Le règne des affranchis et des femmes[1].
C'est un des caractères des monarques absolus de tomber souvent sous la domination de petites gens méprisables ou méprisés, ou sous l'empire de femmes qui rencontrent dans les plus mauvaises passions le secret de leur puissance. Les eunuques et les sultanes ont été le fléau de l'empire ottoman. L'empire romain n'a point échappé à un péril de ce genre. Ces souverains de fait, ne pouvant ou ne voulant prendre soit parmi les nobles, soit même dans la cité romaine, les instruments de leur autorité, allèrent les chercher à la porte, de sortie de l'esclavage, parmi tes affranchis. Dans une monarchie dont la question principale, l'hérédité, n'était point réglée, les femmes, qui ont toujours une si grande influence sur les affaires de famille, entrèrent de plain-pied par cette voie dans la politique. Sous le fondateur même de l'empire, Livie en avait été un exemple. De là le gouvernement livré à des mains qui l'abaissent et l'affaiblissent ; de là des événements, des crimes du foyer domestique élevés à la hauteur de révolutions politiques. Mettez à Rome, dans ces conditions de pouvoir, un homme non pas sot, mais seulement faible, vous aurez sous Claude le gouvernement des affranchis et des femmes. Le meurtre imprévu de Caligula exposait l'œuvre d'Auguste à une crise dangereuse. Dans le premier moment de leur fureur, les soldats de l'empereur, Germains pour la plupart, s'étaient jetés sur les premiers sénateurs qui leur étaient tombés sous la main. Rentrés dans le théâtre en agitant ces tètes sanglantes, ils menaçaient de faire un exemple terrible sur la foule inoffensive, atterrée, qui se prosternait à leurs pieds. Heureusement, quand soldats et peuple étaient encore incertains sur le sort de Caligula, la voix forte d'un héraut vêtu de deuil retentit tout à coup au milieu d'un silence plein d'effroi : Il n'est que trop vrai, dit-il ; nous avons eu la douleur de perdre Caïus. Les chefs des prétoriens profitèrent habilement de la stupeur dans laquelle cette nouvelle jeta les soldats eux-mêmes, pour les arracher au théâtre et leur persuader , qu'au lieu de venger l'empereur, il valait mieux songer à sauver l'empire. C'était l'affaire du moment. Allait-on rétablir de fait la république, qui n'avait jamais cessé de nom ? allait-on continuer l'empire ; si l'on prenait ce dernier parti, le plus probable, qui choisirait l'empereur ? Le sénat, rassemblé en toute hâte, sur la proposition des deux consuls, dans le temple de Jupiter Capitolin, lieu tout plein de souvenirs républicains, délibérait. Je voudrais, disait Asiaticus, que Caligula eût péri de cette main. Chéréas recevait des consuls pour mot d'ordre celui de liberté ! Sentius Saturninus, au milieu de la noble assemblée, parla longtemps et éloquemment des vices du gouvernement impérial, des avantages du gouvernement républicain. Mais un de ses collègues remarqua qu'il portait encore au doigt, enchâssée dans un anneau, l'image de Caïus ; il Li lui fit briser, pour que ses paroles ne jurassent point avec sa livrée. Quelques autres sénateurs demandèrent le maintien de l'empire, pourvu qu'on choisit bien ; et Minutianus et Asiaticus, entre autres, ne trouvèrent point de meilleure candidature à proposer que la leur. On délibéra ainsi tout le reste du jour et une partie de la nuit[2]. Dans le camp des prétoriens on agit. Un soldat, en parcourant le palais impérial avec quelques camarades, pour chercher peut-être l'assassin de son maître, avait aperçu sous une tapisserie les pieds d'un homme blotti qui se cachait. Il avait levé la portière ; l'homme s'était jeté à genoux, demandant grâce. C'était un petit-fils de Livie, Claude, fils de Drusus, le frère de Tibère, oncle de Caligula, personnage jusqu'alors méprisé comme incapable ou bafoué comme un sot. Le soldat avait proclamé César ce trembleur ; et, avec quelques autres, l'avait emporté plus mort que vif dans une litière au camp des prétoriens. Ceux-ci avaient besoin d'un empereur, ils prirent celui qu'on leur apportait. Le sénat envoya vainement sommer le nouvel élu de ne point violenter la république. Claude fit répondre naïvement aux sénateurs qu'il était violenté lui-même ; puis, la nuit, rassuré par le roi des Juifs, Agrippa, l'hôte des empereurs, qui cette fois sut presque en créer un, il s'assura des légions par un don de 15.000 sesterces par soldat ; premier exemple du donativum désormais délivré à chaque avènement. Le lendemain matin, Claude, à la tête des soldats prétoriens, entra comme un vainqueur dans la ville et alla prendre possession du palais impérial. Le sénat délibérait encore, mais beaucoup moins nombreux. La plupart de ses membres avaient passé pendant la nuit, au risque de quelques mauvais traitements, dans le camp des prétoriens, ou bien étaient rentrés chez eux. Chéréas répondait au peuple, à quelques soldats assemblés aux portes pour demander un empereur : Envoyez-moi un ordre du cocher Eutychius. Minutianus, Asiaticus, pour contrebalancer les républicains, maintenaient leur candidature à l'empire. Le sénat, partagé, ne décidait rien. Cependant, la garde urbaine, qui avait d'abord hésité, passa du côté des prétoriens et alla aussi acclamer au palais impérial Claude. qui fit saisir Chéréas au milieu de son sénat et l'envoya au supplice. Celui-ci mourut en soldat, demandant à être frappé de l'épée qui avait tué Caligula ; et le nouvel empereur fut reconnu sans plus de difficulté. Claude, élevé si inopinément à l'empire, avait disputé d'abord à de douloureuses maladies la santé de son corps et de son esprit, puis sa vie même aux soupçons de Tibère et aux folies de Caligula. Mal né et maladif, il était traité, par sa grand'mère Livie, d'avorton, et par Antonia, sa mère, de stupide. Il se développa tard et gauchement ; on le laissa plus longtemps que d'ordinaire entre les mains des maîtres et des pédagogues. Auguste