LES EMPEREURS ROMAINS

DEUXIÈME PARTIE. — L'EMPIRE LIBÉRAL

I. — VESPASIEN. - (69-79 ap. J.-C.).

Le Sénat, les provinces.

 

 

Après le spectacle d'injustifiables et criminelles ambitions qui montent à l'assaut du pouvoir, appuyées par une soldatesque en révolte, au milieu des provinces ravagées et dans Rome en feu, on est heureux de voir arriver au trône une honnête ambition qui ramènera l'ordre dans Rome et dans les provinces. Tel est le caractère de l'avènement et du règne de Vespasien.

N6 dans la petite ville italienne de Béate, petit-fils d'un soldat, fils d'un receveur intègre, Vespasien fut un bon général et un administrateur économe sur le trône. Son père avait laissé, comme receveur du quarantième, une si bonne réputation en Orient, qu'on lui avait élevé des statues avec cette inscription : Au magistrat honnête. La jeunesse de Vespasien fut sans ambition ; sa mère l'obligea à changer la prétexte contre le laticlave. Lancé dans la carrière des honneurs, cet enfant de la race honnête et forte des Sabins fut à leur hauteur, dans un temps où le capitaine devait toujours être doublé d'un magistrat. Général, il livra vingt combats et prit trente villes en Bretagne. Gouverneur d'Afrique, il revint les mains vides, fut obligé d'engager ses biens à son frère allé et de faire le métier de maquignon. Dans le rôle de courtisan, imposé alors à tout Romain qui courait la carrière des fonctions publiques, il montra du bon vouloir ; mais il eut peu de succès. S'il demanda le triomphe pour les expéditions de Caligula, il s'endormit deux fois en écoutant chanter Néron ; et il faillit payer cet oubli de sa vie.

Quand les armées d'Orient, voulant imiter celles d'Occident, prétendirent faire leur général empereur, Vespasien ne parut pas d'abord très-tenté de commettre au hasard de la fortune une position honnêtement et péniblement acquise, et deux enfants qu'il aimait. Mais il ne manquait pas de lieutenants désireux de faire leur fortune avec la sienne. Alexandre Tibère, chargé de maintenir la tumultueuse ville d'Alexandrie, et Mucien, chef des légions de Syrie, y étaient surtout décidés. Ils savaient l'un et l'autre quelle prise offrait le caractère de Vespasien. On lui rappela que le jour de sa naissance un des chênes au jardin de sa mère avait poussé un rejeton plus vigoureux que d'ordinaire. On lui fit remarquer que pendant la guerre d'Othon et de Vitellius, la statue de César s'était tournée du côté de l'Orient. Les soldats de Syrie, qui avaient fait un long séjour dans le pays, appliquèrent enfin à leur général, s'il en faut croire les historiens romains eux-mêmes, la prophétie, répandue dans tout l'Orient, qui faisait sortir de Judée un maître du monde. Vespasien joignait à une certaine incrédulité beaucoup de superstition. Poussé à bout, il alla sacrifier au mont Carmel sur un autel sans statue et sans dieu présent ; le prêtre de ce dieu, Basilide, lui prédit qu'il commanderait, quoi qu'il méditât, à un grand nombre d'hommes et à une grande étendue de pays. Enfin un juif de la nation qu'il combattait vint lui annoncer l'empire en propres termes. C'était un homme avisé, du nom de Joseph. Réfugié, lui quarante et unième, après la prise de Jotapat, dans une caverne, il avait été avec ses compagnons sommé par Vespasien de se rendre. Les malheureux, aimant mieux mourir, voulaient tous se tuer. Joseph leur fit un long sermon sur le crime qu'il y avait à disposer ainsi de soi-même, et il obtint d'eux qu'ils consentissent à se tuer l'un l'autre, pour que le dernier seul chargeât sa conscience de l'impiété du suicide. Resté le dernier par bonheur ou par adresse, ce Joseph vint se prosterner aux genoux du vainqueur, demandant des fers an lieu de la mort, et s'engagea à rester prisonnier jusqu'à ce que Vespasien devint empereur[1]. Cet adroit personnage fut plus tard l'historien de la chute de sa patrie.

