LES EMPEREURS ROMAINS

PREMIÈRE PARTIE. — L'EMPIRE RÉPUBLICAIN

III. — CAIUS CALIGULA. - (37-41 ap. J.-C.).

La Folie de la Divinité.

 

 

Rarement le proverbe : Tels parents, tels enfants, fut aussi cruellement démenti que dans la personne du dernier fils du glorieux Germanicus et de la belle et sévère Agrippine, Caïus, surnommé Caligula, le successeur de Tibère.

Rien ne recommandait le nouvel empereur, pas même sa jeunesse. Ses traits, quoiqu'ils ne fussent pas dépourvus de beauté, étaient défigurés par une pâleur livide, par une calvitie précoce, une maigreur extrême, et surtout une étrange contraction des muscles que le marbre même a reproduite. Son corps était monté sur des jambes longues et grêles, sa démarche était chancelante et saccadée, sa voix rauque et détonnante. Il ajouta bientôt encore à ces défauts par les vêtements orientaux faits de soie et de pourpre, les colliers et les perles dont il se couvrit, de sorte que l'on ne pouvait dire si l'on avait sous les yeux un homme ou une femme. D'un tempérament faible et maladif, il avait été, dés sa jeunesse, sujet à des attaques de nerfs et à des défaillances dans lesquelles, homme fait, il retombait encore ; et il en avait conservé une sensibilité maladive qui dégénérait en fiévreuse irritabilité[1]. Les exercices de déclamation alors en vogue avaient été à peu près toute son instruction. On citait de lui quelques mots spirituellement méchants. Il avait profité davantage à l'école d'un esclave-roi, le Juif Hérode Agrippa. Nourri à Rome avant d'être envoyé en Judée, celui-ci avait rempli l'imagination de Caïus des rêves du luxe et du despotisme oriental. On avait remarqué, comme trait particulier, que Caïus aimait à se travestir, à faire le bouffon, et qu'il se plaisait à voir souffrir. Confié à Livie, mère de Tibère, sévère marâtre pour ses petits-neveux, puis gardé par Tibère lui-même, il avait appris la crainte, la dissimulation, l'adulation et la haine. A quinze ans, il prononça l'éloge de Livie. Il n'en avait pas moins conçu le dessein, assure-t-on, de la poignarder ; mais il avait eu peur. Tempérament épileptique, esprit inconstant, caractère dépravé, il voulait et il ne voulait pas. Faiblesse d'esprit et faiblesse de cœur pouvaient le précipiter également dans toutes les extrémités.

Caligula, âgé de vingt-cinq ans, n'avait pas fait l'apprentissage du pouvoir en s'efforçant à le conquérir ou à le mériter. Tibère l'avait désigné, par devoir et par nécessité, pour son successeur. L'affection que le peuple romain avait nourrie pour Germanicus et pour Agrippine lui fraya les voies. Non-seulement le peuple le salua, à son entrée dans Rome, des noms les plus tendres, comme ceux d'astre, de nourrisson, d'enfant chéri ; le sénat encore cassa pour lui le testament de Tibère et l'institua seul héritier et seul souverain. Caïus se conduisit en retour avec sagesse. Loin de se faire complice des haines qui se déchaînaient déjà contre son prédécesseur, il l'honora des funérailles consacrées et prononça avec tact et modération son oraison funèbre ; il promit d'être le père de Tiberius Gemellus. Les sénateurs furent heureux de l'entendre se déclarer leur pupille, et s'engager à conformer ses actions à leurs sages conseils. Ses largesses au peuple, aux soldats furent considérables ; mais il n'accepta qu'avec modération les honneurs qu'on lui offrit et fit pieusement revenir à Rome les cendres de sa mère et de ses frères[2].

