MARIE STUART ET LE COMTE DE BOTHWELL

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Raconter encore une fois l'histoire de Marie Stuart ! A quoi bon ? va-t-on nous dire. C'est un procès instruit et jugé depuis longtemps. La reine d'Écosse est une charmante coupable à qui l'on accorde volontiers le bénéfice des circonstances atténuantes, mais qui ne peut demander sérieusement rien de plus. Naguère encore, un maitre dans la science a repris cette cause célèbre, compulsé les documents, établi la logique de l'accusation et jugé en dernier ressort. Après lui, plus rien à faire : tout est dit.

Nous en demandons humblement pardon à l'illustre maitre, pardon au lecteur qui s'estimerait très-suffisamment édifié sur le compte de la belle reine ; mais nous croyons que tout n'est pas dit, que la cause vaut mieux que sa réputation, et que tous les degrés de juridiction ne sont pas épuisés. Nous croyons, en un mot, que Marie Stuart est une de ces victimes tragiques sur lesquelles est tombé, de son poids le plus lourd, le Væ victis ! On l'a dit : malheur à ceux dont l'histoire a été écrite par la faction qui les a vaincus !

Marie fut trompée, trahie, renversée par la noblesse protestante de son royaume. A la tête de ses ennemis, tour à tour secrets ou déclarés, figure pour des motifs d'ambition personnelle son frère naturel, lord James Stuart, comte de Murray ; en arrière, Élisabeth, reine d'Angleterre, et son ministre lord Cecil, dont la politique eut pour objet de ruiner une princesse héritière présomptive des Tudors. Tous ensemble à l'état de complot permanent, ils essayèrent une première fois de se saisir de sa personne lorsqu'elle revint de France en Écosse en 1561, après la mort de François II, son premier mari ; une seconde fois en 1565, avant son mariage solennel avec Henri Darnley ; une troisième fois en 1566, lorsqu'ils égorgèrent son secrétaire David Riccio, crime qui dans leurs plans n'était que le premier pas vers l'abdication forcée, et même le meurtre de Marie Stuart ; ils réussirent la quatrième fois enfin, en 1567, quand ils assassinèrent Darnley, quand ils marièrent sa veuve avec l'assassin James, comte de Bothwell, leur complice depuis qu'ils lui avaient montré l'appât de cette union et du pouvoir suprême. Alors enveloppant la jeune femme dans le crime de son nouvel époux, ils la précipitèrent du trône et refermèrent sur elle les portes de la prison, d'où elle descendit au bout de vingt aimées dans une tombe sanglante.

Quand ils lui ravirent sa couronne et sa liberté, ils cherchèrent à légitimer leur attentat en l'accusant d'amour adultère pour Bothwell, de complicité dans l'assassinat de Darnley, de machinations contre la vie de son propre fils. En même temps qu'ils répandaient les libelles calomniateurs dont l'auteur principal fut George Buchanan, ils étouffèrent la voix et la défense de la captive. Dès lors, le verdict sembla rendu contre elle et accepté de l'opinion. Elle eut pour la condamner non-seulement la vérité apparente des faits, mais encore la logique ordinaire des passions' humaines dans leurs entraînements. On vit et l'on dépeignit en elle une femme adulée, chez qui les mauvaises mœurs de la cour de Henri II, où elle fut élevée, obscurcirent et confondirent dès son plus jeune âge le sentiment du bien et du mal. Qu'ensuite, continue l'accusation théorique, infatuée d'elle-même et imbue de ces tristes leçons, changeante et accessible aux soudains dégoûts comme aux emportements de l'imagination et des sens, elle ait vu, aimé passionnément, épousé l'efféminé et beau Darnley, parce qu'elle aimait son plaisir ; que bientôt après, justement exaspérée qu'il se fût enrôlé parmi les meurtriers de Riccio, elle l'ait pris en haine ; qu'alors, par la loi des contrastes, elle ait choisi pour la venger un audacieux et rude soldat ; qu'elle se soit livrée tout entière à ce Bothwell, son nouveau héros ; que, gênée dans ses ardeurs nouvelles par le lien qui la rivait à un mari outragé et détesté, elle se soit résolue de s'en débarrasser en rendant meurtre pour meurtre ; qu'elle ait été perfide ; qu'implacable au fond du cœur, mais le sourire sur les lèvres et prodigue de caresses, elle ait conduit le malheureux abusé au piège mortel ; qu'elle ait écrit des lettres où débordait sa passion pour l'un, son animosité contré l'autre ; que même elle ait conçu sans horreur la pensée de livrer l'enfant du mari à la discrétion de l'amant ; que, sa vengeance accomplie, elle ait, pour hâter son mariage, objet de ses vœux et de son crime, bravé le scandale d'un enlèvement à la face de la nation stupéfaite et irritée ; qu'y a-t-il après tout de surprenant ? N'est-ce pas, ajoute-t-on, la marche naturelle et inexorable de la passion désordonnée ? N'est-ce pas l'effet des impressions premières ? Car ce qu'on voit influe à la longue sur ce qu'on fait.

