La démagogie militaire.
L'impératrice Livie, à ce que nous raconte Suétone, avait fait planter dans ses jardins un laurier, pour que chaque César vint y cueillir la branche qui devait servir à son triomphe, et le rejeton qu'il plantait à son tour. Le laurier de chaque César mourut en même temps que celui qui l'avait planté. A la mort de Néron tout le plant de lauriers avait disparu. La famille césarienne s'était détruite de ses propres mains ; chaque empereur avait comme pris à tache d'en couper à la racine les nouveaux rejetons. Sur quarante-deux princes que la famille césarienne avait comptés par la naissance ou par l'adoption, trente-deux avaient fini de mort violente. L'œuvre d'Auguste était exposée maintenant à traverser la crise la plus délicate et la plus dangereuse, celle de la transmission de l'autorité à une autre famille, à une autre dynastie. Il n'y avait dans l'empire aucune institution politique destinée, le cas échéant, à conduire régulièrement cette révolution. L'adoption, coutume civile, devenue par le fait une institution politique, avait seule deux fois assuré la transmission du pouvoir. Après la mort violente de Néron, il n'en pouvait être question. Les empereurs n'avaient point su faire du sénat républicain une véritable institution monarchique ; les provinces, à défaut du peuple romain, destituées de tout droit, n'avaient aucun titre à disposer du pouvoir. Les armées seules, qui avaient créé l'empire, qui l'avaient maintenu, en avaient une fois disposé depuis Auguste. La race des Césars éteinte, seules elles pouvaient le transmettre à d'autres mains. Mais l'exercice de ce droit entre les différentes armées elles-mêmes devait être un sujet de contestations. L'empire romain entretenait beaucoup d'armées et à des distances considérables les unes des autres[1] : armée prétorienne à Rome, armée du Rhin, armée du Danube, armée de l'Euphrate, armée d'Afrique campée au pied de l'Atlas ; et toutes étaient composées d'éléments fort hétérogènes. L'armée prétorienne, recrutée en Italie, préposée plus particulièrement à la garde de la personne impériale et de la capitale, semblait avoir saisi déjà le privilège de faire les empereurs. Mais quels titres réels y avait cette armée, déjà très-favorisée, qui ne faisait de service qu'à la porte du palais impérial ou de l'amphithéâtre ? Les légions recrutées dans les provinces ne répandaient-elles pas leur sang à la frontière pour la défense de tous ? On le sait, il existe toujours entre les différents corps d'une même armée ou entre les différentes armées d'un même empire une émulation naturelle. Elle tourne ordinairement au profit de la discipline et de la valeur militaires ; l'honneur du drapeau fait la force morale du soldat. Ajoutez cependant, à cette noble cause d'émulation entre les armées, un droit ou plutôt un privilège politique, comme celui d'élire le maître, et vous greffez sur un sentiment honorable le germe le plus funeste qui puisse menacer une monarchie. L'empire étant, en effet, mis au concours, les généraux caressent le soldat et se font les esclaves de ceux qu'ils doivent commander ; le soldat, en retour du trône dont il dispose, exige ou une solde exagérée ou des compensations qui ne s'accordent point avec les rudes exigences de son métier, c'est-à-dire la licence. Généraux et soldats se corrompent les uns les autres, et les armées luttent de corruption. Quand le moment est venu, c'est la guerre qui éclate entre elles. Selon les chances -du combat, tantôt victorieuses, tantôt vaincues, elles poussent alors à l'empire leurs généraux, qui se succèdent rapidement comme un clou pousse l'autre ; et l'on voit, comme l'a dit énergiquement Plutarque, qui eut de pareils exemples sous les yeux, non plus des rois ou des empereurs, mais des tyrans de comédie, chacun à leur tour, jouer leur rôle sur de sanglants