Les commencements du règne de Caïus répondirent à ces heureuses promesses. Les prisons furent vidées, les exilés rappelés. Caligula brilla, il le dit au moins, les registres de suspects tenus par Livie et par Tibère. Les histoires de Labienus, de Cremutius Cordus et de Cassius Severus, qui avaient été proscrites, eurent licence de circuler[3]. Caligula déclara qu'il était de l'intérêt de tout bon prince que l'histoire fût écrite et lue. Il publia les comptes de l'État, habitude perdue après Auguste. De riches provinciaux augmentèrent le nombre des chevaliers, et plusieurs villes reçurent le droit de cité romaine. Le nouvel empereur aurait cherché à rendre aux comices les élections aux magistratures, si l'on avait pu encore prendre les candidatures au sérieux. On remarqua seulement que Caïus se livrait avec excès tantôt à l'expédition des affaires, tantôt à la fougue des plaisirs ; el le peuple lui sut plus de gré des jeux qu'il lui donna que des soins qu'il prit pour lui. Les fêtes célébrées particulièrement pour la consécration d'un temple en l'honneur du divin fondateur de l'empire surpassèrent tout ce qu'on avait vu depuis longtemps. Quatre cents ours, autant de lions et de léopards figurèrent dans l'amphithéâtre ; de l'argent, des viandes furent distribués au peuple. Le reste des épargnes du chiche Tibère y passa. Néanmoins, au sortir de la dernière terreur et de tout ce règne au moins sévère qui avait sevré le peuple de tous plaisirs, on se crut revenu à Rome aux temps de Saturne ; et la joie se répandait par imitation dans les provinces, quand une grave maladie du nouveau maitre vint tout attrister.

On s'explique la douleur qui éclata dans Rome et dans les provinces à cette nouvelle par les espérances que donnait encore Caïus, et par la crainte, s'il manquait, du retour des ambitions rivales, causes des crimes récents ou des anciennes guerres civiles. La douleur fut poussée cependant fort loin à Rome. Un citoyen se dévoua solennellement aux dieux ; un sénateur s'engagea à descendre dans l'arène si le prince guérissait[4]. Ces démonstrations extravagantes étaient de nature à troubler une intelligence plus forte et une cervelle plus saine que celles de Caïus. Quand l'empereur guérit, on le trouva tout changé. Les historiens ne nous ont pas dit quelle avait été sa maladie. Elle devait avoir quelque rapport avec l'infirmité dont il avait souffert dans sa jeunesse, et surtout avec sa complexion générale. Il parait certain, d'après ce que nous en savons, qu'elle lui laissa de tristes souvenirs en même temps que des retours intermittents. Dion nous assure que Caïus était devenu plus changeant, plus capricieux dans ses résolutions, plus cruel dans ses passions, plus extravagant dans ses désirs que jamais. Il aimait les flatteurs et s'emportait contre eux. Il recherchait et fuyait la multitude. La nuit, on le voyait, en proie à de longues insomnies ou à de terribles hallucinations, se promener dans les galeries de son palais, qu'il faisait retentir de cris lugubres ; on l'entendait échanger des paroles avec l'esprit de l'Océan qui lui répondait dans le fracas des vagues. La vie privée, le gouvernement de l'empereur se ressentirent promptement de ces dispositions mentales.

