HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

CHAPITRE PREMIER. — LE SIÈGE DE PARIS

Du 4 Septembre 1870 au 28 Janvier 1871

 

 

Pouvait-on, le 4 Septembre, constituer une Commission de gouvernement et de défense tirée du Corps Législatif ? — Le Gouvernement de la Défense nationale et la démagogie à l'Hôtel de Ville. — Trochu, Jules Favre, Jules Ferry, Rochefort, Crémieux. Glais-Bizoin. Garnier-Pagès, E. Arago, Pelletan, E. Picard, Gambetta, Jules Simon, Rancel. Les ministres. — Illusions de la population au lendemain du 4 Septembre. —Paris du 7 au 12 Septembre. — Convocation d'une Constituante. — Les travaux de la défense ; le génie civil. — Les actes politiques du Gouvernement en Septembre. — L'investissement et les communications. — L'entrevue de Ferrières. — Ajournement des élections. — Les Comités et la presse révolutionnaires. — Les manifestations d'Octobre. — Rôle des municipalités. — Le 31 Octobre. — Conséquences de cette journée. — Le plébiscite. — L'élection des municipalités. — Paris en Novembre. — Changements produits par les batailles de la Marne réaction, impopularité du Gouvernement. — Les souffrances du rationnement et du froid. — La nouvelle année. — Le 19 Janvier. — Le 22 Janvier. — Le 23 Janvier. — Rôle de Jules Favre et du Gouvernement.
Marche des Allemands après Sedan. — Leurs positions autour de Paris. — Le système d'attaque. — Les forces en présence. — Trochu et Ducrot. — Le 19 Septembre. — Villejuif, le Moutin Saquet et les Hautes-Bruyères. — Chevilly. — Le plan de Trochu. — La Malmaison. — Le Bourget. — Jules Favre, Ducrot et Thiers au pont de Sèvres. — Réorganisation de l'armée de Paris. — Les batailles de la Marne. — Découragement dans l'armée. — Le bombardement. — Buzenval. — Conditions de la capitulation. — Les enseignements du siège.

 

Était-il possible d'éviter la Révolution du 4 Septembre, de se servir du Corps Législatif repentant pour signer un armistice avec l'ennemi et pour convoquer une Assemblée composée de tout ce que le pays renfermait d'hommes capables et dévoués qui eût assumé « la formidable responsabilité ? M. Thiers l'a cru et l'a dit devant la Commission d’enquête parlementaire sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale. Malgré la grande autorité de M. Thiers, en matière de Révolution comme en matière de Gouvernement, il est permis d'en douter. Le 4 Septembre fut moins une Révolution qu'une explosion de patriotique et légitime colère contre le Gouvernement qui avait déclaré la guerre, et qui l'avait engagée sans être prêt, ni militairement, ni diplomatiquement. Si le Corps Législatif n'avait pas été envahi le 4 Septembre à une heure et demie, il l'eût été le soir ou le lendemain, et la Commission de gouvernement et de défense qu'il voulait tirer de son sein eût été emportée comme un fétu de paille au souffle populaire. Et si cette Commission avait vécu assez de jours pour demander aux Allemands un armistice, M. de Bismarck n'eût certainement accordé cet armistice qu'aux conditions qu'il fit à M. Jules Favre : reddition de Strasbourg et de Toul, abandon de l'un au moins des forts dominant Paris. C'est alors qu'eût éclaté la Révolution, quinze jours plus tard, et elle eût été autrement violente que celle du 4 Septembre, autrement dangereuse aussi, l'ennemi ayant déjà interrompu toute communication entre Paris et la Province[1].

Renonçons aux spéculations faciles et vaines sur ce qui aurait pu arriver, si le Corps Législatif n'avait pas été envahi, s'il avait pu délibérer tranquillement, comme en pleine paix, trois jours après Sedan, et regrettons seulement que M. Thiers, député de Paris, n'ait pas cru pouvoir apporter à ses collègues de la députation parisienne, à la France, le secours de son expérience, de ses lumières et l'immense autorité de son nom. Il y avait plus de courage et de patriotisme, le 4 Septembre au soir, assiéger à l'Hôtel de Ville, autour de la table du nouveau Gouvernement, qu'à protester platoniquement au Palais-Bourbon, à se retirer navré à l'hôtel de la place Saint-Georges, et plus tard à parcourir l'Europe, pour y chercher des appuis problématiques.

 

Ce Gouvernement de la Défense nationale qui fut proclamé à l'Hôtel de Ville, le 4 Septembre, après l'évanouissement silencieux de la Régence impériale, comprenait tous les autres députés de Paris, sous la Présidence du général Trochu. Ces députés étaient l'état-major de l'Opposition ardente qui s'était formée sous l'Empire et contre l'Empire, qui avait fait entendre le 15 Juillet et le 9 Août des avertissements si prophétiques et si dédaignés. Privés de la collaboration du plus habile et du plus expérimenté d'entre eux, ils apportaient aux affaires plus de bonne volonté et de patriotisme que de réelle aptitude. Elevés au pouvoir par l'acclamation populaire ou plutôt par la fatalité des choses, et placés en face de la plus grave situation qui fut jamais, ils allaient se montrer, non pas inférieurs à leur tâche, mais timides et irrésolus ils allaient, en réalité, échouer dans leur double lutte contre l'ennemi du dehors qu'ils n'ont pu repousser et contre celui du dedans qu'ils n'ont su contenir que momentanément. D'autres auraient-ils mieux réussi ? Expérience faite, les adversaires les plus passionnés de la République n'oseraient le soutenir. Au lieu de jeter l'injure et la calomnie à la face de ceux qui ont accepté les périls bien plus que l'honneur, le 4 Septembre 1870, il faut avoir un peu de reconnaissance et d'estime pour les citoyens courageux qui ont consenti à se faire les syndics de la faillite impériale. A leur défaut, d'autres ne demandaient qu'à se, charger de cette douloureuse liquidation. Et qui peut croire qu'avec MM. Cluseret, Félix Pyat, Flourens, Delescluze et Blanqui la défense eût été plus honorable, la paix moins onéreuse, la catastrophe finale moins désolante ?

Le Gouverneur de Paris, dans le Conseil qu'il présidait, exerça par son honnêteté, son sang-froid et son éloquence, une véritable séduction sur tous ses collègues. La déférence qu'ils lui témoignèrent, dès le premier jour, s'alliait à une sincère admiration tous subirent le charme, même Jules Favre, le Président désigné du nouveau Gouvernement, qui s'effaça modestement devant le général Trochu. Le passé républicain de Jules Favre, les coups terribles qu'il avait portés au pouvoir personnel, son éloquence puissante, son autorité dans le parti et sa popularité, un peu amoindrie pourtant depuis les dernières élections générales, lui avaient fait conférer par tous ses collègues la direction des Affaires Étrangères, direction qu'il allait exercer dans des circonstances les plus anormales, du sein d'une ville étroitement bloquée, sans communications régulières possibles avec son délégué en province, M. de Chaudordy, qui se trouva, de fait, le véritable directeur de nos relations extérieures. A partir du 7 Octobre Jules Favre dirigea en outre le ministère de l'Intérieur, réduit, il est vrai, à l'administration de la Ville de Paris.

M. Jules Ferry, l'heureux contradicteur de M. Haussmann, dont il avait écrit les Comptes fantastiques, ne reçut pas de portefeuille, mais il eut la succession de l'ancien Préfet de la Seine et il remplit les fonctions de Maire de Paris, après la démission de M. Etienne Arago, le !6 Novembre. Il s'acquitta de sa double et très lourde tâche avec un courage tranquille, une présence d'esprit toujours prête et un sentiment des nécessités gouvernementales qui furent d'un grand secours au nouveau pouvoir. Député peu connu la veille, M. Jules Ferry devait singulièrement grandir dans son premier passage aux affaires il devait aussi susciter des haines injustifiées et encourir une impopularité qui l'a suivi presque jusqu'au terme de sa carrière et de sa vie.

M. Jules Ferry était un nouveau venu, comme M. Rochefort, dont la Lanterne avait fondé la prodigieuse réputation ; MM. Crémieux, Glais-Bizoin, Garnier-Pagès, Emmanuel Arago, Pelletan, étaient des vétérans dans la vie politique. Leur réputation d'intégrité, la constance de leurs opinions démocratiques les avaient désignés aux électeurs parisiens leur âge les rendait un peu impropres à la tâche qu'ils avaient acceptée. M. Glais-Bizoin et M. Crémieux, désignés pour faire partie de la Délégation de Tours, quittèrent Paris avant le milieu de Septembre. Le ministère de la Justice, que s'était attribué M. Crémieux, fut régi, après son départ, par M. Emmanuel Arago. Quant à M. Garnier-Pagès, l'ancien ministre de 1848, il n'eut pas le portefeuille des Finances qui fut donné, comme une sorte de compensation, à M. Ernest Picard, lorsque M. Gambetta, à la majorité des voix de ses collègues, eut été désigné pour l'Intérieur. Le député irréconciliable de 1869, l'adversaire des armées permanentes, l'ardent tribun qui avait asséné de si rudes coups au régime impérial, était porté au pouvoir à trente-deux ans, par une Révolution qu'il n'avait ni faite ni souhaitée. Il allait avoir pour tâche, ici de contenir ces conspirateurs, ces irréconciliables dont il était la veille le compagnon de lutte là-bas, au delà des murs de la ville assiégée, de reconstituer ces armées dont la suppression était le principal article de son programme. Ironie de la politique le révolutionnaire allait devenir un modérateur et l'adversaire des « hordes prétoriennes devait conquérir sa plus solide gloire en donnant tous ses soins, la paix faite, à la réorganisation militaire de la France.

Ernest Picard, le plus spirituel des députés parisiens, avait toute.la compétence voulue pour administrer les Finances, s'il n'avait pas toute la confiance nécessaire dans l'issue de la lutte engagée. II a porté sur Trochu le jugement que l'on connaît. Il est douteux qu'il ait eu, à un plus haut degré que Trochu, la foi dans le succès qui seule pouvait peut-être nous sauver. Ernest Picard était comme M. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, à la tête de services importants, aux cadres intacts, qui auraient fort bien marché sans eux, par suite de la force acquise, et que ni le siège ni le bombardement ne devaient interrompre à Paris.

Un seul nom, si l'on excepte M. Thiers, manque à cette liste des députés de la Seine celui de l'honnête et emphatique Bancel, du rival heureux de M. Emile Ollivier aux élections de1869, que la maladie retenait sur son lit de douleur, dans le Midi de la France, et qui mourut cinq mois après, au moment où se produisaient les derniers et impuissants efforts de la Défense nationale.

C'est Ledru-Rollin qui, pour prévenir toute compétition et toute division, avait suggéré à Gambetta l'idée de ne composer le Gouvernement que d'élus de Paris. Un seul nom de député marquant manquait à la liste celui de M. Grévy. La démarche qu'il avait faite à l'Hôtel de Ville, pour y porter l'opinion des 200 députés qui auraient voulu qu'on respectât les formes légales, lui interdisait d'accepter, dans le nouveau Gouvernement, une situation qui du reste ne lui fut pas offerte. Il attendit, dans un silence grognon, la fin de la guerre à Tours, à Bordeaux, puis dans le Jura. Son frère, M. Albert Grévy, accepta les fonctions de commissaire de la Défense dans trois départements de l'Est.

Le ministère des Travaux Publics avait été attribué à M. Dorian, celui du Commerce et de l'Agriculture à M. Magnin, celui de la Guerre au général Leflô et celui de la Marine à l'amiral Fourichon. Les importantes fonctions de secrétaires du Gouvernement étaient attribuées à MM. Dréo, qui rédigea les procès-verbaux non officiels des séances du Conseil, Durier, Hérold et Lavertujon. M. de Kératry fut Préfet de police, malgré son rôle au 15 Juillet, que les formidables événements des derniers mois avaient fait oublier.

 

La population de Paris, calme et joyeuse, au lendemain du 4 Septembre, semblait comme soulagée d'un grand poids et, malheureusement aussi, comme allégée d'une grande préoccupation. Dès le dimanche 5, à voir les groupes nombreux qui encombraient les boulevards et les promenades, à entendre les propos qui s'échangeaient, on pouvait constater les illusions décevantes qui allaient se perpétuer, en s'augmentant, pendant toute la durée du siège, qui allaient rendre plus douloureuse, parce qu'elle serait plus longtemps méconnue, la triste réalité. Chacun crut que la situation avait radicalement changé, du jour au lendemain, par le fait de la Révolution, que tout devenait facile, parce que la République avait succédé à l'Empire, parce que des escouades d'ouvriers peignaient sur tous les monuments publics les mots sacramentels : Liberté, Égalité, Fraternité.

L'aspect même de Paris était à peine changé, en ces derniers et merveilleux jours de l'été de 1870. Personne n'a mieux vu et mieux rendu cette physionomie de Paris, du 7 au 12 Septembre, que M. Marc Dufraisse. Sa déposition devant la Commission d’enquête très longue et très fortement documentée, nous renseigne aussi exactement sur l'état de la Capitale, à ce moment, que sur la Délégation de Tours ou sur la Ligue du Midi.

Les mobiles qui arrivaient de tous les points de la France étaient lents à la marche, silencieux, tristes et plus résignés que résolus. « Il faut bien faire son devoir, » répondaient-ils à ceux qui les interrogeaient, mais on sentait que la nostalgie les envahissait déjà. Le corps d'armée de Vinoy, campé sur les avenues voisines de l'Arc de Triomphe de l'Etoile, était tout à ses bivouacs et les détachements isolés qui traversaient Paris inspiraient confiance, par leur aspect rassurant de discipline et de vigueur. On ne rencontrait pas de ces soldats errants dont l'aspect seul ébranle tous les courages et annonce la défaite ou la capitulation.

