LES EMPEREURS ROMAINS

PREMIÈRE PARTIE. — L'EMPIRE RÉPUBLICAIN

II. — TIBÈRE. - (De l'an 14 à l'an 37.).

L'héritage d'Auguste.

 

 

Auguste n'avait ni détruit la république, ni édifie l'empire. Nous savons aujourd'hui que penser de la loi royale, supposée par des juristes postérieurs, pour donner des bases légales à l'empire. Le peuple romain n'avait pas abdiqué entre les mains de son nouveau maître ; il n'avait consenti que tacitement à l'établissement du pouvoir d'un seul. Auguste lui-même n'aurait pas songé à demander, à accepter cette abdication, ce consentement. Sa politique, toute contraire, était de fonder le pouvoir d'un seul, en laissant croire qu'il ne changeait rien dans l'État. Cinquante années durant, il prolongea cette équivoque, laissant à son successeur le soin de l'éclaircir ; c'est ce qu'il ne faut point oublier en jugeant Tibère. Pendant longtemps, et avec quelque raison, Auguste scellait les actes de son gouvernement avec une pierre sur laquelle un sphinx était gravé. Tibère a dit le mot de l'énigme. On ne le lui a pas pardonné.

Le second des empereurs ne semblait pas, avant son règne, annoncer à Rome le monstre qu'elle a trouvé en lui, et que la postérité sut tout y a vu. Descendant des Claudes et des Drusus, d'une famille aristocratique et d'une famille populaire, il offrait des garanties aux deux factions qui s'étaient longtemps disputé la république. Son père, après avoir suivi le parti de César, puis celui de ses meurtriers, prit, sous les drapeaux d'Antoine, les armes contre Octave, et n'obtint son pardon du vainqueur qu'en lui cédant sa femme Livie. Le jeune Tibère connut dès l'enfance, en fuyant avec son père et sa mère à travers l'Italie, les misères de l'exil et de la persécution. Passé avec Livie dans la famille d'Auguste, élevé dans la pourpre, il affronta dans cette position supérieure autant de labeurs et de mécomptes qu'il y recueillit d'honneurs et de gloire. On le revêtit de bonne heure des premières dignités de la république ; mais il les paya cher. Il fut obligé par Auguste de répudier une femme qu'il aimait, fille d'Agrippa, petite-fille du chevalier romain Atticus, Vipsanie, pour épouser, après la mort de ses deux premiers maris, la fille d'Auguste, Julie, qu'il n'aima jamais, et qui n'était, comme on sait, guère digne de l'amour même de Tibère. Chargé, pendant plus de quinze campagnes, des plus rudes guerres de ce temps, en Illyrie et en Germanie, maintenant toujours la discipline la plus rigoureuse, couchant sur la dure, mangeant sur le gazon, il termina la première de ces guerres, la plus rude, dit un historien romain, depuis les guerres puniques ; dans la seconde, il raffermit les armes romaines ébranlées par la défaite de Varus, et montra comment on pouvait contenir, sinon vaincre, le peuple qui devait plus tard détruire l'empire.

En récompense de ces services, Tibère fut obligé de s'exiler durant neuf années, pour ne point porter ombrage aux petits-fils d'Auguste, Caïus et Lucius, héritiers désignés de sa puissance ; il vécut en simple particulier, au fond de l'île de Rhodes, occupé de grammaire et de rhétorique, études que préférait ce génie un peu formaliste, entouré du reste, surveillé, espionné comme un conspirateur. Quand il revint, après la mort de ces rejetons impériaux, accueilli avec estime, mais avec froideur par le maître, il fut associé à la puissance tribunitienne, désigné héritier de l'empire, moins pour ses services que grâce à l'ascendant que Livie avait su prendre enfin sur l'arbitre du monde.

Auguste mort, quel personnage était son héritier ? C'était un homme mûr de cinquante-six ans : il connaissait les hommes et les choses ; il avait l'expérience du gouvernement et de la guerre. D'un extérieur peu agréable, quoique son visage ne manquât pas de beauté et de distinction tant qu'il ne fut pas défiguré par la maladie, il avait l'humeur morose, hautaine, sévère, sans être particulièrement méchant. Il était enclin surtout à mépriser les hommes, défaut que les hommes ne pardonnent point. Général habile et administrateur entendu, il avait cependant contracté des chances si diverses de sa carrière une défiance de lui-même et de la fortune qui rendit son caractère encore plus ombrageux. Tel qu'il était, Tibère devait accepter l'héritage d'Auguste, lors même que son ambition ne l'y eût pas porté. Il avait déjà partagé l'exercice de la souveraineté. Après cinquante années d'interruption, le rétablissement de la république n'était plus possible. La plupart des patriciens regrettaient moins l'ancien ordre de choses qu'ils ne désiraient se mettre à la tête du nouveau ; la république était un drapeau dont ils couvraient leur envieuse convoitise. Associé au commandement des troupes, à l'empire, revêtu des pouvoirs tribunitien et consulaire, légataire universel d'Auguste, héritier de sa fortune privée et de sa fortune publique, Tibère avait entre les mains les principaux instruments du pouvoir d'Auguste. Il devait le continuer.

Dés le lendemain de la mort d'Auguste, Tibère donna le mot d'ordre aux cohortes prétoriennes et aux légions ; il prit le commandement des armées et envoya partout ses ordres. Les discordes de la république et les malheurs du temps avaient fait des armées la propriété d'un homme. Depuis Marius et Sylla, elles n'appartenaient plus à la patrie. Auguste eut tout quand il réunit sous ses drapeaux toutes les légions. C'est ce que voulut avoir aussi son héritier.

Tibère avait à craindre seulement qu'un rival lui disputât-le commandement de ces légions. Agrippa Posthumus était peut-être le plus à redouter, malgré son mauvais caractère et son exil. Comme le plus proche, par le sang, du défunt, il pouvait au moins servir d'instrument à quelque ambitieux plus habile et plus avenant. On y pensait, quand Agrippa fut tué dans l'île où il était relégué, par un tribun légionnaire. L'ordre vint-il d'Auguste ou bien de Tibère ? Tibère prétendit l'avoir trouvé dans les dernières volontés d'Auguste. Cela est resté, comme le voulait le sénateur Salluste, un secret du palais. Ces crimes naissent dans les monarchies où il n'y a pas de loi fixe d'hérédité qui repose soit sur un respect séculaire, soit sur le consentement des peuples. Mahomet II, fondateur du despotisme ottoman, érigea le fratricide en loi de l'État, sous prétexte de l'intérêt de tous. Les premiers empereurs romains devinèrent cette loi mahométane. Les tribuns des légions remplirent plus d'une fois à Rome le rôle des muets de Constantinople.

La fidélité de Germanicus, neveu de Tibère, épargna à celui-ci un autre crime ou une guerre civile. A la fin du premier règne impérial, les légions, celles du Rhin surtout, avaient compris que c'était à elles que le nouvel empereur devait payer la rançon de la liberté romaine. Comptant peu sur Tibère, déjà maître en Italie, et connaissant d'ailleurs son inflexible sévérité, elles espéraient davantage d'un jeune homme. Au milieu d'une révolte effroyable, elles offrirent l'empire à Germanicus pour prix d'une augmentation de solde et d'une diminution de service. Les centurions, les tribuns étaient déjà massacrés. Les soldats étaient leurs propres maîtres ; ils forcèrent en armes et avec des cris la tente de leur général, et, l'épée sur la poitrine, lui présentèrent l'empire. Germanicus saisit une de ces épées, et menaça de s'en percer lui-même pour Ôter aux soldats un anti-César, à lui-même la vie. Trompées dans leur attente et furieuses, ces légions en délire, postées sur le Rhin pour défendre la Gaule contre les Germains, étaient prêtes à mettre la province au pillage, quand la vue de la femme de leur général, la fière Agrippine, fuyant, un jeune enfant à la main, un autre dans son sein, les ramena au devoir. Elles jugèrent sommairement elles-mêmes les instigateurs de la révolte et revinrent tremblantes sous la main de Germanicus, qui mena des soldats désireux de laver leur révolte dans le sang germain reconquérir les aigles de Rome et ensevelir les restes de ses légions laissées depuis Varus sans sépulture.

