LES EMPEREURS ROMAINS

PREMIÈRE PARTIE. — L'EMPIRE RÉPUBLICAIN

V. — NÉRON. - (54-68 après J.-C.).

Épicurisme et stoïcisme.

 

 

Agrippine avait les traditions de l'empire. A la mort de Claude, elle cacha la catastrophe le plus longtemps qu'elle put pour tout préparer à loisir ; elle travailla l'armée, disposa les esprits et fit apprendre son rôle au jeune Néron par son précepteur Sénèque. Tout bien disposé, tandis qu'elle-même occupait Britannicus de ses embrassements, de sa douleur, de ses consolations, Burrhus présenta Néron aux gardes du palais, et ceux-ci le conduisirent au camp des prétoriens. Là, Néron débita la harangue préparée par son maitre, promit aux soldats le donativum et fut solennellement proclamé. L'héritier de l'adoption supplantait l'héritier du sang. Ce n'était point la première fois. Ainsi Tibère avait évincé Agrippa Posthumus, ainsi Caligula avait évincé Tiberius Gemellus. Ajoutons que cela n'étonnait point les Romains autant que cela nous choque. La constitution civile de la famille romaine faisait du fils adoptif l'égal du fils naturel, la volonté du père primant tous les droits. Or, le droit privé, en l'absence de tout règlement spécial de la constitution de l'empire, s'était élevé par le fait à la hauteur d'un droit politique ; et l'empereur disposait de la république au même titre qu'il disposait de sa succession.

Fils d'Agrippine et de Domitius Ahenobarbus, patricien de vieille famille et de mauvais renom, Néron avait connu le malheur dans son enfance sans en avoir profité. Sous Caligula, qui exila sa mère Agrippine, il fut laissé à sa tante Lepida, mais si dénué, que celle-ci, malgré sa tendresse, ne put d'abord lui donner d'autres maîtres qu'un danseur et un barbier. Le retour d'Agrippine sous Claude l'exposa à un autre danger en le désignant à la jalousie de Messaline. Un jour on trouva un serpent dangereux sous son chevet. Entré enfin par le mariage de sa mère dans la famille impériale, fils adoptif et gendre de Claude, réunissant sur sa tête toutes les espérances de l'empire, Néron passa des mains de son barbier entre celles du tribun militaire Burrhus, des mains de son danseur dans celles du philosophe Sénèque. Agrippine, il faut le croire, voulait faire de Néron un empereur digne de son aïeul Germanicus ; elle espérait que Burrhus lui enseignerait le courage, et Sénèque la vertu. Le jeune homme, il est vrai, ne paraissait pas avoir un naturel très-propre à ces leçons. Il préférait les jeux du cirque et de l'amphithéâtre aux exercices de la guerre. Parmi les choses qui relèvent plus particulièrement de l'esprit, il affectionnait les arts avant les lettres ; il aimait mieux peindre, sculpter, danser, qu'étudier[1]. Dans le domaine des lettres, il préférait encore à la philosophie, qui enseigne la sagesse, la poésie, qui inspire aux esprits médiocres la vanité. Dans la poésie même, qui lui coûtait beaucoup de peine, il aimait mieux déclamer, chanter les vers des autres qu'en faire lui-même ; il croyait y mieux réussir. Il avait plus de confiance dans les inspirations de sa lyre que dans celles de son cœur[2].

L'éducation morale et politique de ce jeune homme, assez mal doué, fut tout à fait faussée par sa mère et par son précepteur. Quand Agrippine voulut perdre auprès de Claude cette Lepida qui avait recueilli Néron, qui l'aimait encore, elle la fit dénoncer par son fils. Néron remplit intrépidement son petit rôle de délateur ; sa mère lui avait enseigné elle-même le parricide. Des deux premiers discours que Sénèque mit dans la bouche de son élève pour ouvrir son règne, l'un, prononcé au forum lors des funérailles de Claude, louait, exaltait le caractère, le gouvernement, l'esprit de son père adoptif ; l'autre, qui promettait de faire justement le contraire de ce qui avait été fait sous le règne précédent, en était la plus effrontée condamnation. On rit du mort au forum ; on applaudit le vivant au sénat. Néron apprit que l'empire, l'apothéose étaient une comédie. Ne le trouvait-on pas plaisant quand, faisant allusion à la mort de son père adoptif, il disait que les champignons étaient le plat des dieux ?

Les paroles avec lesquelles Tacite ouvre le livre de ses Annales qui suit la mort de Claude, sont singulièrement instructives. Le premier crime du nouveau règne, dit-il, fut le meurtre de M. Silanus. C'était encore une des victimes de cette malheureuse famille dont tous les membres étaient destinés à la hache du licteur. Le second crime fut le meurtre de l'affranchi Narcisse. Ce dernier s'était opposé au mariage d'Agrippine avec Claude, et avait soutenu dans l'affection de celui-ci son propre fils, Britannicus, contre son fils adoptif, Néron. Instruite des habitudes de la politique impériale, Agrippine crut devoir sacrifier ces deux victimes à la sécurité de son fils, la dernière cependant plus particulièrement à sa vengeance. Ce furent ses propres crimes, ou plutôt ceux de l'empire. Rien ne prouve mieux que ce brusque commencement de l'auteur des Annales, combien le crime était dans les ressorts de ce gouvernement. Néron ne devina que trop tôt ce fatal secret, n'exerça que trop vite cet art funeste, et aux dépens de ceux qui les lui avaient appris.

Un vice nouveau des institutions, ou plutôt de l'absence d'institutions dans l'empire, fut mis à nu par l'avènement de Néron, et engendra toutes les conséquences qui rendirent son règne abominable. Néron n'avait que dix-sept ans quand il parvint à l'empire ; il était mineur d'âge et de raison. Bien que sa mère eût pris soin de le faire investir par Claude du privilège d'occuper toutes les magistratures avant l'âge de vingt ans ; bien qu'il eût accepté plus vite que ses prédécesseurs, et d'autant plus volontiers qu'il ne pouvait ni les remplir ni leur faire honneur, tous les titres, toutes les charges, sauf le titre de Père de la patrie qu'il eut la modestie de refuser, Néron n'était pas en état de gouverner. Sur qui allait retomber le poids, la responsabilité du gouvernement ? Agrippine crut que cet honneur lui revenait. Fille, épouse, sœur et mère de Césars, dans un temps ou d'ailleurs les mœurs relevaient la femme, elle s'estimait à la hauteur de ce rôle. Elle prit donc place dans les cérémonies publiques sur le siège impérial à côté de son fils ; elle reçut de là les ambassadeurs ; elle adressa des lettres aux généraux. Son image fut représentée à côté de celle de son fils sur les monnaies[3]. Le sénat vint tenir ses séances au palais impérial, afin que derrière une tapisserie, invisible et présente, elle assistât aux délibérations, inspirât toutes les volontés[4]. Elle donna enfin elle-même l'ordre du meurtre de M. Silanus. Rien cependant de plus étrange à Rome, de plus choyant que cette nouveauté. Une femme dans la république romaine gouverner, administrer ! Une femme, incapable de toute charge publique, n'échappant, en droit, à la puissance paternelle que pour tomber sous la puissance maritale, ne pouvant exercer la tutelle de ses enfants, une femme tenir l'État, Rome, l'Empire en tutelle ! N'était-ce pas une double anomalie politique et civile ? Elle blessa tous les yeux, froissa tous les préjugés, souleva toutes les consciences.

