LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME SECOND

 

CHAPITRE XI. — LES SUITES DE LA CAPITULATION DE METZ ET LA FORMATION DE L'EMPIRE ALLEMAND.

 

 

Au lendemain de la chute de Metz, sir John Burgoyne, qui s'était distingué en Crimée avec les troupes anglaises et axait acquis une réputation méritée de stratégiste, le même général qui avait fait passer l'impératrice en Angleterre, avait écrit à Napoléon III pour le plaindre et en même temps pour exprimer son opinion sur les causes de nos désastres. L'empereur lui répondit par cette lettre qui prouve à quel point les préparatifs de hi guerre de 1870 avaient été défectueux et justifiaient les critiques dirigées contre l'impéritie des ministres et du souverain lui-même :

Wilhelmshöhe, 29 octobre 1870.

Mon cher sir Burgoyne,

Je viens de recevoir votre lettre qui m'a fait le plus grand plaisir, parce qu'elle est une preuve touchante de votre sympathie pour moi, et ensuite parce que votre nom me rappelle le temps heureux et glorieux où nos deux armées combattaient ensemble pour la même cause. Vous qui êtes le Moltke de l'Angleterre, vous aurez compris que nos désastres viennent de cette circonstance que les Prussiens ont été plus tôt prêts que nous et que, pour ainsi dire, ils nous ont surpris en flagrant délit de formation.

L'offensive m'était devenue impossible. Je me suis résolu à la défensive, mais empêché par des considérations politiques, la marche en arrière a été arrêtée, puis devenue impossible. Revenu à Chinons, j'ai voulu conduire à Paris la dernière armée qui nous restait, tuais là encore des complications politiques nous ont forcés à faire la marche la plus imprudente et la moins stratégique qui a fini au désastre de Sedan. Voilà, en peu de mots, ce qu'a été la malheureuse campagne de 1870. Je tenais à vous donner ces explications, parce que je tiens à votre estime.

NAPOLÉON.

Dans la relation de la bataille de Sedan faite par l'empereur lui-même à Verviers au lendemain de la bataille et citée plus haut (tome Ier), Napoléon III a dit que le mouvement de retraite de Mac-Mahon sur Mézières était déjà commencé, lorsqu'une dépêche, venue de Paris, l'obligea à persévérer dans une marche qui allait lui devenir fatale. Et dans sa brochure sur les Causes de la capitulation de Sedan, Napoléon a ajouté : Le langage de la raison n'était pas compris à Paris : on voulait à tout prix donner à l'opinion publique la vaine espérance que Bazaine pourrait être secouru et le duc de Magenta reçut du Conseil des ministres, auquel s'étaient adjoints le Conseil privé et les présidents des deux Chambres, l'injonction la plus pressante de marcher dans la direction de Metz.

Après ces aveux de l'empereur, les Prussiens nous ont surpris en flagrant délit de formation, que deviennent les paroles de Le Bœuf et de Rouher : Nous sommes prêts, et celles du même ministre de la Guerre et de M. Ollivier, président du Conseil, qui affirmaient à la Commission des Crédits que nous avions huit ou dix jours d'avance sur les Prussiens ? Le 14 juin 1870, le général Lebrun avait déclaré à François-Joseph que Napoléon III avait jugé prudent de chercher à établir dès à présent entre les deux souverains une entente qui fit que, d'un côté comme de l'autre, on n'eût pas à craindre d'être surpris en flagrant délit de formation. Cette déclaration si sage avait été, on le toit, négligée ou méconnue comme tout le reste.

Le bruit avait couru que si l'impératrice eût voulu conclure la paix au lendemain de la capitulation de Metz, les conditions allemandes auraient été l'abandon de l'Alsace à la Prusse jusqu'à Colmar et de la Lorraine jusqu'à Metz avec 3 milliards et demi d'indemnité. Absurdité ! s'écria Bismarck, quand on lui raconta ce bruit. Je leur demanderai beaucoup plus. En effet, au lendemain de Sedan, les Prussiens parlaient déjà de l'Alsace, de la Lorraine et de cinq milliards. Quelque temps après, le chancelier confia à ses secrétaires qu'un envoyé de Gambetta était venu lui demander s'il était disposé à reconnaître la République. Avec sa lourde et brutale jovialité, Bismarck répondit — c'est lui qui rapporte cela — : Sans doute et sans hésiter, et non pas seulement la République, mais aussi une dynastie Gambetta, si vous voulez en fonder une, pourvu qu'elle nous procure une paix avantageuse et certaine. Et, en effet, je suis prêt à reconnaître tout gouvernement, toute dynastie, même celle de Bleichröder on de Rothschild ! On sait à quelles conditions implacables. Le chancelier consentait à tout, pourvu qu'on mutilât le territoire et qu'on lui ouvrît toutes grandes les caisses de l'État français.

 

Le 21 octobre, Thiers, revenu à Tours, était allé immédiatement au siège de la Délégation. Il rendit compte de sa mission en Europe, puis exposa la grave question de la réouverture des négociations diplomatiques et ce qui avait été convenu à ce sujet avec le prince Gortschakov. A ce moment, M. de Chaudordy vint communiquer une dépêche du Cabinet britannique d'après laquelle l'Angleterre proposait aux deux parties belligérantes un armistice .pour que la France pût convoquer une Assemblée constituante. Le Conseil accepta avec empressement la proposition anglaise, mais, sur la demande de Thiers, accepta aussi la proposition russe et le projet de télégramme Glue l'empereur Alexandre devait envoyer au roi de Prusse pour demander un sauf-conduit, afin que Thiers pût aller à Paris et de Paris au quartier général prussien. On décida, malgré l'opposition de Gambetta, que l'armistice aurait pour but l'élection d'une Assemblée constituante, à la condition que Paris fût ravitaillé. Le 25, ou apprit que Metz était à la veille de capituler faute de vivres, et, au meule moment, le général Von der Tann fit remettre par l'évêque d'Orléans à Thiers des sauf-conduits pour l'attirer à Versailles. Thiers les renvoya aussitôt en faisant connaître qu'il en attendait d'autres pour aller d'abord à Paris consulter le gouvernement. Le 27, M. Okouneff vint apporter une dépêche de Gortschakov qui annonçait le consentement du roi de Prusse aux iceux de l'empereur Alexandre, et, le 28, Thiers partit pour Paris en passant par Orléans.

Après deux jours d'un pénible voyage, Thiers arrive à Versailles le 30 octobre et, faisant au chancelier allemand une très courte visite, lui dit qu'il ne peut encore entrer en pourparlers avec lui. Bismarck, qui était au courant des dispositions du gouvernement de la Défense nationale par Bancroft et Washburne, paraît approuver ces scrupules et le fait accompagner jusqu'au pont de Sèvres. Là, après avoir agité le drapeau blanc des parlementaires, une barque se détache de la rive opposée et vient chercher le vieil et infatigable homme d'État. Il passe la Seine et se rend au quartier général français, puis au ministère des Affaires étrangères. Le soir même, il apprend au gouvernement la terrible capitulation de Metz et la proposition faite par l'Angleterre et la Russie de signer un armistice pour l'élection et la convocation d'une Assemblée constituante, ce qui permettrait aux armées de province de se constituer et de s'accroître, de ravitailler et de rendre au pays la direction de ses destinées. Après une longue discussion, on adopte le projet d'un armistice aux deux conditions suivantes : Ravitaillement proportionnel à la durée de l'armistice ; liberté des élections dans toute la France. Paris est bientôt au courant de ce qui se passe ; l'agitation est grande à la nouvelle de la capitulation de Metz. Le bruit court que Thiers est venu imposer l'armistice au nom de la Prusse. Les révolutionnaires s'agitent et l'on craint une journée. Nous sommes à la date historique du 31 octobre. Thiers ta conférer, le lendemain à midi, avec Bismarck à Versailles sur le projet d'armistice. Le chancelier n'en repousse pas l'idée, ruais il conteste que la proposition en ait été faite par les Neutres ; ce qui était nue erreur, car sir Edward Malet, au nom de lord Lions, était allé traiter avec lui de ce sujet et, d'autre part, Gortschakov s'était fait à cet égard l'interprète officiel des désirs d'Alexandre. Cependant, comme Thiers accentuait les dispositions bienveillantes du tsar à l'égard de la France, le chancelier fit un signe à Busch en lui disant : Apportez-moi le carton de la Russie ! Les pièces qu'il montra furent tellement significatives que le négociateur français ne crut pas devoir insister sur la sympathie effective des Russes pour notre cause. Alors Bismarck se redresse et considérant que l'armistice serait beaucoup plus favorable à la France qu'à la Prusse, exige en compensation quelque avantage militaire sérieux, tel que la remise aux Allemands d'un fort de Paris ; puis, touchant à la question politique, il déclare qu'il ne demande pas mieux que d'avoir affaire à une représentation régulière de la France, mais il dit qu'il a le choix entre la restauration de l'Empire, le gouvernement républicain et même la monarchie des Bourbons. Comment, le choix ? s'écrie Thiers. Après les calamités que les Bonaparte ont attirées sur la France, personne ne les supporterait !J'ai seulement voulu, continue Bismarck sans s'émouvoir, vous prouver qu'à défaut du gouvernement de l'Hôtel de Ville, nous pourrions trouver d'autres signataires de la paix.

Ceci dit, on revint à l'armistice, à sa durée et au ravitaillement. Quant à la question des élections, Bismarck s'opposait à la consultation des électeurs en Alsace et en Lorraine. Thiers s'éleva avec vivacité contre cette prétention. Jamais, dit-il, nous ne laisserons préjuger une question de territoire, et, à l'accusation qui visait l'ambition insatiable de la France, il répondit par la démonstration saisissante de l'ambition inassouvie de la Prusse, depuis le temps du Grand Électeur. Sur ce, la conférence prit fin. Le lendemain, 3 novembre, on discuta les hases de la convention : Cessation des hostilités — convocation d'une Assemblée — vingt-huit jours d'armistice — liberté des élections — ravitaillement, etc. Au cours de la conversation, Bismarck fit entendre que, s'il était Français, il voudrait fonder un bon gouvernement en réunissant les partisans du comte de Chambord et ceux du comte de Paris, puis il offrit à Thiers de le mettre en relation avec les princes d'Orléans, s'il le désirait : J'aime et je respecte les princes d'Orléans, répondit Thiers, mais je crois qu'ils auraient tort de vouloir en ce moment faire acte de prétendants. Nia conduite, uniquement inspirée par l'intérêt de la France, a toujours été loyale ; elle le sera également avec la République. J'ai dit à ses chefs que s'ils nous donnaient un gouvernement sage et bien ordonné, nous l'accepterions ; mais qu'autrement nous reviendrions à nos préférences. Nous serons fidèles à cette promesse.

Le lendemain, nouvelle conférence. Bismarck, qui paraissait très préoccupé, apprit à Thiers que la Commune axait été proclamée à Paris. Désolé, mais non surpris par cette nouvelle, celui-ci proposa ail chancelier d'envoyer un de ses secrétaires aux avant-postes de Sèvres pour loir ce qui était réellement arrivé. Cochery, qui avait été chargé de cette mission, revint bientôt annoncer la victoire de l'ordre sur le désordre. Bismarck se montra peu satisfait, car il axait le secret espoir que si un général ne lui ouvrait pas les portes de Paris, comme Bazaine lui avait ouvert les portes de Metz, il se trouverait dans le parti anarchiste des hommes qui feraient sa besogne et seconderaient ses perfides desseins. Il reprit avec humeur la négociation et déclara que le roi et le parti militaire n'accorderaient le ravitaillement de Paris qu'à la condition de la cession d'un fort. Thiers ne put accepter de telles conditions et pria de nouveau Cochery d'aller informer le gouvernement de la Défense nationale de son refus. Pendant ce temps, Bismarck fit entendre à Thiers qu'après la capitulation de Paris amenée par la famine, les Prussiens demanderaient l'Alsace, la Lorraine, et, en fait d'indemnité, au moins la valeur de deux budgets français.

Thiers déclara que jamais la France ne serait en état de payer quatre milliards... Bismarck sembla fléchir, et son interlocuteur crut comprendre que deux milliards, avec l'Alsace et une partie de la Lorraine sans Metz, pourraient être les conditions d'une prochaine paix. Alors Thiers sentit redoubler en lui l'énergie du devoir et pensa qu'il pourrait décider le gouvernement de Paris à faire immédiatement les élections, même sans ravitaillement. Le 5 novembre, une barque le ramena de nouveau aux avant-postes français où l'attendaient Jules Favre et le général Ducrot. Il leur fit connaitre la situation. Jules Favre et le général Ducrot répondirent qu'il serait absolument impossible — et c'était l'exacte vérité — de faire accepter à Paris un armistice sans ravitaillement. Toutefois, le ministre des Affaires étrangères se chargea de porter les propositions à la connaissance du gouvernement, dont Cochery devait rapporter la réponse le lendemain à Versailles. Le 6 novembre, Cochery remit à Thiers un pli qui contenait deux dépêches ; l'une l'invitant à rompre toute négociation et à quitter le quartier général prussien, l'autre adressée à la Délégation de Tours. Thiers se rendit alors chez Bismarck pour lui notifier cette décision, et, celui-ci, après lui avoir exprimé des regrets plus ou moins sincères, lui fit ses adieux en lui réitérant le désir de le revoir bientôt pour pacifier les deux pays. Ils devaient en effet se revoir trois mois après, mais à la suite de quels événements ? Et combien les nouvelles exigences du vainqueur allaient être cruelles !

 

On a dû remarquer avec quelle insistance Bismarck parlait à M. Thiers du gouvernement impérial qu'il disait être toujours reconnu par l'Europe. Il lui avait affirmé en outre que le parti impérialiste était allé à Wilhelmshöhe s'entendre avec Napoléon III pour restaurer l'Empire.

Or, il convient de voir exactement ce que faisait l'empereur à cette époque et quelle attitude il litait dans sa captivité. Nous serons aidés dans ces recherches par les Souvenirs de A. Mels-Cohn, correspondant de la Gartenlaube[1], et par les notes récentes du général comte de Monts, gouverneur de Cassel. Le 5 septembre au soir, sur les ordres du général de Treskow, aide de camp général du roi, le général de Monts, gouverneur de Cassel, s'était rendu avec le général de Plonski et le premier président de Moëller à la gare de Wilhelmshöhe pour y recevoir l'empereur et sa suite, composée du général Castelnau, du général prince de la Moskowa, du général Pajol, du prince Achille Murat, du commandant Hepp, du comte Lauriston, du comte Davillier, de l'écuyer Raimbeaux, des docteurs Conneau et Corvisart et du secrétaire particulier, F. Piétri. Cinquante domestiques et quatre-vingt-cinq chevaux suivaient. Un poste d'honneur fut placé au château avec une garde de sûreté de quarante hommes et quelques agents en civil. La nouvelle du choix de Wilhelmshöhe pour lieu d'internement de Napoléon III déplut aussi bien à Monts qu'à la population de Cassel. La haine contre l'instigateur d'une guerre si imprudente était telle que beaucoup eussent préféré pour lui les casemates de Graudenz[2].

