Science et Sagesse.
Parmi les traités de morale que les besoins et le spectacle du temps ont inspirés à Plutarque, il en est deux qu'on n'a pas assez remarqués : l'un conseille à la philosophie, qui comprenait alors la science et la sagesse, de hanter les palais des princes, si elle veut remplir tout son office ; l'autre conseille aux princes de devenir savants et sages s'ils veulent bien gouverner. La philosophie ne se propose point en effet pour but, dit-il, comme la sculpture, de faire des statues immobiles et muettes, mais des créatures vivantes et agissantes ; et quand elle p6nètre a l'esprit, ou descend dans le cœur des rois, elle fait d'autant plus de bien, qu'elle prend alors force et efficace de vives lois. Ce n'est plus le mince filet d'eau de l'oasis découvert au fond d'un désert, c'est la source abondante, détournée alors sur toute une ville pour l'alimenter et pour l'embellir. L'alliance que Plutarque demandait entre les empereurs et les philosophes semblait conclue, depuis que Trajan avait fait cesser le sanglant divorce que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient fait entre le pouvoir et les lettres. Trajan avait connu intimement Plutarque dans sa jeunesse. Des savants et des sages étaient devenus ses familiers, ses amis ; il avait fondé à Rome la bibliothèque Ulpienne. Quelquefois il avait paru le modèle, l'exemplaire de la philosophie pratique au pouvoir. Il faut compter la familiarité de l'Empire et de la philosophie parmi les causes de la félicité extraordinaire dont jouit l'Empire romain au siècle des Antonins, où nous sommes arrivés. Repoussés en effet longtemps du palais impérial, persécutés dans le sénat, poursuivis même sur les grandes routes dans la personne des Épictète, des Athénodore, des Dion Chrysostome, les philosophes, pendant cette époque, obtinrent crédit près du trône, en attendant que l'un d'eux y montât dans la personne de Marc-Aurèle. La philosophie peut cependant exercer, et elle exerçait alors surtout, une influence bien différente sur les hommes, selon le côté qu'elle leur présente ou qu'ils savent en saisir. Elle peut instruire, meubler, orner l'intelligence ;'elle peut agrandir, élever, échauffer l'âme ; dans le premier cas, elle n'est que la science ; dans le second elle est la sagesse. On peut la comprendre avec son esprit, on peut la sentir avec son cœur. On est dans le premier cas Adrien ; dans le second, Antonin : un souverain passable pour ce temps, ou un souverain excellent dans tous les temps. L'Espagnol Adrien, né à Italica, neveu de Trajan et son successeur immédiat, montra de bonne heure les dispositions les plus extraordinaires et les facultés les plus heureuses pour l'étude. Il parla jeune avec une égale facilité, quoique avec un accent étranger, le latin et le grec ; on l'appelait græculus, comme l'on dirait le petit savant. Il avait une mémoire extraordinaire, capable de retenir plus. tard les noms de toute une armée ; une intelligence souple, vive, qui pouvait s'appliquer à tout et qui lui rendit facile d'écrire, de dicter, d'écouter et de converser à la fois avec ses amis. Il apprit tout ce qu'on apprenait alors : la rhétorique, la philosophie, l'astronomie, la médecine, la magie, la géométrie et le droit ; il s'exerça même à peindre, à dresser des plans, à sculpter, à jouer de la lyre, à danser. De bonne heure, il servit à l'armée, prit place dans les tribunaux et se distingua, à la tête des légions et dans la magistrature, par son zèle et sa perspicacité. Des arts de la paix et de la guerre, il se flattait que rien ne lui était étranger. Il se piquait particulièrement de vers et de prose. Ce fut peut-être l'éducation scientifique et littéraire la .plus étendue et la plus encyclopédique de ce temps[1]. Antonin, d'origine gauloise, né à Lanuvium et élevé à Lorium, fils adoptif et successeur d'Adrien, petit-fils d'un homme qui avait laissé en Asie la réputation de l'administrateur le plus intègre, ne manqua point non plus de mitres et sut en profiter. Son historien nous assure qu'il avait une éloquence peu commune et de belles connaissances en littérature. On admira cependant de bonne heure en lui les qualités du cœur plus que celles de l'esprit. Élevé dans la maison de son grand-père maternel, puis de son aïeul paternel, il portait à un haut degré l'amour de tous ses parents ; il affectionna jusqu'au mari de sa mère, jusqu'à ses oncles et cousins, dont il devint aussi le seul et unique héritier. Il avait pour la vieillesse une vénération si particulière, qu'il ne pouvait voir passer un vieillard sans lui offrir son bras. On dit que ce fut une pieuse politesse de ce genre qui le fit adopter par Adrien. Certainement, cet amour respectueux pour ses parents, pour la vieillesse et pour les dieux, lui valut le surnom de Pieux, qui lui est resté. L'amour de la campagne et des travaux des champs, qui est aussi le goût des âmes tendres, fut la seule passion un peu forte qu'on lui connut après celle du bien, qu'il montra dés ses plus jeunes ans. Ces deux empereurs eurent cet extérieur avantageux, cette beauté que les Romains demandaient, à ce qu'il paraît, dans leurs maîtres, puisque les historiens vantent, sous ce rapport, presque tous les empereurs. Cependant, Antonin avait, dans l'expression du visage, plus d'ouverture, de noblesse et de bénignité naturelles. Sa majesté sereine et son inaltérable douceur ressortaient dans la modeste tunique de laine de Lorium dont il était revêtu. La finesse et l'originalité narquoise d'un satyre, la vanité d'un pédant, éclataient sous la longue barbe portée à dessein par Adrien, pour cacher quelques défauts physiques, et sous l'édifice d'une chevelure arrangée avec art. Antonin prenait de lui un soin modéré, comme un homme qui cultive sa personne, mais qui ne veut point é ;taler ses avantages. Adrien mettait dans son personnage de la recherche et de l'apprêt[2]. Adrien poursuivit avec passion, avec adresse, l'Empire qui alla chercher Antonin presque malgré lui, au fond de sa retraite. Neveu de Trajan, Adrien courtisa son oncle dès son avènement et lui fit la cour pour s'en faire