Les deux personnages qui étaient le plus à même, bien que créatures d'Agrippine, de s'opposer à cette nouveauté, étaient Burrhus et Sénèque. Leur conscience de Romain, leur ambition d'homme les y poussaient. Ils étaient sors de trouver un appui dans le sénat, dans le peuple peut-être ; ils en cherchèrent un autre plus facile encore à rencontrer dans l'amour-propre de Néron, qui n'aimait pas à être mis en tutelle et effacé sur le trône même par sa mère. Burrhus et Sénèque profitèrent de la première faute que commit Agrippine aux yeux des Romains, bien que dans l'intérêt de l'empire, pour l'éloigner du pouvoir. Ils protestèrent contre le sang versé de Silanus et de Narcisse, au nom de Néron qui voulait inaugurer avec son règne le régime de la clémence. Ils éloignèrent de la cour Pallas l'affranchi. Le sénat enhardi revint sur quelques édits de Claude malgré l'opposition de l'impératrice mère, qui prétendit alors défendre les actes, l'honneur du défunt. Il osa davantage ; il s'abstint désormais de tenir ses séances au palais impérial. Les honneurs quittaient Agrippine ; elle voulut aller les prendre et se rendit elle-même au sénat. C'était un jour où les ambassadeurs arméniens venaient rendre hommage au sénat et au peuple romain. Agrippine entre, se dirige vers la première place, qu'elle veut occuper. Sur un mot de Sénèque, Néron descend de son siège, va au-devant de sa mère, et, sous prétexte de lui témoigner sa tendresse, l'empereur, lui donnant un autre siège, épargne à l'empire, dit Tacite, cette honte. C'était renverser la régence, proclamer la déchéance d'Agrippine.

Rome vit avec plaisir ce déplacement du pouvoir. Le sénat espéra y retrouver l'occasion de ressaisir son influence. Le pouvoir était au moins occupé par deux simples et libres citoyens dans lesquels on prenait confiance. Le sénat reconquit en effet une partie de ses attributions. Il restitua aux magistrats républicains des fonctions qui avaient passé aux magistrats impériaux et porta un coup aux délateurs en défendant de rémunérer les avocats. Néron, bien conseillé, se montra généreux pour tous ; il assura aux Sénateurs pauvres des pensions et au peuple des jeux. Les plus grandes espérances reposaient surtout sur Burrhus et Sénèque. Ne représentaient-ils pas au pouvoir une doctrine, une opinion, presque un parti qui pouvait être appelé à jouer un rôle dans l'empire ?

Le stoïcisme avait été vaincu avec Caton et Brutus ; on le croyait disparu en même temps que la république sous la victoire de l'épicurisme et de l'empire. Auguste, sur le conseil de Mécène, avait éloigné les stoïciens de son gouvernement. Sous Caligula et sous Claude deux stoïciens avaient perdu la vie, dont le célèbre Petus. Cependant, continuant à disputer à l'ennemi la direction pratique de la vie, les Potion, les Attale, les Fabianus, nouveaux docteurs de l'école de Zénon, avaient continué à faire plus de prosélytes qu'on n'aurait pu l'attendre dans une partie de la société romaine et particulièrement de l'aristocratie. Le stoïcisme était devenu la consolation de toutes les âmes fortes, de tous les cœurs libres encore, grâce à ses nouveaux adeptes, les Musonius Rufus, les Cornutus, les Démétrius le Cynique même. Incapables de plier leurs cœurs aux vices du temps, et de prêter leurs mains à l'oppression impériale ; trop fiers, il est vrai, pour s'intéresser au mal même en le combattant, et pratiquant en politique le sustine et l'abstine, les stoïciens restaient au moins debout et purs sous la tyrannie et au milieu du débordement général. comme une protestation. On leur reprochait leur attachement étroit aux vieux préjugés de l'aristocratie romaine. On les estimait cependant, et le nom du Portique, sorte de mot de ralliement pour ceux qui pensaient de la même manière, survivait comme une espérance aux ruines de toute vertu et de toute liberté.

Sous Néron, Sénèque, bien qu'il ne partageât la rigueur ni des principes du stoïcisme, ni des vieux préjugés romains, et qu'il n'eût pas surtout plus de constance dans ses maximes que dans sa conduite, pouvait cependant passer, en morale, pour un stoïcien de cour. Burrhus, quoiqu'un peu courtisan en même temps que soldat, appartenait par son caractère à la même doctrine. C'est pourquoi on espérait en eux. Tous deux confièrent en effet le commandement des légions d'Orient à l'honnête Corbulon pour y rétablir la discipline ; ils fortifièrent au sénat Cassius, le descendant du conjuré, et Thraséas, le plus honnête caractère du temps, de Plautius Lateranus et de quelques autres. On recommença à croire sinon à la vertu, au moins à l'honnêteté, sinon à la liberté, au moins à un despotisme tempéré.

Ce que demandaient surtout les stoïciens de Burrhus et de Sénèque, c'était qu'ils inspirassent à leur pupille de nobles sentiments, à la hauteur de sa puissance. Ayant des sentiments humbles comme leur fortune, ils n'espéraient pas qu'ils en fissent un citoyen prêt à rendre à Rome la république désormais condamnée ; ils voulaient au moins en lui un maître noble et généreux. Burrhus, Sénèque tentèrent l'œuvre. Le tribun entraînait quelquefois son élève au camp des prétoriens pour lui faire partager leurs exercices militaires ; Sénèque, directeur de conscience habile, quand il voulait, adressait à son élève ses livres : De la clémence, De la colère, De la sagesse. Mais Néron persistait à mieux aimer conduire un char dans la carrière qu'une cohorte sur le champ de manœuvres. Il répétait volontiers quelques mots heureux que lui soufflait Sénèque : Je voudrais ne pas savoir écrire, disait-il quand on lui présentait une condamnation à signer ; ou bien encore, si on lui votait des actions de grâces : Attendez que je les aie méritées. Mais il ne fallait pas lui demander de plus grands sacrifices pour acquérir une popularité facile. Néron était jeune, il aimait la compagnie des jeunes gens, non pas des meilleurs ; et, parmi eux, Othon, Sénécion, jeunes voluptueux, sans compter l'histrion Pâris, étaient les maîtres imberbes d'une philosophie qui n'avait plus besoin de docteurs, tant elle était universellement pratiquée : celle du plaisir. En vain Sénèque essaya de pousser au milieu de cette jeune cour pour flatter, entretenir au moins chez Néron les goûts élevés, deux jeunes gens, philosophes et poètes, le Toscan Perse et l'Espagnol Lucain, tous deux ayant à des degrés différents une certaine teinture de stoïcisme. Néron n'aimait guère la vertu un peu raide et gourmée du premier, et il ne goûtait la redondance du second que si elle vantait sa divine puissance comme au commencement de la Pharsale. Il consentait encore quelquefois à rivaliser avec eux de poésie. Mais il n'aimait à entendre parler philosophie qu'après boire, pour voir les philosophes se disputer. A cette compagnie, d'ailleurs, à ces rivalités poétiques, à ces joutes de philosophes, il préférait de beaucoup la société des libertins, des histrions ou de l'affranchie Acté, et les querelles du théâtre, qu'il excitait sous main lui-même. Les nuits, il les donnait tout entières à ces goûts. Il s'en allait sous des habits et sous une chevelure empruntés, avec ses plus chers compagnons, courir les rues de Rome, insultant les passants et les femmes, tantôt battant, tantôt battu, pour aller attendre ensuite le lever du jour dans les orgies et les débauches du pont Milvius. Les précepteurs, après avoir essayé de quelques observations, prirent le parti de se taire et de fermer les yeux ; faisant la part du feu, ils voulaient attendre que l'âge et la raison calmassent cette jeune effervescence.

