Causes de l'envoi
d'une Détection en Province. — MM. Crémieux, Glais-Bizoin, Fourichon. — Les
auxiliaires de la Défécation. — Le Conseil de la Délégation à Tours. — La
question des élections. Inconvénients de l'ajournement. — Anarchie
gouvernementale. — Lyon, Marseille et Toulouse. — Arrivée de Gambetta. — Lutte
contre l'anarchie. — Visites aux armées. — La Délégation à Bordeaux. — Discours
du 1" Janvier 1871. — La Défense nationale et ses auxiliaires jugés par
Gambetta. La correspondance avec Trochu et Jules Favre. — Dépêche du 16
Octobre ta passivité des campagnes. — Dépêche du 19 Octobre l'opinion sur les
généraux du cadre de réserve. — Dépêche du 31 Octobre la politique de
Gambetta après la capitulation de Metz. — Dépêche du 4 Novembre opinion de
Gambetta sur le plébiscite de Paris et sur l'armistice. — Dépêche du 9
Novembre situation intérieure de la France. — Dépêche du 13 Novembre les
coteries orléaniste et légitimiste. — Dépêche du 26 Novembre inconvénients de
l'isolement du Gouvernement à Paris. — Dépêche du 20 Décembre les épurations nécessaires.
— Dépêche du 31 Décembre-3 Janvier situation et projets de la Délégation. — Dissidences
avec le Gouvernement de Paris. — Rôle de M. de Chaudordy dans la Délégation. —
Sa correspondance diplomatique.
L'œuvre militaire de
la Délégation avant le 10 Octobre. — L'œuvre de M. de Freycinet. — Perte
d'Orléans. — La première armée de la Loire. — D'Aurelle de Paladines et
Coulmiers. — Influence de la capitulation de Metz. — Proclamation de
Gambetta. — Les batailles en avant d'Orléans. — La seconde armée de la Loire.
— La retraite de Chanzy. Le plan de Chanzy. — Les batailles du Mans. — L'armée
du Nord. Farre et Faidherbe. — Les forces militaires dans l'Est. Bourbaki. — L'armée
de t'Est. Villersexel et Héricourt. — La retraite sur Besançon. — Clinchant. —
Les derniers combats. Belfort. — Critique des opérations militaires. — M. de
Serres. — Conclusion de la Commission d’enquête.
Après
coup, tout le monde a reconnu la faute irréparable que le Gouvernement de la
Défense nationale avait commise en s'enfermant dans Paris. Il suffisait de
laisser dans Paris, soumis au régime de l'état de siège, outre le Gouverneur,
le Préfet de la Seine et le Préfet de police, un délégué dans chaque
ministère le Gouvernement en corps et tous les ministres devaient se
transporter à Tours. Des raisons de sentiment firent renoncer à ce projet si
logique et si sensé. M. Crémieux d'abord, M. Glais-Bizoin ensuite furent
envoyés hors de Paris, parce que leurs collègues voulurent leur épargner les
souffrances du siège. L'amiral Fourichon leur fut adjoint, parce qu'il eût
été par trop étrange de laisser le ministre de la marine dans Paris bloqué. Que
valaient les trois hommes qui constituèrent la première Délégation ? M.
Crémieux avait été un grand avocat. On voudrait être indulgent, partial même,
envers celui qui, après la guerre, apporta 100.000 francs pour la libération
du territoire mais il faut reconnaître que M. Crémieux a fléchi sous le
fardeau que les circonstances avaient fait peser sur ses débiles épaules. Ses
dépêches, que la Commission d’enquête a publiées, sont d'un homme
excellent et d'un homme effaré des détails insignifiants le préoccupent
autant que les plus graves questions il change fréquemment d'avis sur les
points les plus importants dans l'administration de la Justice comme dans
l'administration générale, il est manifestement inférieur à sa tâche. M.
Glais-Bizoin avait remporté des succès électoraux dans les Côtes-du-Nord et à
Paris et un demi-succès dramatique, à Genève, avec le Vrai courage. Le
4 Septembre, à la nuit, il était revenu de l'Hôtel de Ville au
Palais-Bourbon, pour en fermer les portes. A Tours, son rôle fut indéterminé
et sa personnalité très effacée. Ce vieux et honnête républicain, sans
compétence spéciale, rendit peu de services à la Délégation et à la Défense
nationale. M. Steenackers l'a traité irrévérencieusement de « mouche du coche ».
Par sa perpétuelle agitation, il avait mérité cette qualification. L'amiral
Fourichon fait un parfait contraste avec M. Glais-Bizoin officier de marine
très brave et administrateur très routinier, t il ne fait rien et nuit à qui
veut faire » il croit que l'on peut sauver la France, dans cette épouvantable
crise, avec les procédés ordinaires ; correct et méthodique, il a la tenue
qui fait un peu défaut à ses collègues, mais il n'a de volonté et de fermeté
que dans l'inertie il diffère toujours d'avis avec MM. Crémieux et
Glais-Bizoin et répond à toutes leurs propositions par l'offre de sa
démission. Tel est
le triumvirat, aussi honnête qu'insuffisant, que l'imprévoyance du
Gouvernement de Paris avait placé à la tête de la France provinciale, sans
pouvoir exercer sur lui une action sérieuse et suivie, puisque la ligne de
l'Ouest fut coupée le 17, la Capitale enveloppée par l'ennemi le 19 et que la
transmission régulière des dépêches, par le câble noyé, cessa. de s'effectuer
à partir du 29 Septembre. Sauf à
Lyon, où la proclamation de la République avait devancé les événements de
Paris, à Bordeaux et à Marseille, où elle avait été faite en même temps qu'à
Paris, la Province avait appris à la fois la catastrophe de Sedan et la chute
de l'Empire. Sedan, trop attendu, avait produit une sorte de douloureuse
stupeur ; la proclamation de la République, que l'on ne connut que le
lendemain, et par les journaux de Paris, fut accueillie avec quelque
incrédulité dans les villes, avec une indifférence à peu près complète dans
les campagnes. Dans une grande ville du centre de la France, dans le pays de
Michel de Bourges, que la terreur bonapartiste avait décimé en 18S1, le
Préfet de l'Empire s'était décidé, le ~Septembre seulement, vers 2 heures de
l'après-midi, à faire afficher la liste des membres du Gouvernement de la
Défense nationale. Celui qui écrit ces lignes, après avoir donné lecture de
la liste, poussa le cri de « Vive la République ! » qui n'eut aucun
écho, parmi les cent personnes réunies sur la place de la Préfecture. On ne
blâmait ni n'approuvait on était plutôt surpris et inquiet. C'est dans ce milieu,
non pas hostile ni même malveillant, mais indifférent, qu'arrivait, dix jours
après, la Délégation du Gouvernement, au sortir de la chaude atmosphère de
Paris. M.
Crémieux réunissait sous sa direction, outre le ministère de la Justice, dont
il était personnellement titulaire, ceux de l'Intérieur, des Affaires
Étrangères, des Finances, du Commerce et de l'Agriculture, des Travaux
Publics, de l'Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-Arts. M.
Fourichon avait le double portefeuille de la Marine et de la Guerre. M.
Glais-Bizoin n'avait aucun portefeuille. Des nombreux ministères que
dirigeait M. Crémieux, deux lui échappaient absolument, celui de l'Intérieur
et celui des Affaires Étrangères, parce que ces deux importants services
avaient à leur tête MM. Clément Laurier et de Chaudordy qui inspiraient une
confiance justifiée à leurs ministres restés à Paris, à MM. Gambetta et Jules
Favre. Il suffira de citer les autres chefs de services dont l'influence fut
restreinte, du moins dans cette période M. Silvy était délégué à
l'Instruction Publique, M. de Roussy aux Finances, avec M. Roy, directeur des
Domaines et M. Cuvier, sous-directeur de la Banque de France, M. Dumoustier
de Frédilly au Commerce. MM. Silvy, de Roussy et Dumoustier de Frédilly n'étaient
que des chefs de bureau ou de division « frappés d'interdit », c'est
Gambetta qui l'a dit, par les chefs des ministères restés à Paris. Le premier
d'entre eux prenait aisément son parti de cette interdiction dont son
insouciance s'accommodait fort. M. Steenackers, entre les mains duquel furent
réunis les Postes et les Télégraphes, fut plus écouté et méritait mieux de
l'être, quand il se renfermait dans ses attributions. Il existe de lui une
dépêche adressée au ministre de l'Intérieur, où il propose de transporter 30.000
Kabyles à Hambourg, pour mettre l'Allemagne à feu et à sang, de
réquisitionner tous les fusils de chasse, de les déposer dans les mairies et
de faire aux Allemands une guerre au couteau. La Délégation fut
effrayée de « l'atrocité » des moyens proposés par M. Steenackers.
M. Gambetta, avec beaucoup de sens, en fit surtout ressortir la puérilité
dans une dépêche très sèche. Toutes les personnes que nous avons nommées et
quelques autres assistaient aux Conseils de la Délégation qui comprenaient
souvent jusqu'à quinze membres. M. Marc Dufraisse, les généraux Véronique, de
la Motterouge et Borel, le colonel Thoumas, les directeurs des chemins de
fer, MM. de Boureuille et de Franqueville, y avaient, en effet, voix
consultative. On devine ce que pouvaient être ces Conseils présidés par M.
Crémieux, qu'assistait M. Glais-Bizoin. Il n'y avait pas de souffle, pas de
vie, a dit M. Marc Dufraisse, dans ce Gouvernement à tant de têtes. L'état
moral de ce pouvoir se trahissait même par le désordre matériel de la table.
C'était un amas, un fouillis de papiers mêlés, confondus, dépêches
télégraphiques, dossiers d'affaires, lettres, enveloppes, projets et minutes
de décrets. Et les
discussions étaient telles que, le 25 Septembre, MM. Crémieux et Laurier
télégraphiaient confidentiellement à M. Gambetta : « Vous avez
besoin qu'on agisse. Nous ne pouvons agir qu'à la condition de ne pas nous
épuiser dans le Conseil en stupides querelles intestines. Pour cela, il
faudrait que nous ayons majorité certaine. Donc nous vous proposons de donner
voix délibérative à Steenackers et à Laurier. » La solution proposée
n'en était pas une et Gambetta répondit à MM. Crémieux et Laurier « Les
Délégués du Gouvernement ne peuvent s'adjoindre de nouveaux membres pris en
dehors du Gouvernement. » Mais il fit son profit du renseignement et se
décida, sans doute ce jour-là, à renforcer la Délégation, en lui
adjoignant un membre du Gouvernement de Paris. La plus
grave question que la Délégation ait eue à traiter, du 13 Septembre au 9
Octobre, est celle des élections pour les Conseils municipaux et pour la
Constituante. Les premières devaient avoir lieu le 2S Septembre, les autres
le 9 Octobre ainsi en avait décidé le Gouvernement de Paris, avant les
premiers combats l'entrevue de Ferrières et les résistances de la Délégation
le firent changer d'avis. Du 4
Septembre 1870 au 8 Février 1871, de la dissolution du Corps Législatif par
la Révolution à la constitution de l'Assemblée nationale par le suffrage
universel, les élections furent la constante préoccupation du Gouvernement de
la Défense nationale à Paris, à Tours, à Bordeaux et l'on ne saurait trop
regretter, qu'en fin de compte, la question ait été résolue par la négative.
Nous ne parlons pas seulement des élections politiques, mais aussi des
élections municipales et départementales. Ces dernières ne furent en question
qu'au mois de Décembre, mais les Conseils municipaux, qui dataient de six
semaines à peine, furent dissous le 20 Septembre et les élections politiques
pour la formation d'une Constituante, fixées d'abord au 9 Octobre, furent
ajournées au 16 par le décret de Paris en date du 24 Septembre. La
dissolution des Conseils municipaux fut une faute, parce que, dans l'immense
majorité des communes, il n'existe pas deux personnels municipaux, l'un de
Droite et l'autre de Gauche, l'un monarchiste et l'autre républicain parce
que le choix du maire par le Gouvernement suffisait à assurer l'action
gouvernementale. L'ajournement des élections municipales au 2o Septembre et
celui des élections politiques au 9 Octobre fut une autre faute dont les
conséquences ont été graves elle a changé les conditions d'existence de la Défense
nationale, contribué à son insuccès et préparé les circonstances défavorables
dans lesquelles furent signés l'armistice et les préliminaires. La Délégation
eut sa responsabilité, sinon dans l'ajournement définitif et dans la
non-convocation des électeurs, au moins dans l'ajournement primitif, celui du
24 Septembre. Les préfets, désignés le 4 Septembre et les jours suivants par
M. Gambetta, renseignèrent assez inexactement leur ministre d'abord, la
Délégation ensuite, sur les dispositions du pays. Ils ne comprirent pas que
la déclaration de guerre et les retentissantes défaites d'Août et de
Septembre avaient aliéné la masse électorale à l'Empire ils crurent que les
bonapartistes avaient conservé leur influence et leur prestige dans les
campagnes ils se figurèrent que des pouvoirs électifs, viciés par la
candidature officielle, seraient écoutés des électeurs, comme ils l'étaient
aux beaux temps de cette candidature et ils firent partager ces craintes,
absolument chimériques, aux membres de la Délégation. Leur plus grosse erreur
fut de méconnaître l'autorité que le Gouvernement, issu d'une insurrection,
pouvait et devait recevoir du suffrage universel. Cette erreur, les hommes
avisés qui siégeaient autour de la table du Conseil, avec simple voix
consultative, MM. Laurier et Marc Dufraisse, ne la commirent pas. M. Laurier,
quand il ne croyait encore qu'à un ajournement provisoire, télégraphiait au
préfet de Marseille, M. Delpech : « Les élections sont pour nous le
principal élément de la Défense nationale par elles nous acquerrons
l'autorité qui nous manque. En dehors d'une Constituante, nous ne pourrons
jamais inspirer à la France l'énergie dont elle a besoin. » C'était
parler d'or. M. Laurier parlait mieux encore et plus librement, dans une
dépêche confidentielle adressée à un ami et destinée au journal le Siècle,
qui s'était transporté en Province avant l'investissement. « Les élections
ont pour cause nécessaire la débilité du Gouvernement de Tours... Comment
veux-tu, avec de tels outils, monter l'esprit public au degré d'énergie
qu'exigent les circonstances ? Nous sommes trop petits et trop vieux. »
Oui, certes, ils étaient trop vieux, les triumvirs Trop vieux, celui de
l'archevêché qui considérait comme une déchéance pour lui l'arrivée à Tours
de l'honnête, loyal et inoffensif Glais-Bizoin. Trop vieux, celui du lycée
qui n'ayant pas d'attributions fixes allait de porte en porte et de ministère
en ministère pour diminuer « les lenteurs habituelles de la paperasserie
administrative ». Trop vieux aussi celui de l'hôtel du maréchalat, « esprit
étroit... entiché de la hiérarchie et des règles ordinaires ». M.
Laurier ajoutait, pour rassurer son ami, qui craignait l'élection d'une
Assemblée réactionnaire N'aie pas peur des réactionnaires la Convention en
était pleine et cela ne l'a pas empêchée de donner aux hommes qui ont sauvé
le pays le point d'appui nécessaire. Et quelques jours plus tard, lorsque
Gambetta est arrivé sur son fatal ballon, comme disait M. Glais-Bizoin, M.
Laurier ayant résumé en ces termes son sentiment sur la situation :
« On traite au nom d'un Gouvernement, on ne traite pas au nom d'une
Révolution, » M. Gambetta, trop intelligent pour ne pas comprendre la vérité
profonde de cet aphorisme politique, répondit à son ami : « Je ne puis
pourtant pas faire faire les élections, moi qui suis venu pour les empêcher.