Les différences politiques semblaient avoir disparu depuis la chute de l'Empire. Les réunions publiques étaient rares ; rares aussi les excès de langage dans la presse. Blanqui lui-même prêchait l'union et la trêve des partis, en ces premiers jours de la Défense nationale, dans la Patrie en danger.

Paris ne craignait pas le siège ; il n'avait ni effroi, ni consternation, mais un peu d'étonnement ; la ville, plus grave que d'habitude, moins bruyante, dès le dimanche 12, semblait avoir le sentiment de son impuissance, en présence de quelque grande calamité publique ou d'une fatalité inéluctable. Les Parisiens qui avaient vu le choléra de 1832 durent éprouver la même impression en 1870, à l'approche du siège l'impression de l'inévitable. On ferait son devoir, on serait dévoué et patient, mais sans confiance dans le résultat ; la confiance ne devait venir que plus tard, et peu à peu, au fur et à mesure que le siège se prolongerait, parce que l'on aurait sous les yeux les progrès de la Défense, parce que l'on verrait une nombreuse et vaillante armée comme sortir de terre, parce que l'on s'exalterait les uns les autres, en se communiquant les communes espérances, parce que l'on croirait, en idéalistes obstinés, que la force ne peut primer le droit.

La ville immense, comme le disait la proclamation au peuple français du 8 Septembre, qui convoquait une Constituante pour le 16 Octobre, était résolue à périr plutôt que de se rendre ; elle entrevoyait la perspective de la ruine et de la mort pendant que, loin de ses murs, une Assemblée nationale porterait en tous lieux et en dépit de tous les désastres, l'âme vivante de la patrie.

Le 13 Septembre, quand Trochu passa la revue de toutes les troupes, échelonnées de la Bastille à l'Arc de Triomphe, l'enthousiasme fut indescriptible et l'illusion fut bien permise. Le Gouverneur lui-même, qui avait moins de foi dans son étoile que dans son jugement, dut tressaillir et espérer aux acclamations qui l'accueillirent partout, à l'ovation qui lui fut faite sur cette longue voie triomphale. C'est seulement à son arrivée au Louvre qu'il se ressaisit et rappela lui-même que la Roche Tarpéienne est voisine du Capitole.

Quelques jours après, quand l'ennemi approcha, quand les parcs de bœufs et de moutons furent établis sur les boulevards extérieurs et dans le jardin du Luxembourg, quand par toutes les portes de Paris arrivèrent les interminables files d'habitants de la banlieue, avec leur pauvre mobilier chargé en hâte sur des charrettes, quand les réfugiés s'installèrent sur les places publiques dans de véritables camps, à la façon des bohémiens sur les grandes routes, en attendant les domiciles que les municipalités devaient leur assurer, Paris prit, pour ainsi dire, sa physionomie de ville assiégée.

 

La Révolution du 4 Septembre avait apporté quelque ralentissement à l'organisation de la Défense, surtout à l'extérieur de Paris. Les 6 ou 8.000 ouvriers qui travaillaient à la redoute de Montretout furent réduits à quelques centaines et il ne fut malheureusement pas possible de regagner le temps perdu. D'ailleurs, étant donné la conviction du Gouverneur et du Gouvernement tout entier de l'impossibilité d'une longue résistance et du danger de l'éparpillement des forces au-delà de l'enceinte qui exposerait à une surprise, c'est surtout à l'armement de cette enceinte que se consacra le personnel militaire. Il fut puissamment aidé par le personnel civil, sous l'active impulsion de M. Dorian. C'est au ministre des Travaux Publics que l'on dut la formation d'une Commission générale d'études, d'une Commission d'armement avec Sous-Commission de pyrotechnie, d'une Commission du génie civil, la plus active et la plus utile de toutes, d'une Commission des barricades composée, avec M. Dorian, de MM. Flourens et Bastide et présidée par un membre du Gouvernement, M. Henri. Rochefort, dont les événements de l'année 1870 avaient fait, depuis l'assassinat de Victor Noir, une sorte de Roi de Paris.

Les députés de Paris, passant de l'opposition au pouvoir, se devaient à eux-mêmes de proclamer les principes qu'ils avaient toujours professés et d'accorder les libertés qu'ils avaient si vainement réclamées du Gouvernement impérial. Le 5 Septembre ils abolissaient le serment politique et supprimaient le timbre sur les journaux et écrits périodiques. Le 10 Septembre, ils déclaraient libres l'imprimerie et la librairie. Le 12, ils réintégraient dans tous leurs droits les fonctionnaires que le 2 Décembre avait frappés ou qui avaient résigné leurs fonctions plutôt que de prêter serment. Le 19 Septembre, était abrogé l'article 7S de la constitution de l'an VIII qui assurait aux fonctionnaires de l'Etat une protection abusive. La Commission d'examen des ouvrages dramatiques ou Censure fut également supprimée, par un décret du 30 Septembre. Une mesure plus critiquable fut prise contre le Premier Président de la Cour de cassation, M. Devienne. A la suite des révélations apportées par les papiers des Tuileries, M. Devienne fut cité disciplinairement devant la Cour « pour avoir compromis la dignité du magistrat dans une négociation d'un caractère scandaleux D. La Cour ne put se prononcer, un grand nombre de conseillers, comme M. Devienne lui-même d'ailleurs, ayant été empêchés par le blocus de rejoindre leur poste. Une brutale révocation eût été plus franche que cette mesquine vengeance contre un adversaire politique, succédant à une indiscrète perquisition et à une publicité inconvenante.

C'est le dimanche 19 Septembre, à une heure, que fut coupé le réseau télégraphique de l'Ouest, dernier lien entre Paris et la France. Le câble immergé dans la Seine permit encore la communication pendant quelques jours pour les dépêches officielles, puis le ballon fut le seul mode de transmission de la pensée, de la vie de Paris à la Province.

Le Neptune qui s'éleva au-dessus des lignes prussiennes le 23 Septembre, fit connaître à la France quelle patriotique émotion le rapport de Jules Favre sur les entrevues de la Haute-Maison et de Ferrières avait produite dans la ville assiégée. Tout Paris, et après Paris toute la France, applaudit à la fière parole de Jules Favre, affirmant que nous ne céderions « ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses ». La confiance était si grande, à ce moment, que l'on ajoutait même, avec Blanqui : « ni un sou de notre épargne. » Ernest Picard, plus avisé, eût consenti à céder beaucoup de millions et beaucoup de pierres, pour voir les Allemands loin de Paris. La démarche de Jules Favre n'en eut pas moins pour résultat de préciser la situation, aux yeux de l'Europe comme aux yeux de la France, de démontrer aux plus prévenus contre nous « que la justice avait changé de côté ». La justice seule, hélas non la force qui assure ses triomphes.

La prétention émise par la Prusse d'obtenir, avant toute négociation d'armistice, qu'on lui livrât Strasbourg et un fort de Paris, ouvrit tous les yeux. Autant eût valu nous demander de livrer Paris lui-même.

La réponse faite par le Chancelier aux ouvertures de notre ministre des Affaires Etrangères ne fut pas sans influence sur l'ajournement des élections législatives et des élections municipales. Un décret du 15 Septembre avait réglé les conditions de l'électorat et de l'éligibilité pour l'Assemblée nationale constituante qui devait être nommée non plus le 16, mais le 9 Octobre. Un second décret, du 16 Septembre, était relatif aux élections municipales, fixées au 28 du même mois, et accordait enfin l'élection des maires par les conseils municipaux.

Autant le Gouvernement fut bien inspiré en se déclarant prêt à marcher résolument dans la voie indiquée par Jules Favre, autant il surprit l'opinion et méconnut les véritables intérêts nationaux en ajournant, le 24 Septembre, les élections municipales et législatives. Celles-ci pouvaient seules légitimer les actes accomplis le 4 Septembre et elles étaient, possibles, puisqu'elles le furent au commencement de Février, dans une situation bien pire. Celles-là auraient enlevé tout prétexte aux réclamations des partis avancés. Il est toujours dangereux de laisser ouverte aux exaltés la porte des revendications légitimes, et Paris, maintenu si longtemps en dehors du droit commun, pouvait et devait légitimement prétendre à la possession d'un Conseil municipal. Si ce Conseil avait été élu au mois de Septembre 1870, il eut été composé de membres aussi modérés que les maires et les adjoints qui furent nommés le 5 Novembre et un Conseil élu ce n'était pas seulement la Commune légale, celle du 18 Mars, rendue impossible, c'étaient les plus graves difficultés épargnées au Gouvernement de la Défense nationale. C'était probablement aussi la désorganisation des forces révolutionnaires qui s'étaient constituées le 4 Septembre au soir.

Au numéro 6 de la place de la Corderie-du-Temple, l'Internationale et les Fédérations ouvrières avaient décidé la formation d'un Comité central, composé de délégués de chaque arrondissement. Avrial, Beslay, Briosne, Camélinat, E. Duval, Dereure, Franckel, Ferré, Flourens, Lefrançais, Longuet, B. Malon, Ranvier, Régère, Rigault, Tridon, Vaillant, Varlin, J. Vallès, tous les révolutionnaires, tous les futurs chefs de la Commune font partie du Comité. Leurs noms se retrouvent au bas de toutes les affiches, leurs personnes dans tous les clubs et dans toutes les manifestations, leurs mains dans toutes les conspirations. Ils sont à la grande réunion de l'Alcazar le 20 Septembre, ils sont à l'Hôtel de Ville le 22 et le 27 Septembre, obligeant le Gouverneur de Paris et tous les membres du Gouvernement à répondre à leurs demandes de rationnement, de levée en masse et surtout de Commune. Ils sont soutenus par le Combat que rédige Pyat, par la Patrie en danger, journal de Blanqui, par le Réveil de Delescluze et toutes les réclamations de cette presse enfiévrée ne sont pas sans fondement. Il est certain que le Gouvernement aurait pu, sinon imprimer plus d'activité à la Défense nationale, au moins empêcher pendant le premier mois le gaspillage, des provisions et, par suite, prolonger d'autant la durée du siège. C'est seulement à partir du 28 Septembre que le ministre de l'Agriculture et du Commerce, acquéreur des bœufs et des moutons pour le compte de l'Etat, les revendit aux bouchers, à raison de 300 bœufs et de 4.000 moutons par jour ; et c'est seulement a partir du 7 Octobre que l'on réglementa la vente de la viande chaque e bouche eut droit à 100 grammes. Le 29 Septembre tous les grains et farines avaient été réquisitionnés.

 

Le mois de Septembre s'achevait donc, sans que l'on eût encore ressenti les rigueurs matérielles du siège. La population emplit toujours les rues de la cité, applaudissant les bataillons de la garde nationale qui vont prendre le service aux remparts, les sociétés patriotiques ou les délégations armées qui se rendent en pèlerinage sur la place de la Concorde, à la statue de Strasbourg et, les jours de combat, accueillant avidement les nouvelles apportées par le premier venu et donnant créance aux inventions les moins vraisemblables. Le soir, tous ceux que n'ont pas attirés les clubs, s'empressent autour des affiches, où le chef d'état-major général mentionne, en formules trop stéréotypées, les résultats militaires de la journée.

Le mois d'Octobre fut encore le mois des manifestations tour à tour imposantes, grotesques ou tragiques. Le 1er Octobre, aux funérailles du général Guilhem, célébrées aux Invalides, le général Trochu prononçait ces paroles, bien faites pour exalter tous les courages : « Messieurs, à l'heure présente, l'appareil de la mort n'a rien qui doive nous effrayer. Notre devoir, pour la plupart, notre avenir, pour tous, est la. Les phrases de convention et de convenance seraient déplacées ; je ne dirai qu'un mot devant ce cercueil le général Guilhem a bien vécu, il s'est bien battu et il est mort en brave. Messieurs, je le recommande à votre souvenir. »

Le lendemain de cette émouvante cérémonie, une proclamation du Gouvernement annonçait la douloureuse nouvelle de la chute de Strasbourg et de Toul. Le patriotisme blesse des Parisiens se répandait en inquiétudes sans fondement, en craintes chimériques des espions et des traîtres. Qu'un linge à sécher fût suspendu à une fenêtre, qu'une lampe s'allumât dans un appartement un peu élevé et l'on croyait voir des signaux faits à l'ennemi. Ces vaines terreurs n'auraient été que risibles, si elles n'avaient attesté un état d'esprit troubla et si elles n'avaient entrainé de regrettables violations des domiciles privés.

Les manifestations comme celles du 5 et du 8 Octobre n'étaient pas faites, d'ailleurs, pour calmer les nerfs des assiégés. Le 8 Octobre, Flourens, à la tête de cinq bataillons armés, descendait à l'Hôtel de Ville. Le Gouverneur, avec beaucoup de présence d'esprit et de sang-froid, donnait « à M. le major » quelques indications techniques sur la défense des places et lui reprochait, avec une malicieuse bonhomie, l'abandon de son poste. Le major, renvoyé à ses remparts, avait été accueil ! sur la place de l'Hôtel de Ville, par les acclamations de ses cinq bataillons et cet enthousiasme avait paru si exagéré à Millière qu'il s'était écrié : « Allons, foule, applaudis, fais un roi de Paris, donne-toi un Dictateur ». Le lendemain, un ordre du jour du général Tamisier avait interdit à la garde nationale les manifestations armées. Mais les chefs de bataillons élus tenaient aussi peu de compte des ordres du-jour de leur général en chef que des conseils du Gouverneur, et le 8 Octobre, à la nouvelle que les élections municipales de Paris étaient ajournées, le commandant Sapia, du 146e, essayait, lui aussi, d'entrainer son bataillon contre l'Hôtel de Ville désarmé par ses hommes et livré au Gouvernement, il était cité devant un Conseil de guerre qui l'acquittait à la minorité de faveur. La théorie, professée par le général Trochu, du gouvernement par la force morale, avait d'avance énervé la répression et désarmé même la justice militaire.

