LES EMPEREURS ROMAINS

TROISIÈME PARTIE — L'EMPIRE MILITAIRE

I. — PERTINAX, DIDIUS JULIANUS, SEPTIME SÉVÈRE.

Le Sénat, le Peuple, les Soldats.

 

 

L'empire romain avait duré plus d'un siècle et demi, et il n'y avait encore, après Commode comme après Néron, aucune loi pour régler la transmission du pouvoir. La vertu des Antonins avait donné à l'adoption, par quatre choix heureux, la force d'une institution. Marc-Aurèle, arrivé au trône par ce moyen, avait cru pouvoir essayer de l'hérédité en faveur de son fils Commode. L'indignité du sujet fit tout manquer. Qui allait encore disposer du pouvoir ? le sénat, le peuple ou les soldats ? Le gouvernement libéral des Antonins avait rendu de la force et du crédit à l'élément civil, et le règne de Commode avait singulièrement compromis les prétoriens. Le sénat et le peuple se montreraient-ils au niveau de la situation ? Telle était la question.

PERTINAX.

Les assassins de Commode, le préfet du prétoire Lætus et le chambellan Eclectus, trouvèrent dans l'instinct de leur conservation une inspiration assez heureuse. Il leur fallait un homme qui pût, par son honnêteté et par sa douceur, rassurer le sénat et le peuple romain, et en même temps, par ses antécédents, convenir aux soldats. Helvius Pertinax, préfet de la ville, parut faire leur affaire.

Né à Alba Pompeia, d'un charbonnier, las, de bonne heure, du métier de maître d'école, Pertinax avait tenté la fortune dans les emplois militaires et civils, alors le plus souvent confondus. Successivement chef de cohorte, commissaire aux vivres, commandant de cavalerie et commandant d'escadre, enfin général et gouverneur de province, il avait laissé dans tous ses emplois de bons souvenirs, excepté peut-être aux soldats de la Grande-Bretagne qui lui avaient offert l'Empire, et qu'il avait dû rappeler rudement à la discipline. Tombé deux fois en disgrâce, sous Marc-Aurèle et sous Commode, il eût été fait préfet du prétoire par le repentir du premier, s'il n'eût été déjà sénateur ; il fut élevé par le second à la préfecture de la ville. Ce fut dans la maison de cet homme que Lætus et Eclectus, peu d'instants après la mort de Commode, allèrent, de nuit, porter l'Empire. A cette heure, de la part de deux officiers de Commode, Pertinax ne pouvait espérer que la mort. Je vous attendais, dit-il. Il fut bien étonné, quand il apprit le but de leur visite. Après avoir fait quelques difficultés, Pertinax suivit les deux sanglants entremetteurs de l'Empire au camp des prétoriens. Le candidat n'enleva pas d'emblée le suffrage des soldats ; ils avaient peine à croire que Commode eût succombé à une apoplexie, comme on le leur assurait ; ils devinaient dans le successeur qu'on leur proposait un maitre plutôt qu'un complaisant. Mais le nom de Pertinax avait été adroitement jeté dans la ville ; le peuple se portait en foule au camp, et acclamait avec enthousiasme le nom de son préfet. Sur la promesse du donativum, les soldats cédèrent, quoique avec regret. Au sénat, le nouvel empereur réussit mieux. Il mit sa couronne aux pieds des sénateurs, et désigna comme plus digne d'elle le vieux Pompeïanus, gendre de Marc-Aurèle. L'assemblée se récria et lui promit avec serment son appui.

Maitre, Pertinax tenta de renouer la tradition antonine. Le mobilier, les équipages, tout l'attirail de toilette et d'armures de Commode, tuniques, chlamydes, cuirasses, épées dorées, voitures marquant l'heure, furent vendus à l'encan pour compléter l'argent du donativum. Sa tourbe servile, gladiateurs, bouffons, eunuques, délateurs, valets, courtisans, petits enfants, fut dispersée. Les soldats reçurent ordre de respecter la propriété des citoyens. Les honnêtes gens et les jurisconsultes rentrèrent au palais. Sur les observations du sénat, consulté pour les affaires, les impôts furent adoucis, en attendant qu'on pût abolir ceux que Commode avait créés ; les terres du domaine furent restituées, du trésor particulier du prince, à celui de l'État. Administrateur économe de sa fortune, Pertinax promettait pour l'anniversaire de son avènement des réformes encore plus importantes ; il n'eut pas le temps même de les commencer[1].

Les malhonnêtes gens, les prétoriens, contenus, les gladiateurs, bestiaires, cochers, bouffons et esclaves, congédiés, étaient mécontents. Le préfet du prétoire surtout, Lætus, qui regardait Pertinax comme sa créature, ne pouvait souffrir qu'il ne prit point ses avis. Un sénateur, que les prétoriens voulurent d'abord revêtir de la pourpre, s'enfuit presque nu de sa maison pour échapper à ce périlleux honneur. Moins scrupuleux, le consul Falcon conspira. Le sénat informait déjà contre lui ; mais une sédition éclata décidément au camp. En plein jour, trois cents soldats, chargés des pouvoirs de leurs camarades, sortirent l'épée au poing et se précipitèrent à travers les rues de la ville. Pertinax, prévenu, envoya au camp son beau-frère Sulpicianus, et, au-devant de ces misérables, Lætus. Le premier n'alla au camp que pour marchander l'empire avec les soldats ; et le second se détourna de son chemin pour éviter les assassins. Pertinax avait encore gardé au palais impérial, par pitié, quelques valets de Commode ; ceux-ci laissèrent passer les soldats, qui pénétrèrent jusqu'à la salle à manger, dite de Sicile. Pertinax, trahi, alla au-devant de la mort. Habitué à tenir tête aux soldats révoltés, cet énergique vieillard imposa quelque temps par son attitude et ses paroles aux prétoriens ; ils rentraient confus en eux-mêmes, quand un soldat tungrien, demi-gaulois, demi-germain, sortit des rangs, tira l'épée et en frappa l'empereur, en lui disant : Tiens, voici ce que les soldats t'envoient. Les autres l'imitèrent, laissèrent l'empereur mort sur les dalles, traversèrent de nouveau la ville avec des cris sauvages, rentrèrent dans le camp, fermèrent les portes et garnirent les remparts de machines défensives. Le peuple arriva trop tard au palais : les assassins étaient partis. Furieux, il alla jusqu'au camp pousser d'inutiles cris contre les remparts. Quant au sénat, qui perdait un père, qui redoutait de retomber sous un tyran, dit Hérodien, il n'eut pas même l'idée de s'assembler ; quelques-uns de ses membres mêmes se glissèrent hors des murs pour s'aller cacher dans leurs villas. Les prétoriens purent à leur aise faire un empereur chez eux.

