pour le pouvoir temporel et pour le Pape infaillible cette sympathie agissante et ces velléités d'intervention qui n'étaient certainement, dans l'esprit des membres du Centre Droit, qu'un respect tout platonique. La haine, de l'Empire était alors générale et l'Assemblée applaudissait unanimement aux tirades éloquentes du duc d'Audiffret-Pasquier contre le triste vaincu de Sedan, ou à ses virulentes attaques contre le prince Napoléon.

« Je comprends que le prince Napoléon soit plein d'impatience de monter à cette tribune, il doit désirer nous dire où, quand, sur quels champs de bataille il a défendu le pays qui lui avait donné une si douce et si généreuse hospitalité.

« Qu'il vienne, son palais de Meudon l'attend Il n'y trouvera plus ses marmitons et ses veneurs, mais il y trouvera une grande leçon il verra ce qu'on a fait de son pays, pendant qu'il fumait sa cigarette dans son palais de Caserte ou sur les terrasses de Prangins. Les murs noircis et dévastés lui diront qu'il a le droit de se taire et le devoir de se faire oublier. » (Séance du 27 juin 1871.)

Le duc d'Audiffret-Pasquier était animé, ce jour-là, des mêmes sentiments que l'éloquent tribun disant quelques mois plus tard à M. Rouher « Vous n'êtes pas des gouvernants Vous avez commencé comme des jouisseurs et vous avez fini comme des traitres. » Toute l'Assemblée alors pensait comme eux. Toute l'Assemblée aussi était décentralisatrice et libérale, toujours par réaction contre l'Empire si décentralisatrice même et si libérale que le Chef du pouvoir exécutif dut s'appuyer sur les républicains, dans la discussion des lois municipale et départementale, pour sauvegarder le principe d'autorité que la Droite eût volontiers sacrifié, dans sa courte ferveur de néophyte.

Entre l'Assemblée et M. Thiers, dans la discussion de la loi municipale, le dissentiment ne porta que sur le choix des maires. L'Empire les prenait en dehors du Conseil municipal ils durent être choisis obligatoirement dans son sein. L'Empire, les considérant exclusivement comme des délégués de l'Etat, les nommait tous. La République, tenant compte de leur double fonction de délégués de l'Etat et de représentants de la commune, aurait voulu qu'ils fussent tous élus. On accorda à M. Thiers, comme mesure transactionnelle, la nomination dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et dans les communes comptant plus de 20.000 habitants. La loi municipale du 14 Avril 1871, moins complète que celle qui sera votée dix ans plus tard, réalise un très important progrès sur la législation municipale antérieure. L'élection a lieu au scrutin, avec possibilité de sectionnement de la commune. L'électorat municipal s'acquiert par un an de domicile, six mois de plus que l'électorat politique. Un quart au moins des conseillers municipaux doit être domicilié dans la commune ; le reste doit être inscrit au rôle de l'une des quatre contributions directes. La durée du mandat, que la loi du 23 Juillet 1870 avait fixée à cinq ans, est réduite à trois ans. Tous les maires et adjoints, élus ou nommés, sont révocables par décret et, après révocation, inéligibles pendant une année.

Paris resta soumis à. un régime spécial, avec un Conseil municipal de 60 membres élus, un président du Conseil élu par lui, un maire et des adjoints nommés par le Gouvernement dans chacun des vingt arrondissements. Le Conseil municipal de Paris a des sessions ordinaires de même durée que les autres Conseils, sauf la session réservée au budget qui dure six semaines. Les délibérations prises en dehors des attributions du Conseil sont annulées par décret. Les maires et les adjoints nommés dans les vingt arrondissements ne peuvent faire partie du Conseil municipal.

La loi organique départementale, connue sous le nom de loi Waddington, fut beaucoup plus libérale. C'est le seul acte véritable de décentralisation que l'on puisse enregistrer, dans notre histoire administrative, depuis la mise en vigueur de la Constitution de l'an VIII. Votée par S09 voix contre 426, la loi du 10 Août 1871 n'était que la condensation des propositions de MM. Magnin, Bethmont, Savary et Raudot qui appartenaient à toutes tes parties de l'Assemblée. Elle étend les cas où le Conseil général statue définitivement ; elle lui accorde la publicité des séances ; elle lui attribue la fixation du sectionnement des communes pour les élections municipales et cantonales ; le droit de se mettre en rapport avec un ou plusieurs Conseils généraux, pour délibérer sur les intérêts communs et le droit, beaucoup plus contestable, de vérifier sans recours les pouvoirs de ses membres. Cette dernière disposition fut abrogée par la loi du 31 Juillet 1875 qui transporta au Conseil d'État ta vérification des élections cantonales. La véritable innovation de la loi du 10 Août fut la création, à l'instar de la Belgique, de la Commission départementale, chargée d'assister le Préfet dans l'intervalle des deux sessions annuelles et de veiller à la stricte exécution des décisions du Conseil. Six mois après, le vote de la loi Tréveneuc (18 Février 1872) augmenta encore l'importance des Conseils généraux, en attribuant à leurs délégués, à raison de deux délégués par Conseil, le droit de se saisir momentanément du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, dans le cas où les détenteurs de ce pouvoir seraient empêchés de l'exercer. La loi constitutionnelle de 187S, en faisant des conseillers généraux des électeurs sénatoriaux, leur a donné une nouvelle attribution politique. Les craintes que l'on a conçues de les voir quitter le terrain des affaires locales et verser dans l'ornière de la politique ont été chimériques. De toutes nos Assemblées électives les Conseils généraux sont celles qui se renferment le mieux dans les limites de leur mandat. La loi du 10 Août fut le meilleur legs de l'Assemblée la plus aristocratique qu'ait eue la France à la démocratie républicaine et au vrai libéralisme. Si l'Assemblée vota la loi municipale, la loi départementale et la loi Tréveneue, si elle concéda une suffisante liberté à la presse et une liberté plus grande encore aux réunions, si elle respecta les décrets du Gouvernement de la Défense nationale sur la librairie, sur l'imprimerie et sur la circulation des journaux, c'est qu'elle méditait de donner pour base, au trône qu'elle voulait relever, un régime libéral et parlementaire, sans comprendre que ces libertés devaient fatalement profiter à M. Thiers et aux républicains.

La loi Dufaure (14 Mars 1872) eut plus de retentissement et beaucoup moins de portée. Combattue, au point de vue politique par Louis Blanc, au point de vue légal par Bertauld, elle édictait un emprisonnement de trois mois à deux ans et une amende de 80 francs à 1.000 francs contre tout individu affilié ou faisant acte d'affilié à l'Association internationale des Travailleurs. L'opinion attribuait à l'Internationale rouge une importance qu'elle n'avait jamais eue. Jules Favre, dans sa circulaire aux agents de la France à l'étranger, après la Commune, faisait retomber sur elle tous les crimes de la Commune. Ces crimes, aussi bien que les mesures révolutionnaires, étaient surtout l'œuvre des jacobins et des bianquistes. Dans la Commune, les socialistes avaient voté avec la fraction la moins violente de cette Assemblée. La loi du 14 mars resta d'ailleurs sans application. Personne ne songe à en demander l'abrogation, parce qu'elle ne gêne personne.