S'il ajournait l'élection d'un Conseil municipal, le Gouvernement avait organisé par décret les mairies d'arrondissement et, en général, confié l'écharpe aux citoyens les plus recommandables. Les maires nommés dans les vingt arrondissements furent MM. Tenaille-Saligny, Tirard, Bonvalet, Greppo, Bocquet, Hérisson, Ribeaucourt, Carnot, Chaudey, O. Reilly, Mottu, Grivot, Pernolet, Ducoudray, Corbon, Henri Martin, F. Favre, Clémenceau, Richard et Braleret. C'est à peine si l'on peut contester un ou deux de ces choix. Tous les maires firent preuve d'une grande activité, quelques-uns d'un réel courage et ils acquirent de telles sympathies dans leurs arrondissements que presque tous virent leurs pouvoirs confirmés par l'élection, le mois suivant. On leur a reproché de n'avoir pas assuré une distribution assez rapide de la viande et du pain ; on les a rendus responsables de la durée du stationnement dans les rues, à la porte des bouchers et des boulangers par la pluie, par le froid rigoureux, des femmes, des enfants piétinaient dans la boue ou dans la neige glacée. Certes c'était un spectacle affligeant que de voir, dès la première heure, les queues interminables qui s'allongeaient dans chaque rue, mais la distribution pouvait-elle se faire ailleurs qu'à la porte des bouchers et des boulangers ? Et ne faut-il pas savoir gré aux maires, d'avoir su prendre des mesures d'ordre si bien comprises, que cette attente pour la vie s'est faite régulièrement, pacifiquement et ne s'est pas transformée, comme on pouvait le craindre, en une lutte pour la vie ? Ils ont pu, avec non moins de succès, organiser les cantines municipales qui ont assuré l'existence de 470.000 indigents. Les ouvriers sans travail, les petits boutiquiers et les petits bourgeois, ceux-ci sans commerce, ceux-là sans ressources procurées par l'industrie, ont plus souffert que les pauvres qu'assistaient les municipalités, de la prolongation imprévue du siège.

Malgré les souffrances, malgré l'impuissance de la Préfecture de police dont le premier titulaire, M. de Kératry, démissionnaire et parti pour la Province en ballon, avait été remplacé par M. E. Adam, malgré l'obscurité où se trouvèrent plongés de nombreux quartiers de Paris, quand le pétrole eut remplacé le gaz, les crimes pendant le siège furent rares, plus rares qu'en pleine paix. Toutes les classes de la population avaient été comme rapprochées par le péril commun et les excitations perfides ne parvenaient pas à désunir le faisceau serré des défenseurs de Paris. Riches ou pauvres, instruits ou ignorants tous comptaient fermement sur la délivrance et, pour la patrie, supportaient allègrement toutes les misères d'une existence si nouvelle, moins une seule l'absence de renseignements précis sur le sort de la Province, sur les êtres chers dont il avait fallu se séparer avant le blocus. L'envoi des corps flottants par la Seine était resté sans résultats. Le transport des pigeons pouvait bien faire parvenir à la France des nouvelles de Paris, mais le retour des pigeons, menacés par les oiseaux de proie, par les balles prussiennes, par le froid n'était jamais assuré. Combien de ces gracieux messagers, devenus d'héroïques messagers, qui emportaient jusqu'à 10~000 dépêches microscopiquement réduites, ne revirent jamais le colombier du départ ! Et que Louis Blanc était bien inspiré, de demander que l'on mit un pigeon aux ailes déployées, au-dessus du navire aux voiles blanches de la ville de Paris Les prisonniers allemands fournissaient encore à l'impatience des assiégés quelques renseignements, mais combien rares et suspects On trouvait sur eux des journaux et parfois le Moniteur prussien de Versailles, rédigé en français, qui nous arrivait trop souvent porteur de quelque mauvaise nouvelle et, déception plus cruelle, de fausses bonnes nouvelles. Enfin les conversations des avant-postes laissaient quelquefois parvenir à nous les bruits du dehors et c'est certainement par cette source que Félix Pyat connut le « fait vrai, sûr et certain » de la capitulation et de la trahison de Bazaine, dénoncé le 27 Octobre par le Combat.

Le fait vrai, sûr et certain, qui tombait en pleine fièvre patriotique, le jour même où le Dr Bertillon présidait sur la place du Panthéon aux enrôlements volontaires pour la garde nationale mobilisée, fut démenti par le Gouvernement avec indignation. Le lendemain, la foule, aussi irritée que le Gouvernement, allait casser les vitres des bureaux de rédaction du Combat.

Le hardi coup de main des Eclaireurs de la Seine, des Volontaires de la Presse et des mobiles qui nous donna le Bourget augmentait encore l'exaltation patriotique des Parisiens et surexcitait leurs espérances. Aussi la déception fut-elle immense lorsque, le 30, on apprit à la fois la perte du Bourget et la capitulation de Metz. Le Gouvernement, enfin renseigne par l'arrivée à Paris de M. Thiers, porteur de propositions d'armistice, avait annoncé la fatale nouvelle. Les plus calmes perdirent la tête : la colère emplit tous les cœurs. On accusait à la fois le Gouvernement d'incapacité pour avoir laissé reprendre le Bourget, de duplicité pour avoir nié la capitulation de Metz, de lâcheté pour avoir accueilli des propositions d'armistice considérées comme déshonorantes. Tous ces sentiments très généreux furent habilement exploités par les violents et Paris se trouva menacé d'une nouvelle Révolution, en présence de l'ennemi. La proclamation qui fut affichée sur tous les murs du VIe arrondissement par un maire, M. Robinet, par son adjoint, M. André Rousselle, donnera une idée de l'exaspération générale.

« Nous sommons le Gouvernement de la Défense nationale, disait l'affiche

1° De déclarer hors la loi Bonaparte, les hommes qui soutiennent son système et les agents des prétentions dynastiques de toutes sortes.

2° De destituer on d'emprisonner les généraux qui, par incapacité ou trahison, ont causé nos derniers désastres et de prendre les mêmes mesures dans toutes les administrations.

3° De repousser absolument toute proposition d'armistice et de lever en deux bans toute la population mâle de Paris. Que si le Gouvernement refuse de prendre les mesures révolutionnaires que réclame la situation, il donne en masse sa démission pour jeudi 3 Novembre prochain.

Dans cet intervalle le Peuple de Paris avisera à le remplacer.

La victoire ou la mort ! Vive la République ! »

Dans la matinée du 31 Octobre, pendant que cette affiche était placardée, de nombreux bataillons se dirigeaient vers l'Hôtel de Ville, la crosse en l'air, accompagnés d'une foule compacte d'où émergeaient d'innombrables écriteaux portant ces mots « Pas d'armistice » — « Levée en masse ».

Nous ne raconterons pas dans le détail, la déplorable journée du 31 Octobre. Trente témoins en ont déposé devant la Commission d’enquête et n'ont laissé dans l'ombre aucun point essentiel.

Le parti de la Commune fut pendant plusieurs heures maître du Gouvernement. Pendant que Blanqui, toujours caché, du fond d'une des salles de l'Hôtel de Ville, dictait des ordres et rédigeait des décrets qui ont été retrouvés, Flourens, monté sur une table, écrasait les encriers de ses bottes molles, et leurs partisans, se pressant aux fenêtres, inondaient la place de Grève de petits papiers où étaient inscrits soit les noms des membres du Gouvernement révolutionnaire, soit les mots : Vive la Commune ! La levée en masse dans 48 heures ! Dorian, Président du Gouvernement ! La situation paraissait si compromise, vers le milieu de la journée, que MM. Dorian, Schœlcher, Etienne Arago, Maire de Paris, et ses adjoints, MM. Floquet, Brisson, Clamageran et Hérisson, convoquaient les électeurs pour le lendemain à Midi, à l'effet de procéder aux élections municipales. Les membres de la Défense nationale, alors prisonniers de l'émeute, retenus dans un coin de leur salle des délibérations, sous les fusils des gardes nationaux de Flourens, ne jouissaient évidemment pas de la liberté nécessaire pour approuver ou pour improuver cette convocation ils devaient, le lendemain, rendus à eux-mêmes, désavouer l'affiche du Maire de Paris.

La délivrance de Trochu, due au hasard d'un dévouement personnel, et qui se produisit vers huit heures du soir, n'aurait peut-être pas suffi pour assurer celle de ses collègues, le général ne voulant pas faire agir l'armée contre l'émeute, et ayant repoussé la proposition qui lui en était faite par son ami Ducrot, lequel n'avait pas de ces scrupules. Ernest Picard, qui rallia les bataillons de l'ordre contre les bataillons insurgés, Jules Ferry, qui les fit pénétrer dans l'Hôtel de Ville, furent les véritables artisans de la délivrance. Dès que Flourens et ses partisans eurent reconnu qu'ils n'étaient plus en force, ils ne songèrent qu'à évacuer l'Hôtel de Ville. Cette évacuation se fit d'un commun accord, sans condition écrite, bien entendu, peut-être avec une mutuelle promesse d'oubli, et, après dix-huit heures de séjour dans la Maison du Peuple, où ils avaient tenu leur dernière et orageuse réunion, les membres du Gouvernement de la Défense nationale, MM. Jules Favre et Jules Simon en tête, regagnèrent leur domicile sans être inquiétés.

 

La victoire de l'ordre sur l'émeute, des modérés sur les violents, de MM. Trochu et Jules Favre sur MM. Flourens et Blanqui avait été obtenue sans qu'un coup de fusil fût tiré. Ses conséquences, au point de vue politique et militaire, furent importantes.

Il y eut d'abord des changements de personnes. M. Dorian resta ministre ; mais M. Rochefort se retira du Gouvernement. Sans donner sa démission, il cessa de paraître aux séances du Conseil, et se réserva pour la Commission des barricades, qu'il présidait. M. E. Adam, démissionnaire, fut remplacé par M. Cresson à la Préfecture de police. M. Jules Ferry fut le successeur de M. Etienne Arago, à la Mairie de Paris, tout en conservant la Préfecture de la Seine. Clément Thomas remplaça Tamisier, à la tête de la garde nationale. Renonçant à se réunir à l'Hôtel de Ville, que de nombreuses masses armées pouvaient facilement entourer, le Gouvernement de la Défense nationale tint ses séances au Louvre, à partir du 1er Novembre. Après une longue délibération. il arrêta des mesures de préservation et de répression qui ne furent pas toutes également heureuses. Quelques-unes étaient ou maladroites ou tardives. Tout bataillon de la garde nationale sortant en armes, en dehors des exercices ordinaires, et sans convocation régulière, dut être dissous et désarmé. Flourens, Razoua, Goupil, Ranvier, de Frémicourt, Jaclard, Cyrille, Levraud, Millière, Gromier, Barberet, Dietsch, Longuet, Chassin, chefs de bataillon, furent destitués. Tibaldi, Vésinier, Vermorel et Lefrançais furent arrêtés et relâchés après quelques jours d'incarcération.

L'opinion était loin d'être favorable aux révolutionnaires elle allait le prouver le 3 Novembre ; mais elle considéra comme une sorte de manquement à la parole donnée les poursuites exercées contre les émeutiers et leurs complices. Le Gouvernement de la Défense nationale en fut moins considéré, et, tout en conservant une immense majorité, il perdit de son autorité morale et de son prestige. Le fait même de recourir à un plébiscite, pour raffermir cette autorité, fut reproché, et c'était de bonne guerre, aux anciens adversaires des plébiscites impériaux.

Le plébiscite du 3 Novembre, ce fac-similé menteur de l'élection d'une Constituante, au moins pour Paris, donna 557.996 oui contre 62.638 non. Sur ce total, l'armée compta pour 236.000 oui contre 9.000 non. Ce demi-million de citoyens, civils ou militaires, qui votait pour le Gouvernement de la Défense nationale, ne se composait évidemment pas d'approbateurs quand même. Dans les 280.000 voix de la population civile, il y avait probablement une majorité de partisans d'un Conseil municipal élu, il y avait certainement une majorité de partisans d'une Défense nationale plus énergique et un très grand nombre d'adversaires très ardents de tout ce qui pouvait ressembler à un armistice. Répondre par om, le 3 Novembre, à la question posée par le Gouvernement, c'était simplement dire que l'on préférait MM. Trochu et Jules Favre aux citoyens Flourens et Blanqui.

La réponse faite, le 5 Novembre, à une question encore plus mal posée, ne fut pas moins significative. Le Gouvernement avait accordé l'élection des maires et adjoints des vingt arrondissements ; il considérait la constitution élective de ces municipalités d'arrondissement comme étant « le contraire de la Commune ». C'était aussi, pour Paris, le contraire du droit commun et de la liberté municipale accordée à toutes les autres communes de France. Qu'il fût trop tard, le 5 Novembre 1870, pour accorder cette liberté, on peut le soutenir. Et pourtant, les électeurs firent un bon usage du droit restreint qui leur était concédé. Les maires nommés furent maintenus, moins MM. Greppo, Bocquet, Ribeaucourt, Chaudey, O'Reilly, Ducoudray, Richard et Braleret, qui furent remplacés par MM. Vautrain, Vacherot, Arnaud de l'Ariège, Desmarest, Dubail, Asseline, Delescluze (IXe arrondissement) et Ranvier (XXe arrondissement). On remarqua que, sauf dans le XIXe et dans le XXe, les choix des électeurs portèrent sur des républicains moins avancés que ceux que le Gouvernement avait désignés. Les adjoints furent également choisis dans l'opinion moyenne, exception faite des deux arrondissements révolutionnaires. Plus tard, les deux municipalités élues des Buttes-Chaumont et de Ménilmontant durent être dissoutes et furent remplacées par des commissions municipales dont M. Jules Ferry, le nouveau Maire de Paris, désigna les membres.