et Livie, ses grands parents, si riches de leur lignée directe et indirecte, ne savaient trop que faire de lui. Fallait-il le montrer ou le cacher, lui faire parcourir, comme aux autres enfants impériaux, la carrière des honneurs ou le condamner à la vie privée ? Le jeune Claude était en effet fort disgracieux de corps, il bégayait en parlant, ses membres et sa tête étaient mal attachés au tronc, il avait un sot rire, quoique sa figure ne fût pas sans quelque beauté. Il portait des traces évidentes des maladies de sa jeunesse. L'intelligence ne lui manquait pas, quoiqu'il fût singulièrement distrait, absent quelquefois, et que l'originalité de son esprit eût presque toujours, comme sa personne, un grotesque côté. Il réussissait particulièrement dans les lettres, qui étaient chères à Auguste ; il parlait à volonté et élégamment le grec et le latin. Un jour qu'il déclama une composition de sa façon, Auguste s'écria que Claude, lorsque son esprit n'était point ailleurs, décelait la noblesse de son origine. Élève du grand Tite-Live, le petit-fils de Livie s'essaya à écrire l'histoire des derniers temps de la république, et il le fit d'une façon si libérale, que Livie l'arrêta et le renvoya pour exercice à l'histoire des Carthaginois et des Étrusques, qu'il écrivit en grec. En somme Claude ne paraissait rien faire adroitement ; Auguste ne le trouva bon qu'à devenir un augure. Sous Tibère, piqué d'ambition, Claude demanda le consulat, et reçut de l'empereur 40.000 sesterces pour passer les saturnales. Il se le tint pour dit, et se retira au fond d'une maison de campagne, où il se consola entre les lettres, les dés, la gourmandise et la crapule. Caligula, plus respectueux pour son oncle, partagea d'abord avec lui le consulat ; mais bientôt il le prit pour but de ses folies les plus bouffonnes. Claude venait-il trop tard, étant oublieux, s'asseoir à la table impériale, Caïus lui laissait chercher sa place sous les brocards des convives ; s'endormait-il, chose ordinaire à un glouton, l'empereur en faisait le point de mire des olives et des noyaux de ses compagnons, ou bien le réveillait, comme un esclave, d'un coup d'étrivière. Claude prenait bien le tout ; il répondait par une plaisanterie plus grotesque encore et l'accompagnait de son gros rire. C'est ainsi qu'il échappa aux maladies, à Tibère, à Caligula, seul de huit princes disparus violemment ou prématurément. Il n'échappa point à l'empire. Âgé alors de cinquante ans, le nouvel empereur était un souverain dont l'extérieur ne manquait pas de noblesse quand il était assis, le corps et le visage au repos. Mais s'il se levait, il traînait la jambe droite ; s'il voulait parler, pour rire, il grimaçait, détonnait ; pour se fâcher, il tremblait de la main droite, hochait de la tète, balbutiait, bavait, écumait, bredouillait des arrêts de mort au besoin... Dans de rares occasions, quand il était calme ou qu'il obéissait à une grande ou heureuse pensée, il savait parler comme il faut, et même éloquemment[3]. Le petit-fils de Livie, négligé par Auguste, relégué par Tibère, bafoué par Caligula, fut au commencement de son règne celui qui joua le mieux le rôle d'Auguste. Il sut réparer quelques brèches déjà faites à l'édifice du maître par les cruautés du premier de ses successeurs et les folies du second. Ses commencements furent heureux et dignes. Après l'exemple de la mort de Chéréas, une amnistie fut proclamée pour tout ce qui s'était passé pendant la dernière journée du règne précédent et la première du nouveau[4]. A tous ses parents morts, dont il n'avait guère à se louer, à Tibère lui-même, Claude décerna de nouveaux honneurs. Les statues de Caligula furent renversées, mais ses funérailles décemment célébrées ; et le jour de sa mort ne fut pas mis au nombre des jours heureux. Pour lui, Claude ne voulut point d'honneurs, pas même le titre d'imperator. L'exemple d'Auguste était toujours devant les yeux du
nouvel empereur. Claude s'attachait à l'imiter, à le suivre, en vrai savant
et archéologue qu'il était ; mais il mettait quelquefois dans l'imitation une
sorte de hardiesse, d'originalité et même de grandeur qui tenaient évidemment
de l'étude qu'il avait faite aussi de César. Il vécut au fond de son palais
en simple particulier, avec un train modeste pour sa personne, excepté quand
il était à table ; il célébrait en famille ses événements de famille,
naissances ou mariages. Le sénat fut l'objet particulier de ses attentions et
de ses respects. Cette noble assemblée, sur laquelle il promit dès le premier
jour de s'appuyer[5],
fournit comme au temps d'Auguste un conseil privé à l'empereur, fut consultée
dans toutes les occasions importantes, et rentra en possession des deux
provinces d'Achaïe et de Macédoine dont elle avait été privée. Au sénat,
Claude s'asseyait sur un siège de tribun entre les deux consuls ; il ne
négligea jamais de témoigner aux magistrats en exercice autant de déférence
que tous les autres citoyens. Cependant il acheva souvent de dépouiller le
sénat et ses magistrats de leur antique puissance, pour la faire passer entre
les mains des agents, des serviteurs discrets du vrai gouvernement qu'Auguste
avait substitué à Rome et dans les provinces à l'ancien. Le sénat, à
