LES EMPEREURS ROMAINS

PREMIÈRE PARTIE. — L'EMPIRE RÉPUBLICAIN

I. — AUGUSTE. - (31 av. — 14 ap. J. C.).

Ni République ni Monarchie.

 

 

Nous prenons le fondateur de l'empire, Octave, comme il s'appelait encore, au lendemain de la bataille d'Actium et de la mort d'Antoine. Elles lui livrent la république romaine et la domination du monde. Il passe de la guerre civile au gouvernement, de l'assaut à l'exercice du pouvoir. De triumvir il devient souverain.

C'était trente ans avant Jésus-Christ. Rome attendait le vainqueur, le maître. Le sénat et le peuple l'appelaient de tous leurs désirs et de toutes leurs craintes. La république se donnait à lui avec toute la puissance qu'elle exerçait sur le monde. En vertu d'un sénatus-consulte signé du nom de Cicéron, le fils du grand orateur, deux arcs de triomphe se dressaient pour lui, l'un à Brindes et l'autre à Rome. Le sénat, le peuple et les vestales accouraient au-devant de lui. Tous le précédèrent dans sa marche quand il entra dans Rome avec ses vétérans, la tête ceinte d'une couronne triomphale[1]. Ce jour-là, les Romains ajoutèrent son nom à celui de la république dans les prières qu'ils adressèrent aux dieux. Dans les banquets, dans les repas de famille on fit pour lui des libations. Quelle dignité veut-il maintenant dans la république ? le consulat, la dictature, le tribunat ? On les lui offre toutes ensemble. Les sénateurs, les magistrats s'engagent par serment à obéir à toutes ses volontés.

Quel est donc ce personnage ? Est-ce l'amour ou la crainte qui précipite Rome à ses genoux ? On s'étonne que jeune encore et de chétive apparence, sans grande éloquence au Forum et sans grande bravoure sur le champ de bataille, il ait gagné ou dompté tous les partis, triomphé de tous ses ennemis, et repris dans Rome cette position qu'avaient expliquée le génie et les victoires de César. Mais, quand on se rappelle comment, vainqueur d'Antoine au nom de la république, il s'est retourné contre la république avec Antoine ; comment, vainqueur de Brutus et de Cassius, grâce à son nouvel allié, il n'a partagé le monde avec lui que pour mieux l'accabler, on soupçonne sous ce pâle et flegmatique vainqueur une volonté constante et une ambition capable de triompher de tous les scrupules pour arriver au but. Quelques-uns se remettent-ils en mémoire la mort du grand orateur ordonnée par celui qui l'avait appelé du nom de père, le sang de trois cents victimes répandu en un seul jour sur l'autel de César, et ce mot impitoyable répété par le vainqueur aux suppliants : Il faut mourir ! à ces souvenirs ils se prennent à trembler. D'autres pensent-ils à cinquante années d'agitation stérile ou sanglante, aux émeutes du Forum, aux proscriptions, à la guerre civile s'étendant de l'Italie sur le monde et ébranlant la terre et la mer, ils se plaisent à espérer.

Le premier besoin qu'éprouva Octave en voyant le inonde effrayé se donner à lui, ce fut de le rassurer et de ne le point prendre. Il accepta les honneurs, témoignages de la joie ; il refusa la puissance, indice de la peur. Deux dignités, toutes républicaines et honorifiques en apparence, mais dont il sut bientôt tirer parti, trouvèrent grâce devant lui. Il garda dans Rome le titre d'Imperator, Empereur, qu'on déposait d'ordinaire aux limites de la ville ou après le triomphe, et auquel s'attachait depuis les guerres civiles le commandement réel, effectif des armées. Ce titre précédera, comme un prénom, celui de l'héritier de César. Il ne refusa point non plus le titre de prince du sénat. Cet honneur de la préséance et du premier vote, qu'on conférait autrefois au plus ancien et au plus illustre de l'assemblée, devient un titre à vie qui assure désormais à Octave la domination de ce grand corps. L'heureux vainqueur se montre d'ailleurs reconnaissant. Comme don de joyeux avènement, il ferme le temple de Janus, annonçant ainsi au monde une nouvelle ère de paix. Il distribue aux citoyens[2] quatre cents sesterces par tête, à chaque soldat mille sesterces[3]. Il gratifie le peuple de riches distributions. Il prononce une amnistie, il condamne le souvenir des proscriptions ; il relève le tout de jeux magnifiques, interminables. Sa victoire avait enrichi l'État. L'or et l'argent qu'il apporta d'Égypte répandirent en Italie une telle aisance, que l'intérêt fut tout à coup réduit des deux tiers, et que les terres montèrent en proportion[4].

Après ce premier embrassement d'Octave et de la république, si Octave, suivant le conseil de Mécène, ne rentre pas dans la vie privée, s'il conserve la puissance que la victoire lui a donnée, c'est, pressé par le sénat et par le peuple, pour remettre seulement l'ordre dans l'État. Dix années après, quand il croira son œuvre faite, il offrira de déposer ce fardeau trop lourd pour lui. Mais il faut qu'il consolide, qu'il conserve son œuvre. Il cédera donc encore aux prières du sénat, qui le conjure de ne point compromettre ce qu'il a fait pour Rome. Tous les dix ans, même démission offerte par Octave, même insistance du sénat pour qu'il garde le pouvoir ! L'habitude de cet échange d'humilité et de politesse décennales entre le maître et ses sujets, se renouvelle et se perpétue sous les successeurs du plus obéissant des souverains presque jusqu'à la fin de l'empire.

Le prince du sénat accepta donc ou plutôt partagea avec Agrippa la censure, qu'on ne connaissait plus depuis une génération tout entière, pour refondre le sénat, faire le recensement des citoyens. Il y joignit bientôt le consulat, pour remettre en honneur les sacrifices religieux, proposer au sénat les meilleures mesures ; le proconsulat de toutes les provinces, afin d'étendre sur elles les bienfaits de cette restauration. Il acceptera le tribunat qui protège le peuple, ad tuendam plebem tribunitio jure (Tacite), et qui couvre tous les citoyens et lui-même du redoutable privilège de l'inviolabilité ! Enfin, pour mieux appeler sur la république rétablie la protection des dieux, Octave ne dédaignera point, après la mort de Lépide, la dignité de grand pontife.

N'était-ce point assez que le premier citoyen de la république revêtit, à tour de rôle et selon le besoin ses différentes magistratures ? Le sénat prétendit encore les lui donner toutes à la fois pour qu'il en fit un meilleur usage. Il les lui offrit à titre perpétuel, afin qu'il ne fût jamais désarmé pour le bien. C'était un moyen de constituer du faisceau de toutes les magistratures républicaines le pouvoir monarchique. Toujours fidèle à son rôle, Octave refusa longtemps de porter cette atteinte aux vieilles institutions. Comment réunir le consulat avec le proconsulat qui le continue, la censure patricienne et le tribunat plébéien, dignités qui s'excluent ? Comment posséder à titre perpétuel des fonctions pour la plupart annuelles ? Mais, à plusieurs reprises, le peuple, après des malheurs publics. après une disette et une conspiration, insiste pour conférer à Octave tous les pouvoirs. Il cède ; mais cette conscience, en cela toute romaine et toute formaliste, imagine, comme dans le droit prétorien, une fiction, une distinction qui respecte la lettre de la constitution et en viole l'esprit. Le prince du sénat ne veut accepter ni ensemble ni à litre perpétuel des magistratures dont il priverait les autres citoyens. Il en prendra donc seulement l'autorité. Au lieu de la censure, seule abolie, il prendra la préfecture des mœurs ; au lieu du consulat, la puissance consulaire ; au lieu du proconsulat, la puissance proconsulaire (proconsulare imperium) ; au lieu du tribunat, la puissance tribunitienne (tribunitia potestas). Attentif du reste à prouver qu'il n'a à titre perpétuel que la puissance de ces magistratures, il en briguera encore parfois le titre et en revêtira les insignes lorsqu'un vote populaire voudra bien les lui conférer.