Dans les premières semailles de la captivité, rapporte Mels-Cohn, le gouvernement prussien dut prendre de sérieuses précautions pour garantir la sûreté personnelle de l'empereur. On avait déchainé trop de haines contre lui et l'on se voyait obligé d'en conjurer le débordement. Et parmi les mille griefs imaginaires dont Bismarck avait chargé Napoléon III et sa politique pour provoquer dans la nation allemande cet élan unanime qui était un gage de succès, il y en avait un surtout qui avait produit une exaspération particulière. Je veux parler de la prétendue insulte que le comte Benedetti avait faite au roi Guillaume à Ems[3]. Chaque Allemand s'imaginait que le roi avait été provoqué par l'ambassadeur au nom de l'empereur lui-même et voulait venger le roi. La majorité des habitants de Cassel considéraient qu'un château si magnifique était trop beau pour leur ennemi, mais les hôteliers se réjouissaient de cette arrivée qui allait leur amener des bénéfices importants. Le 6 septembre, le général de Monts fut reçu par l'empereur et remarqua aussitôt son expression d'affabilité et sa bonne grâce séduisante. Ses traits, rapporte-t-il, révèlent une grande douceur et sa voix répond à l'expression bienveillante de son visage. Napoléon savait parfaitement l'allemand, mais préférait s'exprimer en français. Monts, déjà moins prévenu contre son prisonnier, — car il était chargé de la garde du château, — trouva que les officiers français supportaient leur sort avec stoïcisme et ne se plaignaient ni de leurs revers, ni des fautes de leurs compagnons d'armes.

Il est curieux de savoir comment le général prussien jugeait l'empereur qu'il était appelé à voir tous les jours. Il constata d'abord en lui une nature très discrète et très réservée, volontiers amie du silence. Napoléon sortit bientôt de cette réserve vis-à-vis d'un officier qui lui témoignait les plus grands égards. Sa tenue à Wilhelmshöhe, dit Monts, fut calme, mesurée et digne. Ni plainte, ni désespoir sur la catastrophe dont il était la victime... Aucune réflexion amère contre les erreurs et les fautes graves de ses maréchaux au cours de la campagne. Sa figure était tellement placide qu'on aurait pu la croire privée de sentiment. Sa parole semblait habituellement froide et indifférente, mais elle s'échauffait aussitôt que la conversation devenait intéressante. Ce n'était pas un vain parleur qu'on avait devant soi, mais un homme habitué à n'exprimer ses idées que lorsqu'il les avait bien maries. Son attitude restait impassible. Dans les moments de la plus grande émotion, il était souverainement maître de lui-mense. D'n ne nature impressionnable et ardente, il avait l'art de cacher les plus vifs élans de son âme, si bien qu'on le croyait insensible et presque glacé. Cependant, son caractère offrait des traits généreux : la bienveillance, la bonté, la reconnaissance. Monts atteste que ses grandes qualités lui avaient non seulement assuré le dévouement et l'attachement de beaucoup de ses sujets, mais de tous ceux qui entraient en contact personnel avec lui. C'est ainsi .que les sentiments d'animosité que Monts et certains habitants de Cassel nourrissaient à l'origine contre lui, s'effacèrent bientôt pour faire place à une réelle sympathie.

C'était la seconde fois que Napoléon entrait à Wilhelmshöhe. A l'âge de quatre ans, il était venu dans cette résidence, habitée alors par le roi Jérôme et son épouse Catherine de Wurtemberg. Le château de Wilhelmshöhe est à une heure et demie de Cassel. On y accède par une belle et large allée de tilleuls en passant par les bourgs de Wahleiden et de Wallershausen. Les bâtiments voisins comprennent un corps de garde et des écuries transformées en casernes de hussards. Lors d'un voyage en Thuringe, le château m'apparut sous la forme d'une construction massive surmontée d'une lourde coupole et d'un portique à six colonnes doriques flanquée de quatre lions de bronze et encadrée de grandes bâtisses disgracieuses. C'est l'antique couvent des Bénédictins de Weissenstein devenu depuis le seizième siècle la résidence d'été des électeurs de Hesse et arrangé en forme de palais par Duryke et Jussow, de 1787 à 1794, pour le grand électeur Guillaume Ier, agrandi et complété en 1829. Actuellement, c'est le séjour d'été de la famille impériale. Ce palais n'offre rien d'artistique. J'accorde qu'il est somptueusement meublé et contient de nombreuses pièces auxquelles les Anglais décernent volontiers l'épithète banale de confortables. Quant aux constructions telles que le temple de Mercure, le Riesenchloss et l'obélisque surmonté d'une énorme copie de l'Hercule Farnèse, géant que le populaire a surnommé der Gross Christoph, et dans la cuisse duquel huit forts Allemands peuvent tenir à l'aise, je ne puis vraiment en faire l'éloge. C'est, parait-il, un produit de l'imagination inventive du landgrave Charles. Ce prince aimait l'extravagance ; cela se voit. Mais l'aspect des montagnes et des forêts de la Thuringe qui se découvre au sommet de la colline du parc, les belles eaux du lac d'Hercule et les arbres superbes qui se dressent de toutes parts font de ce lieu un pittoresque séjour.

Le landgrave de Hesse-Cassel qui habitait le château, lorsqu'il fut devenu électeur de Hesse en 1803, était un des alliés de Napoléon Ier. Il abandonna sa patrie pour se rallier à Frédéric-Guillaume IV et perdit ses Mats après Tilsit. Ils furent réunis avec une partie du Hanovre et les villes de Halberstadt, de Magdebourg, Verden, Paderborn, Minden et Osnabrück sous le sceptre de Jérôme Napoléon créé roi de Westphalie le 8 juillet 1807. Jérôme administra intelligemment son nouveau royaume, supprimant la dîme, les corvées et autres charges féodales, imposant le code Napoléon comme loi du pays, établissant la liberté des cultes et la conscription militaire et réorganisant la magistrature. Il favorisa l'instruction et le développement du gouvernement représentatif par l'attribution accordée aux États de Wurtemberg de discuter les lois élaborées par le Conseil d'État ; puis, essayant de fusionner les divers peuples soumis à sa puissance, avec le concours habile et gracieux de sa femme Catherine de Wurtemberg, il fit accepter à tous ses sujets un règne qui pendant six ans leur parut très doux et très prospère. On sait qu'après la défaite de Waterloo, Jérôme refusa de signer une convention qui l'aurait lié à la Prusse et préféra la captivité à Coppingen et à Elwangen, et l'exil aux avantages que lui offrait son beau-père le roi de Wurtemberg. C'est dans cette résidence de Jérôme, peuplée de souvenirs napoléoniens, dans ce pays enlevé à l'électeur en 1866 par la Prusse et transformé en province de Hesse-Nassau, que l'Empereur allait séjourner près de sept mois.

Le lendemain de son arrivée, il parcourut lentement les diverses salles et y retrouva nombre de tableaux ayant appartenu à son oncle. Tout à coup, il aperçut dans un salon le portrait de la reine Hortense, sa mère, en pleine beauté, en pleine jeunesse. Il fit alors un signe à ceux qui l'accompagnaient. Ils comprirent et le laissèrent seul. Une heure après, Napoléon sortit fort ému par les souvenirs qu'avait éveillés ce portrait et, plus d'une fois au cours de sa captivité, il revint contempler l'image de celle qu'il avait tant aimée[4].

Sa tendresse pour l'impératrice et pour son fils était indiscutable. Monts avoue que la conduite privée de l'empereur avait jadis causé quelques scandales qui eurent de tristes conséquences dans sa vie conjugale et dans sa vie de souverain, mais il l'excusait en ces termes : Il n'aurait pas été le neveu de son oncle le grand empereur, ni le fils de la reine Hortense, s'il n'avait jamais quitté le sentier de la vertu. Parlant de l'impératrice, Monts la juge ainsi : Elle a eu une grande influence dans les affaires politiques. Catholique ardente et dévouée au clergé français, elle a fait cause commune avec lui. Peut-être n'aurait-elle pas cherché à exercer en politique et en religion une action aussi prépondérante, si elle avait été heureuse dans son existence familiale. Ce fut au moment où l'empereur lui était le plus infidèle qu'elle s'occupa le plus activement des affaires publiques. Quant à lui, sa faiblesse de caractère a fait perdre à la France beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent. Monts ne pouvait comprendre comment un prince, qui à Strasbourg, à Boulogne, à Ham et au 2 décembre avait montré tant d'énergie, se fût montré si faible. C'était un homme bien étrange, celui chez lequel se rencontraient à la fois tant de courage personnel et tant de faiblesse morale.

Le gouverneur de Cassel se demande pourquoi, après tant de désastres, Napoléon n'avait pas songé à se suicider, puisque la mort cherchée par lui l'avait épargné, notamment à Sedan, où cinq officiers de sa suite immédiate furent tués ou grièvement blessés. Monts en donne aussitôt la raison : Catholique convaincu, il ne voulait pas commettre une faute aussi grave. Il ajoute : De plus, je crois fermement qu'il n'avait jamais perdu l'espérance de rétablir son pouvoir. Même quand il n'osait plus songer à sa personne, il avait foi dans la résurrection de la dynastie impériale en faveur de son fils. A cet égard, son espoir était devenu une certitude. Il s'illusionnait sur les faits et rien ne pouvait déraciner en lui cette croyance profonde.

Dans ses conversations avec Monts, Napoléon III reconnaissait les fautes de son organisation militaire. Il les avait prévues avant la guerre, il avait voulu les corriger ; mais les deux Chambres avaient, disait-il, fait échouer ses réformes. L'instruction défectueuse des réserves, le mauvais état du train des équipages, la surcharge du paquetage chez les fantassins, les retards de la mobilisation et d'autres détails à corriger, il les avait reconnus, mais n'avait obtenu aucun amendement utile. Il laissait entendre qu'il n'était pas le maître chez lui et que les influences de l'impératrice, de Gramont et de la presse l'avaient presque paralysé. Quant à la guerre contre la Prusse, il avait dû s'y résoudre, mais à contre-cœur. S'il avait résisté, il eût été renversé. Cette guerre tant blâmée avait d'ailleurs été accueillie avec tant d'enthousiasme que chacun croyait au succès.

L'empereur recevait beaucoup de visites. Monts note particulièrement celles du comte Clary, du général de Béville, de la duchesse d'Hamilton, sœur de la princesse de Hohenzollern, du président du gouvernement de Cologne, M. de Bernuth, de M. Hellwitz, juif baptisé, ancien démocrate et l'un des familiers de Bismarck. Cet Hellwitz, homme très fin mais très vaniteux, apprit un jour à Monts qu'il avait reçu mission d'informer Napoléon qu'il avait à décider, oui ou non, s'il voulait ressaisir son pouvoir ai ce l'aide de Bazaine et de l'armée du Rhin et conclure la paix en cédant l'Alsace et la Lorraine. Le messager disait titre venu au nom du chancelier lui-même[5]. Il avait ajouté que si l'empereur n'acceptait pas ces conditions, Bismarck traiterait même avec les républicains, s'ils lui offraient des garanties sérieuses de paix. Hellwitz prétendait que l'empereur avait été émit par les propositions du chancelier, mais qu'il avait jugé l'abandon des deux provinces chose impossible, car c'eût été la ruine même de ses espérances pour le rétablissement de l'Empire. Ce qui donne un certain crédit aux déclarations d'Hellwitz, c'est qu'à ce moment, vers le milieu d'octobre, le quartier général prussien, qui avait cru la paix assurée par le triomphe de Sedan, commençait à trouver la campagne très pénible[6]. La dysenterie et le typhus faisaient rage dans l'armée allemande. Les prisonniers français étaient une cause de dépenses et de graves soucis. Les sièges de Metz et de Paris, dont on ne prévoyait pas alors l'issue, inquiétaient fort les meilleurs généraux. J'ai sous les yeux des observations de militaires allemands occupés au siège de Metz qui critiquent les opérations de leurs propres chefs et croient que les Français les tiendront tout l'hiver devant la place dans une terre argileuse et empestée où ils seront condamnés par de rudes intempéries à une vie stérile et à des souffrances de toutes sortes. La landwehr se plaignait ouvertement et chacun croyait le succès incertain. On ne songeait pas à s'avancer plus au fond de la France, si difficile à conquérir et si difficile à conserver. Hellwitz, ancien négociant très estimé, s'était placé à la tête du parti démocratique et il avait une certaine influence en Prusse. Bismarck, ne négligeant aucun moyen ni aucun homme pour arriver à ses fins, l'avait employé auprès de Napoléon, mais sans succès. Le chancelier, qui avait si facilement eu raison de l'Autriche, n'arrivait pas à comprendre comment ces maudits Français, après la chute de leur empereur, osaient continuer une résistance aussi obstinée. Moltke lui-même était des plus surpris et s'étonnait que Paris dépensât tant d'argent pour jeter tant d'énormes obus sur ses troupes. Le moment viendra où Moltke lui-même, devant les menaces des armées de province, songera sérieusement à lever le siège de Paris[7]. Napoléon reçut, encore, parmi les visiteurs qui affluaient à Wilhelmshöhe, le général Fleury, ancien ambassadeur de France à Pétersbourg, son vieux trésorier Thélin, fidèle serviteur qui, tantôt de Berne, tantôt de Bruxelles, lui apportait de l'argent. On estimait la fortune personnelle de l'empereur à deux cent mille livres de rente environ. Il avait dépensé le surplus en abondantes générosités.

La révolution du 4 Septembre avait ému l'empereur. Il semblait, disait-il à Monts, que la journée de Sedan cid enlevé aux citoyens français la possibilité de bien raisonner. Les particuliers, comme le peuple tout entier, avaient perdu tout sang-froid et méconnu l'état réel des choses. Aussi, la France avait-elle donné à l'étranger l'aspect d'une maison de fous. L'empereur faisait sienne l'appréciation impertinente de Bancroft et de Washburne qui avaient dit à Bismarck que la France leur semblait un hôpital de fous, habité par des singes. Napoléon se rappelait avec tristesse les ovations qui l'avaient jadis accueilli, tandis que maintenant on criait : A bas l'empereur ! Vive la République ! Il trouvait que les Parisiens étaient dénués de tout équilibre moral et que jeunes et vieux n'étaient. ni plus ni moins raisonnables. Comme on attaquait le général Trochu devant lui et qu'on déplorait la confiance aveugle qui avait amené le souverain à lui confier le poste si important de gouverneur de Paris, Napoléon prit sa défense et dit que devant l'offre faite de s'emparer de la dictature, le général avait répondu : Mon devoir est l'obéissance et ce devoir demeurera ma ligne de conduite. Paris m'a été confié et je défendrai la ville au péril de ma vie[8].

Racontant alors les détails de la journée du 4 Septembre et la brusque façon dont le trône avait été renversé, l'empereur répétait mélancoliquement une phrase qui lui était familière : Il n'y a rien de perpétuel en France. Il avait appris que son portrait avait servi de cible à des forcenés et que le buste de l'impératrice avait été réduit en poudre. Que serait-il donc arrivé si cette femme infortunée était tombée aux mains de la populace ? L'empereur racontait sa fuite émouvante et lui, si maître de ses sentiments, ne pouvait contenir sa colère quand il dépeignait les émotions de l'impératrice jadis si adulée, maintenant repoussée et menacée, réduite à quitter au plus vite le pays et s'exposant sur un frêle yacht à la rage des flots et des éléments. Le prince Napoléon avait prié le roi de Prusse de lui permettre d'aller loir l'empereur, mais celui-ci répondit simplement par l'entremise du général de Monts : L'empereur ne désire pas, dans sa position actuelle, recevoir la visite du prince Napoléon.