A peu de temps de là, Alexandre Tibère faisait prêter serment à Vespasien par les légions d'Égypte ; Mucien par les légions de Syrie. Les propres soldats de Vespasien le proclamèrent enfin empereur. Il prit alors son parti, poussa Mucien à travers l'Asie et la Thrace sur l'Italie, et se dirigea lui-même sur l'Égypte pour prendre Rome par la famine, en s'opposant au départ des vaisseaux chargés des blés destinés au peuple[2]. Sur cette terre de la superstition, Vespasien ne négligea point d'entrer dans le temple de Sérapis. Un aveugle et un estropié l'y conjurèrent de les guérir, affirmant que lui seul pouvait quelque chose pour leur santé en leur imposant les mains. Embarrassé, consultant les médecins, Vespasien consentit enfin à faire ce qu'ils désiraient. Les événements empruntent la couleur des pays où ils s'accomplissent ; les empereurs prennent le caractère des contrées d'où ils sortent.

Aussitôt après la mort de Vitellius, le sénat s'était empressé de transférer, par un acte, à Vespasien tous les honneurs et toutes les prérogatives qui avaient appartenu à Auguste, à Tibère et à Claude. Il y avait prudence de la part de cette assemblée, après ce qu'on venait de voir, à donner une sanction civile au pouvoir créé par les légions. C'est le premier acte de ce genre qui soit mentionné par les historiens anciens, et celui dans lequel des jurisconsultes postérieurs ont voulu retrouver la loi royale, que quelques-uns ont prétendu faire remonter même jusqu'à Auguste[3]. Cet acte donnait à l'empereur le droit de conclure des alliances, d'assembler et de présider le sénat, d'y proposer des lois, d'y recommander des magistrats, de faire en un mot dans la république tout ce qui pouvait être utile à la religion et à l'État, comme avaient fait Auguste, Tibère et Claude. En outre, il dispensait Vespasien des lois dont ses prédécesseurs avaient été dispensés, sanctionnait tous ses actes et frappait de nullité ce qu'on entreprendrait contre lui. Quelque étendus que fussent les pouvoirs conférés par ce document à l'empereur, on voit qu'ils ne constituaient pas encore l'autorité absolue, et qu'ils ne mettaient point le prince au-dessus de toutes les lois, comme le feront bientôt Gaius et surtout plus tard les légistes de Justinien. Ce sénatus-consulte, au contraire, en réservant au sénat une certaine part dans la confection des lois, dans la nomination aux magistratures, en n'exemptant l'empereur que de certaines lois et en ne citant que les précédents d'Auguste, de Tibère et de Claude dont le sénat avait approuvé les actes, apportait des limites aux extravagances d'un Caligula et d'un Néron. Le sénat n'abdiquait donc pas tous ses droits dans cet acte dont on a voulu abuser en faveur du pouvoir absolu ; il en revendiquait au contraire une partie, tout en abandonnant le reste à un prince qu'il était heureux de voir arriver au pouvoir.

Vespasien était l'homme le mieux fait pour ramener dans les voies civiles l'empire égaré dans les camps. D'origine toute plébéienne, il avait des vertus simples et des habitudes d'ordre. A un certain penchant pour la superstition, il joignait un grand sens pratique. Il était diligent, appliqué, économe, ferme, de bonne humeur. C'étaient là des qualités dont l'empire avait alors grand besoin ; le gouvernement était en effet mal assuré, l'anarchie était au sénat, dans l'armée et dans les provinces.