» Le Gouvernement de Paris lui avait, en effet, donné la double mission de
mettre fin à l'anarchie gouvernementale de Tours et de suspendre toute
élection jusqu'à la fin de la guerre. A partir de ce jour, la question des
élections devint une arme et une arme très dangereuse, très redoutable, très
habilement maniée par les adversaires de la République. Marc
Dufraisse, comme Laurier, aurait voulu des élections sous n'importe quelle
forme, même sous la forme plébiscitaire, à laquelle le Gouvernement de Paris
dut se résoudre après le 31 Octobre. Il aurait voulu, avec quelques
républicains non moins clairvoyants que lui, que l'on rétablit la
Constitution de 1848 et que l'on appelât Léon Gambetta à la Présidence de la
République. L'arrivée du ministre de l'Intérieur en ballon avait vivement
frappé l'imagination populaire. Homme nouveau, homme d'origine révolutionnaire,
« Gambetta l'audacieux », comme l'appelait un préfet méridional,
avait fixé sur lui les regards de la France entière. Pourquoi son arrivée ne
serait-elle pas un retour d'Égypte ? Pourquoi n'aboutirait-elle pas à un 18
brumaire renversé ? Pourquoi ne pas convoquer les comices, ne pas charger le
suffrage universel de légitimer le jeune Dictateur ? Dictateur
il le fut, mais sans consécration populaire, et un rapide coup d'œil jeté sur
l'état de la France nous montrera que jamais concentration du pouvoir ne fut
plus nécessaire. On pouvait craindre une sécession de l'Ouest, du Sud-Ouest
et du Sud-Est de la France, où s'étaient formées des Lignes qui
échappaient entièrement à l'action du pouvoir débile siégeant à Tours. Le
désordre moral était partout et s'était révélé par les empiétements des
préfets de la Défense nationale, par des destitutions et des incarcérations
arbitraires. Le désordre matériel s'était concentré plus particulièrement à
Lyon et à Marseille. A Lyon,
travaillé depuis longtemps par les sociétés secrètes, Franc-maçonnerie,
Charbonnerie, Voraces, Nouvelle-montagne, Trois-sept, l'énergie et l'habileté
de M. Challemel-Lacour l'avaient à peu près contenu. A Marseille, toléré par
M. Esquiros, il s'était donné libre carrière. Dès le lendemain du 4
Septembre, un Comité de salut public s'était substitué à la Commission
municipale, que le dernier préfet de l'empire avait chargée d'administrer
Marseille et le Comité lui-même, s'était vu dominé par une garde civique qui
s'était installée à la Préfecture. M. Esquiros, envoyé à Marseille comme
administrateur supérieur ; s'était appuyé d'abord sur les membres du Comité
de salut public MM. Labadié, Rouvier, Naquet, Delpech, Baume, mais sans
parvenir à reprendre la Préfecture aux gardes civiques, que dirigeaient les
chefs de l'Internationale Matheron, Etienne et Gavard. Ce dernier,
cyniquement ironique, avait pris le titre de « commandant de l'ordre et
de la paix ». Esquiros, cédant à la pression des exaltés, contresigna
toutes les atteintes à la propriété, à la liberté individuelle, à la liberté
de la presse que lui imposèrent les gardes civiques et fut l'un des plus
actifs propagandistes de la Ligue du Midi. Le 8 Septembre cette Ligue
avait été fondée à Marseille, avec le concours des délégués révolutionnaires
de Lyon elle avait compris treize départements du Sud-Est et elle avait pour
but apparent la défense de la République. En réalité, les Ligueurs devaient
préparer les élections municipales et républicaines et désigner à Esquiros
les fonctionnaires suspects dans les treize départements fédérés. La
Délégation de Tours ne sut opposer à cette situation si troublée et à
l'organisation anarchique du Midi que les dépêches désolées du ministre de la
Justice : « Oh mes Marseillais, mes Marseillais mes républicains
modèles, comment donc comprenez-vous les destinées que nous voulons faire à
la République ? » Ils les
comprenaient comme Cluseret et Bakounine à Lyon qui se mettaient à la tête
des bataillons insurgés contre les bataillons de l'ordre ; comme Duportal à
Toulouse qui répondait à une demande de démission partie de Tours, par cette dépêche :
« Ma démission, que celui d'entre vous qui a fait un seul jour de prison pour
la République vienne la chercher » ; comme Pierre Baragnon, à Nice,
qui rassurait le Gouvernement central en ces termes, sur la sécurité de la
frontière italienne : « Soyez tranquilles, si l'on viole la
frontière, je prends comme gage l'enclave de Monaco. » Cette conception
des devoirs d'un préfet n'était pas beaucoup plus étrange que celle que le
Garde des Sceaux avait de ses devoirs, comme ministre chargé des Affaires
Étrangères. Il avait dit, dans sa première proclamation aux Français : « L'union,
la concorde entre tous les citoyens, voilà le premier point contre l'ennemi
commun, contre l'Europe ! » C'est
dans ce singulier milieu gouvernemental, dans cette ville de Tours, si
bruyante d'une population cosmopolite, où les civils coudoyaient les soldats,
les aventuriers les fonctionnaires, où les compagnies franches, aux costumes
pittoresques ou ridicules, avaient fait le jour même un accueil enthousiaste
à Garibaldi, que Gambetta arrivait, le 9 Octobre au soir. Dès le
lendemain du 4 Septembre, Gambetta, dans une circulaire aux préfets, leur
disait : « La défense du pays avant tout... ajournez d'autorité tout ce
qui n'a pas trait à la Défense nationale ou pourrait l'entraver. » A
Tours et plus tard à Bordeaux, comme à Paris, il s'est montré fidèle à ce
programme et, c'est à cause de cette fidélité, qu'il est resté, pour la
postérité, comme l'incarnation vivante de la patrie. Avec quelle indignation
il s'élève contre ceux de ses préfets qui oublient que c'est là leur
principale, leur unique tâche Ses plus chers amis n'échappent pas à ses
boutades. De leurs services, il n'apprécie que ceux qui servent la Défense
nationale, qui hâtent l'heure bénie où l'ennemi ne foulera plus le sol sacré
de la France. Le 7
Octobre, au matin, il est monté en ballon avec M. Spuller. Ce ballon porte un
nom d'heureux augure : l'Armand Barbès. C'est peut-être mon
avant-dernier panier, dit gaîment Gambetta. L'Armand Barbès passe
au-dessus des lignes prussiennes, est atteint par les balles ennemies et va
tomber près de Montdidier. Le soir même, Gambetta partait pour Amiens, le
lendemain pour Rouen et, le 9, il était à Tours. Il n'a qu'un mot pour la
foule encore frémissante de la réception qu'elle vient de faire à-Garibaldi :
« L'heure n'est plus aux manifestations. Travaillons et combattons ! »
Il prêchait d'exemple, il lançait la première de ces belles proclamations qui
allaient électriser la France et, le 10 Octobre, après une réunion avec ses
collègues, où il se faisait confirmer le double titre de ministre de la
Guerre et de ministre de l'Intérieur, il entreprenait son œuvre propre, la
délivrance de la patrie, beaucoup plus préoccupé, Dieu merci, de sa
délivrance que de son administration, de l'ennemi du dehors, le Prussien, que
de l'ennemi du dedans, le révolutionnaire. Contre
ce dernier son action, tour à tour habile et brusque, ne tarde pas à donner
d'heureux résultats. Marc-Dufraisse répare, dans les Alpes-Maritimes, le mal
causé par Pierre Baragnon et qui n'avait pas été guéri par l'administration
provisoire de M. Blache. A vouloir débarrasser la préfecture de Marseille de
ses prétendus gardes civiques, un vieux républicain de 1848, M. Gent, risque
sa vie, mais réussit où l'administrateur supérieur, M. Esquiros, n'avait pas
pu ou pas voulu réussir. Et ces
succès étaient remportés sans complaisances coupables, sans faiblesse, même
pour, les vieux amis et pour les serviteurs les plus goûtés. L'ordre était
envoyé, dès le 12 Octobre, à M. Challemel-Lacour, de mettre en liberté le
général Mazure, prisonnier de l'émeute. Le même jour la dissolution des
civiques de Marseille était prononcée par décret. Le 14 le ministre de
l'Intérieur télégraphiait à Esquiros, son ancien collègue de la députation
marseillaise : « La fermeté n'a rien de commun avec l'arbitraire. » Le
22 Octobre il recommande au préfet de Chaumont, frère de son ami le plus
cher, M. Spuller, de bien se garder d'attenter à la liberté des personnes. Le
3 Novembre il refuse, au nom du Gouvernement, de reconnaître les prétendus
groupes politiques, comme la Ligue du Midi qui ne visent qu'à exercer
le pouvoir exécutif. Sa
conduite et celle de ses collègues, envers la presse, se résume en un mot
liberté entière il n'excepte de cette tolérance que ceux des journaux dont la
polémique lui est représentée comme compromettant la Défense nationale.
L'arrêté de suspension de l'Union de l'Ouest, le journal de M. de
Cumont, à Angers, déjà frappé sous l'Empire pour une publication délictueuse
du Syllabus, disait que les articles séditieux de cette feuille constituaient
une véritable connivence avec l'ennemi. Les
mesures prises contre les prétendants ou contre les notabilités du parti
bonapartiste, la révocation de quelques fonctionnaires, surtout la
dissolution des Conseils généraux, ont été amèrement reprochés au jeune
ministre et représentés comme des actes dictatoriaux. Mais l'état de guerre,
à défaut de l'état de siège, ne les justifie-t-il pas ? S'il faut s'étonner
d'une chose, c'est que Gambetta ait pu faire ce qu'il a fait, dans la
désorganisation, dans l'anarchie, dans l'atonie où il a trouvé la France,
sans recourir plus souvent à des mesures exceptionnelles. Il n'y
a guère qu'envers ses collègues de la Délégation, les trois Parques, comme
disaient ses familiers, qu'il ait manqué de bienveillance et d'indulgence,
parce qu'il a constaté dès le premier jour « le discrédit profond dans lequel
ils étaient tombés ». Quand la translation du siège de la Délégation de Tours
à Bordeaux a été décidée, le 8 Décembre, M. Crémieux s'est rendu docilement à
Bordeaux. M. Glais-Bizoin, au contraire, est parti de Tours pour le Mans, et
l'on peut craindre qu'il ne rejoigne pas son poste assez vite. M. Ranc,
directeur de la sûreté, lui fait signifier par M. Crémieux, en l'absence de
Gambetta, l'ordre de rallier la Délégation et M. Glais-Bizoin se soumet il
arrive repentant, comme un lycéen qui a fait l'école buissonnière. Fréquentes
étaient ces absences du ministre de la Guerre et, en comptant bien, l'on
trouverait qu'il a passé autant de journées à Besançon, au Mans, à Bourges, à
Lyon, à Laval, à Lille qu'à Tours ou à Bordeaux c'est qu'il tenait à se
trouver à proximité des champs de bataille et qu'il laissait derrière lui
deux lieutenants qui possédaient toute sa pensée, tous ses secrets et qu'il
avait animés de toute son ardeur, sinon de toutes ses espérances M. Laurier
et M. de Freycinet. Les
jours, puis les mois s'écoulaient, au milieu de ces visites aux armées, de
ces travaux surhumains, de ces angoisses patriotiques si souvent renouvelées
et le 1er Janvier 187i trouvait M. Gambetta à Bordeaux. En réponse aux
hommages, aux acclamations de tout un Peuple, qui s'était transporté à la
Préfecture pour lui apporter ses souhaits patriotiques, pour lui demander des
raisons d'espérer, il prononça une harangue qui fit encore une fois renaitre
la confiance dans tous les cœurs et le lendemain, le soir même, il reprit sa
tâche. Sa politique n'a pas changé, en ces derniers jours, si remplis et si
sombres, de la Délégation. Le 2 Janvier il télégraphie au préfet de l'Hérault
« Rien ne me serait plus insupportable que d'être soupçonné de népotisme. »
Le 4 il fait offrir la préfecture du Nord à Lanfrey, qui l'avait attaqué
personnellement et qui avait qualifié son administration de dictature de
l'incapacité. Lanfrey refusa, parce qu'il estimait que des élections
générales pouvaient seules assurer le salut de la France, et Paul Bert reçut
la préfecture du Nord. Deux jours auparavant, le petit-fils du grand Carnot
avait été nommé commissaire extraordinaire dans la Seine-Inférieure, l'Eure
et le Calvados (13 Janvier).
Jusqu'au bout le ministre de l'Intérieur fit son devoir et remplit sa tâche ;
jusqu'au bout il dit à tout le monde « Courage, énergie pour la République et
pour la France » — dépêche à MM. Testelin et P. Legrand, du 15 Janvier
t871 —. Quant au ministre de la Guerre, nous verrons qu'il fit plus et mieux
que son devoir si la France avait pu être sauvée, elle l'eût été par cet
avocat de trente-deux ans. Les
jugements que Gambetta a portés sur ses collaborateurs, sur les auxiliaires
de la Défense nationale sont tous marqués au coin de la plus clairvoyante
perspicacité et en même temps d'une impartialité qui n'épargne pas les amis
les plus fidèles, quand ils se trompent, qui les ramène au droit chemin quand
ils font fausse route, avec une brusque et affectueuse franchise. La
confiance témoignée a. M. de Freycinet fut entière, malgré les répugnances
des républicains purs. Son dévouement, disait Gambetta, s'est trouvé à la
hauteur de toutes les difficultés pour les résoudre, comme de tous les
obstacles pour les vaincre. M. Steenackers s'est appliqué au service des
transmissions de correspondance, avec une ardeur passionnée, que Gambetta signale
comme un grand acte de patriotisme, mais qu'il refuse de récompenser par la
croix de la Légion d'honneur, parce que la Légion d'honneur a été abolie pour
les services civils et surtout parce que M. Steenackers est son ami. Chanzy
est un homme de cœur, aussi i grand citoyen que bon capitaine. A Laurier, qui
fut !e véritable ministre de l'Intérieur, Gambetta écrit de Bourges, très
familièrement et très sagement aussi : « J'ai dit qu'il fallait être gai
cela ne signifie pas qu'il soit prescrit de rire hors de propos, mais
simplement qu'il faut être maître de soi-même dans les circonstances
difficiles, x Je ne me sens dans l'âme, répondit Laurier, rien qui me porte à
rire, même à propos. » Le ciel s'éclaircissait, après ces ombres de
dissentiment et Gambetta, abandonnant toute l'administration à son alter ego,
revenait à sa tâche particulière l'organisation des armées, leur recrutement,
leur équipement, leur armement, leur concentration. « Je croirais voler
la patrie, disait-il noblement, si je dérobais une heure, une minute, aux
soins de la Défense nationale, pour la consacrer à la politique intérieure. »
S'il apparaît un peu nerveux, dans les derniers jours, et s'il traite avec
quelque rudesse d'excellents préfets, comme M. Girerd dans la Nièvre ou M.
Delorme dans le Calvados, c'est seulement parce qu'ils n'ont pas comme lui
cette exclusive passion de la Défense nationale et, toujours présente, la
pensée de chasser l'ennemi, de sauver la France. Les
partis sont imprévoyants et aveugles. La Commission d’enquête sur les
actes de la Défense nationale avait cru ruiner à jamais Gambetta dans
l'opinion, en publiant toutes les dépêches qu'il a échangées avec les
préfets, avec les généraux, avec le Gouvernement de Paris elle n'a réussi
qu'à lui donner une popularité immense et une influence durable. Si Gambetta
eût vécu, il serait certainement arrivé à la suprême magistrature
républicaine et il l'aurait dû, en grande partie, à M. Daru, à ses collègues,
à une Assemblée qui avait été surtout élue contre lui. Nous ne
saurions mieux faire, pour compléter le portrait que nous avons tracé de
Gambetta, que de demander à sa correspondance avec Jules Favre,
correspondance non destinée à la publicité, son sentiment sur les grands
événements qui se sont déroulés du 10 Octobre 1870 au 28 Janvier 1871. Dans
sa première dépêche, Gambetta constate l'excellent effet produit sur tous les
partis, sauf sur le parti légitimiste, par l'ajournement des élections. Il
expose en ces termes la triste situation de la France, à ce moment : «
Les campagnes sont inertes, la bourgeoisie des petites villes est lâche,
l'administration perfide ou passive ou d'une désespérante lenteur. Les
généraux de division, sortis du cadre de réserve, sont l'objet d'une
exaspération publique invincible, qu'ils ne méritent que trop par leur
faiblesse et leur impuissance. Je m'applique à leur trouver des remplaçants.