tréteaux. Telle fut pendant deux années l'histoire de l'empire après Néron. GALBA. Le premier des généraux romains qui fournit cette carrière fut Galba, général alors en Espagne. C'était un Romain de noble race et d'un caractère honnête, arrivé à l'âge de soixante-treize ans, à travers quatre règnes désastreux et malgré d'honorables services. Partout, à la tête des provinces ou des armées, il s'était distingué par une sévérité qui s'en prenait moins aux soldats des légions, ou aux sujets de l'empire, qu'aux officiers corrupteurs ou aux magistrats concussionnaires. Depuis quelque temps seulement sa vieillesse n'opposait plus la même vigueur aux oppressions d'en haut, ou aux connivences d'en bas. Au moins ne prêtait-il les mains ni aux unes ni aux autres. Cette ancienne réputation d'honnêteté tourna vers lui les regards de quelques provinces, lorsqu'elles furent lasses enfin, avant Rome, des folies et des extorsions de Néron. Ce fut un Gaulois, nommé Vindex, procurateur de Le premier empereur créé par les légions hors de Rome n'eut pas plutôt atteint les Alpes que toutes les difficultés de la situation apparurent ; le fatal secret était dévoilé[3]. Le préfet du prétoire Nymphidius, qui avait déterminé les prétoriens à abandonner Néron, les travaillait maintenant pour lui-même. Capiton se faisait élire empereur par les légions du Bas-Rhin ; Macer par celles d'Afrique. Galba ayant pour lui la sanction du sénat, qui reconnut son élection, recourut à la politique des Césars. Caligula, Néron s'étaient débarrassés chacun de leur frère. Galba se défit aussi de ses confrères d'armes, de ses collègues. Capiton et Macer furent pris et tués. Nymphidius, chassé du camp par les prétoriens eux-mêmes, fut mis en pièces. Galba arriva à Rome, précédé d'une réputation de rigueur qu'un dernier acte confirma encore à ses portes. Les marins que Néron, avant sa mort, avait arrachés aux galères pour en faire une légion, demandaient tumultueusement à être maintenus dans leur état et privilèges. Repoussés doucement dans leurs prétentions, ils allaient se mutiner ; Galba lâcha sur eux sa cavalerie, qui les massacra. Il prit possession de l'empire sur leurs cadavres[4] Après le règne de Néron, dont on oublia les crimes plutôt que les fêtes, la venue de ce vieillard chauve et goutteux, économe et rigide, ne tarda point à déplaire à un grand nombre. Les plus nobles sénateurs voyaient à peine en lui un égal. Le peuple ne pouvait plus trouver en sa personne un descendant des dieux. L'illusion dont on avait vécu cessait. Galba annonçait au sénat qu'il ne garderait les gouverneurs en place que deux ans. Il faisait rendre gorge aux histrions, serviteurs, flatteurs, esclaves de Néron, et poursuivait le recouvrement des biens de l'État jusqu'entre les mains de ceux qui possédaient de bonne foi ce bien mal acquis. Au peuple, il donnait peu de jeux ; aux soldats qui réclamaient le donativum, prix de l'empire, il répondait qu'il recrutait ses soldats et ne les achetait point. Ajoutez que ce vieillard, pour agents de ses bonnes intentions, avait choisi deux hommes avides et dépravés, Vinius et Lacon. Ceux-ci ayant hâte de profiter d'une faveur qui ne durerait guère, épargnaient ceux que Galba voulait punir, punissaient ceux qu'il voulait gracier, et vendaient à beaux deniers comptant les charges qu'il destinait aux plus dignes. Le premier écho du mécontentement éclata à l'extrémité de l'empire, au milieu des légions de Germanie. L'armée de Germanie, qui avait manqué l'occasion de créer un empereur, venait de prêter serment à Galba, en maugréant, quand on lui envoya à souhait dans Vitellins un candidat tout fait. Dès son arrivée, celui-ci rendit aux légions les tribuns et les centurions qu'elles aimaient, leva les punitions, raya les notes d'infamie, se mit à frayer débonnairement, à plaisanter et à boire avec les chefs