LES EMPEREURS ROMAINS

QUATRIÈME PARTIE. — L'EMPIRE ADMINISTRATIF

I. — DIOCLÉTIEN. - (285-304 ap. J.-C.).

Tétrarchie et Néoplatonisme.

 

 

Au milieu d'une anarchie militaire de cinquante années, pendant laquelle les soldats firent ou défirent près de cinquante empereurs, il ne manquait jamais d'officiers de fortune pour ambitionner cette destinée éphémère et périlleuse. Pour un Saturninus qui demandait grâce aux soldats en s'écriant : Épargnez-moi ! ne savez-vous point quel monstre c'est que l'Empire ? il y en avait cent qui espéraient toujours mieux faire, et surtout durer plus que les autres.

De ce nombre fut un certain Dioclès, né en Dalmatie, dans la petite ville de Dioclée. Enfant d'une pauvre famille, soldat par nécessité et doué d'une ambition patiente, il avait montré de bonne heure une âme capable de dominer ses passions, et décelé un homme destiné à de grandes choses. En avançant en grades dans l'armée, il avait jugé à propos de changer son nom de Dioclès, pour plus de distinction et de sonorité, en celui de Diocletianus. Jeune encore et fort économe, par caractère et par nécessité, il avait souvent, étant en garnison à Tongres, discuté son écot avec une hôtesse du lieu qui ne manquait jamais de lui reprocher sa lésinerie : — Je serai plus généreux, lui dit-il un jour, quand je serai empereur. — Ne plaisante point, Dioclès, repartit celle-ci, qui était aussi une devineresse achalandée ; tu seras empereur quand tu auras tué le sanglier. Depuis ce jour, Dioclétien, à travers les forêts de l'Empire, chassait la bête fatale, abattait force sangliers et voyait cependant toujours passer la pourpre d'une épaule à l'autre sans qu'elle arrivât jusqu'à lui. Les autres mangent, disait-il, le gibier que j'abats. Dans la tragédie qui mit fin aux courts règnes de Carus et de Numérien, l'infatigable chasseur crut tenir enfin la bonne piste. Le préfet du prétoire, qu'on soupçonnait de cette mort, avait un nom qui, en latin, signifie sanglier. Le jour où l'armée, formée en assemblée d'élection, pour le choix d'un nouvel empereur, et en tribunal, pour le jugement d'Arius Aper, faisait cercle autour d'un tertre de gazon élevé de mains d'hommes, Dioclétien eut le courage de monter le premier sur cette tribune improvisée et de haranguer les soldats. Il eut à peine commencé qu'il fut interrompu par des cris, de différents côtés. Les uns saluaient Dioclétien Auguste ; les autres demandaient compte de la mort des deux empereurs. Dioclétien, comme cédant à une inspiration d'en haut, tira son épée et en fit briller la lame au soleil : Les dieux m'ont révélé l'auteur de ces deux meurtres, dit-il, le voici ; puis, descendant droit vers Aper, gardé à vue entre deux soldats : Glorifie-toi, s'écria-t-il en lui plongeant le fer dans la poitrine, tu meurs de la main du grand Énée. Il fut en effet bientôt reconnu auguste, et le soir, se félicita, entre amis, d'avoir abattu enfin le sanglier fatal[1]

C'était la chose du monde, comme on voit, la plus facile alors que de parvenir à l'Empire ; le tout était de s'y maintenir. L'aisance avec laquelle Dioclétien, en arrivant en Occident, fut débarrassé également du jeune Carin, tué par ses soldats, ne fit point illusion au nouvel empereur. Quoi de plus difficile que de gouverner ! s'était-il écrié plus d'une fois, au milieu de l'anarchie politique et morale dont il avait été témoin. Ce qui rendait le gouvernement politique difficile, c'était le conflit perpétuel entre l'état civil et l'état militaire, entre les armées, le sénat et le peuple ; c'étaient surtout l'ambition des généraux, les rivalités des armées, les révoltes des provinces et les attaques maintenant continues des Barbares. Mais le gouvernement moral était plus difficile encore : la vieille religion romaine, qui faisait la force de l'empire romain, n'avait plus aucune influence sur les âmes ; et, de toutes les croyances ou opinions, religions ou superstitions qui ébranlaient les esprits et les cœurs, aucune n'était encore assez puissante pour la remplacer avec avantage. La tentative de restauration faite par Dioclétien fut en quelque sorte morale et politique.