Depuis la fondation de l'empire, le sénat était divisé en deux partis bien distincts : l'un regrettait le régime républicain ou voulait au moins ménager une place à la liberté, à l'honnêteté surtout, dans l'empire. L'autre, s'accommodant du nouveau gouvernement, mettait à son service du zèle et de la lâcheté pour en tirer profil, au risque d'exagérer son principe. C'était le parti des honnêtes gens et celui des ambitieux, des indépendants et des serviles, des stoïciens et des épicuriens. Depuis Auguste, ces deux partis, qui s'épiaient et s'accusaient sans cesse, étaient aux prises. Mais le premier avait presque toujours eu le dessous. L'avènement de Vespasien avait rendu quelque espoir au parti des honnêtes gens. Dans ce parti, il y avait alors quelques hommes distingués : Musonius Rufus, qui faisait profession d'enseigner le stoïcisme ; et Helvidius Priscus, gendre de Thraséas, d'une famille où l'on le pratiquait. Un sénateur, en déférant à ses collègues le serment de n'avoir poursuivi injustement la mort d'aucun sénateur, renouvela la lutte. Le philosophe Musonius Rufus prit le premier à parti Celer, un des plus effrontés délateurs du règne de Néron. Helvidius Priscus, gendre de Thraséas, assaillit Marcellus Eprius, auteur de la mort de Soranus, et peut-être de Thraséas. Au milieu de ces discussions, un sénateur fut violemment chassé de la salle des séances, et le peuple lui-même commença à s'émouvoir. En attendant Vespasien, Antonins et Mucien, ses lieutenants à Rome, étaient fort embarrassés ; ils sacrifièrent Celer pour sauver Marcellus Eprius. Mais la querelle reprit entre les deux partis quand on discuta sur la réédification du Capitole. Les épicuriens voulaient laisser cet honneur à Vespasien ; les stoïciens le revendiquaient pour le sénat.

L'armée présente dans Rome n'était pas un moins grand embarras. Les soldats vainqueurs et les soldats vaincus se jalousaient, se querellaient dans la ville. En attendant une réorganisation complète et le rétablissement de la discipline, tous campaient sous les portiques, dans les temples, pénétraient dans les maisons, faisaient la loi sur la voie publique et se conduisaient en maîtres. Quand on voulait les enrégimenter de nouveau, tous réclamaient des grades, ou au moins le service des gardes prétoriennes.

Après avoir laissé à ses lieutenants la responsabilité de quelques exécutions qu'il crut nécessaires, Vespasien, arrivé à Rome, dessina du même coup sa politique et sa mission réparatrice ; il demanda à partager avec le sénat l'honneur de relever le Capitole. Déjà Helvidius Priscus, avec les pontifes, entouré de soldats favorisés de noms heureux et portant des rameaux à la main, suivi de jeunes garçons et de jeunes filles, avait fait les lustrations ; les sénateurs, les premiers magistrats, s'étaient attelés eux-mêmes, pour apporter sur les lieux la première pierre. Dès son entrée à Rome, Vespasien, la pioche et la truelle à la main, attaqua les décombres et travailla au nouvel édifice pour que les sénateurs, le peuple entier n'eussent point honte de contribuer de leurs mains à la réédification de la fortune romaine.

Après cette inauguration, le nouvel empereur se préoccupa de l'état du sénat. Sur mille familles qui l'avaient recruté, il n'y en avait plus que deux cents. A l'exemple de la famille césarienne qui s'était comme suicidée elle-même, les familles patriciennes s'étaient acharnées à leur propre ruine. Vespasien, après avoir écarté les éléments impurs que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient introduits dans la compagnie, recomposa l'assemblée en y faisant entrer des personnages considérables et honorés de l'Italie et des provinces. Les deux anciennes factions se trouvèrent comme noyées dans les flots de ces nouveaux membres. Ainsi refondu, le sénat fut de nouveau consulté sur les grandes affaires. Cette assemblée, dont on voulait relever la dignité, fournit aux provinces leurs principaux magistrats. La justice avait été suspendue, le droit de propriété compromis sous les derniers empereurs épicuriens, qui ne connaissaient plus la distinction du juste et de l'injuste. Une commission spéciale fut établie pour restituer leurs biens aux propriétaires injustement dépouillés et expédier les procès en souffrance, accumulés depuis longtemps. Pour gouverner, Vespasien, tout en conservant comme familier, à cause de son éloquence, Eprius Marcellus, s'appuya sur les nouveaux sénateurs, dont la masse honnête, sans partager les passions stoïciennes, donna au régime un certain cachet d' honorabilité.