Les soldats avaient, sous leur main, le beau-frère de Pertinax, Sulpicianus, qui était venu courtiser l'Empire auprès d'eux pendant qu'ils assassinaient son parent. Sa fortune n'était point très-liquide. D'ailleurs, on ne pouvait donner ainsi l'Empire au premier offrant. Deux officiers, Florianus et Aper, allèrent voir en ville s'ils ne rencontreraient point quelque amateur de l'Empire en état d'en donner meilleur prix, et surtout plus solvable. Ils trouvèrent justement, rôdant autour du sénat, dont les portes étaient fermées, le sénateur Didius Julianus, petit-fils du célèbre jurisconsulte Salvius Julianus, possesseur d'une fortune aussi considérable qu'était la science de son grand-père. Ils s'entendirent promptement avec lui et l'emmenèrent au camp. La scène fut des plus scandaleuses. Sulpicianus était dans l'intérieur ; on laissa Didius Julianus dehors, probablement pour que les compétiteurs ne s'entendissent point. Ils offrirent chacun leur prix, haussèrent leurs offres à l'envi ; les soldats, du haut des murailles, contrefaisant le cri et les formules des ventes à l'encan, vantaient la marchandise, excitaient la convoitise, encourageaient la générosité des deux enchérisseurs. Didius Julianus, pour en finir, doubla tout d'un coup la somme de Sulpicianus, et porta à vingt-cinq mille sesterces le prix promis à chaque prétorien. On lui tendit une échelle, pour qu'il entrât par-dessus les murailles. Là, il promit d'épargner au moins Sulpicianus, son compétiteur, et de faire l'apothéose de Commode ; le marché fut conclu, et l'Empire lui fut adjugé. il ne s'agissait plus que de faire boire cette honte au sénat et au peuple romain.

Ayant à leur tête les tribuns et les centurions, l'épée à la main et le bouclier tendu, comme s'ils allaient monter à l'assaut, les prétoriens introduisirent an milieu d'eux le nouvel élu dans la place, se dirigeant sur la curie. Le peuple encombrait les rues et les toits. Il accueillit les prétoriens et leur créature avec des huées : A bas le brocanteur ! A bas le parricide ! Mais, au sénat, les plus peureux avaient déjà pris leurs places. On vit bientôt les autres, de crainte sans doute qu'on ne les allât chercher chez eux, se glisser avec leurs robes sénatoriales à travers les soldats armés, et aller tout tremblants vers leurs sièges dans la curie. Il est triste de penser que le . stoïcisme, qui avait fourni de courageuses victimes sous les empereurs épicuriens, ne laissa point d'héritiers après le règne des Antonins. L'historien Dion Cassius, qui tenait de Pertinax la préture, ne manqua pas non plus de venir au sénat et d'y applaudir le discours impérial, qu'il trouva ensuite, dans son histoire, impertinent et ridicule. L'élection des prétoriens fut ainsi confirmée[2].

DIDIUS JULIANUS.

Le nouvel empereur était un riche épicurien, prisé surtout des parasites et des débauchés qui l'aidaient à manger sa fortune. Le corps du malheureux Pertinax gisait encore au palais impérial dans son sang, quand il y fit venir sa femme et sa fille, qui l'avaient poussé au trône. Malgré ce triste spectacle, il tenta de s'étourdir, donna à ses amis ordinaires un copieux festin, égayé par les danses de l'histrion Pylade, et passa une partie de la nuit à jouer aux dés. Mais le lendemain, quand il fallut faire l'empereur, le désenchantement et les difficultés commencèrent.

Le peuple ne s'était pas résigné aussi facilement-que le sénat. La première fois que Didius Julianus sortit pour rendre grâce aux dieux, il fut accueilli, ainsi que les prétoriens, avec des pierres. Le riche César tenta d'abord de lutter contre ce mauvais vouloir avec des arguments plus polis ; il fit jeter aux opposants des pièces d'argent et d'or : Nous n'en voulons pas ! nous n'en voulons pas ! cria le peuple, avec une magnanimité rare. Les prétoriens dispersèrent plus rudement la foule, pour qu'on achevât la cérémonie. Mais chaque sortie de l'empereur devint l'occasion de scènes semblables, bientôt même plus graves. Le peuple commençait à s'armer, et rendait coup pour coup aux prétoriens : le sang coulait. Didius Julianus, ayant conscience de sa honte, n'osait donner un ordre trop cruel aux soldats. Enfin dix mille Romains, un jour, mieux armés que de coutume, après avoir été dispersés dans quelques quartiers, se réfugièrent dans le grand cirque, s'y fortifièrent et provoquèrent les prétoriens à une bataille, pour décider des destins de l'Empire. C'était un spectacle nouveau. La retraite au grand cirque ne valait pas la retraite du mont Sacré. Il y avait là cependant quelque dignité. Mais, soit ordre de Didius Julianus, soit dédain de leur part, les soldats laissèrent le peuple se morfondre et supporter la faim pendant deux jours. Honteux de leur impuissance, ces Romains, dans un mouvement qui ne manque pas de grandeur, firent appel aux armées de la république qui défendaient au moins la frontière : tournés du côté du soleil levant, ils acclamèrent, avant de se disperser, le nom du général de l'armée d'Orient, Pescennius Niger.

Les savants et les jurisconsultes ont recherché quelquefois l'acte d'abdication authentique du sénat et du peuple romain, dans ce qu'on a appelé la loi royale. Vaines recherches ! Ni un gouvernement ni un peuple n'abdiquent par acte authentique ; ces faits s'accomplissent, mais ils ne se rédigent point. Est-il un acte d'abdication plus avéré que la lâcheté du sénat romain, traversant les rangs des soldats pour recevoir celui qui a acheté l'Empire ? est-il un plus douloureux acte d'impuissance que celui du peuple qui, dans un moment solennel, remet du moins ses droits antiques et le soin de venger sa honte à des généraux et à des armées dignes de ce nom ?