Du chaos au milieu duquel s'élaborait la foi chrétienne, se dégageait un immense besoin de croire et de se rattacher à quelque chose, même en politique. Le prestige moral manquait surtout à l'autorité ; Dioclétien le sentit. Les vieilles fictions républicaines étaient usées. Il fallait autre chose pour relever l'Empire. Les mœurs, les opinions de l'Orient envahissaient le monde romain, après celles de la Grèce. Dioclétien, renouvelant ce qu'avait déjà tenté Aurélien, avant lui, résolut de séparer davantage l'empereur des citoyens, aujourd'hui que ceux-ci, par l'édit de Caracalla, n'étaient plus guère que des sujets. A l'apparat modeste et tout républicain des premiers Césars, il substitua donc un cérémonial, une pompe tout orientale qui emprunta quelque chose du culte même des dieux. Il adopta le titre de dominus, seigneur, que les bons empereurs avaient toujours refusé ; bien plus, les titres d'Éternité, de Majesté, furent ceux dont on se servit habituellement en s'adressant à lui. Relégué au fond de son palais, incommunicable à ses sujets, inspirant de loin le respect et la crainte, entouré d'un nombreux domestique, il fut défendu contre les regards et l'approche du vulgaire par une minutieuse étiquette. On ne le vit plus que monté sur un trône. Un diadème blanc rehaussé de pierreries remplaça sur son front la simple couronne de laurier. La soie et l'or bannirent la simplicité de l'antique toge bordée de pourpre. Avant de lui parler, il fallut se prosterner à ses pieds comme devant les monarques persans ou devant les dieux. Tout ce qui l'entourait même devint sacré : son appartement, sacrum cubiculum ; son trésor, sacræ largitiones. C'était raffermir le trône impérial en lui communiquant quelque chose de la majesté divine, et ranimer la religion païenne en lui communiquant quelque chose de la présence, de l'efficacité et de la vie impériale. Ajoutons que l'invasion de la philosophie et des croyances orientales, du néoplatonisme et de la Gnose, c'est-à-dire du panthéisme, prêtait singulièrement à la confusion, en popularisant les idées de l'émanation perpétuelle ou de l'écoulement successif de la divinité ou de l'être par excellence dans la nature et dans l'humanité. Le panthéisme confondait encore plus l'Olympe avec la terre que le polythéisme même. On s'accoutuma aisément, en Orient surtout, à cette innovation. Le titre de dominos avait choqué lorsque Domitien. un siècle et demi plus tôt, avait voulu le prendre ; on regarda aisément Dioclétien comme une émanation visible de l'invisible divinité. On lui éleva des temples, on lui dressa des autels, avec plus de bonne foi qu'on ne l'avait fait aux empereurs précédents, même après leur mort ; on fut moins scandalisé que, de son vivant, il eût ses prêtres[2].

Rehausser la dignité impériale parut encore insuffisant au nouvel empereur. Dans ces temps difficiles, on sentait le besoin que le souverain fut comme présent partout, et toujours à portée de gouverner, de protéger et de défendre l'Empire ; chose difficile ! Ne pouvait-on au moins multiplier la personne de l'empereur, sans rompre l'unité du gouvernement, dédoubler l'autorité sans détruire la monarchie ? Ce fut ce que Dioclétien tenta. Sous l'empire de préoccupations mystiques, demi-philosophiques et demi-religieuses, auxquelles ne se dérobaient guère à cette époque les esprits qui y paraissaient même le moins enclins, Dioclétien résolut de créer un second empereur égal et cependant subordonné à lui, comme, dans les systèmes panthéistes d'alors, un second dieu émanait d'un premier. Dioclétien resterait toujours l'âme, l'intelligence de l'Empire, il représenterait surtout la puissance morale, civile du gouvernement. Mais, à côté de lui, et émané en quelque sorte de sa personne, un autre empereur deviendrait le bras, la force de l'Empire romain, et représenterait surtout la puissance physique, militaire de l'État. Les deux augustes se partageraient l'Empire, pour être plus aisément partout ; cependant ils régneraient également dans tout l'Empire. Dioclétien, la tête, le Jupiter de l'Empire, resterait en Orient, où il était besoin surtout de politique pour diriger, contenir la fermentation morale des âmes et dominer les petits rois voisins. Son collègue, l'Hercule de l'État, habiterait l'Occident, au milieu de provinces plus rudes, plus disposées à la révolte, et en face de peuplades qu'il fallait contenir par le fer. Les lois que ferait Dioclétien seraient signées de son collègue, valables dans tout l'Empire ; et celui-ci pourrait, au besoin, prêter le secours de son bras à Dioclétien lui-même. Les deux empereurs, les deux nouveaux dieux de l'Empire, l'âme et le corps, le pouvoir dirigeant et le pouvoir exécutif, Jupiter et Hercule, se prêtant un mutuel appui, suffiraient à porter le poids du gouvernement intérieur et de la guerre étrangère. Le néoplatonisme, réduit tout à fait alors en système par le disciple de Plotin, Porphyre, ne semblait-il pas inspirer Dioclétien ?

Pour que cette combinaison religieuse et politique réussit, il fallait trouver un homme qui consentit à être le compagnon, à la fois égal et subordonné, tout-puissant et obéissant, du trône impérial. Avec un tact et une justesse d'esprit peu communs, Dioclétien mit la main sur un de ses compatriotes et compagnons d'armes. Dalmate comme lui, d'origine médiocre, comme lui excellent guerrier, mais d'intelligence assez épaisse, si ce n'est pour l'action, Maximien était attaché de cœur à l'empereur et avait pour lui le respect que la force brutale a souvent pour l'intelligence. Après une année à peine de règne, Dioclétien présenta Maximien à l'armée près de Nicomédie, le déclara auguste comme lui et l'adopta, non pas comme fils, ainsi que l'avaient fait les empereurs précédents, mais comme frère ; il lui confia l'Occident, c'est-à-dire l'Italie, la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Espagne et une partie de l'Afrique à gouverner, non comme un Empire à part, mais sous sa haute surveillance et dans un esprit de confraternité, comme partie intégrante de l'Empire du monde civilisé.