Il y avait plus de péril à épurer, à reconstituer l'armée, dont plusieurs empereurs et deux années de guerre avaient favorisé l'insolence, l'indiscipline et l'avidité. Les soldats étaient disposés à ne plus voir dans l'empereur que l'intendant de leurs plaisirs et le pourvoyeur de leurs convoitises, mis sur le trône pour exploiter le monde à leur profit. Vespasien, avec une adresse et une fermeté qui l'honorent plus que tout le reste, sépara les bons des mauvais soldats, licencia ou envoya au loin les derniers, garda les premiers pour les cohortes prétoriennes ; il ne craignit ni les murmures ni les entreprises des mécontents, et il ne s'attacha point les autres par une complaisance compromettante ou par des largesses dangereuses. En Orient il n'avait point promis et il ne donna point à Rome le donativum. Il croyait ne rien devoir à ses soldats et il s'attachait à leur persuader qu'ils lui devaient tout ; c'est le secret pour bien commander.

On a souvent répété, non sans quelque raison, que le gouvernement des empereurs romains, mauvais à Rome, était meilleur dans les provinces. Mais on voudrait à tort quelquefois considérer les plus détestables tyrans des Romains comme les bienfaiteurs des provinciaux. il est à remarquer que ce sont souvent les provinces gui ont donné le signal de la révolte contre les mauvais empereurs ou encouragé les armées à prendre l'initiative. Sans doute on pouvait moins souffrir éloigné d'un tyran que sous sa main. Mais comment la tyrannie pouvait-elle changer de caractère et devenir un bienfait en franchissant les murailles de Rome ? La justice de Tibère poursuivit à Rome, il est vrai, des gouverneurs infidèles ou des magistrats prévaricateurs dans l'intérêt des provinces jusqu'à ce que le sentiment de la vengeance pervertit son règne. Claude eut la bonne volonté de protéger les provinciaux avant que les femmes et les affranchis la rendissent inutile. Mais Néron, une fois maître, confia l'administration des provinces aux compagnons, aux serviteurs de ses plaisirs, qui poussèrent hors de Rome l'imitation du maître jusqu'à ses dernières limites. On sait les instructions que Néron donnait à la fin à ses agents, quand ils prenaient congé de lui : Vous savez ce dont j'ai besoin, faites en sorte que personne n'ait rien en propre. Ce que pouvait être cette tyrannie de seconde main, les deux révoltes de la Gaule et de la Judée, que Vespasien eut à comprimer pendant son règne, le montrent suffisamment.