Nous répondons que c'est là une Marie Stuart de système ; qu'on lui a imputé les vices qu'elle devait avoir d'après la théorie psychologique ; les crimes qu'elle a dû commettre d'après ses vices supposés ; qu'on est parti de l'idée à priori que les écrits de ses adversaires devaient être la vérité ; qu'on a examiné les documents d'un œil prévenu, et qu'en fin de compte l'on s'est trompé.

Telle fut, au dernier siècle, l'erreur de Robertson ; en lui, l'historien partial de l'Écosse et de Marie Stuart bénéficia trop de la réputation de gravité et de jugement, si bien acquise à l'historien de Charles V. Telle a été de nos jours, nous osons le dire, l'erreur de M. Mignet. Chez l'éminent écrivain, un récit calme et rapide, avec une allure presque mathématique, l'unité imposante de la conception et de l'exposé du sujet, un style à la fois si sobre et si plein qu'il semble que ce soit la vérité elle-même en mouvement ; toutes ces qualités de premier ordre fascinent et subjuguent le lecteur. On a comparé M. Mignet à un président de cour d'assises, qui, des hauteurs sereines où il remplit sa mission sociale, résume les débats et prononce l'arrêt d'une voix sûre et sans passion, devant la foule qui s'incline.

Eh bien ! la justice n'est pas infaillible. Nos premiers doutes s'éveillèrent presque fortuitement, à propos d'un travail sur un objet tout différent, qui ne touchait à l'Écosse de Marie Stuart que par un côté. Adepte jusque là de l'opinion généralement admise, et sans aucun projet préconçu de la soumettre à un examen nouveau ; nous fûmes frappé de cette circonstance que, tandis que Lingard affirmait que c'était à l'instigation de lord James et des nobles écossais, qu'Élisabeth avait tenté d'intercepter l'escadrille de Marie Stuart retournant de France en Écosse ; M. Mignet gardait un silence absolu sur cette trahison, certaine pourtant.

Dès lors en y regardant de plus près, nous crûmes apercevoir des obscurités que l'illustre auteur n'éclaircissait point ; des difficultés qu'il ne tranchait pas, ou qu'il tranchait trop aisément. Par exemple, il se tait sur le mariage secret qui unit Marie Stuart et Darnley, trois mois avant leur mariage public ; et lorsqu'elle le veille durant une maladie, il tourne au désavantage moral de la jeune princesse ces mots de l'ambassadeur de France en Angleterre « qu'elle use de mêmes offices envers lui que s'il était déjà son mari ; » et cependant la même dépêche de l'ambassadeur annonce pour la seconde fois que le mariage est fait, indication que M. Mignet néglige de reproduire. Il affirme que les progrès de la faveur de Bothwell vers la fin de l'été de 1566 éclatèrent aux yeux de tout le monde ; mais il n'apporte aucun fait à l'appui, ni ne tient compte des puissantes dénégations de Chalmers, qui a soutenu l'opinion contraire pièces en main. Le récit de la scène d'explications qui eut lieu entre les deux époux devant le Conseil privé d'Écosse, le 30 septembre 1566, est conçu de manière à mettre ; en dépit des témoignages les plus authentiques, les torts du côté de Marie. Celle-ci est taxée d'animosité implacable contre Darnley, atteint de la petite-vérole à Glasgow en janvier 1567, alors qu'elle s'est empressée de lui envoyer son propre médecin, quoiqu'elle soit souffrante et qu'elle puisse craindre pour son enfant, etc. etc. Voilà comment une étude de plus en plus approfondie, nous conduisit à une conviction et à des conclusions entièrement opposées à celles du maître qui avait d'abord été notre guide.