On peut se faire maintenant une idée de la nature du pouvoir de l'héritier de César. Empereur, il est le chef de toutes les. armées ; il exerce à Rome, en Italie, dans les provinces, le commandement (imperium) avec tous les droits qui y étaient attachés chez les Romains. Il sera bientôt seul triomphateur, et les soldats ne prêteront plus serment qu'à lui. Prince, il a sous la main le premier corps de l'État, il est le premier de la nation. Préfet des mœurs, il a un pouvoir constituant. Consul et proconsul, il est le chef de tout l'ordre civil ; il a l'initiative et l'exécution dos lois ; il est à la tête de l'administration et de la justice de tout l'empire. Tribun, il est inviolable et sacré comme le peuple lui-même ; et, perpétuel comme lui, il participe de sa majesté. Quelle immense puissance, quand on songe que dans l'antiquité l'État est tout, et que l'État maintenant c'est une seule personne ! L'héritier de César n'est point cependant un roi comme ces potentats d'Orient que Rome a vaincus et dont elle déteste le nom. Il est bien plus. Il tient tous ses pouvoirs du peuple qui les lui a conférés, il les exerce par le sénat qui donne force à ses lois et ratifie ses actes. Son gouvernement a ses racines dans les traditions et les précédents de la république, pour les formes de laquelle il professe le plus obséquieux respect. Grand pontife après Lépide, et chef de la religion de l'État, il rehausse encore tous ses pouvoirs politiques de la sainteté du cérémonial religieux. Quand on veut donner un nom à ce souverain de la république, on ne trouve d'analogie nulle part. On l'appelle Jules, on l'appelle César, et ces noms, consacrés par un grand homme et par une mort douloureuse, empruntent de cette circonstance quelque chose de sacré qui fait pâlir même les monarchies de l'Orient.

L'héritier de César pouvait maintenant réformer les différents corps de l'État et raviver ses institutions, restaurer en un mot la république. Il commença par le sénat.

Cette grande assemblée avait, à vrai dire, le plus grand besoin d'une réforme. Elle se composait d'un millier de membres sans liens, sans union, épaves de la guerre civile ou créations posthumes du testament de César, interprété par Antoine. La plupart de ses membres étaient flétris par l'opinion publique du nom de Charonites, Orcini. C'étaient les sénateurs de Charon, de l'enfer, non ceux de la république.

Octave remania deux fois le sénat. La première fois, il sollicita de volontaires démissions ou prononça quelques destitutions. Le nombre des sénateurs fut ainsi réduit à six cents, chiffre désormais invariable. L'opération était délicate. Tant qu'elle dura, Octave n'entra à l'assemblée que ceint, contre l'usage, d'une épée avec une cuirasse sous sa toge et entouré de dix robustes sénateurs[5]. Cette première réforme ne suffit point. La seconde fois, le prince du sénat chargea trente citoyens romains de choisir chacun cinq candidats sur lesquels le sort désignerait le sénateur définitif. Les trente sénateurs ainsi nommés feraient ensuite la même opération jusqu'à ce que le nombre de six cents fût complété. Ce n'était pas seulement d'abord un instrument, mais un auxiliaire qu'Octave avait dessein de se donner dans le sénat. Le prince du sénat voulait laisser à ses collègues quelque indépendance. Le maître cependant s'effraya bientôt des résultats que ce mode d'élection lui préparait. Cæcilius Regulus, son ennemi, descendant du célèbre patricien, fut, il est vrai, écarté, quoiqu'il montrât ses cicatrices et demandât si c'était à cause d'elles qu'on voulait l'exclure. Mais le fameux jurisconsulte Labéon couche en tête de sa liste l'ancien triumvir Lépide, et demande à Octave s'il n'a pas le droit de faire sénateur le grand pontife de Rome. Octave arrêta alors l'opération au milieu de son cours. Il se substitua aux sénateurs déjà nommés, prit la place du sort et compléta lui-même le sénat, de manière à ne lui laisser qu'une indépendance sans danger pour son pouvoir.

Après avoir ainsi reconstitué ce grand corps, Auguste en maintient la dignité par le respect qu'il lui témoigne et les privilèges qu'il sait lui conserver. Il prend toujours dans son sein ses principaux magistrats, les premiers officiers de l'empire et de l'armée ; s'il prive le sénat d'une partie du pouvoir exécutif, il augmente son importance législative en diminuant considérablement celle des assemblées du forum. Le sénat, néanmoins, devient surtout une assemblée consultative. Il délibère, mais sur les propositions d'Octave. Il vote, mais toujours sous les yeux du prince, qui opine le premier. La discussion a peu de publicité, Octave restant maître de la permettre ou de l'empêcher. Il y a délibération sans doute, mais sous un maître puissant. Je te contredirais, dit un jour un sénateur au prince du sénat, si j'en avais la liberté. Fatigué de la chaleur de la discussion, une autre fois Octave lève la séance. N'avons-nous donc pas le droit, dit un sénateur, de parler sur les affaires publiques ? Enfin, sur la fin de sa vie, Octave, prétextant ses infirmités, demanda que vingt sénateurs s'adjoignissent aux consuls pour délibérer dans sa maison, et pour y prendre avec lui des résolutions qui auraient force de loi comme de véritables sénatus-consultes[6].

Octave, cependant, recevant le monde des mains du sénat, en partagea l'administration avec lui. L'empire romain fut divisé dès lors en provinces sénatoriales et impériales ; les unes, celles du centre et les plus anciennement soumises, à la disposition du sénat ; les autres, récemment conquises et sur les frontières, sous la surveillance directe de l'empereur. Mais Octave sut tourner cette générosité même à son profit. Il garda ainsi sous sa main l'armée, cantonnée dans des provinces livrées encore au régime militaire, tandis que les provinces qui jouissaient de la paix et d'un gouvernement purement civil. restèrent seules aux sénateurs. Nommés par lui et choisis parmi des hommes obscurs, n'ayant que le simple titre de propréteurs, mais investis du droit de vie et de mort, révocables à volonté, mais pouvant être continués dans leurs commandements, les gouverneurs des provinces militaires y devinrent les véritables lieutenants de l'empereur. Nommés au contraire par le sénat, mais pour une année seulement, revêtus du titre de proconsuls et entourés d'honneurs, mais sans autorité sur l'armée ou sur les finances, les gouverneurs des provinces sénatoriales restèrent de simples magistrats civils, surveillés encore, au moyen de légats, par l'empereur, proconsul de tout l'empire.

L'héritier de César asservit ou annula l'aristocratie romaine, qui ne fut plus dans ses mains qu'un instrument. Il l'avait vaincue, ce n'était pas à lui à la relever. Elle s'était perdue elle-même par ses excès et par ses vices. Releva-t-il à sa place la démocratie ?

Comme il avait épuré le sénat, Octave prétendit épurer également le peuple. Il mit des obstacles à l'affranchissement, source trop abondante et sans contrôle du civisme romain. Plusieurs fois il balaya de Rome la lie du peuple, en renvoyant dans les provinces tes étrangers et les gens sans aveu. Il s'efforça de ramener les plébéiens à l'usage de la toge qu'on abandonnait pour le manteau grec. Le poète ne les avait-il pas appelés : Romanos rerum dominos gentemque togatam ? Il fit équilibre à la population remuante et mêlée de la capitale, et rendit réel le droit jusque-là illusoire des citoyens des colonies, en faisant, apporter à Rome leurs suffrages cachetés. Le recensement des citoyens romains de toutes les provinces, fait sous son règne après une période de quarante-deux ans, se monta à 4.063.000 citoyens[7]. Mais Octave laissa-t-il au peuple romain une plus grande part d'influence qu'à l'aristocratie ?

