LES EMPEREURS ROMAINS

DEUXIÈME PARTIE. — L'EMPIRE LIBÉRAL

VI. — COMMODE. - (180-191 ap. J.-C.).

Le règne de la terreur et de l'amphithéâtre.

 

 

S'il est un fait qui compromette singulièrement la valeur politique de l'empire romain, c'est la brusque interruption da siècle heureux et grand des Antonins, par un règne où le honteux le dispute à l'effroyable. Après cent années de bonheur et de paix, on quitte une série de princes dont trois sont admirables, pour tomber sans transition, et comme sans cause, dans un prince pour lequel les épithètes d'ignoble et d'atroce ne sont point trop fortes. A quoi attribuer cette étonnante chute ? Un changement de souverain ne suffit pas pour en rendre compte. Le défaut d'institutions monarchiques régulières, l'absence de garanties politiques capables de soutenir le pouvoir en même temps que de le contenir, et d'assurer sa durée en le limitant, peuvent seuls l'expliquer. On est en droit de reprocher à Trajan, à Antonin, à Marc-Aurèle, de n'avoir point voulu ou de n'avoir point su faire passer leurs qualités, par de bonnes institutions, dans le régime de l'empire, en changeant le fait en droit, en transformant une usurpation privée, renouvelée de règne en règne, en une institution d'État, en faisant en un mot de la royauté une dictature véritable. Les institutions sont pour les bons princes autant d'aides, de secours, d'encouragements qui les rendent meilleurs ; pour les mauvais, elles sont des limites, des obstacles qui les arrêtent ou les réforment. On pouvait utiliser les souvenirs du sénat romain en sachant en assurer le recrutement et les droits ; les débris d'institutions vieillies en Grèce ou en Asie, prématurément interrompues ou incomplètes en Gaule ou en Espagne, pouvaient être rajeunies ou refondues. Il y avait peut-être là les éléments d'une constitution à la fois centrale et provinciale, qui eût fait de l'empire romain une monarchie. Les Antonins se sont contentés d'être grands par eux-mêmes. Leur gloire en est amoindrie ; leur siècle se termine mal ; après Marc-Aurèle vient Commode.

Les Romains ne voulaient point croire qu'un pareil fils fût né d'un tel père ; ils aimaient mieux penser, sans y être assez autorisés peut-être, que Commode devait sa naissance aux goûts peu relevés que la femme de Marc-Aurèle avait pour les histrions et les gladiateurs. Marc-Aurèle n'en donna pas moins tous ses soins à l'éducation de ce fils. Il le fit instruire par des maîtres choisis dans tous les exercices de l'esprit et du corps. Mais l'enfant parut avoir de bonne heure un goût et une aptitude plus prononcés pour ces derniers. S'il ne profita pas beaucoup des leçons des philosophes et des rhéteurs, il excella dans l'escrime que lui enseignèrent les gladiateurs thraces, et dans l'usage de l'arc et de la javeline que lui apprirent ses maîtres parthes et maures. On remarqua de bonne heure en lui l'instinct de la cruauté. A l'âge de douze ans, il voulut faire jeter au feu un étuviste qui lui avait servi son bain trop froid. Marc-Aurèle parait s'être efforcé de relever cette âme naturellement basse par la familiarité précoce des nobles et grandes choses. Il lui fit revêtir très-jeune la robe virile, le promut avant l'âge aux dignités de la république, l'associa à quinze ans au titre de césar, d'auguste, et à la puissance impériale. Il l'entoura de graves et nobles personnages, l'entraîna avec lui dans ses voyages à travers l'Asie, dans ses expéditions au delà du Danube ; il l'associa même à ses triomphes, pour lui donner un avant-goût de la gloire. Rien n'y fit. Commode, le premier des empereurs nés dans la pourpre, porphyrogénètes, comme on disait plus tard, n'était point fait pour elle. On remarque que des princes, nés sur les degrés du trône, ont souvent des instincts d'autant plus bas, qu'ils sont entourés de plus de distinctions et de grandeur. E semble que saturés de ce spectacle et las de cette familiarité, ils trouvent un goût plus âcre et plus piquant, par amour du nouveau et du contraste, aux choses viles et aux compagnies mauvaises. Tel fut le jeune Commode. Il aimait à échanger sa pourpre contre des habits de cocher, à hanter les écuries impériales et les mauvais lieux, à frayer avec les bretteurs, avec les valets, à maquignonner les beaux chevaux et les belles femmes, à se rouler dans la fange et dans la débauche. Son père voulut éloigner de lui la compagnie de ces instituteurs de cour et de ces corrupteurs de bas étage. Commode se fâcha, pleura, tomba malade ; le père eut la faiblesse de rendre son fils à sa compagnie.