 

De la reprise de Paris aux premières vacances de l'Assemblée, trois mois s'écoulent, Juin, Juillet et Août, pendant lesquels le Chef du pouvoir exécutif est constamment sur la brèche. Petite ou grosse question, il n'en est pas une qu'il n'aborde à la tribune. Avant le vote de la loi Rivet il n'est pas seulement le Président du Conseil des ministres, il est, pour ainsi dire, l'unique ministre. Son premier Cabinet fut conservé intact jusqu'à la fin du mois de Mai. Ernest Picard, ministre de l'Intérieur, se retira le premier, au commencement du mois de Juin, refusa le poste de gouverneur de la Banque de France et, sur les instances de lI. Thiers, accepta sans enthousiasme le poste de ministre de France à Bruxelles. Il eut pour successeur M. Lambrecht qui soutint honorablement le poids de la discussion de la loi Waddington, fut enlevé par une pneumonie au milieu des vacances et remplacé par Casimir-Périer, le fils du grand ministre de Louis-Philippe, qui prit M. Calmon pour sous-secrétaire d'Etat, et son fils Jean Casimir-Périer pour chef de Cabinet. Casimir Périer s'était prononcé pour le retour de l'Assemblée, du Président de la République et des ministres à Paris. Quand cette proposition eut été repoussée, par 336 voix contre 310, il remit sa démission et M. Thiers, qui se sépara de lui en pleurant, lui donna pour successeur M. Victor Lefranc. Les Affaires Etrangères eurent pour titulaire M. de Rémusat, après M. Jules Favre, qui s'était retiré presque en même temps qu'Ernest Picard, une fois que l'œuvre ardue des négociations fut en bonne voie d'achèvement. L'Agriculture et le Commerce furent successivement dirigés par MM. Lambrecht, Victor Lefranc, de Goulard et Teisserenc de Bort la Guerre par les généraux Leflô et de Cissey ; les Finances par MM. Pouyer-Quertier et de Goulard. M. Pouyer-Quertier, après de grands services rendus pour le paiement de l'indemnité de guerre et la réorganisation des finances, dut se retirer devant un vote hostile de l'Assemblée, moins favorable que lui à la théorie des virements, que le ministre avait défendue en pleine Cour d'assises, dans un procès intenté à l'ancien préfet de l'Eure, M. Janvier de la Motte. MM. Dufaure, Jules Simon, de Larcy et Pothuau conservèrent leurs portefeuilles respectifs pendant toute cette période.

Avec MM. Dufaure, Jules Simon, de Rémusat, Casimir Périer, illustrations de la politique ou du barreau, de la littérature ou du monde parlementaire, M. Thiers avait un Cabinet auquel ne manquaient ni le prestige ni l'autorité. MM. Pothuau, de Cissey, Teisserenc de Bort, par leur compétence incontestée dans les administrations qu'ils dirigeaient, donnaient une nouvelle force au ministère. M. Victor Lefranc était un républicain aussi ferme que modéré. M. de Larcy qui représentait la Droite et M. de Goulard qui représentait le Centre Droit n'entravaient malheureusement pas, dans les votes importants, l'adhésion de leurs amis à la politique du Président de la République, mais ils rendirent des services, l'un aux Travaux publics, l'autre aux Finances et, avec leurs collègues, ils constituaient un Cabinet qui faisait figure dans le Parlement et qui pouvait soutenir avec éclat les luttes de la tribune.

A ces hommes d'Etat et à ces hommes d'affaires, la Droite pouvait opposer MM. de Broglie, Saint-Marc Girardin, d'Audiffret-Pasquier, Batbie, Changarnier, Depeyre, de Kerdrel ; de Cumont et de La Rochefoucauld. Pourquoi citons-nous ces noms, plutôt que ceux de MM. Buffet, Ernoul et Lucien Brun ? C'est que ceux qui les portaient furent les représentants de la Droite dans une circonstance que nous relaterons ; c'est qu'ils reflétaient très fidèlement la pensée, les passions et les ambitions de leurs groupes. M. de Broglie, remarquable écrivain et orateur redoutable après préparation, excellait dans la politique qui se fait en dehors de la salle des séances, dans les coalitions qui s'y nouent et les combinaisons de groupes qui s'y forment. M. Saint-Marc Girardin ne retrouva pas, à Versailles, ses succès et sa popularité de la Sorbonne. M. d'Audiffret-Pasquier.se fit une réputation méritée d'orateur puissant, capable d'élever les moindres questions à une grande hauteur et d'agir sur une nombreuse Assemblée, par l'évocation de grands ou de tristes souvenirs, par l'émotion communicative de sa chaude et belle parole. M. Batbie, l'économiste, était l'homme des débats subtils et des discussions juridiques. Sa diction abondante et facile était toujours prête, toujours au service de la politique réactionnaire. Le général Changarnier, magni nominis umbra, parvenu à l'extrême vieillesse,' avait peut-être un peu plus de talent que ne lui en attribuaient ses adversaires politiques ; il en avait certainement moins qu'il ne s'en attribuait lui-même. Jurisconsulte et méridional, comme M. Batbie, M. Depeyre était doué d'une faconde que surchargeaient les ornements oratoires les plus démodés et les plus provinciaux. L'éloquence plus sobre de M. de Kerdrel était celle d'un grand seigneur ministre de Henri V, peut-être eût-il été libéral ; cherchant à préparer les voies de Henri V, il avait le libéralisme en horreur et il le personnifiait en M. Thiers, qu'il surveillait, qu'il épiait attentivement, qu'il surprenait constamment en rupture du Pacte de Bordeaux. M. de Cumont, journaliste de province, devait son siège de député à ses luttes contre le préfet de la Défense nationale, et son influence dans la Droite à ses tentatives pour en concilier les deux principales fractions. M. de La Rochefoucauld, était un grand nom plutôt qu'une grande influence.

Tout compte fait, cet état-major de la Droite, composé de grande, de moyenne et de petite noblesse et de quelques roturiers pouvait soutenir la lutte à la tribune, non sans honneur il n'aurait pu constituer un Cabinet réunissant autant d'illustrations, de talents et de capacités que celui de M. Thiers on le vit bien, quand un vote lui eut permis de faire ses preuves et de donner sa mesure.

Si nous avons rappelé les changements ministériels qui eurent lieu pendant la première Présidence, bien qu'ils aient été sans influence sur la direction de la politique générale, c'est pour montrer que M. Thiers, fidèle à son système de bascule, choisissait, au fur et à mesure qu'il se rapprochait de la République, des ministres qui s'en éloignaient davantage. Il faut le répéter lui seul comptait et avait, à soixante-quatorze ans, la Verdeur, l'activité, l'entrain d'un jeune homme. La vie épuisante du Parlement et de la tribune le laissait vaillant et dispos pour les graves résolutions qui l'attendaient à la porte du théâtre du Château. Tantôt ce sont quelques mots d'impatience, de rectification que lui arrache ou l'erreur commise par un orateur ou l'atteinte portée à ses partis pris économiques. Plus souvent ce sont d'importants discours qui durent des heures entières et où abondent les exposés complets et les aperçus lumineux. Il suffira d'en rappeler les dates pour que tous ces jugements, toutes ces règles de conduite politique, qui sont devenus historiques, reviennent à toutes les mémoires.