C'était toute une révolution que faisait Dioclétien, un établissement politique nouveau qu'il fondait. Pour le bien montrer d'abord, les deux empereurs ne firent point confirmer par le sénat cette grande décision. Enfin, rompant avec la vieille tradition, ils abandonnèrent le centre unique, la vieille capitale de la domination romaine, et transportèrent leur résidence, et la capitale de leurs départements respectifs, Dioclétien à Nicomédie, et Maximien à Milan. Nicomédie était située sur les bords de la Propontide, à la porte de communication de l'Europe et de l'Asie, à égale distance du bas Danube et de l'Euphrate ; Milan était au pied des Alpes, à portée des sources du Danube et du Rhin toujours menacées ; elles eurent chacune leur empereur, leur préfet du prétoire, leur conseil privé, leur cour. Depuis Caracalla, l'Italie était assimilée aux provinces, Rome à toutes les cités de l'Empire ; la vieille différence s'était effacée entre les vainqueurs et les vaincus. Les droits souverains de Rome étaient prescrits ; elle pouvait n'être plus capitale. Dioclétien disait hardiment :

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

Rome en effet ne vit plus ses empereurs, bien qu'elle fut toujours la ville sacrée. Son peuple ne connut plus que leurs distributions et leurs jeux, moins fréquents que jamais ; le sénat ne donna plus, par son consentement, une sanction à leurs lois, et ne connut guère que leurs sévérités. Les prétoriens eux-mêmes n'offraient alors à Rome que des périls, s'ils venaient à joindre leurs rancunes à celles du sénat et du peuple, ils furent dissous. La garde urbaine, soumise au préfet de la ville, les remplaça à Rome ; deux nouvelles troupes d'élite prirent leur place, les Joviens auprès de Dioclétien, et les Herculéens auprès de Maximien[3].

Cette monarchie à deux têtes raffermit pendant six ans les frontières ébranlées, et arrêta l'anarchie dans l'Empire. Les Goths ne franchirent plus pendant quelque temps le bas Danube ; des troubles excités en Perse et un roi relevé en Arménie, Tiridate, suffirent à retenir chez eux les souverains de Ctésiphon. En Occident, Maximien contint par la terreur le sénat romain, assez mécontent de sa déchéance, en faisant plusieurs victimes ; il délivra la Gaule d'une affreuse jacquerie de paysans ou de colons révoltés, sous le nom de Bagaudes, au mot douloureux d'Espérance ; et il contint les Alamans et les Francs sur le moyen et le bas Rhin. Libres des soucis du dehors, les deux empereurs purent donner leur attention au gouvernement. Dioclétien surtout s'en occupa. On compte de lui cent trente-deux constitutions. Parmi les plus importantes, il faut citer celle qui abolit la capitation dans les cités qui se dépeuplaient, et ne laissa plus peser cet impôt que sur les habitants des campagnes[4], pour la plupart petits propriétaires ou colons des plus riches qui payaient pour eux. Plus soucieux des intérêts de ses sujets que Maximien, qui laissa une réputation d'avarice, Dioclétien mérita déjà le nom de Père du siècle d'or.

Après six années de paix, plusieurs révoltes éclatèrent tout à coup sur différents points de l'Empire. Un Achillée se fit proclamer empereur par l'importante et populeuse ville d'Alexandrie, jalouse peut-être de Nicomédie ; un Julianus à Carthage. En Grande-Bretagne, un certain Carausius, ancien écumeur de mer, commandant de la flotte de Maximien, pris en flagrant délit de trahison, se rendit indépendant. Le roi de Perse enfin, vainqueur de ses rivaux, reprit l'offensive en Orient. Ces troubles donnèrent lieu à un nouveau changement. Les deux augustes se rencontrèrent en 292 à Milan ; et là, ils tombèrent d'accord qu'une subdivision de l'autorité et de l'Empire était nécessaire.

Peu de temps après, au même jour, deux cérémonies semblables eurent lieu, à Nicomédie et à Milan, en Orient et en Occident. Dioclétien et Maximien présentèrent chacun à leur armée, assemblée dans une vaste plaine, comme leurs nouveaux collègues et leurs futurs successeurs, l'un, Galérius, et l'autre, Constance Chlore, avec le titre de césar. Ce n'était point un honneur vain qu'ils leur conféraient ainsi, mais une part véritable de l'autorité et de l'Empire. Dioclétien, en effet, gardant pour lui l'Asie et l'Égypte, avec Nicomédie, donna la Thrace et la Grèce avec la ville de Sirmium pour capitale à son césar. Maximien, gardant l'Italie et le reste de l'Afrique, donna au sien la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Espagne avec Trèves pour capitale. Les deux césars devaient agir sous la haute surveillance des deux augustes, et conserver ainsi l'unité de l'Empire. Ils seraient comme un seul empereur en quatre personnes, par suite du développement du système mystique et politique qui avait présidé déjà à la constitution de ce gouvernement. Un mariage entre Galérius et Valeria, fille de Dioclétien, un autre entre Constance Chlore et Théodora, fille de Maximien, établirent entre eux- une parenté dont les rhéteurs et panégyristes ne se firent pas faute de faire la théorie. Comme tout était plein de Jupiter, dit l'un d'eux, ainsi les terres et les mers étaient remplies de la divinité des deux augustes. Et Eumène, dans un langage où il ne faut pas voir seulement de la rhétorique, mais le reflet de la philosophie du temps, admira la divinité commune des quatre princes dans ce nombre heureux qui plaît partout et qui soutient toutes choses, comme on le voit dans les quatre éléments, dans les quatre sassons, dans les quatre parties du globe, dans les quatre parties du ciel, et dans l'adjonction de Vesper et de Lucifer aux deux grands astres du soleil et de la lune. Cette conception prit place bientôt jusque dans les formules avec lesquelles on s'adressa à chacun de ces empereurs qui représentait les trois autres, et où l'expression de Vous, Votre Majesté, etc., en s'adressant même à un seul, servit à relever l'importance et la grandeur collective de chacun[5].

