LES EMPEREURS ROMAINS

QUATRIÈME PARTIE. — L'EMPIRE ADMINISTRATIF

III. — LES FILS DE CONSTANTIN. - (337-381 ap. J.-C.).

Arianisme et Orthodoxie.

 

 

En faisant l'histoire des réformes politiques et morales de Dioclétien et de Constantin, on s'est bien gardé de hasarder sur elles un jugement prématuré. Si l'histoire est une science dont les enseignements aient quelque utilité, c'est à la condition qu'elle reste une science d'observation. A priori, l'on peut dire, en voyant telle ou telle action de l'homme, elle est bonne ou mauvaise, parce que la morale ne trompe point ; il est plus difficile de dire d'une institution nouvelle : elle est utile ou elle ne l'est pas. Pour juger les changements apportés par Dioclétien et Constantin dans l'Empire, il faut lire l'histoire de leurs successeurs.

CONSTANTIN II.

C'est souvent le sort des souverains les plus puissants, pendant leur vie, que leur volonté soit méconnue, désobéie, après leur mort. Le consistoire sacré qui avait partagé le fardeau du pouvoir avec Constantin était, à sa mort, en Asie, sous la main de l'un de ses fils, Constance. Celui-ci était assez mécontent du testament qui avait fait sa part assez petite, particulièrement au profit de deux cousins, Annibalien et Dalmace. Un seul personnage, parmi ceux du dernier règne, le préfet Ablave, soit fidélité à la mémoire de Constantin, soit désir de perpétuer son pouvoir, défendit l'exécution intégrale du testament. Mais il était déteste. Sur la prétendue découverte d'un codicille, quelques officiers de la garde palatine se jetèrent tout à coup sur Ablave, sur les neveux de Constantin, sur leur père, leurs oncles, sur d'autres encore et les massacrèrent, pour faire place nette aux seuls fils de Constantin. Gallus et Julien, âgés de neuf et de sept ans, furent seuls épargnés, à cause de leur jeunesse. Républicain, militaire, administratif, païen, chrétien, l'Empire ne changeait pas. Les mêmes moyens qui avaient servi aux successeurs d'Auguste servaient aux successeurs de Constantin.

Les trois fils de Constantin se partagèrent d'abord à l'amiable l'héritage paternel : Constance eut l'Orient, Constant eut l'Italie et l'Afrique, Constantin la Gaule et l'Espagne. Tous trois prirent le titre d'auguste ; ils s'entendirent également pour porter en commun un édit plus sévère encore que celui de leur père contre les païens. En mémoire de cette fraternelle entente, ils donnèrent, avant de se séparer, au village où ils s'étaient rencontrés, le nom de Philadelphie, fraternité ; on sut bientôt que penser de ce beau mot. En additionnant chacun leur âge, les trois frères ne faisaient pas soixante ans ; la raison ne pouvait avoir sur eux beaucoup d'empire. L'aîné, Constantin II, était celui des trois qui avait hérité des meilleures qualités de son père ; il ne manquait ni d'intelligence ni de bravoure ; mais il avait aussi le plus d'ambition. Prétendant avoir reçu de son père sur ses deux frères une suprématie que la violation du testament avait annulée, il travailla à la conquérir par les moyens les plus divers. Il chercha querelle à son frère Constant à cause des limites de la Gaule et de l'Italie ; contre son frère Constance, protecteur des ariens, il se fit avec éclat le protecteur d'Athanase, encore exilé à Trèves, et l'envoya en Orient avec une lettre de recommandation chaude et presque menaçante pour son frère. Le succès ne répondit point à cette habile tactique.

En apprenant que son frère Constant était occupé sur la frontière du Danube contre les Barbares, Constantin II crut le moment favorable. Il rassembla à la hâte quelques légionnaires et auxiliaires ; et malgré une peste qui sévissait dans l'Empire, il descendit en Italie, ravageant tout devant lui comme un homme ivre, dit l'historien du temps, et arriva d'un bond jusqu'à Aquilée ; mais il s'y arrêta épuisé. Son frère Constant, mieux conseillé, revint sur ses pas, le prit à revers en traversant les Alpes noriques, et l'attira dans une embuscade. Le fougueux jeune homme y donna tête baissée, se fit tuer, et périt en aventurier dans les eaux de la petite rivière de l'Alsa (340)[1].