Tribun au forum comme il est prince du sénat, Octave n'y propose plus aucune loi. Il n'y a plus de plébiscite. Le peuple se contente de ratifier les sénatus-consultes. Les appels au peuple deviennent bientôt des appels à la personne du maître. Revêtu de l'autorité et des fonctions attachées à chaque magistrature, Octave ne laisse plus à la disposition de ce même peuple que des titres inutiles. Pour ces titres mêmes, auteur de lois qui punissent d'amende ou qui préviennent par des dépôts d'argent la brigue et la corruption, Octave, à Rome, recommande en personne ses candidats. Il les promène à travers les tribus, et distribue au peuple des tablettes où il expose leurs titres. D'ordinaire, 1.000 sesterces par tête servent de gratification aux deux tribus avec lesquelles il vote, et qui votent les premières. Quelle est la liberté de ce vote ? Un jour, un seul, un ennemi du système nouveau, Egnatius Rufus, pendant l'absence d'Auguste, sollicite les suffrages du peuple pour le consulat. Sentius Saturninus, consul en exercice, s'y oppose, menace, en cas de succès d'Egnatius, de ne point proclamer l'élection. Le peuple, favorable à Egnatius, persiste. On vote ; Egnatius est élu. On veut forcer Saturninus à faire son devoir. Celui-ci en appelle au sénat ; le sénat, effrayé, investit le consul des pouvoirs de la grande formule républicaine : Caveant consules. Mais Saturninus, encore plus effrayé de ses pouvoirs que de l'émeute, s'en réfère à Octave, qui casse l'élection, s'attribue la nomination, et fait consul un proscrit, alors à Samos.

Empereur et consul, le fondateur de l'empire réforma également l'armée et les finances. Ce fut pour les avoir aussi dans sa main. Il savait où est le nerf du pouvoir.

L'empire avait alors 450.000 soldats, y compris les légions, les cohortes de cavalerie, les auxiliaires et les marins. Les armées, qui tendaient à devenir permanentes depuis les guerres civiles, le restèrent définitivement avec l'empire. La paye, le temps de service furent réglés. Octave garda en Italie, où il les recruta, et attacha à sa personne par une augmentation de solde et une diminution de temps de service, les gardes prétoriennes, première troupe d'élite dévouée. Pour les autres soldats répandus dans les garnisons de l'empire et sur les frontières, il fit du service militaire une carrière véritable en fondant, avec l'impôt du vingtième sur les successions romaines, un trésor particulier, une caisse de l'armée. Il rétablit, du reste, et maintint la discipline par une juste sévérité, qu'il n'osa même pas toujours montrer au peuple. Il évita de donner trop d'avantages à l'épée sur la toge. Il tint à distance de sa personne les soldats qu'il n'appela plus, comme autrefois, compagnons d'armes, mais soldats. Quelquefois, cependant, il n'osait résister à leurs exigences : Je ne t'ai pas fait si longtemps attendre quand il s'agissait de vaincre à Actium, lui dit un jour un soldat qui n'obtenait point assez vite ce qu'il avait demandé.

Auguste chercha à se faire une idée nette des ressources de l'Empire pour asseoir équitablement les tributs et impôts nécessaires. Domaine public, tributs des provinces, capitation, payements en argent, en nature, produits des mines, des carrières, etc.[8], il tint soigneusement de tout un registre pour son successeur. L'établissement d'une règle uniforme fut un bienfait pour les provinces livrées à l'arbitraire. Il y eut le trésor de l'État, ærarium, et le trésor du prince, fiscus. Mais, comme l'armée romaine, le trésor romain devint bientôt sien. Le mot de fiscus, qui désignait d'abord une propriété privée, ne tardera pas à signifier la propriété collective de l'État. L'État n'est-il pas déjà dans une personne ?

Partout on aperçoit le but de l'œuvre d'Auguste. Dans les finances, il n'établit pas une assez grande distinction entre le trésor du prince et le trésor de l'État resté sans contrôle. C'est pourquoi il aime à venir parfois, avec ses richesses particulières, au secours du trésor public. Dans l'administration militaire, s'il constitue une forte armée permanente, il n'en confie le commandement qu'à ses gendres ou à ses petits-fils. Il fait juste assez de guerre pour exercer, entretenir les soldats, pas assez pour créer des réputations militaires trop à craindre.

Ce serait, du reste, une erreur de croire que l'habileté d'Octave ait, de son temps, trompé, ou même espéré tromper quelqu'un. Octave faisait ce que le temps demandait.

Après cinquante ans de guerre civile, et avec l'horreur qu'ils conservaient pour la monarchie, les hommes de ce temps, dont Octave flattait avec soin les préjugés, ne demandaient pas mieux que de se laisser tromper. On sentait bien que la république n'était plus là qu'en nom, et les magistratures pour mémoire. Les consuls faisaient montre de la pourpre à Rome, et les proconsuls, pour aller dans leurs provinces sénatoriales, prenaient fièrement les faisceaux ; ils savaient bien que le préfet de la ville, véritable administrateur de Rome, que le préfet du prétoire, vrai commandant militaire de l'Italie, qu'une multitude de préfets, de curateurs et procurateurs, pour l'annone, pour les finances, pour les travaux publics, en Italie et dans les provinces, tous agents subalternes, obscurs mais dévoués, actifs d'ailleurs, soigneux des détails, et surveillés de tirés, recevaient d'Auguste et exerçaient la réalité du pouvoir dont eux n'avaient plus que l'ombre. Mais le patriciat romain, la démocratie quiritaire, étaient maintenus dans leurs anciens titres et privilèges. La cité n'avait pas changé ; les formes, les traditions étaient respectées. L'orgueil de la maîtresse du monde était sauf. Il n'y eut donc guère de dupes sous le premier empereur ; il y eut des indifférents, quelques mécontents, et, d'abord, beaucoup de satisfaits.

L'indifférence est un des sentiments les plus funestes que puisse faire naître un gouvernement. Octave le sentit et chercha à réagir contre elle.

Dans une société presque sans industrie, où les lettres étaient le prestige de quelques-uns, où la famille était peu de chose, où le citoyen avait été tout et n'était plus rien, à quoi s'intéresser désormais ? Il n'y avait maintenant qu'un citoyen dans la république. Les honneurs du sénat ne sont donc plus recherchés. Les fils des sénateurs ne réclament point le siège de leurs pères. Il faudra une loi pour les obliger à accepter cette part de l'héritage paternel. Sénateurs forcés, ils ne se rendent point aux séances, malgré les amendes mises sur les absences non légitimes. S'ils y viennent, c'est en si petit nombre qu'une ordonnance rendit valables les résolutions prises par moins de 400 membres. Quand ils délibèrent, c'est avec si peu d'attention, que le prince du sénat s'avise souvent de prendre brusquement les avis et les votes des sénateurs, au hasard, et non suivant le rang de chacun, afin de s'assurer qu'ils savent ce dont il est question. Ce n'est pas sans raison que l'empereur, à la fin de son règne, remplace le sénat par une simple commission de vingt membres réunie au fond de son palais ; origine du conseil d'État, connu plus tard sous le nom de Consistorium sacrum.

Même indifférence pour les magistratures. Personne ne brigue plus l'édilité, cette charge qui menait à toutes les autres. Elle coûtait trop cher et ne rapportait plus rien. Que l'empereur soit seul édile, qu'il donne seul des jeux, puisque seul il est magistrat, puisque seul il a les profits de l'édilité. On ne trouvera plus de tribuns, même en promettant une place dans le sénat aux chevaliers qui consentiraient à revêtir cette magistrature. Le peuple n'ira bientôt plus au forum. Auguste, avec raison encore, et pour l'y voir sans doute, transformera les septa en un amphithéâtre. C'est là que le peuple viendra demander l'abolition des lois qui le gênent.