Ainsi, le monde eut quatre empereurs qui ne firent qu'un. L'unique Rome fut remplacée par quatre villes qui ne formèrent qu'une capitale ; on les vit croître, se peupler et s'embellir comme aux dépens de Rome, tombée encore d'un degré. Entourées de murailles crénelées, pour être à l'abri d'un coup de main, pourvues de palais, de forum, de cirques, d'amphithéâtres, d'arsenaux, animées par la présence d'une cour, Nicomédie et Sirmium, Milan et Trèves, sans devenir jamais redoutables à leurs empereurs, semblèrent se partager la petite monnaie de la grandeur de Rome déchue. Veuve de ses empereurs, qui prenaient loin d'elle les dignités consulaire et tribunitienne, privée de ses triomphes célébrés hors de ses murs, de ses aigles contemplées avec orgueil par des cités qu'elle avait autrefois domptées, Rome vit passer à d'autres la gloire qu'elle avait payée de son sang. Étrange contradiction ! prétention singulière ! Nouveaux venus de la fortune, usurpateurs de la grandeur romaine et du trône des dieux, ces augustes, ces césars de nouvelle création abandonnaient la ville de l'intelligence et de la force politiques, le Capitole et le temple de Vesta, pour s'attribuer à eux-mêmes le bénéfice d'un culte patriotique, qu'ils détruisaient en le déplaçant ; ils dépouillaient Jupiter Capitolin, ravissaient le feu de Vesta, dérobaient à Rome, cette vieille reine déchue, sa majesté sacrée et son éternité promise, pour se revêtir eux-mêmes de cette divinité d'emprunt, profiter de ces oracles démentis et vivre de cette vie dérobée. Ne craignaient-ils pas, en frappant Rome, de se frapper eux-mêmes ; en mettant une main sacrilège sur le dernier culte, la dernière vertu païenne, le patriotisme, n'atteignaient-ils pas l'Empire qu'ils prétendaient restaurer ?

Cette tétrarchie, ainsi qu'on s'exprimait, fit illusion, rétablit l'ordre et prolongea la paix pendant dix ans.

En Orient, Dioclétien ordonna à Galérius d'abandonner la frontière tranquille du Danube pour châtier le roi de Perse, tandis que lui-même comprimerait la révolte d'Achillée en Égypte. Il ne força, au bout de huit mois, Alexandrie qu'en coupant les canaux du Nil qui l'alimentaient ; et il tira de cette ville une cruelle vengeance en faisant mettre à mort une partie de ses habitants. Comme il revenait vainqueur à Antioche, il rencontra Galérius qui n'avait pas eu le même bonheur en Perse. Entraîné, comme tant d'autres de ses prédécesseurs, au milieu des déserts de la Mésopotamie, celui-ci y avait laissé presque toute son armée. Au lieu de le recevoir comme un père, Dioclétien, aux yeux de toute l'armée, le laissa, couvert de la pourpre, courir à pied, près de son char ; il mit ensuite à sa disposition une bonne armée, pour qu'il lavât sa honte. L'année suivante, Galérius, tournant la Perse par les montagnes de l'Arménie, surprit Narsès, le battit, et, au milieu de sa défaite, lui enleva ses femmes et ses enfants. Le roi de Perse fut trop heureux d'acheter la paix en cédant la limite du Tigre avec cinq provinces, et en laissant l'Arménie à son roi, Tiridate. L'auguste et le césar d'Occident furent également heureux. Maximien comprima l'usurpation de Julien en Afrique ; cinq nations mauresques qui couraient l'Afrique carthaginoise furent rejetées au delà de l'Atlas. Les flottes de Constance Chlore, à la faveur d'un brouillard, passèrent en Grande-Bretagne et débarquèrent une armée qui vint à bout d'Allectus, autre pirate, assassin et successeur de Carausius ; ses armées détruisirent une armée germaine près de Langres. Sur toutes les frontières, grand nombre de Barbares, menés comme des troupeaux, vinrent repeupler et cultiver les provinces désertes ou servir de défenseurs à l'Empire qu'ils attaquaient.

Le gouvernement se raffermit, dans la même proportion, par d'habiles mesures qui achevèrent la réforme de l'administration. Chaque empereur ayant son préfet du prétoire, cette magistrature, si redoutable quand elle s'étendait à tout l'Empire, s'affaiblit, étant divisée. Dioclétien ordonna qu'on put appeler pendant deux ans, à l'empereur, des décisions des préfets du prétoire, pour ne point ravir aux particuliers le secours des lois. En réduisant définitivement cette magistrature aux fonctions civiles, par la création des maîtres de la milice, chargés dans chaque grand gouvernement du commandement militaire, il lui porta un nouveau coup. La création des vicaires ou vice-préfets, au-dessous du préfet du prétoire, dans des circonscriptions moindres, mais grandes encore, et la subdivision, le morcellement des provinces, achevèrent de l'amoindrir tout à fait. La politique de Dioclétien consistait à relever et à fortifier le pouvoir suprême par la multiplication et l'affaiblissement des pouvoirs subalternes. Il y trouvait aussi l'avantage de rendre l'administration plus facile et meilleure en rapprochant les gouverneurs des gouvernés. Cette nouvelle division administrative de l'Empire acheva l'abaissement du sénat et l'assimilation de l'Italie aux autres contrées. Le sénat ne disposa plus d'aucune province ; la vieille distinction entre celles qui dépendaient de l'empereur et celles qui dépendaient de cette assemblée fut abolie. L'Italie paya pour la première fois des tributs dont elle avait été jusque-là toujours exemple. Les efforts de Dioclétien, en fait de finance, eurent pour but, non pas de diminuer l'impôt, mais de l'égaliser. Réformateur de l'administration, il parut au moins ne pas oublier les intérêts des sujets de l'Empire, en se préoccupant particulièrement de ceux du gouvernement. S'il obligea les habitants des provinces à s'acquitter des charges municipales, il réprima l'avidité ou le zèle des agents du fisc, les prévarications et les attentats des gouverneurs contre les particuliers. Parmi les constitutions que l'on trouve de lui dans le Code, il en est qui adoucissent la situation du colon, et qui ont pour but d'arrêter les désordres des mœurs. Amateur de bâtiments, au point de fatiguer parfois les colons par de nombreuses corvées pour la construction des nouvelles capitales et par les réparations faites dans d'autres villes, il n'oublia pas non plus de propager les lettres qu'il aimait. Malheureusement, la littérature profane mourait faute d'idées et de sentiments. Le droit même tomba tout à coup, de la hauteur où l'avaient porté les grands maîtres, dans une étrange stérilité. Rome ne comptait plus que deux professeurs de droit, et Beryte quatre. Les légistes, au lieu de remonter aux principes comme leurs prédécesseurs, ne travaillaient plus qu'à se charger la mémoire de l'amas informe de lois, décrets, rescrits et constitutions du régime de la République ou de l'Empire ; ils s'accoutumaient à prendre le caprice du maître, au lieu de la raison même, comme type et principe du juste[6].