Le 1er Juin, dans un bref discours sur la proposition de M. de Ravinel, il manifeste sans hésitation ses préférences pour le retour à Paris, dans ce Paris que la majorité « rurale » envisageait avec une sorte de terreur. Le 8 Juin, il supporte tout le poids de la discussion sur l'abrogation des lois d'exil, déclare que ces lois sont des lois de précaution et non pas de proscription, rappelle, qu'au plus fort de la lutte contre la Commune, il a affirmé, en son nom comme au nom de la majorité, que la République n'était pas en danger, justifie en passant la Révolution du 4 Septembre « cette Révolution que tout le monde souhaitait alors », prend l'engagement de ne pas trahir la République et de gouverner le mieux qu'il pourra : au risque de la servir, et prononce cette haute parole, la plus exacte définition qui ait jamais été donnée de son Gouvernement réparateur : « Je ne suis qu'un administrateur temporaire de l'infortune publique. » On ne voudrait retrancher qu'une seule phrase de cette belle harangue : « Nous étions tous révoltés ; je l'étais comme vous tous, contre cette politique de fous furieux qui mettait la France dans le plus grand péril. » Cette politique de fous furieux s'est trouvée plus sage que la temporisation du général Trochu et elle a plus fait pour sauver l'honneur national que la tentative de M. Thiers à Versailles et à Paris, en faveur de l'armistice, que son opposition frondeuse à Tours et à Bordeaux, après l'échec trop prévu des négociations pour l'armistice, que son impatience trop visible de mettre la main au gouvernail, au plus fort de la tempête.

Le 20 Juin, M. Thiers prononce un premier discours justificatif de l'emprunt de deux milliards et, le même jour, dans une réplique à M. Germain, qui atteint presque les dimensions de son discours, il qualifie l'impôt sur le revenu de brandon de discorde jeté entre les partis. Il ne reprit la parole que le 22 Juillet dans la discussion sur la pétition des évêques, mais il la prit à cinq reprises et sans succès, nous l'avons vu, puisque la pétition fut renvoyée au ministère des Affaires Etrangères.

Les départements éprouvés par la guerre demandaient 800 millions l'Assemblée leur en accorda 100 et décida, non sans raison, que cette somme serait répartie entre tous les départements et non pas seulement entre ceux qui avaient été ou qui étaient encore occupés par l'ennemi. Les deux discours prononcés par M. Thiers le S Août, sur le paiement des dommages causés par l'invasion, devaient être rappelés, parce que le second fut une réplique fort vive a. M. Buffet. Le député des Vosges, qui mena avec tant de passion contre M. Thiers la campagne qui aboutit au 24 Mai, ne s'est-il pas souvenu des coups portés et de la défaite infligé à l'orateur ce jour-là et aussi le 16 Septembre, dans la discussion de la nouvelle convention avec l'Allemagne ? Cette convention qui admettait en franchise les produits manufacturés de l'Alsace-Lorraine du 1er Septembre au 31 Décembre 1871, qui leur faisait payer un quart des droits de douane du 1er Janvier au 1er Juillet 1872 et la moitié du 1er Juillet au 1er Juillet 1873, froissait à la fois le Vosgien et le protectionniste. M. Thiers, au contraire, mettait, comme il le disait, au-dessus de l'industrie du pays, sa dignité, son indépendance, sa sécurité et il n'hésita pas, pour hâter de quelques mois l'évacuation du territoire, à porter une atteinte temporaire à l'industrie nationale. L'Assemblée pensa comme lui et ratifia la convention par 533 voix contre 31.

Avant le discours du 16 Septembre, prononcé la veille de la prorogation de l'Assemblée, il faut rappeler le discours du 24 Août, sur le projet de dissolution des gardes nationales, dans lequel le Chef du pouvoir mit une fois de plus le marché à la main de ses adversaires. L'irritation du grand homme d'État, si maître de lui d'ordinaire, s'expliquait à ce moment par les résistances que rencontrait la proposition de M. Rivet. M. Adnet et la Commission chargée de l'examiner lui firent subir une véritable métamorphose. La loi Rivet devint la loi Vitet, et, le 31 Août, dix-neuf jours seulement après le dépôt, elle fut adoptée par 491 voix contre 94. Le Chef du pouvoir exécutif prenait le titre de Président de la République française il devait continuer d'exercer ses fonctions, tant que l'Assemblée nationale n'aurait pas terminé ses travaux ; chacun de ses actes devait être contresigné par un ministre ; il était responsable devant l'Assemblée. On remarquera la contradiction qui existait entre le dernier article édictant la responsabilité devant l'Assemblée et l'article stipulant que les pouvoirs de M. Thiers devaient durer autant que ceux de l'Assemblée elle-même. Logiquement, l'Assemblée nationale aurait dû se séparer, le jour où elle renversa M. Thiers, le 24 Mai 1873.

Une autre contradiction, que personne ne releva, existait encore entre le dernier article et l'avant-dernier. M. Thiers étant responsable devant l'Assemblée, il n'était pas besoin que ses actes fussent contresignés par un ministre, cette signature étant justement destinée à couvrir le Chef de l’Etat. Cette Constitution informe attestait l'impuissance et la faiblesse où se débattait l'Assemblée souveraine. II semblait qu'elle ne constituât que pour se prouver à elle-même son pouvoir constituant et elle n'affirmait cette souveraineté que lorsqu'elle fortifiait la magistrature républicaine qu'elle voulait supprimer.

Tous les républicains de doctrine avaient voté contre l'article impliquant ce pouvoir, que combattirent Pascal Duprat, Louis Blanc et Gambetta. Mais c'est justement l'exercice du pouvoir constituant qu'elle avait toujours revendiqué qui décida la Droite à donner un peu plus de fixité à un régime qu'elle était bien décidée à détruire, à subir ce mot de République, qu'elle détestait autant que la chose elle-même. En somme rien ne fut changé au fonctionnement de ce bizarre organisme gouvernemental qui fut complété par le décret du 2 Septembre et par les lois du 28 Avril et du 17 Juin 1871. Le décret instituait un vice-président du Conseil des ministres, avec pouvoir de convoquer le Conseil et de le présider, en l'absence de M. Thiers. Les lois réglementaient les pouvoirs du Président. Celle du 28 Avril lui déléguait le droit de prononcer, pendant trois mois, l'état de siège dans les départements autres que celui de Seine-et-Oise, à la condition de solliciter la ratification de l'Assemblée. Celle du 17 Juin lui donnait le droit de faire grâce, sauf aux fédérés, et réservait à l'Assemblée le droit de proclamer l'amnistie.

M. Thiers sentait mieux que personne l'impossibilité de faire vivre longtemps ce régime dont il était l'âme, où il ne pouvait que se maintenir en équilibre instable, entre la Droite et la Gauche, s'appuyant sur une majorité dont les éléments variaient à chaque scrutin. Son Message du 7 Décembre avait également mécontenté les monarchistes et les républicains, mais surtout ces derniers. Il saisit la première occasion qui s'offrit à lui de les rassurer et, dans son discours du 26 Décembre, à propos du projet d'établissement d'un impôt sur le revenu, il répéta qu'il fallait faire loyalement l'essai du Gouvernement républicain, qu'il ne fallait pas être des comédiens essayant d'une forme de Gouvernement avec le désir secret de la faire échouer. Les rumeurs de la Droite accueillant ces invitations, causaient au Président une irritation profonde qui se manifestait par de vives boutades ou d'impitoyables railleries ; la résistance à ses conseils, l'opposition faite aux idées qui lui étaient chères lui étaient plus sensibles encore. Le 8, le 13, le 18, le 18 et le 19 Janvier, il prenait la parole dans la discussion de l'impôt sur les matières premières. Le déficit pour l'année 1870 s'était élevé à 649 millions ; celui de 1871 montait à 987 millions, soit 1,636 millions. La Banque de France avait prêté à l'Etat 1.530 millions à 1 p. 100 et il fallait consacrer au moins 200 millions par an à son remboursement. De plus, l'élévation annuelle de la dette, après la guerre et la Commune, était de 356 millions et devait monter par l'imprévu à 740. Dans ces conditions l'impôt — l'impôt de la guerre de 1870, comme on l'appela, sur la proposition de M. Jozon — était, après l'emprunt, la seule ressource.