» La
dépêche du 15 ou du 16 annonce des nouvelles exactes, comme celle du prochain
retour de M. Thiers, ou controuvées, comme celles de la maladie de
Frédéric-Charles et de la mort de de Moltke la Délégation n'échappait pas
plus que le public à la fièvre des nouvelles, à la tendance à accueillir
comme authentiques les moins vraisemblables. Dès cette époque, Gambetta
envisage la possibilité de l'évacuation de Tours qui ne s'effectuera que le 9
et le 10 Décembre. Il signale pour la seconde fois la passivité des
campagnes, qui fait contraste avec l'animation des villes, et montre la
difficulté, en Province, « de lutter à la fois contre les exaltés et les
réactionnaires ». Si les prétendants sont assez audacieux pour mettre le
pied sur le sol de la France, il fera exécuter les lois. Il les fit, en
effet, exécuter avec le prince de Joinville. Le duc de Chartres put faire
campagne en Normandie, sous le pseudonyme, heureusement choisi, de Robert Le
Fort. Le 19
Octobre, après la perte d'Orléans par de Polhès et La Motterouge,
l'évacuation des Vosges par Cambriels, « la colère publique contre les
généraux va croissant, » et quelques têtes chaudes voudraient Garibaldi à la
tête de toutes les forces françaises dans l'Est mais Gambetta lui maintient
avec énergie son caractère de chef des volontaires. « Il
n'y a qu'à se féliciter de l'attitude générale des départements » depuis que
le retrait des élections a fait cesser toute cause de divisions. Les
divisions, ou plutôt les dissentiments, n'existent que dans la Délégation
elle-même. Le 25 Octobre, M. Gambetta signale avec raison à Jules Favre
l'action isolée de M. de Chaudordy qui ne soumet jamais à personne les
dépêches qu'il adresse à Paris ; quelques jours plus tard, autre
dissentiment, plus grave, à propos de la proclamation sur la capitulation de
Bazaine, que l'amiral Fourichon refuse de signer. La
dépêche du 31 Octobre, l'une des plus importantes que Gambetta ait rédigée,
expose la politique qu'il entend suivre, après la trahison de Bazaine et la
chute de Metz. « L'explosion
de rage et de vengeance qu'a provoquée cet attentat crée véritablement une
nouvelle situation politique, tant au point de vue intérieur qu'à celui des
affaires extérieures. Le parti de la guerre à outrance a pris décidément le
dessus et se manifeste sous un double aspect : d'une part défiance et colère
contre les anciens généraux de ['Empire qui presque partout sont l'objet de
démonstrations hostiles, principalement dans le Midi et dans l'Est d'autre
part un immense besoin de concentration du pouvoir et des mesures de la
dernière énergie. A la suite d'un pareil crime la population se croit
enveloppée dans le réseau d'une vaste conspiration bonapartiste... » Aussi
Gambetta a-t-il engage certaines personnalités très compromises sous l'Empire
à vider le terrain et elles se sont exécutées sans résistance mais le
maintien du personnel bonapartiste dans les Finances, l'Instruction Publique
et les Consulats excite partout les plus violentes et les plus légitimes
réclamations Il est urgent de révoquer les plus compromis et de dissoudre les
Conseils généraux, foyers de réaction napoléonienne. Leur maintien « parait
inexplicable à la majorité des bons esprits ». Le système de tolérance, suivi
depuis le 4 Septembre, doit faire place à une méthode plus énergique et, si
Paris pense et agit comme la Province, « il résultera de cette coïncidence,
en même temps qu'une nouvelle preuve de l'unité du pouvoir, une confirmation
et une consécration des institutions républicaines ». Hélas !
Paris, à ce moment (31 Octobre), ne songeait guère à une « méthode plus
énergique ». Il avait reçu, la veille, la visite de M. Thiers et il
échappait difficilement à un coup de main que cette visite même et les
propositions d'armistice dont on disait M. Thiers porteur avaient précipité.
Gambetta, avec une intuition de l'esprit de Paris, une intelligence de ses
aspirations, que ses collègues restés à Paris furent loin d'avoir au même
degré, écrivait ce jour même : « De tout ceci vous pouvez induire
que l'esprit de paix et les propositions d'armistice ont singulièrement perdu
du terrain et, si M. Thiers était encore parmi nous, il pourrait s'assurer
par lui-même que nous touchons à la guerre du désespoir. » Ce n'étaient pas
seulement les auteurs du coup de main du 31 Octobre qui pensaient comme
Gambetta, c'étaient les hommes les plus modérés et les plus éclairés, ceux
dont M. Vitet était le fidèle interprète, dans ses remarquables Lettres
au directeur de la Revue des Deux Mondes. Gambetta
indique ensuite les propositions qui lui ont été faites, pour la création
d'une magistrature exceptionnelle et temporaire, dont le titulaire aurait la
charge comme aussi la responsabilité de sauver le pays à ces propositions il
a refusé de prêter l'oreille, parce qu'il tient à conserver à Paris et à son
Gouvernement la suprématie et le commandement Il termine en énumérant les
trois grands embarras de la Délégation l'argent, les armes et les généraux,
et en affirmant que jamais la résolution de lutter à outrance ne fut plus
manifeste. Le 4
Novembre, Gambetta donne son avis sur le « plébiscite singulier auquel le
Gouvernement de Paris s'est laissé acculer et principalement sur la
négociation d'armistice alors en cours. L'armistice était destiné à faciliter
les élections générales et, ces élections, Gambetta ne les admettait qu'avec
les réserves antérieurement signalées par lui, c'est-à-dire avec
l'inéligibilité des anciens candidats officiels de l'Empire. Aussi,
donne-t-il sans hésiter sa démission à ses collègues. « Vous pouvez,
leur écrit-il, disposer du portefeuille. » L'échec de la négociation
conduite par M. Thiers à Versailles, en supprimant les élections, maintint
Gambetta dans ses deux ministères et valut à la France le seul vrai succès
militaire qu'elle ait remporté, en dehors de Paris, celui du 9 Novembre.
Quant au plébiscite, Gambetta lui reprochait surtout « de frapper de nullité
la représentation du Gouvernement en Province, à laquelle de tout côté on
allait demander le même baptême. » Gambetta
ne persista pas dans cette opposition au plébiscite, puisque trois jours
après, le 7 Novembre, quand il connut le résultat du vote de Paris, il
écrivait à Jules Favre Approuvez-vous que nous posions à la France entière,
dans les quarante-huit heures, la question que vous avez posée à Paris ?
J'ose affirmer qu'elle serait résolue avec le même ensemble. » Il ajoutait «
Nous voilà de nouveau d'accord, je reste. » Ce qui avait mis d'accord le
Gouvernement et la Délégation ce n'était pas le succès du plébiscite, c'était
l'échec de l'armistice et l'ajournement forcé des élections. Sur ces deux
points, l'entente eût été impossible Gambetta avait exprimé avec trop de
force sa divergence de vues, le 4 Novembre d'abord, ensuite le 6, dans une
dépêche ou il prit à tâche de fixer les points qui le séparaient du
Gouvernement de Paris et où il posait à ses collègues cette demande qui les
eût cruellement embarrassés, si la dépêche leur fût parvenue à temps : « Je
n'ai pas pu découvrir dans les diverses proclamations qui ont précédé et
suivi votre plébiscite, non plus que dans vos lettres, ce que Paris pense de
l'armistice. Cette question est cependant capitale. Je vous prie de m'en dire
sans retard votre opinion. » Le jour
même où Gambetta traçait ces lignes, M. Thiers, après la rupture des
négociations avec M. de Bismarck, rapportait le Mémoire dont le Gouvernement
de Paris l'avait chargé pour la Délégation. Ecrit d'après les renseignements
fournis par M. Thiers lui-même, sur l'état de l'opinion, la situation des
armées, les chances de la lutte, ce Mémoire était un véritable acte
d'accusation contre la Délégation et contre Gambetta. La réponse de Gambetta
est du 9 Novembre, le jour de Coulmiers c'est la justification victorieuse
des actes du ministre de l'Intérieur et de la Guerre. Quant à l'exposé des
grandes choses qu'il a faites en un mois, il le réservera pour sa dépêche du
26 Novembre et jamais l'orateur puissant qu'était Gambetta ne sera plus
persuasif, jamais plaidoyer ne sera plus convaincant. De la dépêche du 9 nous
citerons, malgré son étendue, la partie relative à la situation intérieure de
la France. « Enfin,
vous tracez le tableau de l'anarchie déchaînée sur la France. J'ignore si le
témoin oculaire, ou prétendu tel, qui vient de parcourir la France et de vous
renseigner, a des droits sérieux à jouir de votre confiance. Je n'ai qu'une
réponse à faire cette confiance a été surprise. Vous parlez d'actes
arbitraires, violents, que commettent nos agents. Vous parlez de dissolution
sociale. Ce sont là de pures exagérations de langage, bonnes tout au plus à
satisfaire la rancune des partis hostiles. Rien de vrai au fond. L'ordre le
plus complet règne à Lyon, à Marseille, à Toulouse, à Limoges, à Bordeaux.
Les effervescences qui se produisent, à la suite du désastre de Metz, ne sont
et n'ont jamais été que la protestation véhémente de la conscience française
contre un crime odieux. Quand il a été pris des mesures excessives par nos
agents, sous la pression des populations, il m'a suffi de rappeler la règle
et la loi, l'intérêt de la République, pour être obéi, même des plus ardents.
Tout le monde peut-il aujourd'hui en dire autant ? Cessez donc de prêter
l'oreille aux personnes étrangères au parti républicain et reconnaissez avez
moi la magnanimité de ce parti même, qui, après avoir subi vingt ans de
proscription et de misère, ne se laisse aller à aucun mouvement de colère ni
de représailles contre ceux qui cependant jouissent encore de positions
créées par l'Empire, de ce parti qui n'a d'autre passion, pour le moment, que
de prouver au monde que la patrie est incarnée dans la République. C'est à ce
point de vue qu'il s'est placé pour juger la journée du 31 Octobre et la
trouver détestable et coupable au dernier chef ; c'est de ce dernier point de
vue qu'il part pour refuser la paix, qu'il sent devoir être déshonorante
aujourd'hui, pour rejeter des élections qui ne pourraient donner qu'une
Chambre réactionnaire il résume aujourd'hui ses aspirations vers le
Gouvernement en disant la République ne doit pas être seulement le
Gouvernement de la Défense nationale, elle doit devenir le Gouvernement de la
Revanche nationale. » Et
Gambetta, avec un admirable bon sens, une clairvoyance que personne, dans le
parti républicain, n'eut au même degré, exposait ensuite que, dans la
situation respective de Paris.et de Tours, les contradictions et les
divergences étaient fatales. Il faisait ressortir la faute commise, le jour
où on avait isolé et divisé le pouvoir et indiquait le seul remède possible
la translation de la majorité du Gouvernement hors des murs de Paris. Que MM.
Jules Favre, Jules Simon, Picard et un quatrième membre du Gouvernement
viennent à Tours les conflits cesseront et les Affaires Étrangères,
l'Instruction Publique, les Finances seront dirigées par les chefs de ces
grands services, au lieu de l'être par des délégués sans pouvoir et sans
responsabilité. Cette solution était réclamée de toutes parts ; elle était
logique, nécessaire et elle eût sinon empêché du moins diminué l'étendue de
la catastrophe finale. Le 13
Novembre Gambetta signale la persistance des coteries orléaniste et
légitimiste à réclamer les élections sans armistice et montre M. Thiers à la
tête de ce mouvement qu'il dirigeait en effet. M. Thiers, dans l'Opposition,
a été encore moins scrupuleux qu'au Gouvernement sur le choix des moyens
toutes les armes lui étaient bonnes contre ceux qui obstruaient les avenues
du pouvoir qu'il a toujours regretté et toujours ambitionné. Gambetta avait
raison de dire, le 13 Novembre, que M. Thiers voulait faire renaître des
questions intérieures, parce que son double échec, à Saint-Pétersbourg et à
Versailles, éclatait à tous les yeux. Et dans la dépêche suivante, du 16
Novembre, le jeune ministre, annonçait que M. Glais-Bizoin s'était laissé
gagner au projet d'armistice sans ravitaillement et avait résolu de se rendre
à Paris. Le « vieil ami de Gambetta ne donna pas suite à ce dessein. Quant à
Gambetta, il repousse plus que jamais l'armistice sans ravitaillement et
l'élection sans catégories d'inéligibles. Au contraire, si l'armistice
comportait le ravitaillement et l'élection certaines exclusions, il se ferait
fort, en dix jours, de réunir une Assemblée nationale républicaine, dont la
France verrait sortir son salut. Dans la
dépêche du 26 Novembre, Gambetta s'efforce d'établir entre lui et Jules Favre
« une communion parfaite de vues, de sentiments et de conduite ». Après un
long exposé de la situation militaire, un éloge très juste des nouveaux généraux
et de M. de Freycinet, il reproche amicalement à Jules Favre la crédulité
avec laquelle il a accueilli les bruits du dehors, les articles de la presse
étrangère ou les récits de personnes indignes de sa confiance. « En effet, et
c'est malheureusement là une conséquence inévitable de votre blocus, il vous
a toujours été difficile de démêler dans les rapports qui vous étaient faits
le vrai du faux., le possible de l'impossible. L'anxiété des assiégés les
rend à la fois impatients et injustes, leur isolement les rend oublieux.