Avant de mourir, Marc-Aurèle avait composé de ses parents, de ses amis, de ses officiers les plus dévoués, une sorte de conseil de famille pour le nouvel empereur, âgé de dix-huit ans. Malheureusement ce ne pouvait être un conseil de régence qu'il instituait au-dessus, ou à côté de Commode : c'étaient seulement des tuteurs et curateurs privés qu'il donnait à un homme privé. Pompeïanus, gendre de Marc-Aurèle, Salvius Julianus, fils du célèbre jurisconsulte, les deux Quintiles, frères alors célèbres par leur amitié, que Marc-Aurèle avait toujours associés dans les dignités et les magistratures, enfin les deux préfets du prétoire mêmes, étaient impuissants contre l'empereur, seul maître. Ils imposèrent à peine un jour à Commode. Sur leur conseil, il se montra au tribunal, au milieu du camp, et débita passablement le discours qu'on lui avait fait. Les vertus de son père, la commune affection dans laquelle celui-ci avait confondu les soldats et son fils, qu'il leur avait souvent montré sur ses bras en l'appelant son jeune compagnon d'armes, en firent le principal ornement. Arrivé par la naissance à l'empire, Commode revendiqua des droits particuliers à l'affection et à l'appui des soldats. Cette cérémonie achevée, désirant échapper aux périls de l'épidémie, il recula quelques jours devant la honte de commencer son règne par une fuite ; mais les instituteurs de cour prirent bientôt le dessus. Ils opposèrent aux fatigues et aux ennuis d'une campagne militaire les délices et les plaisirs de Rome. Jusques à quand, lui disaient-ils, boirez-vous sous ce ciel rigoureux l'eau glacée du Danube, pour laisser aux autres sous le soleil d'Italie les eaux chaudes de Rome ? Commode rassembla son conseil, et, colorant sa lâcheté d'un prétexte politique, exprima la crainte de voir quelque ambitieux profiter à Rome de son absence, pour s'emparer du palais impérial, et de là, comme d'une citadelle, envahir tout l'empire. Le gendre de Marc-Aurèle, Pompeïanus, pour le rassurer, lui montra vainement sous sa main les plus dévoués sénateurs, les trésors de l'État et une armée fidèle. Commode, sans plus prendre d'avis, envoya ordre le lendemain à Rome de préparer sa réception, nomma des généraux à son armée pour continuer la guerre ou plutôt pour acheter la paix, et donna le signal d'un sauve-qui-peut général[1].

La ville de Rome fit une réception magnifique à son jeune empereur. Accoutumée depuis quelque temps au bonheur, elle alla au-devant de lui avec ses sénateurs 'et son peuple, couronnés de lauriers et de fleurs. Commode était monté comme un victorieux sur un char de triomphe. La foule admirait sa forte et robuste encolure, sa physionomie pleine, ses cheveux longs et bouclés, d'un blond ardent qui étincelait au soleil comme si on y avait mêlé de la poudre d'or ; on disait qu'ils jetaient des rayons, présage certain de divinité. Des observateurs plus pénétrants, sous ces chairs massives et dans ces grands yeux hébétés et à fleur de tête, auraient découvert déjà une propension à la bestialité que l'âge et la débauche devaient bientôt développer, et pressenti une divinité bien matérielle et quelque peu farouche. Quelques-uns remarquèrent avec dégoût , sur les marches du char, le jeune Anterus, un bel et vil mignon auquel Commode prodiguait d'indiscrètes caresses. L'empereur menait le vice en triomphe avec lui. Au sénat, le triomphateur s'étant hasardé à parler de son chef, débuta en se louant sottement lui-même pour avoir, dans une marche, sauvé le grand Marc-Aurèle d'un bourbier où celui-ci était tombé d'aventure.

A Rome, les tuteurs et curateurs ne retinrent aussi Commode que peu de temps. On fit d'assez bons choix : Ulpius Marcellus, qui tenait tous ses lieutenants éveillés la nuit, et faisait venir son pain de Rome pour le manger dur, fut nommé au commandement de l'armée de la Grande-Bretagne ; le gendre de Fronton, Victorinus, éloquent lui-même, qui obtenait de ses officiers le serment de ne rien recevoir en présent, eut le commandement de la Germanie. Un scélérat, Manilius, ancien complice d'Avidius Cassius, vint pour tâter Commode et offrir de faire des révélations ; il fut éconduit. Bientôt cependant le vice de la situation éclata. On avait un conseil de famille tout privé, non une régence. L'influence politique des tuteurs et curateurs dépendait des caprices de l'empereur ; elle devint naturellement l'objet de rivalités, de jalousies, d'intrigues. De là le retour de ces luttes de famille, de ces conspirations de palais, que la sagesse et la fermeté des Antonins avaient comprimées, mais qui n'avaient été déjà que trop fréquentes auparavant.

