Quoique le règne de Trajan ait été l’objet de nombreux et
importants travaux, nous pensons que le dernier mot sur les expéditions de
Trajan dans — I —Le motif qui poussa Trajan à entreprendre ses guerres
contre le peuple dace ne fut point le désir de faire de nouvelles conquêtes.
Il voulait seulement soustraire l’empire romain au tribut honteux qui lui
avait été imposé par Décébale et écarter le péril que rendaient tous les
jours plus menaçant pour les Romains la consolidation et les progrès de l’État
dace[1]. On ne saurait
admettre que Trajan eût, dans sa première expédition contre les Daces, l’intention
de faire une conquête, car on le voit accorder la paix au roi barbare,
aussitôt que celui-ci vint la demander, et il retourne à Rome sans avoir
ajouté à l’empire romain le moindre territoire. Trajan, empereur sage et
éclairé, devait reconnaître que les limites de l’empire étaient déjà trop
étendues, et qu’il était souverainement imprudent de vouloir encore les
élargir. Le Danube était en Orient, tout comme le Rhin en Occident, une
frontière facile à défendre, et il était impolitique de vouloir dépasser ces
fleuves, de planter les aigles romaines au cœur du monde barbare. Les Romains
avaient déjà vainement essayé d’introduire leur domination au delà du Rhin,
et il était à craindre que la même chose n’arrivât de l’autre côté du Danube.
Trajan avait donc seulement pour but, dans sa première expédition contre les
Daces, d’abaisser l’orgueil de Décébale, de le soumettre, lui aussi, à la loi
générale qui régissait alors le monde politique : le peuple romain comme maître,
des autres comme sujets[2]. Dans la seconde
expédition, le but de Trajan changea tout à fait ; il partit de Rome avec l’intention
arrêtée de réduire Si pourtant l’empire romain lui-même ressentit bientôt les conséquences de cette faute, il n’en est pas moins vrai que ce sont les Roumains d’aujourd’hui, ces malheureux rejetons de l’ancien peuple romain, qui en souffrent cruellement. Séparés du grand tronc de la race latine, qui est concentrée dans l’Europe occidentale, les Roumains mènent dans l’Orient européen une existence des plus exposées, une île dans une mer de Slaves. Privés de toute alliance, où le cœur resserre les liens établis par la raison, ils sont continuellement menacés par leurs voisins, qui jettent sur les beaux pays qui leur sont échus en partage, un œil plein de convoitise. Ils mènent du jour au lendemain une vie pleine de dangers, dont l’avenir est couvert de nuages menaçants. Si les Roumains doivent leur naissance au grand empereur, c’est à lui aussi qu’ils doivent toutes les souffrances qu’ils ont endurées jusqu’à présent, et que lui réservent encore les temps à venir. — II —Avant de quitter Rome, Trajan fit pratiquer une route dans
les rochers qui longent la rive gauche du Danube, à partir des Portes de Fer,
en remontant le fleuve jusqu’à une distance d’à peu près Le cours du Danube à partir de Columbatsch, en Serbie,
jusqu’à Orsova, au sortir des Portes de Fer, est resserré entre deux parois
de montagnes abruptes, qui sortent directement de l’eau, pour monter à une
hauteur verticale qui arrive parfois jusqu’à Par le sentier indiqué, le seul qui rendît possible de
remonter le courant du Danube, Trajan fit transporter de A cette première guerre contre les Daces, prirent part les
légions qui stationnaient dans Trajan partit pour le Danube au printemps de l’année 101
après J.-C. ; en effet, le panégyrique de Pline le Jeune, lu au Sénat pendant
son premier consulat, au mois de septembre de l’année 100, fart seulement des
allusions aux projets formés par l’empereur contre les Daces, sans indiquer
nulle part que la guerre fût déjà commencée[8]. D’autre part, au
commencement de l’année 101, Trajan se trouvait encore à Rome où il prit le
consulat pour la quatrième fois. Les actes des frères Arvales indiquent même
le jour du Quelle fut la route suivie par Trajan pour pénétrer dans