el même avec les soldats. Au-dessous de lui étaient deux lieutenants, Cécina et Valens, tous deux capables de risquer un coup. L'armée du haut Rhin, commandée par Valens, fit le premier pas au nouvel an, en prêtant serment au sénat et au peuple romain, comme pour les inviter à faire un autre choix. Cécina acheva le mouvement dans l'armée du bas Rhin. A sa tête, il alla prendre Vitellius à Cologne avec quelques soldats et le proclama César[5]. Galba, en honnête homme, comprit qu'il fallait en an-peler des armes à la toge, si l'on ne voulait précipiter l'empire dans les derniers malheurs. Empereur des soldats, il voulut arracher aux soldats la disposition de l'empire. Il cherchait depuis longtemps un successeur auquel il pat, de son vivant, assurer le pouvoir. Son choix se fixa enfin sur l'un des personnages les plus honorables du patriciat romain, C. Pison, frère de celui qui était mort sous les coups de Néron. Il le présenta comme son fils adoptif, au camp des prétoriens, au sénat, au peuple. Il aurait pu choisir son successeur dans sa famille ; il aimait mieux, dit-il, le prendre dans la république ; les hasards de la naissance sont trompeurs ; le choix d'un empereur éclairé par les témoignages de l'estime publique était une plus sûre garantie. Il aurait pu prendre un général, il prenait un citoyen. L'adoption d'une coutume privée et de famille devenait une institution politique, une loi d'État. Le choix de Pison était de plus un hommage rendu au sénat. Mais on ne pouvait mettre plus nettement en présence la toge et les armes, la loi et les légions. Les prétoriens surtout, qui se voyaient sur le point d'être frustrés par le sénat et par les légions du privilège de disposer de l'empire, étaient résolus à les prévenir à leur tour. Ils trouvèrent aussi Othon sous leur main[6]. L'ancien mari de Poppée, relégué en Espagne par Néron, était revenu à Rome dans la litière de Galba. Il s'était mis dans les bonnes grâces de Vinius et de Lacon pour arriver à l'empire. Frustré dans ses espérances, comptant sur les prétoriens, mécontents comme lui, il gagna enfin, par son affranchi Onomaste, deux tribuns qui promirent de le faire empereur, et y réussirent en effet. Quatre jours après l'adoption de Pison, Galba offrait un sacrifice dans le temple de Jupiter. Othon, selon son habitude, était derrière lui. Les entrailles des victimes menaçaient l'empereur d'un danger prochain, domestique. Au signal d'Onomaste, Othon quitta tout à coup l'empereur, traversa le forum et arriva à la borne milliaire. Vingt-trois soldats s'y trouvaient. Ils le saisirent, l'appelèrent César, le jetèrent dans une litière, l'emportèrent au milieu de la populace ébahie et l'introduisirent dans le camp. Là, la statue de Galba est renversée. Othon monte sur le piédestal, harangue, promet le donativum, dont Pison n'avait pas parlé, et reçoit le serment des soldats qui étaient près de lui. Il répond de loin par signes aux autres qui l'acclament. Il met enfin la main sur son cœur, le genou en terre, envoie des baisers à ses nouveaux amis, fait l'esclave et devient empereur[7]. Le sacrifice achevé, Galba délibéra trop longtemps avec Pison, avec ses deux conseillers et quelques sénateurs. Quand Pison harangua les gardes du palais et confia à leur fidélité la majesté de l'empire, la fortune du sénat et du peuple romain, Othon entrait déjà dans Rome à la tête des prétoriens. Galba voulut du moins défendre l'empire et mourir en soldat. Assez mal accompagné, il se risqua dans le forum au milieu du peuple indécis, qui poussait çà et là sa litière. On jetait encore des cris de Galba César ! Mais Othon arriva et dispersa le peuple. Les sénateurs s'enfuirent, puis les gardes du palais. Galba et Pison restèrent presque seuls. Un soldat germain défendit quelque temps, un cep de vigne à la main, son empereur : il tomba. Frappez, dit