Maître du pouvoir militaire sans contestation, Tibère le déposa aux pieds du sénat, qu'il convoqua en sa qualité de tribun. A l'exemple d'Auguste, il offrit à cette assemblée le fardeau du gouvernement pour paraître le tenir de ses mains. Après un instant de silence et quelques observations timides, les sénateurs le conjurèrent au nom des dieux de garder le pouvoir pour le salut de la société, ceux-ci de bonne foi, ceux-là par crainte, quelques-uns avec ironie : Tu es bien long, dit l'un d'eux, à promettre ce que tu as déjà fait, tandis que d'autres sont si longtemps à faire ce qu'ils ont promis. Tibère, après s'en être faiblement défendu, accepta enfin, comme convaincu ou contraint[1]. N'accusons point ici Tibère de dissimulation. La dissimulation tenait à la situation et non à la personne. Elle venait de l'héritage et non de l'héritier. Aucun décret cependant n'intervint pour conférer le pouvoir à Tibère. La transmission de l'empire n'eut pas plus de sanction légale que sa fondation même. Elle fut, comme la première, l'effet d'un consentement tacite.

En général. Tibère est un génie plus franc, moins dissimulé qu'on ne se l'imagine communément. Il avait plus de défiance de lui-même et de la fortune que de penchant à ruser ; plus de roideur que de souplesse. Il ne dissimula point ses déboires sous Auguste ; il ne l'avait point flatté pour lui succéder. Sa rudesse sombre et ironique s'accommodait mal de l'hypocrisie ; il savait qu'il n'avait point de grâce à feindre, après le grand maître dans l'art de la dissimulation. Le gouvernement de Tibère fut, au commencement, empreint de plus de netteté, de franchise, de hardiesse que celui d'Auguste.

Tibère refusa plus réellement et plus fréquemment que son prédécesseur les titres, les dignités dont on voulait l'accabler. Les honneurs divins qu'il repoussa pour sa mère Livie, ce dont on lui fit un crime, il n'en voulut pas pour lui. Il ne souffrit point qu'on l'appelât maître : Il était, dit-il, le maître de ses esclaves, l'empereur des soldats, le prince des citoyens. Quand on voulut donner son nom au mois de novembre, comme Jules et Auguste avaient donné leur nom à deux autres mois, il demanda ce qu'on ferait s'il y avait treize Césars[2]. Il détestait la flatterie ; il se recula un jour pour faire tomber un courtisan qui se précipitait à ses genoux. Il se prêtait rarement à revêtir temporairement les magistratures dont il avait le pouvoir à perpétuité. Ma position, dit-il, n'est celle ni d'un édile, ni d'un préteur, ni d'un consul. Que ces magistrats se confinent dans l'exercice de leurs fonctions spéciales et contribuent au salut commun, chacun dans les limites de leurs provinces. Plus grands et plus larges sont les devoirs dévolus au prince. Il doit pourvoir au bien général, corriger les mœurs, guérir les maux de l'État[3]. Tibère dit en toutes lettres le mot qu'Auguste avait caché. Il tint cependant à ce que chacun remplit sérieusement dans l'État la fonction à laquelle il était le plus propre.

Le sénat reprit sous Tibère, et grâce à lui, pendant longtemps, la considération, l'influence sur les affaires qu'il avait complètement perdues. Les lois qui défendaient aux sénateurs de figurer dans les jeux publics, et aux femmes nobles de se faire inscrire dans les mauvais lieux, pour échapper à la punition de l'adultère, sont de lui. Tibère n'entrait jamais au sénat avec des gardes. Il ne voulait pas que les dépêches des gouverneurs lui fussent adressées, mais bien à cette auguste assemblée. Les communications qu'il avait à lui faire étaient toujours conçues dans des termes de profond respect et même de soumission[4]. Un bon prince, disait-il, est le serviteur du sénat. Tibère se levait toujours et se rangeait devant les consuls. C'était au sénat que ces magistrats rendaient compte. Ils jouissaient d'une si grande considération que des magistrats d'Afrique vinrent une fois réclamer contre César devant leur tribunal. Et Tibère ne paya pas seulement le sénat de déférence et d'honneurs. Le sénat fut investi sous lui de nouvelles attributions enlevées au peuple. La nomination des magistrats, soustraite aux comices, lui revint comme le vote des lois. Le sénat choisit les consuls sur une liste de cinq candidats dressée par César. Tibère n'eut point de conseil privé ; il faisait présenter ses projets de loi au sénat par des questeurs. L'assemblée délibérait, votait quelquefois, dit Suétone, contre le désir du prince ; elle donnait force de loi à ses délibérations, en rédigeant les sénatus-consultes. Tibère transporta en même temps, comme tribun, les causes politiques, les appels qui ressortissaient autrefois au peuple, devant le sénat, qui devint ainsi la première, la haute cour de juridiction criminelle de l'empire[5]. Il est vrai que le chef de l'État ne consentit point à ce qu'on prit sa condescendance pour de la faiblesse. S'il transporta au sénat une partie des attributions du peuple, il ne souffrit point que Gallus, par des propositions insidieuses, rendit à cette assemblée l'omnipotence dont elle avait souvent joui sous la république. On avait conjuré Tibère de prendre la toute-puissance. Il l'avait sérieusement acceptée.

Le peuple ne murmura guère[6] quand il se vit enlever l'ombre de puissance qu'il conservait encore. S'il avait espéré, en voyant tomber peu à peu les comices en désuétude, d'être dédommagé par des jeux, il fut déçu. Tibère continua, il est vrai, à nourrir les citoyens. Ce fut, dit-il lui-même, un de ses plus grands soucis, de mettre à l'abri des vents et des orages la subsistance du peuple romain. Une année, il diminua le prix du blé en indemnisant les vendeurs ; il rebâtit une partie de Rome détruite par l'inondation. Mais il abolit les distributions d'argent ; il restreignit la dépense des jeux et des spectacles, réduisit le salaire des acteurs, limita le nombre des gladiateurs. Quand il s'éleva des troubles à l'occasion des factions du cirque qui menaçaient de succéder aux factions civiles, il ne craignit point de châtier rigoureusement les perturbateurs, acteurs et spectateurs ; et il ne voulut jamais revenir sur sa décision[7]. En revanche, il assura une sévère police à Rome et à l'Italie, limita le droit d'asile dans les temples, diminua singulièrement le nombre des bandits. Le superflu qu'il refusa à Rome, il le donna au nécessaire des provinces.

Tibère ne se contenta pas en effet de régulariser et de surveiller le gouvernement des provinces ; il étendit les libéralités du trésor public à leurs besoins. Pour la première fois, les provinces parurent avoir des réclamations à exercer sur l'État, et l'État eut des devoirs à remplir envers elles. Philon le Juif et Flavius Joseph vantent le gouvernement de l'Égypte et de la Judée sous Tibère[8]. Le grand nombre des accusations portées contre les mauvais gouverneurs est moins une preuve de la multiplication de leurs crimes que de l'accroissement de la vigilance du gouvernement. L'Achaïe, la Macédoine, qui faisaient partie des provinces du sénat, demandèrent à passer sous le gouvernement direct de l'empereur. Un bon berger, disait Tibère, dans un langage qui permet à peine de deviner la bonté de l'intention, doit tondre ses brebis, et non les écorcher. Tibère, comme Auguste, laissait longtemps les gouverneurs à la même place. Tacite s'épuise à chercher la raison de cette habitude. Il veut la trouver dans l'ennui qu'il prête au maître de faire de nouveaux choix, dans une crainte jalouse de faire des heureux, dans une faiblesse même de jugement. Tibère s'est justifié de ces accusations ; mais dans le langage cynique et repoussant qui le peint trop bien. Il aimait mieux, dit-il, laisser sur la charogne les mouches déjà repues que de les remplacer par d'autres plus fraîches et plus affamées. Ce qui fait plus d'honneur à Tibère, c'est qu'il regarda, il proclama comme un malheur public la ruine de douze cités de l'Asie Mineure par un tremblement de terre[9]. Il les releva aux frais du trésor, et remit plus d'une fois des impôts à des provinces qui avaient souffert de la disette ou éprouvé quelque désastre.