Commode, en épousant une certaine Crispine, qui n'était pas beaucoup plus digne du trône que lui, commença d'exciter ces troubles intérieurs. Sa sœur aînée, Lucilie, mariée d'abord à Verus, puis au vertueux Pompeïanus, avait jusque-là joui du rang d'impératrice : elle marchait après l'empereur ; à l'amphithéâtre elle avait son trône élevé à côté de celui de Commode. Les femmes, pour lesquelles la législation et les mœurs s'adoucissaient, aimaient à jouer un plus grand rôle dans l'État, comme elles le faisaient dans la famille. Il en coûtait à Lucilie de céder tout cela. Déjà, d'autres rivalités avaient éclaté autour de l'empereur. Les deux préfets du prétoire, Paternus et Perennis, comme il arrivait ordinairement quand cette haute magistrature était divisée, se disputaient le premier rang. Tout près de la personne impériale, le bel Anterus, devenu chambellan, avait aussi un rival dans un certain Cléandre, ancien esclave syrien, vendu à l'encan sur la place de Rome, et qui commençait à se pousser aux hauts emplois. Rivalités de pouvoir, rivalités de honte, il y avait là tous les éléments d'une conspiration. Lucille conspira. Elle ne pouvait faire fonds sur son mari Pompeïanus ; il avait voué une sorte de culte à la mémoire de Marc-Aurèle, et en reportait une partie sur son indigne fils. La sœur de Commode gagna donc par les plus précieuses condescendances, dit-on, deux jeunes patriciens, un Quadratus et un Quintianus ; l'un se chargea de poignarder Commode, tandis que l'autre s'assurerait des soldats. Le préfet du prétoire, Paternus, jaloux de Perennis, qui commençait à le miner, quelques sénateurs, et Cléandre étaient peut-être dans le secret. Lucille voulait-elle pousser malgré lui son mari à l'empire ; ou, destinait-elle le trône à l'un de ses complaisants ? Était-ce une vraie fille de Marc-Aurèle qui désirait ramener le règne de son père ; ou bien, la sœur de Commode lui disputait-elle seulement ses plaisirs ? On ne sait. Quintianus fit tout manquer en s'écriant d'avance, quand il rencontra Commode dans un des couloirs de l'amphithéâtre : Voici ce que t'envoie le sénat. Commode était bon gladiateur ; il eut le temps de se mettre en défense ; ses gardes accoururent. Lucilie fut exilée et bientôt mise à mort ; les coupables et quelques autres furent exécutés également.

Des deux préfets restés à la tête des deux factions qui divisaient toute la cour, Paternus, soutenu surtout par les parents et les amis de Marc-Aurèle, était bien affaibli. Il tenta d'effrayer les instituteurs de cour, qui appuyaient surtout Perennis, en attirant le bel Anterus, à l'aide de Cléandre, dans un guet-apens où il le fit égorger. Mal lui en prit. Commode fut encore plus sensible à la perte de son favori qu'à un attentat contre sa propre personne. Il ôta la préfecture du prétoire à Paternus sous prétexte de l'élever plus haut, au sénat ; puis, poussé par Perennis, il feignit de croire à une conspiration, quand Paternus donna sa fille à Salvius Julianus, fils du célèbre jurisconsulte, alors à la tête d'une armée ; il le fit donc périr, lui, son beau-fils et tous ceux qui l'avaient soutenu, entre autres les deux frères Quintiles, deux consuls, deux sénateurs et plusieurs femmes. Le conseil de famille était dispersé ; la régence privée, terminée. Perennis, seul préfet du prétoire, resta maitre du gouvernement avec sa coterie de corrupteurs.

Commode n'était pas en âge de gouverner. Il tomba des mains du conseil de famille dans celles de Perennis, c'est-à-dire dans un nouveau péril.

Perennis était un habile homme. II confina son souverain au fond de son palais, sous prétexte de le mieux garder, et ne laissa pénétrer personne auprès de lui sans l'avoir fouillé. Favorisant son horreur pour les affaires et son goût pour les plaisirs, il consentit par dévouement à se charger de tout le fardeau du gouvernement. Dérobé désormais à tous les regards, menant la vie des rois d'Orient, Commode exila, fit disparaître sa femme dont il était las, déshonora ses sœurs, donna les honneurs d'impératrice, sinon le rang d'épouse, à une certaine Marcia et composa sa cour de trois cents jeunes gens et de trois cents jeunes femmes choisis parmi les plus corrompus de Rome. Le palais retentit du bruit des festins, des fêtes, d'orgies et de débauches de toute sorte. Perennis gouverna, non sans quelques qualités. Les généraux, maintenus d'une main ferme, continrent, sur toutes les frontières, Calédoniens, Daces et Sarmates. Les gouverneurs, sévèrement surveillés , administrèrent scrupuleusement. Sans avidité, Perennis refusait les présents ; sans cruauté, il laissa mourir dans son lit Victorinus, fils de Fronton, un de ses ennemis, qui lui disait : Je sais que tu as envie de me faire mourir ; que ne le fais-tu tout de suite ? Le préfet du prétoire poussait seulement ses créatures dans tous les grades et les gouvernements, appelait son fils, entre autres, au commandement des légions du Danube, et mettait de l'argent en réserve pour se trouver prêt à saisir l'Empire, s'il était menacé.