 

Le mois de Novembre fut une période de calme et de préparation à la lutte, dans l'histoire du siège de Paris. Quand les négociations pour l'armistice furent rompues, quand Jules Favre, avec son éloquence hautaine, découragée et un peu décourageante, eut fait connaître quelles conditions inadmissibles la Prusse avais mises à l'octroi de cet armistice, les patriotes se félicitèrent d'avoir vu si juste, et l'on ne songea plus qu'aux combats futurs. Paris prit de plus en plus la physionomie d'un camp. Dès 7 heures du matin, à toutes les portes de la ville, la garde prenait les armes, le tambour roulait, et l'on abaissait les ponts-levis. A 8 heures, le rappel battait dans tous les quartiers pour la garde nationale qui allait aux remparts, aux postes ou à l'exercice. A 3 heures, nouveau rappel pour l'exercice du soir. A ë heures on battait aux champs devant les portes de l'enceinte et les ponts-levis étaient hissés partout. Le 8 Novembre, le Gouvernement se décidait à utiliser les forces vives de la garde nationale, et il appelait, par décret, les enrôlements volontaires ayant donné des résultats insuffisants, tous les célibataires de vingt à quarante-cinq ans à composer 4 compagnies de marche par bataillon, Le 13, il appelait à l'activité dans la mobile les jeunes gens de la Seine et des autres départements, présents à Paris, de la classe 1870. Tous les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans, célibataires ou veufs sans enfants, devaient grossir ce nouveau contingent de mobiles.

En même temps, la construction des canons se poursuivait au Conservatoire des arts et métiers chaque fois qu'une pièce nouvelle était livrée par le génie civil, on l'ornait de drapeaux, et on la traînait triomphalement, aux sons de la Marseillaise, dans le quartier qui avait souscrit pour sa fabrication. Ces promenades répétées, comme les pèlerinages à la statue de Strasbourg, comme le défilé continuel des troupes ou le galop précipité des officiers d'ordonnance soutenaient l'esprit public et entretenaient l'espoir dans tous les cœurs. C'est à peine si l'on s'apercevait de la substitution de la viande de cheval à la viande de bœuf et de mouton, et de la moindre qualité du pain, qui n'était pas encore le mélange innomé qu'il devint à la fin de Décembre.

M. Cresson a joint à sa déposition, devant la Commission d’enquête, les rapports presque quotidiens qu'il adressait au Gouvernement, du 28 Novembre au 6 Février. Il y signale nombre de faits d'indiscipline et d'attentats isolés à la propriété. Le pillage des chantiers, la destruction et le vol des clôtures et palissades étaient des indices de la misère qui se généralisait et du froid qui devenait plus rigoureux. Les actes d'indiscipline gardes nationaux pris en flagrant délit et insultant les agents, adressant des menaces grossières aux frères de la doctrine chrétienne ou envahissant le domicile d'étrangers absents se produisent surtout dans les faubourgs ; la voie publique reste calme dans les quartiers du Centre. Depuis le 31 Octobre, les agitateurs politiques se bornent à des conciliabules secrets. La grande majorité de la population proteste contre les actes de dépravation et d'indiscipline, comme elle reste sourde aux excitations malsaines : elle ne se passionne que pour les nouvelles de la guerre, elle n'aspire qu'à la délivrance.

C'était, en vérité, un émouvant spectacle que celui de tous ces braves gens, supportant stoïquement toutes les privations, toutes les souffrances du siège, troublés dans leurs habitudes, atteints dans leurs intérêts, voyant parfois leur fortune irrémédiablement compromise et ne faisant entendre ni une plainte, ni une réclamation. Qu'une cérémonie patriotique les appelle, qu'une bonne œuvre les sollicite, ils s'y précipitent et vident royalement leur bourse. Le 5 Novembre, à une matinée de la Porte-Saint-Martin, où l'on donnait un concert suivi de l'audition des Châtiments, la recette fut de 8.000 francs ; elle servit à acheter une pièce de 7 que l'on baptisa : Le Châteaudun. Les femmes ne restaient pas en arrière elles prodiguaient, dans les ambulances, leurs trésors de dévouement ; et très-rares dans ce premier siège, furent les névrosées que l'on devait rencontrer en si grand nombre dans le second. On aurait peine à croire, si des témoins oculaires ne l'affirmaient, que quelques-unes, réunies en comité, sous la présidence du citoyen Allix, ont décidé de revêtir un pantalon de zouave et d'exterminer les Allemands avec la fameuse aiguille d'acide prussique.

Pendant que l'enthousiasme de la foule était comme chauffé à blanc par tous les spectacles de la rue, que celui des hommes les plus éclairés et les plus froids était maintenu presque au même degré par les Hugo, les Quinet, les Louis Blanc, par M. Vitet, l'auteur des célèbres Lettres au directeur de la Revue des Deux Mondes, l'heure des grandes luttes et des grandes déceptions hélas allait sonner.

Les batailles de la Marne, avec les combats qui les ont précédées, occupent les trois derniers jours de Novembre et les quatre premiers jours de Décembre. Les dépêches échangées, le 2 Décembre au soir, entre le général Trochu et le Gouvernement de la Défense nationale et que l'on fit, comme d'habitude, connaître au public, autorisaient l'enthousiasme de la population. Trochu, si pessimiste d'ordinaire, télégraphiait à 5 heures, du fort de Nogent-sur-Marne, où était son quartier général : « Je reviens à mon logis du fort, à 5 heures, très fatigué et très content. Cette deuxième grande bataille est beaucoup plus décisive que la précédente. L'ennemi nous a attaqués au réveil avec des réserves et des troupes fraiches ; nous ne pouvions lui offrir que les adversaires de l'avant-veille, fatigués, avec un matériel incomplet et glacés par des nuits d'hiver qu'ils ont passées sans couvertures, car, pour nous alléger, nous avions dû les laisser à Paris. Mais l'étonnante ardeur des troupes a suppléé à tout ; nous avons combattu trois heures pour conserver nos positions et cinq heures pour enlever celles de l'ennemi, où nous couchons.

« Voilà le bilan de cette dure et belle journée. Beaucoup ne reverront pas leurs foyers, mais ces morts ont fait à la jeune République de 1870 une page glorieuse dans l'histoire militaire du pays. »

Le Gouvernement, en réponse à cette dépêche, exprima bien la joie et l'enthousiasme général, dans la suivante :

« Général et bien cher Président, Depuis trois jours, nous sommes avec vous par la pensée, sur ce champ de bataille glorieux où se décident les destinées de la patrie. Nous voudrions partager vos dangers, en vous laissant cette gloire qui vous appartient bien, d'avoir préparé et d'assurer maintenant par votre noble dévouement le succès de notre vaillante armée. Nul mieux que vous n'a le droit d'en être fier, nul ne peut plus dignement en faire l'éloge. Vous n'oubliez que vous-même.

« Mais vous ne pouvez-vous dérober à l'acclamation de vos compagnons d'armes électrisés par votre exemple. Il nous eût été doux d'y joindre les nôtres. Permettez-nous au moins de vous exprimer tout ce que notre cœur contient pour vous de gratitude et d'affection. Dites au brave général Ducrot, à vos officiers si dévoués, à vos vaillants soldats que nous les admirons. La France républicaine reconnaît en eux l'héroïsme noble et pur qui l'a déjà sauvée. Elle sait maintenant qu'elle peut mettre en eux et en vous l'espoir de son salut.

« Nous, vos collègues, initiés à vos pensées, nous saluons avec joie ces belles et grandes journées, ou vous vous êtes révélé tout entier et qui, nous en avons la conviction profonde, sont le commencement de notre délivrance. »

Nous avons reproduit ici ces bulletins de victoire, bien qu'ils se rapportent au récit des opérations militaires, pour expliquer quel chagrin, quelle surprise, quelle colère éclatèrent à Paris, quand on connut la vérité et quelles diatribes, quelles attaques furibondes se produisirent contre Trochu, l'idole de la veille, et contre le Gouvernement de la Défense nationale.

Les généraux qui ont vu leurs cadres décimés, presque détruits, rapportent à Paris la conviction « qu'il n'y a plus rien à faire » ; les officiers de tous grades et de toutes armes sont d'un pessimisme désespérant », et la population civile tombée du fait de ses illusions, s'en prend aux généraux qu'elle accuse d'incapacité. La belle confiance que l'on avait en Novembre a fait place à une sourde irritation. On prête l'oreille à toutes les accusations contre le Gouverneur de Paris et contre ses collègues, on les rend responsables de la qualité du pain, de la durée des distributions, de l'obscurité des rues, de ce qu'ils font et de ce qu'ils ne font pas.

Les membres du Gouvernement ne pouvaient opposer à toutes ces calamités, comme aux accusations, que des proclamations ou des discours. On lisait les unes avec défiance on écoutait les autres avec tristesse. Les fausses nouvelles que les Prussiens confiaient à nos propres pigeons, le bruit répandu, le 8 Décembre, que Bourbaki est à Compiègne, puis qu'il a fait sa jonction avec l'armée de la Loire à Fontainebleau, contribuent plus encore que la nouvelle trop vraie de la reprise d'Orléans, transmise par le général de Moltke, à énerver l'esprit public. Les premiers symptômes de la folie obsidionale se manifestent. Quelques boulangeries ont été pillées au commencement de Décembre ; quelques attroupements tumultueux se sont formés devant les boucheries. L'ordre a été assez facilement rétabli, mais l'autorité du Gouvernement a subi une nouvelle atteinte, parce qu'il n'a dit, comme toujours, que la moitié de la vérité. La consommation du pain, déclare-t-il le 12 Décembre, ne sera pas rationnée et il le répète en termes identiques, le 16 Décembre. Sans doute le poids brut du pain fourni resta le même, mais la quantité de farine entrant dans sa composition diminua de moitié. Les membres du Gouvernement pensaien, sans doute, que toute vérité n'est pas bonne à dire. Leur Président pensait autrement, puisque, depuis le 2 Décembre, il laissait apparaître son sentiment intime sur l'issue du siège et faisait connaître les vérités d'ordre militaire, avec une franchise qui semblait destinée à produire un profond découragement et qui avait, en effet, ce résultat.

 

C'est dans ces tristes conditions matérielles et morales que les Parisiens atteignirent le 31 Décembre 1870, après quatre-vingt-treize jours d'un siège qui, dans l'opinion des plus optimistes, ne devait pas durer deux mois, qui en dura quatre et qui aurait pu en durer six, si les mesures nécessaires pour la défense et le ravitaillement avaient été prises à temps.

Le 4 Janvier, le Gouvernement accorde par décret un nouveau délai de paiement aux locataires habitant le département de la Seine qui déclareront être dans l'impossibilité de payer leur terme. S'il y a contestation entre locataire et propriétaire, celui-ci devra faire la preuve que son locataire est en état de payer et le juge de paix statuera.

Le lendemain du jour où ce décret était rendu, les appartements et les maisons des quartiers de la rive gauche, exposés au feu des batteries de Châtillon et de Montretout, s'étaient vidés. La population s'était réfugiée dans les caves transformées en dortoirs et en réfectoires dans certaines rues, de chaque soupirail sortait un tuyau fumant, le tuyau du fourneau de cuisine que l'on avait descendu au sous-sol. Les victimes du bombardement furent peu nombreuses la première semaine on en compta, du 5 au 13 Janvier, 189 dont 51 tués ; 18 enfants, 12 femmes et 21 hommes. Le général Trochu répondit à cette barbarie gratuite par la proclamation du 6 Janvier, où, après avoir fait appel au courage, à la confiance, au patriotisme de la population, il déclarait formellement que « le Gouverneur de Paris ne capitulerait pas ». Cet engagement solennel devait, à quinze jours de là, l'obliger à un expédient peu digne de son caractère. La protestation adressée par le Gouvernement français à M. de Bismarck, pour le bombardement des hôpitaux et des édifices surmontés de la croix de Genève, fut transmise par le Chancelier à M. de Moltke. Celui-ci répondit au général Trochu que le tir des batteries allemandes serait plus juste, quand elles se seraient rapprochées des points visés. Le bombardement continua, aussi peu efficace quant au résultat final, mais faisant des veuves et des orphelins que le Gouvernement assimila à ceux du soldat frappé à l'ennemi.

Les événements se précipitent après le 19 Janvier. Le 31, Vinoy a remplacé Trochu comme général en chef. Le 22, Flourens, que ses partisans ont fait sortir de Mazas, essaie de s'emparer de la mairie du XXe et d'enlever l'Hôtel de Ville par un coup de force. Les deux tentatives échouent et des mesures rigoureuses sont prises in extremis contre les clubs, contre les journaux révolutionnaires et contre les agitateurs. Vinoy et Clément Thomas, dans des ordres du jour énergiques adressés à l'armée et à la garde nationale, se font forts de mater le parti du désordre. Le lendemain 23 Janvier, la Commission des subsistances annonçait qu'il ne restait plus de vivres que pour huit jours. Paris, qui avait dévoré 40.000 chevaux, ne comptait plus qu'un tiers des omnibus en circulation, 300 fiacres, 100 voitures de remise et semblait comme mort. Il mourait, en effet, de langueur et de faim. Il fallait apporter son pain et quel pain dans tous les restaurants. Les épiciers ne vendaient plus de sucre et leurs devantures n'offraient plus que quelques fruits secs et quelques boites de conserves. Les jambons, le beurre salé, soigneusement cachés, ne devaient reparaître qu'à la fin de l'investissement.