L'Assemblée était hésitante entre l'impôt sur les matières premières et l'impôt sur le revenu ; elle adopta un amendement combattu par le Gouvernement qui laissait la question en suspens. M. Thiers se retira et adressa sa démission à M. Grévy. L'Assemblée, très émue, adopta, sur la proposition de M. Batbie, un ordre du jour ainsi conçu : « Considérant que l'Assemblée, dans sa résolution d'hier, s'est bornée à réserver une question économique, que son vote ne peut-être, à aucun titre, regardé comme un acte de défiance et d'hostilité et ne saurait impliquer le refus du concours qu'elle a toujours donné au Gouvernement, l'Assemblée fait un nouvel appel au patriotisme de M. le Président de la République et refuse d'accepter sa démission. » Porté à M. Thiers par M. Benoist d'Azy, vice-président de l'Assemblée, cet ordre du jour et l'insistance de nombreux représentants firent fléchir sa résolution il consentit à reprendre le pouvoir.

Mais, après cette fausse sortie, la situation restait tout aussi tendue et les relations entre les deux souverains, l'exécutif et le législatif, devenaient encore plus difficiles. La stabilité gouvernementale était à la merci du moindre accident. C'est dans ces conditions que l'Assemblée se sépara, à la fin du mois de Mars 1872 après les incidents du 19 Janvier, M. Thiers n'avait pris la parole qu'une fois, le 30 Mars, sur le budget de 1873.

 

Après avoir entendu M. Thiers à la tribune, il faut étudier son actif et fécond labeur comme « administrateur de l'infortune publique » ; il faut surtout rappeler les actes qui lui ont valu le titre glorieux et si marchandé par ses adversaires politiques de libérateur du territoire. On peut être divisé sur le rôle de M. Thiers Chef de l'Opposition ; il n'y a qu'un sentiment sur le rôle de M. Thiers Chef de l'Etat. Aucune mesure, presque aucun choix de personne ne prêtent à la critique. Par l'habile modération de sa conduite à l'intérieur, comme par sa dignité en face de l'étranger, le premier Président de la Troisième République est inattaquable. Désirons qu'il vive assez, écrivait George Sand au prince Napoléon, pour nous apprendre à discuter sans faire de révolutions. D Cette leçon ressort en effet de tout son Gouvernement, comme elle ressort de tous ses discours.

Le général Leflô, ministre de la Guerre, fut nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg le 6 Juin ; on sait quelle sympathie il inspira au tsar et quels inoubliables services il rendit à la France. M. Lanfrey, l'historien de Napoléon Ier fut envoyé à Berne le 6 Octobre ; M. de Goulard en Italie, où il remplaça M. de Choiseul le 13 Novembre et M. de Gontaut-Biron à Berlin le 4 Décembre. Dès sa prise de possession du pouvoir M. Thiers avait désigné le duc de Broglie pour Londres, le comte d'Harcourt pour Vienne, le marquis de Vogué pour Constantinople et M. de Bourgoing pour Rome. D'autres choix non moins significatifs furent celui de Mgr Guibert, qui n'avait pas encore eu son accès d'ultramontanisme, pour succéder à l'infortuné Mgr Darboy ; de M. Léon Say, appelé à la Préfecture de la Seine, que Jules Ferry avait conservée avec tant de courage au Gouvernement régulier, jusqu'à une heure avancée de la soirée du 18 Mars ; de M. Léon Renault, appelé à la Préfecture de police, en remplacement du généra ! Valentin. Le général de Ladmirault fut gouverneur de Paris et commandant de l'état de siège ; le général Sumpt, amputé des deux bras, fut gouverneur des invalides.

En même temps que l'ordre succédait à l'anarchie, la répression suivait son cours. On se trouvait en présence, depuis la chute de la Commune, de 38.000 prisonniers dont 5.000 militaires, 850 femmes et 680 enfants de seize ans et au-dessous, sans parler des repris de justice. Par humanité autant que par politique, il convenait de se hâter, afin de ne pas prolonger l'incarcération des innocents et l'incertitude des coupables. La déportation, dont les conditions furent réglées par la loi du 23 Mars 1873, attendait le plus grand nombre des fédérés. La Nouvelle-Calédonie, qui fut choisie comme plus salubre que la meurtrière Guyanne, pour lieu de déportation, n'avait qu'un inconvénient, son éloignement la plus longue traversée, celle de la Danaé, dura cent trente-neuf jours ; la plus courte, celle de la Garonne, quatre-vingt-huit. C'était aggraver la peine des condamnés que de les retenir trois mois, au bas met, dans un étroit entrepont, soumis au régime des forçats et exposés à tous les périls de la mer.

La loi du 7 Août 1871 avait créé, pour la division militaire de Paris, 15 Conseils de guerre qui devaient juger les prisonniers de la Commune. Il y en eut jusqu'à 22 qui siégèrent au Mont-Valèrien, à Versailles, à Saint-Germain, à Sèvres, à Rambouillet, à Ruel, à Saint-Cloud, à Chartres et à Vincennes du 19 Août 1871 au 15 Février 1872. Vingt autres Conseils de guerre fonctionnèrent simultanément, dans le reste de la France et en Algérie, et 't4Cours d'assises jugèrent 41 affaires, comprenant 2S6 accusés, dont 116 furent condamnés. Les condamnations prononcées par les Conseils de guerre furent proportionnellement beaucoup moins nombreuses elles atteignirent seulement le chiffre de 9.480, chiffre peu élevé, si l'on songé que dans les 38.000 arrestations opérées après la Commune, figuraient 7.400 repris de justice. La fameuse Commission des grâces qu'un député, M. Ordinaire, avait traitée, en pleine Assemblée nationale, de. Commission d'assassins tint 236 séances, prononça sur 6.501 affaires et admit plus des deux tiers des recours. Sept exécutions seulement eurent lieu, du 28 Novembre 1871 au 22 Février 1872, — Pierre Bourgeois, Gaston Crémieux, Théophile Ferré, Herpin Lacroix, Lagrange, Préau de Védel, Rossel et Verdagner — et l'opinion ne s'émut que de celles de Gaston Crémieux et de Rossel. L'ardent patriotisme de Rossel ne put faire oublier son grade d'officier d'artillerie, qui le rendait moins digne d'indulgence aux yeux de ses juges. Gaston Crémieux expia en même temps un crime et une faute le crime c'était la proclamation de la Commune à Marseille la faute c'était le cri qu'il avait poussé, d'une tribune du théâtre de Bordeaux, le jour où le général Garibaldi était venu prendre séance « Assemblée de ruraux, laissez parler le général Garibaldi. » Ce qui blessa le sentiment de la justice, plus encore que ces fusillades, ce fut le départ pour la Nouvelle-Calédonie de malheureux comparses, victimes des circonstances et de la misère, agents inconscients des habiles qui surent se dérober par la fuite et qui attendirent l'amnistie à Genève, à Bruxelles ou à Londres. La tâche du Gouvernement, dans ces tristes procès, consistait à hâter les jugements ; il n'y faillit point six mois après la constitution des Conseils de guerre, plus de 20.000 prisonniers étaient libérés et près de 3.000 jugements rendus.