l'occasion' de L'entretien et les plaisirs du peuple étaient une des plus importantes préoccupations impériales ; et les prodigalités de Caïus ne les avaient pas amoindries. Rien ne fut négligé sous Claude pour mettre à l'abri des tempêtes la subsistance du peuple. La mer de Toscane n'avait point de port. César lui-même avait reculé devant la dépense et la difficulté d'en faire un à Ostie, aux embouchures du Tibre. Claude ne recula ; pas il jeta deux digues, et en avant un môle avec un phare semblable à celui d'Alexandrie. Trente millions de sesterces furent consacrés à cet immense ouvrage. Claude favorisa par tous les moyens possibles les citoyens, hommes, femmes ou étrangers, qui consacraient leur fortune à équiper des navires et à faciliter l'arrivage des blés. Il les exempta des sévérités des lois pour leur en assurer tous les avantages ; il prit à sa charge les risques de mer. Le peuple l'avait assailli dans une émeute causée par la disette en lui jetant des croûtes de pain ; il ne voulait point s'y exposer encore. Claude termina également le gigantesque travail entrepris par Caïus, et mérita ainsi le nom de Claudienne à l'eau empruntée à l'Anio, qui vint de dix milles sur les collines de Rome, se distribuer d'étage en étage en mille fontaines, bassins, cascades et thermes, pour que rien ne manquât aux habitants de l'heureuse Rome. Auguste avait eu l'idée de donner, au milieu des Abruzzes, un écoulement au lac Fucin dans le Garigliano ; la dépense lui parut trop forte. Claude mit à ce travail, pendant onze ans, trente mille ouvriers, et fit percer à travers une montagne un canal de plusieurs milles. L'inhabileté des ingénieurs seule rendit inutile tant de bonne volonté, de travaux et de dépenses. Cet empereur donnait un caractère d'utilité même aux jeux, qu'il présidait avec assiduité, comme Auguste, et en ayant bien soin de prendre ostensiblement sa part de plaisir. Ce fut pour inaugurer le canal de dérivation du lac Fucin qu'il donna sur ces eaux cette gigantesque naumachie où 19.000 condamnés à mort combattirent pour le plaisir des Romains rangés sur les tertres environnants[6]. Un jour que Claude remettait la baguette de congé à un vieux gladiateur, sur la requête de quatre de ses fils : Voyez, dit-il aux Romains, à quoi sert d'être père de famille ! Sous le principat de Claude, et à son honneur, fut essayée l'application d'un principe qui eût pu sauver la discipline des légions et épargner bien des maux à l'empire. L'avancement dans les légions fut réglé ; chose excellente t si elle n'avait pas été gâtée par l'établissement de grades et d'une solde de cour qu'on pouvait gagner sans même alter en campagne. L'exemption accordée aux soldats qui ne pouvaient se marier, des sévérités de la loi Poppæa contre les célibataires, assura le maintien de la discipline en même temps que le recrutement de l'armée. Fidèle à la pensée d'Auguste, Claude arrêta Corbulon au
delà du Rhin et Suetonius Paullinus au delà de l'Atlas. S'il conduisit
lui-même une expédition en Grande-Bretagne et mérita un triomphe pour avoir
commencé la conquête d'une nouvelle province, ce fut comme pour acquitter un
legs de César et d'Auguste. Claude aimait mieux occuper les soldats aux
travaux de la paix, et il tenta même de rendre le travail honorable à leurs
yeux. Ainsi ordre fut donné aux légions de La censure, la préfecture des mœurs avait été la plus importante affaire du règne d'Auguste. La censure de Claude est célèbre aussi à plus d'un titre. Le fondateur de l'empire avait compris que ce n'était rien de créer un nouveau gouvernement s'il ne réformait, s'il ne refondait la société romaine. Elle en avait encore plus besoin sous Claude. La cité dépérissait par la décadence de l'aristocratie, par la corruption effroyable du peuple, par l'intempérance de l'affranchissement mal réglé, par la plaie tous les jours plus hideuse de l'esclavage. Ce n'était point que le nombre des citoyens diminuât ; au contraire, de cinq millions, il était monté à près de six millions sous Claude. Mais la noblesse s'éteignait ; des familles patriciennes de la république, il n'en existait plus ; de celles qu'avait créées César et Auguste, on en comptait à peine quelques-unes. La richesse se concentrait en un petit nombre de mains[7]. Le nombre des citoyens s'était augmenté, mais moins par la prospérité et par l'accession de nouveaux citoyens investis du droit de cité, que par l'excès des affranchissements, ou plutôt par l'anarchie qui y présidait. C'était un heureux mouvement sans doute, à un point de vue général, que celui qui élevait la population de l'esclavage à la liberté ; mais il était pernicieux parfois au point de vue moral. Le caprice du maître, plus que la moralité de l'esclave, donnait en effet la liberté. L'affranchi du jour avait trop souvent les goûts de l'esclave de la veille, avec l'insolence de plus pour les étaler, et l'ingratitude qui se venge même de la main qui l'a délivré. La liberté ne s'enrichissait guère que des vices de l'esclavage. En dépit des affranchissements, la servitude était plus vile, plus inutile, plus dangereuse que jamais, parce que les esclaves cherchaient la liberté par les défauts qui flattent le maître plutôt que par les vertus qui le servent ; et les maîtres, appauvris par cette tourbe inutile, marchandise à bas prix qui leur était à charge, continuaient à les laisser sans soins et sans nourriture, quand ils ne les donnaient pas à dévorer aux murènes. Telle était la société à laquelle le censeur Claude avait affaire. Claude ne voulut point laisser tomber le sénat. Ce corps
ne comptait plus que quelques sénateurs, dont plusieurs encore étaient
indignes ou endettés. Il laissa à ceux-ci la liberté de se retirer de
l'assemblée pour ne point les en chasser ignominieusement. Il fallait les
remplacer. Les citoyens romains d'une province, Généreux dispensateur du droit de cité, Claude n'en veilla pas moins sévèrement à la dignité de ce titre de citoyen. En passant la revue des chevaliers, il aurait voulu noter, si le temps l'avait permis, un plus grand nombre d'indignes. Forcé de céder aux obsessions faites en faveur d'un chevalier qu'il avait voulu exclure de son corps : Je veux au moins, dit-il, que la rature paraisse. Il punissait cruellement ceux qui usurpaient les honneurs de la cité romaine. Il les refusa à un Grec qui ne parlait pas latin. Même conduite à l'égard de l'affranchissement, qu'il ne voulait pas restreindre, mais, s'il était possible, moraliser. Les affranchis ingrats qui tourmentaient, dénonçaient leurs patrons, Claude les renvoya à l'esclavage. Les esclaves ne furent pas au-dessous de ses préoccupations ; il chercha à adoucir la pire des conditions. Ceux que leurs maîtres exposaient dans le temple d'Esculape pour qu'ils y guérissent, ceux qu'ils laissaient sans nourriture, furent par ce seul fait déclarés libres. Le maître n'eut pas non plus le droit de les tuer pour se dispenser de les nourrir. Claude déclara homicide celui qui porterait sur l'esclave une main meurtrière. Ce n'était qu'une province qui réclamait tout à l'heure contre l'imbécillité de Claude ; maintenant, c'est bien davantage. Claude n'oublia pas que son aïeul l'avait fait augure ; il