L'esprit de rivalité se réveille, les plus vieilles amitiés mollissent, et,
au milieu de ce désarroi et de cette ingratitude qui gagnent tout le monde,
il ne reste que quelques rares et grands cœurs, comme le vôtre, mon cher
Favre, assez fiers pour ne se laisser jamais abattre, assez droits pour ne
jamais dévier, assez généreux pour rester fidèles aux absents. » Après
ce souvenir si tendre donné à l'amitié, l'homme politique proteste contre la
publication tronquée et défigurée, au Journal officiel, de son
appréciation sur l'odieuse trahison de Bazaine. « Nul aujourd'hui, dit-il,
parmi les plus effrontés de nos adversaires, n'ose défendre ce criminel, » et
il se félicite d'avoir devancé de quelques heures le jugement de la
conscience française et celui de l'histoire. Le
crime de Bazaine a aidé la France a se ressaisir la Défense nationale, la
lutte à outrance, telle est l'unique préoccupation, en dehors de la coterie
des journaux et des candidats qui subissent la direction de M. Thiers, et
Gambetta cite avec fierté la belle lettre que M. Guizot vient d'adresser au Times,
pour recommander la résistance. A la
fin de cette mémorable dépêche, Gambetta insiste sur les changements
nécessaires dans les trois grands services publics : les Finances,
l'Instruction Publique et la Diplomatie. C'est le seul point où nous
retrouvions l'homme de parti quelques changements de percepteurs, de
receveurs ou même de trésoriers généraux n'auraient pas augmenté les
ressources de la Défense nationale quelques changements d'instituteurs,
d'inspecteurs d'académie ou même de recteurs auraient été sans influence sur
l'esprit public quelques changements de chargés d'affalés ou même
d'ambassadeurs n'auraient pas modifié les dispositions de l'Europe à l'égard
de la France. Le 14
Décembre, de Bourges, où il est venu réorganiser la première armée de la
Loire, Gambetta, toujours tout entier à la résistance, constate que le
Gouvernement de la Défense nationale est partout aimé, respecté et obéi, parce
qu'il est le Gouvernement de la Défense nationale. Il signale aussi la
persistance de la tactique de l'Opposition, parlant sans cesse de
l'impuissance des efforts des patriotes, de la stérilité de la lutte, de la
nécessité de la paix. A Bordeaux, l'Opposition a semblé se rallier autour
d'Emile de Girardin mais, à Bordeaux comme à Tours, le nom de M. Thiers est
mêlé à toutes les critiques sa même action dissolvante s'exerce partout, elle
atteint après M. Glais-Bizoin, M. de Kératry, et même les délégués des
ministres enfermés à Paris ; M. de Roussy, M. Silvy et les autres « Le
Gouvernement n'est entravé que par ses fonctionnaires. » Cette
Opposition taquine, irrite Gambetta et le porte, le 20 Décembre, à demander à
ses collègues « de tailler dans le vif, de balayer impitoyablement toutes
les créatures de la Monarchie déchue qui sont restées à leur poste et qui
conspirent ouvertement contre la République et le salut de la France. » Il
est rempli d'amertume, à la pensée que les calomnies dirigées contre lui et
ses collaborateurs ont trouvé de l'écho à Paris. Mais « une aussi
misérable conduite n'est pas faite pour l'arrêter dans la voie de la lutte à
outrance », car il a un guide sûr, infaillible, « c'est l'esprit de
Paris, dont il est resté le représentant scrupuleux et fidèle et qui demeurera,
jusqu'au bout de cette crise effroyable, son inspirateur ». Le 24
Décembre, de Lyon, où il est venu assister aux funérailles du commandant
Arnaud, cette lamentable victime des troubles civils, c'est à Trochu qu'écrit
Gambetta il répète que le ministre des Finances, qui a eu le grand tort de ne
pas sortir de Paris, devrait bien expédier des ordres formels à son délégué
en Province : « La France ne peut périr faute d'argent. » Le 31
Décembre, Gambetta, de retour à Bordeaux, adressait à Jules Favre la fameuse
dépêche qui ne fut achevée que le 3 Janvier, et qui parvint à Paris le 4, par
pigeon. C'était, en même temps qu'une réponse à la dépêche de Jules Favre, du
16 Décembre, un exposé complet de la situation et des projets de la
Délégation. A Jules Favre, lui annonçant l'épuisement prochain des vivres à
Paris, et lui déclarant que, même après la chute de Paris, il donnera à la
France le conseil de résister, Gambetta répond Le pays tout entier
comprend et veut la guerre sans merci même après la chute de Paris, si cet
horrible malheur doit nous arriver. » Il apprécie ensuite, avec une vigueur
de langage sans pareille, le rôle de M. Thiers, depuis le 31 Octobre. « La
persistance avec laquelle M. Thiers et ses amis ont, depuis lors, traité
notre Gouvernement d'usurpateur, la guerre d'insensée, la prolongation de la
résistance de criminelle, l'héroïsme de Paris de batailler est sans résultat
; l'adhésion hautement donnée aux propositions de M. de Bismarck, offrant de
garantir la liberté des élections sans armistice ; l'exagération de tous nos
revers ; l'apologie timide, mais sans cesse reprise en sous-œuvre de
l'abominable Bazaine le dénigrement systématique de toutes les mesures politiques,
financières et militaires de votre Gouvernement la défiance et l'inertie
partout encouragées les prédictions les plus sinistres sur l'avenir de la
France, et l'impuissance du régime républicain, telles sont les pratiques et
les manœuvres familières aux serviteurs de la branche cadette. » Gambetta se
déclare pour les audacieux, les entreprenants, les résolus, les républicains
inébranlables qui, après avoir fait dans Paris leur devoir jusqu'au bout,
voudraient en sortir et gagner la campagne, dussent-ils couvrir la route de
leurs cadavres. « C'est une sorte de vote que je vous envoie, dit-il à Jules
Favre, pour vous adjurer de changer de système, et de vous confier résolument
à notre parti. » Et très politiquement, Gambetta conseille au ministre
des Affaires Etrangères de se rendre à la Conférence de Londres. Ce second
vote, on le sait, n'eut pas plus d'effet que le premier. La
dépêche du 12 Janvier, annonçant la bataille du Mans, envoyée à Paris par un
émissaire, n'y parvint que le 27 Janvier. Celle du 16, où Gambetta disait au
Gouvernement de Paris Je sens que vous vous perdez, que vous allez à l'abîme
y arriva le 19, le jour de la dernière bataille, et celle du 27, le 2 Février,
quand tout était fini depuis six jours. C'est
dans cette dernière dépêche que Gambetta expose la politique qu'il suivra,
après que Paris aura capitulé. Il devait si peu s'attendre à ce que la France
entière fût comprise dans cette capitulation, que Trochu lui avait
télégraphié, quelques heures auparavant : « Je pense avec vous que
Paris succombant sous l'étreinte de la faim, France et la République n’en
doivent continuer que plus énergiquement la lutte à mort, où elles sont
glorieusement engagées, contre les Césars de l’Allemagne. » C'est donc d'accord
avec l'opinion exprimée par Jules Favre le 16 et le 23 Décembre, d'accord
aussi avec l'opinion de Trochu, nettement formulée le 10 Janvier, que
Gambetta, pensant que ses collègues ne pouvaient traiter que de la reddition
même de la place, traçait en ces termes le plan de la résistance de la France :
« Délégation du Gouvernement central, devenue le Gouvernement lui-même à
partir de la capitulation, notre route est clairement tracée poursuivre la guerre
jusqu'à l'affranchissement, par la continuation pure et simple du régime
actuel. » Au
moment où Gambetta allait clore sa dépêche, un télégramme de Londres lui
annonçait que Jules Favre avait quitté Versailles pour Paris, où il
rapportait les conditions de la capitulation. Il conclut par ces mots la
dépêche du 27, qui est comme son testament politique et patriotique. « L'expiation
est dure, le châtiment démesuré. Seul, le souffle de la Révolution française
peut encore nous sauver. C'est lui que j'appelle et que j'invoque. C'est par
lui seul que je compte vivifier ce qui reste encore dans ce pays de vitalité
et d'énergie. » Si l'on
songe que les 25 ou 30 dépêches que nous avons résumées ou textuellement
citées, pour les montrer telles qu'elles sont sorties de ce cœur et de ce
cerveau de patriote, ont été écrites au courant de la plume, parmi d'autres
et plus graves et innombrables occupations, on éprouve une admiration
profonde pour l'homme qui traçait ces lignes enfiévrées, et une
reconnaissance émue pour celui qui a si bien interprété et si bien rendu les
pensées et les aspirations de la France républicaine. Il se disait fidèle à
l'esprit de Paris : fidèle aussi à l'esprit de la France qui voulait se
battre pour sauver l'honneur, beaucoup plus fidèle, sans contredit, que la
petite coterie opposante, et que son chef, M. Thiers. Et pendant qu'il
exprimait ainsi nos espoirs, nos craintes trop fondées, il indiquait à Paris
la seule voie à suivre, il lui signalait l'abîme entr'ouvert, il conseillait
à Trochu comme à Jules Favre la seule politique qui pût empêcher ou atténuer
la catastrophe. Il a tout fait pour prévenir « le châtiment démesuré »
et ce châtiment n'a frappé aucune âme française, aussi douloureusement que la
sienne. C'est
surtout le ministre de l'Intérieur que nous avons vu à l'œuvre dans ses actes
et dans sa correspondance la tâche du ministre de la Guerre, nous le verrons,
fut encore plus lourde, puisqu'il eut à créer de toutes pièces, sans parler
des corps moins importants, trois grandes armées la première armée de la
Loire, la seconde armée de la Loire et l'armée de l'Est. Ses efforts furent
récompensés, on sait comment. Ses collègues de Paris reconnurent bien son « infatigable
activité », mais ils lui reprochèrent de tout compromettre ses
adversaires, répétant la parole malheureuse de M. Thiers, l'accusèrent de
folie furieuse. Fou de douleur, il le fut, en effet, en constatant le néant
de ses efforts ; plein d'une fureur patriotique, il le fut aussi, mais contre
l'ennemi qui préparait depuis soixante ans la ruine de la France. Certes, dans
l'Opposition, il n'avait, pas été plus clairvoyant que ses collègues, trop
portés à voir dans l'armée nationale une horde de prétoriens il n'avait pas
soupçonné, comme Ducrot, comme Trochu, comme Stoffel, quelle prodigieuse
machine de guerre était devenue la Prusse ; mais, du jour où le territoire
fut envahi, où la sinistre vérité apparut, quel changement s'opéra en lui,
quel frémissement dans tout son être, quelle rage dans son cœur, quelle
indomptable volonté de chasser les barbares et quels efforts surhumains pour
réaliser ce beau rêve la France perdue par l'Empire et sauvée par la
République ! L'histoire
de la Délégation serait incomplète, si l'on ne rappelait le rôle indépendant
mais réellement patriotique du représentant de M. Jules Favre en province, M.
de Chaudordy, un diplomate de carrière, très habilement choisi par son
ministre, et qui sut, sinon donner à nos agents à l'extérieur des
instructions et des règles de conduite, au moins opposer aux prétentions de
M. de Bismarck, à ses violations réitérées du Droit des gens, un langage
plein de noblesse et de fermeté. Les circulaires de M. de Chaudordy
resteront, avec celles de M. Jules Favre, comme les plus éloquentes
protestations que le droit vaincu ait opposées à la force triomphante. C'est
le 8 Octobre que M. de Chaudordy répondit aux circulaires du 13 et du 16
Septembre, par lesquelles M. de Bismarck avait cherché à justifier, aux yeux
de l'Europe, les exigences de la Prusse et déclarait, comme il devait le
déclarer à la Haute-Maison et à Ferrières, que l'Allemagne ne cherchait qu'à
se prémunir contre les attaques ultérieures de la France. M. de Chaudordy
montre fort bien que la paix étant une condition nécessaire de la liberté, la
France, nation démocratique, ne saurait être une nation belliqueuse. Depuis
la Révolution, assez forte pour être indépendante, elle cherche moins à
dominer les peuples qu'à les éclairer de son exemple. Ce n'est pas elle qui
attaqua en 1792 Iéna ne fut qu'une revanche. Du jour où elle s'est
appartenue, en 1815, quelle guerre a-t-elle provoquée ? Elle a pris les armes
plusieurs fois. Était-ce pour dominer et s'agrandir ? Non pas, mais pour
délivrer un Peuple, pour défendre des libertés, pour conquérir une grandeur
morale. Sa politique extérieure, généreuse jusqu'à la duperie, a été le
contraire de la politique de fer et de sang que l'Allemagne a déchaînée sur
l'Europe en 1814. La meilleure preuve que la France ne songeait pas à la
guerre en 1870, c'est son défaut même de préparation ni son armement n'était
complet, ni ses alliances n'étaient conclues ; les populations, consultées à
deux reprises, en 1869 et en 1870, avaient affirmé de la façon la plus
énergique leur amour de la paix elles subissaient la guerre, elles ne
l'avaient pas appelée. Ce ne
sont pas de meilleures lignes de défense, ce sont des facilités offensives
que recherche le Gouvernement prussien. Quant à l'Allemagne, ses ambitions
d'unité nationale et de liberté politique sont trop légitimes pour que la
France songe à les combattre elle ne le pourrait sans renier tout son passé,
sans démentir toute son histoire. Le 10
Octobre, dans une nouvelle circulaire, M. de Chaudordy réfutait un article du
Ternes, organe habituel de la politique de M. de Bismarck. Le journal anglais
avait publié une dépêche de Ferrières, datée du l~' Octobre, par laquelle le
Chancelier se défendait de vouloir rabaisser la France au rang d'une
puissance de second ordre. M. de Chaudordy montre sans peine que la France,
avec une frontière ouverte, en face d'une Allemagne agrandie, perdrait à la
fois son prestige moral, sa force matérielle et son repos. II montre, avec
non moins de bonheur, quelle différence existe entre une annexion voulue par
les populations, consentie par un voisin devenu puissant, comme celle de la
Savoie et de Nice et une annexion repoussée par les populations, exigée par
un ennemi victorieux, comme le serait celle de l'Alsace et de la Lorraine. Le
8 Novembre, M. de Chaudordy fait connaître aux agents diplomatiques de la
France à l'étranger les raisons qui ne nous permettaient pas d'accepter
l'armistice sans ravitaillement ou les élections sans armistice. L'armistice
devant être purement militaire et ne préjuger en rien les conditions de la
paix future, puisqu'il n'était destiné qu'à faciliter la réunion d'une
Assemblée nationale, impliquait forcément le ravitaillement. Chaque
belligérant doit se trouver, à la fin des hostilités, dans l'état où il se
trouvait au commencement. Paris, au bout de vingt-cinq jours d'armistice, se
trouverait-il dans le même état, quant à la quantité de vivres ? C'était là
une question de bon sens et de bonne foi. La Prusse l'a tranchée par
l'affirmative, parce qu'elle use d'un droit des gens qui lui est particulier,
qui n'a rien de commun avec celui des autres nations, et que les puissances
neutres, qui ont pris l'initiative de l'armistice, ne sauraient certainement
pas admettre. Quant
aux élections sans armistice, le Gouvernement de la Défense nationale s'y
refuse, parce qu'elles ne seraient ni libres, ni vraiment sérieuses. Tous les
hommes valides ayant été appelés sous les drapeaux, les électeurs sont
engagés dans la lutte, dispersés, loin de leur foyer ou même de leur
département. Un armistice est nécessaire pour permettre aux éléments du
suffrage universel de se reconnaître. Le Gouvernement souhaite sincèrement
les élections, quoi qu'en dise M. de Bismarck, mais il les veut régulières et
libres. Le 29
Novembre, M. de Chaudordy, après avoir rappelé quel refus la Prusse a opposé
à la double demande d'armistice avec ravitaillement et d'élections avec
armistice, recherche quel but elle poursuit, en présence de citoyens en armes
que le roi Guillaume a déclaré ne point vouloir attaquer et d'un Gouvernement
dont tous les membres ont voté contre la déclaration de guerre. C’est au nom
de la justice, du droit et de la civilisation outrageusement violés que la
France en appelle à la conscience de l'humanité, afin de sauver au moins la
morale internationale. M. de Chaudordy démontre que les Allemands, non
contents d'exercer des réquisitions démesurées, d'écraser les villes et les
villages, ont fait main basse sur les propriétés privées des citoyens. La vie
humaine n'a pas été plus respectée que la propriété des soldats, pourvus de
commissions régulières, revêtus d'uniformes légalisés, ont été fusillés ; des
villes ouvertes ont été bombardées, fait unique dans l'histoire, comme si
l'on avait voulu paralyser la résistance par la terreur. Le rétablissement de
la pratique des otages, du système des responsabilités indirectes, reste,
parmi tant de faits iniques, le fait caractéristique de la conduite de la
Prusse à l'égard de la France. Quarante otages pris parmi les notables de
Gray, de Dijon, de Vesoul ont été entraînés en Allemagne, parce que la France
ne mettait pas en liberté quarante capitaines de navires marchands, faits
prisonniers selon les lois de la guerre. Les paysans, obligés de fortifier les
ouvrages ennemis, les magistrats, exposés sur les locomotives aux rigueurs de
la saison et aux insultes des soldats, les sanctuaires des églises profanés,
les prêtres frappés, les femmes maltraitées, tels sont les faits que M. de
Chaudordy signale à l'indignation des honnêtes gens de tous les pays. Ils
sont, dit-il, le résultat d'un système réfléchi, dont les états-majors
allemands ont poursuivi l'application avec une rigueur scientifique. Tout a
été voulu et prémédité et M. de Chaudordy a raison d'affirmer que de pareils
actes font de la guerre engagée la honte de notre siècle[1]. Le 19
Décembre le délégué aux Affaires Etrangères faisait savoir à tous nos agents
que le Gouvernement de la Défense nationale avait résolu de se faire
représenter à Londres et il les informait que nous aurions recours à
l'obligeante intervention des puissances, pour obtenir du quartier général
prussien les sauf-conduits nécessaires au plénipotentiaire français. Le 15
Janvier suivant M. de Chaudordy prit acte, avec beaucoup d'opportunité, de la
demande de concours que ces mêmes puissances avaient implicitement adressée à
la France, en accueillant les propositions de la Prusse pour une révision
partielle du traité de 1886. Elles comprenaient enfin que, malgré nos
malheurs, nous devions prendre part au concert européen et que rien de stable
ne saurait être fondé sans nous. M. de Chaudordy leur répète que la
Conférence de Londres ne saurait se borner à l'examen du traité de Paris,
qu'elle offrira la plus favorable occasion pour rechercher la solution des
redoutables problèmes qui se trouvent posés devant l'Europe. On sait comment
la duplicité de M. de Bismarck, qui retint plusieurs jours les sauf-conduits
destinés, sur la demande de l'Angleterre, au plénipotentiaire français
empêcha la participation de la France à la Conférence de Londres. Le
Gouvernement de la Défense nationale eût pu recueillir les bons effets qu'il
attendait de notre participation à la Conférence s'il avait désigné, au lieu
du ministre enfermé dans Paris, son délégué libre à Bordeaux. M. de Chaudordy,
dans une dernière circulaire, en date du 24 Janvier, réfute toutes les
allégations que M. de Bismarck a produites dans la pièce diplomatique du 9
Janvier. Si des Français ont tiré sur les parlementaires allemands, bien plus
nombreux ont été les actes semblables, imputables aux sentinelles
prussiennes. Les Allemands, non contents d'enfreindre la Convention de
Genève, ont l'habitude de s'en faire une arme ils couvrent de la croix rouge
leurs convois de munitions. Les balles explosibles, s'il s'en est rencontré
sur le champ de bataille, ne peuvent provenir que des rangs ennemis. Au
reproche de maltraiter les prisonniers allemands, M. de Chaudordy répond en
produisant le témoignage de ces prisonniers eux-mêmes ; au reproche
d'attenter à toutes les libertés, il répond en citant un journal allemand qui
commente, à propos de M. de Bismarck, le Quis tulerit Gracchos ? De
cette dépêche, comme de toutes les autres, comme de tous les incidents de la
guerre, ressort une vérité éclatante comme le jour l'Allemagne n'a pas
seulement méconnu les notions les plus élémentaires d'humanité, elle a biffé
tous les articles du code du Droit des gens et leur a substitué cet article
unique : « Tout ce qui est utile à la Prusse est permis, tout ce
qui lui est nuisible est défendu. » M. de Chaudordy, plus encore que M.