En même temps que les Conseils de guerre, fonctionnaient d'innombrables Commissions de révision ou d'enquête. La Commission des grades termina ses opérations le 35 Mars. Rappeler qu'elle était présidée par le général Changarnier, c'est dire dans quel esprit et avec quelle partialité elle agit habituellement. Presque tous les officiers promus par Gambetta et par M. de Freycinet durent rétrograder. En se rendant à l'armée de Metz, le général Changarnier s'était réconcilié avec l'opinion ; elle lui redevint hostile, quand elle sut quel rôle il avait joué dans les Conseils de Bazaine et elle ne fut pas désarmée par ses accès d'outrecuidante fatuité à la tribune, qui, pourtant, appelaient plutôt le sourire que l'indignation.

Une Commission qui comprit et remplit mieux son devoir fut la commission d'enquête sur les capitulations. Présidée par le maréchal Baraguey d'Hilliers, composée des divisionnaires Charon, Thiry, d'Aurelle de Paladines et d'Autemarre d'Hervillé, elle rendit exacte justice, blâme sévère ou étage sans réserve, à tous les commandants des places fortes tombées au pouvoir de l'ennemi et elle renvoya Bazaine devant un Conseil de guerre. Elle y avait quelque mérite, étant donné l'opinion bien connue, de M. Thiers sur le maréchal, son inexplicable indulgence pour le traître.

Il n'est pas jusqu'au Président de la République qui ne dut comparaitre devant une Commission d'enquête. Une moitié de la France, a-t-on dit, était enquêteuse, l'autre enquêtée. Le 13 Juin, l'Assemblée avait voté, sur la proposition de M. de Lorgeril, une enquête sur les actes de la Délégation de Bordeaux ; le 14 Juin, sur la proposition de M. Toupet des Vignes, une enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale le 16 juin, sur la proposition de M. Haentjens, une enquête sur les causes de la Commune le 24 juin, une enquête sur les décrets du Gouvernement de la Défense nationale ; sans parler de l'enquête sur les marchés du même Gouvernement.

Les républicains avaient été presque entièrement exclus de ces Commissions. Celle du 18 Mars n'en comptait que six, appartenant presque tous au Centre Gauche et celle du 4 Septembre n'en comptait que trois, MM. Bardoux, Bertauld et Albert Grévy, qui déclinèrent la responsabilité des résolutions prises et des conclusions adoptées par la majorité monarchiste. Résolutions et conclusions restèrent d'ailleurs platoniques, l'Assemblée n'ayant pas été appelée à se prononcer sur les rapports des enquêteurs du 18 Mars et du 4 Septembre. Leurs travaux ne relevèrent que de l'opinion qui les jugea sévèrement. Commissaires et rapporteurs firent du pouvoir momentané, qu'un vote irréfléchi leur avait donné, une arme de parti qui éclata entre leurs mains et les blessa mortellement. II ne reste, de leur long et pénible labeur, qu'une leçon pour l'homme politique, des matériaux pour l'historien et des jugements suspects pour le simple lecteur.

C'est devant la Commission d'enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale, présidée par M. Saint-Marc Girardin et, par intérim, par un bonapartiste, ancien ministre de Napoléon III, le comte Daru, qui condensa dans son rapport toutes les haines et toutes les rancunes de la réaction contre les républicains, que M. Thiers déposa, le 11 Septembre 1871. Il refit toute l'histoire du 4 Septembre, celle de ses pérégrinations en Europe, à la recherche d'une alliance impossible, celle de son voyage à Versailles et à Paris et enfin celle de son séjour à Bordeaux, avant les élections. Sauf sur ces deux derniers points, son récit est suffisamment impartial il montra combien la Révolution du 4 Septembre, avait été spontanée, inévitable il fit retomber sur l'Empire la plus grande part des responsabilités encourues.

C'est par cette déposition, devenue un morceau d'histoire et qui durait plusieurs heures, que M. Thiers préludait aux loisirs que lui avait faits la séparation de l'Assemblée. Entre temps, il se rendait à Rouen. Accueilli, dans la grande cité industrielle, à laquelle son administration avait rendu la paix et la prospérité, par les cris enthousiastes de « Vive Thiers vive la République ! » il disait à ceux qui l'entouraient : « Ils y tiennent bien à leur République, eh bien, ils ont raison. »

De retour a Versailles, il rendait visite aux futurs officiers de ces soldats « qu'il aimait comme des fils » et adressait cette lettre touchante au général Hanrion, gouverneur de Saint-Cyr : « Ce n'est pas sans émotion que j'ai vu des jeunes gens de dix-huit ans décorés, pour avoir déjà versé leur sang pour la France et rentrés à l'Ecole afin d'y recommencer leur éducation momentanément interrompue. Qu'à la bravoure qui, dans les plus mauvais jours et les plus récents, n'a jamais abandonné nos soldats, ils joignent l'instruction, l'amour du devoir, la discipline et, plus heureux que nous, ils verront la fortune de la France renaître par eux et pour eux. »

 

Des graves et multiples besognes que le Président de la République avait assumées, la plus absorbante fut la libération du territoire.

Les préliminaires de paix du 26 Février avaient fait dépendre l'évacuation allemande du paiement de l'indemnité de guerre par la France survint la Commuas qui aggrava ces conditions le traité de Francfort fit dépendre l'évacuation de la seule volonté de M. de Bismarck. Les troupes allemandes ne devaient se retirer que lorsque le Chancelier jugerait l'ordre assez solidement rétabli en France pour garantir le paiement de l'indemnité.

Le traité des préliminaires du 26 Février, dont les grandes lignes furent conservées le 10 Mai, sauf en ce qui concerne le territoire de Belfort, fut négocié et signé pour la France par MM. Thiers et Jules Favre, pour l'Allemagne par MM. de Bismarck, de Bray-Steinburg, de Wachter et Jules Jolly.

L'article premier fixait ainsi qu'il suit notre nouvelle frontière de l'Est :

La ligne de démarcation commence à la frontière Nord-Ouest du canton de Cattenom, vers le Grand-Duché de Luxembourg, suit, vers le Sud, les frontières occidentales des cantons de Cattenom et de Thionville, passe par le canton de Briey, en longeant les frontières occidentales des communes de Montois-Ia-Montagne et Roncourt, ainsi que les frontières orientales des communes de Marie-aux-Chênes, Saint-Ail, atteint la frontière du canton de Gorze, qu'elle traverse le long des frontières communales de Vionville, Chambley et Onvillo, suit la frontière Sud-Ouest de l'arrondissement de Metz, la frontière occidentale de l'arrondissement de Château-Salins jusqu'à la commune de Pettoncourt dont elle embrasse les frontières occidentale et méridionale, pour suivre la crête des montagnes entre la Seille et Moncel, jusqu'à la frontière de l'arrondissement de Strasbourg au Sud de Garde. La démarcation coïncide ensuite avec la frontière de cet arrondissement jusqu'à la commune de Tanconville dont elle atteint la frontière au Nord ; de là elle suit la crête des montagnes entre les sources de la Sarre Blanche et de la Vezouse jusqu'à la frontière du canton de Schirmeck, longe la frontière occidentale de ce canton, embrasse les communes de Saales, Bourg-Bruche, Colroy, La Roche, Plaine, Ranrupt, Saulxures et Saint-Blaise-la-Roche du canton de Saales et coïncide avec la frontière occidentale des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, jusqu'au canton de Belfort dont elle quitte la frontière méridionale non loin de Vourvenans, pour traverser le canton de Delle, aux limites méridionales des communes de Jonchery et Delle.