adopter. Il fut le premier à lui annoncer son adoption par Nerva. Pour retarder sa marche, on brisa sa voiture ; il fit le chemin à pied, plus de vingt milles par jour, et devança le courrier. Pour entrer dans la faveur de Trajan, il se fit guerrier et chasseur. Il étudia l'art militaire et y devint habile, au point d'en écrire un traité qui servit peut-être à Végèce, et de faire plus tard des règlements de discipline et de tactique qui durèrent jusqu'à la fin de l'Empire. Il fit mieux et combattit vaillamment, sous les yeux du vaillant Trajan. Flatterie moins honorable pour son caractère ! il alla jusqu'à vider force coupes de vin avec cet empereur, auquel on n'avait peut-être à reprocher que ce seul défaut ; si Trajan en avait eu d'autres, l'ambitieux Adrien sans doute les eût flattés. Trajan hésita cependant à adopter cet habile poursuivant de l'Empire. Adrien n'était pas économe de son bien ; il faisait des dettes ; il était gourmand, témoin ce fameux pâté, le Tetrapharmaque, composé de chair de faisan, de tétine de truie et de jambon, dont l'invention valut peut-être, plus tard, à Ælius Verus, son adoption. Il était surtout inconstant et entêté, léger et colère ; fier de sa science, il n'aimait pas la contradiction. Découragé par quelques froideurs de Trajan, le superstitieux Adrien consulta les sorts virgiliens, la fontaine de Castalie, qu'il fit ensuite boucher, pour que personne n'y trouvât l'Empire qu'il y cherchait. Il aida encore à l'accomplissement de ces présages, en se glissant dans l'amitié des préfets du prétoire de Trajan, et surtout dans la confiance de sa femme Plotine. Tout en dissimulant son ambition, il avait un parti tout-puissant à la cour dans les dernières années de Trajan. Il n'est pas bien sûr que Trajan, qui recommanda les provinces au grand jurisconsulte Nératius Priscus, ait désigné Adrien pour héritier. Il n'aimait pas beaucoup ce sophiste ironique dont tous les talents ne faisaient pas un génie, et dont les qualités et les défauts contradictoires ne constituaient point un solide caractère. On croit généralement qu'après la mort de Trajan, une pièce supposée par Plotine et signée de sa main, valut l'Empire à Adrien, savant aussi en intrigues. Antonin fuyait, jeune, les dignités et le pouvoir. Avant d'arriver à l'Empire, il vécut presque toujours, à la campagne, en propriétaire laborieux et ménager, sans autre ambition que celle d'obliger ses semblables. On remarque qu'à une époque où le taux légal était à douze pour cent, il prêta à trois et le plus souvent obligea gratuitement. Il n'osa point se soustraire aux charges de l'État ; et, de leurs fonctions, il préféra toujours la justice. Questeur, préteur, gouverneur, toujours sobre et frugal, après avoir pris un peu de pain le matin, il jugeait jusqu'au soir. Proconsul en Asie, il surpassa l'intégrité de son grand-père. L'opinion publique, qu'il ne sollicitait pas, fut pour lui le seul et unanime présage de sa grandeur future. Un jour qu'il montait au tribunal : Auguste, s'écria le peuple tout d'une voix, que les dieux te conservent. Une prêtresse de Tralles le salua du nom d'empereur. Le peuple aimait à remarquer que des essaims d'abeilles couvraient ses statues dans tonte l'étendue de l'Empire. La voix du peuple, la voix de Dieu, imposèrent à Adrien le choix ou l'adoption de ce fils, quoiqu'il eût cherché ailleurs. Adrien fit d'abord en effet un fort mauvais choix dans la personne d'Ælius Verus, qui mourut ; il ne se décida à adopter Antonin qu'en lui faisant adopter à lui-même Marc-Aurèle, fils du frère de sa femme, et un fils d'Ælius Verus, du nom de Lucius. On lui attribua même la pensée d'avoir voulu imposer avec l'Empire, à Antonin, un fardeau que celui-ci aurait voulu éviter. Antonin demanda à réfléchir, pesa mûrement la charge, accepta, décidé à être le meilleur des empereurs, et tint parole. La libéralité et la clémence sont les deux vertus par lesquelles les Romains éprouvaient comme avec une pierre de touche la valeur de leurs empereurs : la libéralité, dans cette société composée de mendiants, du plus fier des sénateurs au plus affamé des clients ; la clémence, sous ce régime si mal fait, qu'il tentait toutes les ambitions et favorisait les conspirations mêmes, comme le plus fréquent moyen d'arriver à l'Empire. Plusieurs empereurs avaient déjà donné l'exemple de remettre les impôts arriérés, ou de les diminuer et de refuser les legs de ceux qui avaient des enfants. Adrien et Antonin en firent autant ; le premier cependant, avec plus de fracas que l'autre, brûla solennellement en place publique les obligations des débiteurs du trésor, et fit frapper de nombreuses médailles pour conserver ce souvenir. Tous deux aidèrent également les sénateurs pauvres à soutenir leur dignité et prodiguèrent les congiaires au peuple ; mais Antonin le fit presque toujours de ses propres deniers, et au point d'être obligé d'aliéner parfois les biens du fisc. Dans des libéralités à peu près égales, les deux empereurs laissent éclater la différence de leurs caractères. Adrien fit ajouter sur la liste des tables alimentaires de Trajan, un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles. Antonin, donnant à ce bienfait une forme plus charitable, constitua des fonds pour nourrir, élever, marier, au nom de sa femme, un grand nombre de jeunes filles abandonnées[3]. Adrien plaça quelquefois sans discernement ses générosités. Antonin fut obligé de supprimer quelques pensions mal placées : car, il n'y a rien, disait-il, de plus contraire à la justice, que de laisser la république en proie à des oisifs qui ne lui rendent aucun service. Antonin savait, chose difficile, rémunérer chacun selon ses mérites, tandis qu'Adrien plaçait souvent ses bienfaits capricieusement et au hasard. Où l'un mettait de l'ostentation, l'autre méprisait la vaine gloire. Le plaisir de dire un bon mot ou de faire une plaisanterie ouvrait, en outre, ou fermait la main d'Adrien. Un solliciteur habitué vient un jour, mieux mis que d'habitude, épilé de frais, fardé et les cheveux teints, renouveler sa demande. Je l'ai hier, dit Adrien, refusé à