Caïus avait promis d'être le père de Tiberius Gemellus ; il envoya à ce jeune homme un ordre de mort, détestant en lui un héritier, depuis qu'il avait vu la mort de près. Macron était en partie l'auteur de sa fortune ; il se prit à haïr en lui un maître et s'en défit par le même moyen. Sa première femme Orestilla fut répudiée pour la plus belle et la plus riche héritière de Rome, Lollia Paulina, répudiée bientôt également. Une de ses sœurs, Drusilla, qu'il avait toujours passionnément aimée, devint sa femme. Elle mourut ; il en éprouva un chagrin insensé qui s'exhala en extravagances contradictoires ; tantôt il s'enfonçait dans la solitude de sa maison d'Albe, tantôt il se jetait à corps perdu dans les jeux et les spectacles. Il prétendit faire de cette Drusilla une déesse, Panthéa, dont il imposa le culte à l'Italie et aux provinces. C'étaient là ses folies ; on lui en prêta d'autres. On assura qu'il punissait et ceux qui témoignaient du chagrin de la mort de sa sœur, parce qu'elle était déesse, et ceux qui se réjouissaient de son apothéose, puisqu'elle était morte. N'aurait-il pas, disait-on aussi, exigé l'accomplissement des vœux imprudents du citoyen et du sénateur dévoués qui s'étaient engagés pour sa guérison ? Ce qui est certain, c'est que, dans le gouvernement, le département des jeux devint sa principale affaire. Caïus ne se contenta pas de célébrer les anciens jeux avec une prodigalité et une férocité inouïes ; il en importa ou en inventa de nouveaux. Aux combats de bêtes et de gladiateurs, pour lesquels les amphithéâtres furent agrandis, il ajouta les courses de chars, les cirques. Jusque-là, an contraire des Grecs qui tenaient à honneur de figurer dans les jeux, on avait cru au-dessous de la dignité du citoyen romain de se mettre en scène pour le plaisir des autres. Caïus Caligula, empereur, fit montre devant le public des grâces qu'il croyait avoir à chanter et à danser. Chevaliers et sénateurs suivirent bientôt un exemple donné de si haut. Comme les prodigalités faites dans ces représentations épuisaient le trésor public, on commença à se souvenir des anciens ennemis de Germanicus que signalaient surtout leurs richesses. Des ordres de mort furent destinés à combler le déficit. Et ce ne furent pas seulement mesures financières, mais satisfactions données à une certaine férocité naturelle. Caligula se trouvait un jour assis entre les cieux consuls : Quand je pense, dit-il en ricanant, qu'un ordre de moi pourrait faire tomber vos deux têtes ?

Évidemment la maladie n'avait point laissé à l'empereur une intelligence parfaitement saine. Une idée, une seule idée, terrible, monstrueuse, devait bientôt l'occuper tout entière. Caligula, prince, empereur, était maitre du monde ; il pouvait tout, il le savait : Souvenez-vous, disait-il, que je puis tout et sur tous. Il était plus que roi, car il nourrissait des rois dans son palais, à sa table. Il distribuait des couronnes. Un jour que plusieurs disputaient de prééminence, il coupa court à leur querelle avec le mot d'Homère[5] : Un seul chef, un seul roi. Caïus n'avait cependant point de titre qui répondit à cette puissance, et c'était son tourment. Être roi ne l'eût point contenté ; et il ne pouvait même point l'être. Cependant puisqu'il commandait en maître absolu aux hommes, il devait être supérieur à eux. L'imagination de Caïus travailla en conséquence à faire de sa personne un dieu. Il s'efforça d'en avoir l'immobilité physique et l'insensibilité morale ; ses yeux apprirent à se tenir fixes[6] sans jamais remuer les paupières ; il ne mangeait point ou se faisait servir, disait-on, des mets qui ne convenaient qu'aux dieux, par exemple des perles dissoutes dans des acides. Ni le plaisir ni la douleur ne le touchaient plus. Ne descendait-il pas d'un dieu, d'Auguste, par l'inceste qu'il lui prêtait, pour le besoin de la circonstance, avec sa fille Julie. Caïus se montra donc d'abord, pour procéder graduellement, dans le costume, avec les attributs d'Hercule ou de Bacchus[7], demi-dieux. Il prétendit être visité la nuit par une déesse, Diane, son épouse ; un de ses flatteurs, Vitellius, un soir que la clarté de la lune pénétrait clans l'appartement impérial, fut pris à témoin, par lui, de la présence de la déesse : Les immortels seuls, répondit-il, se voient entre eux. Après tout, Caïus avait la puissance des dieux de l'Olympe, ceux-ci avaient ses vices ; quelle distance si grande séparait le ciel de la terre ? Bientôt l'ambition de Caïus alla jusqu'à vouloir égaler, puis remplacer Apollon, enfin Jupiter. Être le plus grand des dieux comme le plus puissant des hommes, telle fut sa folie. Il joignit son palais du Palatin, la modeste maison d'Auguste, ornée maintenant avec un luxe oriental, d'un côté, au temple de Castor et de Pollux, de l'autre, par un travail gigantesque, au temple de Jupiter Capitolin. Castor et Pollux étaient ses portiers et Jupiter son frère. Mais sur le trône des dieux comma sur celui des hommes, qui a compagnon a maître. Caïus, rendant visite le soir à son frère du Capitole, entrait en discussion avec lui et ne lui ménageait point les menaces pour lui faire céder la place : Tue-moi ou je te tue était son dernier mot : ή μ'άνάειρ ή έγώ σέ ; car le nouveau dieu aimait à se servir de la langue de ses pairs.