La table de Peutinger, dressée probablement sous le règne
de l’empereur Septime Sévère (193-211 après J.-C.) au temps où La première route, celle qui commence à Viminacium, passe
par les stations : Lederata, Arcidava, Centum putea, Bersovia, Azizis, Caput
bubali et se termine à Tiviscum. Viminacium, étant à une égale distance de C’est donc à Viminacium, aujourd’hui Costolatz en Serbie, que Trajan fit jeter un pont de bateaux, en profitant d’une île qui se trouvait au milieu du fleuve[11], île que l’on voit encore de nos jours. Après que Trajan eut consulté la volonté des dieux et fait les sacrifices d’usage, il passa le pont à la tête de son armée et le premier mit le pied sur le sol ennemi. Le tableau de la colonne, qui représente ce passage du Danube, montre le dieu du fleuve sous la figure d’un beau vieillard qui sort à moitié d’une grotte, le front ceint d’herbes aquatiques. Quoique les génies des rivières soient en général mécontents d’être enchaînés dans leur liberté par des travaux humains, celui du Danube se montre favorable aux Romains, soutenant de sa main puissante le pont sur lequel passent les légionnaires de Trajan. La figure de ce dieu est peut-être la plus belle de toutes celles que contiennent les bas-reliefs de la colonne Trajane[12]. Aussitôt après, Trajan rassembla autour de lui ses principaux com. mandants et tint un conseil de guerre où il discuta, à ce qu’il parait, les mesures à suivre dans la marche en avant de son armée ; puis il s’avança par la route qui s’étendait devant lui, et qui le conduisait en droite ligne à Tiviscum. Peu de temps après, il reçut un message extraordinaire. Une tribu du peuple dace, les Bures, envoya à Trajan un énorme champignon, sur lequel était écrit en latin un conseil bienveillant qui exhortait l’empereur à ne pas rompre la paix et à s’en retourner dans son pays. Ce conseil contenait évidemment une menace cachée. Pourtant les peuplades daces étaient si effrayées de la renommée de Trajan, que leur messager tomba en syncope en arrivant devant l’empereur[13]. Ces peuples reconnaissaient apparemment qu’auparavant ils n’avaient pas vaincu le peuple romain, mais bien seulement le faible Domitien ; que maintenant ils devaient lutter contre le peuple romain et l’empereur Trajan, qui se distinguait par sa droiture, son énergie et la pureté de ses mœurs[14]. Trajan était un général très circonspect. Nous l’avons vu choisissant une puissante base d’opérations pour ses armées et en même temps un endroit qui pût être facilement ravitaillé. En avançant dans le pays ennemi, il prit les précautions les plus minutieuses pour n’être pas surpris par les Daces dont il connaissait l’esprit rusé. Il couvrait toujours ses derrières, en élevant des fortifications et des camps retranchés tout le long de sa route. Ces travaux portent un caractère de solidité très prononcé ; la plupart sont construits en pierre taillée ; quelques-uns sont même ornementés[15]. Les Daces s’étaient retirés dans l’intérieur du pays,
abandonnant les forteresses qui se trouvaient du côté du Danube, comme
Lederata, Arcidava, Centum putea. Ils essayèrent pourtant de savoir quelle
était la force de l’armée romaine et la direction qu’elle avait prise. Un de
leurs espions fut pris un jour par les Romains, et traîné par les cheveux,
les mains liées derrière le dos, devant l’empereur[16]. Trajan arriva à
Bersovia, puis à la station suivante Aixis[17], l’Azizis de la
table de Peutinger. De là, il suivit la vallée du Timèche, d’où, en passant
dans la vallée de son affluent, Tâchons de déterminer maintenant d’après les localités
existant aujourd’hui la route suivie jusqu’ici par Trajan. Nous avons vu l’empereur
partant de Viminacium pour arriver à Tapae, où il rencontra l’armée dace, et
dans ce trajet passa par Bersovia ou Bersobis. Aujourd’hui nous retrouvons
Tapae dans le bourg de Tapa ou Tapia, près de la ville de Lougoche, située à
la base des collines qui accompagnent la rive du Timèche. Apartir de Tapia,