votre père. Aux bains, cet empereur voit un vétéran se frotter l'échine contre le marbre, et lui fait présent de quelques esclaves pour lui rendre ce service ; c'était bien. Le lendemain, quelques citoyens faisaient comme le vétéran : Frottez-vous, leur dit Adrien, les uns les autres. Antonin était d'un commerce agréable ; comme tous les hommes bons, il avait souvent le sourire sur les lèvres ; sa plaisanterie était douce, jamais offensante. Il se fût gardé surtout de mettre l'esprit où il n'a que faire, dans la bienfaisance. Deux mots achèveront de peindre la libéralité de ces deux hommes si différents. Je gouverne la république, dit Adrien, comme le bien du peuple, et non comme le mien. Un jour que la femme d'Antonin reprochait à celui-ci de ne point déployer sur le trône assez de magnificence : Oubliez-vous, lui dit-il, que du jour où je suis devenu empereur, rien de ce que je possédais ne m'appartient plus ? L'un voulait bien restituer au peuple ce qui était au peuple ; l'autre lui donnait du sien. Même opposition dans les jeux qu'ils donnèrent, dans les monuments qu'ils élevèrent et les plaisirs qu'ils offrirent au peuple ou les flatteries qu'ils lui adressèrent. Adrien ne se contenta pas de prodiguer toutes les sortes de jeux et de spectacles, de faire figurer dans l'amphithéâtre tous les animaux de la création ; il eut pour le peuple des complaisances plus recherchées. Un jour, au nom de sa femme, il lui fit distribuer des aromates ; un autre jour, une pluie d'essence et de safran vint rafraîchir le peuple sur les gradins de l'amphithéâtre. Ménager dans la dépense des jeux, Antonin eut le courage de braver en ce point le reproche de parcimonie ; il donna des spectacles comme un homme qui se soumet à une nécessité du régime, et non pour mériter des applaudissements. A Rome seulement, Adrien éleva le temple de Vénus et de Rome, rebâtit presque le Panthéon, les septa, le forum d'Auguste, les bains d'Agrippa, une infinité de temples ; il consacra au soleil la statue gigantesque de Néron, transportée près de l'amphithéâtre, et commença son tombeau, colossal monument qui est devenu le château Saint-Ange. Mesuré en toutes choses, Antonin n'eut point de passion pour les bâtiments ; il ne fit guère qu'achever les constructions pieuses de son prédécesseur ; on ne commença sous lui que des ouvrages utiles, comme le pont Sublicius, à Rome, la restauration du phare et des aqueducs d'Antium, l'agrandissement des ports de Gaëte et de Terracine[4]. Adrien vit accourir au-devant de lui, le jour où il prit le pouvoir, plusieurs de ses anciens ennemis ; il les rassura avec ce mot heureux : Vous êtes sauvés. Il refusa à son préfet du prétoire plusieurs tètes que celui-ci demandait pour affermir le pouvoir encore chancelant du nouvel empereur, entre autres celles des personnages importants qui avaient formé à la cour, pendant les dernières années du règne de Trajan, le parti le plus opposé à son adoption. Mais cette bonne résolution céda devant le premier bruit de conspiration. Quatre hauts personnages payèrent de leur vie l'ancienne inimitié d'Adrien ; et leur exécution fit si mauvais effet qu'Adrien crut devoir jurer en toute hâte, devant le sénat, que désormais il laisserait cette assemblée juge de toute accusation capitale intentée à l'un de ses membres. Néanmoins, plus tard, avec encore moins de raison, Adrien fit payer cher à quelques citoyens d'anciennes inimitiés. La jalousie, l'envie, un caprice souvent, lui firent commettre plus d'une injustice. Antonin ne promit rien ; mais il gracia, dès le premier jour, ceux qu'Adrien, avant sa mort, avait fait condamner. On essaya deux fois de lui ravir l'Empire et la vie. Le premier coupable eut ses biens confisqués, et Antonin, poursuivant son fils de ses bienfaits, les lui restitua en détail. Le second se tua lui-même et Antonin interdit au sénat de rechercher ses complices, n'étant pas bien aise, dit-il, qu'on pût voir que dans l'Empire plusieurs personnes ne l'aimaient pas. A l'époque des Antonins, l'Empire perdit la forme de la tyrannie pour prendre celle de la monarchie, c'est-à-dire d'un gouvernement plus tempéré et plus libéral. Adrien avait l'esprit de gouvernement et d'administration ; on lui doit en grande partie les réformes politiques qui achevèrent de faire disparaître les formes vides de la république, pour jeter les bases de la monarchie. Il sépara, grand bienfait, les fonctions du palais, des fonctions civiles ou militaires ; c'était séparer les affaires de l'État, des intrigues de la cour. Dans cette refonte des offices, qui acheva, il est vrai, de faire passer entre les mains des magistrats impériaux, les pouvoirs des magistrats républicains, l'état militaire fut au moins subordonné à l'état civil. Pour relever les offices de cour, comme ceux de secrétaires et de maîtres des requêtes, au lieu des affranchis on y appela des chevaliers[5] ; mais on n'y attacha plus de honteux services. Sous un gouvernement, plus concentré il est vrai que jamais entre les mains du prince, mais aussi plus franc, la liberté moins trompeuse s'accommoda mieux du pouvoir, parce qu'elle sut quels étaient ses droits et quelles étaient ses limites. La préfecture du prétoire, divisée entre deux magistrats, l'un pour la partie civile, l'autre pour la partie militaire, devint moins dangereuse pour le pouvoir impérial. La chancellerie, divisée en quatre ministères (scrinia), expédia plus rapidement les affaires. L'ancien conseil privé prit, sons Adrien, une forme définitive, et devint une sorte de conseil d'État (concilium secretum, sacrum consistorium), composé non-seulement d'amis et de compagnons du prince, mais de jurisconsultes et de sénateurs. Ce conseil suivit souvent le prince dans ses voyages. On y discuta toutes les affaires importantes, avant de les porter devant le sénat, qui n'en conserva pas moins, sous Adrien et sous ses successeurs, une certaine influence sur le choix des personnes et sur la décision des affaires. Adrien augmenta les pouvoirs du préfet de la ville de Rome, divisa, en outre, l'Italie en quatre départements, dans lesquels il plaça quatre