Les éclats du mécontentement, pendant un règne de plus de cinquante ans, furent rares, et l'ancien triumvir mit dans leur répression la politique qu'il consacra à fonder l'empire. Après avoir fait condamner Cæpion absent, Octave laissant un libre cours à la douleur publique du père, souffrit qu'en pleine Rome celui-ci donnât la liberté à l'esclave qui avait défendu son jeune maître, et la mort à celui qui l'avait livré. Mais il porta une loi qui permit de prononcer la peine en l'absence du coupable, et il ordonna que, dans les causes criminelles, le vote eût lieu à haute voix et non au scrutin secret. Cinna conspire, Auguste l'accable de son pardon. On connaît cette histoire illustrée par un chef-d'œuvre. On ne peut révoquer en doute ni la conspiration, ni le pardon. L'art en a presque consacré l'authenticité. Les témoignages de Dion Cassius et de Sénèque concordent sur les points principaux. Mais Auguste, le premier, pour les crimes de lèse-majesté, admit l'esclave, soumis à la torture, à déposer contre son maître. La clémence d'Auguste fut souvent dans ses actes, rarement dans ses lois. Il fit grâce à quelques coupables ; ses lois purent faire périr plus d'un innocent.

En réalité, on peut dire que la grande majorité, dans l'empire, fut satisfaite du nouvel ordre de choses. Et d'abord l'empire était réellement la paix, la pacification de toutes les querelles, la fin de toutes les résistances au dedans, et presque de toutes les guerres au dehors. L'autel de la Paix fut érigé au milieu du sénat. La fête d'Octave fut célébrée avec celle de Janus, du Salut et de la Concorde. On dira bientôt : L'immense majesté de la paix romaine ; et ce fut une paix glorieuse. Cinquante années durant, on se reposa d'un siècle de guerres étrangères ou civiles. Trois fois le temple de Janus fut fermé, après de ; commotions qui avaient ébranlé le monde entier. Quel immense bienfait ! Cinq cent mille hommes distribués dans des garnisons bien choisies suffisent à garder un empire de quatre-vingt-cinq millions d'hommes. Rome ne songe plus à conquérir, mais seulement à apaiser : pacis imponere morem. Sa domination est un gouvernement d'opinion. On a le sentiment de la supériorité morale des conquérants. C'est la principale gloire d'Auguste, c'est là qu'éclate particulièrement le génie du fondateur de l'empire.

Le premier, Auguste fixa les limites de l'État romain. Il ne les dépassa plus ; il ne porta point la guerre, il fit la police chez ses voisins. Les plus rudes campagnes de son règne au dedans furent faites contre les Asturiens et les Cantabres, dans les Pyrénées ; contre les Salasses, dans les Alpes ; les Pannoniens au Danube, et les Dalmates sur les bords de l'Adriatique. Elles eurent pour but d'assurer la paix intérieure, de protéger les provinces contre des Barbares enfermés dans les limites de l'empire. Quelques-unes de ces campagnes, il les conduisit encore en personne. Au dehors, il se fit rendre les drapeaux de Crassus par les Parthes ; et il poussa Drusus et Tibère jusque sur le Weser et l'Elbe, au milieu des Germains, pour venger l'honneur ou fortifier les frontières de l'empire. Mais il aimait mieux terminer les conflits des prétendants en Arménie, protéger les rois de Pont et de Numidie, aux extrémités de sa domination. L'empire court-il quelque danger, il va au-devant avec sa famille, avec ses biens. Dans la guerre pannonienne il se présenta au sénat : Avant dix jours, dit-il, si nous n'y prenons garde, les Barbares sont ici ; et il donna l'exemple des plus grands sacrifices. Quand Varus perdit trois légions dans les forêts germaines, il manifesta plus de douleur que lorsqu'il perdit Drusus, son fils, et il envoya pour réparer ce désastre Tibère et Germanicus, prodiguant sa famille comme sa personne pour le salut de l'empire.

A l'exploitation capricieuse, désordonnée des provinces, succéda du moins, sous un contrôle commun, un gouvernement régulier. Tacite nous dit lui-même que les provinces saluèrent le gouvernement d'un seul comme une délivrance et le commencement d'une ère nouvelle. Plus d'une fois l'héritier de César les visita en personne. On le voit en Gaule présider à Narbonne une assemblée des députés gaulois pour régler de gré à gré avec eux les tributs de la province. On le trouve en Espagne, en Grèce, en Asie, distribuant les grâces, répandant les améliorations, créant des villes sous ses pas, traçant dans les provinces ces magnifiques voies qui ne traversaient d'abord que l'Italie, et qui maintenant se prolongent dans tous les sens jusqu'aux extrémités de l'empire. Son pouvoir apparaît comme une providence puissante et réparatrice, qui dompte les rebelles, ménage les dociles, termine les conflits, guérit les misères, relève les ruines. Mais c'est à Rome surtout qu'il réserve ses plus grands bienfaits.

Là, Octave anime tout par sa présence. Sur sa fortune, il complète le cens des sénateurs ruinés ; il paye les dettes de chevaliers qui n'osaient plus venir s'asseoir sur les bancs qui leur étaient réservés au théâtre, de crainte d'y être saisis par leurs créanciers. Aux grands enrôlés dans l'armée, ou investis de fonctions publiques, il prodigue ses dons ; aussi tous se tournent-ils vers cette intarissable source de richesses. S'il prend la fortune de Rome, il en use du moins généreusement. Comme il dicte la paix aux rois, ses alliés, ou plutôt ses sujets, il met à néant les dettes publiques contractées, les accusations, les procès criminels commencés avant son avènement. Rome surtout est embellie par ses mains. Il avait trouvé la capitale bâtie en briques, il la laisse en marbre. Il serait difficile de compter les édifices, temples, théâtres, portiques, aqueducs, qu'il construit ou répare dans Rome, fait construire ou réparer par ses ministres ou par ses amis. On peut regretter qu'il n'ait pas eu le courage de faire cesser les distributions de blés, d'argent, et les spectacles destinés à satisfaire le peuple. Là, au contraire, il surpasse tout le monde. Il ne nourrit pas seulement le peuple romain, il devient le pourvoyeur assidu, inépuisable de ses plaisirs, faisant venir à grands frais toute merveille nouvelle, un serpent boa, un rhinocéros, un nain, pour en assurer la primeur à la capitale. Esclave en cela du peuple, il ne manque pas un spectacle, une représentation ; il s'excuse quand il n'y vient pas ; quand il vient, il est attentif. Il se garde bien de mériter les reproches que le peuple romain avait faits à César, ce premier empereur qui avait le mauvais goût de lire des placets et de dicter à ses secrétaires pendant la célébration des jeux[9].

Comment Rome ne se serait-elle point donnée tout entière à cet homme si soucieux même de ses plaisirs ! Elle voulut lui sacrifier la république qu'il conservait. Au théâtre, le peuple, lui appliquant un jour les vers d'un poète, le salua du nom de maître. Octave protesta de la voix et du geste. Lui, maître (dominus) ! il ne voulait même point qu'on lui donnât ce nom dans sa famille, en plaisantant. Était-ce donc un maître que le simple habitant de cette simple maison du mont Palatin, ouverte nuit et jour, comme celle des anciens tribuns ? Il était vêtu de la tunique de laine que lui tissaient sa femme et ses filles. Il sortait de Rome ou y rentrait incognito, à pied ou dans une modeste litière. Il allait visiter ses amis ; il assistait à leurs fiançailles. C'est cet homme qu'on veut faire dictateur, roi ! Quel mal a-t-il fait aux Romains, pour qu'ils lui offrent le titre qui a tué César ! Il se jette aux pieds du peuple romain, il déchire ses vêtements, il se découvre la poitrine. Le titre de Père de la patrie, voilà celui qu'il aime ; les larmes aux yeux, il remerciera le sénat de le lui avoir conféré. Il n'a plus rien à désirer, si ce n'est que le sénat lui garantisse la continuité de ses bons sentiments[10].

Ici on admire l'habileté du fondateur de l'empire ; on le met au-dessus de César. César a été dictateur ; il a voulu être roi, et il est mort victime de son ambition, sans avoir achevé son œuvre. Auguste n'a pas voulu même être dictateur, et il est mort à soixante-seize ans, plein de jours et de puissance.