Pour grande qu'elle fût, la situation de Perennis n'était pas, en effet, sans danger. Cléandre, devenu chambellan depuis la mort d'Anterus, était son plus violent ennemi. Admis à coucher dans l'antichambre du prince, il avait constamment son oreille, et il en profitait. Quand les préfets du prétoire, à Rome, sous ces princes faibles, ne cherchaient pas à détrôner leurs maîtres, ils en étaient toujours au moins soupçonnés. Cléandre accusa les menées de Perennis et fit jouer contre lui plusieurs mines. En plein amphithéâtre, un jour que présidait Commode, un philosophe cynique se lève, le bâton à la main, la besace et le manteau sur les épaules : Il n'est point temps, s'écrie-t-il, César, de donner des jeux ; l'épée de Perennis est suspendue sur ta tête ; c'est un orage qui se prépare ; il va crever, si tu n'y prends garde. Perennis fit jeter ce malheureux au feu. Mais bientôt, quinze cents soldats vinrent da fond de la Grande-Bretagne reprocher à Perennis de leur envoyer des chevaliers pour généraux au lieu de sénateurs ; d'autres encore, arrivant de l'armée du jeune Perennis sur le Danube, apportèrent à l'empereur des pièces de monnaie frappées à l'effigie du préfet du prétoire. Vraies ou fausses, ce furent des pièces de conviction. Commode envoya tuer son préfet du prétoire par ses dénonciateurs, et manda à Rome le fils de celui-ci, qui fut également massacré en route.

La préfecture du prétoire paraissait devoir revenir à Cléandre, principal auteur de la mort de Perennis. Mais quoi ! élever un valet, la veille encore esclave et de la race la plus méprisée, à la première dignité de l'empire ! Commode essaya d'abord de Niger, qui ne conserva ses fonctions que six heures ; de Martius Quartus, qui ne les garda que cinq jours ; puis il divisa les pouvoirs de la préfecture entre deux titulaires, et les réunit de nouveau, en changeant les titulaires. A chaque jour, presque à chaque heure, il renouvelait son gouvernement, se défaisant la plupart du temps de ceux qu'il avait essayés. Le tyran comprenait le danger qu'il y avait à laisser le fardeau du pouvoir à un second pour n'en garder que l'honneur et les plaisirs. Quand personne n'osa plus ambitionner, accepter la préfecture, elle revint enfin au favori Cléandre.

Le valet syrien usa de la préfecture en esclave : il vendit à beaux deniers comptants grades, provinces, magistratures, grâces et châtiments ; il remplit le sénat d'affranchis ; en un an, il créa jusqu'à vingt-cinq consuls qui lui rapportèrent. Pour s'enrichir et se populariser, il usait particulièrement du jeu de la hausse et de la baisse sur les blés. Il accaparait pour faire famine, vendait le blé bien cher aux riches, et le délivrait gratuitement aux pauvres, augmentant ainsi son avoir et son crédit. Homme éclairé du reste, il faisait un emploi quelque peu libéral de ses richesses, bâtissait des thermes, une bibliothèque, une académie. La spéculation cependant lui fat fatale. Un de ses agents, Denys Papyre, pour le perdre, agit contrairement à ses ordres, fit la hausse sur le marché public, quand il fallait pousser à la baisse, et excita ainsi une émeute.