On nous demandera au nom de quelles autorités nous venons nous inscrire contre la doctrine établie.

La plupart, nous l'avouons, sont anciennes ou connues déjà du public français. 1° Les collections d'Anderson, qui a réuni avec plus d'ardeur que de bonne foi les pièces relatives à Marie Stuart ; il ne s'est pas-fait faute d'y pratiquer des suppressions pour noircir l'infortunée reine[1] ; 2° Robert Keith, auteur d'une histoire des affaires de l'Église et de l'État en Écosse depuis les commencements de la réforme sous Jacques V, jusqu'à la retraite de Marie Stuart en Angleterre en 1568, riche de documents authentiques, recueillis en Écosse, en Angleterre et en France, et modèle achevé de la candeur chez l'historien[2] ; 3° Walter Goodall, auteur d'un examen sur les lettres que Marie Stuart aurait écrites au comte de Bothwell, et de recherches sur l'assassinat du roi Henri[3]. Ces deux ouvrages renferment en foule les renseignements les plus précieux puisés aux originaux ; et sont suivis d'un appendice entièrement composé de pièces provenant des archives. On peut différer d'opinion avec Goodall sur certains points, par exemple lorsqu'il soutient que rien ne prouve que Bothwell ait assassiné Darnley ; mais nul n'a jamais contesté l'irréprochable sincérité de ses citations ; 4° Georges Chalmers, qui composa, d'après les papiers d'État, une vie de Marie Stuart et des mémoires sur les principaux personnages contemporains[4] ; 5° plus près de nous, Patrick Fraser Tytler, auteur d'une histoire d'Écosse[5], plus savant que versé dans la critique ; 6° la collection des lettres, instructions et mémoires de Marie Stuart, sur les originaux et manuscrits du State Paper office de Londres, et des principales archives et bibliothèques de l'Europe, par le prince Alexandre Labanoff[6] ; 7° les recueils de pièces dus aux remarquables travaux de M. le baron Teulet : Relations politiques de la France et de l'Espagne avec l'Écosse au seizième siècle[7] ; plus, un volume, contenant les lettres de Marie Stuart à Bothwell, des documents relatifs au meurtre de Darnley, des lettres et écrits divers, etc.[8]. Outre ses bibliothèques, l'Angleterre a ouvert libéralement ses archives et a produit au soleil les actes les plus secrets du gouvernement d'Élisabeth[9].

Nous nous exposons à être taxé de témérité en prétendant déduire des documents fouillés et mis en œuvre par les mains les plus habiles, le contrepied des résultats qu'elles en ont tirés. Mais il y a telles pièces, et nous disons des plus importantes, qui, publiées depuis plus de cent trente ans, pourraient être réputées nouvelles en France, tant on les a négligées. Qui ne sait, d'ailleurs, quelle est la puissance de la préoccupation, même chez les esprits les plus fermes ? Quelque sincère que l'on soit envers soi-même, il peut arriver qu'on soit entraîné à son insu à préférer ceci, à rejeter cela, à choisir non-seulement entre les pièces, mais entre les diverses parties d'une même pièce. Se rencontre-t-il des indications contraires à la thèse qu'on a embrassée, on les néglige comme frivoles et sans portée. D'autres y sont-elles favorables, on les accepte sans enquête, sans examen. Une lumière inattendue a-t-elle éclairé certaines actions de Marie Stuart, et en les faisant paraître sous leur vrai jour, les a-t-elle purgées de tout reproche, on ferme les yeux malgré soi ; et tout en rapportant les faits restitués dans leur exactitude matérielle, l'on continue d'édicter le blâme qu'avaient motivé des récits convaincus pourtant de calomnie. C'est ainsi qu'en dernière analyse, et sans l'avoir voulu un seul instant, on aboutit à des conclusions aussi éloignées de l'exactitude historique que de l'équitable justice. Nous nous sommes efforcé d'éviter ce danger, en ne reculant nulle part devant la discussion, en maintenant toujours les droits de la critique, surtout en nous imposant la règle absolue de citer les textes dans leur parfaite intégrité.