consulaires. Dans les provinces il ajouta, au procurateur de César, un avocat du fisc afin d'améliorer encore l'administration, par la division du travail et la séparation des fonctions. Il y eut désormais une différence beaucoup moins grande entre l'administration de l'Italie et celle des provinces. Antonin, sans rien ajouter à l'œuvre de son prédécesseur, parait s'être contenté du gouvernement qui lui avait été légué. Mais ce sont moins les conceptions savantes que les bonnes habitudes qui font l'excellence des institutions ; et ici, Antonin reprend la supériorité[6]. Adrien s'engouait brusquement des personnes et s'en dégoûtait avec la même promptitude. De ses deux premiers préfets du prétoire, l'un, Tatien, avait été son tuteur, et, en l'appuyant auprès de Trajan, lui avait peut-être valu l'Empire ; l'autre, Similis, était l'homme le plus vertueux et le plus modeste de l'Empire. Il leur demanda tout à coup leur démission, pour conférer leur charge à Turbon et à Septicius Claros, qui les méritaient il est vrai, l'un par sa vigilance et l'autre par son habileté. Mais, toujours prêt à écouter, à croire toute espèce de rapports, il se dégoûta de ses nouveaux favoris, les destitua et les poursuivit souvent de sa haine. Sous Antonin, Gavius Maximus, homme austère, fut vingt ans préfet du prétoire ; cet empereur ne donna jamais de successeur à un bon juge, si ce n'est à un préfet de Rome qui en demanda un. Comme il ne s'éprenait qu'avec réflexion, il n'avait point de déceptions. Il faisait de bons choix, s'attachait des amis et gardait les uns et les autres. Adrien consultait généralement son conseil sur les édits (edicta, rescripta, mandata), qu'il donna pendant son règne. Il rassembla souvent le sénat pour y rendre, dans l'ancienne forme, des sénatus-consultes ; néanmoins les édits et rescrits impériaux, rendus en conseil, prirent une place plus large dans la législation. Il présida le sénat, chaque fois qu'il se trouvait à Rome, et témoigna à ses membres beaucoup d'égards. Dans son palais, par exemple, il les recevait debout ; et, le soir, il les faisait reconduire chez eux avec des flambeaux, et quelquefois les traitait tout familièrement. Cependant, on remarquait qu'Adrien, dans son conseil, aimait souvent mieux se faire entendre qu'écouter ; au sénat il interrompait souvent les orateurs et préférait la flatterie à la contradiction ; il imposait sa décision du moment, au risque d'en changer. Les constitutions impériales, rendues sur le seul avis du consistoire, datent de lui. On commence à dire : Εκεί ή 'Ρώγη όπου ποτ' άν ό Βασιλεύς. Antonin, doué d'une puissance de travail et d'application remarquables, et la dispersant d'ailleurs beaucoup moins, n'assistait jamais à une délibération du conseil ou du sénat, dont il traitait les membres avec une affectueuse dignité, sans être parfaitement au courant de la matière. Alors, il écoutait, empressé surtout d'entendre ceux qui lui apportaient des conseils d'utilité publique ; il ne négligeait aucun moyen d'information, apportait à toute affaire une inaltérable patience, parlait peu, souffrait la contradiction, dédaignait la flatterie, et, après avoir tout pesé, prenait une décision qu'il ne changeait désormais plus : Nul n'était en droit d'avancer, dit Marc-Aurèle, qu'il fût un sophiste ou un pédant ; tous voyaient en lui un homme mûr, complet, prévoyant de loin, réglant les intérêts de grande importance, avec calme et mesure, et les petites affaires, sans fracas tragique, toujours à la hauteur, et capable de gouverner les affaires des autres et les siennes avec une égale et constante force, et avec un juste accord dans tous ses mouvements. Préoccupation particulière de tous les empereurs, la justice a été le souci constant d'Adrien et d'Antonin. Les jurisconsultes Nératius Priscus, Celsus le père, Salvius Julianus entouraient constamment le premier. Vinidius, Aburnus Valens, Volusius Metianus, Ulpius Marcellus et Jabolenus, le second[7]. C'étaient les représentants des deux fameuses écoles rivales des Proculéiens et des Sabiniens, dont les divergences s'effaçaient tous les jours davantage. Si l'on pouvait constater une différence entre les jurisconsultes qui entouraient les deux souverains, on pourrait croire que les Proculéiens, plus favorables à l'équité, eurent une influence plus particulière sur Antonin. Les magistrats hésitaient toujours entre le vieux code national de Rome, sorti de la loi des Douze tables, et l'édit du préteur, qui visait à se rapprocher de l'équité naturelle, source plus universelle du droit. Fallait-il appliquer les décisions déduites du vieux droit romain, ou celles que les coutumes des nations gentes tendaient à y introduire ? Les édits que les préteurs publiaient chaque année, comme règle de leur jurisprudence , flottaient entre ces deux directions, selon leurs préférences particulières. Adrien fit faire un premier pas à l'équité, besoin naturel d'une société où se confondaient toutes les nations. Il arrêta que les réponses rendues par des jurisconsultes, des prudents dûment autorisés, auraient force de lois quand elles seraient unanimes ; et, lorsqu'elles ne l'étaient pas, il donna la préférence à l'équité, au droit des gens. Un second pas fut la rédaction, par Salvius Julianus, et la promulgation d'un édit type (edictum Adrianum), qui fixa désormais la jurisprudence et mérita bientôt le nom d'edictum perpetuum[8]. Destiné depuis longtemps à aider, suppléer, corriger le droit civil, l'édit prétorien avait toujours accordé une grande prépondérance à l'équité. S'il est vrai, comme quelques-uns le prétendent, que le successeur d'Adrien fit rédiger l'édit provincial, attribué par d'autres à Marc-Aurèle, pour servir à ceux qui ne jouissaient point des privilèges du droit romain, nul doute qu'Antonin ne fît une plus large part encore à l'équité dans une jurisprudence destinée à servir aux nations qui avaient introduit, demandé, hâté l'avènement de ce droit des gens, en entrant dans l'Empire. La moralité infiniment plus haute et plus équitable des, rescrits d'Antonin, lorsque ces deux empereurs règlent des questions