Malheureusement, les Romains ne s'accordaient pas même sur le général qu'ils voulaient opposer à Didius Julianus. On s'en aperçut le jour où le peuple assistait, avec l'empereur, sur l'une des grandes places de Rome, à un sacrifice solennel, à l'occasion du nouvel an. C'était par un ciel bleu et parfaitement pur, une de ces journées claires, transparentes, comme l'heureux climat d'Italie en a, même dans la saison d'hiver. L'attention du peuple n'était point à la terre, au sacrifice ; il dirigeait ses regards vers trois étoiles disposées en triangle auprès du soleil, et que la clarté plus mate de l'astre du jour, dans cette saison, laissait parfaitement distinguer. Les sénateurs eux-mêmes, qui n'osaient lever la tête en haut, de crainte d'offenser l'empereur, se risquaient au moins à surprendre en dessous, à la dérobée, dans ce phénomène, le présage de quelque événement funeste à Julianus. Les Romains avaient en vue les trois premiers généraux de l'Empire : Pescennius Niger, commandant de l'armée de l'Euphrate, en Asie ; Septime Sévère, commandant de l'armée du Danube ; et Claudius Albinus, commandant de l'armée de la Grande-Bretagne. Chacun d'eux venait en effet d'être proclamé par son armée. La malice des Romains n'était cependant pas sans mélange d'inquiétude. Cette compétition de trois candidats leur annonçait une guerre civile comme après la mort de Néron[3].

De ces trois généraux également vaillants et de renom, les deux plus éloignés de Rome, Pescennius Niger, en Orient, Claudius Albinus, en Grande-Bretagne, avaient un appui, l'un dans le peuple, l'autre dans le sénat. Né dans une médiocre condition, peu lettré, mais de haute taille et de belle figure, quoique fortement basané, et doué d'une voix sonore qu'on entendait à mille pas, bon militaire et bon administrateur, Pescennius était bien l'homme fait pour plaire à la multitude qui l'avait acclamé dans le cirque. Natif d'Adrumète, en Afrique, mais rattachant son origine aux Cesonius, ayant, malgré sa haute taille, la voix plus douce et le teint plus blanc qu'il ne convient à un homme, Claudius Albinus plaisait à l'aristocratie romaine autant par sa vie débauchée et son goût pour la petite et futile littérature, que par les flatteries qu'il adressait toujours à l'antique sénat. De pure origine africaine, né à Leptis, d'un chevalier, Septime Sévère n'avait d'appui que dans ses légions. Déjà mûri par l'âge, il était plus remarquable au moral qu'au physique. Dur pour les autres et pour lui-même, quelque peu farouche, sobre, actif, persévérant, il exerçait son métier de soldat avec passion et n'avait d'estime que pour les armes[4].

Ce fut sans doute à l'habileté qu'il eut de se conduire en vrai soldat, dans un gouvernement dont les soldats faisaient la principale force, que Septime Sévère dut de l'emporter sur ses compétiteurs. A Carnuntum, près de la frontière, il réunit les légions de l'Illyrie et les constitua en un corps délibérant, comme juges des destinées de l'Empire. Il leur rappela la mort douloureuse de Pertinax, la honteuse élévation de Didius Julianus, deux crimes commis par des soldats de parade. Sans cacher aux siens les rivalités qu'ils allaient trouver devant eux, il railla Pescennius, proclamé, dit-il, à Antioche, d'où il ne pouvait venir que des bouffons, et déclara adopter Claudius Albinus, pour l'endormir ; puis il leva son camp ; et, toujours à pied au milieu de six cents gardes, ne quittant sa cuirasse ni le jour ni la nuit, il descendit à marches forcées en Italie. Il comprenait que c'était sur le centre de l'Empire qu'il fallait mettre la main.

Pour résister à cette formidable armée, composée de barbares, grands corps sans beaucoup d'intelligence, dit Hérodien, mais qui obéissaient au premier mot, le faible Didius Julianus n'avait que les prétoriens, troupes recrutées en Italie, en Macédoine, en Espagne, et depuis longtemps déshabituées des fatigues de la guerre. Devant les plaisanteries du peuples et les secrètes espérances du sénat, il fit fortifier Rome et barricader les rues qui menaient au palais impérial. Les prétoriens rapprirent tant bien que mal l'usage oublié de leurs armes, et tirèrent des caves de l'amphithéâtre les éléphants, pour les dresser au combat, espérant effrayer avec eux les chevaux de l'armée sévérienne. L'empereur des prétoriens hésitait cependant. Le sénat qui, sur ses ordres, après avoir déclaré son audacieux adversaire ennemi public, l'associait ensuite à la puissance impératoriale, le prouvait assez. Septime Sévère profita de ces faiblesses pour vaincre sans combattre. Quelques-uns de ses centurions entrèrent déguisés à Rome, et, pratiquant les prétoriens, qui craignaient fort la lutte, leur persuadèrent de mériter leur grâce en sacrifiant leur élu. Il n'en fallut pas davantage ; les prétoriens envoyèrent quelques-uns d'entre eux tuer, au palais impérial, Julianus, qui demanda seulement le mal qu'il avait commis. Le sénat proclama tout d'une voix Septime Sévère empereur à sa place. Le lendemain, persuadés par leurs officiers, les prétoriens, en simple tunique blanche, avec un ceinturon et un petit poignard doré, comme lorsqu'ils accompagnaient les césars pour leur faire honneur, se rassemblèrent près d'Interamna, à huit milles de Rome, dans une plaine où Sévère les attendait. Pendant qu'ils se rangeaient autour du tribunal, les légions du Danube, sous les armes, opérèrent une conversion, entourèrent ces malheureux désarmés et baissèrent les piques. Alors Septime Sévère : Vous avez massacré un empereur, leur dit-il, et vendu l'Empire, vous méritez la mort ; je me contente de vous casser et vous ordonne de vous disperser et de vous éloigner de cent milles du centre de l'Empire. Quelques prétoriens se tuèrent de rage.

Après cette exécution, Septime Sévère n'entra dans Rome que pour s'emparer du gouvernement et se préparer à combattre également ses deux autres compétiteurs. Au sénat, il promit d'imiter Mare-Aurèle, fit confirmer l'adoption d'Albinus, et demanda qu'on le déclarât déchu de l'Empire s'il faisait mourir un sénateur sans le consentement de l'auguste corps. Au forum, il fit faire une splendide apothéose en l'honneur de Pertinax. Empereur, pontifes, sénateurs, chevaliers, soldats, peuple firent, autour d'un catafalque monumental et richement orné, de processionnelles évolutions. Mais en même temps Sévère s'assura comme otages des parents et enfants de ses compétiteurs et des gouverneurs de province ! Quand il vit ses soldats réclamer, en plein sénat, avec des menaces, la gratification qu'Octave avait donnée à ses armées, il leur accorda en pâlissant la moitié de ce qu'ils demandaient, et se hâta de les entraîner hors de Rome contre Pescennius Niger, en attendant le moment de détromper Albinus.