on suit, en remontant, la vallée du Timèche pour passer ensuite dans celle de
Ainsi, l’analyse de la route suivie par Trajan jusqu’à son entrée dans les montagnes de la Dacie[21] nous a fait retrouver dans le Banat de Temesvar les restes de deux noms anciens, dont l’identification topographique et la dérivation linguistique ne laissent rien à désirer. Dans sa marche par la vallée de Les Romains avaient, à ce qu’il parait, avancé très
lentement jusqu’à la moitié de la vallée de Trajan termina ici sa campagne de l’année 101. Il laissa dans tous les camps fortifiés des garnisons suffisantes et retourna passer l’hiver dans une ville de Pannonie. Au printemps de l’année 402, il partit de nouveau, descendant le Danube avec son armée sur des bateaux[27], jusqu’à l’endroit où se trouvait le pont — Viminacium —. L’empereur, voulant donner à ses troupes l’exemple du travail et de l’activité, maniait lui-même la rame, car, nous dit Pline dans son panégyrique : lorsque Trajan se trouve en mer, il ne se contente pas seulement de regarder les signaux et les manœuvres, mais se met lui-même au gouvernail ; pareil à ses plus robustes compagnons, il coupe les vagues, domine les vents révoltés et remonte à force de rames les plus rapides courants[28]. Il arriva bientôt à l’endroit où il s’était arrêté dans sa précédente campagne et trouva intacts tous les postes qu’il avait laissés dans le pays ennemi. Il rencontra tout d’abord une troupe de cavaliers daces, ou plutôt Sarmates, vêtus de cottes de mailles, que les Romains battirent et mirent en déroute[29]. Pendant ce temps, les auxiliaires germains rencontrèrent un corps plus nombreux de Daces avec lequel ils eurent une lutte plus acharnée, mais ils furent aussi vainqueurs. En présence de cette double défaite, le chef des Daces se suicide ; une tribu dace vient s’incliner devant Trajan, les nobles en tête, suivis d’une foule nombreuse de femmes et d’enfants qui implorent sa clémence. Trajan, qui avait intérêt à provoquer de pareilles défections, afin d’affaiblir la résistance de l’ennemi, reçoit et traite les suppliants avec bienveillance[30]. Plus Trajan avançait vers la capitale, plus les obstacles naturels et artificiels qui obstruaient sa marche se multipliaient ; c’étaient des forêts vierges dans lesquelles les légionnaires étaient forcés de s’ouvrir une route par la hache, des précipices, des torrents et des fossés profonds qu’ils étaient obligés de combler[31], des fortifications élevées à chaque pas et défendues avec une ténacité inouïe. Les attaques des Daces contre les positions romaines deviennent sans cesse plus vives, le sang coule à flots, et chaque pas en avant fait par les Romains est marqué par la tombe d’un légionnaire. Les Daces sacrifiaient leur vie avec une insouciance explicable seulement par leur croyance à l’immortalité. Trajan prit d’assaut une dernière forteresse qui défendait les approches de la capitale, pendant que son général Maxime faisait prisonnière une sœur du roi dace et retrouvait, dans la ville où celle-ci se tenait, les drapeaux perdus par le général de Domitien, Cornélius Fuscus, dans sa lutte contre les Daces[32]. Ces derniers exploits de Trajan déterminèrent Décébale à envoyer à l’empereur une nouvelle ambassade, composée cette fois de personnages distingués, des nobles ou pileati. Aussitôt qu’ils arrivèrent devant Trajan, ils se mirent à genoux, tendant vers lui les mains en signe de désespoir et implorant son pardon[33]. Ils n’en voulurent pas moins imposer des conditions aux vainqueurs ; mais Trajan les repoussa et la guerre recommença avec plus d’acharnement que jamais. La cavalerie maurétane, sous Lucius Quietus, attaqua cette fois les Daces et les mit en fuite[34]. Ils se sauvèrent au fond d’une forêt où ils abattirent des arbres et élevèrent des fortifications improvisées ; les Romains furent forcés de les y prendre d’assaut comme dans une forteresse[35]. Au sortir de