L'affaire Regnier avait singulièrement préoccupé l'empereur. Aussitôt qu'il apprit la défaite de Bourbaki, il télégraphia à Bismarck : Le général Bourbaki a été dupe de l'intrigue de M. Regnier. L'empereur Napoléon prie le roi de permettre au général de retourner à Metz. Il plaignait ce brave officier, éloigné tout à coup par des intrigues mystérieuses de son poste d'honneur à la tête de la Garde. Chaque fois qu'il parlait de cette malheureuse affaire, il s'écriait : Comme je suis désolé ! Monts croit pouvoir affirmer que le prince Frédéric-Charles avait mis à l'autorisation de laisser sortir de Metz un messager pour l'impératrice, la condition que cet envoyé ne pourrait plus y rentrer. Monts se trompe. Cette condition ne fut pas imposée. En tous cas, Bourbaki l'ignorait si bien qu'il stipula formellement que la Garde ne ferait pas de sorties en son absence et que Bazaine s'y engagea. Chaque fois qu'il fut question de Regnier, Monts remarqua que l'empereur tenait cet individu pour une créature de Bismarck et en cela il ne se trompait guère[9]. Cependant, le chancelier s'en est défendu tant bien que mal et, dans une dépêche à Napoléon qui lui demandait des explications sur la mission de Regnier, il répondit : Je ne connais M. Regnier que depuis sa visite à Ferrières. Il n'a pas reçu mission de moi. Il m'a laissé supposer qu'il en avait reçu une de l'impératrice. Après qu'il fut constaté que cela n'était pas vrai, je l'ai prié de quitter le quartier général.

Napoléon recul encore à Wilhelmshöhe le général de Galliffet, la princesse Achille Murat, le général Boyer et l'ancien préfet de police Pietri. Monts dit que l'empereur l'attendait impatiemment. Celui-ci alla et retint souvent et Napoléon s'est servi de lui pour lui confier des missions spéciales. Lesquelles ? A cet égard, Monts n'a rien su. Tout porte à croire que ces missions avaient trait aux menées du parti impérialiste à Londres, à Bruxelles et à Versailles.

Lors de la reprise d'Orléans par les Allemands, l'empereur s'inquiéta des conditions qui suivraient la guerre et répéta à plusieurs reprises : l est impossible de gouverner la France après avoir cédé les deux provinces. Si je l'avais fait, tout le monde serait tombé sur moi : la presse, le parlement, les divers partis. Monts répliqua que la République serait bien forcée de renoncer à l'Alsace-Lorraine, à cause de ses insuccès. Il rappelait qu'étant allé en France avant la guerre, il avait entendu tous les partis réclamer la frontière du Rhin et l'abolition des traités de 1815. La France qui avait envahi si souvent l'Allemagne, disait Monts, et pris des provinces, en désirait encore davantage... Ainsi, comme le voulait Bismarck, il fallait traiter avec la République et reculer nos frontières, pour avoir non un armistice, mais une paix définitive. La République, il est vrai, n'offrait que peu de garanties pour la tranquillité future de l'Allemagne. Sans doute, on aurait trouvé plus aisément un terrain d'entente avec un gouvernement monarchique. Les chefs actuels du gouvernement français ne se doutaient pas des ruines épouvantables qu'allait amener le prochain bombardement de Paris ; autrement, ils auraient préféré rendre la ville plutôt que de l'exposer aux horreurs d'un siège. On voit bien que le général de Monts, comme bien d'autres Allemands, ne se rendait pas compte de l'état exact des esprits à Paris. S'il y avait été, il aurait vu que les habitants se préparaient courageusement à recevoir les obus prussiens. Ce n'est pas en effet le bombardement qui nous a fait capituler. Le manque de vivres, après cinq mois de siège, a eu seul raison de notre résistance.

Monts se demandait encore si la lutte actuelle entre les deux nations ne deviendrait pas une guerre de Cent Ans, comme l'ancienne guerre entre l'Angleterre et la France. Il est permis de répondre que le souvenir de la guerre de 1870 et le traité de Francfort, qui en a été la suite lamentable, seront pour bien longtemps encore — à moins de réparations qui sont le secret de l'éternelle Justice — une cause de discorde entre les deux nations. Tant que la plaie de l'Alsace-Lorraine sera ouverte, le cœur de la France saignera.

Le livre où le général Wimpffen défendait sa conduite à Sedan, émut l'empereur. Quoique ce général entreprit de justifier ses opérations stratégiques, Napoléon lui donnait tort, car le général Ducrot avait en raison de vouloir battre en retraite sur Mézières, à l'heure où il était encore possible de le faire. Wimpffen, dit Monts, s'était fait peu d'amis dans son internement à Stuttgard. L'introduction du livre où il glorifie sa conduite à Sedan ne contient que des éloges sur lui-même et ses exploits en Algérie.

Après la chute de Metz, l'empereur demanda au roi Guillaume de permettre aux maréchaux de Mac-Mahon, Canrobert, Bazaine et Le Bœuf d'être internés à Cassel. Le roi y consentit le 30 octobre. Monts allait informer l'empereur de cet acquiescement, lorsque le même jour survint subitement l'impératrice Eugénie, accompagnée de sa dame d'honneur la comtesse Clary. Elle avait voyagé jour et nuit sans interruption depuis Hastings et elle était visiblement fatiguée, mais plus émue encore de revoir son mari après tant d'épreuves, après la capitulation de Sedan et après celle, toute récente, de Metz. Ce n'était plus, dit Monts, la remarquable beauté de jadis. Ses traits étaient encore délicats et jeunes, mais ils avaient perdu leur fraîcheur. Ses cheveux toujours blonds, n'avaient plus cet éclat prestigieux qui les faisait tant admirer. Cependant, sa tournure élégante et fine la rendait encore séduisante. Son attitude fière me donna à penser qu'elle avait toujours su faire prédominer ses volontés dans la politique impériale. Elle me parlait peu. Elle s'adressait plutôt à l'empereur et ce qu'elle disait ou affirmait avait un caractère très net et très tranché. Elle semblait être habituée a être écoutée et à donner en toutes choses le dernier mot. A l'égard de Napoléon, elle affectait une sorte de supériorité et de domination, et s'il est vrai qu'elle se mit en France à la tête du parti qui voulait la guerre, j'ose attester qu'elle a dû, au moment où l'incident Hohenzollern éclata, imposer la décision fatale[10]. Lorsque l'empereur aperçut l'impératrice, il alla au-devant d'elle et la reçut comme si leur absence ne datait que de la teille. Ce n'est que lorsqu'ils furent seuls, qu'il éclata en sanglots et se jeta dans ses bras. Il n'avait pas voulu qu'un témoin quelconque le vit pleurer.

Dans son récit, Monts ajoute — et cette observation a son importance — : La visite de l'impératrice à Wilhelmshöhe paraissait dénoter, à mon avis, un certain dessein politique. On avait espéré qu'après la capitulation de Metz, notre roi rendrait à Napoléon ses soldats pour restaurer en France l'ordre et son pouvoir. Ce qui le faisait croire à Monts, c'est cette parole que lui adressa tout à coup l'impératrice : Vous soyez que si le roi de Prusse nous avait rendu notre armée, nous aurions pu conclure une paix honorable et rétablir l'ordre en France. En bon Prussien, Monts se dit aussitôt : Heureusement, cela n'arriva pas ainsi. Il importait d'être plus exigeant avec la France, et c'est ce qui fut fait. Monts est certain que l'impératrice désirait conférer avec Napoléon sur les événements à prévoir, au lendemain de la chute de Metz, lorsque les maréchaux et un grand nombre de généraux étaient avec toute l'armée prisonniers en Allemagne.

L'impératrice avait, comme l'a rapporté Albrecht de Bernstorff, quelques jours avant la capitulation de Metz, sur la suggestion de Boyer, offert à Bismarck de donner pleins pouvoirs à Bazaine pour traiter, mais à la condition que l'armée pût d'abord se ravitailler. Le chancelier refusa. Elle avait conversé également à Londres avec l'ambassadeur prussien dans une entrevue secrète, le 23 octobre, mais les conditions de paix que celui-ci lui soumit furent telles qu'elle les écarta. Mon père, dit Albrecht de Bernstorff, racontait que l'impératrice s'y était ouvertement opposée. Elle pleura tellement qu'elle effaça le coloris factice de son visage[11]. C'est ce qui explique pourquoi sa lettre du 26 au roi Guillaume, où elle faisait appel à la générosité du souverain, n'obtint qu'une réponse courtoise, mais inefficace. Elle en conféra avec l'empereur et sans aucun doute en tira la conclusion qu'il n'y avait rien à faire au moins pour le moment.

Arrivée le 30 octobre, elle partit le ter novembre à cinq heures du soir dans la direction du Hanovre pour l'Angleterre. Il semblerait que le comte de Bismarck n'avait pas été prévenu de cette fugue et que l'impératrice redoutait d'être retenue tout à coup à Wilhelmshöhe loin du prince impérial.

Le jugement de Monts sur cette princesse est intéressant à connaître. On a critiqué, dit-il, sur bien des points le caractère de l'impératrice Eugénie. Certes, sa légèreté et son désir de plaire l'amenèrent à des prodigalités regrettables et donnèrent une mauvaise impulsion à sa cour. Mais il importe de reconnaître que, comme tous les personnages officiels, elle était l'objet de critiques qui étaient souvent aussi fausses qu'exagérées... Cette princesse, assurément cligne de commisération, était, lorsqu'elle vint à Cassel, si cruellement atteinte par le sort, que nul ne songeait à la trouver frivole ou superficielle. Les derniers événements avaient, sans aucun doute, relevé et fortifié son caractère... A mes yeux, elle a paru comme une femme que l'expérience a mûrie, comme une femme intelligente et prévoyante ayant conscience de sa valeur, douée de formes aimables, épouse et mère dévouée, confondant les intérêts de la France avec les intérêts de sa dynastie. Mes sentiments pour cette princesse si malheureuse étaient ceux d'une pitié sans bornes, et cette pitié s'augmentait à la pensée qu'elle devait savoir, mieux que personne, combien elle avait pour sa part contribué à provoquer contre elle et les siens les coups de la destinée[12]. Le lendemain de son départ, Bazaine vint voir l'empereur. Il était suivi de Le Bœuf qui, visiblement, se tenait à l'écart et ne tenait pas à s'entretenir avec son camarade.

Napoléon, rapporte Mels, alla gravement à la rencontre de Bazaine et lui tendit la main... Puis il tendit les deux mains à Le Bœuf et serra les siennes affectueusement. Celui-ci perdit presque contenance, chancela, ne dit mot et dut se mordre les lèvres jusqu'au sang pour se retenir de pleurer. A peine avait-il quitté le château que le maréchal Canrobert arriva ; Napoléon lui mit les deux bras au cou et l'embrassa à plusieurs reprises. Les nuances de cette réception n'échappèrent à personne. Le lendemain, dans un entretien avec Mels, Napoléon dit que Bazaine serait cruellement puni d'avoir été appelé le glorieux Bazaine, car nous étions dans un monde et en un temps où il faut réussir. Puis, il ajoutait : On aura beau chercher, on ne trouvera rien à reprocher ni au maréchal Le Bœuf ni à ses devanciers. Déjà en 1867, à l'occasion de l'affaire du Luxembourg, le maréchal Niel me disait : Si la Prusse le veut à toute force, eh bien ! nous serons prêts... Et jugez ce que Le Bœuf a dû faire depuis ![13] C'est ce qui fait que Le Bœuf avait cru pouvoir écrire à Napoléon en juillet 1870 : Nous sommes plus forts que les Prussiens sur le pied de paix comme sur le pied de guerre. La légende a résumé cette affirmation surprenante en ces mots familiers : Il ne nous manque pas un bouton de guêtre. Napoléon oubliait bientôt son indulgence envers Le Bœuf pour écrire dans sa brochure sur les Causes de la capitulation de Sedan, que l'armée avait été surprise en pleine formation et que les préparatifs, comme l'appel et la constitution des réserves, avaient été des plus défectueux. Il concluait ainsi : Une si émouvante catastrophe ne doit pas seulement nous arracher des larmes, elle doit être aussi féconde en enseignements et fournir des leçons qu'on ne saurait oublier. Les succès de la Prusse sont dus à la supériorité du nombre, à la rigoureuse discipline de son armée, à l'empire qu'exerce dans toute l'Allemagne le principe d'autorité. Que nos malheureux compatriotes, qui sont prisonniers, profitent au moins de leur séjour en Prusse pou apprécier ce que donnent de forces à un pays le pouvoir respecté, la loi obéie, l'esprit militaire et patriotique dominant tous les intérêts et toutes les opinions ! Certes, la lutte était disproportionnée, mais elle aurait pu être plus disputée et moins désastreuse pour nos armes, si les opérations militaires n'avaient pas été sans cesse subordonnées à des considérations politiques. Nous aurions été aussi mieux préparés si les Chambres n'avaient pas sans cesse été préoccupées de réduire le budget de la Guerre et si elles ne s'étaient pas toujours opposées aux mesures qui (levaient augmenter les forces nationales... A ces causes principales de nos revers nous devons ajouter les regrettables habitudes introduites dans l'armée par la guerre d'Afrique. Manque de discipline, manque d'ensemble, défaut d'ordre, exagération du poids que porte le soldat et du nombre de bagages des officiers, tels sont les abus qui se sont introduits dans nos années... Le laisser-aller de la tenue influe sur l'esprit militaire et cet abandon se reproduit dans tout le reste. On ne sert plus avec cette régularité, cet amour du devoir, cette abnégation de soi-même qui sont les premières qualités de ceux qui commandent comme de ceux qui obéissent.

En résumé, l'armée réfléchit toujours l'état de la société dans laquelle elle a été formée. Tant que le pouvoir en France a été fort et respecté, la constitution de l'armée a présenté une solidité remarquable ; mais lorsque les violences de la tribune et de la presse sont venues affaiblir l'autorité et introduire partout l'esprit de critique et d'indiscipline, l'armée s'en est ressentie.

Ces réflexions de l'empereur sont justes. Sans chercher à excuser par elles la faiblesse des préparatifs de l'Empire et ses fautes, on ne peut nier qu'elles ne soient vraies de tout temps, et ce souhait qui termine la brochure impériale doit toujours être médité : Dieu veuille que le drame terrible qui s'est déroulé serve de leçon pour l'avenir !

Napoléon retenait sans cesse sur la nécessité de trouver un homme instruit, au courant de la législation française et partisan de ses idées pour l'envoyer à Versailles, ou même auprès de la Délégation, afin de t'aire des propositions sur lesquelles on pût s'entendre de part et d'autre. Mais c'était là le point difficile et nulle capacité ne se présentait. Dans l'entourage de l'empereur se trouvait un homme d'une haute distinction, l'ancien préfet Levert. Napoléon aurait voulu s'en sertir pour négocier la paix, mais Levert s'y refusa poliment. L'empereur exprima, dans une lettre au roi, puis dans une autre au chancelier, ses regrets de n'avoir personne auprès de lui pour entamer des négociations[14]. Avec cet esprit hésitant, qui passait si facilement d'une idée à une autre sans s'y arrêter, il manifestait à Monts le désir de convoquer une Assemblée pour connaître la véritable opinion du peuple français. Mais comment arriver à faire cette convocation ? Et d'autre part, était-il prudent de consulter le peuple qui se fût en masse prononcé contre lui ? Puis eût-il été facile de faire des élections dans les provinces occupées par les troupes allemandes ?