prit grand soin des choses de la religion, et y porta même une pénétration et
quelquefois une largeur d'esprit singulière, quoique mêlée des plus étranges
confusions. Il ne se contenta pas de détruire le culte de Caïus, de proscrire
les rites orientaux, comme il convenait à l'historien de l'Étrurie, de
relever des temples, de ressusciter certains rites ; le recrutement du
sacerdoce fut facilité, une commission fut créée dans le sénat pour
déterminer ce qu'il fallait prendre et laisser de la science des aruspices[9]. Claude accorda
aux Juifs la liberté d'adorer leur dieu et de ne pas adorer ceux des autres,
non-seulement à Alexandrie, à Jérusalem, mais dans tout l'empire ; il poursuivit
les sacrifices humains, que la religion druidique cachait encore au fond de
quelques forêts de Les résultats de cette censure célèbre ne pouvaient être durables qu'à la condition de bonnes habitudes de gouvernement et de justice. Claude chercha à en donner l'exemple et à en inspirer l'imitation. Il ne se contenta pas d'abolir les impôts onéreux, de refuser personnellement les legs de la flatterie ou de la peur, de rayer dans les lois de succession les articles qui favorisaient trop l'avidité impériale ; il ne confia à une même personne un second gouvernement qu'après l'intervalle d'une année, afin que les administrés eussent le temps de se plaindre s'il y avait lieu ; il fonda au loin des colonies, entre autres celles de Trèves, Cologne, Colchester ; enfin il fut, comme Tibère, un infatigable et assidu justicier. Chez lui, au forum, aux basiliques, partout, en tout temps et à toute heure, Claude jugea. Il abolit pour la justice la distinction des jours fériés et celle des saisons, il siégea toujours avec la volonté d'être juste et montra au tribunal une inaltérable patience. Se connaissant sujet à la colère et au ressentiment, car il pratiquait le γνώθι σεαύτον, il avait promis que sa colère serait toujours très-courte et ses ressentiments peu dangereux. Moins âpre que Tibère, il supprima la loi de Majesté, et interdit la pratique de la délation ; il promit de n'appliquer jamais un citoyen romain à la torture et enleva à l'esclave le droit de témoigner contre son maitre. Jugeur intrépide, il eut cependant l'instinct de la séparation des fonctions politiques et judiciaires ; au grand scandale des Romains, les consuls et gouverneurs furent privés de certaines attributions de justice rendues aux préteurs ; les questeurs qui s'étaient aussi glissés dans les tribunaux furent renvoyés à leurs finances. Il y avait beaucoup à punir dans Les avocats étaient, il faut le dire, le fléau de ce temps de justice si difficile et si occupée. Pour la plupart, on l'a vu, ils étaient accusateurs, fonction honorable autrefois, récompensée par les dignités de la république, aujourd'hui fonction vile, rétribuée, payée des biens du dénoncé. Leur nouvelle profession , les avocats l'exploitaient audacieusement, sans vergogne, comme un métier non réglé, non discipliné. lis se faisaient payer pour accuser, pour ne pas accuser, pour parler, pour se taire ; après avoir entrepris la défense d'une des parties, ils passaient en plein procès du côté de la partie adverse, si celle-ci payait mieux. Après un exemple de ce genre, le sénat indigné demanda que les fonctions d'avocats fussent gratuites, afin que leur avidité ne multipliât point les procès et les accusations. Ceux-ci jetèrent les hauts cris, tenant à ravaler le grand art de la parole, à en faire un métier, dans le temps où le travail était réputé comme vil. La gratuité était juste, disaient-ils, quand les avocats du forum avaient pour récompense les honneurs, la célébrité ; ils n'ont plus que l'argent aujourd'hui : qu'on ne leur arrache pas cette dernière compensation. Claude, embarrassé, prit un terme moyen et fixa à 2.400 sesterces le maximum de leurs honoraires. Voilà le meilleur côté, toujours honnête, quelquefois grand, malgré une pointe de grotesque, du règne de Claude. Voici le revers de la médaille. La tendance des pouvoirs absolus est de se servir des petites gens. Nos rois modernes eux-mêmes les aimaient : Louis XI avait Olivier le Daim et Doyac, sans compter le bourreau son compère. Louis XIV, plus relevé cependant dans ses goûts, préférait, avec quelque raison, aux gentilshommes, aux cardinaux mêmes du règne précédent et de sa minorité, de simples bourgeois. Les empereurs romains furent amenés par la nécessité à se servir des affranchis. Ne voulant ou ne pouvant appeler les patriciens aux fonctions maintenant inférieures du gouvernement, ils trouvèrent les chevaliers, gens de finances, et les affranchis, gens de toute sorte de métiers et d'humbles services, très-propres à ce gouvernement d'administration et d'affaires. Claude employa les chevaliers, dont il augmenta lei privilèges, comme préfets du prétoire, lieutenants et procurateurs de provinces ; il attacha plus particulièrement au service de sa personne et de son palais les affranchis. Fraîchement sortis de l'esclavage, ceux-ci étaient les mieux préparés, par leurs habitudes de travail, d'économie, d'obséquiosité, par les qualités et les défauts qui leur avaient mérité la liberté, aux emplois que