Agrippine profita des premiers vices que fit paraître Néron, des premières fautes que lui laissèrent commettre ses maîtres pour tâcher de reprendre le pouvoir. Elle revint menaçante, et Britannicus à la main, redemander son fils à ses précepteurs négligents, et à l'empire son maître. Attaqué dans ses plaisirs, Néron surprit aussitôt les secrets du régime impérial. Britannicus fut condamné. Néron conçut, prépara, fit exécuter le crime sous ses yeux. En plein banquet de famille, on versa au fils de Claude le poison préparé par Locuste. Il tomba frappé comme par la foudre. Du premier coup Néron eut l'impassibilité du bourreau et l'intelligence politique du despote[5].

Agrippine pouvait aisément comprendre que son fils avait voulu l'atteindre dans Britannicus. Elle recueillit la fille de Claude, la sœur de Britannicus, Octavie, épouse outragée, délaissée déjà par Néron. On la vit rassembler de l'argent avec plus de soif encore qu'à l'ordinaire, pratiquer des centurions et quelques grands personnages. Néron la priva d'abord de ses licteurs, la relégua loin de son palais, dans la maison d'Antonie, et n'alla plus la voir sans une escorte de prétoriens. Bientôt les délations atteignirent Agrippine abandonnée. Deux femmes, Lepida qu'elle avait persécutée, Domitia, autre tante de Néron, la firent accuser de comploter la perte de son fils et l'usurpation de l'empire, en offrant sa main au riche et considéré sénateur Rubellius Plautus. L'empire arrivé à Néron par le mariage d'Agrippine, pouvait passer ainsi dans une autre main. Avec la rapidité qui avait frappé Britannicus, Néron allait condamner sa mère. Burrhus et Sénèque eurent beaucoup de peine à décider celui qui avait promis de ne point ressembler à Claude, à entendre sa mère accusée. Agrippine, mandée, au lieu de se défendre, accabla de mépris ces femmes et ces valets conjurés contre elle ; elle rappela ses bienfaits, ses crimes mêmes, dont elle n'avait plus que la honte, et obtint le châtiment ou l'exil de ceux qui l'accusaient, à l'exception de l'histrion Pâris, qu'on ne put arracher à l'amitié de l'empereur ; puis elle rentra dans sa solitude, impuissante mais respectée.

Agrippine vaincue, un partage tacite se fit entre Néron et ses tuteurs, Burrhus et Sénèque. Pour garder la direction des affaires, le tribun et le philosophe lâchèrent la bride aux passions impériales. A eux et au sénat le soin de la république ; au jeune empereur les plaisirs. Pourvu qu'on empêchât le retour de ces violences sanguinaires dont on avait déjà vu les signes, on était satisfait. Ce partage peu honorable assura cependant à Rome et à l'empire cinq années de bonheur.

Néron faussa décidément compagnie aux jeunes philosophes et aux poètes dont on l'avait entouré. Le poète Lucain, un jour qu'il déclamait quelques vers de sa Pharsale, s'était permis de réveiller, du son frémissant de sa verve espagnole, l'écho de la république endormi dans le cœur de la jeunesse du temps. Néron, au milieu des applaudissements, se leva comme pour aller au sénat, et n'admit plus Lucain devant lui, en attendant qu'il fermât les salles de lecture à son ancien rival. Il obtint en revanche de Burrhus la liberté de déclamer au fond de son palais, devant ses amis, et de monter sur un char sous les yeux d'un public admis par faveur, dans un cirque ménagé tout exprès au milieu de ses jardins. Debout désormais dans le théâtre, dans les jeux publics et aux places les plus apparentes, il partagea les passions de la foule, se fit chef de parti, se prit de querelle avec le peuple et lui lança parfois des pierres, au point de blesser à la tête un préteur[6].

Cependant, le sénat et les magistrats exercèrent leurs fonctions sans contrôle. On poursuivit vigoureusement les magistrats concussionnaires dans les provinces. Point d'accusation de lèse-majesté. Grâce au trésor bien rempli que lui avait laissé Claude, Néron remit des impôts arriérés. Si l'on eût écouté le jeune empereur, à qui rien ne coûtait pour se faire bien venir, il aurait aboli tous les impôts indirects, au moins en Italie. Il rendit au sénat des cas d'appels dans les causes civiles que ses prédécesseurs avaient attirés à eux. Le sénat déploya une activité législative dont il n'avait pas fait preuve depuis longtemps. Il chassa de Rome les bateleurs, et ramena au théâtre, pour y faire la police, les magistrats qui en avaient été éloignés. Les affranchis, les esclaves, l'adoption, les testaments furent les principaux objets de ses soins. Heureux efforts du sénat conduit par les Cassius et les Thraséas, s'il n'avait gâté parfois de sévères inspirations stoïciennes, comme dans ses lois sur les esclaves, par d'antiques préjugés aristocratiques[7] !

Le stoïcisme et l'épicurisme s'étaient fait leur part dans le gouvernement, et le résultat de ce partage semblait combler les vœux de tous. Trajan, plus tard, mettait au-dessus de tout éloge ces cinq années exceptionnelles, ce lustre sans égal. Il était difficile cependant de maintenir longtemps l'équilibre entre l'épicurisme et le stoïcisme. Quelquefois le gouvernement du plaisir empiétait sur celui des affaires. Néron, sous prétexte de clémence, arrachait plus d'un concussionnaire avéré à la justice du sénat. Il voulut un jour protéger un tribun du peuple qui avait fait relâcher quelques perturbateurs arrêtés par le préteur au théâtre. La balance était encore égale cependant entre le vice et la vertu, quand une passion de Néron la fit trébucher de tout le poids d'un grand crime.

Néron était alors au pouvoir de Sabina Poppæa. Cette femme célèbre était épouse d'Othon, qu'elle fit bientôt exiler dans un gouvernement en Lusitanie. Soucieuse, comme pas une femme romaine, des exquises recherches de la mollesse, elle avait encore plus d'ai t que de beauté, et plus d'adresse au service de son ambition que de ressources à la disposition de ses délicatesses. Peu satisfaite du cœur de Néron, elle voulait partager son trône. Après le départ d'Othon, elle regretta les saines joies, la sécurité des plaisirs du mariage ; elle opposa son amour pour Néron, sa fécondité, à la froideur, à la stérilité d'Octavie. Burrhus et Sénèque commencèrent à concevoir des craintes sur les conséquences de leur faiblesse. Agrippine seule pouvait conjurer le divorce de Néron et d'Octavie, et empêcher l'empereur de scandaliser le peuple romain. Ils la rappelèrent, pour que sa tendresse disputât son fils aux pièges d'une séduction si habile. Mais Poppée fit rougir Néron de rester à son âge sous la domination d'une mère. Vaincue dans cette lutte comme mère, Agrippine aurait, s'il fallait en croire les bruits de Rome, essayé sur son fils de son pouvoir de femme. Dans ce combat livré aux vices, le stoïcisme tombait de piège en piège ; Sénèque et Burrhus se seraient vus obligés d'arracher Néron à ce nouveau et plus horrible danger[8].