CONSTANT.

Cette heureuse circonstance pouvait amener la séparation définitive des Empires d'Orient et d'Occident, préparée par la différence des langues, des mœurs et des idées, pressentie, depuis Dioclétien, par des essais de partage déjà fréquents, et imposée maintenant par la création d'une capitale nouvelle. Les deux derniers fils de Constantin eussent peut-être opéré à l'amiable cette scission, qui ne se fit qu'un demi-siècle plus tard ; mais, aux motifs d'ambition politique qui pouvaient les animer l'un contre l'autre, se joignirent alors des dissentiments religieux, appelés depuis Constantin à jouer un si grand rôle dans les révolutions de l'Empire.

Les deux empereurs avaient bien assez de défendre les frontières et d'administrer. Constance particulièrement, engagé dans une rude guerre contre le roi de Perse Sapor. éprouvait une grande défaite à Singare. Mais les deux frères semblaient encore plus préoccupés du grand pontificat que leur avait laissé Constantin. Unis dans les mesures communes qu'ils prenaient contre le paganisme, ils se divisèrent -au sujet de l'arianisme. Constance avait d'abord montré, quand Constantin II vivait, quelque bonne volonté pour Athanase. Il fit alors condamner de nouveau cet évêque par un concile à Antioche ; et, poursuivant violemment sa victoire, il imposa au siège de Constantinople l'arien Macedon, malgré une émeute qui coûta la vie à trois mille cent cinquante personnes, et dont il châtia le peuple, en le privant de ses distributions ordinaires de blé. Constant prit sous sa protection l'orthodoxie, avec Athanase, et demanda impérieusement à son frère la réunion d'un concile général œcuménique. Il eut lieu dans la ville de Sardique en Pannonie, sur les confins des deux empires. Mais les évêques de l'Orient et de l'Occident n'y restèrent pas longtemps réunis. Ceux d'Orient, à la vue d'Athanase, crièrent au scandale et se retirèrent à quelque distance de là, à Philippopolis, où ils déclarèrent nul et non avenu tout ce que ferait le concile de Sardique. Ceux d'Occident, à Sardique, affirmèrent de nouveau la foi de Nicée, et réintégrèrent Athanase. L'affaire en était là, quand des événements politiques rappelèrent aux deux frères qu'ils avaient des soins plus pressants[2].

Un certain Marcellinus, questeur ou comte du trésor de Constant, noble de race et païen entêté, avait juré haine au christianisme et aux fils de Constantin. Incapable, simple magistrat civil, d'usurper lui-même l'Empire, il jeta les yeux sur le commandant de la milice impériale des Joviens et des Herculéens, Magnence, Barbare qui devait sa fortune à sa force physique et à sa bravoure, et qu'il espérait bien gouverner. Constantin avait séparé les fonctions militaires des civiles dans l'espoir d'augmenter la sécurité de l'Empire ; elles se coalisaient contre ses fils. Marcellinus et Magnence parvinrent à s'entendre : l'un apportait l'argent, l'autre les soldats ; l'un quelque expérience politique, l'autre quelque expérience militaire. La cour se trouvait à Autun, en Gaule, quand la conspiration éclata. L'empereur Constant, cédant à une de ses passions favorites, était depuis plusieurs jours en chasse, dans les épaisses et vastes forêts qui entouraient cette ville Un soir, Marcellinus rassembla dans un banquet les principaux officiers civils et militaires ; après force libations, au milieu desquelles on risqua quelques paroles contre l'empereur absent, Magnence, sorti un instant, reparut tout à coup portant sur ses larges épaules la pourpre impériale ; ceux qui étaient dans le secret crièrent : Magnence auguste ! les autres consentirent. Le lendemain, Marcellinus distribua de l'argent aux troupes, composées de Barbares, qui se trouvaient là ; et Magnence proclamé envoya un de ses affidés, Gaïson, avec quelques soldats pour se défaire de Constant. Prévenu à temps, le fils de Constantin s'enfuit ; il mit l'Auvergne et les Cévennes entre l'usurpateur et lui ; mais Gaïson le suivit de près, l'atteignit enfin au pied des Pyrénées, dans la ville d'Elne, et le tua. Le succès de cette usurpation fut le signal de plusieurs autres. A Rome, un beau-frère du grand Constantin, Népotien, se fit proclamer par le sénat ; une sœur du même souverain, Constantine, en Illyrie, jeta la pourpre sur les épaules d'un vieux général, Vétranion. Le nombre des compétiteurs fit cependant la partie belle au dernier héritier de Constantin.