Les Romains de l'Empire connaissaient l'art de faire des émeutes. On était réuni dans le cirque ; les chevaux allaient courir pour la septième fois, lorsqu'une troupe d'enfants, conduits par une jeune, forte et laide fille, qu'on n'en prit pas moins pour une déesse, se précipita dans le champ de course en criant : A bas Cléandre, du pain ! Le peuple descendit à son tour, suivit les enfants, qui s'élancèrent du cirque à travers les rues. La foule et les vociférations allaient en grossissant. La garde urbaine, respectant les enfants, laissa passer l'émeute ; celle-ci traversa la ville, sortit par une des portes et vint se déployer dans les faubourgs, avec des cris, devant le palais des Quintiles, où étaient alors l'empereur et son préfet du prétoire. Cléandre craignit de se voir forcé ; il fit sortir sur la foule la cavalerie prétorienne, qui repoussa l'émeute jusqu'aux portes de Rome. Là cependant, les cavaliers trouvèrent les Romains barricadés chez eux et faisant pleuvoir du haut des toits une grêle de tuiles et de projectiles. L'infanterie même de la garde urbaine, qui jalousait la cavalerie prétorienne, s'élança à la tête des chevaux, leur fit rebrousser chemin et les ramena battant jusqu'au palais des Quintiles. Commode y fut assiégé de nouveau et cerné de plus près que la première fois par le peuple revenu à la suite ; il entendait les vociférations, voyait le combat et ne savait ce dont il s'agissait. Personne n'osait le lui faire connaître, par crainte de Cléandre. Sa plus jeune sœur enfin, Phadilla, plus hardie que les autres, parvint auprès de lui : Prince, lui dit-elle, vous êtes perdu si vous ne sacrifiez Cléandre ; c'est lui qui a mis le peuple et les soldats aux prises. Elle lui raconta tout. La peur donna du courage à Commode ; il manda son préfet du prétoire, après avoir aposté des assassins, envoya sa tête sur une pique au peuple, se montra dans la ville apaisée et recueillit ses acclamations enthousiastes.

L'épreuve de la préfecture était complète pour Commode. Perennis avait voulu le détrôner ; Cléandre avait failli le perdre dans une émeute. Commode résolut de gouverner lui-même, en effaçant désormais ses préfets du prétoire. Comment cet homme, à l'intelligence épaisse, aux regards hébétés, semblable, dit l'un de ses historiens, à ceux d'un ivrogne, pouvait-il comprendre, à Rome, le gouvernement ? Il pratiqua brutalement, sans finesse ni détour, le système que d'autres avaient inventé, mais recouvert au moins d'une apparence de politique et de justice. Aux grands qui pouvaient devenir ses rivaux, il fit cruellement peur ; au peuple qu'il ne pouvait supprimer, il fit grossièrement la cour. Régnant par la terreur au sénat et par la complaisance à l'amphithéâtre, il versa également le sang pour faire trembler et pour plaire. La mort fut bout le fond de son système. Il sacrifia à ses défiances, à ses soupçons, sur la plus mince délation, ses parents, ses officiers, les sénateurs. Il offrit, en quantité inouïe, au peuple les gladiateurs et les animaux de toute contrée et de tout climat. Il saigna l'aristocratie pour l'épuiser ; il soûla le peuple de sang pour le gagner.

Il commença par imprimer une terreur salutaire à ses préfets du prétoire. L'un, Julianus, qu'il embrassait cependant publiquement en l'appelant son père, fut, sur une parole, précipité dans un vivier. L'autre, Motyline, fut empoisonné dans un repas. Tous ceux qui l'approchaient n'eurent qu'à se bien tenir. On a remarqué, dans l'histoire des successeurs d'Auguste, que chaque prince, à son avènement, croyait nécessaire à sa sûreté de sacrifier ses parents. Au sixième descendant de César, après cinquante-deux princes morts violemment, la race des Césars était éteinte. Commode suffit pour anéantir à lui seul toute la nombreuse famille des Antonins ; il n'en resta plus qu'un membre à sa mort. Le sénat fut mis en coupe réglée. Lampride nous parle un jour de huit sénateurs, un autre jour de quinze, massacrés. Commode, pour maintenir les gouverneurs et les généraux éloignés, dans le devoir, donna le premier l'exemple de garder auprès de lui leurs femmes et leurs enfants ; et il ne se fit faute non plus de les sacrifier à ses soupçons. Je rendrais, dit Dion Cassius, cette histoire fâcheuse et déplaisante, si je voulais écrire exactement et par le menu, tous les meurtres que fit Commode, et insérer ici les noms de tous ceux qu'il condamna par calomnie ou par faux soupçon à cause de leurs biens, de leur noblesse, de leurs vertus, ou pour toute autre raison. Lampride en compte pour sa part, dans un alinéa, jusqu'à trente.

Commode imposa la religion comme l'obéissance, et jugea comme il gouverna. Grand prêtre du culte romain, il était initié surtout aux superstitions grecques et orientales ; et ce n'était point pour lui plaisanterie. Il voulait que les adorateurs de Bellone se fissent aux bras de véritables blessures. Dans les mystères de Mithra on feignait le meurtre, l'homicide ; il en voulut et en fit de véritables. Voué particulièrement au culte d'Isis, il allait toujours, les cheveux rasés, dans son temple, portant dans ses bras un Anubis à tête de chien ; chaque fois, il exigeait que les prêtres de cette divinité égyptienne se frappassent jusqu'au sang la poitrine avec des pommes de pin ; et, lorsqu'ils ne lui obéissaient point à son gré, il leur donnait sur la tête du museau de son idole. Au tribunal, il forçait les citoyens à racheter leur vie, celle de leurs parents, et il leur faisait banqueroute ; il vendait aux citoyens la mort les uns des autres ; il trafiquait du supplice et de la torture, escomptait les crimes et taxait la consolation d'enterrer les victimes qu'il faisait.