alors Galba aux meurtriers en mettant sa tête hors de la portière, si c'est pour le bien de l'empire. Les prétoriens portèrent sa tête, celle de Pison et de quelques autres au milieu des rues de Rome. Le peuple revenu cria bientôt : César Othon ! Et le sénat au Capitole sanctionna cette élection sanglante qui le frappait de déchéance[8]. OTHON. On ne saurait trop dire lequel d'Othon ou de Vitellius était le plus indigne de l'empire. Tous deux flatteurs, l'un avait cédé sa femme à Néron, l'autre avait déterminé celui-ci à faire entendre sa voix sur le théâtre de Rome. Tous deux étaient perdus de dettes et de débauche, à cette différence près qu'Othon donnait au libertinage ce que Vitellus donnait à la gloutonnerie. Ils s'estimaient l'un l'autre à leur juste valeur. Ils échangèrent d'abord des lettres dans lesquelles ils s'offrirent des millions pour satisfaire leurs passions, puis des manifestes où ils dénoncèrent leurs vices. Enfin ils envoyèrent l'un contre l'autre des assassins qui ne réussirent point[9]. A vrai dire, ni Vitellius ni Othon n'étaient maîtres de
leur personne, ils appartenaient à leurs soldats. Cécina, tribun de haute
taille et d'humeur fanfaronne, à la tête de l'armée du haut Rhin ; Valens,
plus âgé et plus âpre au gain, à la tête de l'armée du bas Rhin, partirent
avant Vitellius. Ils traversèrent l'Helvétie et Cependant, à la nouvelle que leurs ennemis communs
franchissaient les Alpes, Othon se prépara avec l'armée prétorienne à la
défense de leur commune propriété. Il composa, de gladiateurs et d'esclaves,
deux légions dites Italiques, et envoya l'ordre à celles de l'Illyrie, de L'armée d'Othon, formée de beaux hommes et bien équipés, prétoriens, gladiateurs, légionnaires italiques, connaissait moins les campagnes que les garnisons, et les batailles que les jeux. Elle avait plus de rouerie que d'habitude militaire. Pleins de confiance en eux, les soldats se croyaient tous autant de capitaines ; ils discutaient le mérite, le plan de campagne de leurs généraux, les meilleurs cependant de l'empire : Suetonius Paullinus, Annius Gallus, Celsus, dans lesquels ils voyaient autant de traîtres. Repoussés dans les premières escarmouches, ils rejetèrent la faute sur ceux-ci et ne voulurent plus être commandés que par Othon, par son frère Titianus ou par le préfet du prétoire, Proculus. L'armée vitellienne, composée de légionnaires et d'auxiliaires bataves, assez pauvrement équipés mais accoutumés aux combats, avait aussi mené ses deux généraux Cécina et Valens plutôt qu'elle ne les avait suivis ; mais elle les aimait et avait confiance en eux. Valens, une fois, fut obligé de se cacher tout un jour pour échapper à la fureur des siens. Mais un jour de bataille, il avait ses soldats dans la main. Entre ces deux armées se partagèrent les provinces et les légions du reste de l'empire : l'Orient en général pour Othon ; l'Occident pour Vitellius. Les Othoniens et les Vitelliens se heurtèrent dans l'angle formé par le rapprochement de l'Adige et du Pô, entre Vérone et Crémone, près da village de Bédriac qui a donné son nom à la bataille. Les Othoniens étaient adossés au Pô et à Crémone ; leurs adversaires s'étendaient du lac de Garde aux rives du fleuve. Il y avait de l'hésitation parmi les généraux, sinon parmi les soldats d'Othon. Annius Gallus, Suetonius, les plus habiles, voulaient attendre l'arrivée des légions du Danube et de l'Illyrie, dont l'avant-garde seule était présente. Ayant derrière eux l'Italie, bien pourvus de vivres, ils comptaient sur la disette pour vaincre les Vitelliens, qui avaient laissé en route une partie de leurs chariots, et sur le climat pour décimer les auxiliaires. Mais leurs soldats, qui avaient grande confiance en eux-mêmes, étaient pressés de retourner aux douceurs et aux plaisirs de la garnison italienne. Othon, digne compagnon de Néron, était