La province des Gaules avait tant souffert sous Néron et sous Vitellius, qu'elle éclata partout où des chefs se présentèrent. Un Classions, personnage de race royale en Gaule, un Tutor de Trèves, un Sabinus de Langres, qui prétendait descendre de César, soulevèrent les Trévires et les Lingons, le Nord et le Centre. Un Batave, Claudius Civilis, ancien chef des auxiliaires, prêta main forte à la Gaule avec des Germains qu'il jeta sur les légions gardiennes du Rhin. La nouvelle de l'incendie du Capitole détruit par les fureurs intestines des armées romaines parut un instant aux chefs et aux peuples du nord une occasion unique. On prêta serment un instant à l'empereur gaulois Sabinus. Mais Vespasien avait les vraies traditions de la politique romaine. Son lieutenant Petilius Cerealis triompha de cette révolte moins encore par ses deux victoires de Trèves et de Volera - Castra sur Tutor et Civilis, que par l'habileté qu'il mit au service des instructions impériales. Classicus et Tutor n'avaient donné qu'avec méfiance la main aux Bataves et aux Germains, leurs séculaires ennemis : Nous vous avons réuni à Rome, dit Petilius aux Gaulois daim une assemblée, moins pour vous dominer que pour vous défendre contre vos ennemis, contre vous-mêmes. Sans Rome, la guerre serait éternelle entre chaque nation et dans le sein de chaque nation. Rome ne commande point à la Gaule, elle partage la domination du monde avec elle. Restez associés à celle qui se donne à tout et à tous, aux vaincus comme aux vainqueurs. C'était continuer à faire jouer par Rome le rôle de pacificatrice des nations. Sabinus le Lingon, accablé par les Séquanes eux-mêmes, s'enfuit et se cacha avec sa femme Éponine dans ce souterrain d'où il ne sortit que pour une mort plus déplorée à Rome que dans sa province. Petilius Cerealis permit de tenir à Reims une assemblée des députés de toute la Gaule, persuadé qu'il suffirait de les mettre en présence pour les paralyser. Valentin le Trévire essaya en effet vainement de réveiller le patriotisme de ses compatriotes. On l'admira, on ne le suivit pas. On songea plus aux vieilles haines locales qu'à la commune liberté. Le gouvernement de Vespasien faisait d'ailleurs espérer aux provinces un meilleur régime. Moralement vaincue, la Gaule retomba sous une domination qui faisait de la division et des rivalités des peuples la condition de sa propre durée[4]

La religion était tout le patriotisme de la Judée. C'est en voulant encore introduire dans le temple de Jérusalem le culte des Césars, que Gessius Florus, gouverneur nommé par Néron, excita chez les Juifs une exaspération qui ne pouvait finir que par leur ruine. Le grand prêtre Ananus, le sanhédrin, les pontifes, inclinaient pour quelques concessions, quand Éléazar, le premier des Zélateurs, souleva le peuple contre les grands, traîtres à leur dieu, et s'empara du temple. Mais bientôt, le fanatisme croissant avec le danger, Éléazar fut accusé de tiédeur. Jean de Giscala, Simon, fils de Gorias, se déclarèrent contre lui et lui disputèrent la haute ville et le temple. Jérusalem était partagée en trois factions qui se faisaient la guerre, quand Vespasien, après avoir conquis déjà presque toute la Judée, laissa son fils Titus pour l'assiéger. Les rivalités de classe perdirent la Judée comme celles de province avaient perdu la Gaule.

Quand le judaïsme n'eut plus pour défense que les murs de la ville sainte, les plus exaltés de tous les partis résolurent avec leurs chefs de mourir sous ses ruines. Après avoir établi à grand'peine ses travaux de siège, Titus fut obligé de prendre l'une après l'autre les trois villes, enceintes chacune de murailles et habitées par des classes différentes, qui composaient Jérusalem. Arrivé enfin, dans la haute ville, devant le temple dont les derniers défenseurs du Dieu des Juifs avaient fait une forteresse, Titus voulait au moins sauver les richesses qui y étaient accumulées. Il avait défendu à ses soldats de faire usage du feu pour forcer cette dernière défense. Mais, quand les Romains venaient de se rendre maitres sur des milliers de cadavres de la dernière enceinte, un soldat jeta dans le sanctuaire un brandon enflammé. L'incendie gagna bientôt les riches tapisseries qui représentaient le ciel et la terre, les éclatantes tentures de soie, offrandes de la piété des fidèles, et atteignit les poutres lambrissées d'or et d'argent qui supportaient la toiture. Titus à cette vue se jeta au milieu des combattants, les conjura d'arrêter la flamme, d'épargner tant de richesses. Tout à leur fureur, les soldats n'écoutèrent rien. Titus entra au milieu des décombres avec eux. Il contempla un instant ces richesses qui allaient disparaître et souleva, au milieu des cris de rage des Juifs qui ne pouvaient empêcher cette profanation, le voile mystérieux du sanctuaire. Dans le Saint des Saints, les vainqueurs purent emporter le chandelier aux sept branches et quelques autres objets ; mais l'arche d'alliance avait disparu avec ses défenseurs, échappés dans les égouts de la ville. En voyant, des toits de la ville basse, les flammes dévorer le Saint des Saints, les femmes et les enfants d'Israël se frappaient la poitrine et s'arrachaient les cheveux. Un arc de triomphe élevé près du Forum en l'honneur de Titus conserva la mémoire de cette ruine, tant de fois prédite (70)[5], d'une ville et d'une nationalité.