Les deux campagnes de Septime Sévère furent un modèle de vigueur et de célérité ; sa conduite un modèle de ruse. Laissant de côté la forte ville de Byzance, il prit terre près de Cyzique, en Asie, battit une première fois l'ennemi en Bithynie, passa à travers la trouée faite par un torrent gros de pluie aux fortifications des portes ciliciennes, et atteignit son adversaire dans la vallée d'Issus, sur le champ de bataille même où Alexandre avait autrefois rencontré Darius. Aussi heureux que le conquérant macédonien, il joua la douleur quand on lui apporta la tête de Pescennius, qu'il avait autrefois loué comme un compagnon d'armes[5]. De là il écrivit à Claudius Albinus, son frère bien-aimé et chéri, pour lui annoncer sa victoire et le conjurer de gouverner la république avec autant de zèle qu'il avait d'affection pour lui. Il lui envoya les compliments de sa femme Julia Domna, avec de beaux présents pour ses enfants, se donna ainsi le temps de châtier Antioche, de réduire Byzance, d'imprimer une salutaire terreur aux Parthes, aux Arabes, aux Arméniens, et alors commença à tenir un autre langage à Albinus.

Un jour que deux messagers de Sévère, venus d'Asie en Bretagne, demandaient à parler en secret à Albinus, celui-ci conçut tout à coup quelques soupçons ; il les fit saisir et leur arracha, par la torture il est vrai, l'aveu qu'ils étaient venus pour l'assassiner. C'était une déclaration de guerre ; Sévère le comprit et ne perdit point de temps. Il réunit encore une fois ses soldats sur la place du camp, leur dénonça l'ingratitude d'Albinus, le fit déclarer par eux ennemi public, et ramena ses troupes toujours dociles du fond de l'Asie en Europe. Encore à leur tête, infatigable sous un ciel glacé comme sous le soleil d'Orient, il arriva par les Alpes pennines dans la vallée du Rhône, tandis qu'Albinus, avec les légions de Bretagne et de Gaule, descendait de son côté la Saône. Ce fut dans le delta que forment ces deux grands cours d'eau avant de se réunir, que se décidèrent encore les destinées de l'Empire.

Le sénat et le peuple restèrent dans une morne attente. A la nouvelle de quelques petits succès remportés par les lieutenants d'Albinus sur ceux de Sévère, le sénat se hasarda à louer les talents littéraires d'Albinus et à accorder les grands honneurs à Claudius Celsinus, son frère. Je me réjouis, pères conscrits, écrivit Sévère au sénat, des motifs qui vous font préférer Albinus à moi. Je n'avais nul droit à votre faveur. J'ai délivré Rome, je vous ai sauvés de la tyrannie ; mais vous préférez un Adrumétain qui tranche du patricien. Pourquoi n'avez-vous pas accordé aussi le triomphe sur moi à ce plagiaire du conteur Apulée ? Depuis lors, les sénateurs, dit Dion Cassius, ne soufflèrent mot. Quant au peuple, un jour, il était rassemblé dans le grand cirque ; les cochers avaient six fois déjà lancé leurs chars dans la carrière, rasé la borne, et il restait muet sans battre des mains, n'ayant nul souci des bleus ou des verts. Tout d'un coup, dans l'intervalle de deux courses, après une rumeur qui allait croissant, on entendit pousser ces cris : Jusqu'à quand endurerons-nous donc tant de misères et serons-nous foulés par les luttes des soldats ? Puis, après un instant de silence, un autre cri d'enthousiasme suivit cette plainte douloureuse : Gloire et félicité au peuple romain et à la cité de Rome, reine et déesse immortelle ! et les spectateurs battirent des mains à renverser les murailles de la ville. J'étais, dit Dion Cassius, au cirque, où le consul, un de mes amis, m'avait invité, et je puis bien dire que ce cri, jeté tout d'une voix par des milliers de bouches, parut l'effet d'une inspiration divine et comme le refrain d'une chanson apprise, entonnée par un immense chœur d'hommes.

A quelques jours de là, Septime Sévère annonça sa victoire au sénat et au peuple, en envoyant la tête d'Albinus à Rome, avec ces mots : C'est ainsi que je punis qui m'offense[6].

SEPTIME SÉVÈRE.

Rome connaissait le maitre que la fortune des armes lui donnait. L'ambition de Sévère ne datait pas de la veille. Enfant, il aimait à faire porter aux enfants, devant lui, des haches et des faisceaux. Il les rangeait à l'entour et les jugeait. D'une éducation assez libérale, il n'avait conservé que le goût de la lecture de l'histoire ; et, parmi les histoires, c'était celle des guerres civiles qu'il préférait. Superstitieux, il épousa la Syrienne Julia Domna, parce qu'une prédiction promettait à celle-ci un roi pour époux. Après avoir été avocat du fisc, il se fit soldat et devint le premier général de son temps. Les talents politiques ne lui manquaient pas plus que les talents militaires. Brave, sobre, infatigable en campagne, il était secret, soigneux, patient et opiniâtre dans les affaires, l'homme de ses noms, dit Spartien, Pertinax et Severus. Il avait quelque chose d'Annibal, auquel il fit élever des statues jusque dans Rome ; et la foi punique, chez lui, était accompagnée d'une violence tout africaine. En voyant, à la bataille de Lyon, tomber son .adversaire Albinus, il lança son cheval sur lui pour l'achever. La ville de Lyon fut livrée au pillage des soldats pour avoir suivi le parti contraire. Septime Sévère avait jeté le masque ; il était maintenant lui-même.

