HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

PRÉFACE.

 

 

Est-il possible de raconter impartialement l'histoire contemporaine, de juger froidement les événements auxquels nous avons assisté et dont les conséquences ne sont pas encore épuisées, de parler sans haine et sans crainte des hommes et des choses d'aujourd'hui ? Si nous ne l'avions pensé, nous n'aurions pas entrepris ce récit que nous avons l'intention de poursuivre jusqu'à nos jours, presque jusqu'au moment où nous écrivons. La période qu'embrasse ce premier volume, du 4 Septembre 1870 au 24 Mai 1873, de la proclamation de la République à la chute de son premier Président, nous met en présence de graves et de dramatiques événements, de grandes et d'intéressantes individualités. Sur les événements l'opinion est si bien faite qu'on peut les apprécier en toute indépendance d'esprit. Parmi les grandes figures que nous rencontrerons, celles de Thiers, de Trochu, de Gambetta dominent toutes les autres. Thiers est mort chargé d'ans et de gloire. Gambetta, notre réserve d'avenir, a succombé en pleine maturité, après avoir donné toute sa mesure héroïque dans les cinq mois de l'Année terrible. Trochu survit seul à ses deux illustres contemporains. Nous nous flattons que notre jugement, blâme ou éloge, sera aussi libre, aussi dégagé de passion et de parti pris envers le vivant qu'envers les morts. Le silence, chaque jour plus profond, qui s'est fait autour de ceux-ci et de celui-là, l'oubli où semblent tombés aujourd'hui des noms jadis si bruyamment discutés est favorable à la réflexion calme, à la méditation apaisée et, par suite, à la sérénité du jugement définitif. Quand les partis se taisent, quand les préventions ont disparu, quand les clameurs du dehors ont cessé de retentir, l'historien peut demander aux acteurs du drame le secret de leurs actes et la raison de leur conduite il peut scruter leurs intentions, les rechercher sous le voile de leurs paroles ou de leurs écrits et, cette enquête faite, donner ses motifs et rendre une sentence impartiale en toute sécurité de conscience. Sans doute il doit rentrer lui-même dans la fournaise, il doit revivre la vie d'autrefois, il doit se replacer dans le même milieu que ses personnages et se demander quelles vues, quels sentiments, quels intérêts les dirigèrent alors il doit se reporter à un quart de siècle en arrière et redevenir le témoin qu'il était il y a vingt-cinq ans.

Ce retour vers le passé n'est pas toujours facile il est toujours fructueux, quand on le fait avec sincérité, quand on corrige ses impressions de jeunesse par ses impressions d'âge mûr, quand l'éloignement nous permet de remettre dans la vraie perspective des événements que le rapprochement avait démesurément grossis, des hommes que nous avons coudoyés et, du premier coup, avec une hâte téméraire, trop grandis ou trop rapetissés.

Ainsi entendue, l'histoire contemporaine n'est pas la rédaction impersonnelle d'un greffier qui reproduit un sec et froid procès-verbal, elle est la déposition d'un témoin qui a jeté sur tout ce qui s'est passé, lui présent, un regard attentif et curieux, qui a profondément ressenti les joies et les douleurs de son pays, qui a fait du patriotisme l'unique critérium du jugement qu'il a porté sur les hommes publics et qui, devant le tribunal de ses lecteurs, comme devant un autre tribunal, peut jurer qu'il a dit la vérité, toute 'la vérité et rien que la vérité.

Avec des témoignages ainsi recueillis, avec des souvenirs personnels ainsi rassemblés, on fait des mémoires, on ne fait pas une histoire. Il faut, pour qu'une relation mérite ce titre, que le témoignage produit soit contrôlé par d'autres témoignages, que les souvenirs soient rapprochés d'autres souvenirs et comparés avec eux. Nous l'avons tenté, en recourant à la fois aux documents officiels et aux innombrables écrits que l'on a consacrés à l'Année terrible.

En 1886, M. Albert Schulz a fait paraître chez Le Soudier une brochure de 128 pages qui donne la bibliographie encore bien incomplète de la guerre franco-allemande et de la Commune de 1871 on y trouve énumérées pêle-mêle des publications importantes, comme l'Enquête sur les actes de gouvernement de la Défense nationale et sur le 18 mars, et des plaquettes insignifiantes, comme telle fantaisie sur les tribulations d'un franc-tireur. Tout a été dit sur l'Enquête et nous ne recommencerons pas le procès, depuis longtemps jugé, des commissaires enquêteurs, ni même celui des commissaires rapporteurs qui ont dressé de véritables réquisitoires et cherché à exercer on ne sait quelles vengeances personnelles contre les hommes du 4 Septembre ils ont eu, tout au moins, la patience méritoire de réunir une masse considérable de pièces officielles et quelques documents précieux, où nous ne nous sommes pas fait faute de puiser. Quant aux livres, si l'on écarte les ouvrages techniques, les œuvres de parti, les plaidoyers et les recueils d'anecdotes, on a vite fait de compter ceux qui doivent être mis hors de pair. Nous citerons, au hasard, parmi ces derniers : Paris et les Allemands, de M. A. du Mesnil ; le Siège de Paris, de M. Francisque Sarcey ; les Notes et souvenirs, de M. L. Halévy. Même à ces séduisants récits, non exempts de préoccupations littéraires, il faut préférer les renseignements au jour le jour que fournit tel obscur bourgeois de Paris, comme M. E. Chevalet. Il a gardé l'anonyme, ainsi que deux ou trois autres il n'a pas écrit pour faire un livre il ne nous donne ni impressions ni mots d'auteur ; il nous communique simplement, sans prétentions comme sans réticences, les réflexions que lui ont inspirées les événements quotidiens, les actes du Gouvernement, les menées des partis, les souffrances ou les ennuis du siège. Ces réflexions, ces confessions d'un esprit modéré, écrivain d'occasion, nous intéressent plus et nous renseignent mieux sur la moyenne de l'opinion, sur l'état intellectuel et moral des Parisiens pendant les deux sièges, que les récits toujours un peu arrangés d'écrivains de profession, qui perdent en valeur documentaire et historique ce qu'ils peuvent gagner en valeur artistique et littéraire.