leur destinait l'empereur. Le maître pouvait faire aisément d'eux ce qu'il désirait. On les méprisait à Rome parce qu'ils portaient encore la marque de la servitude, comme on méprisait autrefois, chez nous, les roturiers parce qu'ils avaient à peine perdu la marque du servage. Claude avait entre autres, pour lecteur et bibliothécaire, Polybe ; pour intendant, Pallas ; pour secrétaire, Narcisse. Il ne leur accorda guère d'autres honneurs que les insignes de la préture et de la questure, encore au grand scandale des patriciens. Il les dédommagea en les laissant s'enrichir : Demandez à partager avec vos affranchis, disait-on à Claude, un jour qu'il se plaignait de la modicité de sa fortune pour faire face à ses dépenses. Sans vouloir défendre les affranchis, qui se firent les instruments du despotisme romain, il serait bon cependant de ne pas partager contre eux les préventions des patriciens ou des hommes libres de Rome. Ils n'ont pas toujours mal conseillé Claude : ses lois sur l'esclavage et sur les affranchissements le prouvent. Quelques-uns de ces parvenus de la liberté ne se souvenaient guère de leur ancien état . Pallas ne donnait des ordres à ses esclaves que par écrit, pour ne point se commettre en leur adressant la parole ; mais le lecteur Polybe n'a point prêté à la médisance, probablement parce qu'il était honnête. Un jour, le peuple se souleva pour empêcher, en dépit du stoïcien et républicain Cassius, l'exécution de la loi qui voulait que tous les esclaves de la maison d'un homme libre assassiné fussent tués sans exception. Le gouvernement des affranchis donna raison au peuple contre les patriciens. Ce jour-là, il défendit la cause de l'humanité contre une légalité atroce. L'empereur Claude était marié en troisièmes noces à Messaline. Fille de Valerius Messala, d'assez noble origine, celle-ci ne surpassait pas en beauté les plus nobles Romaines de son temps ; elle ne les surpassait pas beaucoup non plus en corruption. Avide de pouvoir, elle l'était encore plus de plaisirs. La position qu'elle occupait était pour elle surtout une occasion de jouissances plus étendues et plus variées. Elle ne faisait pas sa compagnie habituelle de ce qu'il y avait de plus pur, de plus honnête dans la société romaine, et elle ne donnait ni l'exemple de la pureté féminine, ni celui de la fidélité conjugale ; ce qui a fait dire assez cyniquement à Suétone qu'elle tenait au palais un mauvais lieu. Telle qu'elle était, Messaline se voyait enviée, jalousée, attaquée auprès du maitre, quelquefois par de nobles familles qui eussent désiré mettre une des leurs à sa place. Les affranchis étaient eux-mêmes détestés et haïs par les nobles romains. C'est ce qui poussa Messaline à se liguer avec les affranchis pour se défendre, pour faire peur. Fondée sur une situation analogue, conclue à la vie à la mort, nourrie par un échange de services réciproques et par des profits communs, cette ligue circonvint bientôt Claude et n'eut pas seulement le triste honneur de le tromper, mais de corrompre et de fausser son gouvernement. Livré à sa femme, à ses affranchis, il ne fut plus le maître, mais l'esclave. Il ne commanda plus ; il obéit[12]. Claude donnait prise à ceux qui l'entouraient par un sentiment qui s'explique. Il avait tremblé foute sa vie, sous les gros mots de sa mère et de sa grand'mère, sous la férule de ses maîtres, sous les soupçons de Tibère, sous les bouffonneries de Caligula. Empereur, il eut encore plus de peur. Pendant longtemps il n'osa mettre le pied dans le sénat ; des gardes veillaient autour de lui pour qu'il prît ses repas en sûreté. Il n'entrait chez ses amis malades qu'après avoir fait faire perquisition dans leur chambre, jusque dans leur lit ; les personnes qui le venaient voir, hommes ou femmes, furent longtemps fouillées. Cet empereur, il faut l'avouer, avait souvent raison de craindre, sinon de trembler. Dès le commencement de son règne, un homme avait été trouvé, le poignard à la main, près de sa personne. Claude s'était transporté sur le coup au sénat ; il avait pleuré, prié qu'on lui épargnât le danger de l'empire. Les patriciens qui regrettaient encore d'avoir si mal profité pour eux, sinon pour la liberté, de la mort de Caligula ne manquaient pas. Le sénateur Minutianus complota avec un chef des légions, Camillus Scribonianus, pour renverser Claude et restaurer la république. Déjà l'empereur était prêt à déposer le pouvoir quand il apprit que les soldats, n'ayant pu enlever de terre les enseignes, avaient renoncé à leur projet et tué Scribonianus. Messaline et les affranchis ligués avec elle firent encore trembler Claude plus que de raison. Les plus redoutables ennemis de leur autorité et de leurs vices étaient dans la famille impériale même, dont les membres approchaient le plus Claude. Là pouvaient naître les rivalités, les jalousies, les intrigues, les accusations, les compétitions de pouvoir, la lutte, par conséquent le crime. Il fallait donc que tout membre de la famille entrât dans la conspiration de vices et d'abus qui exploitait Claude, s'il ne voulait devenir un ennemi. De là, sous ce règne, de nouveaux drames dans le palais, tandis que l'ordre régna dans le reste de l'empire. Julie, sœur de Caligula, nièce de l'empereur, attira un peu trop les regards de son oncle ; disputerait-elle la place à Messaline ? Elle partit pour l'exil avec le philosophe Sénèque, que ses grandes richesses avaient déjà fort exposé sous Caligula. Appius Silanus, beau-père de l'impératrice, ne pouvait guère approuver, partager ses désordres. Narcisse raconta à Claude qu'il avait vu la veille, en songe, Silanus levant contre sa personne impériale un poignard. Messaline, présente, avoua qu'elle avait été obsédée par le même fantôme. Au moment même, Silanus, qu'on avait fait mander sous main au palais, entra pour parler à l'empereur. C'était bien lui ! plus de doute. Il