lui-même pressé d'en finir. Il voulait jouir de l'empire. Décidé à tenter la fortune, il commit la faute de ne pas tout risquer, même sa personne ; et il se retira pour se réserver, avec l'élite des prétoriens et des légionnaires, à Brixelles, à quelque distance du champ de bataille. Le terrain où le combat s'engagea, et qui fut choisi par les Othoniens, n'était guère favorable à une bataille régulière. Coupé de ruisseaux, semé de taillis et de bois, il n'offrait point aux deux armées une place où elles pussent manœuvrer à l'aise sous les yeux et au commandement de leurs chefs. Ce fut une bataille de soldats ; on s'entreprit cohortes par cohortes, escadrons par escadrons, sans ordre, sans plan. Une machine des Othoniens porta pendant quelque temps le désordre parmi leurs adversaires ; deux Vitelliens se glissèrent sous leurs boucliers jusqu'à cet engin meurtrier et en coupèrent les courroies. Deux légions seules, qui se cherchaient, parvinrent à trouver une plaine assez vaste où elles purent se mesurer à l'aise. C'étaient la rapax et l'adjutrix, comme nous dirions la pillarde et la rescousse. La seconde, qui appartenait à l'armée othonienne et faisait ses premières armes, donna d'un tel élan qu'elle culbuta la première et saisit ses aigles ; mais les pillards, se reformant bientôt, revinrent à la, charge sur la rescousse en désordre et épuisée par ce grand effort. Dans le même moment, les auxiliaires germains, presque nus, armés de longues lances, venaient à bout des gladiateurs, dont ils convoitaient les belles et bonnes armures. Tout se mit à fuir du côté des Othoniens ; mais leurs bagages encombraient la route ; les Vitelliens en firent un si grand carnage, qu'il y eut au dire de témoins oculaires des cadavres entassés jusqu'à hauteur d'homme. Les généraux peuvent arrêter les massacres inutiles ; les soldats, quand ils se battent entre eux, poussent la victoire jusqu'au bout[11]. Menacés le lendemain dans leur camp, les généraux othoniens traitèrent avec Valens et Cécina, et décidèrent leurs soldats, tristes et mornes, à leur obéir. A Brixelles, ceux qu'Othon avait réservés ne voulaient point entendre parler de se rendre. Les légions attendues d'Illyrie allaient arriver, rien n'était encore perdu. Mais Othon crut le moment venu de mourir. Ses soldats pénétrèrent dans sa tente, le conjurèrent de combattre encore ; l'un d'eux se tua devant lui pour lui prouver que tous étaient décidée à mourir. Il vaut mieux, dit Othon, qu'un seul meure pour tous, que tous pour un seul. Le soir, il fit ses adieux à ses amis, à ses parents, les recommanda à Vitellius, brûla les lettres compromettantes qu'on pouvait trouver dans ses bagages, et donna tranquillement encore un dernier sommeil à la nature, à la vie. Le lendemain on le trouva percé de son épée, sur laquelle il s'était précipité. Il avait pris soin de faire éloigner son affranchi afin que les soldats, furieux, ne s'en prissent point à lui. Plusieurs d'entre eux se tuèrent également sur sa tombe[12]. Ces sacrifices faits moins à ce César de rencontre qu'au point d'honneur militaire, donnèrent à sa fin le spécieux semblant des grandes causes perdues. VITELLIUS. L'heureux Vitellius, couronné de fleurs, vint, au milieu de banquets somptueux, prendre la tête de l'armée victorieuse ; armée de soixante mille hommes, avide et affamée comme son maître, suivie de valets plus nombreux encore et plus exigeants. Après s'être repu à Bédriac d'un repas qu'il trouva de son goût, le vainqueur donna à cette cohue l'Italie à dévorer. Arrivé devant Rome, Vitellius voulait y entrer en soldat, avec le manteau militaire, l'épée et le bouclier[13]. On eut beaucoup de peine à lui faire revêtir la prétexte, la pourpre, le costume pacifique du triomphateur, et à obtenir de son armée qu'elle entrât en ordre, les légions devant, sous leurs aigles, les