Mais outre les écrits déjà mentionnés, un ouvrage nouveau, postérieur à celui de M. Mignet, nous a offert d'inestimables ressources : c'est l'histoire des Vies des reines d'Écosse, par Miss Agnès Strickland[10]. Recherches aussi profondes que vastes et judicieuses, émotion de la vérité, énergie qui marche droit au but et ne le dépasse pas, délicatesse et coloris de l'imagination et du style, plume virile dans une main féminine, cette belle composition continue dignement la tradition des femmes qui ont su conquérir le titre d'historiens ; et l'on peut hardiment la classer parmi les travaux contemporains, qui honorent le plus l'école historique d'Angleterre.

Quelques mots en finissant, sur le plan que nous avons adopté. Une histoire complète de Marie Stuart nous eût entraîné au delà des nécessités du sujet. Nous nous renfermons dans la partie du règne comprise entre le retour de Marie en Écosse en 1561, et son abdication forcée dans la prison de Lochleven en 1567 ; et dans cette période, pour nous attacher aux événements et aux personnages essentiels, nous choisirons et nous étudierons successivement deux hommes, le comte de Bothwell et le comte de Murray : celui-ci, l'auteur premier, par ses manœuvres directes et indirectes, du détrônement de sa sœur ; celui-là, l'instrument aveugle de la dernière heure. Il paraitrait peut-être plus rationnel de commencer par Murray ; mais il est dans la perspective de l'existence de Marie Stuart, une question qui domine toutes les autres et que l'on doit résoudre de prime abord. Fut-elle, oui ou non, la maîtresse de Bothwell ? Un des grands arguments dont on l'accable, c'est que sa conduite morale, avant et après la mort de Darnley, aurait été en parfait accord avec la supposition de sa complicité dans le meurtre[11]. Commençons donc par prouver que sa conduite morale fut irréprochable et calomniée : racontons l'histoire de Bothwell.

Nous prions le lecteur de mettre hors du débat la question de mérite littéraire. Nous savons toute la distance qu'il y a entre l'ouvrage éloquent de M. Mignet et l'enquête laborieuse que nous essayons. Mais attachons-nous à l'intérêt plus haut de la vérité. Quand l'erreur, ou ce que l'on regarde comme tel en conscience, est armée de la supériorité du talent, et qu'elle s'impose par ce je ne sais quoi d'achevé et de définitif que l'éminent historien imprime si fortement à ses œuvres, n'est-ce pas alors surtout qu'il faut s'enhardir et la combattre ? La route où nous allons entrer, est épineuse et difficile, et nous ne pourrons pas toujours assumer sur nous seul la peine et la fatigue ; mais nous osons compter sur l'attrait de la justice. Nous espérons que le lecteur voudra bien prendre sa part dans le redressement d'une grande iniquité, et qu'avec nous il marchera vers le terme final, sans se rebuter aux obstacles. La vérité est ici comme une captive, qu'on ne délivrera qu'en déblayant pied à pied les abords de sa prison.

 

 

 



[1] Collections relating to the history of Mary queen of Scotland, Édinb., 1727-1728.

[2] Keith's, History of the affairs of church and state in Scotland, from the Beginning of the Reformation in the reign of the king lames V, to the retreat of queen Mary into England, anno 1568, Édinb., 1734.

[3] An examination of the letters, said to be written by Mary queen of Scots, to James earl of Bothwell. An Inquiry into the murder of king Henry, Édinb., 1754.

[4] The life of Mary, queen of Scots, drawn from the state papes, with subsidiary memoirs, 2e édit., Londres, 1822.

[5] History of Scotland, 3e édit., Édinb., 1845.

[6] Londres, 1844.

[7] Nouvelle édit., Paris 1862.

[8] Parie, 1859.

[9] Par exemple, la Correspondance du Border.

[10] The lifes of the queens of Scotland, t. II-VII, pour la partie relative à Marie Stuart, Édimbourg et Londres, 1852 1858. — Du même auteur, The lifes of the queens of England. Nous recommandons spécialement la biographie d'Élisabeth.

[11] Mignet, t. I, p. 281-282.