Quand Constance vint de Constantinople, à la tête des armées d'Orient, revendiquer l'héritage intégral de son père, Magnence, par le bras de Marcellinus, avait noyé déjà dans le sang de Népotien, de sa femme et de ses enfants, la révolte de Rome. Constance fit les armées juges entre le vieux Vétranion et lui, dès qu'ils se rencontrèrent en Illyrie. Du haut d'un tribunal, devant lequel il convoqua les soldats des deux armées, il rappela le souvenir du génie et des grands services de son père, la mort de deux de ses malheureux enfants, et s'éleva contre les usurpateurs qui venaient ensanglanter, déchirer son héritage ! Les officiers des deux armées l'interrompirent en criant : Constance seul auguste ! Vétranion se trouva trop heureux de conserver la vie, avec une bonne pension. Contre le Barbare Magnence, il fallut une bataillé. Celui-ci était arrivé déjà sur les bords de la Save, près de Mursa, et répondait à Constance, qui voulait négocier : Traite pour ta vie ; ton père et toi, vous avez fait trop de mal à la république. Constance, pendant le combat, se retira dans une chapelle, pour prier avec un évêque arien du nom de Valens, et attirer sur ses armes la protection d'en haut. Magnence, en vrai roi barbare, après avoir fait ses dispositions, frappa d'estoc et de taille, à la tête des siens. Le soir, le prêtre arien dit à Constance qu'un ange du Seigneur lui avait annoncé la victoire. Magnence, en effet, vaincu, descendait de cheval, attachait sa chlamyde de pourpre au dos de l'animal, et le lançait au milieu des ennemis, pour s'enfuir en sûreté. Constance poursuivit néanmoins si vigoureusement le Barbare que celui-ci, saisi d'un délire frénétique, frappa de son épée sa mère, son frère, puis appuya le pommeau de l'arme à la muraille, se mit la pointe au ventre et s'enferra[3].

CONSTANCE.

Constance, seul maître de l'Empire, est le premier empereur byzantin. On le reconnaît à la petitesse de son esprit et à ses vastes prétentions, à sa lâcheté et à son orgueil, à l'ascendant que prennent sur sa volonté les personnages les plus vils et les plus bas, les valets et les énuques ; on le reconnaît mieux encore à cette confusion malencontreuse qui commença avec Constantin entre l'État et l'Église ; le souverain politique affecte des droits dominateurs, tyranniques, sur la conscience des fidèles ainsi que sur le dogme ; de là toutes les petites misères, toutes les subtiles tracasseries que cette confusion comporte.

Parmi les personnages de petit état et de condition vile qui avaient pris déjà un assez grand ascendant sur Constance quand il devint seul empereur, on remarquait l'eunuque Eusèbe, chambellan ; Apodème, comte des domestiques, ennemi, dit l'historien, de tous les honnêtes gens ; Rufin, comte du trésor, et Lampade, préfet du prétoire. La récente victoire de Constance, à Mursa, avait poussé aussi, dans l'intimité du souverain, Ursacius de Singidon et Valens, prêtres ariens zélés, dont l'un avait prié avec lui, pendant la bataille de Mursa. On connut bientôt, dans les affaires religieuses et politiques, le caractère d'un pareil gouvernement.