 

La révélation de la Commission des subsistances, la perspective de négociations prolongées qui rendraient le ravitaillement difficile décidèrent le Gouvernement de la Défense nationale à déposer les armes. Sur le refus du général Trochu, qui ne put prendre sur lui d'apposer son nom au bas de la capitulation devenue inévitable, Jules Favre se sacrifia. Il accepta la mission cruelle de reprendre, dans des conditions bien plus douloureuses, l'œuvre commencée à Ferrières et de sauver Paris, de le sauver de lui-même, de le sauver de la famine. On sait quelles erreurs, quels oublis irréparables il commit, pendant cette négociation qui dura cinq mortelles journées. La paix signée, quand on fut loin des tragiques événements du siège, deux reproches de nature bien différente furent adressés au négociateur de l'armistice, par les monarchistes et par les républicains. Les premiers, pour faire peser sur lui la responsabilité du 18 Mars, lui ont reproché de n'avoir pas consenti au désarmement de la garde nationale les seconds l'ont violemment incriminé, pour n'avoir pas compris dans la convention l'armée et les départements de l'Est. La situation de l'armée de l'Est était bien compromise le 28 Janvier, le jour où fut signé l'armistice qui ne devait avoir son entier effet, dans les départements ; que trois jours plus tard. Quant à la garde nationale, il n'était pas possible de la désarmer ; M. de Bismarck et M. de Moltke, l'eussent-ils voulu, n'y seraient pas parvenus, et M. Jules Favre a eu tort de s'accuser « devant Dieu et devant les hommes d'une faute qu'il n'avait pas commise. Sa faute c'est d'avoir, lui prisonnier, traité à la fois pour Paris et pour la France, à l'insu de la France, d'avoir lié le sort de tout le pays à celui de Paris que la famine réduisait à capituler et cette faute s'explique, par la conviction où était Jules Favre, que vingt-quatre heures de retard pouvaient entraîner d'incalculables malheurs.

Le grand orateur, au lendemain du 28 Janvier, allait se retrouver, comme un autre l'Œdipe, que poursuit l'implacable Destin, le cœur meurtri, l'âme mortellement triste, le corps brisé, conservant seulement assez de force pour diriger les négociations qui aboutirent à la cruelle mais inévitable paix de Francfort. Il fut la plus illustre victime de la guerre et vraiment le martyr de ce siège qui avait été, il l'a dit lui-même, « la négation, la violation de toutes les lois du bon sens et de l'économie politique et, jusqu'à un certain point, de toutes les lois de la morale ».

Puissant avocat, incomparable chef d'opposition, écrivain de haut style, penseur plein de noblesse, Jules Favre mérite que la France garde fidèlement et tristement aussi son souvenir. Ses plaidoiries comme ses discours politiques sont des modèles du genre, ses rapports diplomatiques sont empreints d'une fière dignité, l'ouvrage émouvant et impartial qu'il a consacré au Gouvernement de la Défense nationale est l'une des sources que devront consulter tous les historiens de cette tragique époque[2]. Quant à ses erreurs, les unes lui furent personnelles et il les a cruellement expiées ; les autres furent communes à tous les membres du Gouvernement du 4 Septembre. Tous pensaient que la résistance de Paris ne pouvait se prolonger et tous se défièrent outre mesure de nos forces militaires et de ce que l'on peut appeler nos forces civiles, nous voulons dire de la réserve de courage, de patriotisme, d'abnégation que renfermait un Peuple prêt à tous les sacrifices pour chasser l'ennemi. Républicains de doctrine, ils craignirent, au point de vue politique, l'application de leurs principes et par-dessus toute la prompte convocation des électeurs qui eût légitimé leur pouvoir ; représentants de la démocratie, ils eurent les mêmes timidités en face des démocrates exaltés et ils ne surent pas faire tourner leur exagération au profit de la Défense nationale. Ils furent hésitants, incertains et faibles. Mais cette constatation faite, on peut se demander qui, à leur place, eût mieux réussi et nous allons voir, dans le récit des opérations militaires, que l'officier général savant et compétent entre tous, le plus capable d'organiser une armée et de porter à l'ennemi des coups redoutables, a été comme eux et pour les mêmes causes qu'eux, dominé par ses préventions et, en somme, inférieur à la situation. On a prêté ce mot à M. de Moltke : « Je sais que Trochu pourrait percer la ligne d'investissement, mais il ne le fera pas. » Son éducation militaire l'empêchait, en effet, de lancer des troupes jeunes, inexpérimentées, contre de vieux soldats fortement retranchés ; il ne les lança jamais qu'en nombre insuffisant et il les ramena toujours, en arrière, après un demi-succès, comme après une victoire là est toute l'histoire militaire du siège.

 

Le 2 Septembre, une demi-heure après la capitulation de Sedan, toute l'armée allemande recevait les premiers ordres de marche et prenait le chemin de Paris. Seuls le 11e corps prussien et 1er corps bavarois étaient réservés pour la garde des prisonniers, que l'on avait accumulés dans la presqu'île d'Iges, de sinistre mémoire. L'armée du prince royal de Saxe suivit la route de Creil, Compiègne et Soissons ; celle du prince royal de Prusse la route de Reims, Epernay, Montmirail, Coulommiers, Créteil et Villeneuve Saint-Georges. Le 15 Septembre, dans un ordre d'une précision mathématique, le générât de Moltke avait assigné l'emplacement des différents corps d'armée autour de Paris. Deux jours après, les assiégeants, avec leurs 122.000 hommes, leurs 28.000 cavaliers et leurs 622 canons occupaient, en face des 34 kilomètres de l'enceinte, un front de 80 kilomètres qui passait par les points suivants Bezons, Argenteuil, Epinay, Pierrefitte, Stains, Dugny, le Bourget, Sevran, Livry, Chelles, Noisy-le-Grand, Villiers, Cœuilly, Champigny, Chennevières, Sucy-en-Brie, Montmesly, Choisy-le-Roy, Thiais, Chevilly, l'Hay, Bourg-la-Reine, Bagneux, Châtillon, Clamart, Bellevue, Sèvres, Saint-Cloud, Garches et Bougival. Le quartier général, placé à Versailles, fut relié à l'état-major des deux armées et à ceux de chacun des corps d'armée par la télégraphie militaire. La cavalerie, laissée un peu en arrière des lignes assiégeantes, fut chargée de faire, dans un rayon de dix ou douze lieues autour de Paris, de grandes patrouilles de réquisition. Ces réquisitions suffirent au début à nourrir l'armée allemande. Quand l'Ile-de-France, épuisée par l'ennemi, refusa le fourrage et le blé, les chemins de fer détruits par la Défense avaient été rétablis et prolongés jusqu'aux lignes allemandes ; exploités par des employés Allemands, ils y amenèrent les provisions jusqu'au dernier jour, aussi régulièrement que le matériel et que les troupes de renfort. L'armée assiégeante fut, en effet, portée de 122.000 à 250.000 hommes, les cavaliers de 25.000, à 38.000 et le nombre des canons fut plus que doublé, surtout à la fin de Décembre, à la veille du bombardement du plateau d'Avron, prélude du bombardement de la rive gauche.

Les travaux de défense établis autour de Paris ne furent pas accomplis en quelques jours les Allemands consacrèrent quatre mois, toute la durée du siège, à fortifier leurs positions, à élever la triple barrière qui sépara Paris du reste de la France et du monde. Les maisons, les parcs, les murs, les bouquets de bois leur furent d'un puissant secours pour l'établissement de ces travaux. Autant les villas, les chalets, les jardins sont rares dans la banlieue urbaine de Paris, autant ils sont nombreux dans la banlieue rurale ; villas, chalets et maisons furent fortifiés et transformés en petites citadelles. Les murs, étayés, au moyen de forts amas de terre, furent percés de meurtrières et crénelés comme celui du parc de Villiers ou comme celui de Longboyau. Des tranchées réunirent entre elles les maisons trop éloignées l'une de l'autre. Des barricades fermèrent l'entrée des villages. Les abatis d'arbres présentaient des obstacles infranchissables pour l'infanterie à plus forte raison pour la cavalerie et pour l'artillerie. La première ligne n'était ordinairement pas très forte, mais en seconde ligne se trouvait toujours un véritable réduit, le goulot de la bouteille, comme disait Ducrot, défendu par les corps les plus solides, par les masses les plus nombreuses et où l'assiégé devait forcément passer et se briser. En troisième ligne étaient les réserves, toujours prêtes à compléter une victoire ou à réparer un échec.

Quelles murailles, murailles de pierres et murailles humaines, Paris pouvait-il opposer aux Allemands ? Le vieux général de Chabaud-Latour, le remarquable officier du génie, que l'Empire avait pris dans le cadre de réserve pour le mettre à la tête de la défense, n'avait cessé, dans le Comité de défense, de réclamer le retour sous Paris de l'armée de Châlons. « Ce fut là, disait-il en 1872, à la Commission d’enquête, notre suprême demande, demande faite les larmes aux yeux et le cœur gonflé ; nous avons fait les instances les plus vives pour que l'armée du maréchal de Mac-Mahon fût ramenée sous Paris ; nous avons cru alors, et je crois encore aujourd'hui, deux ans après, que si l'armée du maréchal était venue sous Paris, avec des, vivres pour un an et une armée de secours comme celle-là, la résistance eût pu être indéfinie « Si cette résistance dépassa toutes les prévisions, celles de l'ennemi comme les nôtres, cela tient beaucoup moins à la force de l'enceinte et des ouvrages extérieurs qu'au système d'attaque adopté par les Allemands qui firent non pas le siège, comme l'armée de Versailles en Avril et en Mai 1871, mais le blocus de Paris. L'enceinte et les ouvrages extérieurs, au nombre de 15, dataient, en effet, d'une époque où la portée de l'artillerie ne dépassait pas 1.600 mètres. Même avec cette portée réduite des canons, les fortifications de Paris étaient dominées par les hauteurs voisines d'Ormesson et de la Butte-Pinson au Nord, d'Avron à l'Est, de Châtillon au Sud et de Montretout à l'Ouest. De plus, les fronts Ouest et Sud de la place étant les plus faibles, le général de Chabaud-Latour avait essayé de remédier à cette infériorité en commençant, dès le 1er Août, des redoutes à Gennevilliers, a. Montretout, à Brimborion, à Meudon, à Châtillon et aux Hautes-Bruyères. Sauf sur ce dernier point, les travaux étaient achevés le 19 Septembre ils furent rendus inutiles par la bataille de Châtillon. Commencés plus tôt et poursuivis plus activement, ils auraient mis Paris à l'abri du bombardement.

 

Au moment où l'ennemi arrivait sous les murs de Paris l'armement de l'enceinte et des forts était à peu près terminé. Dans les forts de Romainville, Noisy et Rosny placés sous le commandement du contre-amiral Saisset, dans ceux d'Ivry, Bicêtre et Montrouge placés sous le commandement du contre-amiral Pothuau, le service des pièces, assuré par des marins aussi calmes, aussi disciplinés qu'à bord, fit le plus grand mal aux Allemands. Pendant l'entrevue de Ferrières, le prince de Bismarck s'était vanté de pouvoir prendre un des forts de Paris en quatre jours pas un ne fut pris en quatre mois et onze jours, pas un ne vit son feu éteint.

Nos ressources en hommes et surtout en soldats étaient bien inférieures à nos ressources défensives. Le 13~ et le 14° corps, avec leurs trois divisions, sous le commandement de Vinoy et de Renault et les marins ou les soldats d'infanterie de marine, sous le commandement du vice-amiral La Roncière-Le Noury, étaient à peu près les seules forces régulières, au nombre de 60.000 hommes, très inégalement instruits et expérimentés. En dehors des marins, les plus vieux soldats étaient ceux que Vinoy avait ramenés de Mézières à Paris. Si l'on en excepte les hommes de deux anciens régiments, le 35e et le 42e, ils avaient un mois de service. Il s'en fallait qu'ils fussent « cousus ensemble » : ils le prouveront à Châtillon. Vinoy avait comme chef d'état-major le général de Valdan et comme divisionnaires les généraux d'Exéa, de Maud'huy et Blanchard. Le chef du 14e corps, Renault, avait Appert pour chef d'état-major et les généraux Béchon de Caussade, d'Hugues et de Maussion pour divisionnaires.

Les 113.000 mobiles-se divisaient en mobiles de la Province et mobiles de Paris, ceux-ci moins disciplinés, tous également inexpérimentés. Le 20 Septembre des mobiles de la Seine évacuaient de leur plein gré le mont Valérien où ils tenaient garnison, au risque de laisser l'ennemi s'emparer de cette clef de Paris et, à la fin du siège, en Janvier, ils désertaient au nombre de 500, la grand'garde de la Courneuve. Plus dociles au début, ceux de la Province, quand ils eurent été mêlés à la vie de Paris, y contractèrent, sans parler de tristes maladies, des habitudes d'insoumission et d'ivrognerie ; pourtant, ceux qui eurent la sagesse, lorsque l'élection des officiers eut été décrétée, de conserver leurs anciens chefs, valurent ce que valaient ces chefs et parfois firent preuve d'autant de solidité que de bravoure, dans les grands corps à corps du siège.

La garde nationale perdit en solidité et en valeur, au fur et à mesure que le nombre de ses bataillons augmentait. Ce fut une cohue, quand elle compta 283 bataillons au lieu de 60, et 344.000 hommes. II eût fallu, dès le début, en extraire les bons éléments et les incorporer dans les troupes régulières. Quand on voulut les organiser en mobilisés volontaires, 7 ou 8.000 seulement répondirent à l'appel et quand on se décida à former des régiments de guerre, avec les hommes les plus robustes de vingt à quarante ans, l'heure des efforts décisifs était passée. Les régiments de garde nationale qui participèrent à la dernière bataille, furent braves, solides au feu, mais incapables d'une résistance un peu prolongée et prompts à la panique. Les lieutenants-colonels placés à la tête de ces régiments de guerre, les de Brancion, les de Crisenoy, les Langlois eurent, comme les chefs des bataillons de mobiles, des soldats à leur image tant valait le colonel tant valurent les hommes. Nous en dirons autant des francs-tireurs quelques-unes des compagnies franches admirablement commandées, comme les Éclaireurs de Franchetti, rendirent de grands services les autres, les plus nombreuses, firent plus de mal que de bien.

 

Pour donner à ces multiples et disparates éléments un peu de cohésion, pour en faire l'armée de la défense, sinon l'armée de la délivrance, deux hommes se rencontrèrent, unis d'une étroite amitié, qui se complétaient merveilleusement l'un l'autre. Ducrot et Trochu auraient assuré le salut, si le salut avait été possible sans les secours du dehors, et s'ils avaient eu tous deux plus de confiance dans tout ce qui n'était pas l'armée proprement dite. Or, l'armée proprement dite, la force militaire régulière était, dans la masse de plus de 500.000 hommes chargée de la défense de Paris, une infime minorité.