Jules Favre, en a fait l'inattaquable démonstration. Il était bon de le
redire, avant d'entreprendre te récit des opérations militaires, récit dont
la rapidité ne permettra pas d'insister sur ces détails caractéristiques. Ce que
l'on peut appeler le premier ban de l'armée française était renfermé à Metz
le second avait été fait prisonnier à Sedan. Quand la Délégation se
transporta, vers le milieu de Septembre, à Tours, il restait en France, dans
les dépôts 50.000 hommes et en Algérie quatre régiments le 16e le 38e, le 39e
et la légion étrangère. Le ministre de la Marine avait été chargé de
l'administration de la guerre. Vieux et brave soldat, l'amiral Fourichon
aurait pu suffire à sa double tâche, si, de Paris, l'on avait eu soin
d'envoyer à Tours tout le personnel administratif nécessaire à la
reconstitution des armées. Il n'en avait rien été et l'amiral qui, du reste,
renonçait à la signature avant la fin de Septembre, n'aurait rien pu faire,
sans le secours et la compétence du général Lefort, directeur de
l'infanterie. Les 100.000 hommes rassemblés avant le 10 Octobre et provenant
des dépôts, des troupes de la marine et des régiments algériens, le 15e corps
français, formé au Sud et au Nord d'Orléans, et placé sous le commandement du
général de La Motterouge, telle fut l'œuvre propre du général Lefort. Cette
œuvre ne reçut de Gambetta et de ses auxiliaires, MM. de Freycinet, de
Serres, Loverdo, Hacca, Thoumas, Véronique une impulsion décisive et
continue, qu'à partir du 10 Octobre. Dès le 14, un décret déclarait en état
de siège tout département se trouvant à moins de 100 kilomètres de l'ennemi.
Un comité militaire devait diriger la défense, disposer de la garde
nationale, soustraire les approvisionnements à l'ennemi. Vinrent ensuite,
coup sur coup, l'appel sous les drapeaux de tous les hommes valides de vingt
et un à quarante ans ; l'ordre, à chaque département, de fournir au moins une
batterie par 100.000 hommes la création de bataillons d'ouvriers la
réquisition des ingénieurs, agents voyers, entrepreneurs et architectes,
etc., etc. Pendant
près de quatre mois, on leva par jour une moyenne de S.000 hommes. Ces
levées, qui furent véritablement une levée en masse, permirent d'organiser
208 bataillons d'infanterie, soit 230.000 hommes 31 régiments de garde mobile
à 3.600 hommes par régiment, soit 116.000 hommes ; 180.000 hommes de garde
nationale mobilisée S4 régiments de cavalerie formant 32,400 hommes 30.000
francs-tireurs. C'est-à-dire, au total, 384.000 hommes, et plus de 600.000,
si l'on y ajoute l'artillerie et le génie. Avec
ces levées, on organisa successivement les onze corps d'armée numérotés de 15
à 26, l'armée des Vosges, la première armée de l'Est, l'armée de Lyon,
l'armée de Garibaldi, les agglomérations du Havre, de Carentan et de Nevers. Il va
sans dire que ces formations, dont le noyau solide et résistant étaient les
vieux régiments, la légion étrangère, l'infanterie de marine et la marine
furent de valeur très inégale. Dans les régiments de marche qui furent formés
des quatrièmes bataillons de la classe 1870, convoquée après la déclaration
de guerre et des anciens militaires rappelés, c'est-à-dire d'éléments trop
disparates, régnait un désordre inénarrable. La garde mobile, où l'on se
sentait un peu mieux les coudes, dont toutes les unités se connaissaient
entre elles, était supérieure, mais manquait d'officiers. Les mobilisés
étaient des gardes nationaux au-dessous de quarante ans, célibataires ou
veufs sans enfants, que l'on appelait pour cette raison les vieux garçons et
qui n'étaient malheureusement pas de vieux ni de bons soldats. Quant aux
francs-tireurs, ils étaient très mêlés ; ici braves et dévoués, ailleurs
aventuriers et pillards. II avait fallu armer ces 600.000 hommes et se
procurer, à grand prix, des fusils de tout calibre et de tout modèle, avant
de pouvoir mettre les manufactures de Tulle, de Saint-Etienne et de
Châtellerault en état de fabriquer 100 fusils par jour. L'artillerie
fut munie de 1.404 bouches à feu. La Délégation de Tours, après le 4
Septembre, avait trouvé en province 6 batteries d'artillerie. Elle en créa
238 en quatre mois. Et le 28 Janvier, quand fut signé l'armistice, il en
existait encore 231. Le colonel Verchère de Reffye, l'inventeur d'un nouveau
canon se chargeant par la culasse et d'une nouvelle mitrailleuse, le
directeur des ateliers de Meudon, qui avait laissé à Paris ses premières
pièces et les instructions nécessaires pour en fabriquer de nouvelles, fut
placé à la tête de l'importante fonderie de canons de Tarbes. Les
magasins mobiles établis sur wagons, dans les principales gares, rendirent de
grands services et l'on put presque toujours, grâce à cette disposition, les
soustraire en temps utile à l'ennemi. S'ils retardèrent la concentration de
l'armée de l'Est, cela tient à ce que M. Gambetta, bien loin de se montrer
trop audacieux, s'est montré trop timide dans les ordres donnés aux
Compagnies et n'a pas saisi, au nom de l'Etat, la direction des chemins de
fer, comme le voulait son très habile auxiliaire, M. de Serres, qui fut avec
M. de Freycinet, sans titre officiel, son conseiller le plus intelligent, le
plus écouté, le plus digne de confiance. Les
plans, les cartes, que l'on avait laissés maladroitement à Paris, durent être
refaits, tirés à grand nombre et distribués sans compter. Cette
improvisation, comme tant d'autres, ne commença qu'après le 10 octobre. Elle
est peut-être la seule qui ait échappé aux critiques dirigées contre la
Délégation et surtout contre le Dictateur. Les plus violentes furent
adressées à l'innovation des camps régionaux. Ces camps, au nombre de onze,
destinés à l'instruction des mobilisés, furent établis à Saint-Omer, Cherbourg,
La Rochelle, les Alpines, Nevers, Bordeaux, Clermont, Toulouse, Montpellier,
Sathonay et Conlie. On a surtout formulé les accusations les plus passionnées
contre les créateurs et les organisateurs de l'armée de Bretagne et du camp
de Conlie, MM. Gambetta, de Kératry et Carré-Kérisouet, parce que les
mobilisés bretons qui contribuèrent à la perte de la bataille du Mans,
venaient de ce camp et en venaient, disait-on, sans instruction et sans
armes. On a oublié que d'autres mobilisés bretons, venus eux aussi de Conlie,
firent admirablement leur devoir, avant, pendant et après cette même bataille
du Mans, sous la conduite du capitaine de vaisseau Gougeard. Les
reproches adressés à Gambetta pour la violation des règles de la hiérarchie,
pour la suspension de celles de l'avancement, pour la substitution du génie
civil au génie militaire et des négociants aux intendants ne sont pas plus
fondés. Les règlements étroits d'une bureaucratie routinière importaient peu,
quand il s'agissait du salut de la patrie et de l'honneur de la France. Quant
à l'emploi des ingénieurs, il était commandé par l'absence ou par les
défaillances de l'élément militaire. Il n'est pas jusqu'à l'intervention
personnelle de M. Gambetta ou de M. de Freycinet, dans la direction des
armées, qui ne se puisse justifier. Ni le général Chanzy, ni le général
Faidherbe n'ont eu à se plaindre de cette intervention, et le général
d'Aurelle ou le général Bourbaki auraient eu, eux aussi, leurs coudées
franches, s'ils avaient su concevoir et adopter un plan de campagne qu'ils
auraient imposé à Tours et à Bordeaux. Ce sont leurs incertitudes, leurs
hésitations et, pour tout dire, leurs défaillances qui ont autorisé les
récriminations et les duretés de la direction de la Guerre à leur égard.
Jamais le désespoir ne s'est approché de mon âme, disait Gambetta, et il
considérait comme de médiocres instruments du salut de la France, ceux dont
le désespoir avait envahi l'âme et paralysé les efforts. Ce sont ceux-là et
ceux-là seulement qu' « il faisait marcher comme des pions sur un damier ».
Ceux-là seulement se sont plaints de lui, dans leur déposition devant la Commission
d'enquête. C'est
particulièrement la direction donnée à la première armée de la Loire et
l'insuccès final de cette armée qui ont été imputés à crime à Gambetta on ne
lui a tenu compte ni de la constitution si rapide de cette armée, ni de ses
premiers succès, que la négociation de M. Thiers à Versailles a retardés de
près de quinze jours, ni de l'éclat que l'héroïque résistance de Chanzy, du 1er
au 20 Décembre, a jeté sur nos armes. On ne s'est même pas dit que si
l'armistice avait été conclu, quand et comme le voulait M. Thiers avant les
batailles, de la Marne, avant Coulmiers et avant la retraite de Chanzy,
l'honneur n'eût pas été sauf ; les partis du moins ne se le sont pas dit. Cambriels,
dans l'Est, avec quelques mobiles et quelques compagnies franches ;
Fiereck, dans l'Ouest, avec quelques bataillons ; La Motterouge en Beauce et
en Sologne avec le corps à peine organisé, telle était la situation militaire
de la France, à la fin de Septembre, quand le grand état-major allemand
envoya de Thann et de Wittich s'assurer, avec 35.000 hommes, de l'existence
de l'armée de la Loire. M. de Moltke croyait qu'il suffirait d'une rapide
promenade militaire pour délivrer le pays au Nord de la Loire et amener
l'évacuation d'Orléans. Le 5 Octobre, Von der Thann et de Wittich
rencontraient et battaient à Toury le général Reyau. Cinq jours plus tard un
nouveau succès, à Artenay, les rapprochait d'Orléans, où ils entraient, après
les engagements de Chevilly, Patay, Cercottes et Sarans. La Motterouge montra
peu d'énergie, mais il ne pouvait évidemment pas résister aux forces
combinées de Von der Thann et de Wittich. Il fut révoqué et remplacé, à la
tête du 15e corps, par d'Aurelle de Paladines, qui prit pour chef
d'état-major le général Borel et rassembla ses soldats dispersés à Salbris,
derrière la Sauldre, où il les réorganisa lentement. Maîtres
d'Orléans, les généraux allemands s'étaient séparés. De Wittich, avec 12.000
hommes, s'était dirigé vers Châteaudun. Cette ville ouverte, défendue par les
865 francs-tireurs de Lipowski et par les 435 gardes nationaux que commandait
M. de Testanière, résista vigoureusement et fut digne d'être citée en exemple
à toutes les villes de France elle avait bien mérité de la patrie. D'Aurelle
de Paladines, placé à la tête du 15e et du 16e corps, commandés par Martin
des Pallières et par Chanzy, réussit, à force de patiente fermeté, à rétablir
un peu d'ordre et de discipline dans les masses confuses qu'il avait sous la
main et, dès le 24 Octobre, il transportait une portion de son armée de
Salbris à Blois, par Romorantin. L'autre portion devait gagner la Loire, en
amont d'Orléans, la traverser à Gien et se rabattre, par la rive droite, au
Nord d'Orléans, où Martin des Pallières rejoindrait d'Aurelle de Paladines,
de manière à couper à Von der Thann la retraite sur Paris. L'exécution de ce
plan, très habilement conçu par M. de Freycinet et par le général en chef,
fut retardée par le voyage de M. Thiers à Versailles. Le 6 Novembre, on connut
l'échec du projet d'armistice et d'Aurelle de Paladines reçut l'ordre de
précipiter le mouvement. Le premier combat avait lieu le lendemain, à
Vallière, en avant de Marchenoir et l'armée de d'Aurelle se portait
rapidement à l'Est, dans la direction de Coulmiers, où elle rencontra, le 9
novembre, toutes les forces de Von der Thann. Le général bavarois, menacé à
l'Est et à l'Ouest par' Martin des Pallières et par d'Aurelle, aurait eu tout
intérêt à se porter sur le corps le moins nombreux, qui était celui de Martin
des Pallières. Mais il est à remarquer qu'à Coulmiers, comme dans beaucoup
d'autres batailles, les Allemands furent mal renseignés sur les mouvements
des troupes françaises ils ne connurent nos projets qu'à l'exécution. Von der
Thann répara cette faute par la décision qu'il montra quand il sut, à n'en
pas douter, que des forces considérables le menaçaient à l'Ouest ; il accepta
le combat le 9 et n'eut affaire qu'aux 70.000 hommes de d'Aurelle. S'il avait
attendu le 11, jour fixé pour la réunion du 15e et du 16e corps, il aurait eu
à lutter avec 22.000 hommes contre 100.000, avec 112 canons contre 200. L'importance
de la victoire de Coulmiers fut singulièrement réduite par une méprise du
général Reyau. Il prit les francs-tireurs de Lipowski pour des forces
allemandes et, au lieu de se porter sur la droite de l'ennemi, pour lui
couper la retraite vers le Nord, il se retira sur les emplacements qu'il
occupait le matin, laissant la route libre à Von der Thann dont la retraite
put s'opérer sans encombre. Le soir même les Français reprenaient possession
d'Orléans, où Cathelineau était entré dans la journée, avec ses Vendéens. Bien
que le récit des événements qui se sont accomplis à Metz, du 4 Septembre au
29 Octobre, ne rentre pas dans notre plan, puisque la genèse de ces
événements est antérieure au 4 Septembre, il convient de dire quelle
influence eut la nouvelle de la capitulation et quel formidable changement
elle introduisit dans les conditions où s'exerçait la Défense nationale. Le 7
Septembre, l'armée et la population de Metz avaient appris la catastrophe du
1er et la Révolution du 4. Le maréchal, après être entré en relations avec
Frédéric-Charles, qui lui confirma ces nouvelles en les dénaturant, commença
l'exécution de son plan et se borna, au lieu de grandes sorties, à
entreprendre des opérations de détail qui ne pouvaient mener à rien. Le 22
Septembre eut lieu l'affaire de Lauvallière ; le 23 une tentative sur Vanny
et Chieulles le 27, la double opération sur Peltre, et Ladonchamps le 1er
Octobre l'occupation du village de Lessy le 2, la seconde opération sur
Ladonchamps le 7, le combat de Saint-Rémy et de Bellevue, le dernier combat
sous Metz. En même temps Bazaine recevait, le 23 Septembre, le sieur Regnier
qui se donnait pour un envoyé du prince impérial et qui ne pouvait arriver
dans nos lignes qu'avec la complicité de l'ennemi. Le 24 Septembre, avec la
même complicité, Bazaine envoyait le général Bourbaki en Angleterre, auprès
de l'Impératrice. Le 12 Octobre, c'était le général Boyer qu'il envoyait à
Versailles, pour traiter de la paix, au nom de l'Empire et, après son retour,
le 18, il soumettait à son Conseil de guerre les propositions de Versailles
qui étaient repoussées. Le général Boyer repartait pour l'Angleterre le
lendemain 19 Octobre l'Impératrice Eugénie plus patriote, plus Française que
Bazaine, capable d'entraînements funestes, mais incapable d'une bassesse,
refusa d'accueillir ses propositions, et le 27 la capitulation de l'armée et
de la place était signée, au quartier général de Frédéric-Charles. A la
nouvelle de la capitulation de Metz, un long cri de douleur éclate en France,
et Gambetta, comme foudroyé, se promène seul, pendant une heure et demie,
dans le jardin de la Préfecture, à Tours. Va-t-il désespérer du salut de la
France et déposer les armes ? Non pas il se ressaisit et il adresse au peuple
français, cette proclamation, où le patriote, blessé dans ses plus chères
affections, atteint au cœur, parle encore plus haut que l'homme de parti.