César pouvait désirer d'être roi. Descendant de la famille royale des Jules, était-ce un vain titre seulement qu'il convoitait ? Il méditait une double révolution politique et sociale dont la royauté n'était que le couronnement. Étendre le droit de cité aux hommes libres de tout l'empire ; avoir à Rome, dans le sénat élargi, une représentation non du patriciat romain, mais du patriciat du monde civilisé ; abaisser les barrières entre la liberté et la servitude, en facilitant les affranchissements, en mettant le travail en honneur ; créer une classe moyenne de citoyens[11], qui vécût de son travail et qu'on ne dût plus amuser ; fondre, en un mot, les lois de la cité exclusive de Rome dans celles du droit des gens, fonder une monarchie non romaine, mais humaine[12] ; régner sur le monde pour le monde entier, non au profit de l'oligarchie ou de la démocratie quiritaires : voilà ce dont témoignent les Gaulois et les Espagnols introduits dans le sénat, le droit de cité conféré à des provinces entières, Corinthe et Carthage relevées, un code uniforme projeté ; voilà, sans croire même aux prétendues lettres de Salluste, dont le fond est cependant vraisemblable, ce que les indications de Dion Cassius, de Plutarque, de Suétone laissent entrevoir, bien qu'ils aient pu prêter à César quelques-unes des idées de leur temps. Les Parthes soumis, les Germains domptés, eussent moins assuré l'empire que ces institutions larges et générales données pour bases au nouvel édifice. Roi du monde soumis et organisé par lui, César n'eût pas craint, sinon la liberté, au moins l'égalité générale fondée sur la ruine du privilège des vainqueurs et sur les droits légitimes du travail. Mais ces vastes projets blessèrent l'orgueil aristocratique et le patriotisme étroit de Rome, qui ne voulut pas être réconciliée par lui avec le monde.

Brutus et Cassius, en tuant la monarchie avec César, livrèrent le monde à une nouvelle expérience. Appelle, aurait dit Mécène à Octave, s'il faut en croire Dion Cassius, qui met encore dans la bouche de ce ministre quelques-unes de ses idées, appelle les hommes libres au droit de cité, les notables de toutes les provinces à l'ordre équestre et au sénat. Fais passer sous ce niveau les différences infinies de lois, d'usages, de gouvernement local du monde soumis. De l'agrégation de toutes ces petites cités et républiques fais une grande cité, une monarchie. Établis un seul impôt pour tous, applicable à tous, des mesures et des poids égaux dans tout l'empire, une armée permanente, recrutée dans toutes les provinces. Vends les vastes et peu productifs domaines de l'État ; constitue avec le produit un établissement qui soutienne par des prêts l'industrie et le commerce de Rome et des provinces. Appelle à ton aide les maltes et les rhéteurs ; avec eux fais donner aux nobles, aux citoyens une éducation commune, obligée, dont l'État fera les frais. Mais le prudent Mécène aurait dit aussi : A Rome, plus de comices populaires ; dans le reste de l'empire point d'assemblées t Honore beaucoup les sénateurs et les consuls, mais gouverne sans eux. Tiens-les éloignés des provinces et de l'armée ; gouverne avec des salariés, avec des affranchis, avec des espions.

Le premier empereur a-t-il fait de ces conseils un heureux choix ? Octave reconstitua le sénat de Rome, qu'il se condamna ainsi à laisser sans puissance, au lieu de créer le sénat de l'empire, c'est-à-dire un corps nouveau qui n'eût point hérité des anciens préjugés, du vieux levain des discordes, et auquel il eût pu donner plus d'indépendance. Il conserva les Romains comme une classe privilégiée quoique sans puissance réelle. S'il améliora l'administration des provinces, il les maintint dans une véritable infériorité politique. A l'école large et libérale de Labéon il préféra, en droit, l'école étroite du flatteur Capiton. En politique, il ne fut pas le fondateur d'un ordre nouveau, mais le restaurateur de l'ordre ancien et souvent dans ce qu'il avait d'étroit, y introduisant seulement, sous le couvert des vieilles institutions, le pouvoir d'un seul. Il n'étendit pas la monarchie de Rome sur le monde ; il la garda à l'étroit dans Rome, pour gouverner le inonde en son nom.

Mais César est mort pour avoir conçu, poursuivi cette chimère et bravé, pour la réaliser, le préjugé romain. C'est ce qui fait sa grandeur. Il est mort en voulant faire tout d'un coup ce qu'accomplirent plus tard les Antonins et les Sévères. Auguste a vécu, c'est ce qui le rend moins grand. Il a vécu au jour le jour d'un expédient d'où sont sortis Tibère, Caligula, Néron. Octave fut un homme habile. Il fonda sous les apparences de la république un régime qui fut doux sous lui, mais bientôt après meurtrier. César fut un homme de génie. Il voulut fonder une monarchie véritable sur les besoins nouveaux et les nécessités du temps. Ou république ou monarchie ; la société a besoin de savoir à l'abri de quel principe elle repose. Conserver la république de nom, élever l'empire de fait, et prolonger ainsi pendant cinquante années un état transitoire, c'est faire un gouvernement de ce qui n'est qu'un expédient. C'est régner au hasard, sans souci de l'avenir ; c'est faire du provisoire le définitif. Mais les hommes de génie et les habiles ont leur tâche et viennent en leur temps pour la remplir. Né au milieu de cette effervescence de tous les éléments en travail d'un ordre nouveau, d'où naissent les grandes pensées, César entrevit le but ; il le montra, il crut pouvoir y atteindre. Venu dans un moment de fatigue où tout s'apaisait et commençait à se rasseoir, son héritier vit ce qui était possible et l'accomplit.

Qu'on admire néanmoins jusqu'où l'homme peut pousser l'inconséquence ! Le fondateur de l'empire ne voulut point du titre de dictateur ou de roi. Sur la proposition de Plancus, célèbre transfuge d'Antoine, il en accepta un bien plus relevé, qu'on appliquait aux temples, à la faveur, à l'autorité même du maitre des dieux : celui d'Auguste, c'est-à-dire sacré, divin[13]. Ambition surhumaine, à laquelle Auguste arriva cependant, en vertu de la logique, dans l'antiquité, où l'État était tout, et à Rome où lui-même était l'État tout entier. La maîtresse de l'univers, la cité toute-puissante par excellence, n'avait-elle pas ses temples dans les provinces : temple de Rome, de la Fortune de Rome ! N'était-elle point divinisée ? Aujourd'hui que la cité se faisait homme, que la cité c'était César ou Octave, César ou Octave passaient naturellement dieux. Julius, après sa mort, avait déjà été mis au nombre des divinités ; on élevait à Pergame, à Alexandrie, à Lyon des temples à son héritier. Octave ne voulut point d'abord qu'on lui en élevât à Rome, en Italie ; il accepta du moins le titre d'Auguste. De son vivant il participera de la divinité. Ainsi une sorte de droit divin consacrera son pouvoir ; le monde aura pour dieu visible son maitre !

Il ne fallait pas moins de puissance au fondateur de l'empire pour raffermir la religion ébranlée par le scepticisme, rétablir la prospérité compromise par les factions, relever les lettres dispersées par les fureurs civiles, régénérer la famille atteinte de corruption, en un mot réformer la société après l'État. Mais c'est justement ici qu'éclatèrent le vice du système et la faiblesse de l'homme-dieu, en dépit de l'apothéose des Césars. Au moment où s'accomplit la plus étroite et la plus formidable union du pouvoir politique et du pouvoir religieux, naissait Celui qui venait annoncer au monde la distinction des deux puissances et préparer une société nouvelle fondée sur l'affranchissement des âmes. Le poète du siècle, ayant une conscience obscure de ce grand travail, prenait le change sur son vrai caractère quand il voyait renaître les temps de Saturne :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo

Jam redit et virgo, redeunt Saturnia regna.

La révolution sociale n'était pas dans ce retour au passé où Virgile la voyait. Ce n'était pas dans son maure, dans celui qui le chargeait de chaînes nouvelles, c'était dans son libérateur, dans celui qui reprenait par la conscience l'œuvre de la liberté, que le monde devait reconnaître et proclamer l'homme-Dieu.