Le triomphe de l'Orient sur l'Occident devint, ce à quoi on ne s'attendait guère, une occasion de persécution contre les adversaires d'Arius et contre Athanase. Un premier concile des évêques de Gaule et d'Espagne fut réuni à Arles, métropole méridionale de la Gaule. Les lumières et les vertus de ces deux paye s'y trouvaient rassemblées : Paulin de Trèves, Hilaire de Poitiers, le vieil Osius de Cordoue, etc. Tous voulaient d'abord commencer par vider la question de doctrine, afin de sauver par à Athanase, sans se mettre directement en opposition avec l'empereur. Mais bientôt, sous la pression des eunuques, la majorité faiblit ; on aborda la question de discipline et de personne ; et, malgré l'opposition des plus hardis, on donna raison au concile d'Antioche contre le patriarche d'Alexandrie. Un concile réuni à Milan en fit autant. Il y avait encore des absents, des récalcitrants. Le gouvernement mit ses agents en campagne, et employa, au profit de sa tyrannie ecclésiastique, les inventions de sa tyrannie politique ; on extorqua des signatures, des adhésions à ta condamnation d'Athanase, en menaçant tantôt le pasteur de son troupeau, tantôt le troupeau de son pasteur. Le pape Libérius, à Rome, résista ; il fut enlevé, un soir, par le préfet de Rome et transporté en exil. Mais le peuple, à quelque temps de là, se souleva presque pour le redemander et pour chasser l'intrus Félix. Hilaire de Poitiers protesta ; il fut exilé en Phrygie, dans une espèce de solitude où il trouva les forêts moins dangereuses pour lui que les églises, des hérétiques. A Alexandrie, enfin, Athanase, revenu pour la troisième fois sur son siège, avait juré de mourir, au milieu de son troupeau décidé à le défendre. Le préfet de l'Égypte ouvrit les portes de la ville à Syrianus, maitre de la milice, envoyé contre Athanase, à la tête de cinq mille hommes. Athanase, en habits pontificaux, au milieu de son clergé, occupait le fond du chœur de l'église cathédrale, sur son siège pontifical. La nef était remplie de ses plus ardents défenseurs ; la place qui donnait entrée aux portes de la basilique regorgeait d'Alexandrins. Syrianus, l'épée à la main, s'ouvrit, avec ses soldats, un passage à travers la foule et pénétra dans l'église. Le peuple, les claies qui s'y trouvaient tirèrent leurs poignards ; Syrianus commença le massacre. Athanase et ses diacres, au fond de l'abside, livres ouverts, cierges en mains, invoquaient à haute voix le Dieu d'Israël contre la troupe de Pharaon. Le patriarche voulait attendre la mort ; mais, pendant que la foule s'accumulait aux grilles du chœur, faisant à l'évêque un rempart de ses cadavres, les diacres et les clercs enlevèrent leur chef, et, au milieu d'une effroyable mêlée de cris et de menaces, l'entrainèrent moitié écrasé dans des maisons voisines. Ils le forcèrent à fuir au désert, tandis que Syrianus installa George de Cappadoce son successeur.

Vainqueurs, les ennemis d'Athanase avaient maintenant à vider la querelle de dogme après celle de personnes. Ils se divisèrent. Il y avait l'arianisme pur, décidé, qui enseignait l'humanité du. Christ ; il y avait le semi-arianisme ; et des argumentateurs plus subtils encore qui faisaient au Verbe une plus ou moins grande part d'éternité, de divinité, de ressemblance avec Dieu le Père. Constance fit rassembler concile sur concile, à Sirmium, à Rimini, à Antioche ; on y dressa formulaire sur formulaire. Dénaturant, dit Ammien Marcellin, par un mélange de superstition de vieille femme, la simplicité du christianisme, l'empereur prit part aux verbeuses subtilités de la controverse, raffina, au lieu de concilier les esprits, et passa de l'un à l'autre, au gré de ses eunuques ou de ses prêtres. Une toute petite lettre, un iota, séparait, dans l'expression grecque de leurs dissidences, les homoousiens des homoiousiens. L'exilé Hilaire, convoqué au concile de Constantinople, en triompha. N'est-ce pas une chose déplorable, s'écria-t-il, qu'il y ait autant de confessions de foi dans l'Église qu'il y a d'opinions parmi les hommes, et que nous forgions tous les jours arbitrairement. un nouveau symbole ! Nous disputons sur la ressemblance totale ou partielle du Père et du Fils ; nous nous repentons le lendemain de ce que nous avons fait la veille ; nous anathématisons ce que nous avons défendu ; nous condamnons la doctrine des autres chez nous, et chez les autres notre propre doctrine ; et, en nous déchirant les uns les autres, nous travaillons à notre ruine commune. Et le grand Athanase, tout-puissant sur les consciences, du fond de sa Thébaïde, où l'on le cherchait en vain, inquiétait avec les feuilles volantes de ses apologies, répandues dans tout l'Empire, son vainqueur découragé : Vous avez, disait-il à Constance, envoyé une armée contre Alexandrie : pourquoi ? Pour séparer un berger de son troupeau. Quoi ! Constance, vous assurez que vous voulez affermir la foi, et vous la détruisez ; vous prétendez faire régner Jésus, et vous le crucifiez une seconde fois ! Querelles mesquines par les subtilités qui en faisaient l'objet, mais grandes cependant par la passion et le courage qu'on mettait à leur service ! Le sentiment de la liberté s'était réfugié dans la conscience, comme dans un dernier mais inviolable asile. L'empereur pouvait dépêcher au bout de l'Empire les gouverneurs qui lui plaisaient, massacrer les adversaires politiques qui lui faisaient ombrage, exiger des peuples tous les impôts nécessaires à ses dispendieuses fantaisies ; il changeait les lois civiles au gré de ses caprices ; le sénat à Rome ou à Constantinople, le peuple, les provinces restaient muets, indifférents, ou ne faisaient entendre que de timides plaintes. S'avisait-il cependant de vouloir changer le pasteur d'une église ou introduire un iota dans un formulaire de foi : il se trouvait des synodes pour protester ; Alexandrie se soulevait ; le peuple de Rome recouvrait sa voix pour redemander Liberius ; et le grand exilé de la Thébaïde trouvait dans le sentiment de la liberté de conscience assez de puissance pour braver son vainqueur[4].

