Les fastes de l'Empire romain, a dit l'historien anglais Gibbon, sont précieux pour qui veut étudier de près la nature humaine. Les personnages faibles et pâles des temps modernes ne nous présentent point des caractères aussi nets et aussi variés. On pourrait saisir, dans les empereurs romains, toutes les nuances de la vertu et du vice, depuis la perfection la plus sublime jusqu'à la plus basse abjection de l'espèce. Pour expliquer complètement cette dernière remarque de l'historien anglais, il faudrait peut-être dire que ces représentants du pouvoir le plus absolu qui ait jamais existé, dans une société civilisée, n'offrent pas seulement tous les degrés de la vertu ou du vice, mais tous les genres de vices et de vertus. L'habileté avec laquelle Auguste a fondé l'Empire n'est pas celle qu'ont employée après lui Vespasien, Septime Sévère ou Dioclétien à le continuer, à le raffermir ou à le réformer. Le despotisme du fou Caligula n'est pas celui de l'épicurien Néron. Domitien qui gouverne du fond de son palais, et Commode, de l'amphithéâtre, n'ont pas exercé la même sorte de tyrannie. La grandeur romaine de Trajan ne ressemble pas à la majesté orientale de Constantin, ni la vertu du stoïcien Marc-Aurèle à celle du chrétien Théodose. Il n'y a pas seulement entre les vertus ou les vices des empereurs romains des différences de degré ou des nuances, il y a des différences essentielles de nature et d'espèce : c'est ce que j'ai essayé de montrer dans ces Caractères et portraits que je présente au public. On a tenté tout récemment de faire servir à la connaissance morale de ces souverains l'étude de leurs bustes, de leurs statues et de leurs monnaies ; et de nombreuses recherches épigraphiques ont encore pour objet de compléter l'histoire de leur gouvernement. Sans négliger ces secours essentiels, je me suis inspiré surtout de la lecture des auteurs, qui allait bien plus directement à mon but. Quelque parti que la vivacité de l'imagination ou la sagacité de la science puisse tirer du marbre ou de la pierre, ce sont encore les monuments écrits qui permettent de pénétrer plus avant dans les personnages que l'on veut dépeindre ; et, bien que les écrivains ne soient pas non plus toujours des interprètes fidèles et impartiaux, on ne peut s'empêcher de reconnaître que, même chez les plus secs, il y a toujours dans leurs témoignages un accent qui permet de découvrir mieux la vérité. Pour y arriver plus sûrement, je me suis fait un devoir de recourir, dans l'étude de chaque empereur, comme on le verra dans mes notes, aux plus récents travaux de la science française et étrangère. On ne conclura pas, je pense, du titre de Caractères et portraits donné à cette étude suivie des empereurs romains, que le livre ne traite que des personnes et point des choses. Comme les empereurs romains ont été, du premier jusqu'au dernier, les représentants les plus directs de la chose publique, il en résulte que la suite de leurs portraits constitue une étude complète du gouvernement connu sous le nom d'Empire romain. Bien plus, la plupart des empereurs étant sortis d'élections, subreptices ou violentes, faites d'en haut ou d'en bas, il s'ensuit qu'il y a peu d'histoires, dans les fastes humains, où les souverains reproduisent plus fidèlement la société dans laquelle ils vivent. L'épicurisme règne avec les premiers césars républicains ; le stoïcisme commande au gouvernement libéral des Antonins. Le despotisme militaire des Sévères arrive avec le scepticisme le plus absolu ; la doctrine néo-platonicienne et le christianisme se disputent les derniers empereurs, qui croient n'être que de savants administrateurs. Le pouvoir a suivi, sans s'en douter, toutes les vicissitudes de la philosophie ; il est l'image changeante de la société romaine même ; voilà pourquoi il est possible de surprendre dans les souverains de Rome tous les degrés qui séparent le vice de la vertu, depuis la perfection la plus sublime jusqu'à la plus basse abjection. On verra par là, sans que j'aie besoin de le dire, que l'Empire romain n'est identique à aucun des gouvernements de même nature, qui l'ont précédé dans l'antiquité ou qui ont pu le suivre dans les temps modernes. Les analogies sont trompeuses ; et rien n'est plus sujet à mécomptes que les ressemblances apparentes. Aussi, me suis-je gardé de définir ce régime qui se transforme presque avec chaque souverain. Il ne s'est lui-même jamais précisément ni défini, ni fixé. Je me suis contenté d'essayer d'en caractériser les principales métamorphoses par des titres très-généraux, et les souverains, par des indications morales. Au fond, ce fut toujours le gouvernement de tous par un seul; mais les principes d'après lesquels chacun a gouverné, et qui ont fait ceux-ci grands ou bons, et ceux-là, détestables, ils ont varié dans chaque empereur. J'ai été heureux qu'il n'entrât pas dans mon sujet de dépeindre César lui-même, le mortel le plus complet, ainsi qu'on l'a dit récemment, qui ait paru sur la terre ; car le génie, le cœur, la corruption, tout fut grand en lui. César n'est rien moins que l'Empire romain tout entier; grand guerrier, il le porta à ses extrêmes limites ; grand politique, il rêva d'accomplir d'un coup, dans la société et dans les lois, ce que ses successeurs mirent des siècles à terminer ; grand épicurien, il partagea les vices de la société dans laquelle il. vivait. Auguste est le vrai fondateur de l'Empire, le premier de ces césars qui ont, peu à peu, et, à travers combien de vicissitudes, achevé le dessein du maître. J'ai donc dû commencer par Auguste, le premier de cette longue suite de souverains qui ont imité les vertus ou les vices de César, accompli ou compromis ses projets, réalisé ou gâté son œuvre, et dont l'histoire forme le véritable objet de ce livre. |