mourut[13] ! Valerius Asiaticus n'était point allié à la famille impériale ; mais il avait mis son opinion à découvert au commencement du règne. C'était un personnage important dans l'État. Enfin il possédait les jardins de Lucullus, enviable théâtre pour les plaisirs de Messaline. Accusé d'avoir voulu se mettre à la tête des légions, il se défendit avec tant d'éloquence, de pathétique, qu'il arracha des larmes à l'empereur, à Messaline elle-même. Celle-ci se détourna cependant, avant d'aller cacher son émotion dans ses appartements, pour dire à Vitellius de ne point laisser échapper le malheureux. Vitellius alla se précipiter aux pieds de Claude, et, au nom des anciens services d'Asiaticus, demanda qu'il eût au moins le choix de son supplice. Le débonnaire Claude l'accorda ; et Asiaticus mourut en beau joueur, disposant son bûcher dans ses jardins de sorte que la flamme n'endommageât pas les arbres qu'il laissait à celle qui l'assassinait. Ce ne fut pas dans sa famille seulement, ni sur ce qui intéressait sa personne, que Claude fut trompé. A la fin, il le fut au sénat, en plein forum, en plein tribunal, sur tout le monde et sur toutes choses. On dénatura son gouvernement, on égara sa justice ; ses volontés furent méprisées, ses actes changés, ses décisions falsifiées, ses arrêts faussés. Claude ne voulait délivrer le droit de citoyen qu'à bon escient ; ses affranchis le vendirent à vil prix. Il voulait noter des chevaliers ; on lui fit passer un célibataire pour un père de famille. Claude rendait un décret, on le retirait le lendemain. Il condamnait, on absolvait ; il absolvait, on condamnait. Sous ses yeux mêmes on le trompait. Cylon, gouverneur de Bithynie, était accusé violemment par ses administrés devant Claude. Endormi peut-être cette fois snr son tribunal, ou ne démêlant rien aux cris des avocats qui l'entouraient, Claude demanda à Narcisse ce que voulaient ces gens. — « Ils rendent grâce à leur gouverneur, répondit l'affranchi, et Cylon fut renvoyé dans son gouvernement. Plusieurs fois l'empereur se serait plaint qu'on eût exécuté des jugements sans ses ordres. Enfin il aurait parfois demandé à sa table des personnes qu'on aurait fait mourir à son insu. Si l'on ne peut accorder ces anecdotes, peut-être douteuses, de Suétone avec les preuves d'intelligence données par le règne de Claude, il faut croire que le vieil empereur, lâche et fatigué de la domination de sa femme et de ses affranchis, feignit la sottise pour laisser à d'autres la responsabilité de faits dont il n'était peut-être pas toujours fâché. Une femme était appelée comme témoin : Je la connais et l'estime, dit-il, c'est la coiffeuse et l'affranchie de ma mère ; elle m'a toujours traité comme son maître ; il y a beaucoup de gens dans ma maison qui ne me traitent pas ainsi. Claude paraît avoir été surtout un faux bonhomme ; Brutus au pouvoir, il cachait sa faiblesse et déclinait sa responsabilité sous le masque de l'idiotisme. Claude ne fut point assez idiot cependant pour se laisser ravir l'empire par l'amant de sa femme. Il fut assez fin au contraire pour tourner une fois à son profit les passions qui déshonoraient sa cour, et sévir contre elles en évitant l'odieux de la punition. Agrippine, la plus jeune sœur de Caligula, nièce de Claude, belle, ambitieuse et habile, rivalisait seule avec Messaline depuis l'éloignement de Julia. Elle avait sa faction comme autrefois sa malheureuse mère. Mais plus prudente, elle observait ; elle attendait que la toute-puissante et audacieuse Messaline se perdît elle-même. Déjà le peuple favorisait de son attention Agrippine et son jeune fils Néron aux dépens de Messaline et de son fils Britannicus, ainsi nommé des exploits de son père. Ces signes n'avertirent point Messaline. Elle s'était éprise enfin du plus beau da Romains, Silius ; elle le suivait partout, s'affichait pour lui effrontément, passait avec tous ses gens dans sa maison, y faisait transporter les ornements, les meubles, les trésors, les statues, les dieux pénates du palais impérial. L'empire déménageait avec la femme de Claude dans la maison d'un particulier. Silius prit enfin peur de tant de faveurs ; le succès, l'effroi, allumèrent chez lui l'ambition. Il n'avait, si Claude apprenait tout, que l'empire pour refuge. Il proposa donc à Messaline de l'épouser publiquement. Le mariage était le chemin de l'empire. C'était en épousant la veuve du fils de Tibère empoisonné que Séjan avait espéré succéder à l'empire. Mais Messaline n'était hardie que dans la débauche ; elle se croyait d'ailleurs moins sûre de Silius comme époux que comme amant, comme empereur que comme simple citoyen. L'amant insista. La cérémonie eut lieu : sérieuse ou jouée ? Il est difficile de le savoir. Tout le respect qu'inspire Tacite suffit à peine pour faire ajouter foi à son récit. L'empereur Claude permit-il un mariage simulé, comme l'indique Suétone, pour détourner sur un autre de tristes présages qui menaçaient le mari de Messaline ? Silius et Messaline voulurent-ils commencer par une fête, un coup d'État ? On ne sait. Mais, un jour que l'empereur était à Ostie, Messaline, en pleine Rome, au grand jour, sans avoir pris la précaution d'annoncer son divorce à Claude, épousa Silius selon tous les rites. Des prêtres firent fumer l'encens sur les autels ; un consul signa le contrat. Le soir, les convives en grand nombre assistèrent au repas des nouveaux époux ; et la nuit, dit Tacite, leur assura toutes les libertés du mariage. Mais Agrippine veillait. Les affranchis étaient atterrés. Ce n'était plus là une tromperie ordinaire, un jeu dont on pût laisser Claude dupe ; c'était un complot contre l'État. Pallas s'en lavait les mains et voulait attendre les événements. Narcisse, plus hardi ou plus peureux, partit pour Ostie et fit tout dévoiler à Claude par deux courtisanes pour l'amour desquelles celui-ci oubliait