Il faut louer encore le gouvernement militaire de Tibère. C'est pour les légions qu'il se montra le plus parcimonieux et souvent le plus sévère. Il revint promptement sur les concessions que Germanicus leur avait faites dans un moment de crainte. Il rétablit les seize années de service avec la vétérance sous les drapeaux, et ramena la paye à l'ancien taux. Deux fois seulement il accorda des gratifications aux légions. Pour la discipline, il ne fléchit jamais. Le conseil que donnait Auguste au sujet des frontières de l'empire fut pris par Tibère au sérieux. Il les fixa, en Europe, au Rhin et au Danube ; en Afrique, à l'Atlas ; et il s'attacha seulement à réduire les peuples et royaumes tributaires à l'état de provinces : politique sage sinon grande.

On doit l'avouer, Tibère n'était cependant pas un maître agréable ; il ne flattait ni les grands, ni le peuple, ni les soldats. Formaliste au camp, pédant au sénat, gêné dans le public, gourmé dans le privé, d'un esprit étroit, subtil, litigieux, il ne plaisait nulle part, parce que nulle part il n'avait de vraie grandeur, d'aisance ou de bonne humeur. L'économie qu'il portait dans sa maison, image fidèle de celle qu'il consacrait à l'administration de l'empire, avait quelque chose de parcimonieux. La simplicité, la frugalité militaire de cet homme qui n'avait point de familiers, point d'amis, qui ne donnait point de fêtes, avait quelque chose de sombre. Ce maître de Rome ne sut pas même gagner les Romains par ce qui leur allait le plus au cœur, en embellissant Rome, en la décorant de beaux monuments. Il termina ceux de son prédécesseur : c'était son devoir. Il laissa inachevé ce qu'il entreprit lui-même en ce genre, le temple d'Auguste et la restauration du temple de Pompée. C'était une gracieuseté. Ne gâta-t-il pas le meilleur de son règne, le gouvernement des provinces, par un mot cynique ? Tibère semblait prendre à tâche, au rebours d'Auguste, de ne point se faire pardonner le pouvoir. Ce qui lui nuisit surtout, ce fut de ne point savoir flatter, tromper ; ce talent il ne le possédait pas.

Où Tibère déplut peut-être davantage, ce fut là cependant où il apporta le plus de prédilection .a d'activité : au tribunal. Dans l'exercice d'un pouvoir qui, par une confusion commune à toute l'antiquité, unissait le législatif à l'exécutif, et le judiciaire aux deux autres, la plus considérable et la plus occupée des fonctions impériales était sans contredit celle qui regardait la justice. Comme consul, proconsul, préfet des mœurs, tribun, Tibère pouvait connaître de toutes les causes importantes, publiques ou privées : concussions, prévarications, crimes contre l'État ou contre la personne du maître, accusations qui intéressaient les sénateurs. Son esprit processif s'y appliqua de plus avec une sorte de passion ; et le temps se trouva avoir mis à la disposition de la justice impériale un instrument terrible : la loi de lèse-majesté, et des serviteurs bien dangereux : les délateurs, comme pour faire de Tibère le plus terrible des princes justiciers.

Née, sous la république, de la nécessité de défendre la patrie, l'État, la majesté du peuple romain, comprenant les faits accomplis comme les projets, les paroles comme les actes, ayant sa base dans la religion même, sa sanction dans les peines terribles de la confiscation des biens, de l'interdiction du feu et de l'eau, même de la mort, cette loi de lèse-majesté[10] aboutit naturellement à couvrir la personne même du prince, quand la patrie, l'État, le peuple, furent représentés par un seul homme ; mais elle eut ce danger de plus, au moment où un seul fut désormais constitué comme le gardien et le vengeur de l'État, que les offenses contre sa personne devinrent un crime contre l'État tout entier.

On sait en outre qu'à Rome, en l'absence d'un magistrat spécial chargé de poursuivre les crimes publics ou privés, tout citoyen, sous la république, pouvait prendre en main la cause de l'État ou de la morale outragée et faire office de ce que nous appelons le ministère public. C'était alors l'aiguillon de l'éloquence, la grande route pour parvenir. On ne refusait point, on prodiguait les honneurs à ceux qui s'en montraient les plus vigilants gardiens. Sous l'empire, il est facile de comprendre comment défendre l'État, la patrie, dans la personne du prince, et le prince comme le représentant de l'État, devint une conséquence naturelle du changement de régime. Ce fut également la route de la faveur.

Mais cette loi de majesté et cette coutume judiciaire, en passant de la république à l'empire, n'étaient-elles pas destinées à se pervertir singulièrement ? Maintenant que le crime contre l'État et contre la personne se confondait dans la loi de lèse-majesté, l'accusation, au lieu de saisir les actes palpables et patents de trahison, dont la culpabilité était flagrante, ne s'en prendrait-elle pas à ces petites offenses en paroles, en omissions, en pensées, qui ouvrent la plus large issue à l'arbitraire ? La loi n'autoriserait-elle pas ainsi des vengeances personnelles au lieu de vengeances publiques ? Pour les accusateurs, n'ayant plus à prendre en main ces grands intérêts publics qui rehaussaient leur rôle et inspiraient leur éloquence, ne descendraient-ils pas à un vil espionnage afin de trouver l'emploi de leur talent[11] ? Et maintenant que les fonctions publiques, sous le gouvernement d'un seul, n'étaient plus guère enviées, et que le quart des biens du coupable devenait le prix de l'accusateur, la cupidité ne prendrait-elle pas la place de l'ambition ? Les orateurs de la république ne seraient-ils pas les délateurs de l'empire ? ce qui avait été jusque-là un rôle honorable ? ne deviendrait-il pas un vil métier en un mot, le droit commun d'accusation, palladium de la liberté romaine, ne serait-il pas le plus mir instrument du despotisme ?

Il faut le rappeler, Tibère, prince jaloux de son autorité, d'humeur sévère, pour ne pas dire farouche, mais habile juriste, Tibère, malgré toutes les tentations de la loi de lèse-majesté, et sous l'aiguillon des délateurs, sut pendant huit ans, sans presque faillir, distinguer la délation de l'accusation, et la défense de sa personne de la défense de l'État. Ce n'est pas une mince circonstance atténuante pour cette sinistre mémoire.