Toujours préoccupé de sa défense personnelle, l'empereur s'était plaint que les autorités militaires de Cologne eussent interdit aux prisonniers français la lecture du Drapeau, journal bonapartiste qui paraissait à Bruxelles sous la direction de Conti. Sur sa demande, l'interdiction fut levée. Napoléon insistait aussi pour l'internement de la Garde impériale à Cassel, ce qui avec la présence des maréchaux dénotait en sa pensée un plan politique, mais le roi Guillaume n'y consentit pas. On motiva ce refus sous le prétexte que la. Garde était déjà établie dans des lieux d'internement éloignés et que son déplacement, à cause de l'emploi du matériel de transports pour la nécessité de la guerre, était presque impossible. L'insistance de l'empereur à cet égard donne une fois de phis à croire qu'il voulait se rendre personnellement compte des dispositions de ses soldats .et de leurs officiers, au cas où le roi de Prusse lui permettrait de rentrer en France pour y rétablir son pouvoir. Mais Guillaume et Bismarck comprenaient, devant la résistance des Français et leur ressentiment contre l'ancien souverain, que ce dessein n'avait aucune chance de réussite. Quand lira la nouvelle année, Napoléon exprima à Monts ses vœux pour lui et les siens, en s'associant à la douleur que lui avait causé la mort de son fils à la suite des blessures reçues à Saint-Privat. L'empereur était devenu sombre. Il ne parlait plus de ses espérances personnelles. C'est d'ailleurs ma conviction, dit Monts, que ce n'aurait pas été un bonheur pour nous autres Allemands si Napoléon avait ressaisi le pouvoir. Le général redoutait une guerre de revanche de la part de l'Empire, dès que l'occasion s'en présenterait, non seulement pour reprendre les deux provinces perdues, mais pour conquérir aussi des provinces allemandes.

 

Le parti impérialiste, que Rouiller, Henri Chevreau, Persigny et autres notabilités dirigeaient à Londres, faisait annoncer partout que s'il avait été assez résigné pour pratiquer l'abstention, tant que le souverain avait dit : Laissez faire !, il serait assez dévoué pour encourir toutes les responsabilités, quand celui-ci dirait : Marchez ! Les serviteurs et les courtisans de l'Empire s'imaginaient que le roi de Prusse et son chancelier leur étaient particulièrement sympathiques. Ils se trompaient. Si Guillaume avait quelque pitié pour l'infortune de l'empereur et de l'impératrice, Bismarck y était personnellement indifférent. Quoique Napoléon lui eût singulièrement facilité les succès de 1864 et de 1866, il ne lui avait point pardonné les tentatives secrètes par lesquelles il eût voulu tirer un bénéfice particulier de Sadowa, ou empêcher pour la Prusse les conséquences nécessaires de ses heureuses entreprises. Il lui reprochait ses intrigues autant que ses hésitations. Il ne lui trouvait pas de caractère, ni de politique suivie. De la bonté, de la sentimentalité, des vertus quasi féminines, il consentait bien à les lui accorder. Mais quant à l'intelligence pratique, à la résolution, à l'énergie, il les lui déniait formellement. Au mois de juillet, disait-il à son secrétaire Moritz Busch, il a passé trois jours à hésiter sans pouvoir prendre parti, et même à présent il ne sait pas ce qu'il veut ! Busch affirmait que les bonapartistes s'agitaient beaucoup et faisaient de grands projets avec Persigny et Palikao. C'est ainsi qu'ils pensaient, d'après des bruits venus jusqu'à Versailles, à faire neutraliser Orléans ou Calais pour y appeler le Corps législatif, et là résoudre la question entre la monarchie et la République.

On annonçait même la venue à Versailles du prince Napoléon, et M. de Bismarck répondait : C'est un homme plein d'esprit, mais il n'a pas d'influence en France. Des nouvelles provenant de Londres attribuaient au prince la pensée de signer, de son autorité propre, un projet de paix agréable à la Prusse, puis de convoquer l'ancien Sénat et l'ancien Corps législatif auxquels il soumettrait ce projet. On parlait même de l'intention formelle du prince de se faire élire à la place de l'empereur. C'étaient là des rêveries de journalistes que le chancelier accueillait avec son scepticisme habituel. Il ne portait d'attention sérieuse qu'aux réalités et il pensait que, dans un mois ou deux au plus tard, il aurait affaire à elles. Certes, il ne refusait pas de mettre dans son jeu pour arriver à ses fins — c'est-à-dire à une paix qui assurât à l'Allemagne l'Alsace et la Lorraine et une colossale indemnité de guerre, — toutes les combinaisons possibles. Il se plaisait à dire, car cet homme trouvait le moyen d'être le plus féroce des ironistes, qu'il avait quatre combinaisons : à Paris, à Tours, à Hastings et à Wilhelmshöhe. Mais ni pour l'une ni pour l'autre il semblait n'affecter de préférence. Il eût signé, répétait-il souvent, avec le diable en personne, si le diable lui eût accordé ce qu'il voulait. A ceux qui lui parlaient de négocier définitivement avec la Délégation, il répondait : Ne savez-vous pas que l'empereur vient d'appeler auprès de lui les maréchaux prisonniers et.ses principaux officiers qui délibèrent avec lui et avec l'impératrice ? Que dirait-mi si nos deux ou trois cent mille prisonniers formaient leur armée, rappelaient l'ancien Sénat et l'ancien Corps législatif et déclaraient non avenu le gouvernement qui siège à l'Hôtel de Ville ? Si des patriotes, comme M. Thiers, lui déclaraient que la France n'accepterait jamais le retour de celui qui l'avait précipitée dans une guerre insensée, il répliquait froidement qu'en France tout était possible.

Voyant que les armées allemandes ne venaient pas à bout d'une résistance opiniâtre, le disciple du grand Frédéric comptait sur une arme plus meurtrière pour vaincre la France, c'est-à-dire sur la division des partis. Là encore il se trompait. Nul doute qu'il n'eût favorisé l'insurrection du 31 octobre comme il avait déjà en d'autres pays secondé d'autres insurrections, mais le patriotisme des Parisiens avait donné un démenti à ses prévisions sinistres, et les assiégés, sans distinction de partis, avaient écrasé la Commune naissante et légitimé par leurs votes approbateurs le gouvernement du 4 Septembre. Ils lui avaient donné une consécration inattendue. La sédition promise s'est fait attendre longtemps, mandait, le 10 novembre, Jules Favre aux agents diplomatiques de la France à l'étranger. Elle est venue à une heure propice au négociateur prussien qui l'a annoncée au nôtre comme un auxiliaire prévu ; mais, en éclatant, elle a permis au peuple de Paris de légitimer par un vote imposant le gouvernement de la Défense nationale qui acquiert par là aux yeux de l'Europe la consécration du droit. Ceux qui n'étaient pas au siège de Paris ont cru et ont dit que le gouvernement avait eu tort de ne pas faire procéder à la convocation immédiate d'une Assemblée, même sans armistice et sans ravitaillement. Au lendemain de l'insurrection du 31 Octobre, au lendemain d'une agitation qui avait été d'une part aussi patriotique que de l'autre elle était révolutionnaire, c'eût été folie de proposer à la capitale une sorte de reddition déguisée sous le canon des Prussiens installé au Mont Valérien. C'eût été rendre au parti communiste une force que le bon sens et le courage de la population lui avaient enlevée et provoquer fatalement une crise effroyable. Oui, l'on a combattu à Paris et dans tout le pays pour l'honneur, sans espérer de meilleures conditions d'un ennemi implacable et rapace. Mais cette résistance acharnée, il est bon de le redire aussi bien pour nous qui l'avons vue de près que pour les générations qui nous suivront, cette résistance a fait l'étonnement et l'admiration de l'Europe. Paris a ainsi bien mérité d'ajouter la croix d'honneur à ses armes, et le comte de Beust a pu dire, comparant avec envie la résistance des Français à celle des Autrichiens en 1866, ce mot que nous avons retenu : Vous pouvez mettre le siège de Paris à votre actif. Ne croyons pas d'ailleurs à une générosité que ni Bismarck, ni de Moltke, ni le roi Guillaume ne nous auraient manifestée. Une capitulation en novembre n'aurait sauvé ni Strasbourg ni Metz dont la capture, depuis nos premiers revers, depuis le 14 août 1870[15], était décidée. Tout au plus aurions-nous épargné un milliard ; mais qu'est-ce qu'un milliard quand il s'agit de l'honneur d'un pays comme la France ?

En apprenant la rupture des négociations, l'impératrice écrivit, le 7 novembre, à la comtesse Walewska : J'avoue que je le regrette vivement, quoique, pour nous, la réunion d'une Assemblée ne puisse être que la ruine de nos espérances, car elle voterait certainement, dans les circonstances actuelles, la déchéance. Mais le désir de voir le pays faire la paix qui lui est indispensable, même au point de vue de l'avenir, domine tout chez moi. Elle ajoutait que si la comtesse Walewska pouvait correspondre avec l'empereur à Wilhelmshöhe, elle devrait tâcher de lui faire comprendre combien il serait habile à l'Allemagne de ne pas insister sur la cession du territoire[16]. Elle mandait en même temps à la maréchale Bazaine que c'était la famine seule qui avait désorganisé l'armée de Metz[17], et qu'elle ne comprenait pas les insultes dirigées contre les hommes qui avaient si vaillamment combattu pendant plus de deux mois. Elle disait : La délégation de Tours savait à quoi s'en tenir sur l'état des vivres. J'ai envoyé Bourbaki qui ne leur a rien caché. Plus tard même, le général loyer a été envoyé à M. Tissot pour qu'il pût faire savoir la hâte qu'il y avait de presser l'armistice, si on voulait sauver l'armée. Enfin, j'ai moi-même fait avertir, par télégraphe, de l'urgence, mais on n'a rien fait pour les sauver et on crie à la trahison, parce que c'était la seule manière de se mettre à l'abri de l'accusation du public. Du reste, quand on trahit, on le fait, en général, pour en profiter ; l'intérêt, évidemment, pour le maréchal, était de rester à la tête de son armée aussi longtemps que possible... Vous avez eu raison de penser que pour rien au monde je ne ferai passer un intérêt dynastique avant l'intérêt de la France.

Cette dernière réflexion était tout à l'honneur de l'impératrice qui avait cependant — il est vrai — paru avoir la pensée, comme on l'a vu plus haut, que la Prusse pourrait faciliter un traité de paix en permettant à l'empereur de se servir de ses soldats prisonniers pour rétablir son pouvoir, mais qui y avait renoncé presque aussitôt en présence du refus du roi et de l'impossibilité évidente d'exécuter un tel plan. Il est évident que Bazaine et Boyer, d'accord avec le parti impérialiste que dirigeait Rouher à Londres, avaient voulu l'attirer à Metz, lui faire signer un blanc-seing sans lui révéler toutes les exigences de la Prusse, risquer avec elle une sorte de coup d'État, jeter l'armée de Metz sur les armées de la Défense nationale et tout essayer, même au prix de la guerre civile, pour rétablir l'Empire. Cette tentative criminelle, l'impératrice la devina et refusa de s'y associer.

Mais là où elle se trompait, c'est quand elle excusait Bazaine et quand elle disait qu'on n'axait rien fait pour sauver Metz. La Délégation, dans la mesure de ses moyens, avait tout essayé, et il est juste de dire que Bazaine n'avait pas, de son côté, opéré la moindre tentative utile pour entrer en communication avec elle. H ne l'a fait qu'au dernier moment, quand tout était perdu, à la veille de la capitulation. S'il est resté à la tête de son année, ç'a été non pas pour combattre, mais pour entrer en relations avec l'ennemi, contrairement à son devoir, par une vile intrigue avec un aventurier. Le malheureux, puisqu'il faut encore parler de lui, ne comprenait point la grandeur de la faute qu'il avait commise. Les années qui suivirent ne l'éclairèrent pas, et il eut la surprenante audace d'écrire en 1887, au comte d'Hérisson, qui l'interrogeait sur les événements de Metz : Je ne saurais trop affirmer que ma conscience ne me reproche rien, que j'agirais encore de même, parce que j'ai toujours été persuadé qu'un maréchal de France, chef d'armée, avait plus de droit qu'un gouvernement révolutionnaire de s'opposer à une sédition contre le pouvoir issu du suffrage universel et de mettre fin à une guerre désastreuse pour son pays.

L'impératrice, mise plus tard au courant de la conduite de cet homme, ne répéta plus ce qu'elle avait écrit en sa faveur au lendemain de la capitulation et s'abstint désormais de s'occuper de son sort après son évasion de File Sainte-Marguerite. Bazaine s'en plaignit vivement et lui reprocha d'être devenue indifférente à sa situation et de le considérer désormais comme un inconnu. Dans une lettre qu'a publiée un de ses apologistes, il écrivait : Quant aux tristes événements de 1870, ma conduite envers elle ne pouvait être plus loyale (et entre nous plus bête), et son ingratitude est manifeste. Le silence était pourtant ce qu'il y avait de plus clément à son égard.

Le parti impérialiste s'agitait toujours. A l'hôtel de Flandre à Bruxelles, se réunissaient en novembre le duc d'Albufera, le général de Montebello, le général Fleury, Levert, Canrobert et Changarnier. Ce dernier qui oscillait entre la légitimité et l'Empire avait, le 19 octobre à Metz, lui l'ancien adversaire de Napoléon III, parlé comme un de ses plus dévoués partisans. Le général loyer, après ses pourparlers avec Bismarck, était venu dire au Conseil qu'il s'agissait maintenant des bases d'un traité de paix fondé sur une cession de territoire, traité qui serait corroboré plus tard par les pouvoirs politiques compétents. L'impératrice régente, suivant le chancelier, axait l'autorité suffisante, mais elle avait, pour agir, besoin de s'appuyer sur une troupe nombreuse et fidèle. Le général Jarras, qui rapporte exactement ces faits, affirme que dans le Conseil plusieurs membres entrevoyaient avec satisfaction la possibilité de restaurer l'Empire, mais que la plupart ne pensaient qu'a une chose : tirer l'armée de sa situation critique, sans penser aux dangers politiques où ils allaient être jetés. On consulta les commandants de corps à ce sujet et trois sur cinq répondirent que les officiers et les troupes les suivraient, mais les deux autres se déclarèrent incertains. Ils ajoutèrent, ce qui était la vérité même, qu'il leur paraissait imprudent d'entraîner l'armée dans des luttes politiques intérieures.