Le gouvernement politique réformé par Constantin ne présente pas un moins odieux spectacle. Constantin avait, pendant les plus belles années de sa vie au moins, modéré les impôts et tempéré le zèle des agents du fisc ; jusqu'à ses derniers jours, il s'était refusé à persécuter le paganisme. On n'en pouvait attendre autant d'un gouvernement d'eunuques et de flatteurs qui ne cherchaient que l'occasion de s'enrichir, et qui croyaient se faire pardonner les persécutions qu'ils faisaient subir à des chrétiens en déployant un zèle égal contre les païens. Les plaintes de Zosime et de Libanius, au sujet des pauvres commerçants obligés de vendre leurs enfants pour acquitter le chrysargyre, se rapportent à cette époque. Jamais les contributions extra ordinaires ne furent aussi nombreuses ; la rapine des chefs et des subalternes dépassa toute mesure. Enfin, Constance renouvela jusqu'à trois fois la loi qu'il porta contre le paganisme, dont il fit un vrai crime d'État, un crimen majestatis. Le mécontentement était grand ; la police de l'Empire fut chargé de le surveiller, d'en empêcher l'éclat ; c'est ici que se dessine bien le caractère de ce nouveau gouvernement.

On s'explique comment les premiers césars, pour se défendre contre les dernières convulsions de la liberté républicaine, eurent besoin du rempart de la loi de majesté et de la cohorte homicide des délateurs. Ce qui accuse davantage le régime, c'est qu'après trois cents ans, les successeurs de Constantin, malgré tout l'apparat oriental dont ils s'entourèrent, aient eu recours à des moyens encore plus cruels et plus bas pour défendre l'autorité. On sait comment les anciens délateurs avaient fait place peu à peu aux frumentaires, aux spéculateurs et aux curieux qui constituèrent la police secrète de l'Empire. Ce système arriva, sous le premier empereur byzantin, à son apogée. L'histoire nous en a conservé tous les traits dans les deux personnages de Paul la Chaîne, et de Mercure, le Comte des songes, qui mirent tout ce règne sous une sorte de terreur. Le premier avait été ainsi nommé à cause de l'habileté avec laquelle il savait mettre une accusation au bout d'une autre, compromettre un prévenu avec un condamné, et étouffer une foule de victimes dans les anneaux serrés de ses délations sans nombre. L'autre avait pour talent de tourner à crime d'État la manie alors fort répandue, maintenant devenue coupable aux yeux de l'Empire, de rechercher l'avenir dans l'explication des songes. Constance était très-peureux ; ses flatteurs rehaussaient à ses yeux le prix d'une vie si chère et augmentaient encore ses craintes. On comprend combien le crime du paganisme, devenu maintenant magie et sorcellerie, en se compliquant du crime d'État, put faire aisément de victimes. Constance, pour sa part, était toujours pour la condamnation. Mercure, le Comte des songes, mérita si bien son nom, que personne n'osait plus, dans l'Empire, avouer devant un étranger qu'il avait cédé au sommeil, et que tous, dit encore un contemporain, auraient voulu jouir du sommeil des Atlantides, délivrés du péril des rêves. Un Africanus, consulaire de Pannonie, fut accusé pour quelques propos de table ; et tous ses convives furent entraînés par Paulus, avec lui, à la mort. Un Danus fut livré par sa femme, pour avoir, disait l'accusation, dérobé un lambeau de pourpre au tombeau de Dioclétien. Une nappe à bande de pourpre pliée dans un banquet, d'une certaine façon séditieuse, entraîna la perte de son maitre. L'usage des amulettes