auxiliaires sous leurs enseignes, et la cavalerie derrière. Mais les jours suivants Rome ressembla à une ville prise. Vitellius envahit le palais impérial et les maisons voisines qui étaient à sa convenance ; les soldats se répandirent à travers les rues, supportant malaisément le flot curieux des Romains, irascibles, toujours prêts à mettre la main à l'épée ; puis ils entrèrent sans façon dans les maisons, dans les palais, pour y chercher des ennemis ou y trouver à leur guise la table et le logement. Ce gouvernement, qui dura peu, fut à l'avenant. La gloutonnerie était le vice particulier de Vitellius. En quelques mois, au dire de Tacite[14], il mangea littéralement neuf cents millions de sesterces. Recommençant, à un degré inférieur, le régime de Néron, il releva ses statues, fit redire à table les chansons applaudies par lui, rappela de ce règne les esclaves, les bouffons, tous les agents des plaisirs et de la corruption romaine. Si Vitellius fit par hasard quelque acte sérieux, ce fut à contretemps ; car lui et les siens ignoraient complètement les usages civils et religieux. Cependant Valens et Cécina, sous les brutales sorties de leur maitre, se disputaient pour leurs créatures la disposition des places et des emplois. L'armée les préoccupait surtout. Les anciennes gardes prétoriennes licenciées, les légions d'Othon dispersées, il fallait reconstituer le prétoire et l'armée. Il y avait urgence. Les vainqueurs de Bédriac, campant dans les lieux les plus malsains du Vatican, succombaient au mauvais air et plus encore aux effroyables pièges de la corruption de Rome. On forma seize cohortes du prétoire, quatre de la ville ; on remit sur pied les légions ; mais ce fut moins une réorganisation militaire que la constitution du désordre. Chacun prenait le service qui lui convenait ; les cohortes prétoriennes se formaient de ce qu'il y avait de pire parmi les gens de guerre ; les grades de centurions, de tribuns, étaient donnés aux plus dévoués et aux plus tarés. La ville, le gouvernement, l'armée étaient en proie au brigandage, quand on apprit que les légions de Syrie, à leur tour, avaient élu empereur leur général, Vespasien[15]. Ce fut l'occasion d'une nouvelle guerre semblable à la première. Vitellius, pour se défendre, hâta ses enrôlements dans Rome, promettant le congé et les récompenses des vétérans aux vainqueurs ; il envoya des ordres aux légions éloignées des Gaules, de Bretagne, d'Afrique, et fit partir Cécina avec ce qu'il y avait de prêt, en attendant que Valens le suivît avec le reste. Vespasien était loin ; mais le dévouement des soldats abrégea la distance. Les légions du Danube, d'Illyrie, de Mœsie, dont les avant-gardes avaient été battues par les Vitelliens à Bédriac, étaient revenues mécontentes dans leur campement. A la nouvelle de l'élection de Vespasien par les légions de Syrie, un certain Antonius, tribun, homme hardi en paroles et en actions, pillard et prodigue, détestable citoyen, bon soldat, entraîna les légions illyriennes contre Vitellius. Dans la guerre civile, leur dit-il, la promptitude est la première condition du succès. Les soldats n'ont-ils pas, d'ailleurs, à laver la honte de leurs avant-gardes ? les légions syriennes ont choisi l'empereur ; eh bien ! celles d'Illyrie le mèneront à Rome. En vain Vespasien écrivit du fond de l'Orient à Antonius pour l'arrêter. Celui-ci arriva bientôt sur les bords de l'Adige, où les soldats licenciés des légions vaincues avec Othon vinrent augmenter encore son armée. Les forces des deux partis se retrouvaient encore sur le même champ de bataille. Seulement les Vitelliens occupaient le camp même que les troupes d'Othon avaient construit sous les murs de Crémone. Antonius s'appuyait, comme autrefois les Vitelliens, à la ville de Vérone et à l'Adige. Les deux armées avaient ceci de commun, qu'elles se défiaient, et