L'entrée de Septime Sévère dans Rome, dit l'historien Spartien, fut cette fois odieuse, terrible. Le premier des empereurs, il franchit les portes de la ville en habit de guerre, à la tête de ses troupes. Son discours au sénat fut bien différent de celui qu'il avait tenu après sa victoire sur Didius Julianus. Il commença par louer la rigueur dont Marius et Sylla avaient usée, et blâmer l'indulgence de César et de Pompée, cause de leur perte ; il passa de là à l'apologie de Commode, que les sénateurs, selon lui, avaient injustement noté d'infamie, comme s'ils ne menaient point eux-mêmes, pour la plupart, une vie plus déshonnête et plus infâme : Mais, ajouta-t-il, il s'escrimait, direz-vous, contre les gladiateurs ; il tuait de sa propre main les bêtes dans l'arène. Pourquoi donc avez-vous acheté ces boucliers, ces casques d'or dont il faisait usage ? Que fait cet appareil d'amphithéâtre entre vos mains. Il revint de là à l'éloge de Marc-Aurèle, mais pour couvrir de la gloire du père son indigne fils, pour en faire un demi-dieu, et annoncer sa prochaine apothéose. Les faits répondirent aux paroles. Spartien nous apprend que quarante-quatre sénateurs périrent dès son arrivée, sans aucune forme de procès ; tous consulaires, anciens préteurs, hommes de noblesse et quelques-uns de mérite, la plupart n'étaient coupables que d'avoir formé des vœux contre lui. Sévère ne s'assura même pas par là l'excuse d'avoir voulu commettre ses cruautés tout d'un coup, pour n'être plus obligé d'y revenir, ainsi que Machiavel le conseillait plus tard au Prince. Longtemps encore après, il poursuivait, en traversant les provinces, les partisans de ses adversaires morts, faisant, comme s'exprime énergiquement Tertullien, grappillage de meurtre après vendanges. Pendant tout son règne, un mot, un silence, une pensée indiscrète, un présage même, furent un arrêt de mort ; ce n'était point seulement politique chez Septime Sévère, mais cruauté naturelle : Que feriez-vous à ma place ? s'écriait en demandant grâce un suppliant. — Je subirais sans me plaindre, dit-il, ce que tu vas subir.

Arrivé au pouvoir contre les vœux du sénat et du peuple romain, et, le premier de tous les césars, avec le seul appui de ses armées, Septime Sévère établit l'empire militaire. En se faisant adopter comme fils posthume de Marc-Aurèle, sans craindre de se donner Commode pour frère, il n'eut pas la prétention de ramener le régime des Antonins. Ceux-ci, par leur manière d'agir, sinon par leurs lois, avaient rendu quelque considération au sénat et montré quelque condescendance pour l'opinion du peuple. Septime Sévère rompit avec cette tradition et étala franchement le despotisme militaire que le fondateur de l'Empire et plusieurs de ses successeurs avaient réussi souvent à dissimuler. Le vice essentiel de l'Empire, on l'a remarqué, c'est qu'il n'avait pas d'institutions. Le pouvoir impérial, isolé en quelque sorte au milieu de la société, n'avait d'autre valeur que celle qu'il pouvait tirer du mérite personnel du prince, d'autre force que celle que lui prêtaient les armées. Les souvenirs ou les débris d'influence que le sénat et le peuple avaient gardés de la république, servaient seuls parfois de contrepoids au pouvoir du prince, quand il voulait bien condescendre à les ménager. C'est ce qui avait adouci quelquefois le pouvoir impérial. Après la victoire qu'il avait remportée sur des compétiteurs appuyés par le sénat et par le peuple, Septime Sévère déchira les voiles : Traitez bien le soldat, dit-il bientôt à ses fils, et moquez-vous du reste. Le peuple de Rome commença à tomber en effet dans le mépris qu'il avait pressenti, et fut heureux de conserver encore des distributions et des jeux. Le sénat, rempli de créatures venues d'Afrique et d'Asie, laissa l'empereur nommer tous les magistrats dans les provinces sénatoriales ou impériales, faire les lois, et rendre les jugements, sans prendre ses conseils. Privé de toute part à la puissance administrative et législative, il tomba même dans une servilité dont Dion Cassius nous rapporte un triste exemple. Un certain Apronianus était accusé dans le sénat d'avoir consulté les devins pour savoir s'il arriverait à l'Empire. Le rapporteur de l'affaire lisait les dépositions ; quand il dit qu'un témoin avait vu auprès d'Apronianus, pendant la cérémonie, un sénateur chauve, tous les sénateurs, même ceux qui avaient des cheveux, portèrent instinctivement une main à leur tête, et de l'autre, commencèrent à se désigner entre eux à voix basse. Aussitôt que le rapporteur ajouta que le sénateur portait à sa robe une bande de pourpre, tous se tournèrent vers Marcellinus, alors édile. Faites entrer le témoin, dit Marcellinus, en descendant hardiment au milieu de la salle, nous verrons s'il me reconnaîtra. Le témoin entra, fit le tour de la salle. Les sénateurs dérobaient comme ils pouvaient leur calvitie, et étalaient leurs robes sans pourpre ; mais comme le délateur ne faisait point attention à Marcellinus au milieu de la salle, un Sebennius, plus lâche que les autres, désigna de l'œil et perdit le malheureux édile.

En se faisant despote, Sévère ne prit cependant point, comme Caligula ou Néron, une sinécure. Rien de plus recommandable que l'emploi de sa journée, quand le soupçon ou le souvenir des guerres civiles ne venait point la gâter. Un peu avant le jour, il se levait, faisait une petite promenade, puis admettait ses conseillers privés, pour expédier en commun, avec lucidité et promptitude, les affaires. De là, il passait au tribunal où il jugeait les procès, toujours rigoureux mais juste, excepté lorsqu'il croyait son autorité ou celle de ses enfants menacée ; car alors, le moindre soupçon suffisait pour lui faire sacrifier même un ami, quitte à nier après, en véritable Africain, qu'il eût prononcé la condamnation. La matinée remplie par ces occupations, il se livrait aussi longtemps que possible à l'exercice du cheval, lorsque la goutte le lui permettait. Il fallait le voir alors, avec sa tête blanche presque toujours découverte, et sa barbe également blanche, sa taille droite encore et sa figure imposante, dompter même son mal par la violence de l'exercice, comme il avait dompté l'Empire par ses vengeances. A deux heures de l'après-midi, il s'asseyait avec sa femme et ses enfants à une table frugale ; car son genre de vie comme ses mœurs étaient graves. Après ce repas, il donnait encore des audiences particulières ; puis il lisait debout les auteurs latins et grecs qu'il préférait, en attendant le repas du soir, pris avec un petit nombre d'amis et de familiers ; les jours de fête, seulement, il donnait à un plus grand nombre de somptueux festins.