semblables, semble au moins parfois l'indiquer. Ces deux empereurs ont été fortement préoccupés de la question de l'esclavage. Adrien transféra le droit de vie et de mort sur l'esclave, du maitre au magistrat, et défendit au maitre de vendre son esclave pour l'arène ou pour la prostitution, sans avoir prouvé sa culpabilité devant le juge. Antonin fit plus : le maître qui tua son esclave, tomba sous l'accusation d'homicide ; il n'avait plus seulement détruit une chose, mais un homme. L'esclave qui avait à se plaindre justement des mauvais traitements ou de l'impudicité de son maitre, put aller se plaindre devant le magistrat, qui eut le droit, si les plaintes étaient fondées, de faire passer l'esclave, par vente judiciaire, entre les mains d'un autre maître. Antonin introduisit même dans la législation une délicatesse de sentiment digne des législations modernes. Il déclara une personne condamnée à un châtiment par la justice, incapable de recevoir un legs ; il refusa au mari le droit de poursuivre sa femme adultère quand il était adultère lui-même. Dans les questions de succession, il favorisa les mères. La morale de Zénon, appliquée aux devoirs et aux obligations de l'individu et de la famille, avait-elle donc fait tant de progrès ? l'esprit nouveau du christianisme inspirait-il déjà ces décisions humaines ? Dans ce monde bouleversé alors par le vent de toutes les doctrines morales, mais soumis à un gouvernement doux et glorieux, dominait, au milieu de la plus grande diversité des opinions et des formes, un sentiment commun qui rapprochait et nivelait les nations, les religions et les classes. Sur les grandes routes, dans les carrefours des villes populeuses, les sophistes et les déclamateurs de toutes les écoles grecques se croisaient avec les adeptes de toutes les superstitions asiatiques, en même temps qu'avec les apôtres chrétiens des Évangiles. C'était le pêle-mêle moral le plus étrange qu'on pût voir. Favorinus le Gaulois et Polémon l'Asiatique, l'un dans un langage élégant et harmonieux, l'autre d'une voix puissante et chaleureuse, faisaient retentir Smyrne, puis Rome, de l'opposition de leurs principes. Alexandre d'Abonoteichos, le nécromancien, et Apollonius de Tyane, le pythagoricien, cherchaient, l'un dans des superstitions asiatiques, l'autre dans de vieux mystères, le secret d'une influence que les disciples des premiers apôtres acquéraient par le simple récit des enseignements et de la mort de leur divin Maitre. La science de l'éclectique Aulu-Gelle et l'ironie du satirique Lucien, en inventoriant ou en persiflant toutes les superstitions, toutes les croyances, toutes les rêveries et toutes les doctrines, toutes les aspirations et tous les avortements, les cultes vieux et nouveaux, les déclamations, les incantations, les prédications, annonçaient une époque d'incrédulité et de scepticisme on devait venir se fondre tout ce qui n'était pas de trempe à survivre à cet énergique dissolvant. En attendant, grâce au stoïcisme en haut et au christianisme en bas, régnait dans les cœurs et dans les paroles une disposition morale qui, malgré de grands écarts, ne contribuait pas peu à assurer à ce temps la clémence et la douceur dont il jouit. La situation des chrétiens, sous Adrien et sous Antonin, en est une preuve. Excités toujours çà et là par les exigences populaires, les gouverneurs demandèrent encore, sous ces deux empereurs, des décisions qui missent leur responsabilité à couvert, comme avait fait Pline. Cette fois Quadratus et Aristide présentèrent à Adrien une première apologie du christianisme ; Justin en écrivit une seconde pour Antonin. L'affaire fut plaidée contradictoirement au tribunal de la conscience impériale. Si les chrétiens, répondit Adrien au proconsul d'Asie, sont convaincus d'agir contre les lois, qu'on se serve contre eux des voies de la justice, mais non de demandes et de cris tumultuaires ; s'ils sont coupables, qu'ils soient punis proportionnellement à leur faute ; s'ils sont innocents, que leurs accusateurs soient punis. Cette réponse, bien que juste en elle-même, prêtait encore à l'arbitraire des gouverneurs. Ne voyez-vous point, écrit Antonin aux États d'Asie en parlant des chrétiens, que ces hommes ne souhaitent pas tant de vivre, qu'ils ne se trouvent heureux de mourir pour leur Dieu ! Que le chrétien accusé à cause de sa religion soit renvoyé absous, quand même il serait convaincu d'être chrétien, et que l'accusateur soit puni. Ici, le fait de christianisme même cesse d'être un crime. Le premier rescrit est d'un légiste, le second est d'un homme[9]. Les dispositions d'esprit d'Adrien et d'Antonin, en ce qui regarde les choses religieuses, expliquent encore cette différence. Adrien, dans sa fureur de tout savoir, aurait voulu pénétrer même l'avenir. Sans croire à rien, il admettait tout. Savant comme Aulu-Gelle et moqueur comme Lucien, il désirait même les talents du magicien d'Aborioteichos. Comme il admettait tous les dieux et nourrissait un goût particulier pour les mystères, il n'avait pas plus d'aversion pour les chrétiens que pour la magie. On lui a fait l'honneur d'un penchant particulier pour le christianisme. Il est probable qu'il ne faisait pas grande différence entre le christianisme et les sectes de l'Orient qui affluaient alors à Rome. Il reçut à Athènes l'apologie du chrétien Aristide et il s'y fit initier aux mystères d'Éleusis. Il pratiquait les secrets de la théurgie orientale, aussi soigneusement qu'il consultait les livres sibyllins. L'Égypte était toujours la mère de toute superstition, quoique Alexandrie fût devenue le laboratoire de toute science. Adrien ne se contenta pas de discuter à Alexandrie avec tous les savants que le Musée voyait assis à sa table, il disputa de superstition avec le peuple égyptien. Selon les mystères de la kabbale, un ami, en se dévouant à la mort pour un ami, pouvait mettre celui-ci à même de savoir l'avenir, en le lui communiquant de l'autre monde. Adrien avait un ami qu'il chérissait particulièrement : Antinoüs ; c'était le type idéal de la beauté gracieuse. On accusait Adrien de l'aimer plus