Ce tracé fut modifié de façon à laisser à l'Allemagne les villages de Marie-aux-Chênes et de Vionville, en échange de la ville et des fortifications de Belfort, avec un rayon à fixer.

L'article 2 stipule le paiement de 5 milliards, dont un dans le courant de 1871 et les quatre autres dans les trois ans, à partir de la ratification — elle eut lieu le 1er Mars.

L'article 3 fixait les dates d'évacuation. Après la ratification, les Allemands devaient quitter l'intérieur de Paris, les forts de la rive gauche et le plus tôt possible, après entente, les départements suivants Calvados, Orne, Sarthe, Eure-et-Loir, Loiret, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire et Yonne, intégralement, et la Seine-Inférieure, l'Eure, la Seine-et-Oise, la Seine-et-Marne, l'Aube et la Côte-d'Or, jusqu'à la rive gauche de la Seine.

Les troupes françaises, moins 40.000 hommes de garnison pour Paris et les garnisons nécessaires à la sûreté des places fortes, devaient se retirer derrière la Loire, jusqu'à la paix définitive.

L'évacuation des départements compris entre la rive droite de la Seine et la frontière de l'Est s'opérera graduellement, après ratification du traité définitif et paiement du premier demi-milliard, en commençant par les départements les plus rapprochés de Paris Somme, Oise, parties de la Seine-Inférieure, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise et Seine, avec les forts de Paris, situés sur la rive droite.

Après le paiement de deux milliards resteront seuls occupés, comme garantie des trois autres Marne, Ardennes, Haute-Marne, Meuse, Vosges, Meurthe et Belfort. Ces trois derniers milliards porteront intérêt 5 p. 100 à partir de la ratification. Une garantie financière, si elle est reconnue suffisante par l'Empereur d'Allemagne, pourra être substituée à la garantie territoriale.

Cette facilité de substituer une garantie financière à la garantie territoriale, c'est-à-dire d'obtenir par anticipation de paiement une évacuation anticipée fut considéré par les Français comme un grand avantage. Elle leur permit en effet de se libérer plus tôt. Mais, en donnant au Allemands une idée exagérée de notre renaissance et de notre crédit, nous les poussâmes à créer un instrument militaire d'une puissance incalculable et nous nous ruinons aujourd'hui pour faire comme eux.

Les Allemands s'abstiendront de réquisitions dans les départements occupés par eux, mais leur alimentation sera assurée par les autorités françaises. Les prisonniers français non échangés seront remis immédiatement après la ratification.

Les négociations pour la paix définitive s'ouvriront à Bruxelles.

Après la ratification de la paix définitive, l'administration des départements encore occupés sera remise aux autorités françaises, ainsi que la perception des impôts.

Citons encore, pour être complet, l'article 5 qui assurait, sans garanties d'ailleurs, aux habitants des territoires cédés par la France, leur commerce, leurs droits civils, des facilités pour la circulation de leur produits, la libre émigration, la sûreté des personnes et des biens.

Indiquons maintenant les stipulations du traité du 10 Mai 1871 qui fut signé à Francfort par MM. Jules Favre, Pouyer-Quertier et de Goulard pour la France, de Bismarck et le comte d'Arnim pour l'Allemagne de leur rapprochement avec les stipulations du 26 Février résultera la preuve des aggravations que la Commune nous imposa.

Par l'article 1er, le Gouvernement allemand se déclare prêt à élargir le rayon du territoire de Belfort, de façon à ce qu'il contienne les cantons de Belfort, Delle et Giromagny et la partie occidentale du canton de Fontaine ; mais il ne consent à cet élargissement que contre l'abandon d'une bande de terrain situé à l'Est d'une ligne partant de la frontière du Luxembourg et joignant l'ancienne ligne frontière entre Avril et Moyeuvre.

L'article 2 concerne les sujets français, originaires des territoires cédés, leur donne jusqu'au 1er Octobre 1872 pour transporter leur domicile en France et s'y fixer et empêche de les inquiéter ou de les rechercher pour leurs actes politiques ou militaires pendant la guerre.

L'article 7 décide que le paiement des 500 premiers millions aura lieu dans les quinze jours qui suivront le rétablissement de l'autorité du Gouvernement français dans Paris ; le milliard sera complété avant la fin de l'année et un troisième demi-milliard sera verse le 1er Mai 1872, les trois derniers milliards étant payables au 2 Mars 1874. A partir du 2 Mars 1871 les intérêts des trois derniers milliards sont exigibles à 5 p. 100. Les paiements ne peuvent être faits, dans les principales villes de commerce de l'Allemagne, en avertissant trois mois à l'avance (pour les paiements anticipés) qu'en métal or ou argent, billets de la Banque d'Angleterre, de la Banque de Prusse, de la Banque royale des Pays-Bas, de la Banque nationale de Belgique, billets à ordre ou lettres de change négociables, de premier ordre, valeur comptant. Le Gouvernement français ne fut autorisé qu'une fois et par convention spéciale, le 21 Mai 1871, à payer 12S millions en billets de la Banque de France.

La Somme, la Seine-Inférieure et l'Eure seront évacuées après le paiement du premier demi-milliard. L'évacuation de l'Oise, de la Seine-et-Oise, de la Seine-et-Marne et de la Seine et celle des forts aura lieu aussitôt que le Gouvernement allemand jugera le rétablissement de l'ordre, tant en France que dans Paris, suffisant pour assurer l'exécution des engagements contractés, par la France Dans tous les cas, cette évacuation aura lieu lors du paiement du troisième demi-milliard. La zone neutre, située entre la ligne de démarcation allemande et l'enceinte de Paris, sur la rive droite de la Seine, restera à la disposition des troupes allemandes, dans l'intérêt de leur sécurité.

L'article 8, singulièrement plus rigoureux que l'article 4 du traité des préliminaires, stipule que dans le cas où, malgré les réclamations réitérées du Gouvernement allemand, le Gouvernement français serait en retard d'exécuter ses obligations (pour l'entretien des troupes allemandes), les Allemands auront le droit de se procurer ce qui sera nécessaire à leurs besoins, en levant des impôts et des réquisitions dans les départements occupés et même en dehors de ceux-ci, si leurs ressources ne sont pas suffisantes.

D'après l'article 10, les prisonniers français qui seront rendus par l'Allemagne et qui sont libérables devront rejoindre leurs foyers. Ceux qui ne sont pas libérables se retireront derrière la Loire. L'armée de Paris et de Versailles, après le rétablissement de l'ordre et jusqu'à l'évacuation des forts par les troupes allemandes, n'excédera pas 80.000 hommes et aucune concentration de troupes ne peut avoir lieu sur la rive droite de la Loire. Vingt mille prisonniers qui doivent être rendus immédiatement seront dirigés sur Lyon et de là expédiés en Algérie, pour être « employés dans cette colonie. »

L'article 11 décide que les deux Gouvernements prendront pour base de leurs futures relations commerciales le régime du traitement réciproque, sur le pied de la nation la plus favorisée.