C'est après ces scènes, dont il devait être bien difficile cependant d'avoir des témoignages certains, que Néron crut que le monde ne pouvait plus contenir le fils et la mère. Mais comment s'y prendre ? Agrippine, élevée à la cour, était trop bien gardée contre le poison. Un affranchi, Anicétus, un de ces hommes prêts, dans les cours, à rendre tous les services, se présenta. Il offrit à Néron une galère habilement construite qui, sur une manœuvre, se rompant subitement, s'affaisserait dans la mer et engloutirait avec elle tous les passagers. Rien ne parerait ; la mer cacherait le parricide. Néron, au cap de Misène, dans la maison de l'orateur Hortensius, manda donc Agrippine, pour une fête de réconciliation, sur le beau golfe de Baies. Là il l'accable, dans un festin, de prévenances, de respects, et, mêlant à l'enjouement les paroles sérieuses, il l'entretient des affaires de l'État. Agrippine, après avoir quitté Néron, qui la couvrit de ses derniers baisers, mit le pied sur la galère liburnienne avec sa servante Acéraunie. C'était, dit Tacite, une belle et paisible nuit, mais dont le ciel éclatant d'étoiles refusait ses ombres au crime. Un horrible craquement se fait entendre ; mais la manœuvre est mal exécutée, la galère s'affaisse lentement et donne le temps aux passagers de se mettre à la nage. Je suis Agrippine, s'écrie la servante Acéraunie, et tandis qu'un coup de rame la plonge dans les eaux, la mère de Néron, à force de bras, gagne le rivage. Saine et sauve, elle avait tout deviné, mais savait encore mieux qu'il fallait paraître tout ignorer. Un de ses serviteurs alla rassurer Néron sur le sort de sa mère. L'empereur attendait la nouvelle de sa délivrance, quand il se vit menacé par l'insuccès de son crime, et perdu. Il raconta tout à Burrhus et à Sénèque, les interrogea. Ils se turent d'abord. Sur une demande de Sénèque, Burrhus refusa le bras de ses prétoriens pour verser le sang des Césars. Enfin, Anicétus se chargea encore d'achever. Il jeta un poignard sous les pieds du messager d'Agrippine, l'accusa de venir assassiner Néron, le fit garrotter et partit comme pour venger l'empereur et punir une mère criminelle. En voyant passer cet homme suivi de ses assassins, la foule, qui de nuit allait aux flambeaux complimenter Agrippine sur son salut, s'éloigna. Anicétus saisit toutes les issues de la maison. Sans nouvelles, effrayée du silence de la nuit, Agrippine veillait encore à la lueur d'une lampe pâle ; elle venait d'être abandonnée par sa dernière esclave, quand Anicétus se présenta. Non ! s'écria-t-elle, mère à sa dernière heure, non, mon fils ne te l'a point ordonné. Mais quand elle vit le glaive : Frappe ici ! dit-elle, en montrant son ventre[9].

Le parricide Néron n'en était pas moins le maître sans rival de l'empire, atteint du remords dès le lendemain, mais toujours seul gardien et protecteur de tout l'ordre civil. Burrhus et Sénèque cédèrent à la pensée de rassurer la conscience du criminel et de couvrir le crime des exigences de la politique, pour sauver l'empire et leur propre autorité. Néron se cachait, n'osait plus voir personne. Burrhus envoya les centurions, les tribuns militaires pour le féliciter d'avoir échappé lui-même et fait échapper l'empire à un grand danger. Sénèque mit sa plume au service de ce forfait politique. II écrivit au sénat pour rappeler l'ambition d'Agrippine, dénoncer le dernier complot dont elle aurait voulu couronner ses autres crimes, et apprendre au monde qu'elle avait mis fin à ses jours pour se punir de n'avoir point réussi. Tout ainsi préparé, Néron, suivi des prétoriens, ne s'approchait encore de Rome qu'en tremblant. Le sénat, qui mettait le jour de la naissance d'Agrippine au nombre des jours néfastes, rassurait à peine son empereur. Mais quand le sénat et les chevaliers, en habits de fête, allèrent le recevoir aux portes ; quand les citoyens, hommes et femmes, étagés sur des gradins disposés dans les rues et dans les places, l'acclamèrent, il traversa la ville, la tête haute, sous les yeux des mères et des enfants qui le regardaient, et il monta au Capitole pour rendre grâce aux dieux.

L'empereur Claude, pour arrêter l'effrayante progression du parricide, avait rétabli dans toute sa rigueur le supplice qui le punissait. Le coupable devait être lié dans un sac de cuir, avec une poule, un singe et une vipère, puis noyé. A quoi bon désormais la loi de l'imbécile Claude ? le philosophe Sénèque ne s'étonnera plus de rencontrer moins de croix destinées aux simples meurtriers, que de sacs de cuir réservés aux parricides ! Il est vrai, quand on avait donné lecture de la lettre d'apologie de Néron au sénat, Thraséas était sorti. Le lendemain du jour du triomphe, les murailles de Rome furent couvertes des noms d'Alcméon, d'Oreste. Enfin, on vit en plein forum le sac de cuir des parricides suspendu par une main hardie au bras droit de la statue de Néron[10]. Néron n'en avait pas moins triomphé ; et il effaça bientôt le souvenir de ces timides protestations en donnant des jeux et des spectacles au peuple, en se donnant surtout en spectacle lui-même. Il régnait enfin, comme il l'avait dit quand il se sentit débarrassé de sa mère.

Quel empereur était-ce donc que Néron, âgé alors de vingt-deux ans ? On savait déjà ce que promettait sa physionomie plais belle que décente, avec ses cheveux frisés, disposés en étage, et ce que recouvrait sa ceinture lâche et sa robe traînante[11]. Jusque-là Rome avait eu pour empereurs des Romains et des hommes politiques. Auguste, Tibère, Caligula, Claude avaient gouverné avec des pensées ou des préjugés romains. Néron était un Grec, et un Grec dégénéré, qui n'avait conservé de romain que la cruauté. Parmi les jeux, il préférait le cirque ; parmi les arts, le chant, la danse. De la philosophie de Sénèque il n'avait tiré d'autre profit que le mépris de tous les préjugés romains. Ses prédécesseurs aussi étaient en pratique autant d'épicuriens ; mais lui était un épicurien grec. C'était le règne d'Épicure qu'il venait réaliser, en vrai disciple de la Grèce, mais avec une cruauté toute romaine pour défendre ses plaisirs.

Pour Rome et pour la Grèce, les jeux publics étaient les plaisirs par excellence. Seul maître maintenant, Néron donna des jeux avec une prodigalité inouïe : d'abord les Juvenalia, en l'honneur de la jeunesse, qu'il quittait ; puis les jeux néroniens, tous les cinq ans (Neronia) ; enfin les très-grands jeux (ludi maximi). Il les célébra tous avec une magnificence extraordinaire, les accompagnant de repas publics et de distributions de bijoux au peuple. Ce qu'il eut le plus à cœur d'y introduire cependant, ce furent les luttes gymnastiques, les courses de char, et surtout les joutes de danses et de chants. Mais un plaisir plus grand que celui de voir lutter, c'est de lutter soi-même ; une joie plus grande que celle d'applaudir, c'est celle d'être applaudi. En dépit du vieux préjugé romain, qui accueillit d'abord cette innovation avec quelque murmure, Néron se donna enfin à tout le peuple en spectacle. Sous les yeux des sénateurs et de cent mille Romains, il conduisit un char dans le grand cirque. Il disputa le prix de l'éloquence et celui du chant, qu'il obtint, tandis que cinq mille augustans dressés à cet effet entretenaient tous les degrés de l'enthousiasme en imitant d'abord le bourdonnement des abeilles, puis le crépitement de la grêle sur les toits, enfin l'éclat sonore des castagnettes[12]. Le vainqueur ne se contenta pas de la gloire pour lui-même. Il triomphait surtout quand il décidait un Romain, un chevalier, un sénateur, non pas seulement à descendre dans l'arène, mais à monter comme un Grec sur les planches. Les Romains du temps du premier Caton avaient chassé de Rome les histrions, ces premiers professeurs de l'épicurisme grec en Italie. Le chef de l'État était maintenant un histrion ; il régnait au nom de son maître Épicure ; il était le coryphée de son vaste troupeau. Bon gré mal gré, il faudra que tout Rome s'y enrôle ; la monarchie d'Épicure est une monarchie absolue ; son maitre est un despote.