qu'il n'eût fallu. L'empereur et son favori montèrent un jour en canot sur le Nil. Adrien revint seul sur le rivage, et fit élever aussitôt un temple à la place où Antinoüs avait disparu, pour reparaître bientôt à ses yeux, disait-il, dans une étoile. Dans ce temple, le nouveau dieu rendit des oracles ; et Adrien multiplia ses statues et ses images à Rome, dans son palais et surtout dans sa maison de campagne. Antonin, dit Marc-Aurèle, n'avait pas pour les dieux de crainte superstitieuse ; il avait de la religion sans superstition. N'était-il pas ainsi bien près de la véritable ? Sous cette soif du martyre qui dévorait les chrétiens, il devina, plus facilement qu'Adrien, le sacrifice à une idée, à une foi. Son rescrit lui fut inspiré, on n'en peut douter, par cette singulière douceur à laquelle Marc-Aurèle attribuait la puissance de vaincre le mal : Âme douce, sage, humaine et pure, pouvait dire en effet de son père le fils adoptif d'Antonin, source d'eau claire et rafraîchissante que rien ne peut altérer ! Un passant s'avise de vouloir troubler la pure fontaine en y mêlant un peu de boue ; elle rejette cette souillure et continue à couler toujours limpide et salutaire. Le limon impur du paganisme n'avait pas gâté l'âme d'Antonin ; elle rejeta ces immondices et se répandit sur le monde. toujours féconde en lois et en actions bienfaisantes[10] Adrien était un lettré, un savant de profession, curieux de toute littérature et de toute science. Voyageur infatigable, il parcourut à pied toutes les provinces, visita toutes les grandes villes de son empire. Antonin, quoique avec un esprit cultivé et une mémoire suffisamment ornée, ne pouvait passer pour un savant. Par goût et par principe, il se faisait scrupule de changer de lieu, craignant d'encourir le reproche de mobilité et d'inconstance ; pendant son long règne il n'alla guère que de Rome à Lanuvium, sa maison de campagne, et de Lanuvium à Rome. On se tromperait étrangement si l'on pensait qu'Adrien fût un protecteur des lettres plus efficace, un administrateur des provinces plus attentif et plus constant que son successeur. Le palais des deux empereurs ne désemplit guère de philosophes, de jurisconsultes, de savants, de lettrés, de rhéteurs, de poètes de toute sorte. Ceux-ci furent leurs compagnons, leurs commensaux habituels. Là se rencontrèrent, comme sur un terrain neutre, les rivaux Favorinus et Polémon, tout-puissants dans les villes d'Asie, ici humbles et flatteurs. Hérode Atticus, rhéteur riche comme un prince, qui élevait des monuments comme un empereur et croyait ses discours encore plus durables, y fit grande figure, et trouva cependant un rival dans le déclamateur romain Fronton, dont le titre de sénateur relevait le vigoureux talent. Sous ces deux souverains, curieux ou bienveillants pour les lettrés, on assista à une vraie renaissance littéraire, remarquable moins par la hauteur de l'inspiration et la perfection classique, que par la souplesse des talents, la variété des vues et l'universalité des connaissances. Adrien, qui se piquait particulièrement de littérature et d'arts, partagea peut-être trop les goûts de ce temps pour être un protecteur toujours utile, éclairé et impartial des lettres. Il fit beaucoup pour elles, mais sans les épurer, les élever et chercher à leur donner une direction meilleure ; quelquefois il les gêna ou les harcela par ses caprices ou ses engouements. Il fonda à Athènes trois chaires, de politique, de sophistique et de philosophie. Il fonda l'Athenœum à Rome, et augmenta de ses deniers les ressources du Musée d'Alexandrie[11]. Il encouragea et employa Arrien, l'historien d'Alexandre et l'auteur du Manuel d'Épictète, et il l'encouragea à faire et à écrire le périple de la mer Noire. Mais il avait parfois de singuliers goûts, et la passion exagérée de l'archaïsme et des curiosités. Il préférait l'orateur Caton à l'orateur Cicéron, Ennius à Virgile, et un certain Antimaque à Homère. Il aimait à poser à ses savants commensaux des questions ardues, préparées de longue main ; et il ne faisait pas bon discuter avec lui, bien qu'il écrivit en vers et en prose, pour soutenir son opinion et provoquer la réponse. En définitive, il voulait avoir le dernier mot, et finissait par humilier, persécuter ses maîtres et ses adversaires. Il exila en Égypte Juvénal, qui y mourut de chagrin. Favorinus savait céder à temps à l'empereur, même sur des questions de grammaire où il avait évidemment raison. Celui qui commande à trente légions, disait-il à ses amis qui l'en raillaient, doit être le plus savant de l'univers. Adrien ne pouvait s'entendre longtemps avec ses secrétaires, qu'il chicanait toujours. Suétone, l'historien des Césars, qui profita de sa position pour consulter les archives de l'empire, tomba en disgrâce, sous prétexte d'une trop grande familiarité avec la femme de l'empereur. Son successeur, Eudemon, fut d'abord comblé de faveurs, puis laissé en proie à la misère. Héliodore, longtemps en faveur, fut non-seulement chassé, mais poursuivi par Adrien de plaisanteries et d'insultes dans un livre diffamatoire. L'empereur descendit au rôle de libelliste et de pamphlétaire contre lui. Il n'est pire souverains que ceux qui se piquent de lettres, pour leurs secrétaires. L'architecture était un des arts dont Adrien se vantait de posséder tous les secrets. Il avait fait le plan du temple de Vénus et de Rome, le plus beau qu'il éleva dans la capitale de l'empire ; content de son œuvre, il la soumit à l'architecte Apollodore, le plus habile de ce temps. Sous Trajan, ce maitre avait renvoyé à la peinture de ses citrouilles, le jeune César qui se mêlait de parler d'art. Apollodore trouva le temple trop petit pour l'emplacement où l'on voulait l'élever, et les statues des déesses trop en disproportion avec l'édifice : Si elles se levaient, dit-il, elles ne pourraient passer par les portes du temple. Adrien profita des observations d'Apollodore, mais il ne les lui pardonna pas et trouva un prétexte pour l'exiler, sinon pour le mettre à mort. Un pédant, un dilettante peut devenir aussi le plus capricieux, et quelquefois le plus injuste des souverains, pour les savants et les artistes particulièrement. Antonin honorait les vrais philosophes et fut indulgent