la forêt, les Romains se trouvèrent tout d’un coup devant la capitale des Daces, aussi bien située que puissamment fortifiée. Au lieu de s’y renfermer et de supporter un siège, les Daces essayèrent encore une fois le sort des armes. Une lutte meurtrière s’engagea ; les Daces vendirent chèrement leur vie[36], mais la science romaine l’emporta sur la valeur barbare. Les Daces furent de nouveau vaincus et, la capitale risquant de tomber au pouvoir des Romains, Décébale se décida à subir la paix dictée par Trajan. Il vint en personne, accompagné de deux grands dignitaires de sa cour, se jeter aux pieds de l’empereur. Derrière lui, une foule immense se traînait sur les genoux, implorant le pardon du vainqueur[37]. La paix imposée par Trajan et acceptée par le roi dace stipulait que celui-ci eût à rendre toutes les armes, machines et ouvriers qu’il avait reçus des Romains, à renvoyer tous les déserteurs romains qui se trouvaient dans son état, à détruire toutes les forteresses et à abandonner toutes les conquêtes faites en dehors de son propre pays, à reconnaître comme amis et ennemis ceux du peuple romain et à ne plus prendre à son service aucun Romain, civil ou militaire[38]. Trajan, croyant que les Daces exécuteraient de bonne foi ces conditions, et ayant atteint par là le but qu’il s’était proposé en partant de Rome, prit avec lui quelques députés daces pour leur faire confirmer devant le Sénat les stipulations de la paix, laissa une garnison à Sarmisagethusa et retourna triomphant dans sa capitale, où il prit le surnom de Dacicus[39]. — III —La soumission de Décébale n’était qu’une feinte habile, faite pour détourner le danger imminent dans lequel il se trouvait[40]. A peine l’empereur était-il arrivé à Rome que des courriers venus de Mésie lui apprirent la perfidie de Décébale, que celui-ci ne respectait en rien les conditions de la paix, qu’il recevait de nouveau nombre de déserteurs, qu’il s’efforçait d’attirer les nations voisines dans une ligue contre les Romains, qu’il punissait celles qui refusaient de se conformer à ses vues, enlevant par exemple aux Jazyges une portion de territoire[41]. A ces nouvelles, Trajan fit aussitôt décréter par le Sénat Décébale ennemi du peuple romain et résolut de marcher de nouveau en personne contre le roi dace, décidé pour cette fois à en finir avec les Daces et à réduire leur pays en province romaine. Dans cette seconde expédition, Trajan ne suivit pas la même route que la première fois, bien que cette route lui fût connue et qu’une bonne partie de la contrée fût encore en son pouvoir. Quel motif peut avoir déterminé Trajan à changer sa base d’opérations ? Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord préciser l’endroit par où Trajan attaqua les Daces dans sa seconde campagne. Nous rappelons dès l’abord l’observation faite plus haut que Trajan ne pouvait pénétrer en Dacie que par les voies connues et fréquentées de ce temps-là. Par conséquent, si Trajan a changé son plan d’attaque, il a dû le transporter sur une des deux autres routes indiquées par la table de Peutinger. Nous avons vu qu’en dehors de la route par Viminacium, il y en avait une par Saliatis, en face de la station de Tierna, et une autre plus bas, par Egeta-Drubetis. Trajan ne pouvait prendre la route par Saliatis-Tierna, qui conduisait parla. vallée de la rivière Tierna (aujourd’hui Cerna), en passant Ad Mediam (aujourd’hui Mehadia), vers Tiviscum, où aboutissait aussi la route qui partait de Viminacium, car, quoique ce chemin fût le plus court pour arriver à la capitale, il était très étroit, resserré entre deux murailles de rochers à pie, par conséquent à la fois impraticable pour le passage d’une armée et très facile à défendre. D’autre part, il ne correspondait pas aux intentions politiques de Trajan, ainsi que nous le verrons plus tard. Il ne lui restait donc que la route la plus orientale, celle d’Egeta-Drubetis, où Trajan fit aussi construire le