La question morale ou plutôt religieuse fut l'écueil de ce gouvernement. Dès les premiers temps, on avait saisi une divergence assez considérable dans la conduite des deux empereurs vis-à-vis de la religion chrétienne, dont l'existence commençait à devenir une affaire politique dans l'Empire. Depuis qu'un rescrit de Gallien avait rangé implicitement le christianisme parmi les cultes licites de l'Empire, cette religion avait fait des progrès très-rapides. Vingt années de tolérance lui avaient donné une puissance qui effrayait les païens, et qui excitait souvent la jalousie et la haine des autres cultes. La situation des chrétiens, dans l'Empire, avait toujours dépendu et dépendait encore des dispositions particulières des empereurs à leur égard. On s'en aperçut, dès les premiers jours, sous Dioclétien et Maximien, en Orient et en Occident.

Esprit plus étendu, plus ouvert, l'auguste d'Orient était moins étranger aux opinions philosophiques et aux croyances religieuses de ce temps, d'ailleurs plus répandues dans le pays qu'il administrait. Marié à une femme du nom de Prisca, qui était peut-être chrétienne et qui communiquait ses croyances à sa fille Valeria, il avait ouvert les services de son palais, livré l'approche de sa personne même à des chrétiens. Lucien, son chambellan ; Dorothée, préposé aux appartements privés, et Gorgone aux livres, appartenaient à la nouvelle religion ; un évêque de ce temps, Cléonas, était en correspondance avec ces officiers, qui approchaient de la personne du maître. L'un avait toujours son oreille, l'autre pouvait mettre sous ses yeux bien des nouveautés curieuses. Cet évêque ne manquait pas de leur recommander d'entretenir les bonnes dispositions de Dioclétien pour les chrétiens, auxquels, dit-il, il n'appartenait pas encore[7]. Il est certain que, sous les yeux de Dioclétien en Orient, les églises s'élevèrent d'abord en des lieux apparents, et ne parurent plus même ni assez grandes ni assez belles, pour le concours et l'adoration des fidèles. Dioclétien-Jupiter lui-même, restaurateur du culte impérial, n'était pas très-exigeant sur la forme des hommages qu'on lui adressait. Esprit plus grossier et plus logique, païen étroit, attaché au vieux culte romain, Maximien croyait que les chrétiens tendaient à renverser l'État, la chose publique (rempublicam evertere). Il était tenté de les considérer et de les poursuivre comme des ennemis. Prenant plus à la lettre sa divinité herculéenne, il tenait aux rites prescrits et à la sincérité des adorations. Du fond de l'Orient était arrivée, sur ses ordres, en Gaule, la fameuse légion thébéenne, composée en grande partie de chrétiens. Soit qu'elle refusât de sacrifier à César, soit qu'elle ne voulût point marcher contre les Bagaudes, qu'on disait chrétiens, il parait certain que Maximien la considéra comme une légion révoltée et la fit impitoyablement décimer plusieurs fois. Les supplices de Victor de Marseille, de Crépin et Crépinien, apôtres populaires, sont aussi de cette époque.

La nomination des césars avait introduit des divergences plus prononcées encore dans le conseil de la tétrarchie impériale. Dioclétien, jusque-là tolérant, avait mis la main sur un césar entiché des vieilles superstitions païennes, qui voyait avec peine les progrès de la religion nouvelle et la décadence de l'ancienne. Intolérant par caractère et par conviction, au milieu de l'Occident où la paganisme dominait encore, Maximien, au contraire, avait pour césar un esprit lettré, un cœur tendre qui n'était pas éloigné de subir l'influence chrétienne. Fils d'une paysanne de Dacie, qui ne pouvait pardonner aux chrétiens de ne pas partager avec elle les viandes qu'elle offrait en sacrifice aux dieux, le césar Galérius avait sucé avec le lait la haine de la religion nouvelle. Élève et ami des lettres dont il restaurait le culte, dans Autun relevé, portant sur sa pâle physionomie la distinction même de son caractère, Constance était arrivé par la raison à une sorte d'éclectisme tolérant pour tous les cultes. Ces dispositions opposées préoccupaient tout l'Empire. Les deux augustes vieillissant, ceux qui regardaient l'avenir comprenaient que la partie devenait plus belle pour le christianisme par l'avènement prochain des deux césars. Galérius, débordé en Orient par la religion nouvelle, n'aurait-il point beaucoup de peine à lutter contre elle ? Constance Chlore, en Occident, ne ferait-il pas pencher la balance en sa faveur de tout le poids du pouvoir ? C'est ce qui poussa Galérius, dans la prévision d'une lutte inévitable, à prendre l'initiative par une persécution, avant que le christianisme mit pour lui toutes les chances de succès.