Vouloir être dieu, le croire et chercher à le faire croire au monde, tantôt par insinuation, tantôt par violence, telle fut l'idée fixe dont Caligula sembla possédé. L'étrange constitution du pouvoir impérial à Rome pouvait pousser jusqu'à cette monstruosité le maître du monde. La tête faible et la nature maladive de Caïus ne l'y préparaient que trop. Toutes les actions que les historiens du temps nous ont conservées de lui et les traits nombreux que la malignité y a ajoutés, ont rapport à cette folie, qui ne s'est rencontrée dans aucun homme avec un tel degré de puissance et peut-être de sincérité.

Nihil est quod credere de se

Non possit cum laudatur Dis æqua potestas,

a très-bien dit Juvénal.

Caïus tendit à prouver qu'il avait tous les attributs de la divinité : la toute-puissance d'abord, non-seulement sur les hommes, on le savait de reste, mais sur la nature. Caïus ne fit a. :te d'empereur à la tête des armées que deux fois, en se transportant sur les bords du Rhin et sur les côtes de la Gaule, en face de la Grande-Bretagne. Les frontières étaient si bien affermies qu'il n'eut pour ainsi dire qu'à se montrer. Les Germains s'enfuirent à son approche ; les Bretons payèrent un tribut de perles. Caïus voulut triompher pour ces victoires faciles. Les médisants s'en vengèrent ; ils disaient qu'il avait caché des soldats dans les forêts germaines pour les faire prisonniers, et qu'il avait, à défaut d'autres trophées, fait enlever par ses soldats les coquillages des bords de l'Océan. Caïus avait dans les arts de la paix des conceptions grandioses, remarquables quelquefois par leur caractère d'utilité, souvent par leur cachet d'extravagance. En Grèce il eut l'idée de commencer des travaux pour percer l'isthme de Corinthe et unir ainsi la mer de l'Archipel à l'Adriatique. En revanche, il voulut fonder une ville au sommet des Alpes. On ne saurait douter au moins qu'il n'ait mis en réquisition presque tous les vaisseaux de la Méditerranée pour construire sur le golfe de Baies, de Bauli à Puteoli, une gigantesque chaussée sur laquelle il commanda, en costume d'Alexandre, une revue de son armée aux yeux des Romains rangés en amphithéâtre sur le rivage. Était-ce pour ne point faire mentir Thrasylle, qui lui avait promis l'empire quand il pourrait caracoler sur le golfe de Baies ? était-ce pour imiter Xerxès, qui avait dompté l'Hellespont ? Caïus avait au moins fait acte de toute-puissance.

Il n'était point si facile au nouveau dieu de prouver qu'il était tout intelligence ; sa puissance n'était pas de trop pour y réussir. L'orateur Domitius Afer, le plus célèbre du temps, se défendant contre une accusation de Caligula, se déclara vaincu par l'éloquence impériale pour échapper à sa vengeance. Le règne farouche, puis terrible de Tibère, avait glacé la vie littéraire si brillante au temps d'Auguste. Sous lui et sous Caligula les bêtes seules parlaient dans les vers de Phædre, et la raison avait repris pour se rappeler aux hommes le masque de l'apologue. L'empereur n'avait donc point là de rivaux dans le présent ; mais ceux du passé l'offusquaient. Il fit enlever les ouvrages de Tite-Live et de Virgile des bibliothèques. Il aurait voulu, à l'exemple de Platon, bannir Homère de sa république. Un grand, gros et beau jeune gars, le colosse Amour, comme on l'appelait, faisait l'admiration du peuple de Rome : Caïus le fit jeter dans le Tibre. N'était-il pas lui-même toute beauté comme toute intelligence et toute puissance ? Tels sont, sinon tous les actes, au moins les traits de satire par lesquels les historiens, caractérisèrent la folie particulière à Caïus.