célèbre pont en pierre sur le Danube par l’architecte grec Apollodore de Damas. On a beaucoup discuté sur l’emplacement où ce pont a été construit : Plusieurs écrivains ont prétendu que le pont de Trajan n’avait point été à Turnu-Severin et que les restes de piliers que l’on y voit encore aujourd’hui, quand le Danube est bas, appartiennent au pont, aussi en pierre, construit sur le Danube par Constantin le Grand[42], tandis que celui de Trajan se trouvait beaucoup plus en aval du fleuve, à Celeiu, près de Corobia, à une distance à peu près égale des bouches du Jiu et de l’Olte, où l’on voit aussi des restes de piliers en pierre dans le cours du Danube. Pour soutenir cette opinion, on a invoqué deux arguments : premièrement, que les dimensions du pont indiquées par Dion conviendraient bien mieux à la largeur que le fleuve possède à Celeiu qu’à celle qu’il a à Turnu-Severin ; en second lieu, l’absence d’une voie romaine à Turnu-Severin, qui conduisit dans l’intérieur du pays, ce qui justement se rencontrait dans l’autre endroit, où une voie romaine commence à Celeiu, sur la rive droite de l’Olte et jusqu’en Transylvanie. Contre le premier argument, nous ferons observer que la
prétendue disproportion entre les dimensions du pont données par Dion et la
largeur du Danube provient seulement d’une mesure défectueuse. D’après les
données les plus récentes, la largeur du Danube à Turnu-Severin est de L’argument tiré de l’absence d’une voie romaine en face du
pont sur la rive dace est tout aussi peu concluant. Les Romains se
seraient-ils mis dans le cas, aussitôt après avoir mis le pied sur le sol de Il ne faut pas nous étonner si nous ne trouvons aucune mention du pont de Trajan dans les cartes ou les indications de routes laissées par les anciens, comme la table de Peutinger et l’itinéraire d’Antonin[45]. La raison en est que ces cartes routières ne s’occupent que des stations et des distances qui les séparent. Quand les routes rencontrent une rivière, la ligne qui les indique passe tout simplement par-dessus la rivière, sans indiquer si la communication se fait au moyen d’un pont ou autrement. Parmi les écrivains anciens, Procope seul (VIe siècle) s’exprime clairement sur l’endroit occupé par le pont de Trajan. Il dit que non loin de Zane se trouve un fort dont le nom est Pontes, nom qui lui aurait été donné à cause du pont construit d’après les ordres de Trajan par l’architecte Apollodore de Damas[46]. La station Zane se trouvait près de Turnu-Severin, car Procope, poursuivant après Zane et Pontes l’énumération des forts du Danube, cite après ces deux-là Ad aquas et Dortico, qui sont indiqués aussi par la table de Peutinger à la suite d’Egeta. Nous pensons que Zane est un autre nom donné par Procope à la ville môme d’Egeta. La comparaison faite entre le texte de Procope et les indications de la table de Peutinger vérifiera d’une manière indubitable nos assertions
Il est donc impossible de chercher le pont de Trajan vers les embouchures de l’Olte. Un autre écrivain byzantin du Xe siècle, l’empereur Constantin Porphyrogenète,
quoiqu’il indique d’une manière bien plus vague l’emplacement du pont de
Trajan, n’en rapporte pas moins ses données toujours à la région de
Turnu-Severin. Il dit qu’il y aurait dans le pays des Turcs (Hongrois) plusieurs
choses anciennes et en premier lieu le pont de Trajan (c’est-à-dire ses ruines), à l’extrémité
de Pourtant la preuve la plus concluante que le pont de
Trajan était situé à Turnu-Severin nous a été fournie par l’étude des restes
mêmes de ce pont, faite le Trajan passant le Danube à Turnu-Severin, une autre
question vient se poser immédiatement, notamment par où se dirigea-t-il vers
Sarmisagethusa ? Il pouvait y aller en droite ligne par le défilé de Vulcan
ou suivre la route plus détournée par celui de, Trajan, voulant cette fois-ci non seulement effrayer les
Daces, mais bien les soumettre, ne pouvait se contenter de prendre leur capitale.