Jamais, dans une circonstance plus critique, langage plus viril et plus fier
ne fut adressé à un peuple. Jamais non plus trahison plus vile n'a été
flétrie en termes plus enflammés : « Français
Elevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des effroyables périls qui
fondent sur la patrie. II dépend encore de nous de lasser la mauvaise fortune
et de montrer à l'univers ce qu'est un grand peuple qui ne veut pas périr et
dont le courage s'exalte au sein même des catastrophes. « Metz
a capitulé. « Un
général sur qui la France comptait, même après le Mexique, vient d'enlever à
la patrie en danger plus de 100.000 de ses défenseurs. « Le
maréchal Bazaine a trahi. « Il
s'est fait l'agent de l'homme de Sedan, le complice de l'envahisseur et, au
mépris de l'honneur de l'armée dont il avait la garde, il a livré, sans même
essayer un suprême effort, 120.000 combattants, 20.000 blessés, ses fusils,
ses armes, ses drapeaux et la plus forte citadelle de la France, Metz, vierge
jusqu'à lui des souillures de l'étranger. « Un
tel crime est au-dessus même des châtiments de la justice. « Et
maintenant, Français, mesurez la profondeur de l'abîme où vous a précipités
l'Empire. « Vingt
ans la France a subi ce pouvoir corrupteur qui tarissait en elle toutes les
sources de la grandeur et de la vie. L'armée de la France, dépouillée de son
caractère national, devenue, sans le savoir, un instrument de règne et de
servitude est engloutie, malgré l'héroïsme des soldats, par la trahison des
chefs, dans les désastres de la patrie. En moins de deux mois, 225.000 hommes
ont été livrés à l'ennemi, sinistre épilogue du coup de main militaire de
Décembre. « Il
est temps de nous ressaisir, Citoyens, et sous l'égide de la République, que
nous nous sommes décidés à ne laisser capituler ni au dedans ni au dehors, de
puiser, dans l'extrémité même de nos malheurs, le rajeunissement de notre
moralité et de notre virilité politique et sociale. « Oui,
quelle que soit l'étendue du désastre, il ne nous trouve ni consternés ni
hésitants. « Nous
sommes prêts aux derniers sacrifices et, en face d'ennemis que tout favorise,
nous jurons de ne jamais nous rendre. Tant qu'il restera un pouce du sol
sacré sous nos semelles, nous tiendrons ferme le glorieux drapeau de la
Révolution française. « Notre
cause est celle de la justice et du droit. L'Europe le voit ; l'Europe le
sent. Devant tant de malheurs immérités, spontanément, sans avoir reçu de
nous ni invitation, ni adhésion, elle s'est émue, elle s'agite. Pas
d'illusions ne nous laissons ni alanguirni énerver et prouvons, par des
actes, que nous voulons, que nous pouvons tenir de nous-mêmes, l'honneur,
l'indépendance, l'intégrité et tout ce qui fait la patrie libre et fière. » On
comprend qu'un rapporteur de la Commission d’enquête, M.
Boreau-Lajanadie, ait trouvé cette proclamation ce qu'on pouvait imaginer de
plus mauvais On comprend moins que le premier écrivain du siècle, dans son Journal
d’un voyageur pendant la guerre, ait accusé l'auteur de la proclamation
d'être verbeux et obscur, reproché à son enthousiasme d'avoir l'expression
vulgaire et prononcé ce jugement dédaigneux : « C'est la rengaine
emphatique dans toute sa platitude. » M. Thiers lui-même a été moins sévère
que George Sand cette femme au grand esprit aurait dû comprendre le grand
cœur de Gambetta[2]. Nous
avons vu, dans la correspondance de Gambetta avec Jules Favre, les
conséquences politiques de la capitulation de Metz. Les conséquences
militaires ne furent pas moins funestes pour la France. Ce n'était pas
seulement la perte d'une armée nombreuse et d'un excellent corps d'officiers
qui était à déplorer, c'était aussi l'arrivée, sur les champs de bataille du
Centre de la France, d'une armée ennemie forte de près de 200.000 hommes, qui
allait changer toutes les conditions de la lutte, empêcher l'organisation de
nos conscrits, détruire nos nouvelles formations et rendre définitivement
impossibles les communications entre Paris et la Province. Au lendemain de
Metz, comme au lendemain de Sedan, les Allemands se dirigent sans hâte, mais
avec une régularité mathématique et un ordre parfait, d'abord entre Saône et
Loire, puis, après Coulmiers, vers Fontainebleau, en accélérant leur marche
sur Toury, où ils doivent rejoindre les troupes de Von der Thann et de
Wittich, placées sous le commandement du grand-duc de Mecklembourg. Le 18
Novembre, les coureurs de Frédéric-Charles atteignaient l'Essonne et le Loing
; le 22, le 9e, le 3e et le 10e corps occupaient Toury, Pithiviers et Montargis
; le 27, la jonction était faite à Janville avec le grand-duc. Les Allemands
ont alors, devant Orléans, 110.000 hommes et 480 canons, sur la ligne Châteaudun,
Orgères, Toury, Pithiviers, Montargis. Etabli
à Orléans, après la bataille de Coulmiers, d'Aurelle de Paladines fut
renforcé du 17e corps, que commandèrent successivement le général Durrieu et
le général de Sonis, du 20e et du 18e sous Crouzat et sous Billot, qui
vinrent se placer à l'extrême droite de son armée, du 21e qui restait à
l'extrême gauche sous le commandement de Jaurès. Mais ces 4 corps, de
formation récente, recevaient encore les ordres de Tours ; seuls le 16e et le
15e obéissaient directement au général en chef. D'accord avec la Délégation,
d'Aurelle avait établi les troupes de Chanzy et de Martin des Pallières en
éventail autour d'Orléans et avait résolu de faire de cette ville le centre
d'un vaste camp retranché, que protégerait une enceinte défendue par des
pièces de marine et, au-delà de cette enceinte, les forêts qui couvrent la
ville au Nord-Est et au Nord-Ouest. Ce plan avait le désavantage de placer
une armée nombreuse en avant d'un grand fleuve, sans débouchés suffisants. En
cas de défaite, les 160.000 hommes qui constituaient l'armée de la Loire ne
pourraient évidemment pas s'échapper par les deux uniques ponts d'Orléans la
droite devrait remonter le fleuve, la gauche devrait le redescendre par la
rive septentrionale et l'armée serait coupée en trois tronçons. D'Aurelle
de Paladines croyait que ses troupes de nouvelle formation résisteraient
mieux aux vétérans des armées allemandes derrière des retranchements et des
abris naturels qu'en rase campagne. La Délégation s'était d'abord rendue à
ces raisons, malgré l'arrivée à marches forcées de l'armée du prince
Frédéric-Charles, que la capitulation de Bazaine avait rendue libre et dont
l'avant-garde était à Fontainebleau dès le 13 Novembre. Mais la situation de
Paris commandait l'action des armées de Province et, tout en consentant à
garder Orléans comme tête de ligne, comme point de départ d'une armée en
marche sur la Capitale, MM. Gambetta et de Freycinet, au lieu de concentrer
toutes les forces dans le camp retranché, comme le conseillait d'Aurelle de
Paladines, éloignaient au contraire les ailes de l'armée de leur point
d'appui, afin qu'elles fussent aussi rapprochées que possible de Paris. On
opposait ainsi un front de plus de 100 kilomètres à un ennemi qui s'avançait
en une masse unique et irrésistible. De Moltke, après Coulmiers, avait placé
Von der Thann et de Wittich sous les ordres du grand-duc de Mecklembourg et
ordonné au prince Frédéric-Charles de renoncer à Chalon-sur-Saône et à
Bourges, ses deux premiers objectifs, pour se porter sur Fontainebleau et sur
Pithiviers. Il ne se trompait que sur l'importance des forces réunies dans
l'Ouest, puisqu'il dirigeait d'abord le grand-duc de Mecklembourg sur Nogent-le-Rotrou
et sur Connerré. L'erreur reconnue, il rappelait le grand-duc vers l'Est, lui
ordonnait le 22 Novembre de rallier l'armée du prince Frédéric-Charles et la
réunion des deux armées constituait une force de 110.000 soldats éprouvés,
enivrés de leurs récentes victoires. Le 24
Novembre le 18e corps, à notre extrême droite, était délogé de Ladon et, le
28, la bataille de Beaune-la-Rolande, où Crouzat et Billot, non soutenus par
Martin des Pallières, immobile à Chilleurs-aux-Bois, perdirent 3.000 hommes,
obligeait le 18e et le 20e corps à se replier sur Bellegarde. Le 17e corps, à
notre extrême-gauche, n'était pas plus heureux. Le général de Sonis,
vainqueur dans le petit combat de Brou, avait dû évacuer Châteaudun, dans la
nuit du 28 au 29 Novembre, et se replier sur le 16e corps qu'il rejoignit
avec des troupes épuisées. II
était encore temps de rapprocher le 16e et le 17e corps du 15e et de
maintenir les communications avec le 18e et le 20e ; mais, à ce moment même,
la nouvelle arrivait à Tours que Paris allait tenter une sortie. MM. Gambetta
et de Freycinet se transportaient au quartier général de Saint-Jean-de-Ruelle,
au Nord d'Orléans, et il était décidé que l'armée de la Loire reprendrait sa
marche sur Fontainebleau, par Pithiviers, pour donner la main à Paris. On sait
comment ce plan échoua et quels événements remplirent les six premiers jours
de Décembre. Le 1er Décembre Chanzy livre la bataille de Villepion et
conserve toutes ses positions il apprend, le soir de cette bataille, que
Ducrot a réussi à percer les lignes d'investissement. La dépêche, qui
signalait cette victoire de l'armée de Paris, annonçait en même temps un
succès remporté à Epinay. On déchiffra malaisément la dépêche. On confondit
Epinay-sur-Seine, où un engagement avait eu lieu, en effet, avec Epinay-sur-Orge
et l'armée de la Loire crut, comme le Gouvernement, que le blocus de Paris
était forcé. Le
combat de Poupry, livré par le 15e corps, et la bataille de Loigny, soutenue
par le 16e et le 17e, marquèrent la journée du 2 Décembre. Nous ne
raconterons pas les épisodes héroïques de l'attaque de Loigny par le général
de Sonis, de la défense du cimetière par le 37e de marche ; les Allemands
laissèrent 3.500 hommes sur le terrain, mais poursuivirent leur marche en
avant, poussant devant eux des masses démoralisées et se rapprochant
d'Orléans d'heure en heure, par les combats victorieux d'Artenay et de Chevilly,
le 3 Décembre, par celui de Cercottes, le lendemain. La retraite, ordonnée
par d'Aurelle de Paladines, dès le 3 Décembre, avait commencé, avec une
lenteur méthodique d'abord ; elle s'était continuée avec une précipitation
confuse et s'était achevée en déroute. Le 18e
corps écrasé franchissait la Loire et se répandait sur les routes de la
Sologne le 6, arrivaient à Salbris, hâves, déguenillés, sans armes, les
vainqueurs de Coulmiers. D'Aurelle de Paladines, complètement démoralisé,
apprenait, par un télégramme de la Délégation, que l'armée de la Loire
formerait désormais deux armées distinctes l'une sous les ordres de Bourbaki,
l'autre sous les ordres de Chanzy ; on lui offrait à lui-même le commandement
des lignes stratégiques de Cherbourg il refusa et attendit, dans une retraite
silencieuse, la fin d'une lutte où il avait, durant deux mois, joué un rôle
important. Il ne fut pas inférieur à sa tâche, tant qu'il ne s'agit que de
reconstituer l'armée et de suivre un plan que d'autres avaient conçu et le
pressaient d'exécuter. Ce n'est qu'après la victoire qu'il se montra inquiet,
incertain, hésitant ; qu'il plia sous les lourdes responsabilités qui
pesaient sur lui et qui auraient peut-être accablé un général plus jeune et
plus fortement trempé. Parfait dans l'organisation, il se montra faible,
timide, irrésolu dans l'exécution. La paix faite et l'enquête commencée, il
donna libre cours à ses rancunes politiques et religieuses devant la Commission
il déposa moins en général qu'en député réactionnaire et clérical. Les
qualités d'initiative, d'énergie et de décision qui manquaient à d'Aurelle,
nous allons les trouver au suprême degré chez le commandant de la seconde
armée de la Loire, chez le brillant général Chanzy. Depuis le 4 Décembre
midi, le 16e et le 17e corps étaient sans communication avec le 15e et avec
d'Aurelle de Paladines. Ils arrêtaient l'ennemi à Patay et à Boulay et
pouvaient se retirer vers Beaugency sans être trop inquiétés par les
Allemands, qui ne songeaient qu'à rentrer dans Orléans. Ils y pénétraient,
d'accord avec l'autorité militaire française, le o Décembre, après avoir
perdu 1,800 hommes seulement dans les deux journées du 3 et du 4. Du côté des
Français la perte n'avait été que de 3.000 hommes il est vrai qu'elle montait
à 20.000 avec les prisonniers. Des soldats appartenant à tous les corps et à
toutes les armes s'étaient réunis autour des grands feux allumés sur toutes
les places d'Orléans et avaient mieux aimé se livrer aux Allemands que de se
joindre à la masse affolée qui s'engouffrait dans la Grand-Rue conduisant à
la Loire. Le 8 Décembre, bien plus que le 12 Octobre, ces Français auraient
mérité le mot cruel de Von der Thann : « Ces couards sont heureux
de n'être plus dans le pétrin, » si les fatigues éprouvées pendant quatre
jours, les marches dans les plaines de la Beauce ou dans les chemins creux de
la forêt, la faim et un froid torturant de 20 degrés n'avaient expliqué leur défaillance. Chanzy,
qui prit Vuillemot comme chef d'état-major, avec le 16e corps commandé par
Jauréguiberry, le 17e où de Colomb remplaça de Sonis, reçut en outre le
commandement du 21e dirigé par un autre marin, Jaurès, et celui d'une colonne
mobile qui avait à sa tête le général Camô. C'est avec ces forces, que l'on
peut évaluer à 60.000 hommes, qu'il dut, pendant dix jours, du 7 au 16
décembre, résister aux 27.000 Allemands que le prince Frédéric-Charles avait
lancés contre lui, sous la conduite du grand-duc de Mecklembourg. En avant de
Josnes, à Fréteval, à Morée, à Vendôme, il livre des combats incessants, sans
jamais se laisser entamer, reculant pas à pas devant l'ennemi, mais reculant
quand et comme il le veut, n'abandonnant les fortes positions, qu'il sait admirablement
choisir, qu'au moment précis où il sent qu'il ne saurait demander une plus
longue résistance à ses hommes exténués et finissant par lasser tellement les
Allemands que, du 16 au 19 décembre, il put continuer sa retraite à travers
le Perche, sans être sérieusement inquiété. « Le général Chanzy, a dit
de Moltke, est certainement le plus capable de tous les chefs que les
Allemands eurent à combattre en rase campagne. » Et Gambetta proclamait,
presque dans les mêmes termes, Chanzy « le véritable homme de guerre
révélé par les derniers événements ». Depuis le 10 Décembre Chanzy avait eu
en face de lui le prince Frédéric-Charles et, pendant huit jours, il s'était
montre le digne émule de ce redoutable adversaire. Chanzy-après
sa retraite, comme d'Aurelle de Paladines après la victoire de Coulmiers,
avait un plan particulier qu'il n'a pu mettre à exécution ; mais Chanzy, plus
équitable que d'Aurelle, n'a pas essayé de faire retomber sur la Délégation
et, en particulier sur M. de Freycinet, toute la responsabilité des événements
que l'adoption d'autres combinaisons entraîna. D'Aurelle n'admettait que la
défensive. Chanzy, au contraire, les regards fixés sur Paris dont il
connaissait exactement la situation, depuis l'arrivée en ballon du commandant
de Boisdeffre, porteur d'une lettre de Trochu, aurait voulu reprendre
l'offensive avec son armée réorganisée, combiner son action avec celle de
Bourbaki dont l'armée avait été également refaite et avec celle de Faidherbe
à qui ses succès permettaient de reprendre les opérations. Il proposa un
effort simultané, tenté par ces trois armées, partant chacune d'un point
déterminé et ayant, pour se porter sur Paris, à parcourir des distances à peu
près égales. Faisant chacune et chaque jour la même marche, elles se
rapprocheraient de Paris, tout en assurant leur ligne de retraite, pour
investir elles-mêmes l'armée allemande qui cernait la Capitale. L'ennemi, qui
était à l'intérieur de la zone à parcourir, se serait porté sur l'une des
armées, ou sur deux, ou sur les trois à la fois et, dans ce cas, n'eût été
fort nulle part. Un succès sur l'un des trois points suffisait peut-être pour
rompre l'investissement. Le mouvement, déjà commencé, de l'armée de Bourbaki
vers l'Est empêcha la Délégation d'accueillir ce plan et les Allemands purent
ramener le gros de leurs forces contre la deuxième armée de la Loire. En
sûreté au Mans, Chanzy charge les généraux Rousseau, de Jouffroy et de Curten
de tenir l'ennemi suffisamment éloigné de la ville pour que ses bataillons
puissent se réorganiser et il se consacre tout entier à cette tâche. Elle
était à peine achevée quand Frédéric-Charles qui avait reporté, depuis le !6
Décembre, la masse de ses forces à Orléans, pour surveiller les mouvements de
Bourbaki, reprit, le 1er Janvier 1871, sa marche sur le Mans il avait reçu du
grand quartier général l'ordre d'en finir avec l'armée de Chanzy et il
entraînait cette fois contre elle 73.000 hommes. Dès le
7 eurent lieu les premières rencontres, soutenues par les troupes françaises
placées comme en avant-garde et le 10 Janvier commença la bataille du Mans.