Quand on demanda à Tibère ce qu'il fallait faire de la loi de lèse-majesté, il répondit que les lois devaient être exécutées. Avec un pouvoir encore mal affermi, il ne voulut point priver l'État et sa personne de cette toi que Sylla, César, Auguste, avaient successivement invoquée. Mais en pesant rigoureusement les témoignages de Tacite, de Suétone et de Dion Cassius, on peut voir qu'il ne fit pas d'abord un trop détestable usage de cette abominable loi. Un Fannius est accusé du crime de lèse-majesté pour avoir admis un pantomime aux cérémonies domestiques qu'il célébrait en l'honneur d'Auguste ; un Rubrius, pour avoir, avec son jardin, vendu la statue du fondateur de l'empire. Tibère, avec quelque ironie, veut qu'on laisse aux dieux le soin de venger leurs propres injures. On sait quelle était à Rome la licence des écrits et des paroles, des invectives et des épigrammes, particulièrement contre les hauts personnages. Les libelles infamants, les propos injurieux, se multipliaient naturellement, sous un régime de compression, comme une vengeance de la liberté perdue. Pouvaient-ils se concilier avec le respect que suppose la durée du pouvoir d'un seul ? Auguste avait porté contre les libelles une première loi amenée par la licence de l'historien Cassius Severus. Les délateurs, augmentant le champ de leur activité, étendirent bientôt aux paroles l'esprit de la loi des libelles. Tibère résista d'abord, et assez longtemps, à cet entraînement : Si nous nous occupons de ces vétilles, dit-il en plein sénat, sous prétexte de défendre la dignité de l'État, chacun de nous ne sera bientôt plus occupé qu'à venger ses propres injures[12]. Heureux Tibère ! s'il avait toujours persisté dans la même pensée. Tacite et Suétone n'eussent peut-être pas été chercher dans ces libelles les imputations odieuses ou les traits sanglants de satire auxquels des poursuites judiciaires et des condamnations donnèrent une notoriété et une créance dont ils eussent sans cela été dépourvus.

Tibère ne laissa généralement d'abord aboutir une accusation de lèse-majesté que lorsqu'il y eut crime d'État. Silanus, proconsul d'Asie, n'était pas seulement accusé d'avoir profané la divinité d'Auguste, mais aussi d'avoir commis des exactions graves dans sa province. Granius Marcellus, préteur en Bithynie, était poursuivi pour péculat en même temps que pour paroles offensantes contre Tibère. Dans cette affaire l'empereur, un peu trop prompt, après avoir dit qu'il voterait tout haut, recula devant la franche hardiesse de Pison, qui voulut savoir alors dans quel sens le maître opinerait, pour être sûr de ne point se tromper et de ne point déplaire[13]. Lorsque le sénat eut cependant condamné Marcellus, Tibère diminua sa peine. Tacite fait bon marché des motifs sérieux de l'accusation contre Libon, pour s'appesantir sur de futiles et ridicules détails. Mais Suétone nous apprend que Libon avait trempé dans la conjuration de Clemens en faveur d'Agrippa Posthumus. L'empereur devait avoir de fortes raisons de se défier de ce sénateur : un jour que celui-ci sacrifiait avec lui, Tibère lui donna un couteau de plomb ; lorsqu'il admettait ce sénateur à lui parler, en présence de son fils Drusus, il lui tenait toujours le bras droit par précaution, comme pour s'appuyer sur lui[14]. Tibère refusa enfin de laisser augmenter son pouvoir. Après un procès de concussion, le sénat voulait lui conférer le droit arrêter toute candidature au gouvernement des provinces, quand il croirait trouver des raisons contre un candidat dans l'intérêt de la république ou dans la moralité de la personne. Les misérables, dit-il, ils vont au-devant de la servitude ; et il déclina cet honneur[15].

Cependant Rome ne fut pas à l'aise sous ce sévère justicier. On ne lui sut pas gré de laisser l'inexorable Pison poursuivre jusque dans le palais de Livie la favorite Urgalanie, qui s'y croyait à l'abri de la justice. On le voyait, rigide surveillant, s'asseoir souvent à côté ou aux pieds des juges, non pour rendre, mais pour contrôler la justice ; il se levait, de l'aveu de Tacite même, tantôt pour rappeler le tribunal à une juste sévérité, tantôt pour sauver l'innocent[16]. Peu importe : La liberté, dit l'historien, y perdait ce que gagnait la justice. Mais la liberté a-t-elle beaucoup d'intérêt à la violation de l'équité ?

L'héritage du second des Césars fut aussi la fatale épreuve de ce règne. L'histoire y prit encore le caractère d'un drame de famille, mais plus sombre que sous Auguste. C'était la condition du régime inauguré par le fondateur de l'empire. Bien que Tibère eût de Vipsanie un fils du nom de Drusus, Auguste lui avait fait, comme on sait, adopter son neveu Germanicus, fils de Drusus et d'Antonia, jeune homme déjà glorieux. Il avait déposé ainsi un germe funeste de rivalité au sein même de la famille impériale. Germanicus et Drusus n'avaient pas encore, à ce qu'il semble, conscience de cette situation ; mais elle pesait sur tous. A la tête de la faction de Drusus se trouvait la vieille Livie, faite déjà, sous Auguste, à ces sortes de luttes, et accoutumée, on le croyait au moins, à y triompher par le crime. L'autre faction opposait à cette femme vieillie dans les intrigues la jeune, hardie et fière Agrippine, femme de Germanicus. Pour le peuple romain, il avait fait son choix. En retrouvant dans le jeune Drusus l'extérieur déplaisant et les précoces débordements de son père, en remarquant la stérilité de sa femme Livilla, il s'était tourné avec passion du côté du jeune Germanicus, à cause de ses talents et de ses vertus, et de sa belle et sévère femme, admirée plus qu'imitée des Romains de ce temps pour sa fécondité. Il espérait, on ne sait pourquoi, de Germanicus le rétablissement de la liberté ; il craignait surtout pour lui, ayant le sentiment de la brièveté et du péril de ses amours[17].

On reproche à Tibère d'avoir enlevé ce brillant général à la grande armée de Germanie, où il avait déjà vengé la défaite de Varus, pour l'employer en Asie, et d'avoir envoyé à sa place son fils Drusus. Mais Germanicus, au dire des meilleurs historiens, remportait au delà du Rhin des succès avantageux pour sa gloire mais moins utiles à l'empire. Associé au consulat et investi, dans ce grand gouvernement d'Orient, des pouvoirs d'Agrippa sous Auguste, il avait tous les honneurs d'une mission qui consistait à rétablir la paix troublée entre des rois, des peuples alliés de Rome, et pour laquelle son amabilité, sa bienveillance et le caractère dont il était revêtu, devaient lui rendre tout facile. C'était prudence que d'enlever Germanicus à ces légions du Rhin qui avaient déjà voulu une fois imposer violemment l'empire à ce jeune homme, et qui lui étaient encore fortement attachées. Tibère enfin n'était-il pas bien fondé à vouloir, en envoyant son propre fils sur ce terrain difficile et dangereux, l'arracher à l'oisiveté énervante de la capitale et lui donner des occasions de mériter l'estime de l'armée et l'attachement du peuple ? S'il devait laisser l'empire à Germanicus, ne pouvait-il pas songer à lui préparer dans son fils aussi un héritier, un fils adoptif digne de lui

Mais Tibère adjoignit Cn. Calpurnius Pison, un patricien altier, arrogant, serviteur zélé et ambitieux peut-être, comme aide (adjutor) à Germanicus, ainsi qu'Auguste avait mis aux côtés de son petit-fils Caïus, beaucoup plus jeune[18], un directeur (rector). Pison avait pour femme l'altière Plancine, rivale naturelle de la fière Agrippine. Les factions de la cour, factions de femmes, étaient transportées en Asie avec Germanicus. Aussitôt Cn. Pison commence à contrecarrer Germanicus ; il cherche à débaucher ses soldats par des largesses. Faisant brèche à la discipline, chose que ne pouvait approuver Tibère, il refuse d'obéir à son chef, il blâme ou détruit tout ce que fait son supérieur. Germanicus souffre tout d'abord ; il s'éloigne, voyage en Égypte, où il consulte les oracles avec l'imprudence de la jeunesse ; puis il revient, sévit quand la désobéissance est au comble, et destitue le lieutenant infidèle. Pison se prépare à partir en menaçant. Sur ces entrefaites, le neveu de Tibère, dégoûté de sa mission, fatigué de ces luttes, tombe malade. Pison diffère son départ, observe, attend. Le favori des Romains languit quelque temps et meurt enfin, jeune, plein d'avenir, à trente-trois ans, à l'âge du grand Alexandre, ainsi qu'aimaient à le faire remarquer ses affectueux admirateurs[19].