non sans raison cette fois, de leurs généraux. Antonins fut un jour obligé de se jeter, la poitrine nue et l'épée à la main, entre ses soldats et un de ses collègues qu'ils accusaient de trahison. Cécina, pour sa part, las de Vitellius, traitait sous main avec Antonius. Un jour il rassembla sur la place d'armes les centurions, les tribuns, quelques sol lats, et leur fit prêter serment à Vespasien. Mais, après un premier moment de surprise, les légions de Cécina entrèrent en pleine révolte, jetèrent celui-ci dans les fers et mirent un simple préfet du camp à leur tête pour livrer bataille. Elles ne voulaient point subir la loi des légions qu'elles avaient vaincues sur le même champ de bataille. Elles aimaient mieux combattre et mourir ! Les champs de Bédriac virent une seconde mêlée, et plus terrible que la première ; la fureur du soldat la fit durer deux jours et une nuit. Entraîné par les siens, Antonius engagea le combat après une assez longue marche, sans attendre même toutes ses divisions. La première journée s'en ressentit. II fut obligé de percer de sa main un porte-étendard qui fuyait. Après avoir repris le dessus vers le soir, les soldats d'Antonius voulaient marcher de suite contre le camp de Vérone, parce que leurs renforts étaient arrivés. Antonius venait de les décider à attendre jusqu'au lendemain quand les Vitelliens eux-mêmes, ranimés par l'arrivée de nouvelles légions, revinrent à la charge malgré la nuit qui tombait. Le combat reprit dans l'ombre croissante ; la fureur s'augmenta avec le nombre des combattants. Ce fut une affreuse mêlée, sans ordre ; on combattit corps à corps presque sans se voir, au risque de nombreuses méprises et avec de singuliers répits. Quand les nuages dérobaient complètement aux combattants la clarté de la lune, ils s'appelaient de l'un à l'autre parti, cherchant à se débaucher aux noms de Vitellius et de Vespasien. Quelquefois des Vitelliens et des Antoniens se trouvaient côte à côte dans les ténèbres ; ils s'entretenaient alors amicalement, échangeaient leurs provisions de bouche, le pain et le vin. Deux d'entre eux firent une libation funèbre aux dieux Vespasien et Vitellius qui les avaient invités à ce banquet de la mort. La lune, en perçant de nouveau les nuages, ranima leur fureur. Vers la fin de la nuit, la lune se trouvant, à son déclin, en face des Vitelliens, trompa leurs coups en grandissant les ombres des Antoniens, et les désigna eux-mêmes trop clairement à leurs adversaires. Ils commencèrent à faiblir. Les Antoniens saluèrent le soleil levant en même temps que leur victoire. Les Vitelliens étaient en fuite. En poursuivant l'ennemi en déroute, les vainqueurs arrivèrent devant le camp de Crémone, où les Vitelliens s'étaient réfugiés. Antonius ne put encore arrêter les vainqueurs devant ces retranchements. Dès qu'ils eurent les claies, les échelles, ils construisirent les galeries, et minèrent les retranchements ; après vingt-quatre heures de combat, comme s'ils n'eussent encore rien fait, ils formèrent avec leurs boucliers la redoutable tortue, et permirent ainsi aux plus hardis de s'élancer l'épée à la main. Les traits partis des remparts criblèrent les téméraires ; d'énormes pierres, des machines défoncèrent la tortue de boucliers, écrasèrent ceux qui étaient dessous. Les Antoniens reculèrent. Leur chef cette fois ne voulut pas céder. Il montra du doigt aux fuyards, derrière le camp, la ville de Crémone, une des plus riches de l'Italie. Rien ne résista plus aux Antoniens ; les assiégés jetèrent en vain sur les assaillants les machines elles-mêmes, avec les tours et les créneaux. Ceux-ci pénétrèrent par la brèche et par les portes enfoncées ; les vaincus n'eurent plus de refuge que dans la ville même de Crémone. Ils pouvaient s'y défendre encore avec le secours d'une population nombreuse. Mais l'honneur militaire qui