Le paganisme avait ses dieux bons et ses dieux méchants. Caïus fut un dieu mauvais, capricieux, insatiable surtout. Il était infini, particulièrement en besoins et en désirs. Il avait loué modérément Tibère, au commencement de son règne ; il en fit, à la fin, une apologie menaçante, et commença à persécuter les grands, comme par haine, sans raisons, terrible pour eux, bon seulement pour les soldats qu'il gorgeait, et pour le peuple qu'il se plaisait à amuser[8]. Tibère avait laissé les délateurs travailler, ainsi qu'il le croyait, au bien de l'empire. Caïus n'eut besoin que d'un ordre, comme les souverains d'Orient, pour se défaire de ses ennemis. Le gouvernement s'était concentré. Le procédé d'ailleurs était économique. Il dispensait de laisser aux délateurs, pour leur peine, le tiers des biens du condamné. Un ordre de l'empereur frappa ainsi les exilés romains qui vivaient en trop grande joie, au gré du dieu, dans les îles où on les avait relégués. Caligula, pour suffire à ses besoins, pour régler ses finances, fit tenir par l'affranchi Protogenes un double registre des riches de Rome, dont il s'était institué héritier ou dont il convoitait l'héritage. L'un de ces registres s'appelait l'épée, et l'autre le poignard. Ne voulait-on point faire testament en sa faveur ? ou, quand on l'avait fait, tardait-on à mourir, Caïus, selon son expression, apurait ses comptes. Caligula n'était pas seulement un Pisistrate, un Tarquin dans une république, mais la plus malfaisante des divinités que le paganisme eût connues.

Les jeux de cet empereur avaient quelque chose de terrible, et ses plaisanteries je ne sais quoi d'insultant. Il aimait à se mesurer contre les gladiateurs. Il frappait sérieusement pour sa part. Il tua un de ses adversaires qui l'épargnait. N'y avait-il point assez d'hommes dans l'arène pour combattre les bêtes, il y faisait, à la joie même du peuple, jeter quelques spectateurs. Un soir, il envoie requérir par ses gardes quatre sénateurs. Ceux-ci, tremblants, croyaient marcher à la mort. Le maitre ne les avait mandé que pour leur montrer comment il dansait et pour danser avec eux. Caïus faisait volontiers sa compagnie de bouffons et les chargeait d'honneurs. Son meilleur cheval, Incitatus, avait souvent remporté le prix de la course. Les historiens, plus tard, assurèrent qu'il le fit consul, l'admit à sa table, et le reçut dans le collège des prêtres. Caïus, cette fois, n'eût peut-être pas mal raisonné. Sur la fin de la république, c'était en donnant des jeux magnifiques que les candidats avaient mérité les dignités de l'État. Ruinés sous l'empire, ils s'étaient donnés eux-mêmes en spectacle ; ils descendaient dans l'arène. Caligula, en flattant ainsi le peuple, conquérait son droit à le gouverner. En contribuant pour sa part aux plaisirs des Romains, le cheval Incitatus ne méritait-il pas au moins d'être consul ?

Terrible ou capricieuse, la divinité de Caïus fut reconnue : c'est ce qui achève de peindre ce temps. Il eut ses statues, ses temples, son collège de prêtres. On s'en moqua, mais on lui fit des sacrifices. Un seul peuple dans l'empire lui résista, le peuple juif ; et l'ambassade de Philon, député par les Juifs pour réclamer contre l'introduction de la statue de Caïus dans le Saint-des-Saints, à Jérusalem, achève de nous faire connaître Caligula, tel qu'un contemporain le vit, dans la dernière année de sa vie.