A ce moment, le général Changarnier, à l'étonnement de plusieurs, prit la parole et appuya chaudement la proposition présentée par le général Boyer et inspirée par Bismarck. Deux jours auparavant, le capitaine Rossel et un de ses camarades étaient venus lui offrir le commandement de l'armée pour essayer de faire une trouée définitive à travers les masses ennemies. Le vieux général, blessé d'unetelle offre, les rappela sévèrement à leurs devoirs militaires et crut devoir en informer Bazaine qui, par reconnaissance, l'appela au Conseil. Invité par le maréchal à soutenir sa motion : Là seulement, dit Changarnier avec ardeur, est le salut de l'armée, celui de la France et de la société. L'impératrice acceptera, parce que c'est le seul moyen de conserver le trône à son fils. L'armée suivra l'impératrice, parce qu'elle sera profondément touchée de la confiance que lui témoignera une femme énergique et belle. Il se disait prêt à aller la chercher, mais il ne voulait pas priver de cet honneur le général Boyer qui avait déjà si bien préparé les choses[18]. C'était évidemment un langage chevaleresque et qui fit grande impression sur le Conseil, puisque la proposition fut votée ; mais il engageait les commandants de corps dans la voie la plus périlleuse, car il mêlait la politique aux choses militaires. Boyer repartit pour l'Angleterre avec l'autorisation de Frédéric-Charles, consulté à cet effet par Bazaine, mais ses démarches n'aboutirent pas. L'Impératrice, comme je l'ai rappelé, ne voulut point entendre parler d'un traité qui devait enlever à la France deux de ses plus belles provinces. On sait le reste. Changarnier n'avait pas plus réussi dans sa motion généreuse que dans la mission que lui donna le Conseil, le 24 octobre, d'aller solliciter auprès du prince Frédéric-Charles le règlement du sort de l'armée par une convention excluant toute capitulation. Le commandant en chef de l'armée allemande se refusa à accorder à Farinée du Rhin la possibilité de se rendre avec armes et bagages sou un point spécial du territoire français ou en Algérie, même sous l'unique condition de ne plus combattre, muais avec la facilité de maintenir l'ordre sur le territoire. Ces faits avaient attiré l'attention des bonapartistes sur Changarnier et plus d'un le croyait capable d'aider puissamment à la restauration de l'Empire, quoique Magne, l'ancien ministre, conseillât le ralliement de tous les partis à la Défense nationale et déclarât que c'était folie de vouloir présentement autre chose qu'une République conservatrice.

L'impératrice admirait la conduite de Changarnier à Metz et ajoutait que si elle était aux Tuileries, elle le féliciterait chaleureusement. Mais elle ne voulait pas le faire dans les circonstances actuelles, de crainte d'une mauvaise interprétation de cet acte. Elle aurait souhaité que l'Angleterre priât l'Allemagne de ne point insister sur une cession de territoire, sans avoir cependant à cet égard aucune illusion. Les conquérants, disait-elle, ne s'arrêtent jamais... Napoléon III n'avait pas les mêmes scrupules que l'impératrice. Il mandait le 16 novembre à l'un de ses partisans : Si vous voyez à Bruxelles le général Changarnier, engagez-le à écrire dans les journaux un mot en faveur de Bazaine. Je le lui avais déjà conseillé, mais il me répond que la rédaction de l'Indépendance belge n'ayant pas inséré sa lettre, il en a demandé la raison et qu'on lui avait répondu qu'on ne la publierait qu'en raccompagnant de réflexions très désobligeantes pour Bazaine et qu'alors il avait retiré sa lettre. Je le regrette, car la parole de Changarnier aurait eu un retentissement, tandis que les injures du journaliste auraient été inaperçues. Tâchez de le faire revenir sur sa décision[19]. Si importantes qu'eussent été les déclarations de Changarnier, auraient-elles pu prévaloir contre celles du général Deligny qui, d'accord avec les faits et les témoins de ces faits, accusait Bazaine d'intrigues louches et d'avoir par une capitulation odieuse amené un désastre sans précédent aucun dans l'histoire moderne ? Le 10 décembre, semblant prendre quelque part aux illusions de Napoléon, l'impératrice se demandait s'il fallait renoncer à avoir dans leur parti le général Changarnier qui pourrait jouer un plus grand et plus beau rôle. Le 11 décembre, l'empereur engageait Levert à causer avec le général pour bicher de le garder dans le parti impérialiste. Il faut, écrivait-il, maintenir Changarnier dans ses bonnes dispositions, en lui disant que le moment venu, je pense bien avoir recours à ses conseils. Il ajoutait avec tristesse : L'attitude de certains officiers français en Allemagne est bien mauvaise. Mais ils sont travaillés par des émissaires de plusieurs couleurs[20]. Napoléon promettait le maréchalat à Changarnier. Il s'exagérait singulièrement l'influence d'un homme qui n'était pas bien sûr encore de ses opinions et qui, s'il axait cédé à un mouvement chevaleresque en faveur de l'impératrice dont il admirait l'énergie, hésitait maintenant entre l'Empire et la monarchie[21].

La persistance opiniâtre de Paris à se défendre, malgré toutes les mauvaises nouvelles qui pénétraient dans la capitale, stupéfiait les Prussiens, et le succès inattendu de Coulmiers émut à tel point le quartier général allemand, que M. de Moltke eut un moment, comme je l'ai dit, l'idée de suspendre le siège de Paris vers le 10 novembre pour faire face à des attaques qu'il n'avait pas prévues. Il redoutait alors que, par une audace inouïe, le général d'Aurelle de Paladines ne marchât sur Versailles et ne portât aux troupes d'investissement, non encore renforcées de celles de Metz, de terribles coups. La Délégation de Tours profita de la victoire de Coulmiers pour reprendre les négociations diplomatiques et essayer de faire intervenir les Neutres. Mais nos revers simultanés sur la Loire et sur la Marne anéantirent nos espérances un instant réveillées. Les Neutres se turent.

Les exigences des Allemands, proclamées par leurs agents diplomatiques et par leurs journaux, avaient ému Gladstone. Il disait à ses collègues que les Neutres ne pouvaient continuer à garder le silence au moment où l'on cherchait à fouler aux pieds le principe essentiel du droit des populations : celui d'être consulté au lieu d'être inexorablement violé. Le Cabinet anglais, fidèle à sa politique étroite, répondait que le moment n'était pas encore tenu d'élucider cette question, pourtant à l'ordre du jour. Granville écrivait à Gladstone que si l'on agissait, on passerait pour jeter dans la balance le poids d'une influence évidente en faveur des Français contre les Allemands et que ce ne serait plus là de la neutralité. Il craignait que l'Angleterre ne perdit sa force en formulant des principes généraux auxquels nul ne voudrait prêter attention. Il croyait cependant entrevoir des symptômes de lassitude en France et osait écrire que les Anglais seraient heureux d'arranger une paix comprenant la cession de quelques milliers d'intellectuels strasbourgeois sans consulter leurs vœux. Voilà où en était arrivée l'Angleterre à la fin de 1870 ! Elle ne comprenait pas que son inaction envers une ancienne alliée, son dédain des principes constitutifs des nations et de l'équilibre européen lui susciteraient un jour les plus graves embarras. Elle laissait se former sous ses yeux une puissance énorme, sans se douter que l'ambition de cette puissance pourrait tôt ou tard se tourner contre elle-même et menacer sa propre sécurité. Elle se croyait à l'abri dans une île inabordable et ne redoutait alors ni les surprises mystérieuses des profondeurs de la mer, ni les périls venant des abîmes de l'air. Son égoïsme épais lui voilait l'avenir. Lord Granville, qui était le plus fidèle représentant de cet égoïsme, avouait sa répugnance à poser un principe qui ne permit pas aux Prussiens de prendre aux Français une seule parcelle de territoire. En effet, disait-il, même si l'Alsace et la Lorraine en viennent plus tard à préférer être allemandes, nul ne saurait prétendre en ce moment qu'un vote parfaitement libre de leur part se prononcerait en ce sens... A présent, tirer un coup en l'air, ce serait porter à son comble la colère allemande et engager les Français à tenir bon...[22]

Lord Granville savait que Bismarck était exaspéré contre la reine d'Angleterre et contre sa fille la princesse Victoria, épouse du prince héritier Frédéric, lesquelles faisaient preuve en faveur de la France des sentiments les plus humanitaires. Pour beaucoup d'Allemands, les Anglais, malgré leur neutralité stricte, étaient suspects et le parti militaire leur en voulait d'avoir facilité, par des ventes fréquentes de canons, de fusils et de munitions, l'armement des Français. Cependant, tout en se montrant sympathique à notre pays, Gladstone ne dissimulait pas les fautes commises par le régime impérial et reprochait au cabinet Ollivier ses faiblesses et ses coupables erreurs. Il le blâmait d'avoir préféré une guerre terrible à un succès diplomatique certain. Ceci dit, il ne se gênait point pour regretter que le roi de Prusse n'eût pas montré plus de modération dans la victoire, et son chancelier pas plus de scrupules. Toutefois, il n'aurait pas voulu que le gouvernement de la Défense nationale fût aussi intransigeant au sujet de l'inviolabilité du territoire et eût fait cette fameuse déclaration : Ni un pouce de territoire, ni une pierre des forteresses, car l'issue des batailles est peu facile à prévoir et le vaincu doit toujours s'attendre aux exigences du vainqueur. Mais, pour Gladstone, cela ne justifiait point l'âpreté avec laquelle Bismarck voulait enlever deux provinces, sans que la population fût consultée. Nice et la Savoie ne s'étaient réunies que volontairement à la France et ce précédent avait bien quelque valeur. Étions-nous donc revenus à ces temps barbares où les peuples, proie brutale du conquérant, n'étaient pas plus considérés que de vulgaires bestiaux ? L'Allemagne se dispensait volontiers de chercher le consentement des populations annexées en se bornant à dire que les territoires nouveaux lui étaient nécessaires pour se garantir contre les tentatives de la France. C'est ce qu'on a appelé l'argument du glacis.

Gladstone ne se bornait pas à ces considérations généreuses. Il demandait à ses collègues du Cabinet s'il n'y aurait pas lieu de faire quelque démonstration contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne. Si la guerre, disait-il, aboutit à un arrangement qui comprenne l'égorgement de ces provinces sans qu'aucune voix ne se soit élevée pour protester, ce sera une honte éternelle pour l'Angleterre. Mais sa proposition ne fut pas écoutée. Granville se borna à répondre : Je crains que nous ne dissipions ce qui nous reste en formulant des principes généraux auquel personne ne prêtera attention et qui seront sûrement violés. Telle était l'opinion du noble lord sur des principes qui faisaient jadis l'honneur des nations. Tel était le souci qu'il avait de l'équilibre européen. Mais il avait dit vrai : les Neutres préoccupés, les uns de s'éloigner de tout péril, les autres de tirer bénéfice de la faiblesse de la France, faisaient la sourde oreille et soit par lâcheté, soit par cupidité, laissaient se constituer à leur porte une puissance formidable dont l'ambition ne connaîtrait un jour aucune limite.

La Prusse se doutait bien des velléités pacifiques de Gladstone et les raillait lourdement. Elle s'apprêtait par intérêt à faciliter à la Russie la rupture du traité qui entravait sa navigation dans la mer Noire. Gladstone avait beau dire que cela n'avait pas grande importance ; la nation anglaise considérait, malgré cette déclaration trop bénévole, la rupture comme un affront. Mais son gouvernement s'était mis, par sa neutralité rigoureuse et sa soumission devant la Prusse, hors d'état de faire la moindre opposition. Ce n'est pas que la Prusse ait été satisfaite de solder immédiatement à la Russie le prix de sa neutralité commerciale. Elle eût bien voulu, comme elle l'avait déjà fait pour la France, promettre et ne pas tenir. Bismarck s'était plaint devant le prince royal de l'appétit brusque de la Russie en ces termes un peu vifs : Les imbéciles ! ils ont commencé quatre semaines trop tôt ! ; mais il avait dû céder à la nécessité et fournir à Gortschakov, qu'il détestait, un petit triomphe. L'avenir dorait prouver à la Russie qu'elle avait en réalité obtenu peu de chose et que ce peu de chose l'Allemagne saurait à son heure le lui faire payer chèrement.

 

Les représentants des États-Unis continuaient, à notre grande surprise, à tenir à notre égard une attitude anti-amicale. C'est ainsi que Bancroft, mis au courant des moindres agissements de l'armée allemande, annonçait à Fish l'époque probable du bombardement de Paris, pendant que les journaux américains publiaient une adresse au peuple allemand par laquelle ou l'invitait à prendre l'Alsace-Lorraine et à faire des forteresses françaises les gardiennes de ses frontières.

Le 29 novembre, Bancroft écrivait que la Confédération de l'Allemagne du Nord- allait se fondre prochainement dans les États-Unis de l'Allemagne, grâce à la sagesse patriotique d'une partie de ses gouvernements et aux craintes de l'autre partie. Il prédisait que ce nouveau régime serait le plus libéral sur le continent de l'Europe, et il ajoutait : Dans ce sens, le nouveau gouvernement est l'enfant qui, sans nos succès dans notre guerre civile, n'aurait pu s'établir. Notre victoire dans la lutte a semé les germes de la régénération de l'Europe.

Le ministre des États-Unis à Paris, Washburne, parmi les membres du corps diplomatique, était le seul qui — privilège étrange ! — eût obtenu de la Prusse le droit d'envoyer et de recevoir des valises. lI annonçait à Fish, le 15 décembre, une nouvelle sortie des Parisiens et affirmait que Paris ne pourrait tenir que jusqu'au 1er février. Comme la valise passait par Versailles, qui garantit qu'elle n'avait point été ouverte ?... La lettre de Washburne contenait encore ces lignes : La reddition parait inévitable. Ce n'est plus qu'une question de semaines. Les Prussiens occuperont Paris militairement et, naturellement, il ne se trouvera ici pas même l'ombre d'un gouvernement. Après de tels pronostics, on comprend pourquoi Bismarck avait chargé Washburne de défendre les intérêts des sujets allemands retenus à Paris. Mais il y eut mieux. Lorsque la Russie, après la capitulation de Metz, eût dénoncé la partie du traité de 1856 qui limitait son action dans la mer Noire, en déclarant que le droit écrit n'avait pas conservé la même sanction morale qu'il aurait pu avoir en d'autres temps, lord Granville pressentit M. de Bismarck qui conseilla, non un Congrès, mais une simple Conférence entre les puissances signataires du traité de 1856. M. de Chaudordy fit agréer par l'Angleterre Jules Favre comme plénipotentiaire et en avertit le ministre des Affaires étrangères par des dépêches qui ne parvinrent à Paris que très tardivement. La lettre de lord Granville qui invitait Jules Favre à la Conférence et qui passait par la valise américaine, fut arrêtée avec la valise à Versailles par Bismarck et ne fut communiquée au ministre des Affaires étrangères que le 10 janvier, en plein bombardement. Washburne, qui était au courant des événements et de ce qui devait se passer à la conférence de Londres, s'était bien gardé d'en dire un mot à Jules Favre. Celui-ci consulta les membres de la Défense nationale et les maires de Paris, lesquels ignorant ces détails précis fort importants, s'opposèrent à son départ. Bismarck, qui redoutait la sortie de Jules Favre et sa présence à une Conférence où l'on aurait pu susciter des sympathies sérieuses en faveur de la France, était arrivé à ses fins. Il avait été aidé en cette circonstance par Washburne qui avait caché à Jules Favre le véritable état des choses et laissé retenir sa valise par l'ennemi, contrairement aux usages et au droit des gens. Il est donc permis d'affirmer que c'est en grande partie grâce à la connivence du ministre américain, que la Conférence de Londres put se réunir sans que la France arrivât à temps pour y obtenir, ce qui était fort possible, quelque appui de l'Europe.