Rarement, même sous la république, les passions se donnèrent si libre carrière. Précédée par d'ardents partisans dont la passion faisait de fougueux accusateurs, Agrippine traversait les mers, l'Italie, avec les cendres chéries de son époux, pour aller demander vengeance. Pison, resté sur te champ de bataille, tandis que des amis s'employaient à Rome pour lui, tentait de reprendre insolemment, à main armée, malgré la résistance du lieutenant nommé par Germanicus, la province dont il avait été dépouillé. A Rome, on décrétait pour l'infortuné les honneurs funèbres usités déjà pour les Césars. On élevait des arcs de triomphe au héros mort pour la république. Un petit-fils naissait à Tibère ; — et le peuple ne se laissait point détourner de ses regrets et de ses larmes pour témoigner une joie qu'il ne ressentait pas. Tibère, dans ces critiques circonstances, observa les règles de la plus correcte conduite. Il s'enferma dans son palais le jour de l'entrée des cendres de Germanicus à Rome, laissant son fils Drusus, le sénat et les consuls aller au-devant d'elles. Il permit à Agrippine ; à ses partisans, dans les funérailles, toute liberté pour une douleur qui pouvait choquer ses propres susceptibilités, ses préférences pour Drusus. Il ne consentit ni à feindre publiquement une douleur qu'il ne ressentait pas, ni à dissimuler un sentiment de jalousie trop poignant. Profondément blessé de n'avoir point la popularité, il dédaigna de la conquérir. S'il mit quelques limites aux honneurs et aux regrets que l'on voulait prodiguer au malheureux mort, ce fut par des raisons de bienséance et de dignité qui s'expliquaient, tout en blessant les exigences de la douleur.

Après les funérailles, les soins de la vengeance. Quatre accusateurs : Fulcinius Tiro, Vitellius et d'autres alors bien connus se levèrent contre Pison ; ils le dénoncèrent pour avoir désobéi à son général, repris son commandement à main armée, et commis peut-être un crime. Les deux parties demandèrent d'abord Tibère pour juge. Elles avaient également confiance en lui. Tibère, après avoir hésité, entendu même lis témoins comme juge d'instruction, laissa le sénat arbitre de ce grand procès. Il s'occupa seulement d'assurer à l'accusation, à la défense, la plus large liberté, ne se laissant approcher par aucun des intéressés. Il s'était senti blessé peut-être par un deuil étalé comme une bravade, mais il ne pouvait aimer dans Pison la désobéissance et la révolte. Si Pison était criminel, Tibère ne devait pas lui pardonner un crime qui le jetait dans un si grand embarras. Pères conscrits, dit l'empereur, recherchez la vérité jusque dans ses plus petits détails ; vengez les enfants de Germanicus de la perte d'un père, moi de celle d'un fils ; ou faites justice d'accusations dont le zèle est peut-être trop ardent. Que les accusateurs, les accusés aient libre carrière ; vous, conservez une âme impartiale, ne tenez compte des larmes de personne, pas même des nôtres, ni de ce que la calomnie peut inventer contre nous. Les accusateurs eurent en effet libre carrière, et l'un d'eux, Fulcinius Tiro, dépassa toute mesure. Pison se défendit lui-même, non sans habileté. Pour Tibère, modèle rigoureusement exact mais terrible du juge, au milieu même des cris du peuple qui menaçait du dehors de se faire justice, il demeura tout le temps du procès impassible, impénétrable, sans qu'aucun des regards fixés sur son visage pût surprendre le moindre sentiment de pitié ou de colère, fait pour dicter l'arrêt. C'est ce qui donna à comprendre à Pison, abandonné d'ailleurs par sa femme Plancine, qu'il était perdu. li écrivit à Tibère pour lui recommander ses enfants ; et le lendemain on le trouva mort, son épée à côté de lui. Les désobéissances, les intrigues, la révolte de Pison n'étaient que trop prouvées. Son crime ne le fut pas. L'accusation fut réduite à soutenir que Germanicus avait péri victime de maléfices ou d'un poison à lui versé par Pison, dans sa propre maison, en pleine table, devant les convives[20].

La mort de Germanicus a été sinon le premier crime au moins le premier malheur de Tibère. Jusque-là l'empereur avait dédaigné la popularité, si capricieuse en effet à Rome dans ses amours et dans ses haines. Du jour où on lui prêta un crime, il la détesta, et commença à éprouver du dégoût pour ces affaires politiques auxquelles il s'était livré avec tant de passion. Ce fut alors qu'Ælius Séjan commença à paraître. Tibère, qui vieillissait, s'était déchargé sur lui du soin des affaires militaires, en le nommant préfet du prétoire. L'humilité de la naissance de ce favori, la médiocrité même de ses talents semblaient autoriser l'empereur à ne le point craindre. Tibère frayait maintenant, mais avec une lente prudence, à son fils Drusus la voie au pouvoir. Il l'avait déjà revêtu du consulat ; il lui avait fait conférer par le sénat une part de la puissance tribunitienne. Comment le fils d'un chevalier, Séjan, simple préfet du prétoire, oserait-il entrer en compétition avec le fils de Tibère, revêtu des premières charges de l'État ? Tibère laissa Séjan réunir les cohortes prétoriennes, jusque-là dispersées, près de Rome, sous sa main, dans un camp monumental dont les portes étaient tournées contre la ville, comme si là était l'ennemi. Séjan ne travaillait-il pas ainsi pour l'empire ? Bientôt le favori, par l'étalage de son dévouement, étendit ses attributions. Point d'honneurs, point de charges civiles qui ne fussent données par ses mains ! Son buste, sa statue se dressèrent au Forum et au théâtre[21]. Séjan était le second dans l'empire. Cela ne lui suffit point. Quoi de plus naturel ? celui qui commandait la force armée à Rome ne devait-il pas être tenté de saisir le pouvoir que les armées donnaient ? Les soldats ne connaissaient plus guère que Séjan. Dans une monarchie régulière l'idée ne vient pas ail plus brillant général de détrôner dans le monarque toute une dynastie. Ici c'était bien différent. Cet empire néanmoins, ces armées semblaient déjà la propriété d'une famille, transmissible comme un bien personnel. Il fallait donc se glisser dais cette famille, en faire disparaître et en supplanter l'héritier, Drusus. Séjan séduisit la femme de Drusus, Livilla, petite-fille d'Auguste, et chercha d'un premier crime à la pousser à un second, de l'adultère à l'assassinat de son mari ; il promit de lui rendre en l'épousant le trône dont elle se priverait en s'associant à ses desseins, et lui donna déjà des gages en répudiant sa femme.