Philon trouva le tyran, comme il l'appelle, dans la maison de Mécène, dont il cherchait alors à faire une résidence royale. Il était entouré d'architectes, d'ouvriers, de serviteurs. Caïus allait, venait de chambre en chambre, changeant à chaque instant d'objet et faisant succéder au hasard les commandements aux commandements. Il s'arrêta tout à coup en voyant Philon et ses compagnons qu'on lui avait déjà annoncés. — Ah ! voilà, dit-il, ces ennemis des dieux qui ne confessent pas ma divinité reconnue par le reste des hommes ! Philon se défendit en rappelant les sacrifices célébrés par les Juifs. Oui, repartit Caligula, vous sacrifiez pour moi, mais non à moi ; puis il les entraîna brusquement dans d'autres appartements. Au bout de quelque temps, il se retourna. Pourquoi, leur dit-il, ne mangez-vous point de chair de porc ?Chaque nation a ses usages, répondit Philon ; il y en a qui s'abstiennent des jeunes agneaux. — Ils ont raison, ajouta Caïus, c'est une mauvaise viande. Et comme Philon commençait de longues explications, l'empereur tourna encore les talons pour s'occuper de ses bâtisses, et le congédia ensuite brusquement avec ces mots : Après tout, les hommes qui ne me croient pas dieu sont plus infortunés que criminels ![9] A quelques jours de là, cependant, le dieu jaloux fit ordonner au gouverneur de Syrie de dresser sa statue dans le temple des Juifs, jurant qu'il irait jusqu'à Alexandrie et à Jérusalem pour faire reconnaître à ces villes le vrai dieu.

On s'étonnerait que le monde eût supporté si longtemps (il régna quatre ans) cet insensé, si l'on ne se rappelait que Rome, toujours république de nom, monarchie de fait, n'avait aucune institution monarchique destinée à prévenir une pareille monstruosité. Que Caïus ait été réellement dans un état pathologique dont il n'est pas très-difficile de reconnaître les caractères ; ou bien que, par une implacable logique de la tyrannie, cette tête faible ait été affligée de cette sorte de démence raisonnable, il est certain que Rome n'avait ni corps de l'État, ni institution destinée à conjurer un pareil fléau. Le sénat n'était plus rien, le peuple rien. Une garde sauvage et dévouée défendait tous les caprices de son maître. Impossible de constituer une régence. Le règne de Caligula était un fait auquel un fait seul pouvait mettre fin ; et le moment était venu. Les sénateurs étaient partagés entre la crainte et la haine. Le peuple, sur lequel Caïus avait mis quelques impôts, était mécontent. Les provinces pillées par le maitre, comme la Gaule et la Germanie, menacées comme la Judée, ou laissées en proie aux gouverneurs, murmuraient. Tout le monde, à cette époque violente, avait le sentiment qu'on ne pouvait sortir d'une situation si singulière que par une sorte de coup d'État contre le maitre, un sacrilège contre le dieu. Déjà deux conspirations avaient été tramées, d'abord par deux princesses de la famille impériale, puis par quelques sénateurs, lorsque Cassius Chéréas, tribun d'une cohorte prétorienne, réussit où les autres avaient échoué.

Caïus avait fait de ce tribun, dont la voix grêle laissait soupçonner quelque vice physique, le but continuel de ses plaisanteries les plus insultantes. Chéréas s'entendit avec quelques officiers et quelques nobles pour délivrer Rome et pour se venger. Après avoir plusieurs fois remis l'exécution de leur projet, les conspirateurs l'exécutèrent enfin le jour de la célébration des jeux palatins. Calas s'était arrêté à parler avec quelques acteurs, sous une voûte qui conduisait du palais au cirque, quand Chéréas et ses compagnons l'assaillirent par devant et par derrière. Frappé de deux coups et renversé : Je suis vivant ! s'écria Caïus, comme pour se réclamer encore de son immortalité. Encore, encore ! crièrent les assassins, et le dieu expira sous vingt blessures[10].

 

 

 



[1] Suet., Calig., 50. — Sénèque, De const. sap., 18.

[2] Suet., Calig., 13.

[3] Suet., Calig., 16. — Dion, LIX, 9.

[4] Dion, LIX, 8, 9. — Suet., Calig., 14, 18.

[5] Suet., Calig., 22 : Exclamavit, εΐς κοίρανος έστω, εΐς βασιλευς.

[6] Remarque de Pline, Hist. nat., XI, 54.

[7] Dion, LIX, 36.

[8] Dion, LIX, 16, 26.

[9] Philon, Leg. ad Comm., 46.

[10] Suet., Calig., 55-60. — Dion, LIX, 29, 30.