Ses plaisirs furent peut-être encore ce qu'il y eut sous son règne de plus sanglant. Après avoir donné, en levant des impôts forcés sur les sénateurs, des spectacles de tout genre, il finit par se donner en spectacle lui-même, et fit la galanterie au peuple romain de lui servir en personne les sanglants ragoûts qu'il affectionnait particulièrement. On publia par voix de héraut et par affiche que l'empereur, à jour fixe, donnant des spectacles qu'on n'avait jamais vus, tuerait de sa main toutes les bêtes qu'on lâcherait dans l'amphithéâtre, et qu'il escrimerait ensuite à outrance contre les plus renommés gladiateurs. On accourut à Rome de toute l'Italie ; le Colisée fut rempli ; sénateurs et chevaliers étaient à leurs places : on annonça l'empereur. Il s'était rendu da palais à l'amphithéâtre vêtu d'une tunique blanche à manches. Le sénat alla au-devant de lui pour lui rendre hommage ; il prit une tunique de pourpre rehaussée d'or, jeta sur son épaule, à la façon des Grecs, un manteau de même étoffe, se ceignit la tête d'une couronne d'or, saisit un caducée semblable à celui de Mercure et parut ainsi dans l'enceinte consacrée aux jeux. On portait devant lui une peau de lion et une massue ; on les exposa sur un siège devant le trône qu'il devait occuper. L'arène avait été divisée par deux barrières qui, se coupant à angle droit, la partageaient en quatre parties. On avait ménagé à l'entour une galerie d'où l'on pouvait sans danger courir les bêtes pour les choisir et les percer. Flèches, javelots, glaives, tout était préparé.

Le premier jour, on lâcha des daims, des cerfs et autres animaux à cornes, puis des autruches. Pour ces légers animaux , les flèches étaient terminées par un fer en forme de croissant. Commode visait, atteignait les autruches dans leur course ailée, leur coupait le cou ; la tête volait, et l'animal, en vertu de la vitesse acquise, continuait encore sa course quelques pas, aux grands applaudissements des Romains. Le second jour on lâcha cent lions ; il y avait cent flèches ; pas une ne fut perdue ; toutes furent suivies de mort, et le peuple romain, sur l'arène, compta, inventoria les exploits de son empereur. Était-il fatigué, une femme lui versai t du vin frais, et tout le théâtre, au signal donné par le sénat, retentissait du cri de Vive l'empereur ! Le troisième jour, l'empereur, la lance ou le javelot à la main, debout dans l'arène, abattit d'un coup les plus puissants animaux, éléphants, rhinocéros, hippopotames. Pour couronner les jeux, il prit les armes du secutor, espèce particulière de gladiateur. Un bouclier sur son bras droit, une épée de sa main gauche, car il était et se glorifiait d'être gaucher, il escrima à fer acéré contre les gladiateurs, armés à fer émoussé. Ses adversaires n'avaient garde de le toucher ; lui, touchait, blessait, laissait pénétrer le fer, et, s'il faut en croire Lampride, se penchant sur son gladiateur abattu, écartait du doigt les lèvres de la blessure, pour la montrer au peuple, et essuyait ensuite de sa main dégoutante de sang la sueur olympique qui coulait de son front. L'empereur gagna ainsi deux cent cinquante mille drachmes par jour, fonds destinés à cette dépense.

On se refuserait à croire à de pareilles scènes, on accuserait les historiens d'avoir calomnié l'empereur et son peuple de l'amphithéâtre, si Dion Cassius, historien contemporain, spectateur et sénateur, ne confirmait la véracité de son témoignage, en avouant lui-même sa honte et celle du sénat. Quand l'empereur, triomphant, se tournait vers nous, dit-il, nous nous levions, et répétant les acclamations qui nous avaient été prescrites : Gloire à César, disions-nous, à Commode-Hercule, invincible amazonien, toujours le premier, toujours maître, pieux et victorieux ! Mais c'était bien pis quand Commode s'avisait, par manière d'atroce plaisanterie, de se tourner vers les sénateurs, tenant d'une main la tête abattue d'un de ces animaux, et de l'autre brandissant son épée sanglante d'un air menaçant ; alors, embarrassés, éperdus, ne sachant comment prendre cette féroce gracieuseté, les pères-conscrits arrachaient et mettaient sous leurs dents, suivant le conseil de Dion Cassius, une feuille amère du laurier qui couronnait leur tête ; et, dans leur laide et stupide grimace, le maitre féroce ne pouvait plus démêler le rire ou la crainte, ni rien surprendre d'intelligent.