Étrange aveuglement ! qui a permis quelquefois de douter de ces criminelles intrigues dévoilées plus tard par la délation. Tibère, le défiant, le soupçonneux Tibère ne vit rien ! Il s'agissait de son fils. Son premier ministre, sa bru complotaient. Il n'eut aucun soupçon. Clairvoyant sur tout le reste, dans l'œuvre de justicier qu'il se réservait encore, il laissa échapper ce qui l'intéressait le plus. Un sénateur avait précipité sa femme par la fenêtre ; il prétendait qu'elle avait elle-même cherché la mort. L'empereur, faisant métier de juge d'instruction, se transporta sur le théâtre du crime et, aux circonstances du fait, découvrit parfaitement l'auteur. Au milieu de ces rudes occupations de la justice souveraine, Drusus tomba tout à coup malade. Quelque temps auparavant, ce violent jeune homme avait, dans une altercation, porté la main sur Séjan. Tibère n'eut aucun soupçon. Douloureusement préoccupé, mais ferme dans l'accomplissement de ce qu'il regardait comme un devoir, il ne discontinua pas de fréquenter le sénat et les tribunaux. A la manière des anciens Romains, il puisa des forces et des consolations, comme il le dit, dans les embrassements de la chose publique[22]. Un sot versificateur, Lætorius, avait reçu des présents pour une élégie sur la mort de Germanicus ; il s'avisa de composer à l'avance son élégie sur la mort de Drusus et escomptait déjà le produit de son malencontreux talent. Le sénat le condamne ; l'assemblée est blâmée par Tibère, et une loi nouvelle met désormais dix jours d'intervalle entre la condamnation et l'exécution. Drusus meurt enfin, sans exciter, à la différence de Germanicus, d'autres regrets que Ceux de la servilité et de l'adulation. Toujours maître de lui, Tibère, qui n'a plus qu'un petit-fils encore trop jeune, présente au sénat ses petits-neveux, Néron et Drusus, fils de Germanicus. Après avoir dépeint sa situation, sur le déclin de ses forces, entre une mère aux portes du tombeau et de jeunes enfants incapables de lui succéder, sans appui, il recommande ses nouveaux héritiers au sénat : Pères conscrits, dit-il, quand la mort priva ces enfants de leur père, je les confiai à leur oncle ; et quoiqu'il eût lui-même des fils, je le priai de les chérir, de les élever comme s'ils étaient de son propre sang. Maintenant que Drusus nous est ravi, c'est à vous que j'adresse mes prières. Je vous en conjure, en présence des dieux et de la patrie, adoptez les arrières-petits-fils d'Auguste, les rejetons de tant de héros. Soyez leurs guides ; remplissez auprès d'eux votre place et la mienne. Et vous, enfants, voilà ceux qui vous tiendront lieu de père ; songez que dans le rang où vous êtes nés, vos vertus et vos vices importent à la république.

Tacite accuse d'hypocrisie ces belles paroles. Tibère n'avait-il donc aucun des sentiments de l'homme ? On ne peut le méconnaître, en politique, il avait pris au sérieux les devoirs que lui imposait la lourde charge de l'empire. Il bravait, pour les remplir, même l'impopularité. Dans sa famille, quoi qu'on insinue, il respecta, il honora toujours sa mère Livie. Sa douleur parut sincère au peuple romain même, quand il conduisit les funérailles de son frère. Il avait un ami, un sénateur qui l'accompagna dans son exil, qui lui resta fidèle sur le trône, et auquel il fit faire de splendides funérailles. Sa première femme, qu'Auguste le força de répudier, en le mettant entre son ambition et son amour, il l'avait tendrement aimée, il la regretta ; après neuf années de séparation, la première fois qu'il la vit, il eut peine à retenir ses larmes, et Auguste jugea prudent de ne plus les mettre en présence. Et Tibère n'aurait pas aimé le fils de cette femme ! Il aurait dit sur sa mort un mot plaisant, inventé à plaisir par la malignité, comme bon nombre de ceux recueillis par Suétone. Il aurait même, s'il fallait en croire les rumeurs de Rome, causé la mort de ce fils pour qui il avait éloigné Germanicus. Cet homme avait une âme pour l'empire, et pour les siens il avait un cœur. Il connut les nobles et les tendres passions de l'homme. Frappé dans son œuvre, dans son fils, dans ce qu'il avait de plus cher, il ne pouvait compter sur son petit-fils, encore trop jeune ; au moment où une grande douleur même ouvre l'âme aux bon ; sentiments, il éprouva le besoin naturel, sincère, de faire retomber ses affections, ses espérances, celles de l'empire, sur ses petits-neveux qui deviendraient, à leur tour, les protecteurs de ses petits-enfants. S'il a dit les belles paroles que lui prête Tacite, il les a senties.

Ces deux enfants que Tibère adoptait, confiait au sénat, ils étaient maintenant comme désignés aux complots de Séjan, dont l'ambition était doublée de celle de la veuve criminelle de Drusus. Le crime cependant n'avait guère de prise sur ces enfants. La séduction, le poison, le poignard étaient sans force contre la vertu, l'amour, le courage de leur mère, Agrippine, qui leur servait de rempart. Séjan dressa contre ces malheureux d'autres embûches. Il connaissait son maître, Agrippine, toute la cour. Il savait par quelle pente on pouvait faire glisser Tibère jusqu'au crime, comment on pouvait exciter la fierté et les craintes d'Agrippine, l'ambition de jeunes gens sans expérience, souffler enfin et envenimer les passions des courtisans. Séjan dirigea adroitement la justice de Tibère contre les partisans, les amis des fils de Germanicus ; il irrita à plaisir Agrippine et fit sous main, par des traîtres, éveiller l'ambition des jeunes Néron et Drusus. Plusieurs patriciens de la faction furent condamnés, encre autres l'historien Cremutius Cordus, pour avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Avez-vous donc peur, dit l'accusé à ses juges, que je réveille ces morts endormis depuis soixante-dix ans dans lés champs de Philippes ?

Il n'est difficile ni de surprendre ni de comprendre le changement qui s'opéra sous le coup de ces intrigues dans l'âme de Tibère. Agrippine, atteinte au cœur par l'accusation d'une de ses parentes, poursuit un jour jusqu'au fond de son palais l'implacable justicier ; elle le trouve offrant un sacrifice aux mânes d'Auguste : C'est mal, lui dit-elle, d'encenser vos ancêtres pour faire des victimes de leurs descendants. — Eh ! repart Tibère, si vous ne régnez vous vous plaignez toujours. Cependant, lorsque Séjan, marchant à l'accomplissement de ses projets, demande la main de la criminelle Livilla, veuve de Drusus, Tibère la lui refuse de peur d'exciter encore, dit-il, ces haines de femmes, ces factions si ardentes dont ses petits-fils ressentent déjà les secousses. Entouré de pièges qu'il soupçonne, qu'il ne voit pas, Tibère, qui avait jusque-là arrêté les délateurs, commence à les encourager. Dans le moment même on lui décerne les plus grands honneurs ; on lui dédie des temples ; au faite de cette toute-puissance dont il conne seul les amertumes, on veut l'adorer ; il se sent bien mortel : Pères conscrits, dit-il, je suis mortel, les devoirs que je remplis sont ceux d'un mortel ; c'est dans vos cœurs que je voudrais m'élever des temples, des statues, en me montrant toujours digne de mes ancêtres, soigneux des intérêts de l'État et prêt pour eux à braver même la haine. Les temples de marbre, quand le jugement de la postérité les condamne, ne sont que des sépulcres. Puissent donc les alliés et les citoyens prier les dieux de m'accorder pendant ma vie une âme toujours calme, une intelligence capable de pénétrer les lois divines et humaines, et, après ma mort, une mémoire et un nom qui soient doux à rappeler[23]. C'était justement ce nom, cette mémoire, qu'il était en train de compromettre à tout jamais.

Tibère était fatigué de cette lutte dont la véritable cause lui échappait. Les victimes fournies, désignées par Séjan, se multipliaient : c'étaient Lentulus, Domitius, Antonins, C. Pison, et tant d'autres. Il commençait à se faire horreur ; quoi qu'il en dit lui-même, il n'avait pas la force de braver en face la haine des hommes. Il exprima le désir d'aller gouverner loin de Rome ; Séjan l'y poussa pour avoir ses allures plus libres. L'empereur ne devait-il pas être las de tout ce qu'il voyait, de tout ce qu'il entendait, de tout ce qu'il pouvait pressentir, sans pouvoir le connaitre ! Agrippine paraissait-elle à la table impériale, elle refusait de toucher aux mets qu'on lui servait : Comment ne serais-je pas sévère, dit l'empereur, pour une femme dont tous les actes m'accusent ? Tibère ne savait plus de quelle manière accueillir les enfants de cette mère soupçonneuse, qui se laissaient aller quelquefois d'ail leurs à des paroles imprudentes rapportées aussitôt. Quelle horrible tâche enfin était la sienne ! A combien d'épreuves n'exposait-elle point sa patience, cette tranquillité de l'âme qu'il ambitionnait sur le siège du juge ? Un délateur, en plein sénat, pour mieux charger et perdre un accusé, rapporte les paroles de celui-ci devant Tibère ; il étale tous les vices, les crimes prêtés au tyran ; en vain veut-on l'arrêter, il continue, en répétant toutes les malédictions que la haine invente contre l'empereur. Tibère n'y tient plus, il se lève, il veut se justifier sur l'heure et par une instruction spéciale. On eut beaucoup de peine à calmer l'empereur ; il n'oublia point cette scène ; il quitta Rome pour Caprée, cet inabordable rocher où la vue du plus beau rivage de la terre devait lui faire oublier les soucis cuisants de l'empire ; et Séjan resta maître de la place.