Il devait les attaquer dans le centre de leur pays et leur couper la retraite
vers l’intérieur de La route qui partait de Drubetis (aujourd’hui Turnu-Severin) pour
conduire dans l’intérieur de Plusieurs de ces noms sont romains, tels que Romula, Pons
Aluti, Castra Traiana, Praetoria, Pons vetus, et indiquent par conséquent une
voie parcourue par Ies Romains. On pourrait objecter que ces noms ont pu être
donnés à ces stations plus tard, après la conquête de Tâchons maintenant de montrer que la route suivie par
Trajan passait en effet par le défilé de L’empereur, arrivé à Pons Aluti, tourna vers le nord sur
la rive droite de l’Olte, se dirigeant vers le défilé de
Or, si on jette les yeux sur la carte, on verra que la même proportion existe aujourd’hui entre la distance qui sépare Turnu-Severin de la rivière de Lotru et celle qui se trouve entre cette rivière et Karlsburg (voir la carte). Concluons : la voie qui conduisait de Drubetis dans l’intérieur
du pays passait par le défilé de Nous avons établi que Trajan entra en Dacie pour sa
seconde expédition par l’endroit où se trouve aujourd’hui Turnu-Severin, qu’il
se dirigea d’abord vers l’est, en passant le Motru, jusqu’à la rivière de l’Olte,
prit ensuite vers le, nord, sur la rive droite de ce cours d’eau, et entra en
Transylvanie en passant par la rivière de Lotru[56]. Le but de ce
détour était de couper la retraite aux Daces, de les écraser au centre même
de leur pays. Des raisons stratégiques ont pu aussi le déterminer à changer
le champ de bataille. En effet, les Daces s’attendaient à être attaqués par
les mêmes endroits où ils l’avaient été la première fois ; ils avaient
certainement mis tous leurs efforts à fortifier cette région ; sûrs d’être en
paix du côté de C’est en 104 que Trajan partit la seconde fois contre
Décébale. Il passa cette première année en Mésie, surveillant la construction
du pont, après avoir fait occuper militairement la rive droite du fleuve. Il
était venu de Pannonie en bateau sur le Danube et était descendu à Egeta, où
toute la population de cette ville romaine sortit à sa rencontre et le reçut
avec amour[57].
Une partie de l’armée romaine traversa le Danube sur les bateaux qui l’avaient
transportée à Drubetis, pour occuper cette ville ennemie et en chasser les
troupes daces[58].
Plusieurs tribus gètes et jazyges se soumirent à Trajan. Celles des Gètes qui
occupaient Les Daces, se voyant de nouveau sérieusement menacés, eurent recours à des moyens déshonnêtes pour échapper au péril. Alors que Trajan se trouvait encore en Mésie, surveillant la construction du pont, Décébale avait envoyé des transfuges romains, chargés d’assassiner l’empereur, qui : était facilement accessible à tout le monde ; le hasard avait voulu que l’attentat fût déjoué ; un des conjurés, soumis à la torture, avait dénoncé ses complices. Après que Trajan eut passé en Dacie, Décébale imagina une autre ruse pour détourner l’ennemi. Il trompa un officier romain, très aimé par l’empereur, Longinus, en lui faisant de fallacieuses propositions de paix ; il s’empara de, sa personne et voulut le forcer de dévoiler les intentions de son maître. Le Romain resta muet à toutes les demandes. Décébale fit alors dire à Trajan que, s’il ne quittait pas son pays et ne lui donnait en outre une indemnité de guerre, il ferait mourir Longinus dans les plus affreux tourments. Pour prolonger au moins la vie de son ami, l’empereur répondit au message de Décébale d’une manière évasive. Sur ces entrefaites, Longinus écrivit à Trajan une lettre où il l’exhortait à serrer Décébale de près et à venger sa mort, puis il s’empoisonna, ne laissant entre les mains de Décébale qu’un cadavre inutile. C’est ainsi que les Romains entendaient leur devoir, même au temps de leur décadence. De son côté, Décébale accomplissait un devoir peut-être plus sacré que la lutte pour la gloire et la victoire, celle pour l’indépendance et la liberté. Dans son âme barbare, il ne savait point faire de différence entre les moyens permis et défendus ; tous lui semblaient également bons du moment qu’il s’agissait de sauver sa patrie. Après des difficultés inouïes, les Romains arrivèrent de nouveau devant la capitale dont ils s’étaient approchés, il y avait trois ans, par le côté opposé. Le but de Trajan n’était plus maintenant de dégager l’empire romain d’un traité honteux, mais