L'auteur de pareils exploits prétendit recommander son nom à la postérité par un monument digne de lui. La tête de la colossale statue de Néron avait été depuis longtemps remplacée par celle du Soleil, et le colosse consacré à ce dieu. Le nouvel Hercule enleva la tête du Soleil, la remplaça par la sienne et se consacra le colosse en inscrivant au bas ces mots : A Commode, victorieux, avec sa main gauche, de mille gladiateurs ! En vérité, Commode insultait au souvenir de Néron. On pouvait surprendre encore dans la tyrannie de celui-ci, dans celle de Caligula et de Domitien, quelque apparence de dessein politique ou d'intelligente préoccupation, et dans leurs folies mêmes quelque ombre de raison. Caligula visait à la majesté divine pour se mieux faire respecter. Néron voulut régner par le prestige de l'art ; Domitien érigea la tyrannie en système. Il n'y a rien que de physique et de bestial dans Commode ; on ne trouve en lui que l'instinct du sang et le goût du meurtre. Veut-il gouverner, il tue ; prier, il tue ; plaire, il tue encore. Ce n'est point un artiste, il n'a que le coup de main sûr d'un abatteur de bêtes ; point un tyran, mais un bourreau ; point un dieu, mais un Hercule de foire. Tout chez lui, jusqu'à ses plaisanteries et son amitié, tout respire le sang. On voyait se promener dans Rome nombre de ses victimes avec un œil, un pied de moins ; il les appelait ses borgnes et ses monopodes. Il fit lutter un jour entre eux tous les estropiés après leur avoir entortillé les jambes comme à des culs-de-jatte ; puis il frappa de sa massue ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille. Armé d'un rasoir, il aimait à plaisanter avec ses valets, comme pour leur faire la barbe, et il leur coupait le nez ou les oreilles. Son amitié était malfaisante, mortelle ; il visitait ses amis malades, aimait à les soulager par la saignée et les saignait à blanc ; entendait-il dire à quelque malheureux qu'il voudrait mourir, il accomplissait son souhait. Commode n'est qu'un boucher, un barbier, un personnage que nous retrouvons au moyen âge ; c'est le barbier-médecin Jean de Troyes, le tueur Caboche ou l'écorcheur Capeluche, fait empereur romain sur les gradins de l'amphithéâtre.

On ne saurait se faire une idée des désordres qui se propagèrent dans l'Empire sous un pareil gouvernement.

Un déserteur, devenu chef de brigands dans la Gaule, Maternus, médita d'enlever l'Empire par un hardi coup de main. Après avoir, pendant quelque temps, couru les grandes routes, il avait donné à sa troupe les proportions d'une armée ; avec elle, il ravageait les provinces et rançonnait les villes. Commode écrivit aux gouverneurs de la Gaule des lettres menaçantes pour qu'ils eussent à faire cesser ce scandale. On rassembla une armée contre Maternus. Le chef de brigands divisa la sienne par petites troupes, la dispersa et lui donna rendez-vous à Rome, pour le jour de la fête de la bonne déesse. La statue sacrée était, ce jour-là, processionnellement promenée dans les rues de Rome, et l'on portait devant elle les joyaux, les bijoux de l'empereur et des plus riches Romains. C'étaient des espèces de saturnales ; chacun prenait alors le costume qu'il voulait ; tous jouissaient d'une entière liberté. Maternus avait ordonné à ses soldats de se mêler aux gardes de l'empereur et à la foule. y avait un beau coup à faire, sous la protection de la bonne déesse. Dans le tumulte même on pouvait voler l'Empire. Maternus visait jusque-là : un brigand ne valait-il pas bien un gladiateur ? La trahison de quelques compagnons fit manquer l'Empire à Maternus, gui fut mis en croix.

A quelque temps de là, sans cause apparente, un incendie terrible se déclara dans le temple de la Paix, où se trouvait avec les plus riches offrandes le dépôt de ce que les Romains avaient de plus précieux. Le feu gagna les archives de Rome, de là le temple de Vesta, et mit à découvert le palladium romain, toujours soustrait aux regards profanes. L'empereur seul ne fut peut-être point ruiné dans cet incendie ; les vestales, qui transportèrent la déesse protectrice de Rome dans le palais impérial, et qui y séjournèrent, ne s'assurèrent ni à elles, ni aux riches objets de leur culte un inviolable asile.