Fait prisonnier à Sedan et conduit en Allemagne, Ducrot avait réussi à s'échapper, pendant qu'il traversait la gare de Pont-à-Mousson le 15 Septembre, il était à Paris. Quatre jours après il combattait à Châtillon et, si le mouvement avait été mieux combiné, si la déférence du générât Trochu pour le général Vinoy, plus ancien de grade que Ducrot, lui avait permis de subordonner l'officier plus calme et plus âgé à l'officier plus ardent et plus jeune, les Prussiens auraient pu recevoir une sévère leçon[3]. Ducrot avait rapporté de Sedan la rage de la défaite et la soif de la vengeance. Trop clairvoyant pour méconnaître la force de l'ennemi dont il avait, comme Trochu, signalé les progrès en temps utile et prévu l'attaque[4], il était plein de foi dans la valeur du soldat français, convaincu que l'on pouvait tout lui demander et tout en obtenir quand on lui donnait, comme il le faisait à toute heure, l'exemple de la plus folle bravoure. Et cet homme, si ardent, si emporté dans le combat, était dans le conseil le plus prudent, le plus réfléchi des généraux. Ducrot ne fut jamais populaire parce qu'il détestait le peuple, parce qu'il était opposé comme Trochu, plus que Trochu peut-être, à l'emploi de la garde nationale comme force offensive, mais il sut exprimer, avec un singulier bonheur, les sentiments de tous les assiégés, de tous les Français, dans la fameuse proclamation du 29 Septembre où il s'engageait à ne rentrer dans Paris que victorieux ou mort. Ceux-là seulement auraient eu le droit de la lui reprocher qui auraient bravé la mort aussi souvent que lui. Quant à la victoire, sur un champ de bataille qu'il n'avait pas choisi, il l'eût peut-être remportée, si la lutte n'avait pas été retardée d'un jour et, même après ce retard, si l'un de ses divisionnaires n'avait pas commis une erreur de direction il l'eût sûrement remportée, si tous ceux qu'il commandait avaient été animés de la même haine que lui contre l'envahisseur et pleins de la même passion patriotique. Ducrot est resté la figure héroïque du siège de Paris l'histoire anecdotique de ses exploits semblerait un récit de légende.

 

A côté de Ducrot, Trochu a été la figure mélancolique du siège de Paris. Considéré en Août comme le premier des généraux d'alors, ce qu'il était, en effet[5], il était regardé, même par ses collègues de la Défense, comme le plus incapable en Décembre. Jouissant d'abord d'une popularité immense, il était devenu pour ce Peuple, qu'il ne voulait conduire que par la force morale, l'objet des plus grossiers lazzis quand ses collègues se contentaient de l'appeler « un Lamartine en uniforme », la foule ne le nommait plus que « le colleur d'affiches ou le général Trop lu », et Victor Hugo allait encore plus loin que la foule, dans le jeu de mots injurieux. On avait besoin d'un sauveur on ne le trouva pas ; on prit à la place une victime expiatoire dans l'armée Trochu, comme on en avait pris une dans la population civile Jules Favre.

Personne n'a mieux mis le doigt sur le défaut de la cuirasse de Trochu que le très regretté Amédée Le Faure. « Organisateur remarquable, tacticien estimé, orateur incomparable, le général Trochu manquait de la qualité principale, celle qui peut quelquefois tenir lieu des autres, mais que toutes les autres ne peuvent remplacer. Il n'avait pas la foi, cette foi sincère, absolue, complète, ridicule pour quelques-uns peut-être, mais qui peut seule sauver un Peuple dans une position désespérée ne croyant pas au résultat, il mesurait, marchandait l'effort, l'arrêtant quand il le jugeait à peu près suffisant. Il luttait pour l'honneur et ne croyait pas nécessaire de prolonger le combat au-delà du premier sang. A cette population enthousiaste, folle, avide de sacrifices, il rêvait d'imposer le minimum de privations. De bonne foi, elle s'offrait tout entière pour l'action et il s'excusait presque de l'envoyer aux remparts. »

Est-il étonnant que ce sceptique, cet incrédule, militairement parlant, ait dit maintes fois à ses collègues : « Nous sommes réunis ici pour commettre ensemble une héroïque folie ? » Trochu n'avait jamais cru que Paris put réussir, par ses seules ressources, à rompre la ceinture de fer dont les Allemands l'avait entouré. II ne croyait même pas que Paris pût tenir plus de quelques jours. « Si notre défense, disait-il à M. Victor Duruy, dure huit jours, ce sera une galante défense. » Trochu pensait, quand il tenait ce propos, que les Allemands tenteraient une attaque de vive force ; il le pensait encore, le )9Septembre, quand il fit abandonner toutes les redoutes élevées par le général de Chabaud-Latour. Lorsqu'il eut reconnu son erreur et avec sa netteté d'intelligence, sa promptitude d'esprit, il dut la reconnaître vite, il aurait fallu concevoir sur un plan entièrement nouveau la défense et l'attaque. Il fallait tenir en haleine et les assiégés et les assiégeants, ceux-ci pour les affaiblir et les lasser, ceux-là pour les former au calme, à l'endurance, au sang-froid et, en même temps, pour porter à son maximum leur puissance agressive. Il fallait suivre les conseils du général Tripier, d'assiégé se faire assiégeant, pousser des travaux de contre-approche dans la direction des lignes allemandes et les forcer à reporter en arrière leurs batteries d'attaque. Il fallait enfin multiplier les démonstrations sur tous les points des lignes ennemies, le jour, la nuit, sans trêve ni repos, au lieu de se borner à quelques grandes affaires, annoncées d'avance et connues de l'ennemi que l'on a toujours trouvé en force. En un mot, il fallait croire à la vertu d'une offensive hardie et continuelle, au lieu de se renfermer dans une défensive timide, intermittente, énervante et à laquelle la famine assignait un terme fatal.

Et si, après ces réserves, l'on admet la conception que le général s'était faite de la défense de Paris, il faut reconnaître qu'il l'a dirigée avec un courage calme et froid que rien n'a pu briser et qui n'excluait pas, les jours de bataille, une folle témérité, avec une application de tous les instants et aussi, étant donné les moyens dont il disposait, avec un succès qui a dépassé les espérances les plus optimistes. Ce sont les soldats qu'il avait équipés, formés et disciplinés, c'est l'armée créée par lui de toutes pièces, ce sont les 3.430 canons fabriqués sous sa haute direction, avec le concours du général Guiod et de M. Dorian, c'est ce formidable appareil militaire, tiré pour ainsi dire du néant, c'est tout cela qui a relevé les cœurs abattus, qui les a enflés d'un immense espoir si malheureusement déçu. Quand tout cela fut créé, il ne manqua plus, pour assurer le succès, qu'une armée de secours venant du dehors. Cette armée, Gambetta sut la réunir ; si elle fut arrêtée à son premier pas, sur le chemin de Paris, faut-il en faire retomber la responsabilité sur le seul Gouverneur de Paris ? Gambetta lui-même, une fois sorti de la fournaise d'où il écrivait à Jules Favre ses lettres passionnées, si injustes pour Trochu, si mal renseignées sur les forces allemandes autour de Paris, mais si vibrantes de patriotisme, Gambetta ne l'eût pas pensé.

 

C'est le 19 Septembre qu'eut lieu le premier engagement sous les murs de Paris. L'idée de surprendre les Allemands pendant leur marche de flanc, de Choisy-le-Roi à Versailles, était heureuse et d'une réalisation facile, si Ducrot avait eu sous la main les forces nécessaires. Il ne disposait que des deux divisions Béchon de Caussade et d'Hugues du 14e corps. Maître du plateau de Châtillon, il s'y maintint jusqu'à 4 heures du soir, malgré la fuite honteuse du 4e zouaves et la retraite inexplicable de la division Béchon de Caussade qui découvrit sa droite, en évacuant Clamart sans motifs et sans ordres reçus. Ce combat de Châtillon, le premier du siège, eut un effet moral désastreux et quelques conséquences graves. Les zouaves, ou plutôt les conscrits, revêtus du costume des zouaves, rentrèrent à Paris dans un désordre inexprimable, courant à toutes jambes, comme si les Prussiens étaient à leurs trousses, et répandant sur toute la rive gauche, avec cette conviction, la terreur qu'ils éprouvaient. Ces mêmes soldats que l'on dut promener dans Paris la capote retournée, avec un écriteau infamant, quand ils furent revenus au sentiment du devoir, se montrèrent les plus intrépides, dans toutes les rencontres, jusqu'à la fin du siège. On s'est demandé pourquoi les Prussiens n'étaient pas entrés dans Paris, le 19 Septembre, après Châtillon, pourquoi ils n'avaient pas tenté une surprise qui aurait pu réussir. Les Prussiens, qui voulaient bloquer Paris et non l'assiéger, se gardèrent bien de compromettre leurs succès antérieurs par un échec possible, probable même, au début de la grande opération qu'ils tentaient. Il leur eut fallu d'ailleurs, avant de se précipiter à la suite du régiment de zouaves et de la division de Caussade, déloger du plateau de Châtillon les troupes qui l'occupaient et l'intrépide Ducrot qui ne partageait pas l'affolement général.

C'est sous l'empire de cet effarement momentané que Trochu ordonna l'abandon de toutes les défenses extérieures et la destruction des ponts de Billancourt, Sèvres, Saint-Cloud, Asnières, Clichy et Saint-Ouen. Il ne conserva, pour faire communiquer les deux rives en dehors de l'enceinte, que le pont de Neuilly et le pont du chemin de fer d'Asnières. L'enceinte elle-même, sous la protection de laquelle on revenait sans y être contraints par l'ennemi, fut divisée en 9 secteurs, 6 sur la rive droite Passy, les Ternes, Montmartre, La Villette, Belleville, Bercy et 3 sur la rive gauche les Gobelins, Montparnasse et Vaugirard, divisions assez artificielles et qui n'aidèrent pas à la défense.

Les positions de l'armée furent modifiées après Châtillon. La division d'Exéa, du 13e corps, fut placée autour de Vincennes le 13e corps, avec Vinoy, au front Sud de Paris ; Ducrot au front Ouest, de Billancourt à Saint-Ouen, avec des avant-postes à Puteaux, Suresnes, Courbevoie et Asnières le général Carrey de Bellemare à Saint-Denis et le contre-amiral Saisset au Nord-Est de l'enceinte, se reliant à d'Exéa.

A peine Vinoy était-il établi dans ses nouvelles positions, qu'il recevait l'ordre, le 23 Septembre, de reprendre le plateau de Villejuif, le Moutin-Saquet et la redoute des Hautes-Bruyères il s'en acquittait avec un plein succès.

Le 30 Septembre, pendant que d'Exéa livrait sur la rive droite le combat de Notre-Dame-des-Mèches, Vinoy, avec les brigades Blaise et Guilhem, soutenait le meurtrier combat de Chevilly, où périt le général Guilhem et où nous eûmes près de 2.000 hommes tués ou blessés. Le combat de Chevilly fut, d'après les Allemands, la première grande sortie des Parisiens et, d'après le général Schmitz ; chef d'état-major de Trochu, la première de ces grandes reconnaissances offensives, que l'on entreprenait avec trop peu de monde pour obtenir un résultat sérieux, ou l'on versait, sans profit appréciable, un sang précieux et d'où l'on revenait régulièrement « en se repliant en bon ordre ».

Les Parisiens de toutes les classes, civils ou militaires, attendaient anxieux et recevaient d'heure en heure les nouvelles, toujours les mêmes, de ces grandes reconnaissances, dont ta répétition fastidieuse les mettait dans un déplorable état d'énervement. Ils sentaient confusément que chaque jour de retard rendait plus difficile la grande sortie dont l'on attendait la délivrance et que la foule n'était pas la seule à escompter puisque Ducrot, dès le commencement d'Octobre, avait conçu, d'accord avec le général en chef, un plan qui pouvait réussir. L'Ouest de Paris est le seul côté par où l'on n'ait pas essayé de forcer la ligne d'investissement. De Chatou à Argenteuil, cette ligne suivait la Seine et, sur le fleuve, le seul point occupé solidement par l'ennemi, était Bezons. Se jugeant, non sans raison, suffisamment protégés par la Seine et par la presqu'ile de Gennevilliers, les Allemands avaient certainement accumulé moins d'obstacles, de défenses et de troupes sur cette partie de leur front que sur les autres. Si l'on réussissait à passer le fleuve à Bezons, avec 80.000 hommes, l'on pouvait espérer, gagner l'Oise, franchir cette rivière au-dessus de Conflans, donner ta main aux forces françaises réunies en avant de Rouen et organiser, avec le concours de ces forces et de celles qui viendraient les rejoindre, la défense de la Normandie. Tel était le plan conçu par Ducrot, dès le début d'Octobre, accepté par Trochu, étudié par eux dans les moindres détails et qui aurait certainement changé la face des événements, s'il avait réussi. Il ne reçut un commencement d'exécution que le 21 Octobre, dans les engagements qui portent le nom de combat de la Malmaison.

Le combat de la Malmaison, cette ébauche de Buzenval, n'est que la seconde des grandes reconnaissances offensives qui marquèrent le mois d'Octobre. La première avait eu lieu le 13, sous la direction de Vinoy ; c'est le combat de Bagneux, ou fut tué le commandant de Dampierre, où le capitaine Jean Casimir-Perier figura avec honneur, où les Allemands perdirent 424 hommes et nous 400.