Maitre du sénat, de l'armée, des provinces, Vespasien gouverna avec ordre et sévérité. Son genre de vie était déjà un exemple. On voyait sur le trône une simplicité et presque des vertus privées qu'on n'était guère habitué à y trouver. César plébéien, successeur de la divine famille des Jules, Vespasien raillait agréablement ceux qui voulaient faire remonter sa généalogie jusqu'à Hercule ; point d'étiquette, point de pompe et peu de luxe à sa cour, si ce n'est lorsqu'il représentait. Il se levait avant le jour, lisait sa correspondance, recevait ses ministres, traitait des affaires en s'habillant. On pouvait arriver près de sa personne sans porter un anneau avec son image et sans être soumis à la cérémonie de la visite, passée sous ses prédécesseurs en habitude et abolie par lui, même pendant la guerre civile. Les audiences données, les affaires courantes décidées, il se promenait en litière, prenait un peu de repos, se mettait au bain et de là à table. La simple coupe de son aïeule servait à ses repas. Après le souper, il jouait aux dés avec quelque passion. Il aimait à revoir la maison de son aïeule, où il avait été élevé et n'y fit rien changer. Après avoir perdu sa femme, il vécut avec sa concubine, Cenis, presque avec la constance et la fidélité du mariage ; il ne faut pas être trop difficile sur ce sujet avec un Romain. La compagnie des lettrés, même des philosophes, ne lui déplaisait pas. Il supporta leurs critiques tant qu'il ne les crut pas dangereuses.