Auguste s'épuisa en effet à restaurer l'ancienne société dans sa naïveté primitive, nationale. Il y perdit sa peine ; et le découragement finit par glacer cet esprit qui s'efforçait d'être tout romain.

La religion fut le premier objet des préoccupations d'Auguste ; elle était une partie du patriotisme romain. Il n'est point de prince qui ait bâti ou relevé autant de temples que lui. En cela il alla au delà de ses devoirs de grand pontife ; il fut pour ainsi dire l'hôte des dieux ses aînés, qu'on abandonnait et qu'il recueillit. Ce n'était pas assez, dit Ovide, d'avoir obligé les hommes, il obligea les dieux :

Nec satis est homines, obligat ille deos.

Mars vengeur, Apollon Palatin, Jupiter Tonnant, le divin Jules, la Fortune de Rome, la Liberté elle-même virent s'élever de nouveaux temples, le plus souvent de marbre. Agrippa, pour les grands dieux, construisit le Panthéon ; la statue d'Auguste en garda et en surveilla l'entrée. Auguste rappelle lui-même qu'il a restauré ou bâti en tout quatre-vingt-quinze temples[14]. Pour les desservir, il releva et compléta le collège des prêtres ; il s'efforça aussi de remettre en honneur les anciennes fêtes, et particulièrement les jeux séculaires. Il était loin le temps où Octave, comme on le racontait au moins, avait avec quelques compagnons joué l'Olympe dans une farce impie, et forcé ainsi les dieux, selon l'expression du poète, à détourner la face et Jupiter à abandonner son trône doré. Tite-Live appelait maintenant Auguste le fondateur et le restaurateur de tous les temples : Templorum omnium conditor atque restitutor. Mais la religion fut-elle également restaurée dans les âmes ?

Auguste trouve difficilement des flammes pour ses dieux, des vestales pour le culte sacro-saint de la grandeur romaine. Les privilèges des flammes et des vestales suffisent à peine à assurer le recrutement du sacerdoce. Quel père de noble famille voudrait contracter mariage d'après les rites respectés de la confarreatio, et avoir ainsi des enfants aptes au sacerdoce, pour que, soustraits à l'autorité, à la cupidité paternelle, ils n'héritent plus à son profit. Auguste sera obligé de faire une loi nouvelle pour prendre ses vestales parmi les filles d'affranchis. Il est un dieu seulement qui trouve librement des prêtres, des autels, des victimes ; c'est le dieu visible, c'est César. Athènes dédie un temple commencé pour Jupiter Capitolin au génie d'Auguste : dix cités s'élèvent en Orient sous le nom de Césarée. Le maître du monde permet qu'on adore en Italie sinon sa personne, au moins son génie. Pour détourner de mauvais présages qui menacent la vie du dieu, le sénateur Pacuvius se dévoue à Auguste avec les imprécations consacrées et promet de ne point survivre à cet immortel[15] !

Auguste ne réussit pas davantage à remettre le mariage romain en honneur, à restaurer les mœurs en prêtant secours aux vieilles lois. Les citoyens ne consentaient plus guère à contracter entre eux le mariage qui constituait la vraie famille romaine ; et le nombre des citoyens allait décroissant. Contractait-on encore mariage, la facilité du divorce faisait ces unions légitimes peu durables, et le crime quelquefois les rendait peu fécondes. Au lieu de retremper cette institution en l'affranchissant de ses vieilles restrictions, Auguste crut que, pour atteindre le but et restaurer le pur sang de Rome, il fallait fortifier un droit suranné, battu en brèche par les mœurs. Mais vainement les lois Julia et Pappia-Poppæa, d'autres encore, cherchèrent-elles à recommander, à avantager le mariage romain, à entraver le divorce, en restreignant le célibat. Par ces lois, le célibataire et l'homme marié sans enfants n'héritent plus des collatéraux romains ; sur eux tombent les charges à titre onéreux, les lourds impôts. Le père de famille au contraire recueille la part d'héritage de ses cohéritiers célibataires ; pour lui il y a un tour de faveur dans la distribution des honneurs, pour lui il y a des exemptions de tutelle. On fixe un délai aux célibataires, aux veufs, aux divorcés pour contracter mariage. On soumet le divorce à des forma lités gênantes ; on fait de l'adultère, de l'impudicité un crime public. Peines inutiles ! On brave les pénalités, on dédaigne les récompenses, on tourne ou on fraude la loi. Citoyens de haut rang et de bas étage préfèrent au mariage romain[16] ces unions inférieures qui ouvraient une issue à la licence sans doute, mais qui assuraient aussi à l'union des sexes plus d'égalité et de liberté. La famille romaine décroît ; la famille naturelle, j'entends ici le mot dans son meilleur sens, la famille naturelle augmente. Par deux fois le peuple, particulièrement, réclame au théâtre contre la rigueur de ces lois d'un autre temps. A la fin de son règne, Auguste, en passant une revue des sénateurs, des chevaliers, du peuple, comme les anciens censeurs, fit séparer les célibataires des hommes mariés ; et il resta effrayé de la majorité des premiers. Il fut même obligé de permettre aux classes inférieures du peuple des unions légitimes avec des femmes libres étrangères[17], dans l'intérêt de la population.

La prospérité enfin que le gouvernement d'Auguste donna aux provinces est-elle le résultat d'un progrès réel ? En bon père de famille de l'empire, comme on l'appelait quelquefois, pater familias totius imperii, Auguste fit dresser la carte des routes et des provinces de son vaste domaine[18]. Elle était peinte sur les murailles du palais d'Agrippa[19], qui en composa le commentaire. Mais l'empire est une agrégation de peuples, de cités, d'hommes jouissant de droits politiques et civils très-différents et souvent rivaux. Vous y trouvez le peuple-roi, les peuples alliés, les peuples sujets ; il y a des cités municipales, des colonies, des villes autonomes, des villes sujettes. On y compte les citoyens romains, les Latins, les Italiens — ayant ces titres avec les droits qu'ils comportent, même hors du Latium et de l'Italie — ; enfin les provinciaux, les étrangers, les affranchis, les esclaves. Le peuple-roi, les citoyens romains, jouissent seuls, et les Latins et les Italiens à un degré inférieur, des droits ou privilèges politiques et civils respectés par le maître. Seuls ils sont exemptés du tribut, sinon de tous les impôts : pour eux seuls le droit de famille, le droit de propriété existent avec tous les avantages romains qu'ils entraînent. Seuls ils remplissent les cadres des gardes prétoriennes. Les Latins et Italiens ne forment que les légions ; les provinciaux remplissent les cohortes auxiliaires, de droit au moins sinon en réalité. Les esclaves, aux yeux de tous, ne sont qu'une chose, un instrument, un meuble vivant. La domination romaine est bâtie sur le privilège ; elle se maintient encore par la rivalité des avantages sociaux dans l'asservissement commun.

Auguste maintint, raffermit ou restaura même ces inégalités politiques et civiles. Il éleva le cens exigible des sénateurs et de ceux qui briguaient les magistratures ; il dispensa d'une main avare, et restreignit même le droit de cité ; il tendit graduellement à amener les peuples alliés encore englobés dans l'empire à la condition de sujets ; il mit enfin un impôt sur les affranchissements. Ce qui achève le régime, c'est que l'empereur, héritier en cela des droits de la république de Rome, reste maître d'ôter, de reprendre, d'étendre et de restreindre ces droits et privilèges, de sorte que la liberté, la propriété de tous les habitants de l'empire sont comme à sa discrétion. Il y a la paix, la sécurité matérielle, non la sécurité morale. De là plus de tranquillité que de contentement, plus d'abondance que de prospérité ; du luxe et du dénuement.