pour ceux qui n'en avaient que l'extérieur, sans cependant se laisser jamais
imposer par eux. Il Rt le rhéteur Fronton consul, et lui permit de refuser le
consulat parce qu'il entraînait trop de dépenses. Il prêtait l'oreille avec
complaisance et il cédait le pas volontiers aux hommes qui avaient quelque
distinction dans l'éloquence, l'histoire, les lois, la morale ; il les
mettait, dit Marc-Aurèle, sans jalousie, à même
d'acquérir la gloire à laquelle chacun d'eux pouvait prétendre en vertu de
son mérite. Il préférait les connaissances solides aux curiosités
oiseuses, et se contentait de primer dans la science de gouverner ; il savait
ce qu'il fallait laisser et prendre des lettres et des lettrés. Par là, il
dominait les savants sans le vouloir, et justement parce que, dans leur genre
de talent, il se reconnaissait leur inférieur. Quelles habiles et
spirituelles leçons il savait parfois leur donner ! Le sophiste Polémon
d'Asie, avant qu'Antonin n'arrivât à l'empire, avait trouvé extraordinaire
que celui-ci, en passage dans l'Asie Mineure, s'installât dans sa maison
comme dans la plus riche de la ville ; sur ses plaintes, le futur empereur
avait vidé la demeure du rhéteur. Quand Polémon vint à Rome rendre ses
devoirs à Antonin empereur, celui-ci lui fit donner ses plus beaux
appartements et recommanda à haute voix à ses serviteurs d'avoir soin que son
hôte n'y frit jamais dérangé. Apollone, philosophe fort en renom en Syrie,
vint à Rome, sous Antonin, dans l'espoir, disait un plaisant, d'y gagner la
toison d'or. Antonin en effet voulut lui confier, comme au plus digne,
l'éducation de son fils adoptif ; il le pria de venir instruire le jeune
héritier de l'empire au palais impérial : C'est le
disciple, répondit fièrement le philosophe, qui
doit venir trouver le maître. Antonin envoya Marc-Aurèle chez Apollone
; il s'étonna seulement que le philosophe trouvât le chemin plus long, de sa
maison de Rome an palais impérial, que de Syrie à Rome. Antonin, dans ses
encouragements aux lettres, ne pensa pas seulement à Il n'est presque point de provinces que l'empereur Adrien
n'ait parcourues, et souvent plusieurs fois ; peu de villes où il n'ait
laissé des traces de son passage. Dans la même année on le vit en Germanie,
en Grande-Bretagne, en Gaule et en Mauritanie ; une autre année, en Judée, en
Égypte et en Grèce. La grande muraille qu'il fit élever d'un rivage à l'autre
de Le séjour d'Adrien dans Antonin avait pour principe que le train d'un prince, même économe, est toujours à charge aux provinces. Sans déplacer avec sa personne le centre du gouvernement, il savait ce qui se passait dans les provinces et était toujours à même de pourvoir à leurs besoins. Il était toujours prêt à écouter les plaintes des peuples contre les gouverneurs, mais il n'allait pas au-devant ; il ne changeait guère qu'à bon escient ceux-ci, et se contentait de les destituer. Si Adrien savait les comptes des revenus et impôts de tout l'Empire, comme ceux de sa propre maison, Antonin connaissait les besoins des provinces comme ceux de sa famille. Celui-ci aima mieux conserver ses revenus pour réparer les anciennes villes, que d'en fonder de nouvelles, et soutenir les anciens monuments que d'en élever de neufs. Il ne fonda qu'une ville, par une sorte de culte religieux pour les origines de la fortune de Rome, à Pallantes, en Achaïe, à l'endroit d'où la tradition faisait partir Evandre, pour aller fonder en Italie une ville à l'emplacement où fut plus tard Rome ; ce ne fut point goût d'antiquaire chez lui, mais affaire de patriotique piété. La postérité ne s'est point trompée en décorant da beau
nom d'Antonin la prospérité politique et littéraire de ce siècle heureux.
Adrien, il est vrai, par ses précautions défensives, par l'habileté de ses
réformes, et par ses voyages nombreux, prépara le règne de son successeur. Ce
fut sous Antonin, cependant, qu'un rhéteur put comparer l'Empire à un immense et fécond jardin, situé autour de Les contemporains d'Antonin et d'Adrien, les rois et les
peuples étrangers mêmes ne s'y sont pas trompés. Antonin fut plus aimé au
dedans, plus respecté au dehors qu'Adrien. Si l'on appelait le premier l'enrichisseur du monde, on nommait le second le multiplicateur des citoyens. Plus tard, les
Romains voulurent que tous les empereurs prissent, en montant sur le trône,
ce nom d'Antonin, qui paraissait surtout devoir obliger leur conscience. Six
l'adoptèrent en effet. Adrien, pour assurer la paix à l'Empire, et sans
craindre de passer pour avoir laissé reculer le dieu Terme, sacrifia une
partie des provinces que Trajan avait conquises, celles qui étaient au delà
de l'Euphrate ; il en et fait autant de Antonin, avec des habitudes personnelles toutes civiles, désarma presque, et n'eut pas moins la paix, la vraie et grande paix romaine. Il refusa de rendre au roi des Parthes le trône royal que Trajan lui avait pris, et ne l'empêcha pas moins, par une simple lettre, d'attaquer son voisin, le roi d'Arménie. Il donna des chefs aux peuples voisins, les rois et les nations le prenaient volontiers pour juge de leurs différends. Antonin avait réalisé l'idéal de Plutarque et de Dion Chrysostome ; on le regardait comme le représentant et le ministre de Jupiter, ne régnant que par la loi, c'est-à-dire par la justice. L'opinion superstitieuse de ce temps aimait à croire que la nature elle-même adoucissait sa férocité sous le règne de cet homme. Un énorme serpent à crinière avait été vu, disait-on, en Arabie, dévorant lui-même sa queue jusqu'au milieu du corps ; et des lions de Libye s'étaient laissés prendre volontairement. Antonin frappa si singulièrement l'imagination par sa sagesse, par sa bonté tout antique, que de son vivant il devint déjà comme un sujet de légende ; on lui donnait le nom de Numa, en récompense de l'âge d'or qu'il assurait à son temps. Pour lui, le titre de Père de la patrie, que tous les empereurs avaient porté, parut insuffisant. Pausanias proposa qu'on