Qu'on se rappelle les craintes de Bismarck à cet égard : Il eût suffi de la moindre impulsion qu'un Cabinet eût donnée à l'autre... Une intervention ne pouvait être faite que dans l'intention de nous rogner le prix de la victoire à nous Allemands, au moyen d'un Congrès ! C'est ce que le chancelier fit lui-même au Congrès de Berlin en 1878 à l'égard de la Russie. Pour moi, ajoutait-il, le point essentiel de ma tâche était donc d'en finir avec la France, avant qu'une intervention française pût devenir efficace dans l'Allemagne du Sud. En Russie, les sentiments personnels d'Alexandre II, non seulement ses sentiments d'amitié pour son oncle, mais encore ses sentiments antifrançais, nous offraient une garantie. Elle pouvait être, il est vrai, affaiblie par la vanité du prince Gortschakov, ami de la France, et par sa jalousie contre moi. Aussi, accueillis-je comme une faveur du destin le moyen que nous offraient les circonstances de nous montrer complaisants pour la Russie au sujet de la mer Noire... Mais la possibilité d'une intervention européenne était pour moi, en présence de la stagnation du siège, une cause d'inquiétude et d'impatience... Le retard que nous apportions à triompher de Paris et à terminer les opérations militaires augmentaient pour nous le danger de voir réduire les fruits de nos victoires... Le danger d'une immixtion de l'Europe m'inquiétait journellement... Je redoutais à Versailles que la participation de la France à la Conférence de Londres ne fût utilisée pour greffer, avec l'audace dont Talleyrand avait fait preuve à Vienne, la question franco-allemande sur les discussions prévues par le programme. C'est pour ce motif que, malgré mainte intercession, j'ai mis en œuvre les influences du dehors et celles du pays pour empêcher Jules Favre d'assister à notre conférence[23]. Il est incontestable que le ministre des Affaires étrangères ne se rendit pas aux sages conseils de Gambetta et de Chaudordy et resta à Paris par un sentiment généreux, mais peu politique. Il ne voulait point être accusé de se dérober aux périls du siège ; s'il avait été plus homme d'État, il eût compris que sa présence à Londres aurait été autrement utile à son pays et que, sauf les ignorants ou les malveillants, tous les bons citoyens l'eussent approuvé de s'y être rendu.

Quoi qu'il en soit, il fut tardivement renseigné, et c'est ainsi que Bismarck a pu précipiter le bombardement, puis répondre insolemment à une demande de sauf-conduit de la part de Jules Favre, enfin éclairé, que la présence du ministre des Affaires étrangères était indispensable à Paris et que les intérêts en jeu étaient bien plus graves pour la France et l'Allemagne que la suppression ou le maintien de l'article 2 du traité de 1856. L'absence de Jules Favre facilita donc les derniers efforts du chancelier pour arriver à la capitulation de Paris et à une paix triomphale. Ce fut une faute très regrettable, car, même au dernier moment, Jules Favre eût pu se rendre à la Conférence dans laquelle l'Angleterre, mécontente de la Prusse qui facilitait à la Russie la rupture du traité de 1856 et blessait ainsi les cosignataires du traité, aurait, avec l'Autriche, certainement appuyé quelques-unes de nos revendications.

Qu'on me permette de devancer un peu les événements, en rappelant ici que la tâche du duc de Broglie, chargé en mars 1871 par Thiers de prendre part à la Conférence, fut très difficile, puisqu'elle se produisit après les préliminaires de paix, c'est-à-dire après le fait accompli. L'éminent diplomate sut pourtant se tirer avec une adresse et un tact parfaits de la situation douloureuse qui lui était faite. Il déclara devant les représentants des divers États, qu'il saisissait l'occasion de maintenir la règle salutaire de la société européenne, à savoir de n'apporter aucun changement essentiel aux relations des peuples entre eux sans le consentement de toutes les puissances, principe salutaire, véritable garantie de paix et de civilisation à laquelle trop de dérogations avaient été apportées dans ces dernières années. L'ambassadeur allemand ne comprit que deux jours après, comme certain personnage de comédie, la portée de cette déclaration si fine et si française. Il allait refuser de signer le protocole, lorsque ses collègues, heureux d'en être quittes à si bon marché, le décidèrent à continuer à ne rien comprendre, et l'Allemand apaisé signa. Quelle objection pouvait faire la France à une solution, adoptée avant l'arrivée de son représentant par la Conférence, agréable d'ailleurs à la Russie et agréée par l'Angleterre ? Si notre pays perdait par la dénonciation du traité de 1856 les fruits de glorieuses victoires, l'Angleterre, dont les intérêts en cette affaire étaient plus atteints que ceux de la France, s'inclinait devant les volontés de l'Allemagne. La convention de Londres allait être une sorte d'annexe aux préliminaires de Versailles, et c'était l'Allemagne qui, à Londres comme à Versailles, tenait la plume. Cette constatation du silence humilié des Anglais n'était pas de nature à déplaire à la France, momentanément abattue.

On nous dit que Gladstone a fait tout ce qu'il a pu dans l'affaire Hohenzollern, soit en intervenant à Madrid, à Berlin, à Paris, soit en essayant de pratiquer mie neutralité loyale, en appuyant la. demande d'armistice, en protestant contre le bombardement de Paris et en invitant la Délégation à se faire représenter à Londres, enfin, en voulant amener les Neutres à s'élever contre le principe de l'annexion des deux provinces. Sans doute, tout cela est fort bien ; mais les paroles et les intentions de l'honorable Gladstone n'ont eu aucun effet, puisque le Cabinet anglais n'a pas voulu les appuyer. Person nettement, cet homme d'État mérite, comme le comte de Beust, qu'on le félicite de ses tentatives d'intervention, mais ces tentatives n'aboutirent à rien de décisif, parce que l'Europe était introuvable. La mission de Thiers avait prouvé combien dans les États les intérêts personnels l'emportent sur les intérêts généraux et quelle force prédominante ils ont, quand ils entrent en jeu. Les faits avaient démontré que l'Angleterre, tout en regrettant la destruction de l'ancien équilibre européen, ne se souciait pas de faire la guerre pour rétablir cet équilibre, même à son profit ; que l'Autriche, arec une arillée et un trésor peu solides, était impuissante à agir et que ses promesses d'alliance ne pouvaient être que des, promesses ; que la Russie, pas plus prête d'ailleurs à agir que l'Autriche, voulait bien faire quelques modestes tentatives en notre faveur, mais sans déplaire au vainqueur dont elle avait besoin pour la rupture du traité de 1856, et que l'Italie ne désirait se mêler de rien, parce qu'ayant occupé Rome grâce à nos revers, elle était nantie et d'ailleurs était absolument incapable, de mettre des forces sérieuses en campagne.

Et cependant, tout en reconnaissant que ces diverses puissances eussent été hors d'état d'intervenir manu militari, si l'une d'elles se fût prêtée à la moindre intervention diplomatique, cette première intervention en eût certainement entraîné d'autres et un accord favorable à la France s'en fût dégagé. Que celui qui en douterait reprenne les aveux mêmes de Bismarck ; les plus sceptiques verront pie le chancelier redoutait vivement ces interventions. Il eût suffi, suivant lui, que deux puissances adressassent à la Prusse une question inspirée en apparence par la philanthropie ou par l'avenir de l'équilibre européen. S'ils y avaient réussi, personne ne pouvait savoir avec quelle rapidité d'une telle initiative fût sortie une entente des Neutres. Beust l'essaya timidement deux fois. Nul ne l'écouta, et cela à la plus grande satisfaction de Bismarck et au détriment même des intérêts des Neutres. Beust avait, le 12 octobre, donné à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg l'ordre de plaider la cause d'une démarche collective et au comte de Wimpffen à Berlin celui de pressentir la chancellerie. Le ministre des Affaires étrangères d'Autriche avait pris comme prétexte la circulaire de Bismarck en date du 4 octobre, où la chancellerie faisait remarquer les conséquences terribles que pourrait amener, pour une ville de plusieurs millions d'âmes comme Paris, une résistance prolongée jusqu'au manque absolu des vivres. Je ne puis, prophétisait le comte de Beust, me défendre d'exprimer l'inquiétude qu'un jour devant le jugement de l'histoire une part de responsabilité retombera sur les Neutres, s'ils assistent avec une indifférence muette au danger d'un désastre inouï. Cette part de responsabilité des Neutres, l'histoire aujourd'hui ne peut que la confirmer sévèrement.

Ce que craignait surtout le chancelier et ce qui lui donnait des nuits d'insomnie, c'est que, par l'intervention subite des Neutres l'issue de la campagne eût été moins favorable à l'Allemagne et qu'alors cette guerre formidable, même avec ses victoires et l'enthousiasme qu'elle avait provoqué, n'aurait pas eu l'effet qu'elle devait avoir pour l'unité nationale[24].

 

L'unité, l'unité allemande, telle était la pensée constante de Bismarck depuis son entrée au pouvoir. Cette question si considérable rentre étroitement dans le cadre de ce travail et doit être examinée de près. Il importe en effet de voir comment, pendant qu'un Empire tombe, un Empire nouveau se lève. Nous avons payé les succès allemands et leurs résultats d'un prix assez cher pour être sûrement renseignés. C'est le cas de redire ici plus que jamais l'adage : Fas est et ab hoste doceri. On ne peut contester que c'est à Bismarck seul que revient l'honneur d'avoir donné un corps et une âme à l'unité allemande. Il fallait un homme aussi fort qu'audacieux, aussi opiniâtre que subtil, aussi autoritaire que souple, pour accomplir une création que tous ses compatriotes attendaient depuis longtemps, pour imprimer à toute l'Allemagne une même impulsion et une même direction s'incarnant dans l'Empire. Celui qui avait, à la diète de Francfort, appris à pénétrer les hommes et les choses, à mépriser les chimères et à n'admettre que les réalités, à découvrir les ruses et les intrigues de la diplomatie, la situation exacte de l'Europe, les hésitations, les caprices et les revirements frivoles de la France, la faiblesse de l'Autriche, l'égoïsme de l'Angleterre, l'apathie de la Russie, les timidités et les petitesses de la plupart des États de second ordre, celui-là a voulu et préparé cette unité que l'Allemagne souhaitait sans savoir comment y arriver[25]. Il est allé droit à son but envers et contre tous, bravant les reproches et les menaces, marchant sur les corps de trois peuples, ne se laissant détourner de sa route longue et malaisée par aucun obstacle, aucune difficulté.

 

Au bruit des premières victoires remportées sur le sol de la France, toute l'Allemagne crut l'unité germanique faite, mais en même temps surgirent des divergences graves sur la formation de cette unité. Les progressistes voulaient l'unité par les peuples et la Constitution préparée par les Parlements avec un ministère responsable. Les nationaux-libéraux voulaient un Empire, sans s'inquiéter des origines et des moyens. Les vrais Prussiens exigeaient l'Empire absolu, absorbant toute l'Allemagne au profit des Hohenzollern, de l'aristocratie et de l'armée. Les princes fédérés du Nord, la Saxe, Cobourg, Oldenbourg et Weimar, espérant une situation meilleure, consentaient à devenir les vassaux de l'empereur allemand. Parmi les princes du Sud, le grand-duc de Bade et le grand-duc de Hesse se soumettaient franchement, eux et leurs sujets, à l'Empire. Le roi de Wurtemberg hésitait et louvoyait, tandis que le roi de Bavière se dérobait, tous deux sachant que leurs peuples étaient jaloux de leur indépendance. Les destinées du nouvel Empire étaient livrées à trois hommes : le roi de Prusse, le prince royal, le chancelier. Le roi, passionnément Prussien, estimait que le titre de roi de Prusse l'emportait sur tous les autres et lui donnait une autorité plus accentuée. Il aurait désiré que l'unité germanique se fit au seul profit de la Prusse avec les formes autoritaires. Comme ses prédécesseurs, il tenait à montrer aux autres souverains la supériorité des institutions prussiennes. Le titre impérial lui paraissait inférieur au titre royal, quelque chose comme une fonction subalterne dont s'était peu soucié le grand Frédéric et que lui, il appelait ironiquement Charakterisierter Major, le commandement honoraire. Il avait plus d'estime pour la grandeur de la Prusse que pou l'unité constitutionnelle de l'Allemagne. Il se croyait plus grand et plus fort comme roi héréditaire que comme empereur élu. Sa résistance et ses exigences allaient soulever de longues et pénibles difficultés.

Le prince royal, au contraire, et quoi qu'en ait dit Bismarck, était très impérialiste. Il aurait voulu faire de toutes les monarchies allemandes un seul et même Empire avec une Chambre haute dont feraient partie les princes, avec un Reichstag élu directement par la nation, et un ministère responsable. Mais il n'entendait pas qu'il y eût des princes dominants et des États indépendants[26]. Il voulait l'unité absolue, opérée par la menace et par la force, s'il le fallait. Un moment, il avait pensé au titre de roi des Allemands, mais Bismarck lui avait démontré que ce titre n'offrait pas de meilleures garanties que celui d'empereur. Le chancelier ajoutait qu'à côté de l'empereur, du roi de Germanie ou du roi des Allemands, il se trouvait des rois de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg. Le prince s'irrita. Je fus surpris, rapporte Bismarck, de l'entendre déclarer que ces chefs de dynasties devraient cesser de porter le titre de roi pour reprendre celui de duc. J'exprimai  la conviction qu'elles n'y consentiraient pas de bonne grâce. Si on voulait au contraire employer la force, ces mesures coercitives ne seraient pas oubliées pendant des siècles et sèmeraient la défiance et la haine. Ainsi raisonnait un habile politique qui soutenait l'unité pour la plus grande gloire et le meilleur profit de la race germanique, tout en conservant habilement aux petits monarques et à leurs sujets une certaine indépendance, tout en ménageant leur amour-propre et leurs traditions[27]. Quant au titre d'empereur que le roi semblait dédaigner, le chancelier répondait : Votre Majesté ne peut pas rester éternellement un substantif neutre, das Prœsidium ? Présidence est une abstraction. Empereur indique au contraire une grande force, un être puissant. Il soutenait que l'élargissement de la Confédération nécessitait l'adoption par le roi du titre impérial, ce qui devait amener nécessairement l'unité et la centralisation désirées. Ses raisons étaient excellentes, mais elles durent être répétées, soutenues avec force et opiniâtreté pour entrer dans un cerveau rebelle. L'idée de l'absolutisme prévalait chez Guillaume sur toute autre idée.

L'acquisition de l'Alsace n'était pas faite pour accommoder les conflits entre les princes[28]. Les uns auraient voulu qu'on formât sur la frontière un État allemand homogène ; les autres, qu'on donnât l'Alsace à la Prusse. Le prince royal estimait au contraire qu'il fallait faire sentir à l'Alsace qu'elle ferait partie à l'avenir d'un grand État ; mais la Bavière réclamait l'Alsace pour le grand-duché de Bade à la condition expresse que celui-ci lui cédât le Palatinat. Le parti de la grande Allemagne désirait qu'avant de partager le gâteau, la Bavière et le Wurtemberg prissent l'initiative de la transformation de la Confédération du Nord en union allemande. Devant l'hésitation de ces deux États, le gouvernement de Bade, au lendemain de Sedan, demanda à entrer dans la Confédération, à faire de l'Allemagne une seule et même nation et à rétablir le titre impérial. C'était bien, mais le chancelier attendait mieux encore. Il voulait que la Bavière fit elle-même d'abord la demande et il se montrait très pressant à cet égard.