L'article 12 rend aux Allemands expulsés de France la jouissance pleine et entière des biens qu'ils y ont acquis et, à ceux qui y ont obtenu l'autorisation de domicile, la réintégration de tous leurs droits. L'état de guerre n'est pas considéré comme suspensif du temps nécessaire pour obtenir la naturalisation.

Les deux Gouvernements français et allemand s'engagent réciproquement à faire entretenir et respecter les tombeaux des soldats ensevelis sur leurs territoires respectifs.

Les articles additionnels, au nombre de 3, sont relatifs :

1° A la cession par la France de tous les chemins de fer compris dans les territoires cédés (moins le matériel roulant) moyennant 325 millions versés par l'Allemagne.

2° Au rachat par le Gouvernement allemand, moyennant 2 millions, des droits et propriétés de la Compagnie de l'Est en Suisse, de la frontière à Bâle.

3° A la cession supplémentaire par l'Allemagne des territoires suivants autour de Belfort : Rougemont, Leval, Petite-Fontaine, Romagny, Félon, La Chapelle-sous-Rougemont, Angeot, Vautier-Mont, La Rivière, La Grange, Rappe, Fontaine, Frais, Foussemagne, Cunelières, Montreux-Château, Bretagne, Chavanne-les-Grands, Chavanatte et Souarce. La route de Giromagny et de Remiremont, qui passe au Ballon d'Alsace, reste à la France dans tout son parcours, et sert de limite, en tant qu'elle est située en dehors du canton de Giromagny.

Tel est ce traité, le plus douloureux peut-être que la France ait jamais signé, mélange bizarre de stipulations à caractère permanent et d'indications purement temporaires qui s'enchevêtrent d'un article à l'autre. Les droits des personnes, les conventions commerciales, les échanges de territoire, tout s'y mêle dans une confusion qui n'a pas été préméditée, qui résulte seulement de la précipitation avec laquelle cet acte diplomatique a été rédigé et signé, le Gouvernement impérial ayant hâte d'en finir, et le Gouvernement français n'étant pas moins pressé de conclure pour venir à bout de la Commune. La porte restait d'ailleurs ouverte aux négociateurs à intervenir, comme conséquence du rétablissement officiel des relations diplomatiques entre les deux peuples.

Les négociations s'étaient d'abord poursuivies simultanément à Bruxelles, où MM. Baude et de Goulard nous représentaient, et en France, où le ministre des Affaires Etrangères, M. Jules Favre, traitait directement avec le général de Fabrice toutes les questions relatives à l'occupation. Après le traité de Francfort, que M. de Bismarck brusqua, dans la crainte que M. Thiers, vainqueur de la Commune, ne se montrât plus exigeant, M. de Waldersee avait été accrédité à Versailles, comme chargé d'affaires d'Allemagne, et M. de Gabriac envoyé à Berlin, en la même qualité. La mission de M. Waldersee ne dura que du 17 Juin au 1er Septembre : à cette dernière, date, le comte Harry d'Arnim fut envoyé comme ambassadeur à Versailles celle du général de Fabrice avait pris fin le 25 Juin, et son successeur, M. de Manteuffel, avait transporté son quartier général à Nancy le 14 Juillet. M. de Saint-Vallier fut accrédité auprès de lui. MM. de Goulard et de Clercq avaient, à Francfort, des conférences qui se prolongèrent, du 6 Juillet au 6 Décembre, avec les représentants du Chancelier, pour assurer dans le détail l'exécution du traité de Francfort. Enfin, tous les fois qu'une difficulté survenait ou qu'une convention importante devait être conclue, les ministres des Affaires Etrangères et des Finances se transportaient à Francfort ou à Berlin, pour y porter la signature de la France.

Ces difficultés, elles se renouvelaient à chaque instant, et elles obligeaient la France à subir des exigences plus impérieuses ou à dévorer des humiliations. Le 16 Juin, M. Jules Favre recevait de M. de Bismarck la dépêche suivante : « J'apprends, par les rapports de nos généraux, que vos soldats occupent le terrain réservé aux nôtres de la zone du Raincy, des Lilas et de Romainville. J'ai l'honneur d'avertir Votre Excellence que s'ils ne se retirent pas immédiatement derrière leurs lignes, nos troupes vous attaqueront aujourd'hui même, à minuit. » Quand ce n'était pas le Chancelier, c'était son journal officieux, la Gazette de Cologne qui, faisant allusion aux acquittements de Bertin et de Tonnelet et à la réception de Tchong-Haou, par M. Thiers, s'exprimait ainsi : « Ces faits se sont produits vingt-quatre heures après que M. Thiers, recevant les ambassadeurs chinois, leur rappelait les devoirs que la justice impose aux Gouvernements. » Le 23 Novembre, en effet, M. Thiers, en recevant Tchong-Haou, que l'Empereur avait chargé de lui donner des satisfactions et des excuses, pour le massacre de Tien-Tsin, lui avait fait cette belle réponse :

« Vous me parlez des nombreux supplices infligés aux coupables. La nation française est trop humaine pour se complaire dans l'effusion du sang. Elle ne réclame que les sévérités nécessaires pour contenir les méchants, et elle croit qu'aux moyens de rigueur il faut en ajouter d'autres. Le devoir des Gouvernements, en même temps qu'ils répriment les excès de la foule, est de calmer ses passions, de dissiper ses préjugés, de lui faire entendre la voix de la raison et de la vérité. »

Est-ce la souveraine dignité de ces paroles qui excitait la colère de la Gazette de Cologne ? Est-ce la haute situation que M. Thiers prenait en Europe, et qui lui valut un honneur plus souvent réservé aux empereurs et aux rois qu'aux simples particuliers, la Toison d'Or, que lui apportait M. Olozaga, l'ambassadeur de la puissance qui avait été la cause indirecte de la guerre ?

C'est miracle, au milieu de ces résistances, de ces prétentions grandissantes et de ces menaces, qui allaient jusqu'à nous faire renoncer à la souscription pour la libération du territoire, parce qu'elle donnait de l'ombrage à l'Allemagne et entravait les négociations en cours, c'est miracle que l'évacuation ait pu s'accomplir aussi régulièrement en Juillet, en Septembre et en Octobre. En Juillet, l'Eure, la Seine-Inférieure et la Somme furent délivrées ; du 11 au 20 Septembre, la Seine, la Seine-et-Oise, l'Oise et ta Seine-et-Marne en Octobre, à la suite de la convention commerciale relative à l'Alsace-Lorraine, l'Aisne, l'Aube, la Côte-d'Or, la Haute-Saône, le Doubs et le Jura. Six départements seulement restaient occupés, après le paiement des deux premiers milliards, par ë0.000 hommes et par 18.000 chevaux, auxquels la France devait payer 50.000 rations de vivres et 18.000 de fourrages, c'est-à-dire 132,300 francs par jour, et 3.975.000 francs par mois. Elle les paya, elle paya l'indemnité de guerre totale avec une facilité qui surprit et inquiéta l'ennemi, elle paya en impôts nouveaux près de 800 millions par an et, par la rapidité avec laquelle elle guérit ses blessures, à peine sortie des étreintes meurtrières de l'ennemi, elle excita l'admiration du monde.