aussi le trône. Appelé en témoignage : Il n'est que trop vrai, s'écria l'affranchi ; si vous tardez, Silius, après Messaline, aura bientôt l'empire. L'empereur, effrayé, donna plein pouvoir d'agir à Narcisse, et se laissa entraîner par lui dans une voiture au camp des prétoriens, près de Rome, balbutiant seulement ces mots : Quel crime ! quelle scélératesse ! Là cependant, après avoir demandé s'il était encore empereur ou s'il ne l'était plus, il sut parler pertinemment aux soldats et désigner les coupables. Ceux-ci ne songeaient pas encore à la partie sérieuse du complot. Ils étaient toujours en fête. C'était au mois d'octobre et dans le parc de Lucullus. Ils célébraient les vendanges. Les pressoirs étaient serrés ; le vin bouillonnait dans les cuves ; les dames romaines invitées dansaient en costume de bacchantes. Messaline, les cheveux épars, le thyrse à la main, Silius, couronné de lierre comme un autre Bacchus, écoutaient les chants voluptueux des convives. Un des assistants monta à un arbre : Qu'aperçois-tu de là-haut ? lui demanda-t-on. — Un orage du côté d'Ostie, répondit-il par hasard. Messaline apprit bientôt en effet l'arrivée de Claude et des prétoriens[14]. Silius et les autres coupables saisis et menés à la mort, le plus grand coupable espérait encore se faire pardonner. Messaline croyait pouvoir désarmer son mari. Elle envoya en avant sa fille et son fils, intéressa à son sort la grande vestale, vint elle-même essayer sur Claude le pouvoir de ses larmes. Mais Narcisse se mit entre l'empereur et les siens et entraîna Claude au palais impérial sans obtenir cependant de lui un ordre contre l'impératrice. Le soir, au milieu du repas qui avait adouci la colère de Claude, l'affranchi craignit encore un retour de tendresse. L'empereur exprima le désir de voir au moins cette malheureuse. Menacé par la clémence de l'époux, Narcisse prit enfin tout sur lui. Quand on vint dire à l'empereur que Messaline était morte, Claude ne s'informa point si c'était de sa propre main ou de celle d'un autre que sa femme avait péri ; il tendit sa coupe et acheva son repas. Quelques jours après seulement, fidèle à son système, il demanda où était l'impératrice. C'était une nouvelle épouse qu'il désirait. Les affranchis s'occupaient déjà de le pourvoir. Chacun d'eux avait sa candidature au lit de Claude. Narcisse parlait pour Petina, une ancienne épouse répudiée ; les premières amours de Claude et les services de Narcisse plaidaient en sa faveur. Pallas recommandait une alliance de famille, un choix impérial : Agrippine, sœur de Caligula, oubliée par la jalousie de Messaline. Celle-ci, nièce de Claude, ambitieuse comme sa mère, mais moins scrupuleuse sur les moyens, mit à profit l'avantage qu'elle avait sur ses rivales. Approchant chaque jour de son oncle, elle poussa ses affaires. Un grand obstacle existait cependant à ce mariage. Les unions entre oncle et nièce étaient interdites, à Rome, par la loi et regardées comme funestes. Le flatteur Vitellius, déjà passé au service d'une fortune nouvelle, arracha un décret au sénat et quelques cris au peuple pour forcer la conscience légale de l'oncle. Claude épousa. Il changea de domination, et l'empire de misères. Dès les premiers jours on s'aperçut que le pouvoir était passé dans une autre main. Ce n'était pas pour jouir, mais pour régner que la fille de Germanicus avait envié un trône. Belle, fidèle comme sa mère, chaste, à moins que son ambition ne lui demandât le sacrifice de ses vertus, c'était l'empire qu'elle avait voulu et non un époux. Elle prit place sur un trône à côté de Claude, au sénat, devant les ambassadeurs étrangers. Son image fut frappée sur la monnaie avec celle de Claude. On la vit, traînée sur un char suspendu, comme les pontifes ou comme les statues des déesses, venir présider, revêtue de la chlamyde brodée d'or et du manteau de pourpre, aux jeux de l'amphithéâtre. Elle courtisa les soldats, mais avec quelque grandeur, en donnant son nom à la colonie guerrière de Cologne. Si elle proscrivit, ce fut pour affermir son trône ; si elle commit des confiscations, ce ne fut pas pour s'enrichir, mais pour avoir un instrument de pouvoir. Jalouse, non d'être aimée de Claude, mais de le dominer, elle jeta en exil une femme dont celui-ci avait loué la beauté, et envoya à la mort une de celles qui lui avaient disputé la place dont elle était restée maîtresse. La première, la grande affaire d'Agrippine, fut celle qui avait préoccupé les femmes de tous les empereurs, et d'abord la première de toutes, Livie. Pour faire entrer son fils, Tiberius Néron, dans la famille impériale, elle demanda pour lui la main d'Octavie, que Claude avait eue de sa première femme ; et elle l'obtint, bien que celle-ci eût été fiancée au jeune Silanus, dont le père était déjà tombé victime de Messaline. On ne manqua pas de trouver un crime à ce petit-neveu d'Auguste par les femmes. Cette famille des Silanus était toujours la première sacrifiée, et laissa quelqu'un de ses membres à chaque règne. Silanus, accusé, privé de tous ses honneurs, se donna la mort le jour du mariage de sa fiancée. Ainsi, le jeune Néron devint gendre de Claude, comme autrefois Tibère gendre d'Auguste. Ceci obtenu, le fils de Claude, Britannicus, parut bien jeune. N'aurait-il pas besoin d'un tuteur ? L'empire aussi ne pourrait-il pas être pris au dépourvu et réclamer une main ferme ? Pallas fit remarquer à Claude qu'Auguste avait adopté Tibère pour donner à l'empire un soutien, à ses petits-fils un protecteur. Claude se rendit aisément, comme un savant en histoire, aux raisons tirées des précédents. Il adopta Néron, âgé de seize ans, pour assurer les destinées de l'empire et pour défendre Britannicus, qui n'avait que deux ans de moins que son fils adoptif. Celui-ci désormais parut à l'amphithéâtre dans les rangs des soldats, revêtu de la robe virile comme prince de