Burrhus, Sénèque, le sénat commencèrent à s'effrayer. Voilà donc où avaient abouti les espérances du stoïcisme et de l'aristocratie. Néron étalait ses passions au grand jour, sur les places publiques et dans les carrefours de Rome, forçant les grands et les nobles matrones à en prendre leur part. Il aimait ceux qui jetaient les millions dans les fêtes. Tigellinus, riche affranchi, lui prépara un banquet sur une île mouvante, au milieu de l'étang d'Agrippa[13], tandis que sur le rivage, dans des tavernes dressées à cette effet, de nobles romaines faisaient signe aux convives flottants d'aborder chez elles. Ce prodigue, dont l'ambition espérait bien exploiter tant d'extravagances, devint son favori. Néron lui-même eut bientôt un train, des serviteurs, des équipages qui sentaient le luxe de mauvaise compagnie. Il prodiguait For à pleines mains à des créatures indignes et pour des inutilités fastueuses. Ses esclaves étaient des millionnaires, comme Épaphrodite, à qui son ancien maître venait faire la cour. Dans son cortège tout théâtral, ses mules étaient ferrées d'argent et les muletiers couverts de colliers et de bracelets. Qui pourrait désormais arrêter, réfréner les folies, les caprices de Néron ? Les inquiétudes de Sénèque et de Burrhus ne furent que trop tôt justifiées.

Néron n'avait pas renoncé à épouser Poppée. Après avoir laissé s'effacer le souvenir de la mort de sa mère, il revint à ses premiers projets. Burrhus et Sénèque seuls s'y opposaient encore. Burrhus, à ce sujet, était intraitable. Quand Néron lui parlait de divorce : Rendez alors, à Octavie, disait-il, l'empire qu'elle vous a apporté en dot. Burrhus mourut. Dion Cassius et Suétone affirment que ce fut du poison. La préfecture du prétoire fut partagée entre Tigellinus, cet insolent épicurien, sûr de l'amitié de son maître, et Fennius Rufus, tiède stoïcien que e faiblesse annihilait d'avance. Il ne restait plus que Sénèque pour arrêter Néron. Tigellinus, Poppée, savaient comment perdre le précepteur. Ils accusèrent le rhéteur d'être plus riche que l'empereur, de se piquer de plus d'éloquence que lui. Sénèque alla au-devant de la mauvaise fortune ; il voulut rendre à Néron ces honneurs, ces richesses qu'il tenait de sa faveur, et qui n'étaient point faits pour lui. Mal rassuré par les protestations, par les tendresses de son élève, il laissa au moins le champ libre dans la cour à ses ennemis vainqueurs ; et, sous prétexte de maladie ou d'occupations philosophiques, il s'enferma avec sa jeune épouse, Pauline, et se condamna à la retraite. Octavie, restée sans défense, fut accusée sans preuves. Exilée, elle trouva d'abord un appui dans la faveur du peuple, qui prit fait et cause pour une femme si malheureuse. Rappelée, elle se crut un instant vengée en voyant le peuple enhardi pénétrer dans le palais et jeter à bas les statues de Poppée. Mais cette faveur fut sa perte. La courtisane persuada à Néron que le peuple révolté en voulait à sa personne. L'empereur fit chasser à coups de fouet, hors de son palais, la populace. Nouvel instrument de règne, Anicétus s'accusa d'avoir été séduit par Octavie. Exilée définitivement, celle-ci reçut l'ordre de s'ouvrir les veines. Néron donna ce trône, qui lui avait conté déjà le sang d'une mère et d'une épouse, à l'heureuse Poppée[14]. Entre Tigellinus et Poppée, l'épicurisme régna sans partage.

Le règne de Néron, terrible, il faut le dire, pour sa famille, dans le palais, avait été jusque-là clément pour le reste de l'empire. Pourvu qu'il frit applaudi, Néron supportait même la critique. La première fois qu'on dirigea contre le satirique Antistius une accusation de lèse-majesté, Néron fut de l'avis de Thraséas, qui invoqua l'indulgence impériale. Ces crimes du palais étaient d'ailleurs plutôt soupçonnés que connus par la multitude. Le peuple de Rome, mêlé de toute race et sans esprit public, inquiet seulement de ces coups de foudre qui passaient au-dessus de sa tête, se trouvait heureux. L'empire, assez bien gouverné, florissait. Le sénat maintenait les lois. Les lettres elles-mêmes, muettes sous Tibère et sous Caligula, renaissaient sous le successeur de Claude. Au pouvoir ou dans la retraite, malgré les inconséquences de sa conduite, qu'il devait d'ailleurs payer si cher, Sénèque tirait de toutes les philosophies précédentes une morale élevée, étendue, humaine, dont la subtilité poussée parfois jusqu'au sophisme décelait seule l'impuissance. Les vers redondants de la Pharsale de Lucain entretenaient, par les derniers retentissements de l'ère républicaine, l'illusion du sénat, encore satisfait de l'ombre de pouvoir qu'on lui laissait. Perse pouvait risquer ses regrets, exhaler ses sentiments étouffés dans des satires d'une obscurité discrète, réservées aux applaudissements d'un petit cercle d'amis. Strabon et Pline l'Ancien, génies encyclopédiques, faisaient l'inventaire des richesses ethnographiques et naturelles de l'empire. La gloire militaire même ne manquait pas à Néron. Le plus honnête des généraux, Corbulon, soumettait l'Arménie, après avoir pris sa capitale Artaxate, et envoyait le fier Tiridate à Rome rendre hommage à l'empereur. Pourquoi Néron, jeune, riche, heureux, aimé presque, n'aurait-il point convié le monde entier aux plaisirs qu'il aimait ? Le jeune empereur, ivre de jeux et de spectacles, ne vit dans la venue de Tiridate qu'une occasion de donner de nouvelles fêtes et de déployer ses talents. Il ne se contenta pas de recevoir Tiridate au forum en présence du sénat et du peuple, et de lui ceindre le diadème à la place de la tiare, il le conduisit au théâtre de Pompée, qu'on couvrit d'un immense velarium, où, sur un fond de soie et d'or, sa propre image était représentée avec la lyre et tous les attributs d'Apollon. L'empereur lui-même, pour compléter le spectacle, parut sur la scène ; le préfet de Rome lui tendit sa lyre. Néron chanta, joua devant ce rude guerrier des montagnes de l'Arménie, qui avait cloué son épée à son fourreau pour ne la point rendre à ce singulier maître du monde.

Dans l'aristocratie romaine, il est vrai, certains personnages semblaient protester contre ce triomphe de l'épicurisme : c'étaient ceux qui avaient embrassé, par opposition à la secte dominante, les doctrines sévères du Portique. Mais ils n'étaient point dangereux. Leurs maîtres n'avaient point l'ambition de former un parti politique. Ils s'efforçaient, au contraire, de détourner leurs disciples de prendre part aux affaires publiques, dans lesquelles, disaient-ils, leur dignité et leur vertu n'avaient qu'à perdre. Le despotisme, selon eux, ne devait pas être considéré comme un plus grand mal que la douleur. Le châtiment des tyrans était dans le délaissement même de la vertu.

Virtutem videant, intabescant que relicta.