Le premier jour Chanzy conservait toutes ses positions ; le second, ses
troupes faiblissaient sur toute la ligne et ne remportaient des succès
partiels, comme la réoccupation du plateau d'Auvours par les soldats de
Gougeard, que sous l'action de chefs énergiques. L'abandon d'une position
très forte, la Tuilerie, à l'extrême droite de l'armée française,
l'impossibilité de ramener au combat les mobiles bretons et le découragement
général, attesté par les chefs de corps les moins suspects de mollesse,
décidait la retraite le 12 l'ennemi était au Mans. Le 16e, le 17e et le 21e
corps avaient encore des combats à livrer, le 14 Janvier à Chassillé et à
Beaumont-sur-Sarthe, le 18 à Saint-Jean-sur-Evre, le 17 à Sillé-le-Guillaume
avant d'être en sûreté derrière la Mayenne. Chanzy aurait voulu diriger la
retraite sur Alençon, pour être à même de reprendre la marche sur Paris, par
Chartres il ne se résigna que sur l'ordre de la Délégation à se retirer sur
Laval, à renoncer à ce qu'il appelait « le suprême bonheur », à
sauver Paris. Son armée n'était affaiblie que de 20.000 hommes, mais elle
était surtout atteinte moralement et le combat de Sillé-le-Guillaume fut le
dernier effort de cette seconde armée de la Loire, sur laquelle on avait
fondé tant d'espoir. La dernière ressource de la Défense nationale
s'évanouissait le 17 Janvier, le jour même où l'autre portion de l'armée de
la Loire, l'armée de l'Est, trouvait sur les bords de la Lisaine le terme de
ses succès, deux jours avant les batailles de Buzenval et de Saint-Quentin. Les
preuves abondent, et on pourrait les emprunter à Chanzy lui-même, de la
désorganisation, de la dépression morale, du délabrement de la seconde armée
de la Loire. Mais il ne faudrait pas croire que l'armée ennemie fût, au point
de vue matériel, en meilleure situation. A cet égard, le témoignage de Von
der Goltz est significatif : « Des corps d'armée, des bataillons,
il ne restait plus que le titre, non la force et la valeur. Un corps d'armée
contenait à peine autant d'infanterie qu'une division au début de la guerre
et les meilleurs éléments en avaient disparu, enlevés par les balles et les
fatigues. » Dans beaucoup de bataillons, les hommes étaient nu-pieds ;
d'autres avaient des sabots ou des jambières de linge ; dans l'armée du
grand-duc il y avait des compagnies de 40 hommes et plus qui n'avaient pas de
chaussures ; dans celle de Frédéric-Chartes, les soldats étaient accoutrés
des uniformes variés de l'armée française, moins le pantalon rouge qui les
eût désignés aux balles de leurs voisins. Dans le
Nord, comme sur la Loire, la Défense nationale avait mis la main sur l'homme
le mieux fait pour tirer parti des médiocres éléments que l'on pouvait
opposer à l'ennemi. Le général Faidherbe, qui avait fait toute sa carrière au
Sénégal et en Algérie, est une preuve éclatante que l'Afrique n'a pas gâté
tous nos officiers généraux ; là, comme partout, on apprend la grande guerre
en faisant la petite il suffit de savoir apprendre. « Faidherbe est un
homme qui pense et qui prévoit, rare trouvaille dans le temps où nous vivons.
» Ce jugement de Gambetta est aussi vrai que celui qu'il a porté sur Chanzy,
que ceux qu'il a consacrés à d'Aurelle, à Bourbaki, à tous les généraux de la
Défense nationale. Après
Faidherbe et à côté de lui, il faut citer son chef d'état-major, le général
Farre, le futur ministre de la Guerre, qui continua, sous sa direction,
l'organisation de l'armée du Nord qu'il avait entreprise sous celle de
Bourbaki. La
campagne dans le Nord ne commença sérieusement qu'après Metz en Septembre et
en Octobre les Allemands, n'ayant pas en face d'eux des forces bien
redoutables, se contentèrent d'occuper les villes de la vallée de l'Oise,
Creil, Chantilly, Senlis, Clermont, Beauvais et de détacher 3 ou 4.000 hommes
de l'armée qui assiégeait Paris pour occuper Gisors, Breteuil, après le
combat du 12 Octobre, Montdidier le 17, et pour imposer une contribution de
guerre, le 21 Octobre, à Saint-Quentin qu'Anatole de La Forge avait si
vaillamment défendue, treize jours auparavant. La fin du mois d'Octobre vit
encore le combat de Formerie, le 28. A ce moment Rouen, la Seine-Inférieure
et la Normandie étaient placées sous le commandement du général Briand,
successeur du vieux divisionnaire Gudin ; le Nord sous celui de Bourbaki. Lorsque
Manteuffel, le successeur de Steinmetz, envoyé de Metz avec 35.000 hommes, 4.388
cavaliers et 174 canons atteignit Noyon et Compiègne, le 22 Novembre, puis
Montdidier, le 25, l'armée du Nord n'avait plus son premier général. Bourbaki
qui manquait de confiance et qui n'en inspirait pas, avait été rappelé le 18,
et c'est le général Farre, avec les généraux Lecomte, Paulze d'Ivoy, Derroja
et du Bessol, qui supporta la première attaque sérieuse de l'ennemi. Le 27
Novembre, Farre, à la tête de 25.000 hommes et de 60 canons, résista
honorablement à Villers-Bretonneux et put se retirer sans être inquiété. Mais
la perte d'Amiens fut le résultat de la bataille de Villers-Bretonneux et,
résultat plus grave, l'armée du Nord eut ses communications coupées avec la
Normandie et avec le général Briand. Aussi Manteuffel, laissant de Gœben
Amiens, se portait-il sur Rouen, où il entrait le 5 Décembre. Briand, qui ne
disposait que de 22.000 hommes, dont 11.000 soldats réguliers et de 30 canons
n'avait pas cru pouvoir résister il évacua la ville le 5 au matin et se
dirigea vers Honneur, d'où il fit transporter sa petite armée au Havre. Au Nord
Faidherbe avait pris le commandement, le 3 Décembre, et, six jours après,
avec une armée à peine réorganisée de 31.000 hommes et 99 canons, il
reprenait Ham et obligeait les Allemands à revenir de Rouen à Amiens, pour
lui livrer la bataille de Pont-Noyelles, appelée aussi bataille de l'Hallue,
le 23 Décembre, où les pertes se compensaient, où chacun gardait ses positions. Manteuffel
retourne encore à Rouen, en confiant à de Gœben le soin d'achever Faidherbe
et de prendre Péronne. Faidherbe était plus redoutable que ne le pensaient
les Allemands. Le 3 Janvier il livrait, pour débloquer Péronne, les deux
combats de Supignies et d'Achiet-le-Grand et le 7 la bataille de Bapaume qui
fut une victoire, mais une victoire comme pouvaient en remporter ses troupes
elles avaient gardé toutes les positions, elles avaient repoussé tous les
assauts de l'ennemi, mais, épuisées par la lutte même, elles étaient
incapables d'un nouvel effort et il fallait les ramener sous la protection
des places fortes. Dans le~ Nord comme sur la Loire, comme dans l'Est,
l'offensive était interdite aux soldats de la Défense nationale. Dans une
armée forte de.30.000 hommes, comme était celle de Faidherbe, un tiers
seulement des combattants pouvait fournir un effort utile. Faidherbe traînait
avec lui les 10 ou 12.000 hommes du légendaire général Robin, qu'il plaçait
toujours en réserve, mais qui n'achevèrent jamais une victoire, qui ne
protégèrent jamais une retraite et qui se laissèrent prendre à Saint-Quentin,
comme leurs pareils au Mans ou à Héricourt, braves gens, mais inexpérimentés,
mal vêtus, mal armés, désaltérés mais à peine nourris, et dont les fatigues
et les souffrances avaient brisé le ressort moral. Le 3
Janvier Faidherbe avait évacué Bapaume trois jours plus tard, le départ de
Manteuffel, appelé au commandement de l'armée du Sud, faisait de de Gœben le
chef de l'armée allemande et le commandement du nouveau général était
inauguré par la capitulation de Péronne, le 9 Janvier. La ville, croyant que
Faidherbe avait été écrasé à Bapaume et menacée d'un bombardement, s'était
rendue sans résistance. Faidherbe fut obligé de remonter la vallée de la
Somme jusqu'à Saint-Quentin, où devait se livrer la dernière bataille de la
campagne. Cette bataille fut précédée, le d8 Janvier, des combats de Vermand
et de Beauvois et signalée par les mêmes incidents que toutes les luttes du
Nord résistance heureuse, maintien des positions assignées, grandes pertes
infligées à l'ennemi et retraite, non inquiétée, des éléments restés valides
de l'armée française. Ce fut la dernière page de l'histoire du 22e corps, que
Farre et Villenoisy avaient formé, sous l'énergique impulsion de Testelin,
que les 279 officiers et sous-officiers évadés de Sedan et de Metz avaient
recruté, que le sage et audacieux Faidherbe avait conduit pendant près de
deux mois sur dix champs de bataille, sans atteindre le succès, hélas
impossible, mais en sauvant le vieux renom militaire de la France. C'est
surtout dans l'Est que nous allons constater les difficultés et les
impossibilités de la lutte engagée, soit par des corps disséminés de
partisans, soit par une force militaire régulière, contre des troupes
puissamment organisées et obéissant à une direction unique, qui laisse
pourtant à chaque chef d'armée toute l'initiative nécessaire. Immédiatement
après le siège de Strasbourg le général de Werder avait été chargé de bloquer
les places fortes du Haut-Rhin, de Schlestadt à Belfort, et de disperser les
troupes réunies, depuis la fin de Septembre, sous le commandement de
Cambriels. Grièvement blessé à Sedan et à peine rétabli, Cambriels trouve
tout à faire dans les Vosges les mobiles sans discipline, placés sous ses
ordres, sont à peine cimentés par la brigade Dupré qu'il reçoit le 4 Octobre.