la jeunesse. Au forum il répéta de petits discours faits à l'avance pour soutenir des mesures populaires. En son nom, on donna les congiaires au peuple et le donativum aux légions, tandis que Britannicus, revêtu seulement de la prétexte, oublié, sans crédit, n'eut pour se consoler que la feinte tendresse que lui prodigua Agrippine comme à un enfant. En gagnant des chances au pouvoir, le jeune Néron perdit cependant la mobile sympathie du peuple, qui se reporta maintenant sur le prince délaissé. Agrippine s'en aperçut. Elle fit remplacer les deux chefs des légions prétoriennes, dans lesquels elle n'avait pas confiance, par un honnête tribun, Burrhus, et donna pour précepteur et conseiller à Néron le philosophe Sénèque. Elle s'assura ainsi une épée solide et une plume déliée. Aussi jalouse au reste des sentiments de ce fils, pour lequel elle travail - lait, que de ceux de son mari, elle exila Lepida, jeune tante du prince, qui l'entourait de trop d'affection. Mais Agrippine avait un plus dangereux ennemi dans Narcisse. L'avènement de la nouvelle impératrice avait dissous la ligue des affranchis et jeté la discorde entre les serviteurs de Claude. Narcisse, qui avait débarrassé son maitre de Messaline, ne pardonnait point à Pallas d'avoir poussé au trône Agrippine, en le supplantant lui-même. La discorde s'agitait autour de Claude ; l'empereur fut instruit de ce qui se passait. Il est dans ma destinée, dit-il un jour, de punir les femmes coupables. Et comme il rencontra son fils délaissé, Britannicus, il se prit à l'embrasser et lui dit : La main qui t'a blessé te guérira. Agrippine n'en laissa pas le temps à Claude. Narcisse malade était absent ; le moment était favorable, l'heure pressante. Claude avait parlé de faire prendre à Britannicus la robe virile. Qui serait donc empereur, du gendre ou du fils, de l'enfant adoptif ou de l'enfant naturel ? La question n'était pas neuve ; la solution ne le fut point non plus. Agrippine fit venir l'empoisonneuse Locuste, qui depuis plusieurs empereurs était un instrument de règne. Celle-ci mit un poison subtil dans un ragoût de champignons que l'empereur aimait particulièrement. Claude en mangea trop ; une indigestion faillit le sauver ; mais un médecin appelé pour soulager son estomac lui introduisit au fond du gosier un second poison qui, dit-on, l'acheva. II périt victime de ses propres défauts : la faiblesse et la gourmandise[15] Claude n'était point, comme on a pu le voir, un imbécile, un idiot. Il avait un esprit subtil, original, quelquefois élevé, servi par un extérieur singulièrement gauche ; mais c'était un caractère faible, abaissé par la peur, et que la peur livrait au premier venu. Pour jouer la comédie d'Auguste, qu'il comprit mieux qu'aucun autre, il choisit le masque peu avantageux que la postérité a laissé sur son visage. Il avouait lui-même qu'il avait contrefait le sot pour désarmer Caligula ; empereur, il continua son personnage, que ses travers d'esprit et sa gaucherie naturelle lui rendaient facile. Un écrivain, le philosophe Sénèque, a surtout contribué à fausser le jugement de la postérité dans son Apocoloquintose, où il nous montre l'apothéose de Claude transformé en citrouille par la vertu d'un champignon. La plaisanterie a de la valeur, sinon par la donnée au moins par les détails. Claude, sous sa forme nouvelle, arrive dans l'assemblée des dieux pour y prendre sa place. Le sénat divin est assemblé. On délibère pour savoir s'il faut admettre le nouveau venu dans l'immortelle compagnie. Les uns parlent et votent pour, les autres contre lui. Le divin Auguste se lève et demande si c'est pour doter l'Olympe d'un pareil dieu, n'ayant forme ni de bête ni d'homme, qu'il a pacifié l'univers et asservi Rome. Il ne veut pas être dans la société d'un idiot. Claude, renvoyé aux enfers, parait devant le juge Laque, après avoir fait peur à Cerbère lui-même. Laque, sans vouloir l'entendre, le condamne pour l'éternité à jouer aux dés avec un cornet sans fond et à prononcer des sentences, sans pouvoir saisir les plaidoiries. Je ne sais si la plaisanterie est aussi juste que piquante. Était-ce bien à Auguste à contester la divinité de son petit-fils, parce qu'il avait dans sa comédie pris le rôle d'idiot ? Était-ce bien à Sénèque à refuser de reconnaître la divinité de Claude mort ? il l'avait proclamée, Claude vivant, dans cette lettre de consolation adressée à Polybe, tout-puissant à la cour, sur une perte douloureuse que celui-ci venait de faire : Pourquoi te plaindre, pourquoi pleurer ? lui disait-il, quand tu as devant les yeux ta divinité ! L'empereur te reste, tu n'as rien perdu ; quand tu sens les larmes venir au bord de tes paupières, regarde ton dieu. Le philosophe Sénèque aimait-il moins offrir son encens aux immortels morts qu'aux mortels vivants ? Avait-il bien raison d'espérer mieux de Néron que de Claude ? |
[1] Voir, outre les sources, l'excellent ouvrage de Lehmann : Claudius und Nero und ihre zeit.
[2] Suet., Calig., 60. — Dion, LX, 1. — Joseph, Ant. Jud., XIX, 2.
[3] Suet., Cl., 8, 30. — Dion, LX, 2. — Juvénal, VI, 620.
[4] Suet., Cl., 11.
[5] Joseph, Bell. Jud., II, 11, 2.
[6] Suet., Cl., 20, 21, 34.— Dion, LX, 13.
[7] Tacite, Ann., XI, 25.
[8] Voir le commentaire de Zell aux fragments des Tabulæ ærariæ duæ Lugduni, etc. Tacite, Ann., III, 55.
[9] Suet., Claud., 25. — Dion, LX, 13, 29.
[10] Tacite, Ann., XI, 15. — Suet., Claud., 25.
[11] Suet., Claud., 34. — Senec., De clem., I, 23. — M. Ampère, Histoire romaine à Rome.
[12] Suet., Claud., 29. His deditus, non principem sed ministrum egit.
[13] Suétone et Dion Cassius seuls racontent cette histoire.
[14] Suet., Claud., 26-29. — Tacite, Ann., XI, 26-39. — Il ne faut pas oublier que le récit de Tacite est composé sur des Mémoires d'Agrippine, l'ennemie naturelle de la première femme de Claude.
[15] Tacite, Ann., XII. — Suet., Claud., 30-46.