Jugez par l'Italie, la terre privilégiée, de la prospérité du reste de l'empire. L'aristocratie romaine, maîtresse de vastes domaines (latifundia) et de nombreux esclaves, étend abusivement ces larges pâturages qui sont la ruine de l'agriculture. Après le blé, l'huile, le peuple à Rome demande des distributions de vin, comme si, disait Auguste, Agrippa, en construisant son immense aqueduc, n'avait point suffisamment pourvu à ce qu'il ne souffrit point de la soif. Vainement Auguste essaya-t-il d'arrêter le dépérissement de l'agriculture italienne en fondant vingt-quatre colonies avec privilèges, en limitant les congiaires, privilèges des citadins de Rome et de quelques autres villes. Le peuple romain n'était-il pas le maître des provinces, comme l'empereur l'était des Romains ? Le rude labeur des champs ne retint pas le soldat retraité, qui trouva bientôt moyen de vendre son lot pour retourner aux plaisirs frelatés de Rome. La Sicile, l'Égypte nourrissaient l'Italie. Une émeute interdit à Auguste de partager en quatre termes par an la totalité des distributions 'annuelles. Le peuple ne voulut pas être contraint à apprendre l'économie. Le nombre des citoyens nourris par l'État, que César avait réduit à 150.000, remonta sous son héritier, malgré plusieurs épurations, à 200.000. Le monde était tributaire de Rome, de l'Italie. N'arriveront-elles pas à l'épuiser à son tour par leurs exigences, à le corrompre par leur exemple ?

Le gouvernement d'Auguste a cependant un brillant vernis qui dissimule les imperfections du tableau. Ce valétudinaire à l'œil clair et pénétrant dont l'éclat fait baisser les regards, qui trouve du temps pour la guerre, pour les affaires, pour les plaisirs, pour les études, il plaît aux dieux, il désarme les grands, il gagne le peuple, il inspire les lettres. Jupiter le favorise en lui conservant longtemps, dans Agrippa et dans Mécène, deux ministres habiles chacun dans son genre : l'un, brave et rude, image de la république qui finit ; l'autre, souple et fin, image de l'empire qui commence. Le peuple aime cet homme si heureux et si bien servi, tout en médisant de lui quelquefois. Si l'éloquence, chassée du forum, vient tristement finir dans les déclamations privées de Sénèque le père, l'histoire et la poésie glorifient ce règne et en font une grande époque littéraire. L'historien Tite-Live nous montre dans une narration majestueuse comment la bravoure romaine, les plans politiques du sénat, les victoires de ses armées, ont créé cette grande domination ; il fait de l'histoire de la république comme le piédestal de la statue du fondateur de l'empire. Conspirant également avec les desseins du maitre, Virgile s'efforce de raviver le respect des dieux[20] et de faire pénétrer à travers la corruption de l'époque un rayon des saines et fortes joies de Rome primitive. Son poème national, complice de l'esprit du temps, unit dans un idéal merveilleux les destinées de Rome avec celles d'une famille, relie cette famille à celle des dieux et confond l'empire de la terre avec celui de l'Olympe. Il est vrai, la religion d'Horace est un peu de commande, quand sa poésie ne prend pas le vol de Pindare. Sa morale enseigne plutôt le vivre décemment que le bien vivre. Son absence d'ambition côtoie l'indifférence, et quand il recommande la modération dans les désirs, on sent qu'il incline à la médiocrité dans les efforts. La brillante imagination, la facile élégance d'Ovide, quand il poursuit les fugitives métamorphoses du polythéisme, quand il explique ou décrit le rituel des cérémonies religieuses et nationales, laissent voir également combien ces légendes sacrées et ces sentiments traditionnels sont devenus jeux d'esprit ou pure affaire de forme ; la vraie originalité du poète est dans l'enseignement du plaisir dont il fut l'amant trop osé, et dans l'expression des chagrins dont il devint la triste proie. Ce sont encore là cependant les œuvres d'une civilisation dans sa fleur, et l'accent de grave mélancolie que respire parfois la poésie de Virgile peut seul alors en faire pressentir l'insuffisance.

L'épreuve la plus délicate d'un gouvernement nouveau, c'est la transmission du pouvoir. Ce fut la préoccupation constante d'Auguste. La république existant en droit, l'empire était un pouvoir de fait qu'il fallait transmettre avec autant de précautions qu'on l'avait créé. Auguste avait, en dissimulant l'hérédité, à faire passer toutes les dignités et toute la puissance de la république à son héritier. Mais encore fallait-il que celui-ci fût d'âge et de mérite à les exercer. Dans une monarchie ordinaire, la tradition, l'habitude, la constitution y suppléent. Ici, c'était de nécessité. Grande affaire qui pesa sur toute la vie de l'héritier de César

Auguste, il faut le reconnaître, avait autant souci de la durée de son œuvre que de la fortune de sa famille. Il avait à cœur d'élever les siens pour l'empire, comme de conserver l'empire pour les siens. Il avait les vertus de l'homme d'État et du père de famille. Les affaires lui laissèrent le temps de présider à l'éducation de ce qu'il avait de plus cher, enfants et petits-enfants, filles et petites-filles, neveux et beaux-fils. A part une trop grande faiblesse pour sa fille Julie, il garda, en vrai chef de famille romain, la plénitude de l'autorité paternelle sur ceux qui étaient siens, ne tenant compte, dans la disposition de leur sort, que de l'intérêt de l'État qui se confondait avec celui de sa famille. Ce fut à élever un héritier digne de soutenir et de continuer son œuvre qu'il appliqua tous ses soins. Là était la condition de la durée de l'empire. C'est ce qui donne à la fin du règne d'Auguste le caractère d'un drame de famille.

Auguste, n'ayant point de fils, avait d'abord fait reposer toutes ses espérances et celles du peuple romain, sur la tète du fils de sa sœur Octavie, Marcellus. Il l'avait marié à la fille qu'il avait eue de sa première femme, Scribonia, la célèbre Julie, pour laquelle il avait une affection particulière. Marcellus grandissait pour les magistratures, espoir même, on ne sait pourquoi, des républicains de Rome, quand il mourut dans la fleur de l'âge, pleuré, célébré par Virgile, qui assura l'immortalité à ce jeune homme qui n'avait presque pas vécu. Auguste disposa de sa veuve, sa fille Julie, toujours en son pouvoir, en la donnant à Agrippa, son fidèle ministre, qu'il fallait bien attacher à l'empire par quelque lien puissant pour l'intéresser aussi à sa conservation. Julie, belle, spirituelle, ornée de plus de talents qu'il ne convenait à une matrone, folle surtout de disposer librement d'elle-même, ne goûtait point ce serviteur utile, mais de rudes manières. Contre son habitude elle n'obtint rien là-dessus de son père. Elle fut sacrifiée à l'orgueil de race, à la raison d'État. Auguste ne voulait point pour héritiers des fils de sa seconde femme Livie, Tibère et Drusus ; ils n'étaient point siens. Julie, mariée en secondes noces, donna à Agrippa, c'est-à-dire à Auguste, au chef de famille, Caïus et Lucius. Auguste reporta sur eux toutes ses affections, toutes ses espérances. Agrippa parut, en effet, digne alors d'être associé à la puissance tribunitienne, c'est-à-dire presque à l'empire. Mais Agrippa mourut, laissant à l'empereur, privé de son bras droit, deux petits-fils en bas âge et bientôt un troisième, Agrippa Posthumus. Faibles ressources qu'un vieillard affaibli et des enfants pour porter un si lourd fardeau ! Cédant aux premiers moments de crainte et aux instances de sa femme Livie, Auguste donna sa fille Julie, pour la seconde fois veuve, à Tibère, homme fait qui avait déjà rendu de grands services à la république, et qui répudia Vipsania pour la recevoir. Ce mariage satisfaisait aux réclamations du sang et aux exigences du salut public. Julie et Tibère cédèrent d'assez mauvaise grâce. Mais cette union, bientôt inféconde, au lieu de tout raffermir faillit tout compromettre. Auguste craignit bientôt pour les petits-fils de son sang l'âge, l'expérience, la réputation, l'ambition sans doute de Tibère. Il les éleva, les poussa dans la faveur du peuple romain avec un soin scrupuleux. Il leur fit revêtir avant l'âge la robe prétexte, les premières magistratures, en prenant garde qu'ils ne s'en enorgueillissent. En même temps, pour ne point faire ombrage à son gendre, il l'associa à la puissance tribunitienne, mais avec une mission en Asie. Il chercha à maintenir un équilibre difficile entre les droits du sang et ceux de l'expérience. Mais l'habile Tibère s'effaça devant la fortune de ses beaux-fils, Caïus et Lucius. Il demanda à vivre en simple particulier à Rhodes, dans une sorte d'exil, consentant à y être surveillé, pour qu'on fût bien sûr qu'il ne tramât rien contre l'avenir des descendants légitimes de César.