Le 12 septembre, le comte de Bray, ministre de Louis H, émit donc la proposition au nom du roi, mais sous une forme restreinte. Il offrait de créer une Fédération qui comprendrait un Parlement à compétence limitée et une armée homogène en temps de guerre, en laissant à chaque État le droit d'ambassade et de traité, le commandement de ses troupes en temps de paix, ses uniformes et ses couleurs, sa législation et son budget, ses postes, ses télégraphes et chemins de fer. Cette proposition n'était pas celle que Bismarck aurait désirée, mais elle lui permettait d'entrer en matière et d'arriver par étapes à son but. Il allait employer à cette tache laborieuse un diplomate de grand mérite, Delbrück, son dévoué collaborateur[29]. Bismarck avait besoin d'un auxiliaire intelligent et zélé, car sa situation n'était pas facile. La prépondérance qu'il avait acquise dans les affaires, par son talent et son courage, allait naturellement suscité d'ardentes jalousies. Les princes et les courtisans lui étaient hostiles. Les officiers supérieurs appelés par lui les demi-dieux, le détestaient. Ils ne lui avaient point pardonné l'indulgence avec laquelle il avait traité l'Autriche en 1866, et le général de Podbielski avait déclaré qu'un tel fait ne se renouvellerait plus. On lui avait en conséquence caché toutes les mesures et tous les projets concernant les opérations militaires, sans s'inquiéter si cela pouvait nuire ou non à la politique générale. Pour sortir d'embarras et pour être renseigné à temps, le chancelier avait dû recourir à de hauts personnages inoccupés et à un correspondant anglais. On le traitait ainsi, lui qui avait mis l'Allemagne à cheval, lui qui avait décidé la guerre, lui qui préparait si patiemment l'unité allemande ! Et cela au moment même ou une intervention des Neutres, comme je le rappelais un peu plus haut, aurait peut-être pu enlever aux Allemands le prix de la victoire.

Le 12 septembre, le jour même des premières propositions de la Bavière, il mande à sa femme qu'un flot d'encre s'est répandu sur lui. Il se plaint des faux ramiers de la paix et de leurs roucoulements hypocrites. Il gémit de l'incroyable esprit de routine et de la sotte jalousie des militaires. Si, dans le civil, je devais travailler au milieu d'une telle confusion de ressorts, il y a longtemps que j'aurais éclaté comme une bombe ! Il se moque de ces héros devant l'ennemi qui, une fois devant leurs tables de travail, sont attachés les uns aux autres par leurs perruques comme le légendaire roi des rats ! Mais il dédaigne les intrigues et les petitesses de ses ennemis. Il ne redoute ni les princes, ni les généraux, ni les conseillers intimes. Il n'est pas de ceux qui disaient avec découragement : Il ne faut pas compter sur la Bavière ! Il veut arriver, il arrivera quand même à son but qui est l'unité allemande, et il envoie, avec ses instructions, l'habile Delbrück à Munich. Celui-ci, qui avait déjà obtenu l'adhésion de la Saxe, cherche à s'entendre avec le comte de Bray, ministre de Louis II, et avec M. de Mittnacht, ministre du roi de Wurtemberg. Le Bavarois refuse d'abord d'entrer dans la Confédération du Nord. Le Wurtembergeois semble hésiter. Delbrück- calme l'effroi de l'un et apaise la résistance de l'autre. Il laisse entendre aux deux ministres que le chancelier, ayant découvert dans la correspondance de Rouher saisie à Cerçay des lettres où ils ne dédaignaient pas de rechercher les faveurs de l'ennemi héréditaire, il lui suffirait de les publier pour tourner contre eux l'opinion de toute l'Allemagne[30]. Cette menace amène le comte de Bray à prendre pour base des pourparlers le texte de la Constitution fédérale du Nord. Delbrück promet d'ailleurs d'écarter tout ce qui pourrait porter atteinte à l'indépendance des alliés. M. de Mittnacht commence à approuver.

Le 20 septembre, Delbrück les quitte, persuadé que bientôt les ministres de Bavière et de Wurtemberg accepteront les grandes lignes de la Constitution fédérale. Sa conviction est telle qu'il ose écrire : L'unité allemande est assurée. Bismarck satisfait invite alors le grand-duc de Bade à renouveler sa demande d'accession à la Confédération du Nord, afin de provoquer les Bavarois et les Wurtembergeois à faire de même. Cette première partie avait été bien jouée. Il s'agissait maintenant de bien jouer la seconde, plus difficile encore, c'est-à-dire d'amener le roi et le prince royal à accorder les concessions nécessaires pour déterminer l'unité complète. Ce fut une lutte véritable. Elle se déroula à Versailles et dura jusqu'au matin du 18 janvier 1871, quatre grands mois pendant lesquels, à chaque instant, le chancelier redouta l'écroulement subit de ses combinaisons. Delbrück arrive, écrit le prince royal dans son journal à la date du 6 octobre, et dit que la Bavière veut conclure une alliance à propos de l'entrée dans la Confédération, mais sous réserve d'avoir sa diplomatie et son armée indépendantes. Les ministres sont divisés entre eux et rapportent des opinions contradictoires du roi. Ce n'était pas tout à fait exact, et l'on comprend que le chancelier, devant cette assertion du prince royal, devait être fort embarrassé. Aussi, décrivait-il ses ennuis à sa femme et lui faisait-il part des désaccords que le projet de la nouvelle Constitution suscitait à Versailles. Fallait-il réunir les princes en Congrès et le Reichstag dans cette ville ? Fallait-il appeler les rois de Bavière et de Wurtemberg à Fontainebleau pour rédiger le pacte définitif que signeraient ensuite les princes et que ratifieraient leurs peuples ? Mais Louis II, dont la tête peu équilibrée se laissait aller aux mouvements les plus bizarres, demandait un agrandissement de son royaume à l'Ouest. Le roi Charles de Wurtemberg hésitait toujours, puis, vigoureusement sollicité par Mittnacht et Suckow, ses ministres, promettait de déléguer deux ministres à Versailles pour étudier le nouveau pacte fédéral. Le 12 octobre, Bismarck invite Mittnacht et Suckow à venir à Versailles en même temps que Jolly et Freydorf, les représentants du grand-duc de Bade. Le 18 octobre, Louis II se décide à envoyer, comme délégués de la Bavière, le comte de Bray, les généraux de Lutz et de Prankh. La. Hesse désigne comme délégués MM. de Dalwigh et Hoffmann, ce qui forme un conseil de neuf membres qui va se réunir pour des propositions pratiques, sous la présidence du chancelier.

La position de Bismarck était loin d'être une sinécure. Il avait à traiter en même temps de l'armistice avec Thiers ; de la liberté de la mer Noire avec les Russes et les Anglais ; de l'unité allemande avec les délégués des princes et les rois. Mais il avait tant de force sur lui-même et obtenait une telle discrétion de ses secrétaires que peu de ministres étrangers soupçonnaient les difficultés qui l'assaillaient. Ni Thiers ni Chaudordy n'étaient au courant des angoisses cruelles qu'il subissait au point de croire parfois qu'il n'arriverait pas au bout de sa tâche. En conflit avec le roi et le prince royal, avec l'état-major et les courtisans, il n'avait alors que Delbrück pour l'aider, et bientôt même il devait s'en séparer pour les négociations de Berlin. Aussi, continuait-il à se plaindre à sa femme de ses fatigues et de ses énervements, des marchandages et des utopies dont on l'accablait. Il finit par obtenir pour collaborateur secret dans cette délicate négociation le grand-duc Frédéric de Bade, qu'il avait mandé tout exprès le 6 novembre à Versailles pour se servir de son influence sur les princes allemands.

Le comte de Bray émettait l'idée bizarre d'unir par un traité d'amitié la Confédération du Nord avec la Bavière, en apportant à la Confédération l'adhésion de Bade, de la Hesse et du Wurtemberg, et en laissant à chaque État sa propre individualité. Le roi de Bavière paraîtrait à côté de l'empereur allemand comme représentant de l'Empire, ce que Bismarck appelait ironiquement l'Empire alternatif. Comment en effet réaliser une combinaison par laquelle le roi voulait que l'Empire allemand, c'est-à-dire la présidence de la Confédération, alternât héréditairement entre la maison de Prusse et la maison de Bavière ? Les idées de Louis II paraissaient être celles d'un agité. Au milieu des pourparlers, il menaçait tout à coup d'abdiquer. Et, au même moment, le roi de Wurtemberg se dérobait. Tremblant devant les menaces des particularistes qui défendaient avec passion l'indépendance du royaume, ce prince télégraphia le 11 novembre à Mittnacht et à Suckow de surseoir à toute signature et d'attendre la décision de la Bavière.

L'irritation de Bismarck fut extrême. Mes barbouilleurs d'encre, écrivait-il à sa femme, manœuvrent nuit et jour et intriguent à la façon de Francfort. A moins qu'un ouragan allemand ne tombe au milieu d'eux un de ces jours, nous n'arriverons à rien avec ces diplomates et ces bureaucrates de la vieille école, du moins pour cette année. Il gémissait de son travail de galérien, de son existence pauvre en distractions, épicée tout au plus par des visites de messieurs haut placés dont je combats, disait-il, les utopies politiques... Les affaires allemandes, ajoutait-il, donnent le plus de besogne. De cette dernière, Delbrück assume la plus grande partie, seulement il ne petit pas se débarrasser des princes, ni des Européens... Il part cet après-midi. Dis-lui combien je lui suis reconnaissant de son inépuisable et fertile force de travail. La Bavière opposait des difficultés nouvelles aux désirs du chancelier, mais celui-ci espérait les vaincre ou passer outre. Il y avait bien encore quelques autres velléités de résistance dans certaines Cours du Sud, mais Bismarck menaçait de nouveau ces Cours de révéler certaines correspondances contre la Prusse échangées entre elles et Rouher, et cette menace fut de nature à hâter les négociations[31].

Une scène très vive éclata le 14 novembre à Versailles entre le prince royal et Bismarck. Celui-ci demandait au prince ce qu'il faudrait faire contre les Allemands du Sud. Convenait-il de les menacer ? Il n'y a pas de péril à le faire, répondit le prince. Montrons-nous fermes et impérieux, et vous verrez que j'avais raison de dire que vous n'avez pas assez conscience de votre force. A cela, Bismarck objecta que des menaces jetteraient les États du Sud dans les liras de l'Autriche. Il fallait laisser la question allemande se résoudre avec le temps. Le prince royal répliqua que, représentant l'avenir, il ne voulait pas admettre ces hésitations. On pouvait courir le risque de voir la Bavière et le Wurtemberg se rallier à l'Autriche. S'ils l'osaient, rien de plus facile que de faire proclamer l'Empire par les souverains allemands présents à Versailles, et de promulguer la Constitution garantissant les droits du peuple allemand. Les monarques du Sud ne résisteraient pas à cette pression. Le chancelier fit remarquer au prince que son opinion était isolée. Pour atteindre le but, il faudrait une motion du Reichstag. S'abritant derrière la volonté du roi Guillaume, Bismarck regrettait le langage du prince et jugeait que, s'il était connu, il ferait mauvais effet. Le prince se fâcha et protesta énergiquement contre cette façon de lui fermer la bouche quand l'avenir était en jeu. C'était au roi seul à lui prescrire le silence. Le chancelier répondit que si le prince commandait, il obéirait. Celui-ci répliqua qu'il n'avait pas d'ordres à lui donner. Alors Bismarck ajouta qu'il ferait place volontiers à tout autre personnage que l'on croirait plus apte que lui à diriger les affaires, mais qu'en attendant, il était obligé d'agir suivant ses principes et son expérience. Si j'ai été vif, dit le prince quelques instants après, c'est qu'il m'est impossible de considérer avec indifférence un événement aussi important pour l'histoire du monde[32].

A la suite de cet entretien, le chancelier, enfin d'accord avec le grand-duc Frédéric, résolut d'isoler la Bavière et de s'en tenir tout d'abord à l'entente formée avec Bade, la Hesse et le Wurtemberg du 15 au 19 novembre, puis il fit convoquer pour le 24 le Reichstag où Delbrück allait lui servir de porte-paroles. Tout cela se faisait sans que la. Prusse daigna consulter l'Europe. Elle informa à peine l'Autriche, qui aurait pu se souvenir peut-être des clauses du traité de Prague. Le comte de Beust répondit que son gouvernement n'avait pas l'intention d'opposer ce traité à la logique des événements qui avaient li ré à la couronne de Prusse la direction de la Confédération allemande, et qu'il acceptait sans réserves le projet d'unité de l'Allemagne sous l'égide de la Prusse. Il promettait même de saisir avec empressement toutes les occasions d'entretenir arec elles l'entente la plus cordiale. Un mois après, il écrivait à Wimpfen qu'il était de l'intérêt des deux gouvernements d'éviter toute discussion au sujet du traité de Prague. On ne pouvait paraître ni plus oublieux du passé, ni plus conciliant. Bismarck accueillait avec mie satisfaction apparente ces protestations cordiales ; mais, devant ses intimes, il exprimait sa défiance et ne pardonnait pas à de Beust de songer encore à une médiation et d'essayer, quoique timidement, de provoquer les autres puissances à intervenir en faveur de la France. Qu'aurait-il dit, s'il avait su que l'ambassadeur d'Autriche, M. de Bruck, conseillait sous cape au prince Otto de Bavière d'engager Louis II à ne point proposer le rétablissement de l'Empire ?

Cependant, le roi de Bavière avait été informé que Bade et la Hesse avaient consenti à entrer dans la Confédération du Nord à certaines conditions concernant les impôts indirects, les postes, le droit de péage et l'indépendance de leur armée. Il apprenait que le mouvement unitaire s'accentuait dans son propre royaume et il commençait à se demander s'il ne pourrait pas tirer quelque bénéfice de l'adhésion à la Confédération et obtenir le Palatinat badois. Alors le chancelier, qui connaît ses hésitations, menace les négociateurs bavarois de la pression populaire, de la publicité prochaine des papiers de Cerçay et du ressentiment du Reichstag. Ceux-ci veulent bien concéder au Président de la Confédération des droits plus étendus, mais sollicitent et obtiennent des réserves sur la législation fiscale, les postes et télégraphes, ainsi que l'entrée dans le comité des Affaires étrangères du Bundesrat avec la Saxe et le Wurtemberg, puis le second rang en Allemagne et la présidence du Conseil fédéral en l'absence du ministre prussien. Bismarck accorde tout cela. Que lui importe ? Il s'agit à tout prix d'atteindre le but. J'ai du travail par-dessus la tête, écrit-il à sa femme, mais j'arrive à un résultat avec la Bavière et le Wurtemberg. Je m'en réjouis et j'en oublie le tourment anglo-russe[33]. L'état-major continue à lui donner des inquiétudes par sa vanité arrogante. Le chancelier redoute quelque mauvaise surprise. Les régiments nous tirent d'affaire, mais pas les généraux. Le 23 novembre, le Wurtemberg cède à son tour et Bismarck peut s'écrier : L'unité allemande est faite ! Mais le prince royal trouve que la Prusse a obtenu peu de chose. Nous aurions pu demander plus, répond Bismarck ; mais comment nous y serions-nous pris pris l'obtenir ?Eh bien, mais en les y forçant !Dans ce cas, je ne puis que recommander à Votre Altesse Royale de commencer par désarmer les troupes bavaroises qu'Elle a sous ses ordres[34].