 

L'Assemblée nationale a souvent revendiqué sa part de gloire dans la libération du territoire : la nation toute entière peut la revendiquer plus légitimement encore. Indifférente aux intrigues de Versailles, dédaigneuse des missions, des pèlerinages et de cette campagne des miracles, qui semblent destinés à préparer le retour d'un régime détesté, elle donne au Chef de l'Etat un appui chaque jour plus assuré, un concours chaque jour plus confiant. Les partisans de la Monarchie espéraient que le suffrage universel, effrayé par la Commune, confirmerait le 2 Juillet ses votes du 8 Février. Il fut appelé à se prononcer dans 45 départements dans 39, il donna la majorité aux républicains qui tous s'étaient recommandés de M. Thiers, et, après cette première et décisive revanche du 8 Février, à chaque nouvelle consultation, au 8 Octobre, au 7 et au 16 Janvier, au 11 Février, sa réponse fut la même maintien et consolidation de la République, maintien de M. Thiers, définition et affermissement de ses pouvoirs.

Il y eut, dans toute la France, comme un immense soupir de soulagement, à la nouvelle des élections de Juillet. Les plus pessimistes, même parmi les républicains, reprirent confiance en constatant que le pays, au lieu de les confondre avec les vaincus de la Commune, ne voyait de refuge qu'en eux, contre les entreprises des royalistes et des cléricaux. L'intervention du clergé, qui avait colporté des pétitions en faveur du prisonnier du Vatican, qui s'était engagé, plus ardemment encore qu'au 8 Février, dans la mêlée des partis, et qui en sortait diminué d'autant, rendait plus significative encore la victoire des républicains.

On trouvait, parmi les élus du 2 Juillet, MM. Denfert-Rochereau, le défenseur de Belfort, qui fut nommé dans l'Isère, la Charente et le Doubs, Cazot dans le Gard, Fourcand dans la Gironde, Pascal Duprat dans les Landes, Faidherbe dans le Nord, le Pas-de-Calais et la Somme, Goblet dans la Somme, Gambetta dans le Var, Beaussire dans la Vendée, Duvergier de Hauranne dans le Cher, Schérer dans Seine-et-Oise, Naquet dans le Vaucluse.

Toutes ces victoires républicaines, remportées dans des départements qui n'avaient nommé, le 8 Février, que des monarchistes, furent accueillies avec une joie profonde. Livré à lui-même, sans l'idée obsédante de la guerre à soutenir, sans pression administrative, le pays s'était ressaisi et affirmait ses préférences gouvernementales, ses répugnances pour les entrepreneurs de missions et de pèlerinages, pour les adhérents au Syllabus, avec la même énergie qu'il avait affirmé sa volonté pacifique. Les nouveaux députés étaient ses fidèles interprètes, quand, sur la proposition de Gambetta, ils décidaient, le 22 Août, dans une séance de l'Union républicaine, de proposer à l'Assemblée de se dissoudre pour le 1er Mai 1872. M. Thiers refusa de les suivre dans cette voie, parce qu'il avait souvent proclamé le pouvoir constituant de l'Assemblée, et aussi parce qu'il préférait continuer l'œuvre de réparation de la France avec l'Assemblée de 18'71, plutôt qu'avec une Assemblée nouvelle, qui aurait été plus disposée à suivre les inspirations de Gambetta. Renouvelée partiellement ou renouvelée en totalité, la représentation nationale aurait reflété exactement l'opinion du suffrage universel qui n'a que des idées simples et qui se serait prononcé en masse pour la République, comme il s'était prononcé en masse pour la paix.

Les élections départementales du 8 Octobre furent encore plus significatives. Les monarchistes furent dépossédés des Conseils généraux et des Conseils d'arrondissement, qu'ils considéraient comme leurs citadelles sur 8.000 sièges à pourvoir, plus de 2.000 échurent aux républicains. L'élection du président du Conseil municipal de Paris contre Victor Hugo fut une victoire personnelle pour M. Thiers, mais une victoire dangereuse, parce que l'on n'obtint la majorité qu'en promettant aux Parisiens, en échange de l'élection de M. Vautrain, le retour à Paris du Gouvernement, retour que l'Assemblée ne voulait pas autoriser.

Quelques jours après, aux élections du 16 Janvier, onze républicains étaient portés à l'Assemblée nationale, dont M. Challemel-Lacour ; cinq légitimistes, dont M. Chesnelong et un bonapartiste, M. Levert. Le suffrage universel avait choisi, en M. Challemel-Lacour et en M. Chesnelong, les deux orateurs les plus éloquents des deux grands partis qui se partageaient fort inégalement le pays la République et la Légitimité. La dernière consultation électorale de cette période, celle du 11 Février, fut encore un succès pour M. Thiers et pour la France avide de paix, de repos, de travail, de consolidation du régime établi un bonapartiste, M. Rouher, fut é]u en Corse, contre le prince Napoléon, mais deux républicains, MM. Legall-Lasalle et Lepouzé, furent élus dans deux départements acquis pourtant aux idées monarchiques les Côtes-du-Nord et l'Eure. Cette triple élection fut la réponse du pays au Manifeste du comte de Chambord, daté du 23 Janvier 1872. Le chef de la Maison de France, après avoir annoncé qu'il n'abdiquerait jamais, affirmait qu'il n'était pas la réaction, mais la réforme ; il protestait de son inébranlable fidélité à sa foi, à son drapeau il répudiait toute connivence avec la Révolution. Ce Manifeste était impolitique, ces déclarations étaient maladroites, ce langage était intempestif Manifeste, déclaration et langage n'en étaient pas moins honnêtes, loyaux et, pour tout dire, plus français que les habiletés et les ruses du Centre Droit. La France pouvait refuser ses suffrages au prétendant elle ne pouvait lui refuser son estime[3].

Toutes les élections que nous venons de rappeler avaient été faites, comme celles du 8 Février, conformément à la loi électorale de 1849, à peine modifiée par celles du 10 Avril et du 2 Mai 1871. La première avait transporté le vote du canton à la commune et autorisé les préfets à établir dans chaque commune plusieurs sections de vote. La seconde avait frappé les préfets d'inégibilité pendant leurs fonctions et pendant six mois après l'expiration de ces fonctions.

En dehors des jours d'élections, le pays se remettait énergiquement au labeur patient et à t'épargne qui font sa force. Partout l'ordre avait été rétabli, en Province de même qu'à Paris ; l'Algérie elle-même, considérée comme entièrement pacifiée le 31 Octobre, après une année entière de troubles, pouvait recevoir les Alsaciens-Lorrains qui, désirant conserver la nationalité française, y obtenaient des concessions gratuites de terres. Partout l'on travaille, suivant le conseil donné par Gambetta, dans son discours de Bordeaux, le 26 Juin 1871, « à la régénération nationale ». Partout enfin, comme l'écrivait G. Sand à Mme Adam, le 13 Juin 1871, « on emboite le pas avec Thiers, on fait un grand acte de raison, en le soutenant contre les excès de la Commune et contre ceux des Légitimistes. »

La session fut close le 30 Mars 1872 et l'Assemblée, méfiante comme toute Convention, laissa à une Commission de permanence de 28 membres le soin de la représenter ; de faire bonne garde auprès de M. Thiers et d'empêcher toute velléité d'installation, même provisoire, à Paris.

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice XVI, la conclusion de ce rapport.

[2] Voir à l'Appendice XVII, le Manifeste du 5 juillet.

[3] Voir à l'Appendice XVIII, le second Manifeste du comte de Chambord, en date du 25 janvier 1872. — C'était, en réalité, le troisième, si l'on compte celui qui avait paru pendant la Commune.