C'est au milieu de cette douloureuse préparation de l'héritier de l'empire qu'arrivèrent tout à coup aux oreilles du souverain, du père, le bruit des débordements qu'il avait ignorés longtemps, que tout Rome connaissait. Les vices qu'il poursuivait, ils étaient dans sa famille, dont la moralité importait maintenant à l'État ; ils souillaient sa fille, sa petite-fille. Le fondateur de l'empire, fidèle alors à son rôle, se conduisit en père de famille, en magistrat de l'ancienne Rome. Les premiers Romains de la république avaient eu à sévir contre leurs fils, pour d'autres crimes. Auguste, dont la vieillesse n'était pas non plus toujours pure, dénonça au sénat le crime privé, public, et demanda un exemple d'autant plus sévère que les coupables étaient plus haut placés. Les deux Julies, sa fille et sa petite-fille, furent successivement envoyées en exil ; leurs complices condamnés à mort ou à l'exil. Le père de famille se sentit frappé dans ce qu'il avait de plus cher, le souverain au cœur même de son œuvre. En proie à une douleur poignante, il se déroba quelque temps aux regards des hommes. Quand les Romains lui demandèrent grâce pour ses enfants, il leur souhaita dans son ressentiment des femmes et des filles semblables ; et le restaurateur de la famille en fut réduit à répéter ce vers :

Heureux qui vit sans femme et qui meurt sans enfants ![21]

La fortune n'épargna point, dans ses dernières années, ce vieillard jusque-là si heureux. Les fils de cette Julie, qu'il avait punie si sévèrement après l'avoir tant aimée, moururent dans la même année, l'un en Asie, l'autre en Gaule, non sans exciter des soupçons peu justifiables cependant contre Livie, alors à Rome. Auguste n'avait plus pour héritier de son sang que cet Agrippa Posthumus auquel son incapacité, son caractère farouche, valurent bientôt un exil à Pandataria. Il ne pouvait espérer de consolider son œuvre qu'en la confiant à l'expérience, à la maturité, à la réputation de ce gendre qu'il avait soupçonné. puis éloigné du trône. Ce pouvoir fondé par une fiction, il le transmit donc par une fiction nouvelle : l'adoption. Auguste rappela Tibère ; il lui conféra une seconde fois la puissance tribunitienne, l'introduisit dans sa famille en l'adoptant, et ne trouva de satisfaction de cœur à ce sacrifice qu'en lui faisant adopter à son tour son neveu Germanicus, époux d'une princesse du sang, Agrippine, fille de Julie.

La vie d'Auguste s'acheva alors comme se terminent souvent les longs, et même les grands règnes, entre la fatigue et le dégoût. Ses deux fidèles serviteurs, Agrippa et Mécène, étaient morts depuis longtemps. L'un après l'autre, les plus brillants astres de la littérature du règne, Horace, Virgile, Tibulle, avaient disparu de l'horizon ; et le plus jeune de cette génération de poètes, compromis dans les derniers désordres, finissait en exil. Retiré au fond de son palais, sous la surveillance sévère de sa femme Livie, soustrait peu à peu aux regards, se faisant remplacer dans toutes les cérémonies, attentif seulement aux murmures du peuple, sevré des joies de famille et saturé de pouvoir, Auguste atteignait soixante-seize ans, quand la mort le surprit dans un voyage à Rome.

On connaît cette fin. Au dernier moment, Auguste demanda un miroir, se fit décemment parer pour la mort, demanda à ceux qui étaient là, s'il avait bien joué la comédie de la vie, et murmura le vers traditionnel de l'épilogue : Applaudissez, citoyens. Il ne faudrait pas trop abuser de ce dernier mot d'Auguste. Sans doute il joua la comédie du pouvoir absolu sous les formes républicaines. Il crut néanmoins bonne l'œuvre à laquelle il consacra sa vie. Avec les grâces seules d'un acteur, il n'eût rien fondé. Ce n'était point une comédie qu'il jouait, quand atteint dans ses affections les plus chères, dans ses préoccupations les plus vives par les vices de son temps, il sévit contre son propre sang ; quand encore, à son lit de mort, il défendit qu'on réunit à ses cendres, dans le même tombeau, les cendres de ses filles coupables. Il ne jouait pas la comédie quand il dictait, quelques jours avant sa mort, cette inscription d'une simplicité pleine de grandeur, et rédigée dans les deux plus belles langues du monde, pour rappeler sur les monuments, comment : en cinquante-six ans, il avait vengé son père adoptif, terminé la guerre civile sur mer et sur terre, revêtu toutes les dignités, obtenu tous les triomphes, réformé le sénat, multiplié les citoyens, fermé le temple de Janus trois fois, bâti quatre-vingt-quinze temples, diverti le peuple par de glorieux spectacles, recouvré les aigles de Crassus, porté l'empire à ses extrêmes limites, et pour tous ces services, reçu du peuple la couronne de laurier avec la couronne civique, et du sénat les titres d'Auguste et de Père de la patrie[22]. Après avoir parlé au monde, à la postérité, ce langage sculptural, ne pouvait-il pas s'éteindre tranquillement, comme il l'avait désiré, en jetant encore, avec un dernier sourire, un trait d'ironie sur la scène qu'il avait si longtemps remplie ?

 

 

 



[1] Dion Cassius, Hist. rom., LI, 49. Suet., Oct., 59.

[2] Mon. Ancyr., II, 42.

[3] Ils étaient 120.000. Mon. Ancyr., III, 17.

[4] Dion Cassius, Hist. rom., LIV, 51, 55. Suet., Oct., 41.

[5] Suet., Oct., 35. — Cf. Dion Cassius, LIV, 15. — Suet., Vie d'Auguste, 54.

[6] Suet., Oct., 35. Dion, LIII, 2.

[7] Mon. Ancyr., II, 1.

[8] C'est ce que Suétone appelle (Oct., 28) rationarium imperii.

[9] Suet., Oct., 45.

[10] Suet., Oct., 58.

[11] C'est l'expression dont se sert l'historien anglais Ch. Merivale, t. II, p. 406 : Elevation of a middle class of citizens.

[12] Loc. cit. The first and rude conception of popular monarchy.

[13] Ovide, Fast., I, 609.

Sancta vocant Augusta Patres : Augusta vocantur

Temple sacerdotum rite dicata manu.

[14] Mon. Ancyr., IV. Comparez Dion, LIII, 2.

[15] Dévotion espagnole, dit Dion Cassius, LIII, 90. Τόν τών Ίβήρων τρόπον.

[16] Le mariage dans le droit romain avait, comme on sait, trois degrés, la confarreatio, la cœmptio et la simple cohabitatio.

[17] Dion Cassius, LIV, 16.

[18] Voir ce que dit Pline de l'Orbis pictus. Hist. nat., III, 3.

[19] Egger, Hist. d'Aug., p. 50.

[20] Georg., I, 338. In primis venerare Deos.

[21] Suet., Oct., 65. Iliade, III, 40.

[22] Il est inutile de rappeler que le texte complet de cette belle inscription, que j'abrège, a été récemment relevé par un jeune archéologue chargé à cet effet, par l'empereur Napoléon III, d'une mission en Asie-Mineure.