bien de détruire l’existence de l’État dace. Voilà pourquoi, lorsque Décébale ; effrayé par la marche envahissante de l’armée romaine, offrit la paix à Trajan, celui-ci lui répondit de se livrer, lui et son armée, à la discrétion du vainqueur[66]. Les Daces préférèrent pour la plupart, sans hésiter,-mourir sur les ruines de la patrie. Le premier assaut donné par les Romains ne réussit point, surtout à cause des énormes blocs de pierre lancés par les assiégés à la tête des envahisseurs[67]. Les Romains construisirent alors un agger, c’est-à-dire une contre fortification, pour pouvoir lutter plus facilement et plus à l’abri contre les Daces[68]. Le second assaut donné livra la ville aux mains de l’ennemi, et, pendant que les Romains démolissaient les murs et les portes, les Daces mirent le feu à leur propre ville[69] ; leurs chefs, réunis autour d’un grand vase plein de poison, terminèrent à la fois leurs jours et leurs souffrances[70]. La mort devait être rapide s’ils ne voulaient point orner le triomphe du vainqueur. La capitale était tombée et le pays presque en entier envahi
par l’ennemi. Décébale, avec les débris de son armée, ne s’était pas enfermé
dans la citadelle ; il s’était retiré vers le nord, pour chercher un point d’appui
dans les montagnes qui faisaient la force de ce pays. Trajan ne laissa
pourtant pas aux Daces le temps de se recueillir ; les coups qu’il leur
portait se suivaient avec la rapidité de la foudre. Immédiatement après que
la capitale fut tombée, il rejoignit Décébale, attaqua son camp fortifié et
en resta maître après une lutte désespérée. Décébale alors, voyant
irrévocablement perdu tout espoir de salut, se tua lui-même sur le tombeau de
sa patrie. Sa tête fut apportée à Trajan. Parmi les chefs daces qui lui
survécurent, les uns suivirent son exemple, les autres se soumirent au
vainqueur, lui apportant sur de larges plateaux en argent, comme prix de
leurs têtes, de riches joyaux[71]. A.-D. XÉNOPOL. |
[1] Dion Cassius, LXVIII, 6.
[2] Dierauer, Beitræge zu einer kritischen Geschichte Trajan, Leipzig, 1868, p. 71, ne s’exprime pas clairement sur l’intention de Trajan.
[3] Ammien Marcellin, XXIV.
[4]
Frœhner,
[5] Corpus inscriptionum latinarum, éd. Mommsen, Berlin, III, 1, n° 1699 : Imp. Caesar divi Nervae filius, Nerva Traianus, Aug. Germ. Pont. max. trib. pot. III, pater patriae, cos. III, montis anfractibus superatis viam patefecit. Comp. Arneth, die Trajan’s Inschrift in der Nähe des eisernen Thors, Vienne, 1856, et Duruy, Histoire des Romains, édit. in-8°, t. IV, p. 255. Le 3e consulat de Trajan tombe en l’année 100.
[6] Frœhner, tab. 26-31.
[7] Conrad Mannert, Res Traiani intperatoris ad Danubium gestae, Norimbergae, 1757, p. 20. Francke, Zur Geschichte Trajans und seiner Zeitgenossen, Quedlimburg, 1840, p. 100. Aschbach, Diesteinerne Donaubruecke Trajans, p. 3, admet le chiffre de 80.000 et Frœhner, p. XI, note 2, celui de 100.000 hommes.
[8] Plinius, Panegyricus, XVI.
[9]
Bull. Inst. arch., 1869, p. 118, cité
par C. de
[10] La table de Peutinger place par erreur la ville de Lederata sur la rive droite du Danube. La novelle XI de l’empereur Justinien parle des villes : Recidua et Literata quae trans Danubium sunt.
[11] Frœhner, tab. 31-33.
[12] Frœhner, tab. 31-33.
[13] Frœhner, tab. 36. Dion Cassius, LXVIII, 6. Ammien Marcellin, XVII, 12, dit que la même chose arriva à un prince Sarmate devant l’empereur Constantin.
[14] Dion Cassius, LXVIII, 6.
[15] Frœhner, tab. 37-39.
[16] Frœhner, tab. 41.
[17] Priscien, VI, 13 : Inde Bersobim deinde Aïzin processimus, seule phrase qui nous soit conservée par ce grammairien du commentaire de Trajan sur les guerres daciques.
[18] Dion Cassius, LXVIII, 8. Frœhner, tab. 17-50.
[19]
Jordanès, De rebus geticis, nous dit
que Tapae commandait une des entrées de
[20] (Voir la carte.) La dérivation linguistique des noms actuels ne rencontre aucune difficulté. La forme roumaine Tapa, identique à l’ancienne, trouve des analogies dans le roumain capra, qui vient du latin capra ; barba, du latin barba. Quant au changement de l’o en a dans Bersava, roumain, de l’ancienne forme Bersovia, il trouve des analogies dans le roumain corastra, du latin colostra ; afara, roumain, signifiant dehors, du latin ad foras. Comparez D. Oncial, Critica teoriei lui Roesler de D. A. D. Xenopol, dans les Convorbiri literare, XIX, p. 184.