Les stoïciens s'effaçaient donc sous Néron[15]. Cornutus obtint de son disciple, le poète Perse, de sacrifier quelques vers trop hardis de ses satires contre Néron. Musonius Rufus détourna Rubellius Plantus, un des premiers patriciens, exilé par Néron et bientôt menacé par lui de mort, d'opposer la révolte et la résistance à la tyrannie ; celui-ci, qui avait de grandes richesses, beaucoup de partisans et un nom connu des armées d'Asie, se fit ouvrir les veines au premier ordre. Ainsi avait agi même l'épicurien Sylla, exilé déjà à Marseille à cause de son illustre nom, et des souvenirs qu'il avait laissés dans les armées de la Gaule. Les sénateurs honnêtes que Néron épargnait encore se trouvaient heureux d'arracher à ce gouvernement quelques bonnes lois. Un gouverneur de Crète s'était vanté de se faire voter des actions de grâces pat sa province, malgré sa mauvaise administration. Thraséas voulait mettre fin à ce scandale par une loi ; il en laissa l'honneur à Néron. Satisfait à si bon compte, le sénat votait même à Poppée les honneurs conférés autrefois à Livie, et décrétait l'apothéose pour sa fille, qui n'avait vécu que quelques mois.

Un incident fortuit, ou peut-être une fantaisie de Néron, vint interrompre tout à coup l'étonnant accord qui régnait entre le maître et les sujets, et l'incroyable sécurité de ce règne.

Une nuit, la dixième année du règne de Néron, le feu prit à une extrémité du cirque et gagna de là le Cœlius et le Palatin, dévorant les maisons particulières et les monuments publics, sans qu'on pût s'en rendre maître. Des hommes armés de torches l'alimentaient au lieu de l'éteindre, disant qu'ils avaient des ordres[16]. Néron, alors absent de Rome, n'y rentra qu'après trois jours de désastre, lorsque l'incendie eut atteint son palais des Esquilies. Au sixième jour, l'incendie, qu'on commençait déjà à calmer, reprit avec une nouvelle fureur dans une maison qui appartenait au préfet du prétoire Tigellinus. Sur les quatorze quartiers de Rome, trois étaient entièrement détruits, quatre fortement endommagés. Le feu avait fait au milieu de Rome une immense trouée, une place nette d'une lieue de circuit dans la plaine et sur deux collines. Pour la première fois le mécontentement, devenu général, éclata contre Néron. On l'accusa d'avoir, les uns disaient sur son théâtre, les autres, du haut de la tour de Mécène, chanté au plus fort de ce désastre, en s'accompagnant de sa lyre, la ruine de Troie. Le patriotisme s'attache encore aux monuments quand il a délaissé les vieilles institutions. On regrettait le temple de Vesta, celui de Jupiter Stator, auquel on croyait la fortune de Rome attachée, et tant de drapeaux arrachés aux nations vaincues et conservés dans les vieux sanctuaires de la république. Pour tenter de détourner ou de conjurer le mécontentement, Néron se hâta de recourir aux vieilles superstitions, aux lectisternes, aux purifications, aux processionnelles théories des dames romaines. Pour la première fois il trouva le peuple récalcitrant. L'empereur alors, soit pour l'effrayer, soit pour le satisfaire, avisa comme conspirateurs dans la capitale, au milieu de la lie des Grecs, des Juifs et des Romains, ceux qui déclaraient reconnaître ou attendre un nouveau règne, en leur qualité de chrétiens ; nom, dit singulièrement Tacite, d'une nouvelle et malfaisante superstition que Rome avait reçue dans son sein avec les impuretés de toutes les nations. L'apôtre des gentils, Paul, jugé par Gallion, frère de Sénèque, renvoyé à Rome par-devant César, prisonnier depuis deux ans dans cette ville sous la garde d'un soldat, plaidait sa cause et prêchait à ce moment l'évangile dans le palais impérial. Il y avait déjà dans la capitale nombre de Juifs et de chrétiens, qui les uns attendaient le Messie, les autres le déclaraient venu. On les tint pour dangereux. On les accusa d'avoir mis le feu à Rome. Plusieurs furent livrés aux bêtes ; d'autres, enduits de poix et de résine, éclairèrent, torches vivantes, les fêtes de nuit dans les jardins de Néron. Le but cependant fut manqué, et Tacite lui-même, qui croyait à ce qu'il appelle la haine du genre humain de la part de ces malheureux, avoue encore assez singulièrement qu'ils excitèrent la compassion, parce qu'ils furent sacrifiés au bon plaisir d'un homme plutôt qu'à l'utilité publique[17].

Néron n'eut plus d'autre ressource, pour détourner la colère populaire, que de hâter la reconstruction de Rome et de la refaire plus belle qu'il ne l'avait trouvée. Il y traça en effet des rues plus larges, plus aérées, prodiguant les avantages et les privilèges aux propriétaires pour les stimuler à bâtir. Il décora ces voies nouvelles de portiques élevés à grands frais, et distribua plus régulièrement les eaux dans les différents quartiers. Le peuple admira ; 'mais il ne manqua pas de remarquer que Néron se faisait la plus belle part dans cette réédification de Rome, en élevant cette fameuse maison dorée, dont Tacite et Suétone nous dépeignent les merveilles. On exagéra encore les grandeurs, la richesse de ce vestibule où se dressait une statue du maître haute de cent vingt pieds. On se raconta ces salles à manger où un mécanisme ingénieux répandait sur les convives des parfums et des fleurs ; ces longs portiques à colonnes qui couvraient des plaines entières ; ces parcs où l'on avait ménagé des bois, des clairières, des lacs, des vues que relevait la présence d'animaux de toute espèce, véritable jardin des plantes et jardin zoologique au milieu de l'ancienne Rome. Admis à voir ces merveilles, le peuple n'oublia pas ce qu'elles avaient coûté ; trente mille condamnés y avaient travaillé. Les temples de Rome, de l'Italie, avaient été mis à contribution pour en fournir les matériaux et les ornements. Des provinces entières avaient été imposées extraordinairement, quelques-unes dépouillées de leurs chefs-d'œuvre. Les plus riches familles et les plus opulentes cités avaient été taxées, s'étaient saignées pour loger l'empereur. Rome tout entière, disait-on, était devenue la maison d'un seul homme[18], et le monde avait été pillé pour l'embellir.

Le mécontentement était général, comme après la première année de Caligula. Générale fut la conspiration ourdie pour renverser ce monstre qu'on avait supporté dix ans sans se plaindre. Il n'y avait plus de désaccord entre épicuriens et stoïciens. Tous condamnaient Néron, les premiers parce qu'il compromettait l'empire, les seconds parce qu'il avait enfin poussé à bout leur patience. La conspiration fut seulement composée d'éléments trop divers pour pouvoir réussir. Calpurnius Pison, de la plus illustre famille après celle des Césars, fut le principal personnage du complot. Les sénateurs Scœvinus et Afranius, Senecion, ancien compagnon de jeunesse de l'empereur, voulaient le pousser à la place de Néron. Descendant de Cn. Pison mort sous Tibère, doué d'un extérieur avantageux, riche et éloquent, couvrant ses vices d'un élégant vernis, et souvent protégeant les accusés de sa parole, cet épicurien promettait d'apporter plus de décence et de mansuétude dans le règne du plaisir. A côté de ces principaux personnages se trouvaient quelques stoïciens, non des plus purs ni des plus rigides du parti, entre autres le consul Lateranus, plus patriote que philosophe, Lucain, irritable comme un poète, et le préfet du prétoire, Fennius Rufus, honteux d'être effacé par son collègue. Ils faisaient partie du complot, mais peut-être avec d'autres desseins.

La conspiration comprit un trop grand nombre de membres et traîna en longueur. Pendant qu'on délibérait sur le jour et le lieu de la mort de Néron, le zèle d'une femme qui voulut gagner le chef de la flotte stationnée à Baies faillit d'abord tout perdre. Mise à la torture, celle-ci racheta son imprudence par un courage viril. Pison retarda encore les choses en refusant de prêter une des maisons de campagnes dans laquelle il recevait quelquefois l'empereur, à l'exécution du complot. Il prétexta les saintes lois de l'hospitalité ; en réalité il craignait, en agissant loin de Rome, que les stoïciens et Cassius, maîtres du terrain, ne poussassent à l'empire un Silanus formé sous leur discipline. L'exécution fut fixée enfin aux fêtes de Cérès ; Lateranus, profitant de la première sortie de Néron, devait le renverser en se précipitant à ses genoux, Scœvinus porterait le premier coup. Mais un affranchi de Scœvinus, témoin la veille des préparatifs de son maitre, devina et dénonça tout.