A la Malmaison, la reconnaissance conduite par Ducrot, avec les généraux Berthaut et Noël et le colonel Cholleton, nous coûta 541 hommes et 414 aux Allemands. Le mois d'Octobre n'était pas terminé que nous avions repris presque toutes les positions que l'on avait abandonnées après le 9 Septembre Vitry, Villejuif, Arcueil, Cachan, Suresnes, Puteaux, Gennevilliers, Pierrefitte, La Courneuve, Fontenay-sous-Bois, Nogent-sur-Marne et la tête du pont de Joinville. La fin du mois vit le plus important et le plus inattendu de ces succès le long village du Bourget, qui formait comme un saillant des positions ennemies sur notre front Nord, fut brillamment enlevé, !e 28, par les francs-tireurs de la Presse et par les mobiles de la Seine que soutint le générât de Bellemare, sans avoir pris les ordres du quartier général. En même temps le contre-amiral Saisset, pour appuyer l'attaque sur le Bourget, faisait contre Drancy une démonstration qui aboutissait à la conquête de cette position.

Informé de cet incident, le général Trochu devait ordonner l'évacuation immédiate du Bourget ou y envoyer des forces suffisantes pour le conserver. Il ne fit ni l'un ni l'autre ; il n'osa pas blâmer le général de Bellemare de son heureuse désobéissance et il n'employa pas la journée du 29 Octobre à mettre le Bourget en état de défense. Le 30 Octobre au matin, la garde prussienne attaquait le Bourget, y perdait 477 hommes, nous en tuait ou nous en prenait 1,200, malgré l'admirable résistance des mobiles et du commandant Baroche, et s'emparait du village dont cette sanglante lutte avait fait un véritable charnier.

Aucun des événements du siège n'eut un aussi douloureux retentissement dans l'opinion publique. La perte du Bourget, que l'état-major considéra comme un incident sans importance au point de vue de la défense, contribua peut-être plus que la nouvelle des négociations d'armistice et que l'annonce de la capitulation de Metz à la journée du3d Octobre ; la popularité de Trochu, intacte jusqu'alors, son autorité comme commandant en chef, en reçurent un coup mortel.

Nous ne mentionnons ici la rupture des négociations d'armistice que pour rappeler les belles paroles du général Ducrot à M. Thiers, dans l'entrevue du 5 Novembre. Le général repoussait l'armistice sans ravitaillement et opinait pour la lutte à outrance. « Si les ruines matérielles en sont augmentées, disait-il, les ruines morales diminueront dans la proportion inverse. Nous sommes aujourd'hui sous le coup des honteux désastres de Sedan et de Metz eh bien la défense de Paris peut nous relever de ces hontes. Dans tous les cas nous aurons fait notre devoir. » « Vous parlez en soldat, lui dit M. Thiers, vous ne parlez pas en homme politique. » Il parlait en patriote et M. Thiers en ambitieux, que la prolongation de la guerre écartait du premier rôle.

Les forces parisiennes furent réorganisées au commencement de Novembre et réparties en trois armées. La première armée, comprenant les 283 bataillons de la garde nationale, fut commandée par Clément-Thomas qui avait succédé à Tamisier. Le nouveau général prit pour chef d'état-major le colonel Montagut. La seconde armée, ou armée de Ducrot, avec le général Appert pour chef d'état-major, eut trois divisions d'infanterie, les divisions Blanchard, Renault et d'Exéa et la division de cavalerie de Champeron : elle compta 100.000 hommes. La troisième armée, ou armée de Vinoy, forte de 70.000 hommes, avait six divisions d'infanterie commandées par les généraux Soumain, de Liniers, de Beaufort-d'Hautpoul, Correard, d'Hugues, contre-amiral Pothuau et une division de cavalerie commandée par le général Bertin de Vaux. Le corps dit de Saint-Denis, fort de 30.000 hommes, était aux ordres du vice-amiral La Roncière-le Noury et comprenait les brigades Lavoignet, Hanrion et Lamothe-Tenet.

Immédiatement après la reconstitution de l'armée, Ducrot et Trochu étaient d'accord pour tenter la sortie par l'Ouest elle devait s'accomplir le 15 novembre. Le 14, on apprit à Paris la nouvelle de la bataille de Coulmiers le 18, la nouvelle était confirmée et le plan de sortie par l'Ouest fut abandonné, non sans regret.

Si l'armée de secours arrivait par le Sud ou par l'Est, il fallait tenter la sortie dans cette direction et le commandant en chef étudia les positions ennemies à ce point de vue tout nouveau. Les forces allemandes occupaient le pourtour de Paris dans l'ordre suivant à l'Ouest le 11e et le 5e corps se reliaient au 4e qui occupait le Nord avec la garde royale et le 12e corps Saxon celui-ci s'étendait au Sud jusqu'à, la Marne et les Wurtembergeois tenaient la région entre Marne et Seine au-delà de la Seine étaient le 6e et le 2" corps bavarois, ce dernier se ralliant au 11e corps à Versailles. Des fractions du 11e corps prussien étaient répandues au Nord, à l'Est et au Sud ; plus nombreuses au Sud. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour constater que, sauf à l'Ouest, entre la Malmaison et Argenteuil, le réseau des assiégeants est moins serré qu'ailleurs entre la Marne et la Seine. La Marne sépare les Wurtembergeois du 12e corps Saxon et la Seine les sépare du 6e corps. C'est là qu'il faut frapper, d'autant plus, qu'en cas de succès, on touchera Melun et que de Melun à Orléans, par Fontainebleau, Malesherbes et Pithiviers, on rencontrera une région boisée, sans doute occupée par l'armée de la Loire. On raisonnait dans l'hypothèse d'une marche victorieuse de l'armée de la Loire après Coulmiers et dans l'ignorance des mouvements de Frédéric-Charles qui venait justement d'atteindre et de franchir la Seine, puis l'Essonne et qui se dirigeait sur Pithiviers.

Son parti pris, Trochu fit transporter de l'Ouest à l'Est l'immense matériel qu'il avait accumulé dans la presqu'île de Gennevilliers, vivres, munitions, équipages de pont, en vue d'une sortie par Bezons. L'armée de Ducrot suivit et, en moins de dix jours, tout fut prêt. Lagny, sur la Marne, était l'objectif de Ducrot pour la première 'journée Nogent-sur-Seine pour la seconde. Cette première journée avait été fixée au 29 dans la nuit du 28 au 29, Saisset avait été chargé d'occuper le plateau d'Avron et d'y établir 60 pièces de canon qui devaient, sous la direction du colonel Stoffel, bombarder l'extrême droite des Wurtembergeois. En même temps qu'aurait lieu l'attaque principale, des diversions devaient être faites au Sud, par Vinoy contre Thiais et Choisy-le-Roi ; au Nord, par la La Roncière-Le Noury, à Epinay ; à l'Ouest par les divisions de Liniers et de Beaufort-d'Hautpoul. L'impossibilité où se trouvèrent les ingénieurs Krantz et Ducros d'établir les ponts sur la Marne, par suite non pas d'une crue mais de la rapidité du courant, dans la soirée du 28 Novembre, fit contremander la grande opération ; elle fut différée de vingt-quatre heures et, quand elle eut lieu, les Wurtembergeois étaient renforcés. Il est facile de gagner des victoires après coup. Nous ne voulons pas dire que l'issue des batailles de la Marne eût été différente, si ces batailles avaient été livrées l'une le 39 Novembre et l'autre le 1er Décembre, nous pouvons affirmer que, sans ces contretemps, le résultat restant le même, nous aurions perdu moins de monde et fait plus de mal à l'ennemi.

La diversion prescrite à Vinoy, considérée comme utile, malgré le retard imposé à l'opération principale, eut lieu quand même, le 29 Novembre les combats de l'Hay et de la Gare-aux-Bœufs nous coûtèrent 990 hommes contre 142 seulement à l'ennemi c'était payer bien cher une simple démonstration. Les très sérieux combats de Montmesly et d'Epinay, qui furent livrés en même temps que la bataille de Villiers, le 30 Novembre, étaient aussi des démonstrations accessoires dans la pensée de l'état-major. A Montmesly, Susbielle eut 1.236 hommes hors de combat dont Ladreit de la Charrière ; Hanrion en perdit 308 à la prise d'Epinay.

Les Français, au nombre de 55.200, luttèrent à Villiers contre 48.600 Allemands fortement retranchés après nombre d'actes d'héroïsme individuel, leurs efforts vinrent échouer contre le parc du château de Villiers, entouré de murs et transformé en une véritable forteresse. Ils restaient pourtant maîtres du champ de bataille, couvert de 4.000 des leurs, morts ou blessés. Le vieux et brave général Renault, celui que les soldats appelaient familièrement Renault l'arrière-garde, était au nombre des morts. Les Allemands n'avaient perdu que 1.715 hommes.

Plusieurs fois Ducrot, suivi de quelques officiers, se précipita, l'épée à la main, dans l'espace découvert de 100 mètres qui séparait le sommet du talus gravi pas nos troupes des murs défendus par l'ennemi chaque fois une pluie de feu arrêta son élan, abattit ses officiers, ses aides de camp et ramena les assaillants en contre-bas du fatal talus. La mort, qu'il bravait avec une témérité sans pareille, ne voulut pas de lui. La victoire ne tînt qu'à un fil elle eût été certaine avec des soldats un peu solides, qui se seraient précipités à la suite des Allemands, dans l'étroit passage qui permettait l'accès de leur ligne. Il fut un moment, nous disait un officier présent à l'affaire, le capitaine aujourd'hui général Chambert, où 20 hommes pouvaient décider du sort de la journée ces 20 hommes ne se trouvèrent pas et ne pouvaient pas se trouver, dans une armée où ne manquaient ni le courage individuel, ni l'audace, mais le sang-froid, la fermeté et la constance dans l'effort, toutes ces vertus que les chefs, à la tête de leurs régiments, de leurs bataillons ou de leurs compagnies, et qui furent admirables, en cette meurtrière et héroïque journée, ne pouvaient communiquer à leurs trop jeunes troupes[6].

La journée du 1er Décembre fut consacrée, d'un commun accord, au repos et à l'enlèvement des morts. Dans la nuit du 1er au 2 Décembre, le thermomètre descendit à 10° au-dessous de zéro et les Français qui, dans la prévision d'une marche forcée, n'avaient emporté ni tentes ni couvertures, souffrirent cruellement du froid.

Réchauffés difficilement par de maigres fagots, mal soutenus par le biscuit gelé, nos soldats avaient fini par céder au sommeil, dans cette nuit glaciale ils furent brusquement attaqués au lever du jour. Les Allemands, dont les forces avaient été portées de 45.000 à 62.000 hommes, nous délogèrent d'abord d'une partie des maisons de Champigny. La seconde bataille de la Marne a conservé le nom de ce village. Ramenés au combat par leurs officiers, les Français se remettent peu à peu, reprennent les positions qu'ils ont perdues, tes conservent et restent, encore une fois, maitres du champ de bataille. Renforcés eux aussi, depuis l'avant-veille, ils avaient combattu au nombre de 72.000, avec autant d'ardeur que de vieilles, troupes et ils avaient perdu près de 6.000 hommes. Les officiers, qui se battaient comme les soldats, avaient été frappés dans la proportion de 10 p. 100 429 avaient été mis hors de combat dont 34 officiers supérieurs.

Ducrot après avoir passé en revue ses divisions, ses brigades et ses régiments décimés, après avoir constaté partout la fatigue des hommes et l'impossibilité de recommencer la lutte, prit sur lui d'ordonner la retraite le 2 Décembre, à 8 heures et demie du soir, l'armée se retira derrière la Marne, sans que l'ennemi, qui avait perdu 6.172 hommes dans ces deux grandes batailles, soupçonnât d'abord son départ et songeât ensuite à l'inquiéter.

Certes, après Villiers et après Champigny, l'honneur était sauf et l'on pouvait traiter, sans encourir la honte de Sedan et de Metz. Ducrot, après l'immense effort du 30 Novembre et du 2 Décembre, trop prompt au découragement, estimant, que les soldats c en avaient assez et ne pourraient retrouver l'entrain de ces deux journées, si stériles par leurs résultats, était d'avis de prêter l'oreille aux propositions de l'ennemi. Ces propositions s'étaient produites sous la forme assez inattendue d'une lettre du général de Moltke au général Trochu annonçant, le 5 Décembre, la reprise d'Orléans par les Allemands et offrant à Trochu un sauf-conduit pour un de ses officiers qui pourrait constater cette réoccupation.

Trochu refusa parce que l'échec d'Orléans, en l'admettant pour vrai, ne changeait pas les conditions de la défense de Paris. Sa lettre, courte et digne, fut affichée dans tout Paris et y fit grand effet. Malheureusement elle était plutôt de nature à augmenter qu'à diminuer les tenaces illusions de la Capitale.

Il fallait tout le parti pris politique de la Commission d’enquête et toutes les rancunes personnelles du comte Daru, pour reprocher au général Trochu d'avoir obéi ce jour-là, comme le 5 Novembre précédent, à un sentiment d'honneur militaire plutôt qu'à un sentiment politique. « Comment, répondait avec une éloquente indignation le général Trochu à son adversaire, comment, dans ce 'procès que vous faites à la Défense, choisissez-vous le chef militaire pour montrer votre étonnement de ce qu'il ait eu plutôt des sentiments militaires que politiques ? Quant à moi, j'estime, en dehors de toute politique, que si la France, tombée sous d'immenses désastres, est tombée sans déshonneur devant l'Europe, c'est parce que quelques hommes, luttant contre tout espoir, ont tenu le drapeau haut jusqu'à la dernière heure, après les 'désastres accomplis. Vous dites que puisque nous n'avons pas combattu en Novembre, nous aurions pu mieux employer le temps. Quoi, vous parlez ainsi de ce mois de Novembre, marqué par les efforts inouïs qui ont préparé les combats du 29, l’Hay, Montmesly, Epinay, et cette glorieuse bataille du 30, Brie-sur-Marne et Villiers, où périt l'élite de mes officiers Nous combattions pour le devoir et pour l'honneur et si la France' d'aujourd'hui ne s'en inquiète guère, les étrangers, nous le voyons tous les jours, le savent et le disent, L'histoire, au bout de vingt-cinq ans, ne porte pas, elle ne portera jamais un autre jugement que celui que Trochu a formulé dans cette vive et décisive riposte.