les avait retenus derrière le retranchement de leur camp, ne les obligeait pas à défendre les murailles d'une ville. Ils firent déployer les voiles et les bandelettes des suppliants et délivrèrent Cécina pour qu'il leur servit d'intermédiaire auprès d'Antonius. Personne ne stipula pour la malheureuse Crémone ; maisons et gens furent livrés à la discrétion du soldat vainqueur, des valets et des vivandiers. Quand les Antoniens eurent fait les habitants esclaves et fouillé les maisons, ils jetèrent des torches dans les décombres pour ensevelir dans l'incendie le souvenir de leurs violences et de leurs rapines[16]. Vitellius à Rome chercha pendant quelque temps à cacher
ces désastres. Mais on apprit bientôt que Valens s'était dérobé par la fuite
à l'impossibilité de soutenir une cause perdue, et qu'Antonius, malgré
l'hiver, se dirigeait à travers les Apennins sur Rome. Vitellius chercha
alors à traiter par l'entremise du préfet de Rome, Sabinus, frère de
Vespasien. Celui-ci, en offrant au vaincu une retraite honorable, obtint son
abdication. Mais, le lendemain, comme Vitellius, en habits de deuil, sortait
de son palais pour aller au sénat et de là au temple de Ce ne fut pas la dernière scène de ce genre. Antonius, arrivé à son tour sous les murs de Rome, que les Vitelliens s'acharnaient encore à défendre, la fit attaquer par les voies Salarienne et Flaminienne, et par le lit du fleuve. En vain le philosophe Musonius essaya de se jeter au milieu de ces furieux ; en vain les vestales opposèrent à ces extrémités leur caractère alors encore respecté : philosophie, religion, tout fut inutile. Les Vitelliens, repoussés des murailles, tournés par ceux qui pénétrèrent dans le lit du fleuve, se reformèrent dans le champ de Mars et dans le camp des prétoriens. Le peuple, spectateur encore de la bataille, applaudit le vainqueur, renvoya le fuyard au combat, hua le vaincu. Les malheurs publics étaient devenus le plus âcre de ses plaisirs. Au milieu du tumulte, enfin, quelques soldats fouillèrent le palais impérial pour y trouver celui en l'honneur duquel on s'égorgeait. Ils trouvèrent Vitellius dans un chenil, les vêtements déchirés, mordu par les chiens auxquels il avait disputé leur retraite. Il fut conduit par les rues de Rome, au milieu des insultes, la pointe d'une épée sous le cou, afin qu'il vit renverser ses statues. Arrivé aux gémonies, Vitellius eût un dernier retour de dignité. J'ai cependant été ton empereur, dit-il au centurion qui l'insultait. Il fut massacré là, et on traîna son cadavre avec un croc jusqu'au Tibre[18]. Rome n'avait jamais rien vu de pareil depuis sa fondation.
Quand Marius et Sylla, l'un après l'autre, entraient dans Rome après avoir
combattu, ils lui avaient épargné la vue du combat. Quand les dernières
armées républicaines en venaient aux mains par deux fois dans les champs de |
[1] Tacite, Hist., I, 9. Longes spatiis discreti exercitus, quod saluberrimum est ad continendam fidem.
[2] Suet., Galba, 9-10. — Plut., Galba, 1-8. — Dion, LXIII, 25.
[3] Tacite, Hist., I, 1-8. Evulgato imperii arcano, poste principem alibi quam Romœ fieri.
[4] Plut., Galba, 14-15.
[5] Tacite, Hist., I, 1-9.
[6] Tacite, Hist., I, 14-17. - Plut., Galba, 10.
[7] Tacite, Hist., I, 12. —
Plut., Galba, 23. — Suet., Oth., 4.
[8] Tacite, Hist., I, 31-47.— Plut., Galba, 19-22.— Suet., Galba, 18-20.
[9] Suet., Vitell., 3-5. Othon, 3-6.
[10] Tacite, Hist., I, 51-68.
[11] Tacite, Hist., II, 1-45. — Plut., Othon.
[12] Plut., Othon, 15-18. — Suet., 10-12.
[13] Tacite, Hist., II, 89 — Suet., Vitell., 12.
[14] Tacite, Hist., II, 85-92. — Suet., Vitell., 11-13.— Dion, LXV, 3.
[15] Tacite, Hist., II, 85-92. — Suet., Vitell., 11-13.— Dion, LXV, 3.
[16] Tacite, III, 15-55. — Suet., Vitell., 15. — Dion, LXV, 10-15.
[17] Tacite, Hist., III, 60-74.
[18] Tacite, Hist., III, 80-85. — Suet., Vitell., 16.