Mis à la question, Scœvinus nia d'abord ; mais d'autres conspirateurs, qu'on avait vus hanter sa maison, parlèrent et nommèrent leurs complices. On vit bientôt les soldats de Néron, fouillant les maisons de Rome et des environs, amener les conjurés par troupes au palais impérial. Ceux qui étaient attachés à la personne de Néron ou qui n'étaient pas encore découverts, entre autres Fennius, se montrèrent les plus ardents à la poursuite. Il y eut un moment où la vie de Néron fut suspendue entre les conspirateurs et les traîtres. Si Calpurnius Pison, avec un peu d'audace, s'était jeté à la tête de quelques centurions au milieu du forum, en faisant un appel aux souvenirs, au courage des citoyens, il eût peut-être tout sauvé. Mais l'épicurien avait le cœur tendre et le caractère amolli. Il craignit pour sa femme et ses enfants ; il courut au-devant de la mort et demanda grâce pour les siens. La mort frappa dès lors partout sur les conjurés, qui se livrèrent les uns après les autres. Lateranus mourut avec la constance de sa secte ; Sccevinu8, Afranius, mollement ; Fennius, les tribuns et les centurions, l'injure à la bouche, et Lucain en poète, répétant les vers qu'il avait mis dans la bouche d'un soldat qui voit sa vie s'écouler par ses blessures. La ville se remplit de funérailles et le Capitole de victimes[19].

Interrompue d'une façon aussi sanglante, la royauté d'Épicure ne put reprendre ses droits. Vainement Néron, aux jeux quinquennaux, monta sur le théâtre, précédé du préfet qui portait sa harpe et du consul qui annonçait ses rôles ; vainement, entouré de ses amis, soutenu de ses soldats, prodigua-t-il ses talents dans la tragédie, le mime et le chant. La sueur au front, il ne ramassa plus que quelques maigres couronnes d'une main tremblante. Le peuple le renvoya tout bas au rôle d'Oreste, assassin de sa mère, d'Œdipe aveugle et d'Hercule furieux. Les soldats étaient obligés de surveiller d'un œil jaloux l'activité et l'à-propos des augustans ; ils se prenaient de querelle avec les tièdes, menaçaient de mort les dormeurs comme Vespasien, et retenaient difficilement les citoyens qui s'échappaient par-dessus les murailles au risque de s'estropier. Néron un jour rentra chez lui mécontent ; il rencontra Poppée qui, sur le point d'être mère encore, trouva qu'il revenait bien tard : d'un coup brutal il provoqua un avortement qui détermina sa mort et son apothéose[20]. Mécontent de tous et de lui-même, Néron, tout à la crainte et à la vengeance, frappa alors indistinctement, par caprice autant que par politique ou par avarice. Les délateurs, voyant le moment venu, se déchaînèrent. Un hypocrite de stoïcisme, Celer, au grand scandale de la secte, donna le signal en dénonçant son propre élève. Mais le plus souvent un ordre de Néron à la victime, un message au sénat suffirent. On ne se donna pas même la peine de trouver des chefs d'accusation plausibles. Nul, disait Néron, n'avait su avant lui ce que pouvait un empereur. Cassius dut sa mort aux images de ses ancêtres conservées dans sa maison ; le dernier des Silanus au triste avantage d'avoir été oublié jusque-là. Ceux-là étaient des stoïciens. Le digne peintre des mœurs de ce temps, qui mettait les recherches de l'érudition dans le faste, et introduisait dans la corruption les grâces cyniques, l'ordonnateur des fêtes de la cour, Pétrone, arbitre du bon goût dans l'orgie, finit par effrayer le maître lui-même de la supériorité de son génie dans la science du règne. Quand il reçut l'ordre de mourir, il se fit ouvrir, puis fermer et rouvrir les veines ; il alterna le sommeil et la veille pour finir doucement, et dicta au dernier moment la satire de son meurtrier, se réservant, en fidèle disciple d'Épicure, la vengeance pour dernier plaisir. En lisant Tacite[21], on quitte, on reprend, on rejette ce livre de mort ; et pour ne point regarder cette époque comme la plus lâche de toutes, sous une si plate et si horrible tyrannie, on a besoin de contempler les trépas de Sénèque et de Thraséas.

Le vieux rhéteur commençait, depuis quelque temps déjà, à ne plus envisager l'inconstance de la fortune comme un thème de déclamation, mais comme une réalité. Dans son palais doré ou à l'ombre de ses jardins, il s'exerçait à la pauvreté. Il agitait, retournait alors avec plus d'inquiétude réelle que de subtilité, la question du suicide et de la mort. Quand il reçut son arrêt de la main de son ancien disciple, il fortifia par ses discours ses amis présents, sa jeune femme Pauline, fort attachée à cet éloquent vieillard qui rachetait maintenant par l'ascétisme de ses derniers jours et la pénétrante élévation de ses dernières pensées les fautes de sa jeunesse et la subtilité de sa première rhétorique. Il eut la fin qu'il avait désiré : sans courir au-devant de la mort, sans la craindre, sans se la donner lui-même, il fit librement le sacrifice de sa vie à la dignité de ses principes. On regrette seulement de le voir, rhéteur jusqu'au dernier moment, permettre que Pauline se fasse ouvrir les veines, et dicter entre ses derniers soupirs une dernière déclamation. La fin de Thraséas est plus simple et plus grande. Accusé de conspirer parce qu'il s'abstenait de paraître au sénat, au théâtre, et de jeter des ferments de guerre civile parce qu'il provoquait la jeunesse romaine à l'imitation par la dignité de son attitude et l'austérité de sa conduite, il pouvait éprouver une dernière fois au sénat la puissance de son honnêteté, faire reculer ses adversaires devant ses vertus. Ses amis l'y poussaient. Il craignit de commettre aux injures des pervers la dignité de sa personne, et d'exposer dans une dernière lutte la noble patience du sage. Il arrêta un jeune tribun qui voulait évoquer la puissance affaiblie du veto républicain contre le décret d'accusation. Dans une époque comme celle-ci, lui dit Thraséas, il faut se donner le temps de choisir son parti. Aria, sa femme, demanda à mourir avec lui ; c'était la digne fille de cette Aria qui avait appris à Petus à mourir. Thraséas ne le voulut point. Quand il sentit enfin sa belle âme prête à s'échapper, il se tourna avec sérénité vers son philosophe, Démétrius, l'ami de la dernière heure, et écouta ses suprêmes consolations[22].

Après ces funérailles, Néron sentit tout trembler sous lui. Le sénat décimé menaçait. Le peuple était froid et railleur. Les provinces, au fond desquelles arrivait enfin la renommée de ce règne, s'agitaient. Néron y avait à la fin remplacé les sénateurs par des chevaliers ou des affranchis, créatures à lui. Ceux qui avaient conservé leurs commandements concevaient des craintes qui pouvaient les pousser à la révolte. Corbulon, en Orient, jouissait surtout d'une considération et d'un pouvoir qui devenaient menaçants. Adonné à toutes les superstitions pourvu qu'elles ne fussent point romaines, Néron commença à invoquer tous les dieux, à interroger tous les rites pour savoir l'avenir. Mais, despote capricieux avec les dieux comme avec les hommes, il changeait chaque jour de superstition et insultait, conspuait le lendemain l'objet de son culte de la veille. Il prétendait commander au ciel comme à la terre[23]. Enfin il ne se trouva plus à l'aise à Rome et voulut se montrer aux provinces.