Il fallait entraîner Dioclétien, dont tout dépendait. Cet empereur balança, hésita, il faut le reconnaître. Arrivé déjà au déclin de la vie et à la fin de son règne, après une carrière assez glorieuse, il ne voulait point compromettre sa personne et sa gloire dans une œuvre difficile et sanglante. Il avait assez de sagacité pour prévoir que c'était une lutte inutile, dangereuse peut-être, assez de modération pour reculer devant des exécutions nouvelles. En vain lui fit-on observer ;que les chrétiens étaient les seuls qui ne souscrivissent point aux grands changements qu'il avait faits dans la constitution de l'Empire. Seuls, ne refusaient-ils point de lui accorder le titre de Dominus, et les appellations d'Éternité et de Majesté ? Seuls, ne réservaient-ils point pour leur dieu ce que tous les autres offraient à César ? — Après tout, répondit d'abord Dioclétien, ces gens ne demandent qu'à mourir. — Il était cependant une voie par laquelle on pouvait précipiter Dioclétien dans l'intolérance et dans la persécution. Il avait récemment lancé contre les Manichéens un édit dont les considérants portaient : Qu'une ancienne religion ne pouvait être blâmée par une nouvelle, et que c'était le plus grand des crimes de changer ce que le temps a consacré et les coutumes qui ont pour elles la possession. En exagérant cette pensée de Dioclétien, il était une catégorie particulière de chrétiens qu'on pouvait lui faire considérer comme plus coupables que les autres : c'étaient les fonctionnaires civils et militaires de l'Empire qui, en refusant de sacrifier en commun avec les autres citoyens, aux dieux protecteurs de Rome, commettaient envers l'État une sorte de trahison. Galérius dirigea d'abord contre ceux-ci tous ses efforts, et obtint de Dioclétien (298) un premier édit qui mit les officiers civils et militaires entre leurs fonctions et leur foi. Ce fut une première altération apportée à la concorde qui régnait entre les empereurs, et à la paix dont jouissait l'Empire. Le vieil empereur dut se séparer lui-même, avec peine, de quelques vieux serviteurs chrétiens qu'il aimait, et que soutenaient auprès de lui sa femme et sa fille. Galérius et Maximien, en Italie, exigèrent rigoureusement le choix, imposé par l'édit, à leurs officiers et à leurs serviteurs. Constance en tint assez peu de compte. L'édit causa, en somme, dans l'administration et dans l'armée, une certaine perturbation, des destitutions nombreuses. Quelques officiers, des soldats, optèrent avec emportement pour leur foi : Nous préférons, disaient quelques-uns, le service du roi du ciel à celui du roi de la terre. — Pourquoi, s'écriaient d'autres, porter la marque de l'esclavage impérial, quand nous sommes marqués du signe de la liberté chrétienne. Un centurion, du nom de Marcellus, qui fit encore un plus grand éclat à Tanger, en Afrique, fut condamné à mort et devint martyr[8].

L'effervescence produite par ce premier édit était dangereuse. La polémique que les chrétiens soutenaient alors contre Hiéroclès et Porphyre agitait tous les esprits. Galérius fit peur à Dioclétien de ces chrétiens qui préféraient leur Dieu à leur souverain, et leur conscience à leur fortune ; il dénonça cette doctrine qui pervertissait l'opinion et faisait des traîtres à l'Empire. Un second édit ordonna la fermeture ou la démolition de toutes les églises chrétiennes, la saisie de tous les vases et de tous les livres sacrés, et mit les chrétiens hors la loi en leur interdisant d'ester désormais en justice. Le préfet du prétoire de Nicomédie, suivi de quelques soldats, donna le premier le signal ; il marcha contre l'église des chrétiens qui dominait la ville, saisit les vases et les livres ; ses soldats, dépassant leurs ordres, ne laissèrent bientôt plus pierre sur pierre. De la capitale, l'exemple se propagea dans tout l'Orient, et, de là, en Occident, selon le zèle des gouverneurs et le fanatisme de la population païenne. Dioclétien espérait au moins épargner les personnes : rien n'était plus difficile. Un habitant chrétien de Nicomédie déchira en plein jour l'édit de l'empereur et périt. Quelques chrétiens voulurent défendre une église en Orient ; ils s'y retranchèrent, et furent brûlés dans le sanctuaire de leur culte. Beaucoup refusèrent de livrer leurs Bibles, leurs Apologies. Il fallut faire des perquisitions ; et le nombre de ceux qui surent soustraire aux recherches de la police impériale leurs précieux trésors fut si grand, qu'on flétrit les autres du nom de traditeurs. Le trouble passa de l'administration et de l'armée dans tout l'État, excepté en Gaule, où Constance Chlore se contenta de faire sceller, avec ordre et ménagement, les églises, et rassura les chrétiens sur leurs personnes et leurs propriétés. Quand il vit toutes les passions ainsi ranimées, Galérius demanda un édit contre les personnes. Dioclétien hésitait encore ; mais, une nuit, le feu prit au palais impérial. Quelque serviteur chrétien, chassé du palais avait-il cherché à se venger, ou à avertir Dioclétien ? Galérius avait-il voulu par là décider l'empereur ? On informa. Une seconde fois, l'incendie se déclara, Fins qu'on pût éclaircir ce mystère. Un troisième édit ordonna de saisir et de jeter en prison les chefs de l'Église, pour frapper les têtes du troupeau. Sur ces entrefaites, une tentative d'usurpation eut lieu à Antioche ; une révolte sur la frontière d'Arménie ; les chrétiens s'y trouvèrent compromis. C'était de l'huile sur le feu. Enfin parut contre tous les chrétiens, le dernier édit, écrit, dit Constantin, avec une plume trempée dans le sang, et sous lequel pouvaient tomber tous ceux qui ne voudraient point sacrifier aux dieux ou jurer par la fortune des empereurs !