Les amis et les compagnons (comites et amici) de Septime Sévère n'étaient que des hommes utiles, des hommes de gouvernement, militaires et jurisconsultes pour la plupart, avec quelques lettrés. Ils remplirent son conseil, qui remplaça de plus en plus le sénat amoindri, et fit auprès de lui un véritable service administratif et législatif. Les jurisconsultes y furent les plus influents ; et ce fut un bien. La jurisprudence romaine était alors arrivée à son apogée. Le privilège dont les jurisconsultes jouissaient depuis Auguste, de donner des décisions obligatoires pour les juges, l'habitude où ils étaient de remplir les plus hautes fonctions de l'ordre judiciaire, la simplicité des lois romaines, qui se contentaient de poser les principes premiers et laissait à la doctrine le soin d'en déduire les conséquences, enfin la hauteur morale de vues, et surtout la rigoureuse méthode logique que le stoïcisme enseignait à ses adeptes, faisaient atteindre alors le droit romain à sa perfection, et composaient du corps des jurisconsultes l'ensemble le plus distingué. Papinien, qu'on appelait l'asile du droit, le trésor de la doctrine légale, était le plus actif des membres du conseil de Sévère, en attendant qu'il devint son préfet du prétoire ; sous ses ordres, Paulus était chef de la mémoire et Ulpien chef des requêtes, en attendant qu'ils lui succédassent. On a reproché à cette grande école des jurisconsultes d'avoir contribué à consolider le gouvernement absolu des empereurs. Gaius avait dit en effet déjà sous Marc-Aurèle, que la constitution du prince est ce que l'empereur établit par un décret, un édit ou une lettre, et qu'il n'est pas douteux que cela ne tienne lieu de loi, puisque l'empereur lui-même a reçu l'empire par une loi. Bientôt Ulpien écrira que la volonté du prince a force de loi, puisque le peuple lui a conféré tout son pouvoir avec la loi royale, qui a été rendue au sujet de son empire[7]. Mais quels services civils ne rendirent pas aussi à tous les jurisconsultes, s'ils confirmèrent le pouvoir dans la voie du despotisme où il s'était engagé. En contribuant à centraliser tous les pouvoirs entre les mains de l'empereur, ils donnèrent plus d'unité à l'administration et à la justice. La juridiction, qui passa des magistratures anciennes aux magistratures de création impériale, devint plus régulière. L'appel du magistrat inférieur arriva au magistrat supérieur, et en dernier ressort, devant l'empereur ou le préfet du prétoire. Les correcteurs remplacèrent en Italie les juridici. Le pouvoir des sénats municipaux, corps souvent aristocratiques, diminué, sans être trop amoindri, passa aux gouverneurs, protecteurs des humbles et des petits. Tout tendit à se niveler dans les provinces ; le droit des gens et le droit romain se pénétrèrent, pour se perfectionner l'un l'autre. On compte, sous Septime Sévère, cent quatre-vingt-neuf constitutions impériales. Presque toutes continuent dans le même sens l'amélioration sociale et la réforme civile, commencées sous les Antonins, comme le prouve entre autres la révision des lois Julia et Pappia Poppæa. Il faut faire encore honneur à ce gouvernement d'avoir aboli les frumentaires, agents secrets et trop efficaces des délateurs, dans la police impériale. Mieux valait encore une dure compression.

En donnant plus d'unité au pouvoir politique et à la législation civile, Septime Sévère n'évita cependant point de tomber dans les inconvénients du régime qu'il inaugurait, c'est-à-dire de faire aux soldats des concessions dangereuses, même pour l'Empire. Il porta de dix à trente mille le nombre des prétoriens chargés de contenir Rome ; et il ordonna que désormais cette garde privilégiée se recruterait parmi les meilleurs soldats de toutes les autres légions. Ceci n'était point un mal. La jalousie qui existait entre l'armée prétorienne et les autres armées fut ainsi diminuée. Rome, il est vrai, qui avait jusque-là vu dans ses gardes, pris seulement en Italie, en Grèce ou en Espagne, presque des compatriotes, regarda d'assez mauvais œil ces Pannoniens, ces Gaulois, ces Germains, barbares étrangers, chargés de veiller sur elle. Mais c'était justice que tous arrivassent à cet avantage, puisque c'en était un. La solde régulière de toutes les troupes fut élevée considérablement ; les gratifications furent augmentées à chaque année nouvelle du règne, comme pour intéresser les soldats à la conservation de l'empereur. Les soldats, partageant même avec les chevaliers le droit de porter l'anneau d'or, formèrent désormais comme l'élite de la nation. Ce qui fut beaucoup plus grave pour le maintien de la discipline, on remplaça le biscuit de campagne par la viande, le vinaigre par le vin ; on bâtit des portiques, des bains dans l'enceinte des camps ; le soldat enfin put y tenir ménage, garder près de lui sa femme et ses enfants. Sur la frontière, aux portes de Rome, on ne vit plus des camps, mais comme des villes de soldats ; ce ne fut plus une armée que les empereurs nourrirent, entretinrent, pour garder l'Empire ou le contenir. mais une nation dans la nation, nation privilégiée avec des droits politiques, quand l'Empire même en était dépourvu. Sévère, en effet, avait déjà donné l'exemple de transformer ses armées en corps délibérants, lorsqu'il les constitua juges de ses querelles. Ce fut devant elles encore, et avec leur assentiment, qu'il proclama césars et associa à sa puissance Caracalla et Geta, ses fils, au milieu d'une campagne en Orient, sans se soucier de la confirmation du sénat, qui vint comme par surcroît.

Sévère ne fut cependant pas, dit avec raison M. Amédée Thierry, un corrupteur vulgaire des soldats. On ne le vit point, comme tant de méprisables empereurs, les Commode, les Domitien, les Néron, soudoyer le dévouement des prétoriens pour tenir Rome et le sénat sous sa main. Ce rôle de chef de bandits pesant sur une population désarmée lui et paru indigne. Il chercha à honorer le métier de soldat, à rendre les armes glorieuses en leur subordonnant la toge. A peine maitre de l'Empire, n'ayant plus de compétiteurs à vaincre, il partit encore pour l'Orient où, pendant trois ans, il ne déposa ni la cuirasse ni l'épée, poursuivit les Arabes dans leurs déserts, les Parthes au delà du Tigre, prit Séleucie, Ctésiphon, conquit un instant l'Arabie Heureuse et la Mésopotamie. Il ne voulait point, dit un de ses historiens, paraître triompher seulement du sang romain et des guerres civiles. Ces succès cependant furent plus brillants que solides, Sévère montra plus de bonne volonté qu'il n'acquit de vraie gloire ; il n'y gagna même pas l'avantage qu'il cherchait de garantir la discipline militaire contre ses propres faveurs. Il eut la douleur de voir commencer la décadence des armées romaines, avec l'inauguration de l'empire militaire. Il n'y avait eu jusque-là que de l'insubordination dans les armées, et des rivalités de corps entre elles ; il y eut maintenant relâchement général, lutte d'arrogance et de désordres. Le vainqueur de Pescennius Niger fut obligé d'écrire à Celsus, gouverneur des Gaules, ces paroles significatives : Il est honteux pour nous de ne pouvoir imiter la discipline militaire de ceux que nous domptons les armes à la main. Vos soldats courent çà et là ; vos tribuns se baignent au milieu du jour ; leurs salles à manger sont des tavernes, leurs chambrées des mauvais lieux ; ils ne font que danser, boire et chanter. Verrait-on tout cela, si nous avions conservé le moindre souvenir de l'ancienne discipline ? Corrigez d'abord le tribun, puis le soldat : tant que vous le craindrez, il ne vous craindra pas. L'exemple de Niger a dd vous apprendre que le soldat ne craint que les chefs auxquels il n'a rien à reprocher[8].