La plus terrible peste affligea Rome et l'Empire, comme pour mettre le comble aux malheurs de ce règne. Commode alla se cacher à Laurente, sur les bords de la mer, au fond d'un palais entouré de bois de lauriers, dans l'espoir que l'air frais du rivage et la senteur des fleurs suffiraient à conjurer l'influence épidémique. Cependant, comme si la mortalité n'était point assez grande, des malfaiteurs s'avisèrent à Rome de s'armer de petits poignards ou d'aiguilles empoisonnées : ils se mêlaient dans la foule aux fêtes et aux temples pour faire autour d'eux de profondes blessures. Cette peste, aussi mortelle que l'autre, se répandit de là dans tout l'Empire. L'empereur avait propagé partout le goût du sang et de la mort. Commode n'en voulut pas moins que son règne fût heureux. Il appela Rome immortelle, fortunée et Commodienne, le sénat commodien ; il donna, comme de bon augure, à tous les mois du calendrier romain les noms ambitieux et bizarres dont il s'était paré ; et il décréta que son siècle, à cause de lui, s'appellerait le siècle d'or, le siècle commodien.

Cet ignoble règne se termina, après une durée de douze années, par un assassinat. Pour le nouvel an de 492, jour où les Romains, on le sait, se faisaient de petits présents, l'empereur avait résolu d'entrer dans l'amphithéâtre, armé de pied en cap, par la grille qui servait aux gladiateurs, et de parader ainsi à la tête de ses compagnons de gloire. Marcia se hasarda à lui faire quelques observations ; il n'en tint compte. Le préfet du prétoire Lætus et le chambellan Eclectus reçurent l'ordre de préparer dans les écuries, où l'on nourrissait les gladiateurs, un appartement somptueux. Lætus et Eclectus firent aussi quelques remontrances. Choqué, Commode, avant de faire sa sieste, écrivit sur ses tablettes de mort les noms de Marcia, de Lætus et d'Eclectus. Un de ces petits enfants que les Romains, au fond de leurs palais, nourrissaient, paraient pour leurs vices, mit la main sur les tablettes, s'en fit un jouet. Marcia l'aperçut, le prit, le cajola, saisit cette fatale liste, lut et s'écria : Jamais ivrogne n'est venu à bout de femme à jeun. Elle prévint ceux qui devaient partager son sort ; ils aimèrent mieux partager son crime. Après le bain, Marcia servit elle-même, en plein repas du soir, le poison à Commode. Il avala tant de viandes et de vin que, porté sur son lit, la tête appesantie, il rejeta tout, même le poison. Les conjurés tremblaient ; mais Lætus fit venir l'esclave Narcisse, qui étrangla cet abatteur de bêtes et d'hommes.

Rien de plus tragique et de plus instructif que la scène qui se passa au sénat, quand on vint annoncer la mort de son maître à cette assemblée qui avait applaudi Commode et mâché la feuille de laurier. Des cris où la joie de la délivrance et la passion de la vengeance semblaient délirer se croisèrent en tous sens dans un assourdissant concert : A bas le bourreau ! le gladiateur ! le bestiaire ! le parricide ! Il a décimé le sénat, qu'il soit traîné au croc ! il a assassiné la patrie, qu'il soit déchiré au spoliaire ! il n'a rien eu de saint ni de sacré, qu'il soit jeté aux gémonies ! Aux gémonies ! aux égouts ! l'infâme, le parricide ! A la croix ses complices, aux lions les délateurs ! Quand on apprit à cette furieuse assemblée que Commode avait été inhumé, elle voulut le faire déterrer.

Dans un dialogue du sceptique Lucien intitulé : le Tyran ou le Passage, le nocher Caron, entre autres âmes, reçoit un jour sur sa barque le tyran Megapenthès avec un philosophe cynique et un pauvre savetier. Les deux derniers accomplissent avec joie le fatal passage ; le premier fait résistance, il veut fuir, corrompre au moins Caron ; il lui offre ses trésors, sa femme, son favori. Mais il faut que Megapenthès entre : il fait presque chavirer la barque des morts du poids de ses vices. Fortement rabroué par le cynique, insulté, foulé aux pieds par le savetier, qui, faute de place, s'assied insolemment sur l'épaule de la tyrannie déchue, Megapenthès avec ses deux compagnons arrive devant Rhadamanthe. Le juge des enfers n'aperçoit sur le corps du cynique que quelques traces de blessures, de péchés, guéris par l'onguent de sa philosophie. Le corps du pauvre savetier est net et sans tache. Celui du tyran est couvert de plaies saignantes, honteuses. Quel châtiment sera assez terrible pour lui ? Le philosophe demande à prononcer sa sentence et le condamne à ne point boire comme les autres les eaux du fleuve Oubli. — Pourquoi ? dit Rhadamanthe. — Pour que le souvenir des richesses et des joies qu'il a eues en partage, et du mal qu'il a fait, soit son éternel supplice ! — Il y avait encore une croyance à laquelle on ne pouvait renoncer dans l'empire romain.

 

 

 



[1] Pour la vie de Commode, voir Dion, LXXII. — Hérodien. — Lampride, Vie de Commode, dans l'Histoire Auguste.