C'était vouloir persécuter en Orient, la moitié, en Occident, le tiers des sujets de l'Empire. Galérius et Maximien enflammèrent le zèle de leurs fonctionnaires, ranimèrent, par tous les moyens, le fanatisme païen. Des scènes de cruautés navrantes eurent lieu en Orient, en Afrique, et en Italie particulièrement. Les prisons étaient pleines de prêtres. Les persécuteurs, affectant une miséricorde toute politique, condamnèrent peu à mort ; ils s'efforcèrent plutôt d'arracher, par des tortures longues et ménagées, d'éclatantes apostasies, plus douloureuses en effet pour le christianisme que des martyres. Pour les fidèles ordinaires, on se contenta le plus souvent de les conduire violemment aux autels, de leur faire mettre la main aux sacrifices, de leur introduire de force sous les dents des viandes sacrées. Nous n'avons pas à raconter ces douleurs chrétiennes. Constatons seulement que ces persécuteurs reculèrent devant l'immensité de la tâche, et eurent la conscience d'avoir manqué leur but. Galérius avait compté sur le fanatisme des masses : il manqua. A Rome, dans la vieille ville païenne, il est vrai, le peuple, au forum, salua l'édit du cri dix fois répété de : Périssent les chrétiens ! et, çà et là, le peuple des villes plaça près des fontaines et des marchés de petites idoles pour forcer ceux qui étaient connus comme chrétiens à leur rendre hommage[9]. Cependant, à Rome même, le spectacle des chrétiens livrés aux lions de l'amphithéâtre perdit de sa saveur ; la populace païenne fit souvent une plaisanterie de l'apostasie des chrétiens. Dans mainte ville, on vit les païens ouvrir chez eux un asile aux chrétiens persécutés ; on en entendit s'écrier que leurs princes étaient bien superstitieux et bien cruels. La commisération humaine, l'indifférence religieuse désarmèrent en partie la persécution. Enfin, dans toute la partie de l'Empire où régnait le césar Constance Chlore, il n'y eut point de violences contre les personnes.

Triste et déçu, Dioclétien sentit qu'il avait commis une faute. Il tenta de cacher son repentir, à Rome, avec Maximien, sous l'éclat d'un triomphe, pour tontes les victoires qu'ils avaient remportées en Occident et en Orient, et pour la paix dont ils avaient fait jouir pendant vingt ans l'Empire. Ce dédommagement leur manqua. Il y avait plus de dix ans que les deux augustes n'avaient paru dans Rome. Ils l'avaient traitée comme une étrangère ; elle les accueillit presque comme des étrangers. Vainement conduisirent-ils, derrière leurs chars, des captifs de toutes les nations de l'Orient et de l'Occident, et jusqu'à l'effigie des femmes et des enfants du roi de Perse ; vainement étalèrent-ils la représentation des fleuves, montagnes, contrées parcourues par leurs armées victorieuses. Le sénat fut froid, le peuple fut moqueur ; les sacrifices faits à Jupiter Capitolin restèrent sans enthousiasme, les jeux sans entrain. On trouva les augustes vieillis, étranges, sous leurs costumes orientaux, leurs gloires maigres et leurs dépenses parcimonieuses. Frappé, atterré par un semblable accueil, Dioclétien comprit que tout était fini pour lui ; il entraîna son obéissant collègue Maximien une nuit dans le temple de Jupiter, pour lui faire jurer de quitter avec lui le pouvoir et de le remettre à de plus jeunes mains. Tous deux enfin se hâtèrent de se dérober à la froideur et aux sarcasmes des Romains, et quittèrent Rome avant même d'avoir achevé toutes les cérémonies annoncées par le programme de leur séjour[10].

L'abdication des deux empereurs suivit de près. Il est probable qu'il avait toujours été dans les projets de Dioclétien d'abdiquer avec son collègue, afin d'assurer de leur vivant, par la création de deux nouveaux césars, la durée de la tétrarchie. Les dernières déceptions qu'il avait éprouvées le confirmèrent sans doute dans son dessein. Il hésitait, cependant ; le dieu avait peine à descendre de son Olympe. Une douloureuse maladie commença de le vaincre ; il se sentit mortel. L'ambition impatiente de Galérius fit le reste. Le jeune césar pressait, opprimait, menaçait le vieil auguste. Il avait hâte de quitter les froides rives du Danube pour les jardins de Nicomédie. Dioclétien eût voulu au moins dicter le choix des deux nouveaux césars. Il n'eût pas ainsi abdiqué tout entier. Constantin, fils de Constance Chlore, et Maxence, fils de Maximien et gendre de Galérius, étaient ceux qu'il désirait. Il eût ainsi maintenu la pondération qu'il avait déjà établie dans le pouvoir. Mais ce n'était point le compte de Galérius. Un gendre pour César ne suffisait point à celui-ci, bien qu'il n'eût pas de fils. Il exigea impérieusement de Dioclétien, pour césars, Sévère, un obscur et grossier soldat, de ses créatures, et son neveu, Maximien Daza, qui lui ressemblait. C'était mettre tout le pouvoir entre ses mains. Après avoir quelque temps résisté, Dioclétien céda : Tant que j'ai régné, dit-il, vingt ans durant, j'ai fait ma volonté ; le sort de la république te regarde maintenant ; à toi la responsabilité. Le même jour, Dioclétien et Maximien, à Nicomédie et à Milan, déclarèrent qu'ils remettaient leurs titres d'auguste à Galérius et à Constance, et nommèrent césars, à la place de ceux-ci, Sévère et Maximin Daza. Dioclétien, singulièrement pâli par la maladie, versa quelques larmes, moins de regret peut-être de quitter le pouvoir que de ne le point laisser en de meilleures mains. Maximien, en accomplissant ce dernier acte d'obéissance à son glorieux collègue, laissa percer sa mauvaise humeur en disant qu'il rendait à Jupiter la pourpre qu'il lui avait prêtée. L'un se retira à Salone, sur les côtes de la Dalmatie, et l'autre en Lucanie, dans le midi de l'Italie[11].