Le gouvernement de Sévère rétablit la tranquillité et ramena la prospérité dans les provinces. Il fit même beaucoup pour elles. Mais cet empereur, qui avait à se plaindre de l'Italie et des provinces d'Europe, dirigea de préférence ses faveurs sur l'Afrique et sur l'Asie. Il sembla prendre sous son patronage la race sémitique. L'Afrique le regardait comme un dieu. Il fonda en Syrie la fameuse école de droit de Béryte. C'était pour lui comme une politique de famille ; sorti du sang punique, il avait pour femme, en Julia Domna, une savante syrienne. Sous lui et sous ses enfants, la Syrie atteignit son plus haut point de prospérité. C'est grâce à ces dispositions sans doute qu'il protégea assez longtemps, au dire même de Tertullien, les chrétiens comme les Juifs. Non-seulement, dit-il, il ne persécuta point des hommes et des femmes distingués qu'il savait être de cette secte, mais il les honora de son estime et les sauva des fureurs populaires. Les apologies de Tertullien et de Félix eurent elles de l'effet sur lui ? Cependant, en homme de gouvernement, Sévère n'aimait point les sociétés secrètes et les troubles que produisait la propagande. C'est pourquoi il rendit enfin un édit qui interdisait la conversion, et qui, malheureusement, occasionna quelques vives persécutions[9]. Le premier, il concéda à la ville d'Alexandrie le droit d'avoir un conseil municipal et de s'administrer elle-même ; on lui reproche seulement d'avoir, par ressentiment, favorisé Perinthe à la place de Byzance, et Laodicée à la place d'Antioche.

En admirant les monuments et les routes que les Romains nous ont laissés, il ne faut pas se faire une idée exagérée de la sécurité des provinces. Sous ce gouvernement, il y avait des années pour défendre les frontières et contenir les peuples, peu ou point de ce que nous appelons police ou gendarmerie pour protéger les personnes et les intérêts privés. Le gouvernement romain avait, à cet égard, le mépris de la vie humaine et des fortunes particulières, ou l'incurie qu'on rencontre également dans les vastes espaces de l'Amérique. Le règne d'un des plus habiles administrateurs nous en offre, entre plusieurs autres, un exemple particulier à l'Italie, au centre même de l'Empire. Un brigand, du nom de Bulas, à la tête de huit cents hommes, infesta pendant plusieurs années la roule de Brindes à Rome, et déjoua, au milieu des gorges et des défilés des Apennins, toutes les poursuites. Il connaissait tous les arrivages de navires à Brindes, et tons les transports de Brindes à Rome. Il bravait audacieusement le gouvernement. Un jour il se présenta, à Rome, comme préfet de la ville, au geôlier de l'amphithéâtre, et se fit livrer par lui deux de ses compagnons faits prisonniers, et qu'on destinait aux bêtes. Un autre jour, en rase campagne, il offrit à un centenier romain qui le cherchait, à la tête d'une petite troupe, de lui livrer ce chef de voleurs ; il l'entraîne donc au milieu de ses gorges, puis, sur un signe, le fait entourer par ses soldats, parait alors sur un tribunal, en costume de magistrat romain, condamne le centenier et les siens à avoir la tête et la barbe rasées, et les envoie dire à l'empereur Sévère de mieux nourrir ses esclaves, s'il ne veut pas qu'ils brigandent sur les grandes routes. Pris enfin dans un guet-apens qui lui fut tendu par une femme, et amené devant le préfet du prétoire, qui lui demandait pourquoi il s'était fait brigand : Pourquoi, lui répondit-il, es-tu préfet du prétoire ? C'est la réponse du petit comte de Périgord à Hugues Capet ; mais Bulas est plutôt l'ancêtre du brigand de l'Italie moderne.

Fondé franchement sur la force militaire pure, et aux mains d'un des plus intrépides soldats, l'Empire ne fut ni plus sûr ni plus fort. Sévère ne fut pas à l'abri des périls que ses plus faibles prédécesseurs avaient courus. Il n'y a de solide dans les monarchies que les institutions monarchiques.

Septime Sévère avait aussi son préfet du prétoire. C'était Plautien, sénateur et préfet, deux dignités jusqu'alors séparées ; plus riche que la famille impériale, ce compatriote du nouvel empereur finit par être tout, dans l'empire et au palais, comme dans l'armée. Il gourmandait, jusque chez elle, Julia Donna, la femme de Sévère, Grecque-syrienne qui tenait réunion de rhéteurs, de poètes et de beaux esprits grecs et asiatiques. Il déployait plus de faste et d'orgueil que le sobre Septime Sévère ; quand il sortait en litière, des licteurs empêchaient les passants de lever les yeux. On élevait déjà plus de statues au ministre qu'au souverain ; on ne se cachait point pour dire que Plautien était l'empereur et Sévère son officier. Septime Sévère avait juré que le ciel tomberait plutôt qu'il ne fit mal à son favori. Un jour l'empereur oublia son serment, et fit abattre à Rome quelques statues du nouveau Séjan. Rome et les provinces crurent le favori perdu. Un gouverneur de Sardaigne faisait renverser déjà les statues de Plautien, dressées dans son gouvernement ; il paya ce zèle de l'exil. Plautien fut plus puissant que jamais. Il donna sa fille, Plautille, avec une dot qui dit suffi à quarante reines, au fils aîné de Sévère, à Bassien, qui n'en voulait point ; il obtint, ce qui avait été refusé à Séjan, d'entrer dans la famille de l'empereur. Heureusement, Julia Domna veillait plus que Sévère. En haine de Plautien, elle excita son fils contre Plautille, d'ailleurs fière et insolente comme son père. Le fils aîné de Sévère n'avait que trop de pente à suivre ses passions. Il maltraita Plautille ; il menaça son beau-père. Quand il serait le maître, il se débarrasserait bientôt, disait-il, du joug que son père et lui subissaient. La discorde renaissait au palais comme sous les premiers césars. Sévère, qui avait terminé trois guerres civiles, ne pouvait plus gouverner sa maison. Déjà Plautien, comme tous les autres préfets di prétoire, prenait ses sûretés. Un soir, un tribun des prétoriens, Saturnin, et deux autres, se présentent au palais impérial, demandent à parler à Sévère, et se jettent à ses pieds : Plautien, disent-ils, les a envoyés contre lui pour le tuer ; et ils lui montrent l'ordre écrit de la main du préfet du prétoire. Septime Sévère n'en veut rien croire ; il pense que c'est une ruse de son fils Bassien, présent à cette scène. Qu'on fasse chercher Plautien sur l'heure, reprend celui-ci, on verra bien la vérité. Plautien arrive ; confronté avec les dénonciateurs, il repousse leurs accusations comme des calomnies. Sévère balançait, quand Bassien, soulevant la tunique du préfet du prétoire, s'écria : Pourquoi venir à cette heure, cuirassé, comme dans la maison d'un ennemi ? et tirant son poignard, il se jeta sur son beau-père ; les gardes, qui étaient là, ne lui laissèrent pas le temps de commettre un meurtre et se chargèrent eux-mêmes de la mort de Plautien. Le lendemain, au sénat, Sévère déclama contre l'ambition qui ne sait jamais se contenter, et fit condamner la mémoire de celui qu'il avait tant affectionné. Pour plus de sûreté, il divisa ensuite la préfecture du prétoire, et en donna les fonctions civiles au célèbre Papinien[10].