Avec une bonhomie railleuse mais ferme, Vespasien, dix ans durant, tint ainsi à Rome la balance égale entre les passions et les partis. C'était beaucoup, après des empereurs qui avaient presque toujours penché d'un seul côté. Il opposait les patriciens à l'armée, et l'armée aux patriciens ; dans le sénat, il contint les haines de ces deux factions qui s'étaient livré dès le commencement de son règne de si ardentes luttes. Cette politique fait toujours quelques mécontents. Un ancien délateur, Marcellus Eprius, un soldat déçu dans ses espérances, Cécina, l'un orateur habile, l'autre bon général, trouvaient tous deux qu'il n'y avait point assez de place sous ce règne pour les épicuriens et les soldats ; ils conspirèrent, furent surpris et mis à mort. Nul ne les regretta. Les stoïciens se réjouissaient ; ils eurent leur tour. Démétrius le cynique et un certain Hostilius, malgré les conseils de Musonius Rufus, déclamaient publiquement contre l'État monarchique. Vespasien se contenta longtemps de répondre publiquement à ces attaques par affiches, où il rappelait les malheurs de la république et les avantages du pouvoir d'un seul. C'était au moins de la discussion. Mais les choses s'envenimèrent. Helvidius Priscus, gendre de Thraséas, celui qu'on pouvait regarder dans le sénat comme le chef du parti républicain et stoïcien oubliait, sous un règne qui les méritait davantage, les ménagements que son beau-père avait eus pour Néron. Préteur, il n'avait jamais dans ses actes officiels reconnu l'empereur ; il ne l'appelait jamais, parlant à sa personne, que Vespasien ; il ne le ménageait point dans ses propos ; au sénat, il faisait à ses actes, à sa personne une opposition sans relâche et quelquefois intempestive. Helvidius passa des paroles aux actes, et commença peut-être une conspiration. En public il parlait plus haut que de coutume. Vespasien lui fit d'abord interdire l'entrée du sénat ; il voulut la forcer. L'empereur se résigna à sévir contre lui et le fit saisir par ses licteurs. Non, s'écria Vespasien en pleurant, il n'y aura point d'autres successeurs à l'empire que mes fils. Il ne voulait condamner Helvidius qu'à l'exil ; poussé par les siens à une plus grande sévérité, il signa un ordre de mort, puis le révoqua ; on lui fit croire qu'il était trop tard. Vespasien saisit cette occasion pour ordonner aux philosophes d'avoir à vider la ville de Rome, puis il les laissa rentrer[6]. Ils continuèrent leurs déclamations contre l'empereur et l'empire : Tu auras beau faire, dit un jour Vespasien à Démétrius, je ne m'amuse point à tuer les chiens. Deux autres philosophes furent moins heureux : Diogène fut battu de verges, Héras décapité. Vespasien, au milieu de ces difficultés, parait avoir donné le premier l'exemple de rendre des rescrits qui eurent force de lois comme des sénatus-consultes. Mais il s'inspirait aloi s d'habiles jurisconsultes dont il faisait aussi volontiers sa compagnie. Proculus et Pegasus, deux d'entre eux, devaient frayer la voie à la grande époque du droit sous les Antonins et les Sévères.

On a reproché surtout l'avarice à la personne et au gouvernement de Vespasien. Cet empereur, excellent administrateur, qui se rendait compte des choses, savait, avant de parvenir à l'empire, que l'État avait besoin pour se soutenir d'un revenu de quatre milliards de sesterces. Pour se l'assurer il renouvela les anciennes taxes et en créa de nouvelles. L'impôt n'est jamais bien venu. Titus plaisantait quelquefois son père, qui, voulant frapper au profit du trésor les infirmités humaines mêmes, n'avait rien oublié. Vespasien lui mit sous le nez une pièce de monnaie, premier produit de cette taxe, en lui demandant si elle avait mauvaise odeur.

On ne saurait répéter ce reproche sans faire observer que Vespasien, économe pour lui-même, était large quand il s'agissait de l'empire. A Rome il éleva ce beau temple de la Paix qui jouit de l'admiration du monde, s'il ne lui assura pas le bonheur. Il dressa l'arc de Titus, il commença le Colisée ; de nombreuses rues furent percées, des aqueducs élevés. Le cens de quelques sénateurs complété, une rente annuelle fondée pour les consulaires pauvres, dans un temps où les rapides fortunes des affranchis humiliaient la vieille noblesse, des traitements assurés pour la première fois aux professeurs de rhétorique grecque et latine, des gratifications, des largesses accordées aux poêles, aux artistes, prouvent que Vespasien pensait aussi à satisfaire les besoins moraux de la société romaine.