[21]
Vers la fin de sa première expédition, Trajan lutta contre les Daces dans les
montagnes. Ce sont celles qui encaissent le cours de
[22] Frœhner, tab. 50-51.
[23] Frœhner, tab. 51-52.
[24] Frœhner, tab. 53-54.
[25] Frœhner, tab. 54-55.
[26] Frœhner, tab. 55-56.
[27] Frœhner, tab. 57-58.
[28] Frœhner, tab. 58-59. Pline, Panégyrique, LXXXI.
[29] Frœhner, tab. 59-62.
[30] Frœhner, tab. 63-64.
[31] Frœhner, tab. 83-85, 89-91.
[32] Dion Cassius, LXXIII, 9.
[33] Frœhner, tab. 82-83.
[34] Frœhner, tab. 85-88.
[35] Frœhner, tab. 91-93.
[36] Frœhner, tab. 97-99.
[37] Frœhner, tab. 101-104.
[38] Dion Cassius, LXVIII, 9.
[39] Dion Cassius, LXVIII, 10.
[40] Dion Cassius, LXVIII, 9.
[41] Dion Cassius, LXVIII, 10.
[42] Voir, sur le pont en pierre de Constantin le Grand, Cedrenus, édit. de Bonn, I, p. 517 : Καί άυτός Δάνουβιν περάσας γέφραν έν αύτώ λεθίνην πεποίηxε, xαί τούς Σαύθας ύπέταξε. Aurelius Victor, De vita et moribus imper., XLI : Hic (Constantinus) pontem in Danubio constraxit. Comparez Orosius, VII, 28.
[43] Un pied grec = 0m309. Les données de Dion sont empruntées à la description même de l’architecte Apollodore ; par conséquent, les mesures sont grecques. Voir sur la description du pont laissée par Apollodore, Procope, De ædificiis, IV, 5.
[44]
Dion Cassius, LXXIII, 13. Si on peut rencontrer des endroits où le Danube est
trois fois aussi large qu’à Turnu-Severin (
[45] Engel, dans sa Commentatio de expeditionibus Traiani ad Danubium et origine Valachorum, vindobonnae, 1794, p. 206, montre que l’itinéraire d’Antonin indiquerait l’existence du pont de Trajan entre Egeta et Aquae. Il base son assertion sur le passage suivant de l’édition de l’Itinéraire publiée par Wesseling :
L’édition critique de l’Itinéraire publiée par Parthey et Pinder, Berolini, 1848, reproduit à la page 103 les mêmes stations, sans la moindre mention du pont de Trajan. Nous pensons que Engel a pris une annotation de Wesseling pour le texte de l’Itinéraire.
[46] Procope, De ædificiis, VI.
[47] Procope, De ædificiis, VI.
[48] Const. Porphyr., De adm. imp., XI.
[49] A. J. Odobescu, Istoria archeologiei, Antichitatea, Renasterca, Bucuresti, 1877, p. 362. Comparez la monographie d’Aschbach, Geber Trajan’s steinerne Donaubruecke, Vienne, 1858.
[50] Dion Cassius, LXVIII, 13.
[51]
Dierauer, Beitræge, p. 100, laisse
indécise la question par où Trajan pénétra dans
[52]
V. Duruy, Histoire des Romains, IV,
p. 256, note 2. De
[53] Strabon, Géographie, VII, 3, 13.
[54]
M. Hasdeu, Istoria critica,
Bucuresti, 1875, p.
[55]
Une inscription posée par un légionnaire de
[56]
C. de
[57]
Frœhner, tab. 108-
[58] Frœhner, tab. 117-118.
[59] Frœhner, tab. 118-120.
[60] Frœhner, tab. 124-128.
[61] Frœhner, tab. 128-129.
[62] Frœhner, tab. 131-133.
[63] Dion Cassius, LXVIII, 11.
[64] Frœhner, tab. 142-143.
[65] Frœhner, tab. 143-144.
[66] Dion Cassius, LXVIII, 11-12.
[67] Dion Cassius, LXVIII, 11.
[68] Frœhner, tab. 147-151.
[69] Frœhner, tab. 151-152.
[70] Frœhner, tab. 155-156.
[71] Frœhner, tab. 171-172,177-178.