Autant les sources sont abondantes pour la période qui s'étend du 4 Septembre 1870 au 28 Mai 1871, autant elles sont rares pour la période suivante. Pour l'époque qui commence après la défaite de la Commune, le Journal officiel de la République française et les comptes rendus parlementaires sont à peu près les seuls documents à consulter. La bibliographie, pour les deux années 1871-1873, se réduit à quelques ouvrages de circonstance, d'une lecture facile, comme les jolis Portraits de Kel-Kun, d'Edmond Texier, où les journalistes parlementaires ont réuni leurs impressions de séances. Les biographies des hommes politiques les plus marquants de l'Assemblée nationale ont été écrites ; l'histoire de leurs relations, de leurs luttes, de leur rôle dans le mouvement politique contemporain ne l'a pas encore été. Nous avons la très modeste prétention d'en tracer le plan sommaire et d'en marquer les lignes principales.

Notre récit commence au 4 Septembre. La courte introduction qui le précède rappelle au lecteur le rôle que la Gauche républicaine a joué, du 15 Juillet au 4 Septembre, dans les débats parlementaires d'où la guerre est sortie, la courageuse opposition qu'elle a faite aux ministres qui l'ont déclarée, et ensuite, une fois la funeste résolution irrévocablement prise, quand les destinées se furent accomplies et que l'on connut les premières défaites, les efforts persévérants qu'elle a tentés pour assurer, par tous les moyens, le développement de toutes les énergies, l'armement de tous les citoyens, la protection du sol envahi et ravagé, en un mot la Défense nationale. Ce beau titre de Gouvernement de la Défense nationale, qu'elle prit au 4 Septembre, comme répondant le mieux aux nécessités de la tragique situation, elle l'avait mérité par son attitude patriotique dans la suprême session qui commença le 9 Août, où elle mit tant d'ardente et persévérante obstination à faire conférer le commandement militaire à ceux que l'on considérait comme les plus capables d'arrêter l'invasion, au maréchal Bazaine et au général Trochu où elle ne lutta contre la dynastie que parce que, dans sa conviction, la dynastie perdait la France.

Après le.4. Septembre, c'est le patriotisme, beaucoup plus que l'esprit de parti, qui anime, qui guide les députés de Paris que l'acclamation populaire a portés au pouvoir. Le salut de la France, telle est leur première, pour ne pas dire leur unique préoccupation, et, quand la lutte a cessé, quand il faut ratifier les désolants préliminaires, c'est seulement la France qu'ils ont en vue, c'est elle qu'ils ne veulent pas amputer de ses provinces les plus chères et les plus fidèles. Rejetés dans l'opposition par le verdict du 8 Février, bien que le nom de la République ait été provisoirement conservé, les républicains constatent, le 2 Juillet, avec autant de surprise que les monarchistes eux-mêmes, que le pays ne les a pas oubliés, qu'il a su reconnaître et qu'il veut récompenser leurs patriotiques efforts de la Défense nationale, qu'il veut surtout travailler, avec eux et par eux, à la régénération nationale. Forts de la confiance qui leur est témoignée, ils demandent à l'Assemblée nationale de retourner devant les électeurs qui prononceront entre eux et elle, mais ils se heurtent à une résistance d'autant plus énergique que l'expression de la volonté du pays est plus significative. Renonçant à convaincre la majorité, ils mettent toutes leurs espérances dans le suffrage universel, auquel on finira bien par rendre la parole. En même temps que cette lutte entre la majorité monarchique et les républicains, une autre se poursuit, non moins âpre, entre la majorité et son délégué au pouvoir exécutif, M. Thiers.

Du jour où ils ont constaté que M. Thiers ne consacrerait pas toutes ses forces, toute sa popularité, toute son influence au service de la Monarchie, les mandants ont désavoué leur mandataire et juré sa perte. S'ils attendent avant de lui porter les premiers coups, c'est qu'il faut réduire la Commune, signer la paix et préparer l'évacuation du territoire. Grâce à ce répit, M. Thiers se maintient au pouvoir pendant deux longues années, s'appuyant tour à tour sur la Droite, sur le Centre, sur la Gauche de l'Assemblée. Quand il tente enfin de constituer pour l'avenir le Gouvernement sans analogie dans le passé et sans lendemain, qu'il a fait vivre à force de patience, de concessions et d'autorité personnelle, tous ceux qui ne veulent pas que ce Gouvernement soit la République, se coalisent et le renversent. Qu'importe ? Son œuvre est achevée, car en même temps qu'il a su résister aux partis et les dominer, il a pu rétablir l'ordre et la paix et remettre sur pied le « noble blessé ».

Les efforts patriotiques du Gouvernement de la Défense nationale, les douleurs de la défaite, les horreurs de la guerre civile, les péripéties des débats parlementaires, la renaissance de la France telle est l'ample matière qui s'offrait à nous. L'histoire du second Empire montre comment un grand peuple s'abandonne et succombe nous tâcherons de montrer, dans ce premier volume de la Troisième République, comment un grand peuple se ressaisit et se relève.

 

E. Z.

Caen, 26 mars 1896.