Après avoir raffermi l'empire dans les provinces, et, pour occuper les soldats, continué la conquête de la Grande-Bretagne, Vespasien s'occupa de leur prospérité. L'Achaïe, la Lycie, Rhodes, Byzance, Samos furent délivrées de la liberté menteuse qu'on leur avait laissée ou rendue sous le régime impérial. Des gouverneurs remplacèrent en Thrace, en Cilicie, en Commagène les petits rois vassaux qui avaient survécu à la chute de l'indépendance[7]. Vespasien aimait la franchise, bonne qualité pour gouverner. Il exigeait beaucoup des provinces, mais il le leur rendait en améliorations sérieuses. Vingt villes relevées parlent en faveur de son administration. L'argent déployé en inutilités fastueuses lui déplaisait. Des députés lui annoncèrent un jour que leur ville avait voté une somme considérable pour lui élever une statue : Eh bien ! posez de suite la statue, dit-il, en allongeant sa main : en voici la base toute prête. On ne saurait approuver complètement la justice qu'il exerçait sur les gouverneurs trop avides. Il ne les condamnait à la confiscation qu'après les avoir laissé se gorger. C'était, disait-il, les éponges qu'il laissait se remplir pour les vider ensuite. Il souffrait aussi parfois que sa seconde femme Cenis et ses amis fissent des profits illicites pour les partager avec eux. En somme, parmi les empereurs, il fut intègre, comme son père l'avait été parmi les gouverneurs ses contemporains. C'est un éloge relatif.

Les deux derniers mots de Vespasien dépeignent assez bien les qualités simples et solides qui firent de son règne l'un des plus louables. Surpris par les premières atteintes de la maladie : Hélas ! dit-il, je sens que je vais passer dieu. L'ironie était une des habitudes de son esprit. Au dernier moment, il se dressa, disant : Il faut qu'un empereur meure debout ; et il rendit le dernier soupir. A quelques jours de là, les Romains assistaient aux funérailles du premier de leurs empereurs qui, après Auguste, eût fini de sa mort naturelle. A Rome, où l'on déifiait l'orgueil et la puissance, on aimait aussi à les rabattre dans la mort comme dans la vie. Dans la cérémonie funèbre des empereurs, un bouffon, revêtu du costume impérial, imitant les manières, le langage du défunt, rappelait ses défauts ou ses vices ; le dieu pendant l'apothéose devenait son propre insulteur. Combien coûtent ces funérailles, demanda cette fois le bouffon, au nom de Vespasien, à l'intendant des pompes funèbres. — Dix millions de sesterces, répondit celui-ci. — Eh bien ! repartit Vespasien, donnez-moi seulement cent mille sesterces et jetez-moi dans le Tibre. Il y avait peut-être autant d'éloge que de blâme dans cette repartie. Heureux les empereurs romains dont la mémoire n'a mérité que de pareilles critiques ! Vespasien dut à ses modestes et solides vertus de laisser, le premier des souverains de Rome, son trône à ses enfants, de fonder la dynastie des Flaviens. Il ne réforma point l'œuvre d'Auguste, gâtée par les successeurs de celui-ci. Il la ramena dans des voies équitables. Quoi que pût faire après lui son second fils Domitien, il prépara le siècle des Antonins. Ce n'est pas une médiocre gloire.

 

 

 



[1] Tacite, Hist., I, 74.— Suet., Vesp., I, 4. — Joseph, B. J., III, 8, 9.

[2] Tacite, Hist., II, 79-83.

[3] Une table de bronze, conservée à Rome, contient un fragment de cet acte. Tous les éditeurs de Tacite, de Suétone, et ceux qui ont écrit sur le droit romain l'ont publiée. Il ne faut pas se laisser abuser par le titre de lex regia qu'on lui donne, et qui depuis les rois, sous la république même, avait été souvent appliqué aux lois curiates (lex curiata de imperio.) L'expression de legibus solutus qui s'y trouve employée pour Vespasien, comme pour Auguste et les autres, ne pouvait encore s'appliquer qu'à certaines lois spéciales, comme on le voit par exemple dans le pro lege Manilia de Cicéron pour Pompée. Ce n'est qu'au troisième siècle que cette expression a pu prendre un sens général applicable à toutes les lois.

[4] Tacite, Hist., IV, de 39 à 79. — V, de 14 à 26.

[5] Joseph, Bell. Jud., V, VI et VII.

[6] Tacite, Hist., II, 8-93 ; III, 75. — Suet., Vesp., 12-17. — Dion, LXVI.

[7] Suet., Vesp., 8, 19, 22, 23.