La Grèce, pays d'artistes, fut jugée la première digne de le posséder. Il y arriva avec son équipage théâtral, et s'y montra, comme à Rome, plutôt en histrion qu'en empereur. Il fallut que le temps se pliât au désir qu'il avait de montrer ses talents dans tous les jeux et sur tous les glorieux théâtres de la Grèce : jeux olympiques et isthmiques furent célébrés dans la même année. Néron y fit descendre un vieil athlète dans l'arène pour le vaincre ; il remporta le prix de la course des chars quoiqu'il fût tombé au milieu de la carrière, et celui du chant, après qu'un de ses rivaux, plus vaniteux que flatteur, eût été massacré derrière le théâtre. Satisfait, Néron, comme autrefois Flamininus, proclama la liberté de la Grèce. Mais ces jeux couvraient encore cette fois la redoutable politique du maure. Néron manda en Grèce Corbulon, qui reçut à son arrivée son arrêt de mort. Je l'ai mérité, se contenta de dire le conquérant de l'Arménie. Deux commandants de la Germanie reçurent le même ordre et eurent le même sort. Ces coups terribles ne firent qu'ajouter les malignités grecques aux romaines. On répéta que l'empereur n'osait aller à Sparte de peur de tomber sous la loi de Lycurgue, ni à Éleusis, de crainte des furies vengeresses qui y avaient un temple. Néron punit la Grèce en pillant ses villes et ses temples, entre autres celui de Delphes, qui lui prédit une fin prochaine. Le voyage impérial s'arrêta là. De mauvaises nouvelles arrivaient de Gaule et d'Espagne. L'affranchi Helius, qui gouvernait Rome, rappela son maître[24].

De retour en Italie, Néron voulut encore payer d'audace. Il prétendit à un triomphe pour cette glorieuse expédition. Le char qui avait autrefois servi à Auguste ramena le vainqueur des histrions et des coureurs de la Grèce, la couronne olympique sur la tête et le laurier pythique à la main. Une arcade du grand cirque fut abattue pour lui livrer passage. Il alla déposer ses couronnes au nombre, dit Dion, de quatre-vingts, au pied d'un obélisque dressé dans ses jardins, et fut accompagné jusqu'à sa demeure par les cris de César-Apollon et de César-Hercule, seul olympique, pythique, divin et auguste de toute éternité ! Ce fut son dernier triomphe[25].

Le régime avait donné tout ce qu'il contenait ; un soulèvement éclata partout à la fois dans les provinces. Forcé de renoncer à l'empire et à la vie, Néron ne sut point accepter la mort qu'il avait prodiguée. Il railla d'abord ses adversaires, continuant de surveiller la confection des orgues hydrauliques qu'il espérait bientôt faire jouer devant le peuple si on voulait le lui permettre. Quand les nouvelles devinrent plus alarmantes, il tomba à la renverse ; puis, il revint à lui et menaça de faire massacrer tout le sénat. Tantôt il se résignait, tantôt il voulait combattre. Il chercha des secours dans cette ville qu'il avait enivrée de plaisirs. Les riches ne lui fournirent pas un denier, le peuple pas un homme, les prétoriens pas un soldat. Le chef des gardes du palais, sollicité par Néron de partir avec lui et les siens pour l'Égypte, abandonna la demeure impériale après avoir emporté jusqu'aux meubles et aux couvertures. Obligé de partir, Néron demanda un gladiateur pour le défendre ou lui donner la mort ; il ne trouva que l'affranchi Phaon. Monté sur un mauvais cheval, nu-pieds, couvert d'un vieux manteau, il s'échappa de Rome, tremblant à toute rencontre, et abandonna bientôt la grande route pour se jeter à travers champs et marais, et gagner la maison de Phaon. Là, sur un grabat, il eut soif et ne trouva qu'un peu d'eau bourbeuse : Voilà donc, dit l'épicurien, les rafraîchissements de Néron. L'arrêt de proscription du sénat l'atteignit dans cette retraite. Il ne sut se décider, demanda un poignard, le regarda, l'aiguisa, se plaignit, assure-t-on : Quel artiste le monde va perdre ! Puis il s'excita au courage par quelques vers grecs, comme si c'était encore une comédie : Mais, c'est honteux, dit-il ; allons, courage ! Enfin les pas des chevaux se firent entendre ; Néron mit le poignard dans la main de son secrétaire Épaphrodite, ferma les yeux et se précipita. Sa mère, du moins, et son précepteur lui avaient appris à bien mourir. Mauvais fils, ingrat écolier, médiocre acteur, détestable souverain, il ne sut profiter d'aucune leçon et ne put même couvrir l'horreur de sa vie de la décence d'une belle mort[26].

Les belles morts, c'est tout ce qui console dans cette basse et horrible époque. Nobles patriciens mouraient en faisant une dernière libation à Jupiter libérateur, Jovi liberatori ; hommes du peuple, quelques-uns du moins, en offrant leur vie en holocauste à un dieu rédempteur, Deo redemptori. Les uns et les autres ne recevaient des deux seules doctrines encore dignes de ce nom que la leçon de bien mourir. Là était, en effet, la seule espérance morale.

 

 

 



[1] Tacite, Ann., XIII, 8. — Suet., Nér., 5, 6.

[2] Tacite, Ann., XIV, 16. — Suet., Nér., 55.

[3] Eckhel, Doctr. num., VI, 257.

[4] Dion, LXI.— Suet., Nér., 9.

[5] Tacite, Ann., XIII, de 14 à 18.

[6] Tacite, Ann., XIII, 30, 33, 42 ; XIV, 18, 26, 46.

[7] Tacite, XIII, 50 ; XIV, 28. — Suet., Nér., 17. — Hœck, Rœm. gesch., I, 3, p. 356.

[8] Grâce à Flavius Joseph, Ant. jud., XX, 7, 3, on ne saurait douter du meurtre d'Agrippine par Néron. Mais l'historien juif dit avec raison qu'il faut se défier, pour les détails, des récits dictés aux historiens romains, tantôt par la flatterie et tantôt par la haine.

[9] Tacite, Ann., XIV, 3-8.

[10] Tacite, Ann., XIV, 13. — Dion, LXI, 16. — Suet., Nér., 3.

[11] Suet., Nér., 51.

[12] Tacite, Ann., XIV, 21, 22. — Dion, LXI, 21. — Suet., Nér., 15.

[13] Tacite, Ann., XV, 37. — Suet., Nér., 27-39. — Dion, LXII, 15. — Pline, Hist. nat., XXXVII, 6.

[14] Tacite, Ann., XIV, 53-56, 60-63.

[15] Sénèque disait des stoïciens, Ep. 73 : Errare nihi videntur qui existimant philosophiæ fideliter deditos, contumaces esse et refractarios et contemptores magistratuum.

[16] Tacite, Ann., XV, 38.

[17] Tacite, Ann., XV, 44. — Mosheim, De rebus Christ. ante Const., 1, § 84.

[18] Tacite, Ann., XV, 53. — Suet., Nér., 39.

[19] Tacite, Ann., XV, 56-66.

[20] Tacite, Ann., XVI, 4-5.

[21] Tacite, Ann., XVI, 7-13. — Suet., Nér., 37 et sqq.

[22] Tacite, Ann., XVI, 21-28.

[23] Suet., Nér., 34. Pline, Hist. nat., XXX, 5. Imperare dis concupivit.

[24] Dion, LXIII, 12 et sqq.

[25] Suet., Nér., 25.

[26] Suet., Nér., 47-49. — Dion, LXIII, 20-23.