Les meilleurs éléments de son armée disparate sont encore les partisans
organisés par M. Keller, un civil, et par les officiers Varaigne, Bourras,
Perrin et Pistor. Les partisans, laissés à eux-mêmes, n'interviendront
utilement qu'à la fin de la guerre, le 22 Janvier 1871, en détruisant le pont
de Fontenoy-sous-Moselle, et, dès le 11 Octobre, ils étaient abandonnés par
Cambriels après les combats de Raon-l'Étape et de la Bourgonce (4 et 6
Octobre) livrés par
Dupré et ceux de Bouvelieures et de Bruyères (11 Octobre). Le 12 Octobre de Werder entre
dans Épinal, le 13 dans Vesoul, pendant que Cambriels, retiré sous les murs
de Besançon, réorganise son armée partagée en deux divisions, sous le
commandement de Thornton et de Crouzat. Gambetta, qui était venu à Besançon
et avait confirmé les pouvoirs de Cambriels, le 18 Octobre, le remplaçait dix
jours après, par le général Michel et celui-ci par le général Crouzat. C'est
à Crouzat que fut adressé l'ordre de laisser une garnison à Besançon et
d'amener son corps d'armée à Chagny et de là sur la Loire, où il devait
former le 20e corps et l'extrême droite de la première armée de la Loire. Le
départ de cette première armée de l'Est laissait la Bourgogne ouverte à
l'ennemi qui l'eût conquise, malgré la présence de Garibaldi à Autun et celle
de Cremer à Beaune, si de Werder n'eût employé la majeure partie de ses
forces au siège de Belfort. Garibaldi
avait partagé en 4 divisions commandées par ses deux fils Menotti et
Ricciotti, par un révolutionnaire international Bossack-Hauké et par un riche
négociant de Marseille, M. Delpech, ses 17 ou 18.000 hommes qui formaient
bien le plus étrange mélange que l'on pût rencontrer. Des bataillons de
mobiles sacrifiés, 3.000 volontaires italiens, le vrai noyau garibaldien, des
Espagnols, des Égyptiens, des Grecs, les bataillons marseillais de l'Egalité,
la guerila d'Orient, des éclaireurs, des francs-tireurs de la Mort, de la
Revanche et de bien autres choses, des enfants perdus de Paris, telle était
l'armée, dite des Vosges, qui n'opéra jamais dans les Vosges. Le chef
d'état-major, dans lequel Garibaldi avait pleine confiance, était un
pharmacien, Bordone, dont le casier judiciaire n'était pas intact. L'arrivée
du héros de Caprera avait d'abord inquiété le Gouvernement de la Défense
nationale, puis, il avait fait contre fortune bon cœur et traité cette armée
cosmopolite, plus dangereuse parfois aux Français qu'aux Allemands, comme un
corps d'armée national. Là n'était pas son erreur elle était dans
l'indépendance complète que l'on avait accordée à Garibaldi, vieilli, use, et
à son chef d'état-major, l'outrecuidant et insupportable Bordone. Le 30
Octobre Garibaldi laisse les Allemands du général de Beyer occuper puis
évacuer Dijon, où fut tué le colonel Fauconnet le 26 et le 28 Novembre il est
heureux contre Degenfeld à Pasques et le 1°er Décembre contre Keller à Autun
mais, après ces succès, au lieu de s'unir à Crémer qui a chassé les Allemands
de Nuits, le 29 Novembre, et qui les a battus à Châteauneuf le 3 Décembre, il
le laisse livrer seul le combat victorieux de Nuits (18 Décembre), que sa présence eût
certainement rendu plus décisif. Un mois
plus tard, l'immobilité de Garibaldi était bien autrement désastreuse. Crémer
avait reçu l'ordre de se joindre à Bourbaki et Garibaldi, que l'on ménageait
toujours, avait reçu mission de protéger l'aile gauche de l'armée de l'Est
contre un mouvement de l'ennemi. Kettler, avec 4.000 hommes, vint amuser le
vieux condottière, lui livrer le 21 Janvier, à Talant-Fontaine et le 23, à
Pouilly, un combat où il perdit quelques hommes et, derrière le mince rideau
formé par les Allemands, Manteuffel put passer entre Langres et Dijon, avec
les 78.000 hommes de l'armée du Sud. Trois jours avant le combat de
Talant-Fontaine, le 18 Janvier, Manteuffel était si libre de ses mouvements
qu'il renonçait à se joindre à de Werder et prenait la résolution de couper
la retraite de Bourbaki vers le Sud. Aussi, malgré l'heureux coup de main des
Garibaldiens à Châtillon-sur-Seine, malgré la prise d'un drapeau prussien à
Pouilly, la Commission d’enquête de l'Assemblée nationale fut-elle en
droit de regretter que la qualité d'étranger de Garibaldi l'ait empêchée de
le traduire devant un Conseil de guerre, « comme ayant occasionné la
perte d'une armée française et amené un désastre militaire qui n'aura de
comparable dans l'histoire que les désastres de Sedan et de Metz ». La
France, elle, tout en étant reconnaissante à Garibaldi d'avoir oublié
Mentana, pour venir à son secours, se borne à regretter qu'il n'ait pas
préféré la solitude relative de Caprera au quartier général de l'armée des
Vosges, à Dôle, à Autun ou à Dijon. Il nous
reste à raconter la lamentable odyssée de cette armée de l'Est, formée à
Bourges du 15e corps battu en avant d'Orléans, du 18e et du 20e battus à
Beaune-la-Rolande, et grossie du corps de Crémer et du 24e corps, sous
Bressolles, qui avait succédé à Mazure dans le commandement de l'armée de
Lyon. Gambetta avait surveillé la réorganisation, à Bourges, du 10 au 20
Décembre, des trois anciens corps de l'armée de la Loire. De Bourges, il se
transportait à Lyon, d'où il poussait vers Bourbaki tous les hommes
disponibles ces hommes n'étaient malheureusement pas des soldats et Bourbaki
disait de ceux de Bressolles : « Ils ne peuvent pas entendre un
coup de fusil sans prendre la fuite. » Les vrais soldats, c'était ce qui
manquait le plus à cette masse confuse de 130.000 hommes que commandait un
soldat admirable au feu, mais un tacticien sans coup d'œil et un chef sans
confiance dans ses hommes et en lui-même. La tâche est au-dessus de mes
forces, répétait-il dans toutes ses dépêches et M. de Freycinet, voyant son
désespoir attristé, ne cessait de penser et de dire « Bourbaki n'est pas
du tout ce qu'il nous faut. » Il
était pourtant secondé par des lieutenants comme Borel son chef d'état-major,
comme Martineau des Chenez, comme Billot, comme Clinchant, sans parler de
Bressolles, plus épais, et de Crémer, plus aventureux, mais dont la division
était peut-être la plus solide de toutes. Les chefs font beaucoup à la tête
d'une armée, mais ils ne peuvent tout faire et mieux eût valu, pour débloquer
Belfort, une armée trois fois moins nombreuse et composée de soldats éprouvés
comme ceux de de Werder, ou un chef comme Faidherbe ou comme Chanzy. Après un
transport de troupes d'une lenteur désespérante (d'après l'intendant générât
Friant, on eût été plus vite par étapes de la Loire a la Saône), les têtes de
colonne de Bourbaki étaient, à la fin de Décembre, dans les vallées de la
Haute-Saône et du Doubs. Le 9 Janvier l'armée de l'Est remportait à.
Villersexel, sur de Werder, une véritable victoire, mais une victoire funeste
qui rejetait les Allemands sur Belfort, au lieu de les en couper, et qui
nécessitait, le la, une nouvelle offensive de l'armée française. Pendant
trois jours, à Héricourt, les 130.000 hommes de Bourbaki essayaient vainement
de déloger les 50.000 Allemands de de Werder, qui occupaient de fortes
positions sur la rive gauche de la Lisaine et en particulier le Mont-Vaudois,
d'où ils communiquaient télégraphiquement avec le quartier général de
Versailles. Chaque nouvelle tentative des Français était plus molle et plus
facilement repoussée. On était à 8 kilomètres de Denfert et l'on ne pouvait
rien pour lui. Denfert lui-même ; à Belfort, était immobilisé par la présence
dans sa petite armée d'un trop grand nombre de non-valeurs. Le froid était si
vif, dans les deux nuits du 15 au 16 et du 16 au 17 Janvier, que les
Allemands, se fiant à leurs avant-postes du soin de les garder, se
réfugiaient dans toutes les maisons, dans toutes les granges du voisinage,
pendant que les Français restaient en plein air, grelottant autour de maigres
feux difficilement allumés. Le 17
Janvier, à 3 heures, Bourbaki ordonnait la retraite : elle s'accomplissait en
cinq jours, sur Besançon, où l'armée arrivait le 22 Janvier, plus diminuée
par les désertions que par le feu de l'ennemi et complètement démoralisée. C'est à
M. Beauquier, député du Doubs, ancien sous-préfet de Pontarlier, qu'il faut
demander des renseignements sur l'état moral et matériel de l'armée, après
Héricourt. Cette armée, qui avait déjà l'air d'une multitude en déroute dans
sa marche sur Belfort, offrait au retour le plus navrant spectacle : « Les
soldats, épuisés par le froid et le manque de nourriture, se tramaient à la
débandade, sans ordre, sans discipline, brûlant, pour se réchauffer, tout ce
qu'ils trouvaient et traitant les villages, sur leur passage, comme pays
conquis. Une quinzaine de wagons furent pillés sous les murs de Besançon. On
vit des soldats placer des pains de sucre sur deux pierres, les faire flamber
et s'en chauffer comme de bûches de bois. La plupart des maisons regorgeaient
d'hommes malades de la petite vérole, de la poitrine et surtout de misère, de
froid et de privations. Les trois quarts de ces malheureux avaient les pieds
gelés. » Si l'on
pouvait au moins se refaire à Besançon, s'y établir comme dans un camp
retranché ! Mais Besançon n'a que quelques jours de vivres on est pressé au
Nord par de Werder, à l'Ouest et au Sud par Manteuffel qui ne perd pas une
heure il faut échapper à cette étreinte, il faut reculer, reculer encore. La
malheureuse armée de l'Est livre le combat de Vorges le 25 Janvier ; le 26,
elle apprend avec indifférence que son chef, aux prises avec d'insurmontables
difficultés, en butte aux objurgations du ministre de la Guerre, redoutant
toujours de se voir reprocher son passé bonapartiste et les conditions
suspectes dans lesquelles il a quitté Metz, s'est brûlé la cervelle. La balle
s'est aplatie sur son crâne, comme sur une plaque de fonte, et ne lui a fait
qu'une grave blessure. Clinchant,
le plus ancien des chefs de corps, prend le commandement et ordonne la
retraite sur Lyon, par Saint-Laurent et Saint-Claude elle s'exécute en
désordre, les hommes harassés ont hâte d'en finir et, pour peu qu'ils
rencontrent une colonne ennemie de quelque importance, ils se livrent à elle,
comme la division Dastugue, du 15e corps, qui se laisse capturer, le 29
Janvier, à Sombacourt, 2 généraux, 50 officiers, 2.700 hommes, 10 canons, 7
mitrailleuses, 48 voitures, 319 chevaux et 3.500 fusils. Le même jour Clinchant
apprend la signature de l'armistice et ordonne à tous les généraux de
conserver les positions qu'ils occupent, sans plus combattre. Manteuffel, qui
sait que trois départements sont exceptés de l'armistice, a donné des ordres
tout contraires. Les Français ont cru à la fin de leurs maux : ils reprennent
les armes avec désespoir et livrent encore le combat de Vaux le 31 Janvier,
ceux de La Cluse et d'Oye le 1er Février. Enfin la convention des Verrières,
entre Clinchant et Hans Herzog, permet à 80.000 Français de passer en Suisse
; ils y arrivent hâves, déguenillés, sordides, hébétés, insensibles à la
catastrophe qui les frappe, n'ayant d'autre souci que de manger et de dormir
près d'un bon feu ». L'entrée
en Suisse est du 2 Février, la reddition de Belfort du 18 Denfert sortit sans
conditions, avec tous les honneurs de la guerre, sur l'ordre exprès du
Gouvernement, signé par Ernest Picard, faisant fonctions de ministre des
Affaires Etrangères. La Commission
d’enquête sur le 4 Septembre, et après elle tous les historiens de la
Défense Nationale, ont vivement reproché à la Délégation de n'avoir pas
cherché à ravitailler Paris par la basse Seine, d'avoir pris l'offensive en
avant d'Orléans le 1er Décembre, d'avoir tenté de débloquer Belfort, au lieu
d'avoir Paris comme seul objectif. Aucun de ces griefs n'est très sérieux. Le
plan du Gouverneur de Paris, qui consistait à débloquer Paris par la basse
Seine, ne semble avoir été entrevu que vers le commencement d'Octobre, juste
au moment où Gambetta quittait Paris. Si Gambetta connaissait ce plan, ce qui
n'est pas démontré, et s'il le prenait pour autre chose qu'une simple
velléité, il devait s'inquiéter des moyens pratiques de donner la main à
Trochu et ces moyens étaient excessivement périlleux. On sait quelles
difficultés ont été rencontrées, dans un court trajet, pour le transport de
l'armée de Salbris à Blois ces difficultés eussent été bien plus grandes s'il
avait fallu transporter une centaine de mille hommes beaucoup plus loin, dans
la Seine-Inférieure, entre le Havre et Rouen, ou exécuter une marche de flanc
qui aurait pu être contrariée, sur un si long parcours, par de Wittich, par
Von der Thann, par le grand-duc de Mecklembourg, ou par des troupes que
l'ennemi aurait pu détacher impunément de l'armée assiégeante. Le
reproche d'avoir conseillé et ordonné la marche sur Paris, le 1er Décembre,
n'est pas plus fondé l'annonce des mouvements de l'armée de Paris, qui
s'exécutaient justement du 28 Novembre au 3 Décembre, ne permettait pas
l'hésitation. D'Aurelle lui-même, comprenant l'intérêt capital qu'il y avait
à lier ses mouvements avec ceux de Ducrot, était le premier à renoncer au
plan de défense par trop passif qu'il avait adopté. Quant à
la marche sur l'Est, au secours de Belfort, ceux-là même qui l'ont condamnée
le plus énergiquement, après le désastre, l'avaient signalée dans leurs
journaux comme devant avoir une influence décisive et pouvant seule assurer
le salut de la France. Les journaux de Paris publiés en province et en
particulier la Gazette de France, qui rédigeait une chronique
militaire très remarquée, ne cessaient d'insister sur les avantages de cette
combinaison, sur la nécessité de couper les communications de l'ennemi pour
l'empêcher de bombarder Paris. Leur insistance était si grande, leurs
indiscrétions si constantes qu'il est bien étonnant que le grand état-major
allemand, qui lisait nos journaux, n'ait connu que le 24 Décembre, par de
Werder, un mouvement de troupes qui avait été décidé te 18 Décembre et qui
avait commencé le surlendemain. Le
reproche adressé à MM. Gambetta, de Freycinet et de Serres d'avoir dirigé les
armées du fond de leur cabinet est plus spécieux. On triomphe des ordres
donnés et révoqués, de la prétention émise par la Délégation de diriger le 17e,
le 18e et le 20e corps, jusqu'au 2 Décembre et de son renoncement à cette
même direction, en pleine mêlée, comme si elle avait voulu par avance
décliner toute responsabilité. On se prévaut de dépêches, comme celle du 24 Janvier,
par laquelle le ministre de la Guerre engageait Bourbaki, déjà acculé à la
frontière de Suisse, à se rapprocher d'Avallon et d'Auxerre. Sans doute il
aurait mieux valu avoir à Tours, puis à Bordeaux, un officier général
compétent et expérimenté, capable de combiner entre eux les mouvements des
armées de Province et de les lier aux mouvements de l'armée de Paris ;
sachant arrêter les grandes lignes des opérations et laissant ensuite à des
généraux dignes de sa confiance toute la liberté nécessaire. Mais ni ce chef
d'état-major général ne s'est rencontré, ni les généraux doués d'initiative
et il a bien fallu qu'un avocat et deux ingénieurs, trois civils, acceptent
le fardeau que les militaires ne voulaient pas ou ne pouvaient pas porter. L'ancien
chef d'état-major de d'Aurelle et de Bourbaki, le générât Borel, qui devait
être ministre de la Guerre en 1817-1879, a rendu pleine justice à M. de
Freycinet et à cette Délégation si calomniée, quand il a dit : « Comme
improvisation d'armées, comme création, je doute qu'une administration
quelconque eût pu faire autant qu'elle ». Tous les officiers généraux
qui ont déposé dans l'enquête ont consenti à reconnaître les services de M.
Loverdo, du colonel Thoumas qui ne furent que les agents d'exécution de MM.
Gambetta, de Freycinet et de Serres ; ils ont méconnu avec la même unanimité
ceux de ces trois civils le général Borel est une honorable et presque unique
exception. Vingt-cinq
ans après l'Année Terrible, l'heure des réparations a sonné pour M. de
Serres, pour M. de Freycinet et surtout pour M. Gambetta, que l'un des moins
malveillants parmi les historiens de la guerre traitait ainsi en 1872 : « M.
Gambetta avait une activité plus apparente que réelle, plus remuante
qu'efficace et tout ce qu'il faisait, il le marquait du sceau de ses
illusions, de sa présomption, de ses intempérances d'avocat, de ses préjugés
de parti. » Contester l'activité de Gambetta et l'efficacité de son
prodigieux labeur, voilà l'esprit de parti, et M. de Mazade n'y a pas
échappé. Quant aux illusions qui étaient généreuses, quant à la présomption
qui valait mieux qu'un lâche abandon, il est heureux pour sa gloire et pour
l'honneur du pays que Gambetta les ait eues. Et ses intempérances, que la
France a oubliées, le correct historien les eût pardonnées comme elle, s'il
se fût échauffé au contact de cette âme toute brûlante de patriotisme. Le
rapporteur de la Commission d’enquête sur les actes de la Délégation
de Tours et de Bordeaux termine ainsi son travail : « En
présence de faits indiscutables et injustifiables, votre Commission a
dû appeler la réprobation de l'Assemblée et du pays sur la Dictature de 1870.
C'est devant l'histoire que nous ajournons les membres du Gouvernement de la
Défense nationale. » Le pays et l'histoire ont prononcé, à défaut de l'Assemblée. Le pays n'a retenu de Gambetta que ces mots superbes : « Je reviendrai avec une armée et si j'ai la gloire de délivrer Paris, je ne demanderai plus rien à la destinée. Non, il n'est pas possible que le génie de la France se soit voilé pour toujours et que la grande nation se laisse prendre sa place dans le monde par une invasion de 500.000 hommes. » L'histoire, comparant les fautes commises par les principaux acteurs du grand drame, par Trochu, par Jules Favre, par Thiers lui-même, aux fautes que Gambetta a pu commettre, a déclaré que celles-là étaient plus lourdes que celles-ci. A Trochu, à Jules Favre, à Thiers elle a accordé des circonstances atténuantes à Gambetta elle a donné plus qu'une absolution une glorification. |