Les conditions de la lutte furent désormais modifiées, en ce sens que la rigueur de la température les rendit plus péni-. blés et que les deux combats livrés le 21 Décembre, au Sud et au Nord de Paris, à la Ville-Evrard et au Bourget, attestèrent même l'épuisement de la défense militaire. L'affaire de la Ville-Evrard, où le général Blaise fut tué, n'était qu'une diversion destinée à faciliter le mouvement tenté au Nord-Est. Les trois brigades Hanrion, Lamothe-Tenet et Lavoignet furent engagées au Bourget, elles perdirent tout près d'un millier d'hommes pendant le combat et plus de 900 dans la nuit qui suivit. Le général Trochu avait cru pouvoir maintenir les troupes dans leurs cantonnements extérieurs, du 21 au 24 Décembre ; l'abaissement de la température, plus marqué encore que dans la nuit du 1er au 2 Décembre, fit dire tristement, par M. Jules Simon à M. Jules Favre : « C'est Moscou aux portes de Paris. » C'était Moscou, en effet, que nos soldats trouvaient dans ce Camp du froid, où les piquets de leurs tentes ne pouvaient s'enfoncer dans la terre durcie, où l'eau, si difficilement puisée sous une couche épaisse de glace, se congelait presque instantanément, où les hommes étaient foudroyés plus sûrement que par le feu de l'ennemi 20.000 Français rentrèrent dans Paris, sans blessure, mais frappés d'anémie et à jamais perdus de santé. Est-il étonnant que le grand état-major, quand il traversait les lignes françaises, ait été accueilli par ce cri de désespoir et de supplication : « La paix, la paix, nous voulons la paix. »

La population civile se rendait si peu compte de la réalité des choses, elle partageait si peu le sentiment de lassitude qui s'était emparé des soldats, qu'elle accueillit la nouvelle de l'évacuation du plateau d'Avron comme elle avait accueilli celle de la perte du Bourget.

Les Prussiens avaient établi, sur toutes les positions dominant le Mont-Avron,76 canons à longue portée dont les feux convergents avaient rendu intenable la situation des batteries françaises. Au lieu d'exposer les pièces françaises à une destruction fatale et leurs servants à une mort certaine, autant qu'inutile à la défense, le général Trochu avait donné l'ordre d'évacuer le plateau d'Avron. Cette évacuation s'accomplit dans la nuit du 28 au 29 Décembre, sous les ordres du colonel Stoffel, et sans qu'il nous en coûtât un canon.

L'établissement de nouvelles batteries prussiennes qui avait amené l'évacuation du plateau, annonçait l'arrivée du matériel nécessaire au bombardement. Il commença, en effet, le 5 Janvier, pour se poursuivre jusqu'au 26 ses résultats furent médiocres et sans influence aucune sur l'issue du siège. Quelques monuments publics furent atteints ; des femmes, des enfants, des passants inoffensifs succombèrent ; mais l'immensité des espaces vides rendit peu meurtrière, en somme, une opération que l'Allemagne entière réclamait avec passion et dont les chefs de l'armée ennemie eux-mêmes escomptaient d'avance les conséquences décisives. La capitulation n'en fut pas avancée d'une heure. Ce n'est pas au dernier coup de canon, c'est au dernier morceau de pain que devait cesser la résistance.

 

Après les batailles de la Marne, les trois armées parisiennes avaient été fondues en deux, par la réunion aux armées 2 et 3, de la formation du 8 Novembre, des régiments mobilisés de garde nationale. Ces régiments, au nombre de soixante, auraient dû être employés plus tôt sous la direction de chefs comme MM. de Crisenoy, Ibos, Langlois, Chaper, Rochebrune, de Brancion, ils auraient rendu d'excellents services. Le 31 Décembre les membres du Gouvernement de la Défense nationale avaient tenu en présence des généraux ou amiraux Ducrot, Vinoy, Frébault, de Chabaud-Latour, La Roncière-le Noury, Pothuau, Guiod, de Bellemare, Noël, Clément-Thomas, Schmitz, etc., une sorte de grand Conseil non pas militaire, mais politique, non pas de guerre, mais de Gouvernement, dans lequel avait été proclamée la nécessité d'une nouvelle action militaire. L'épuisement des vivres ne permettait plus aux assiégés que quelques semaines ou, pour mieux dire, quelques jours de résistance il fut décidé, en principe, que l'on jouerait la dernière carte dans le courant de Janvier.

Dans les premiers jours de Janvier, plusieurs Conseils de guerre furent tenus, où l'on discuta la direction à prendre pour aborder l'ennemi dans ce suprême engagement. Trochu, qui voyait très nettement la situation[7], opinait pour l'attaque du plateau de Châtillon ; Ducrot, qui ne croyait plus à la possibilité du succès, se déclarait prêt à suivre les indications de la majorité de ses compagnons d'armes ils se prononcèrent pour une attaque à l'Ouest, non pas à Bezons, mais à Buzenval, où les Allemands, pour couvrir Versailles, avaient entrepris, depuis le combat de la Malmaison, des travaux formidables. L'action projetée fut fixée au 19 Janvier. Dix-neuf régiments d'infanterie, trente-deux bataillons de mobiles, dix-neuf régiments de garde nationale mobilisée devaient y prendre part, en tout 84.000 hommes, dont 42.000 de garde nationale, répartis en trois corps, la gauche sous le commandement de Vinoy, le centre sous le commandement de Bellemare, la droite sous le commandement de Ducrot. Le commandement suprême appartenait au général Trochu qui devait diriger les opérations du Mont-Valérien.

Les ordres de marche avaient été si mal donnés que le corps de Vinoy arriva seul sur le lieu du combat à l'heure fixée, 7 heures du matin ; le corps de de Bellemare n'arrivait qu'à 9 heures et celui de Ducrot à 11 heures et demie. Comme toujours, la première attaque nous fut favorable nos colonnes enlevèrent vivement Saint-Cloud et arrivèrent jusqu'à Garches mais il leur fut impossible d'emporter les défenses qui protégeaient l'enclos de la Bergerie. L'ennemi avait concentré là le gros de ses forces les nôtres ne purent en approcher. Après vingt tentatives, toutes repoussées, nos soldats épuisés se trouvaient impuissants au pied de murs crénelés, consolidés par des talus de terre et que les boulets traversaient sans les ébranler. La nuit venue, on pouvait coucher sur les positions occupées, comme à Villiers ; mais ce qui avait été possible à Villiers ne l'était plus à Buzenval ; les troupes régulières, épuisées par les fatigues de Décembre, valaient moins et la garde nationale, mêlée à la troupe, ne lui avait pas donné plus de force ni de consistance. Quelques régiments s'étaient bien battus, d'autres, dans le brouillard du matin, avaient commis de redoutables méprises et tiré sur les Français tous étaient à bout de forces. Il était imprudent d'attendre l'attaque sur les hauteurs que l'on avait occupées un désastre était possible. Pour l'éviter, Trochu ordonna la retraite à S heures et demie du soir elle s'accomplit avec désordre et, sur quelques points, se transforma en débandade. Les Français laissaient 4.000 morts sur ce dernier champ de bataille du siège les balles allemandes avaient troué la poitrine de l'explorateur Gustave Lambert et du peintre Henri Regnault.

 

La question était tranchée à Buzenval l'impossibilité d'un nouvel effort fut démontrée le 22 Janvier, dans la réunion du ministère de l'Instruction Publique[8]. Le lendemain, Jules Favre se rendait à Versailles, pour traiter de la capitulation[9] et, dans le désarroi où l'on était tombé, ne songeait pas à s'adjoindre, dès le début, un officier général pour discuter avec l'état-major allemand les questions militaires. Le général de Beaufort d'Hautpoul, qu'il emmena, au bout de quatre jours, montra tant de raideur en face de l'ennemi qu'il fallut le remplacer par le général de Valdan. Excellent officier, mais n'ayant pas commandé en chef, le général de Valdan n'avait pas l'autorité qui aurait appartenu à Ducrot ou à Trochu, surtout à Trochu, auquel revenait cette pénible mission. S'il l'eût remplie, les grosses fautes militaires de Jules Favre auraient peut-être été évitées[10].

Les conditions faites à Paris, à Paris place forte réduite à capituler, auraient pu être plus dures. Le désarmement de l'armée régulière, la prise de possession des forts étaient inévitables. Si les officiers ne furent pas faits prisonniers de guerre, si la garde nationale conserva ses armes, si la question de l'entrée des vainqueurs à Paris fut ajournée, si enfin l'indemnité de guerre de Paris ne fut fixée qu'à 200 millions, cela tient à ce que M. de Bismarck voulait à la fois conclure pour Paris et pour la Province. Un armistice s'appliquant à Paris et au reste de la France et surtout un armistice devant avoir son effet seulement le 31 janvier, 3 jours après la signature de l'acte diplomatique, permettait aux Allemands d'écraser l'armée de l'Est et leur assurait la paix, cette paix que l'Allemagne victorieuse souhaitait plus impatiemment que la France vaincue et réduite à merci.

 

Les enseignements que comporte le siège de Paris ressortent du récit des événements. Emporter Paris de haute lutte et dès le début, était une entreprise si chanceuse et si difficile que les Allemands ne la tentèrent pas. M. de Bismarck n'avait certainement pas consulté M. de Moltke, quand il parlait, à Ferrières, de s'emparer de l'un des forts en quatre jours. Ce qui était impossible aux Allemands, avec tous les moyens d'action dont ils disposaient, les Français pouvaient-ils le tenter ? Etant donné que des assiégés, occupant le centre de la position, se mouvant par conséquent sur un moindre espace que les assiégeants, peuvent concentrer plus rapidement un plus grand nombre d'hommes sur un point déterminé, les Français ont réussi deux ou trois fois, à Villiers, à Champigny, à Buzenval à masser plus d'hommes que les Allemands sur ces champs de bataille ; mais, outre que ces hommes étaient de qualité inférieure, ils abordaient l'ennemi dans les conditions les plus défavorables, l'ennemi fortement abrité et retranché, s'attendant à l'attaque, l'acceptant s'il était en nombre, résistant assez, s'il ne l'était pas, pour donner aux renforts le temps d'arriver. Aux premiers jours du siège, le blocus pouvait être forcé ; le 29 Novembre la tentative était plus hasardée ; le 19 Janvier elle était fatalement condamnée à l'insuccès. Il faut, en effet, deux conditions, pour percer une ligne d'investissement il faut d'abord que cette ligne soit faible ; il faut ensuite que l'armée d'attaque soit solide. Or, tant que la ligne d'investissement a été faible, l'armée d'attaque a été faible aussi ; le jour où cette armée, à peu près solide, a voulu sortir du cercle de fer et de feu, elle s'est heurtée à une ligne de défense que l'ennemi avait eu plus de deux mois pour fortifier et elle s'est épuisée en efforts stériles. Dans ces conditions, rester quatre jours en présence de l'ennemi, conserver toutes ses positions, coucher sur le champ de bataille, l'abandonner quand et comme on veut, ce n'est évidemment pas remporter une victoire, puisque le but que l'on s'était proposé n'est pas atteint ; c'est faire mieux, c'est montrer quel ressort possèdent des soldats presque improvisés, quelles ressources ils offrent à des chefs vaillants et habiles, sur quelles revanches la patrie peut compter, avec des hommes doués de cet admirable tempérament militaire. Villiers et Champigny, de quelque nom qu'on les appelle, victoires, demi-succès ou défaites, demeurent, à ce point de vue, les deux grandes journées du siège de Paris, des journées qui autorisent toutes les espérances d'avenir.

Le dernier enseignement à tirer du siège de Paris, comme de tous les événements militaires de la campagne, c'est M. de Bismarck qui nous l'a fourni. « S'il suffisait, disait-il rudement à Jules Favre, d'armer un citoyen pour le transformer en soldat, ce serait une duperie que de consacrer le plus clair de la richesse publique à l'entretien des armées permanentes là est la véritable supériorité et vous êtes vaincus parce que vous l'avez méconnue. » Que cette sévère leçon ne soit pas perdue Elle le serait, si le service militaire imposé à tous et réduit à sa durée minima, ne réunissait pas sous les drapeaux des hommes aussi exerces que ceux de l'ennemi héréditaire. Une milice innombrable, une garde nationale universelle ne vaudrait pas, pour la défense du sol et pour le salut de la patrie, une très petite armée de vrais soldats.

Après les enseignements militaires, les enseignements politiques et sociaux ressortiront d'eux-mêmes du récit de nos troubles civils, dernière et inévitable conséquence de la faiblesse et des illusions du Gouvernement de la Défense nationale, des déceptions d'un Peuple dont le patriotisme avait été exalté jusqu'au délire et qui se trouva brusquement en présence de la catastrophe, quand il croyait toucher au triomphe, de tous les incidents du formidable événement que fut le siège de Paris, auquel rien n'est comparable dans notre histoire, ni dans aucune autre.

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice, I. Commission d’enquête, séance du 1er Juillet 1871, déposition du général Trochu.

[2] Voir à l'Appendice, II, son admirable Lettre du 21 janvier, à M. Gambetta.

[3] Voir à l'Appendice, III, Documents relatifs à la bataille de Châtillon.

[4] Voir à l'Appendice, IV, Lettre du 7 septembre 1866.

[5] Voir à l'Appendice, V, Lettre du 10 août 1870.

[6] Voir à l'Appendice, VI, l'Ordre du jour de Ducrot.

[7] Voir l'Appendice VII, Lettre de Trochu à Gambetta, 10 janvier 1871.

[8] Voir à l'Appendice VIII, Réunion du ministère de l'Instruction Publique.

[9] Voir à l'Appendice IX, Conversation de Jules Favre et de M. de Bismarck.

[10] Voir à l'Appendice X, Note du général Trochu, du 13 Février.