Les événements se précipitèrent alors avec une effrayante rapidité. Le défenseur le plus fidèle, le plus hardi des enfants de Germanicus, Silanus, attiré dans un odieux piège par quatre sénateurs qui voulaient mériter le consulat, fut surpris, à travers un plafond, en flagrant délit de paroles coupables contre l'empereur, et condamné. Tibère, plus aisément dupe de Séjan, et plus hardi de loin que de près, envoya lui-même, de Caprée au sénat, une lettre d'accusation contre Agrippine et ses petits-neveux. Le sénat, encouragé par la résistance d'un de ses membres, intimidé par les cris du peuple, hésita à se prononcer sur cette première attaque. Mais une seconde lettre de Tibère, irrité contre les sympathies du peuple et contre la résistance du sénat, un ordre cette fois, fut obéi. Agrippine fut saisie, entraînée malgré sa résistance, reléguée dans l'île de Pandatarie ; puis, ses deux fils fuient, l'un interné dans l'île de Ponce, l'autre précipité dans les caves du palais impérial de Rome[24].

Séjan n'était plus séparé de l'empire maintenant que par un vieillard détesté, caché au bout de l'Italie, dans une obscure retraite. Poussé par Livilla, il prépara son dernier crime. Les prétoriens semblaient dévoués au préfet du prétoire ; le sénat ;le peuple, voyant en lui le véritable maître, lui élevaient des statues. Tibère n'était plus que l'intendant de Caprée. On n'avait pour lui que de la crainte ou de la haine. Un assassinat fut préparé. Mais les délateurs qui avaient si bien servi Séjan se tournèrent maintenant contre lui ; ils le dénoncèrent : les voiles tombèrent des yeux du confiant despote. Ce fut alors qu'il surpassa en fourbe, en dissimulation, celui-là même qui l'avait trompé, et devint passé maître. Tandis qu'il confia secrètement de pleins pouvoirs, avec le commandement des gardes prétoriennes, à Macron, il acheva de combler d'honneurs son ministre. Déjà il allait lui conférer la puissance tribunitienne : c'était l'associer à l'empire. La fameuse lettre, si longtemps attendue, qui devait mettre Séjan au comble de ses vœux arriva enfin. Elle fut ouverte en plein sénat. Aveugle à son tour, Séjan ne vit pas que Macron, Lacon, gardaient les portes avec des milices urbaines, et que ses prétoriens n'étaient pas là. Le consul Regulus, mis dans la confidence, commença la lecture de la lettre. Elle était longue ; elle commençait par d'insignifiants détails, jetait en passant un mot contre Séjan, s'égarait dans le dédale d'autres objets, puis revenait tout à coup au ministre infidèle et coupable, le prenait corps à corps, l'accusait, le chargeait, le condamnait, ordonnait enfin de le saisir et de l'exécuter, comme coupable de lèse-majesté, sans plus ample information. On se rappelle cette dramatique scène des derniers temps de la république, quand le grand orateur accusa, dévoila hardiment les menées d'un fameux coupable contre l'État. Au fur et. à mesure que l'éloquence de Cicéron portait la conviction dans la conscience des sénateurs, ceux-ci s'éloignaient du criminel Catilina et formaient peu à peu le vide autour de lui. La lettre de Tibère fit progressivement autour de Séjan la même solitude. Mais quelle différence ! Sous la république, un citoyen avait hardiment accusé un citoyen ; sous l'empire, le maître dénonçait son esclave. Là l'honnêteté, ici la bassesse des sénateurs abandonnait le coupable. Catilina sortait encore fier du sénat et allait mourir bravement à la tête des conjurés, terrible encore et presque respectable, dit Salluste, dans la mort ? Séjan, saisi par le bourreau, fut traîné par le croc aux gémonies, parmi les huées de la populace qui renversa les statues qu'elle lui avait élevées. Là, les scènes de la liberté qui finit ; ici, celles de la servitude qui commence.

La mort de Séjan fut plus funeste encore à Tibère que sa vie. Le malheureux avait été poursuivi jusque dans ses enfants. Sa femme, ou pour obtenir leur grâce ou pour attacher à l'âme de Tibère des furies vengeresses, lui dévoila tout ce qu'elle savait : les longs complots de Séjan pour s'emparer de l'empire, la séduction de Livilla, l'empoisonnement du fils que Tibère avait aimé. Ce fut alors que le père dont les blessures étaient encore toutes saignantes, que le despote, honteux d'avoir été si cruellement trompé, devint ce monstre fou de douleur et de vengeance qu'on appelle Tibère. L'âpre justicier, aiguillonné par le ressentiment et par ta rage, se réveilla plus terrible que jamais. Il voulut retrouver la trame de toutes ces ténébreuses menées, prétendit remonter jusqu'à leurs auteurs, atteindre tous les complices de ces complots qui lui avaient fait verser tant de sang à côté des vrais coupables. Il n'avait qu'à laisser faire. Les délateurs des deux factions n'attendaient que le signal. Ils s'entreprirent les uns les autres, attaquant ceux-ci les complices de Séjan, ceux-là les partisans d'Agrippine. Ce fut un délire d'accusations, un feu croisé de délations, une suite de procès terribles et sans fin, dans lesquels Tibère ne vit que des coupables et frappa en aveugle, croyant faire d'autant mieux justice qu'il répandait plus de sang.

On ne saurait plus en effet saisir le sens de la justice de Tibère ; c'est maintenant pure férocité de despote trompé qui se venge. Pendant qu'il punit les complices de Séjan, il continue le supplice, il ordonne peut-être la mort d'Agrippine, qui succombe aux mauvais traitements, de Drusus et de Néron, qui meurent de faim. On voit alors un temps dont on ne peut pas se faire une idée. Au milieu de la terreur qui règne, les Romains n'osent plus s'aborder dans Rome, ni se parler ; lek plus intimes se fuient, consentant avec peine à échanger un salut, de peur de se compromettre. Les condamnations se succèdent ; il n'y a pas un jour férié sans exécution, pas une famille un peu marquante qui n'ait sa victime. On compte vingt morts en une seule journée, dont plusieurs femmes ou enfants. Une prison tout entière est vidée en une fois, sans procès, pour en finir plus vite, et les malheureux qu'on en arrache sont traînés sanglants jusqu'au Tibre, vers lequel nul n'ose porter les regards, de crainte, en voyant ces pauvres corps flottants, de montrer quelque pitié. La mort devient une fièvre, un jeu. Il suffit d'être accusé pour prévenir le bourreau ; un sénateur s'empoisonne en pleine séance. Quelquefois les accusés, pour transmettre au moins leur fortune à leurs héritiers, ont déjà essayé sur eux-mêmes, d'une main mal assurée, la besogne du bourreau ; on les apporte au plus vite, pansés, demi-mourants, devant le tribunal, pour dépêcher le jugement, les faire dament, légalement exécuter et avoir droit à l'entière succession de ces criminels, incapables de tester. Un sénateur, un jurisconsulte, un ami de Tibère, Cocceius Nerva, n'est ni accusé ni menacé ; il se laisse, en dépit des prières de l'empereur, mourir de faim, pour échapper à un pareil spectacle ; et Tibère, ennemi de la mort qui semble être un refuge contre lui, l'envie bientôt à ses victimes ; il aime mieux leur prolonger en prison le supplice de la vie, et quand ils implorent la mort, il répond qu'il ne leur a pas encore pardonné !