contre la fièvre quarte, les sacrifices aux tombeaux, devinrent des conspirations. Les Eusèbe, les Apodème, tous les agents subalternes, s'enrichirent d'autant, comme autrefois les délateurs. Ammien Marcellin compare ces temps à ceux de Domitien et de Néron ; il leur fait trop d'honneur. Tibère et les autres césars jugeaient en personne, et en face, ceux dans lesquels ils voyaient des conspirateurs. Ici, c'est une tyrannie de seconde main. Les délateurs faisaient autrefois leur métier ouvertement, en plein sénat, au péril de leur vie souvent ; et la lutte était publique ! la franchise de ce gouvernement était encore un reste de la liberté républicaine. Ici, c'est un espionnage souterrain, un tribunal à huis clos, où la victime est atteinte lâchement, condamnée sans être entendue, par quelque officier du palais, le plus souvent accusateur et juge. Le crime de majesté des premiers temps était défini en comparaison de celui-ci. Les césars, enfin, accordaient à leurs victimes le privilège de s'ouvrir noblement les veines ; les Byzantins les font décoller. Ce n'est plus une tyrannie de souverain, mais de valet ; la délation est devenue la dénonciation ; le duel juridique est un guet-apens ; le trépas stoïcien n'est plus qu'une mort de scélérat. Il y a des degrés dans la servitude[5].

C'était bien là le pire des gouvernements. Constance lui-même en fit l'épreuve. Accablé du poids d'un pareil fardeau, sans enfants, il nomma comme césar, on Orient, Gallus, rainé des deux seuls enfants échappés, au commencement de son règne, au massacre de tous les neveux de Constantin. Par là, il retomba dans toutes les difficultés des précédentes adoptions ou associations à l'Empire.

Comme il n'avait pas grande confiance dans ce cousin, qui avait failli être sa victime, il nomma ses préfets du prétoire, ses maîtres de la milice ; il l'entoura surtout d'espions, de surveillants prêts à dépasser leur mission, et, au premier prétexte, à le perdre. Gallus et sa femme, Constantine, sœur de Constance, par suite d'une égale défiance, organisèrent espionnage contre espionnage. Enfin, las de cette tutelle gênante, poussé à bout par l'insolence de subordonnés qui se sentaient ses supérieurs, Gallus chercha à secouer ces entraves et conspira peut-être pour se rendre indépendant. Constance, pour le rappeler à la subordination, envoya en Orient le préfet Domitien et le questeur Montius. Le premier, débutant par où il aurait dû finir, intima arrogamment l'ordre au césar de partir pour Milan. Gallus, furieux, le fit jeter en prison ; le questeur Montius réclama. Gallus ameuta contre lui la populace d'Antioche et les soldats, qui le mirent à mort avec Domitien. Après cela, Gallus devait se mettre en pleine révolte. Il ne l'osa et le paya cher. Constance, dissimulant sa colère, commença par rappeler d'Orient Ursicinus, le seul général sur lequel Gallus pût compter ; puis, il manda à Milan son césar, pour délibérer avec lui. Constantine partit la première afin de désarmer son frère ; mais elle mourut en route. Perdant alors tout courage, Gallus obéit, mais lentement. Au fur et à mesure qu'il approchait, les officiers, les garnisons sur lesquels il pouvait faire fonds, étaient changés. A peine fut-il arrivé à Pettau, en Pannonie, que Barbation, soldat dévoué à Constance, pénétra dans sa demeure, lui arracha ses ornements impériaux et l'entraîna à Pola en Istrie où, après un jugement sommaire, le chambellan Eusèbe le fit décoller, les mains attachées derrière le dos[6].