lui décernât le titre de Père des hommes. Quelle plus précieuse et plus digne récompense de sa vertu ! Il n'avait pas voulu seulement faire le bonheur de cet être de convention qu'on appelle l'État, ou même de cette chose plus sensible qu'on appelle la patrie, il prétendit rendre heureux cet être vivant et palpitant qui s'appelle l'homme ! Adrien et Antonin s'étaient ménagé à la campagne, près de Rome, deux retraites bien différentes. Adrien, autour d'un magnifique palais situé à Tibur, dans un parc dont l'enceinte embrassait sept milles, s'était fait faire, à grands frais, une représentation en petit de tôus les lieux célèbres du monde, et particulièrement des édifices qui avaient donné leurs noms aux plus fameuses écoles philosophiques ou aux plus vieilles institutions. On y voyait l'Etna, la vallée de Tempé, le Lycée, l'Académie, le Prytanée, le Pœcile ; et les chefs-d'œuvre de la statuaire peuplaient cette résidence impériale. Adrien se livrait là à ses goûts, discutait avec ses savants, et cachait quelquefois des scènes scandaleuses avec sa femme, qui le traitait d'homme insupportable, le livrait aux railleries de ses subordonnés, et dont il se débarrassa peut-être. Là, dans ses dernières années, soupçonneux, défiant, regrettant d'avoir à abandonner bientôt tant de richesses, il hésita sur le choix de son successeur ; il désigna d'abord Ælius Commodus Verus, plus malade que lui, fit périr Servianus, son beau-frère, Nepos, son neveu, qui avaient espéré être ses héritiers, et ne se résigna que tard, après la mort d'Ælius Verus, à adopter celui qui devait le surpasser. Là, plus soupçonneux et plus avide de l'avenir à mesure qu'il approchait de la mort, il couchait à l'avance par écrit ce qui devait lui arriver dans l'année, à tel point que sa mort, qu'il n'avait pas prévue, interrompit une année déjà prédite. Antonin, près de la vieille et simple maison, et dans l'enclos de son aïeul, laissés tels qu'il les avait reçus, se contenta de bâtir un temple en l'honneur do ses ancêtres. Il eut aussi à y dérober peut-être, à y cacher les écarts de sa femme Faustine ; car l'amélioration des femmes ne marchait pas alors du même pas que celle des hommes ; mais il y enseigna à régner à celui qu'il avait depuis longtemps choisi comme son fils adoptif et comme l'héritier de l'Empire, Marc-Aurèle. Combien, à ce curieux abrégé du monde, à ce microcosme pittoresque et philosophique de Tibur, j'aurais préféré voir la vieille maison et le vénérable temple de Lorium ! Là était la froide et pédante leçon de la science ; ici, le doux et fécond exemple de la sagesse ! Combien, au vieillard cacochyme et à l'hydropique archéologue de Tibur, j'aurais préféré voir le bon et vert vieillard de Lorium qui, pour tenir droit son corps courbé par l'âge, s'était fait faire, dans ses derniers jours, un corset d'écorces de tilleul, et qui commandait encore ainsi haut et ferme à l'empire romain ! Avec combien de respect le jeune Marc-Aurèle devait s'approcher de ce sublime maitre, prêter pour appui à ce nouveau Numa ses jeunes épaules et écouter les leçons de bonté, fruit mur et doux de sa vieille expérience ! La trace de ce religieux respect est restée dans le portrait laissé par le disciple de son divin maitre, lorsqu'il lui applique cet éloge de Socrate, qui grandit encore en devenant celui du maitre du monde : Il fut capable, et de s'abstenir, et de jouir des choses dont la plupart des hommes ne savent ni souffrir le manque à cause de leur faiblesse, ni jouir sans en abuser ; toujours maitre de soi et tempérant comme il convient à un homme fort et invincible. Différente fut la mort de ces deux empereurs, comme leur
vie. Poussé à bout par les souffrances de la maladie, las des médecins et des
magiciens, implorant le poison et le poignard pour en finir avec la vie,
sauvé du suicide par la piété d'Antonin, maudissant ceux qui prolongeaient son
existence, Adrien, sur le point de mourir, joua en mauvais vers avec
l'immortalité de son âme, sa petite âme, sa
mignonne, hôte et compagne de son corps, qui allait tremblotante visiter le
séjour pâle, froid, nu, où elle ne plaisanterait plus. Antonin, sain
de corps et d'esprit jusqu'au dernier moment, parla de Heureux, répète-t-on souvent, les temps et les peuples où l'histoire, ayant peu de faits à glaner, ne trouve presque rien à dire ! C'est pour cela sans doute que, dans bien des histoires, les règnes d'Adrien, d'Antonin, sont retracés en quelques lignes, tandis qu'on pourrait leur consacrer bien des pages. Si ce demi-siècle n'avait rien fourni à l'historien des lois, des arts, des lettres, on ne l'aurait pu proclamer heureux ; il n'aurait point vécu. C'est le devoir de l'histoire de se transformer, de se déplacer, selon les temps. Heureuses sont les époques où l'on ne rencontre pas les luttes du champ de bataille, quand on y retrouve, pour les remplacer, les réformes législatives et les progrès des mœurs et des arts ; l'histoire ne meurt point avec ces époques : elle s'y pacifie seulement ou s'y spiritualise. |
[1] Dion Cass., Adrien, 1 à 4. — Suidas, Adr., passim. — Spart., Adr., c. 15.
[2] Hist. Aug. — Capit., Ant., 1, 2, 3. — Marc Aurèle, Pensées, 1, 13 ; 6, 23. — Front., De feriis abs., éd. Nieb., 3, p. 138.
[3] Spart., Adr., c. 7. — Capit., Ant., de 6 à 18. — Digeste, XXXIV, 1, 14.
[4] Spart., Adr., c. 19. — Capit., Ant., c. 16.
[5] Sextus, Aur. Vict., Adr. — Dion, LXIX, 7. — Spart., Adr., 22.
[6] Spart., Adr., c. 8, XII. — Dion Cassius, LXIX, 7.
[7] Capit., Ant.
[8] Hug. R. R. G., 596 ; — Civ. Mag.,
II, p. 288. — Heinec.,
[9] Euseb., Hist. eccl., III, 15 ; IV, 8, 9, 13, 26. — Just., Apol., II, p. 56, 100. — Cap., Vit. Ant., 9.
[10] Spart., Adr., c. 14. — Suidas, Adr. — Dion, Adr.—Marc-Aurèle, Pensées.
[11] Spart., Adr., c. 16. — Philostr., Vit. Soph., 8.
[12] Spart., Adr., 13, 17. — Dion, Adr. — Eckhel, l. c., VI, p. 500. — J'ai consulté souvent, pour Adrien, l'ouvrage allemand de Gregorovius, Hadrian und seine zeit, la thèse latine de M. Caillet sur cet empereur, et Greppo, Mém. sur les voy. d'Adrien.
[13] Dion, LXIX, LXX. — Spart., Adr., 22-24. — Cap., Ant., 10-13.