Les dernières années de Septime Sévère furent empoisonnées, comme celles d'Auguste et de beaucoup d'antres empereurs, par la difficulté qui pesait toujours sur cette monarchie mal constituée : par la transmission du pouvoir. Septime Sévère avait souvent reproché à Marc-Aurèle d'avoir laissé son fils Commode arriver à l'empire. Pour lui, il avait deux fils, Bassien et Geta ; il les avait associés successivement tous les deux à l'empire, et il espérait, en leur faisant partager le trône, maintenir entre eux la concorde et garder d'autant mieux l'empire à sa famille. Malheureusement, ils étaient d'humeur fort différente et donnèrent promptement au palais le spectacle de leurs désordres. Le père, qui faisait de l'histoire sa lecture favorite, s'épuisa à leur citer les exemples funestes des frères ennemis, et à leur réciter les discours de Philippe III de Macédoine ou de Micipsa à leurs fils. Il pensa enfin les arracher à ces discordes, en leur donnant les exercices et les occupations d'une guerre ; et il les entraîna au bout de l'empire, en Grande-Bretagne, contre les Calédoniens. Cette dernière expédition fut pour lui pleine de mécomptes.

L'empereur, dans cette campagne, ne retrouva ni son ancienne ardeur, ni ses légions d'autrefois ; il se vit avec douleur obligé de ramener sa frontière en arrière, en élevant une muraille, en deçà de celte du pacifique Adrien. Tourmenté de la goutte, il ne pouvait plus conduire ses soldats qu'en litière. Le jeune Bassien profita des souffrances paternelles pour tourner le vieux soldat en ridicule, détacher de lui les légionnaires, et conspirer peut-être contre son père, afin d'hériter seul de lui. Dans une marche, le jeune homme aurait dégainé tout à coup ; l'épée à la main, il se précipitait sur l'empereur, quand un cri de ceux qui n'étaient point prévenus l'arrêta. Le vieil Africain fit faire halte et forma un tribunal ; le préfet du prétoire, Papinien, la justice même, était à côté de lui. Malheureux, dit l'empereur à Bassien, tu n'as pas la patience d'attendre la fin de ce misérable corps ! eh bien ! si tu le crois utile, frappe maintenant, en présence de tous ; ou, si tu n'oses essayer une seconde fois de tremper tes mains dans le sang de ton père, ordonne au préfet du prétoire de frapper, pour que ma mort ait l'apparence du moins d'un jugement légitime. Après cette sortie, sa cruauté se réveillant, Sévère fit égorger quelques soldats ; les autres demandaient grâce : Vous le voyez, s'écria-t-il, c'est la tête, ce ne sont pas les pieds qui commandent. Il eut quelque temps la pensée de sacrifier Bassien au bien de l'empire. Le sentiment paternel l'emporta encore dans cette âme si cruelle ; et l'empire n'eut point son Brutus, comme la république.

Épuisé par ces violentes scènes, Septime Sévère se sentit bientôt près de sa fin. Sa mort fut pleine de mélancolie et de gravité. J'ai été tout, disait-il, et tout n'est rien. Avait-il deviné la fragilité de sa restauration impériale ? En regardant l'urne qui devait renfermer ses cendres : Voilà donc, répétait-il, où tiendra celui que n'a pu contenir l'univers. Se souvenait-il, au lit de mort, de tant de sang versé, en effet, pour un si mince résultat ? Ce sentiment de la vanité des choses décelait encore son origine sémitique. Il fit venir une dernière fois ses fils : J'ai trouvé, leur dit-il, la république en bien mauvais état ; je remets entre vos mains un empire solide si vous vous conduisez bien, chancelant si vous agissez mal. Quelques heures avant sa mort, on vint lui demander le mot d'ordre : Travaillons ! répondit-il[11].

 

 

 



[1] Capit., Pertinax, 1-9. Hérodien, 2 ; Dion, LXXIII.

[2] Spart., Did. Jul., Alb., et Pescen. Nig., Dion, LXXIII. Hér., 2.

[3] Dion, LXXIV, Spart., Did. Jul., 19.

[4] Hist. Aug. Nig., Alb. et Sept. Sévère.

[5] Spart., Sept. Sev., 2-6. Hér., 2. Spart., Nig., 6-12.

[6] Dion, LXXV. Spart., Sev., 16, 17.

[7] Gaius, Inst., l. I, § v. — Ulp., Dig., l. I, tit. lIr, § 1. — Comp. l'excellent Traité des actions, de M. Bonjean, 1er vol.

[8] Dion, LXXVII ; Spart., Sév., 14, 15. Niger, 3. Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'adm. rom., vol. II, c. I.

[9] Tert., da Scap., c. IV et V. Spart., Sév., 17. Eus., Hist. eccl., l. VI, c. VII.

[10] Spart., Sév., 14, 18. Dion, LXXV. Hér. 3.

[11] Spart., Sév., 18-29. Dion, LXXVI. Hér., l. c.