Plus malheureux, plus à charge à lui-même peut-être que ses victimes, absorbé dans les procès, les questions, les tortures, entouré de supplices, même à Caprée, Tibère voit partout des crimes et des coupables. Un de ses hôtes, qu'il avait invité de Rhodes, arrive ; il le prend pour un témoin qu'il avait mandé, le fait appliquer à la torture, puis mourir pour cacher son erreur. Tibère enfin ne se connaît plus. Que vous écrirai-je, dit-il aux sénateurs dans une longue lettre, ou plutôt comment vous écrirai-je ? ou même dois-je vous écrire ? Si je le sais, que les dieux me fassent mourir d'une mort plus cruelle que celle dont je meurs tous les jours ? Tantôt il s'efforce de braver l'horreur qu'il inspire en faisant lire, en plein sénat, le testament d'un homme qui l'injurie, en publiant tous les secrets de la prison où l'un des fils de Germanicus, sous le fouet du geôlier, a prononcé les plus horribles imprécations contre le bourreau de sa famille. Tantôt courbé sous le poids du ressentiment et de la haine, la face gonflée d'éruptions sanguinolentes, myope au jour, voyant clair dans les ténèbres, comme il avait fait souvent au milieu des complots, il se cache au fond des retraites les plus ignorées et dérobe moins sa hideuse figure de vieillard aux regards des hommes qu'il ne se dérobe à lui-même. Où devait-il rester ? A Caprée ? à Rome ? Il ne le savait. Toujours sur la route entre l'une et l'autre, aujourd'hui refusant, pour entrer dans la capitale, une garde de sénateurs, demain en demandant une, il s'approche de Rome, pénètre deux fois dans les faubourgs ; il va entrer ; mais il aperçoit un serpent mort dévoré par les fourmis ; funeste présage ! Crains la multitude ! dit-il sans redouter la comparaison ; et il retourne finir à Caprée, où il réunit désormais en un seul monstre, assure-t-on, les cruautés de Louis XI et les turpitudes de Louis XV.

Près de sa fin, Tibère fut encore poursuivi par cette terrible question de la succession qui avait troublé tout son règne, empoisonné sa vie et. perdu sa mémoire. Faire héritier son petit-fils, Tiberius Gemellus, encore mineur, il ne le pouvait ; force lui fut, comme dernière épreuve, d'adopter, de recommander au nouveau préfet du prétoire Macron, Caïus Caligula, le fils et le frère de ses victimes, le dernier des fils de Germanicus et d'Agrippine, en obtenant de celui-ci l'adoption de son petit-fils. Il avait le pressentiment de ce dernier legs de crime qu'il laissait : Tu le tueras, dit-il un jour à Caligula, qui jetait un sinistre regard sur Tiberius Gemellus ; mais un autre te tuera. C'est l'histoire de l'empire ; Tibère touchait au vif le vice principal de l'institution. Pour lui, il craignait, non pas de mourir, car il était chargé d'années comme de crimes, demi-mort déjà ; il redoutait d'être achevé. Le jour où le médecin surprit, en lui tâtant subrepticement le pouls, la certitude de sa fin prochaine, Tibère retint l'indiscret, prolongea le festin ; puis il s'évanouit. On le crut mort. Macron présenta Caligula aux légions. Mais Tibère vivait encore ; il s'était levé, avait tiré son anneau comme pour le donner à quelqu'un, puis l'avait remis à son doigt en trébuchant. Caligula rentrait tout tremblant, craignant la mort pour lui ; mais Macron, plus hardi, fit jeter sur la tête du moribond un matelas qui l'acheva[25].

Voilà Tibère, tel que l'histoire impartiale doit le présenter. Cinquante-six années partagées entre les infortunes et les. honneurs, les travaux ingrats et les plaisirs, la gloire et l'exil, l'espérance et les mécomptes ; dix années d'un gouvernement peu agréable, sévère, mais juste ; huit années d'erreur, dans lesquelles le despotisme le fit tomber, et dont il fut la plus douloureuse victime ; cinq années enfin d'une horrible et délirante cruauté que rien n'excuse, mais qu'expliquent la douleur du père abusé, la honte du despote impuissant qui se venge au hasard sur tout ce qu'il peut atteindre, et pendant lesquelles le monstre se fait horreur.

On le voit, Tibère n'est point sorti tout entier des mains de la nature. Ce sont les circonstances, ce sont surtout les institutions mauvaises qui créent de pareils monstres. Tacite croit que Tibère a dissimulé toute sa vie sa mauvaise nature, pour la déployer en liberté à la fin. N'est-il pas plus naturel de penser que le tempe l'a fait ce qu'il est devenu ? On a quelquefois accusé Auguste d'avoir choisi Tibère pour successeur, afin de gagner à la comparaison. Il est juste de repousser cette accusation. Auguste estimait Tibère, s'il ne l'aimait pas ; ses lettres le prouvent ; il ne pouvait soupçonner ce que son gendre serait sur le trône. Ce n'est pas un mauvais successeur qu'Auguste a laissé sciemment après lui ; c'est, chose plus grave, mais qu'il ne soupçonnait pas : une mauvaise succession, une monarchie déguisée, un régime politique fait pour produire un Tibère, un Néron. Pour résumer notre pensée en deux mots latins, puisque nous parlons de choses romaines : Nascitur Augustus, fit Tiberius : on naît un Auguste, on devient un Tibère. Mais pour être équitable, même envers un monstre qui se piqua d'être juste et le fut souvent, ce sont les Auguste qui rendent possibles les Tibère.

 

 

 



[1] Tacite, Ann., II, 13. — Suet., Tib., 24. — Dion, LVII, 2.

[2] Dion, LVII, 18.

[3] Digeste, XLVIII, 5, 10.

[4] Suet., 26, 27, 20, 30, 32, 33.

[5] Tacite, Ann., I, 15. Tunc primum a campo comitia ad patres translata sunt. — Velleius Paterculus, II, 24. — Voyez le lumineux ouvrage de Hanck, Rœm. Gesch. — Dion, LII, 31.

[6] Tacite, Ann., I, 15.

[7] Suet., Tib., 34. — Velleius Pat., II, 26.

[8] Philon, in Flacc., I, 2. — Joseph, Antiq. Jud., XVIII, 7, § 5.

[9] Tacite, Ann., II, 47. — Ann., I, 86. — Suet., Tib., 48.

[10] Voir sur cette loi l'ouvrage de Rain sur le droit criminel des Romains.

[11] Tacite, De oratoribus.

[12] Tacite, Ann., III, 66.

[13] Tacite, Ann., I, 74.

[14] Tacite, Ann., I, 74.

[15] Tacite, Ann., I, 40. — Suet., Tib., 25. — Dion, LVII, 16.

[16] Tacite, Ann., I, 75.— Suet., Tib., 38.

[17] Tacite, Ann., II, 41.

[18] Tacite, Ann., II, 1-4, 43. III, 12.

[19] Tacite, Ann., II, 69, 70. — Dion, LVII, 18.

[20] Tacite, Ann., III, 16. Beaucoup d'historiens prêtent à Pison le meurtre de Germanicus et à Tibère celui de Pison. Tacite n'affirme rien. M. Merivale, l. c., et M. Duruy, de Tiberio imperatore, thèse pour le doctorat, penchent pour la négative.

[21] Tacite, Ann., IV, 2.

[22] Tacite, Ann., III, 2 et sqq.

[23] Tacite, Ann., IV, 42.

[24] Tacite, Ann., IV, 54.

[25] Voir pour toute la fin, Ann., VI ; Suet., Tib., 50-70.