On a trop considéré la retraite de Dioclétien, à Salone, comme celle d'un philosophe dégoûté des grandeurs humaines. Ces dégoûts ne sont guère de ce monde. Dioclétien était un politique et point du tout un moraliste. C'est l'abdication d'un souverain découragé, débordé par les événements ; la retraite d'un dieu déçu. Le monde a changé autour de lui, ses espérances ont été trompées ; il laisse à d'autres le soin de conduire le monde. Après cinquante années d'anarchie, il avait su procurer à l'Empire vingt années de repos, en se résignant à un sacrifice difficile : le partage du pouvoir ; il avait maintenu entre quatre souverains presque égaux en puissance, un accord peut-être unique dans l'histoire. N'était-ce pas quelque chose pour sa gloire ? Pendant dix ans, ses trois collègues l'avaient considéré comme un père, comme un dieu. S'il échoua à la fin d'une glorieuse carrière, ce fut contre la plus grosse question du temps. Il en fut cruellement puni au fond de sa retraite.

Salone est aussi trop ordinairement dépeint comme un asile modeste et simple en même temps qu'heureux. Située à quelque distance, au sud de cette ancienne ville, au fond d'une baie formée par l'Adriatique, abritée des vents du nord par les Alpes dinariques, rafraîchie en été par la brise de mer, la demeure de l'ancien maître du monde, bâtie à mi-côte, était considérable, splendide, si l'on en croit ce qu'en disent les historiens et les voyageurs qui en ont vu les ruines. Quatre rues se coupant à angle droit séparaient les différentes parties de ce vaste édifice, flanqué de seize tours. La porte qui y donnait entrée s'appelait la Porte dorée ; elle conduisait dans un vestibule à colonnes qui avait à droite un temple à Esculape, gardien de la santé physique de l'empereur ; à gauche un temple à Jupiter, gardien de sa santé morale. Autour de l'édifice régnait un long portique d'où le vieillard pouvait contempler la baie, qui, fermée par une Ile, ressemblait à un petit lac, et au delà, par un beau temps, au-dessus du miroir de l'Adriatique, les côtes bleuâtres de l'Italie qui se dégageaient des brumes de l'horizon. Ni le rempart des Alpes dinariques, ni celui de la mer ne purent garantir le vieux souverain du contrecoup des événements qui agitèrent l'Orient et l'Occident après son abdication. Galérius mort, il ne put protéger sa fille Valeria et sa femme Prisca. Licinius les fit mettre à mort. Lui-même, il reçut enfin de Licinius et de Constantin des lettres menaçantes qui l'accusaient de vouloir reprendre le pouvoir ; et sa mort fut peut-être hâtée tout au moins par le chagrin. Avec ce Jupiter terrestre de l'Empire mourut le dernier césar réellement païen, et celui sous lequel le paganisme fut convaincu d'impuissance. Quand le voyageur visite aujourd'hui les rives où finit Dioclétien, il ne trouve que des ruines à la place où fut Salone. A quelque distance, sur l'emplacement du palais de Dioclétien, une ville nouvelle, Spalatro, a remplacé l'ancienne. Au milieu de cette ville de moyenne importance, une porte s'élève devant le marché, c'est la Porte dorée du vieux palais ; une église est consacrée à saint Jean-Baptiste : c'est le temple d'Esculape ; une autre est dédiée à la Vierge Marie : c'est le temple de Jupiter. Ainsi, des ruines du paganisme, le successeur de Dioclétien commença à bâtir l'église chrétienne.

 

 

 



[1] Victor, Epit., c. 39, éd. bip. ; Eutrope, IV, 13.

[2] Eutrope, IX, 16. — Victor, Cæsar, c. XXXIX.

[3] Eutrope, IX, 13, VIII, 14. — Pan. Vet., I, 1 ; II, 6, 11. Victor, Cæsar, c. 39.

[4] Cod., XI, t. LIV, l. I.

[5] Eutrope, 9-16. — Mam., 1er paneg., 1, 4, 6, 7. — Eumène, Pan. Constantii. De là bientôt, par suite de l'imitation, ou du respect et de la flatterie pour les grands, l'habitude du passé vous du latin dans nos langues modernes.

[6] Cod., I, tit. 51, I, 1 ; IV, tit. 51, I, 1 ; VII, tit. 41, I, 1. — Lact., Mort. Pers., 7. — Pan. Vet., III, 21. — Voir M. Naudet, Chang. adm. sous Diocl. et Const., t. II, 10, note 8. Bonjean, Traité des actions, 1er vol.

[7] Galland, Bibl. patr., t. IV. Princeps nondum christianæ religioni adscriptus.

[8] Eusèbe, Hist. eccl., VIII, c. 4. Vit. Cont., 2, c. 32.

[9] Eusèbe, Hist. eccl., VIII, 3. De Mart., Palest., c. 1 et 9. — Lact., Mort. Pers., c. 16.

[10] Eutrope, IX, 16. — Vopiscus, Carin.

[11] Eutrope, IX, 16. — Victor, Cæsar, 39. — Lactance, Mort. Pers., 18, 19.