Le gouvernement de Constance est plein de ces pièges et de ces surprises. Sylvanus, Franc de naissance, officier de fortune, devenu maître de la cavalerie en Gaule, est accusé de complots sur des lettres supposées, par un valet aux équipages de l'empereur qui convoitait sa place. II perd la tète, ne voit plus de sûreté pour lui que dans l'Empire, et trouve des soldats pour le proclamer. Constance remet à l'un de ses généraux, Ursicinus, honnête homme cependant pour le temps, le brevet de maître général de la milice, mais avec ordre d'embrasser ouvertement le parti de Sylvanus, pour le mieux perdre. Ursicinus accepte h commission, gagne la confiance de Sylvanus, débauche ses gardes, un jour pénètre dans son palais, et le met à mort.

Constance sentit à la fin le pouvoir temporel et spirituel lui échapper des mains. Les Barbares menaçaient sur toutes les frontières, les Germains et les Perses, particulièrement, sur le Rhin et l'Euphrate. Au dedans, chrétiens et païens étaient mécontents. Il s'associa Julien et l'envoya en Gaule. Lui-même, il crut encore pouvoir relever sa majesté impériale dans un triomphe qu'il célébra à Rome, bien qu'il n'eût jamais en personne commandé une armée. A travers les enseignes aux dragons de pourpre qui sifflaient au vent, le peuple romain vit s'avancer, sur un char d'or brillant de pierreries, Son Éternité coiffée de la tiare, ensevelie sous la pourpre, la soie et l'or, la tète et les yeux fixes, sans mouvement du cou ni des mains, pour cracher ou se moucher, baissant seulement la tète quand Elle passait sous les arcs de triomphe, comme s'ils n'étaient pas assez élevés pour laisser passer Sa Grandeur.

A quelque temps de là, le césar Julien, en Gaule, remportait sur les Alamans et les Francs de brillantes victoires qui attiraient sur lui les regards de tout l'Empire ; Constance, au contraire, en Orient, voyait Amida et Singare prises, ses troupes défaites, ses provinces ravagées. L'orgueilleux auguste essaya de tromper l'Empire en publiant ses propres défaites comme des victoires et en s'attribuant à lui-même les victoires de Julien, dans des bulletins où le jeune césar n'était pas nommé. Mais lorsqu'il voulut traiter Julien comme Gallus, il échoua. Apprenant au fond de l'Orient que les légions de la Gaule avaient élu Julien, il partit avec ses troupes, comme autrefois contre Magnence, mais beaucoup moins confiant. Julien s'avançait, en descendant le Danube, avec la rapidité de la foudre. Constance enfin prit peur, s'arrêta malade dans un petit village de l'Asie Mineure, et y mourut baptisé, comme son père, à sa dernière heure, par un prêtre arien.

Julien était alors sur le point de franchir les limites de l'Empire d'Orient. Il cherchait, dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, le mot de l'avenir. En vain le rhéteur Aprunculus lui montrait une réponse favorable dans l'inspection d'un foie à double tégument, il n'était pas satisfait ; lorsque, montant à cheval avec l'aide d'un serviteur, il vit tomber celui sur le dos duquel il avait mis le pied : Ah ! dit-il, en jetant de ses yeux un de ces jets de flamme qu'on y remarquait quelquefois, celui qui m'a élevé est tombé.

 

 

 



[1] Zosime, II. — Ammien Marc., XXI, 15. — Athan., ad solit.

[2] Hil., Frag. II, p. 16. — Ath., Ap., p. 616. Théodoret, II, 6. — Socr., II, 22.

[3] Aurelius Vict., Cæsar, 41. — Zosime, II, p. 78-80. — Ammien Marc., XV, 5. — Zonaras, XIII, 8.

[4] Théod., Hist. eccl., c. 8. — Ath., ad sol., c. 50. — Hil., ad Const., 1-2. — Ammien Marc., XXI, 15. — Relire la belle étude de M. Villemain sur saint Athanase, Tabl. de l'éloq. chrét. au IVe siècle.

[5] Ammien Marc., XIV, 4 ; XVI, 5 ; XVIII, 4, 6.

[6] Ammien Marc., XXV.