 

Il s'agissait maintenant d'avoir l'adhésion du Reichstag et des quatre Parlements du Sud. Bismarck était résolu à ne pas accorder au Reichstag le moindre amendement et à presser le vote. Si on ne faisait pas l'unité à ce moment, c'en serait fait pour des années ! Le 24 novembre, le Reichstag se réunit, et Delbrück présenta un exposé minutieux auquel le président Simson répondit par l'éloge de l'unité germanique, sans éveiller pourtant de profondes sympathies dans l'assemblée. Mais Delbrück pétrit subtilement la pâte parlementaire, y répandit le levain du patriotisme historique, chauffa le four de l'enthousiasme. Il fut à cette époque le véritable artisan de l'unité[35]. Le prince royal n'était guère de cet avis. J'apprends, écrit-il le 9 décembre, de quelle façon Delbrück a exposé au Reichstag la question de l'Empire. Il a. été faible, sec, banal. On aurait dit qu'il tirait la couronne impériale, enveloppée d'un vieux journal, du fond de sa culotte ! Il est impossible de donner du souffle à ces gens-là ! Dans le texte soumis au Reichstag, le Bundesrat avait fait deux changements importants qui devaient être accueillis sans observation. Le mot Bund, confédération, avait été remplacé par Reich, empire, et le mot Præsidium par Kaiser. Pendant que les députés délibéraient, le chancelier avait fait tenter une nouvelle démarche auprès de Louis II par le comte Holnstein, l'écuyer du roi qui, venu à Versailles, s'était offert à remettre à son maitre une lettre de Bismarck. Celui-ci s'empressa de l'écrire. Datée du 27 novembre 1870[36], elle commençait par des éloges et faisait du roi le prince qui, au début de la guerre, avait consommé l'unité et la puissance de l'Allemagne. Le chancelier révélait ensuite les idées qui agitaient alors le peuple allemand. L'empereur d'Allemagne, disait-il, est pour tous un compatriote ; le roi de Prusse, un voisin à qui n'appartiennent pas, à ce titre, des droits que ne peut fonder qu'une cession volontaire, consentie par des princes et des peuples allemands. Je crois que le titre d'Empereur allemand pour le président de la Fédération des États permettra à ceux-ci d'accepter plus facilement un chef suprême. L'histoire enseigne que les grandes maisons souveraines de l'Allemagne, y compris la Prusse, n'ont jamais considéré l'existence de l'empereur choisi par elles comme une diminution de leur propre situation en Europe.

Suivant Bismarck, le roi Louis II pontait donc faire plus décemment les concessions déjà accordées à l'autorité de la présidence, s'il les faisait à un empereur allemand au lieu de les faire à un roi de Prusse. Mors il rédigea lentement, avec une belle écriture gothique, la lettre au roi de Prusse que le roi de Bavière devait recopier mot à mot. Il chargea le comte Holnstein de répéter au roi qu'il s'était inspiré de cette pensée, dont tous étaient pénétrés, que le titre d'Allemand seul attestait que les droits transmis à l'empereur provenaient de la libre délégation des princes et des peuples allemands et réservait l'indépendance des États alliés. Bismarck insistait à cet égard pour adoucir les exigences du roi de Bavière, qui aurait tant désiré que la présidence de la Fédération des États alternât héréditairement entre les Hohenzollern et les Wittelsbach. Il fit valoir un autre argument que Holnstein accueillit avec confiance. Si le roi ne se hâtait pas d'offrir la couronne impériale au roi de Prusse, un autre prince allemand le devancerait et recueillerait, à son détriment, l'honneur et les profits de cette initiative. Holnstein, diplomate improvisé, ne douta pas de la parole de Bismarck et s'empressa de retourner à Munich.

Louis II ne l'accueillit que sur l'assurance formelle qu'il venait de la part du chancelier. Puis il répondit le 2 décembre au comte de Bismarck qu'il attachait un grand prix aux sentiments dévoués d'un homme tel que lui sur lequel l'Allemagne entière levait les yeux avec joie et orgueil. Il consentait à écrire la lettre au roi de Prusse, heureux de faire une démarche décisive en faveur de la cause nationale, mais en voulant être assuré que la Bavière conserverait sa situation indépendante, parfaitement compatible d'ailleurs avec une politique fédérale sincère. La lettre au roi de Prusse, préparée par Bismarck et un peu modifiée par Louis II, était ainsi conçue : Par suite de l'entrée de l'Allemagne du Sud dans la Confédération constitutionnelle allemande, les droits de présidence confiés à Votre Majesté s'étendraient sur tous les États allemands. Je me suis déclaré prêt à accepter cette réunion des pouvoirs en une seule main, dans la conviction qu'elle répond aux intérêts communs de la patrie allemande et des princes allemands confédérés, mais en même temps aussi dans la confiance que les droits d'après la Constitution de la présidence fédérale seront, par le rétablissement d'un Empire allemand et de la dignité d'empereur allemand, désignés comme les droits que Votre Majesté doit exercer au nom de la patrie allemande sur la base de l'union de ces princes. Je me suis donc adressé aux princes allemands en leur demandant de se joindre à moi pour proposer à Votre Majesté qu'à l'exercice des droits de la présidence fédérale soit attaché le titre d'Empereur allemand. En même temps que cette lettre, Louis II en adressait une autre aux monarques allemands pour les imiter à transférer à l'héroïque roi de Prusse les droits des empereurs allemands. Il se disait heureux de pouvoir se considérer comme appelé par sa position en Allemagne et par l'histoire de son pays à faire le premier pas vers le couronnement des centres d'unification allemande.

A la veille de la nouvelle année, le 29 décembre, le roi de Bavière ajouta aux souhaits habituels pour le roi de Prusse le vœu que le souverain pût accomplir les désirs nationaux de l'Allemagne. Si ces espérances se réalisent, ajoutait-il, si l'Allemagne unie parvient à pouvoir garantir par ses propres forces sa paix extérieure avec des frontières offrant toute sécurité, sans que le libre développement des différents membres de la Confédération soit compromis, l'attitude décisive qu'a prise Votre Majesté dans la reconstitution de la patrie commune restera à jamais inoubliée dans l'histoire et lui vaudra la reconnaissance éternelle des Allemands. Il convient de remarquer avec quelle insistance le roi de Bavière, tout en cédant à la force des événements et en consentant à la formation de l'Empire, cherchait à maintenir l'indépendance de son royaume et celle des autres. Il ne répétait d'ailleurs que ce que lui avait faire dire Bismarck, et tout en étant lié par sa lettre qui le contraignait à soutenir le traité inféodant son peuple à la Prusse, il croyait fermement au maintien des droits assurés par la Constitution fédérale aux divers membres de la Confédération. A ma confiance dans les sentiments nationaux de ces dynasties correspond le respect scrupuleux de leurs droits, déclarait, il y a quelques mois, le prince de Bülow, peu de temps avant de quitter le pouvoir. Il n'est permis à aucun chancelier allemand de s'écarter jamais de la voie qu'a tracée Bismarck.

Lorsque le comte Holnstein revint à Versailles avec la lettre du roi que le régent Luitpold remit au roi de Prusse, Bismarck lui exprima son plus vif contentement. Cette lettre, dit-il, constitue un facteur important pour le succès d'efforts pénibles et souvent incertains dans leurs résultats... Le comte Holnstein, en écartant les obstacles extérieurs de la question de l'Empire, a pris une part importante à l'achèvement de notre unité nationale[37].

Dans l'intervalle, le chancelier avait passé par bien des angoisses et des inquiétudes. Il était tellement écœuré des jalousies et des intrigues dont il était l'objet, qu'il se tenait dans un isolement farouche. Je n'ai pas une âme humaine ici, gémissait-il, pour causer de l'avenir et du passé. Écoutez ces aveux extraordinaires, qui montrent quel était le peu de reconnaissance du roi et des princes envers celui qui avait tant travaillé, tant peiné pour la formation de l'unité allemande. Quand on est depuis trop longtemps ministre, écrit-il à sa femme, et que, comme tel, par la volonté de Dieu, on a eu des succès, alors on sent nettement combien le bourbier glacé de l'envie et de la haine monte lentement autour de vous, s'élève de plus en plus et finit par gagner le cœur. On ne se fait plus de nouveaux amis. Les vieux meurent ou se terrent dans leur modestie aigrie, et la froideur d'en haut augmente, ainsi que l'histoire naturelle des princes, même des meilleurs, le veut... Bref, j'ai froid intellectuellement, et il me tarde d'être auprès de toi et d'être avec toi, dans la solitude, à la campagne. Un cœur sain ne pourrait supporter à la longue cette vie de Cour... Les princes avec leurs airs affairés m'importunent. De même, mon très gracieux maitre avec toutes ces petites difficultés qui, pour lui, à propos de la très simple question de l'Empire, se rattachent à des préjugés princiers et à des colifichets ! Bismarck faisait ainsi allusion, entre autres minces détails, à la question du changement ou du maintien des uniformes pour les États du Sud. Et, quelques jours après, il écrivait encore : Je vais assez bien par ce temps de pluie et de tempêtes, quoique exténué par le chagrin que me donnent les sujets que tu sais, tourmenté outre mesure par le travail que nie causer les personnes et non les nécessités objectives, car sans cela je ne me plaindrais pas. Tourmenté, exténué, tel était le chancelier au mois de décembre 1870, à l'heure où l'Europe le croyait triomphant ! Si la France, alors tant éprouvée, avait pu savoir les angoisses de son plus implacable ennemi, elle eût ressenti quelque consolation dans sa propre détresse. Et si les Neutres avaient soupçonné toutes les difficultés qui menaçaient l'œuvre de Bismarck, leur neutralité aurait vécu, et le chancelier eût connu des périls bien plus graves.

Le 10 du même mois, Delbrück lisait au Reichstag un message par lequel le Conseil fédéral de la Confédération de l'Allemagne du Nord, après s'être entendu avec les gouvernements de la Bavière, de Wurtemberg, de Bade et de la Hesse, avait décidé de proposer au Reichstag de remplacer le titre de la Constitution de la Confédération germanique par ces mots : Cette Confédération portera le titre d'Empire allemand. La présidence de la Confédération devait appartenir au roi de Prusse qui recevrait le titre d'empereur allemand. Le Reichstag, devant les explications que lui donna Delbrück et la lecture qu'il lui fit de la lettre du roi de Bavière, vota les modifications demandées et une Adresse au roi de Prusse, où il était déclaré tout d'abord que la nation ne déposerait pas les armes avant que la paix fût garantie par de bonnes frontières contre les attaques réitérées d'un voisin jaloux. L'Adresse ajoutait que le parlement de la Confédération du Nord se joignait aux princes de l'Allemagne du Sud pour demander à Sa Majesté de parachever l'œuvre d'union en acceptant la couronne d'empereur. Puis, le Reichstag décida d'envoyer à Versailles une délégation de trente députés avec son président Simson, le même qui, en 1849, avait offert la couronne à Frédéric-Guillaume IV au nom du parlement de Francfort.

L'accueil fait à la délégation par Bismarck fut d'abord un peu roide, et cela à cause de la mauvaise humeur que les princes et les courtisans lui avaient causée. Mais devant la soumission et la déférence des trente députés, le chancelier s'adoucit et félicita le Reichstag d'avoir compris les nécessités urgentes qu'imposaient les circonstances. Le prince royal reçut les députés avec une grande courtoisie et les mena au roi de Prusse, qui leur donna une audience solennelle dans le palais de la préfecture à Versailles, le 18 décembre, les princes de sa maison étant à sa droite, les autres princes à sa gauche. Il dit, après avoir entendu la lecture de l'Adresse, qu'en les voyant sur la terre étrangère, loin des frontières allemandes, son premier besoin était de remercier la Providence dont les merveilleux desseins les réunissaient dans l'ancienne ville royale de la France. Il remerciait ensuite le peuple allemand de son attachement fidèle et de sa sollicitude, puis le Reichstag pour le vote de ressources nouvelles concernant la guerre, ainsi que pour le vote décisif par lequel il avait concouru à l'œuvre de l'unité allemande. Il avait reçu avec émotion la lettre du roi de Bavière, qui l'invitait à rétablir la dignité impériale de l'ancien État allemand. Il était heureux de trouver dans l'Adresse du Reichstag la confirmation de ce vœu. Mais ce n'est, disait-il, que dans le suffrage unanime des princes allemands et des villes libres, et dans l'unanimité aussi des vœux exprimés par la nation allemande et par ses représentants, que je reconnaîtrai la voix de la Providence à laquelle je dois obéir avec confiance. Le prince royal Frédéric rapporte ainsi cette scène historique dans son journal : Le président Simson laissait couler de douces larmes et, à vrai dire, il n'y avait pas un œil qui restât sec lors de la lecture de l'Adresse. La réponse du roi suivit avec quelque hésitation, car il ne lit plus facilement sans lunettes. Mais lui aussi avait peine à retenir son émotion. Puis eut lieu la présentation des députés au roi. Pendant toute la cérémonie, le Mont Valérien tira. Dans la ville, les habitants s'étaient retirés dans leurs maisons... Après la cérémonie, le roi fut très gai. Il paraissait comme allégé d'un poids. La situation que la famille royale aura dans l'avenir n'est pas encore nettement définie. Je suis profondément opposé à ce titre d'Altesse impériale. Cette opposition ne devait guère durer.

Les parlements de Carlsruhe, de Darmstadt et de Wurtemberg donnèrent leur assentiment à la nouvelle Constitution avant le ter janvier 1871 ; seul, le parlement bavarois fit toute sorte d'objections à l'hégémonie de la Prusse et sembla même conclure au rejet du traité. Cette résistance prolongée paraîtrait indiquer que le roi de Bavière, qui regrettait de n'avoir pas obtenu que la dynastie des Wittelsbach pût avoir la présidence alternative de la Fédération des États, suscitait secrètement des obstacles à la réalisation des desseins de Bismarck. Alors celui-ci, avec l'assentiment du roi Guillaume, résolut de passer outre et de faire procéder à la proclamation de l'Empire allemand, contrairement à la déclaration du 18 décembre qui stipulait un accord complet de tous les États.

 

Les plus graves difficultés n'étaient cependant pas aplanies et le comte de Bismarck allait subir des éprennes encore plus pénibles que les précédentes. L'impérialisme allemand, a dit le grand-duc de Bade dans son Journal intime, né dans le palais des rois de France, et sans doute du plus grand, s'enfanta, comme les belles choses, dans la douleur. Il connut les querelles, les conflits et les larmes.

Le chancelier continuait à se plaindre des embarras et des obstacles suscités par la Cour et par le roi lui-même. Le seul prince qui le soutint effectivement, le grand-duc de Bade, au banquet royal du ter janvier, saluait dans la personne du roi le chef suprême de l'Empire allemand et voyait dans la couronne de cet Empire la garantie d'une irrévocable unité. Il répéta le cri du roi de Bavière : Vive Sa Majesté le roi Guillaume le Victorieux ! Le roi crut devoir déclarer une fois de plus qu'il n'accepterait la couronne que si toutes les dynasties régnantes en Allemagne y consentaient. Puis, prenant à part le grand-duc, il lui dit : Tu as fait de ton mieux pour l'unité de l'Allemagne : merci ! Mais ce vénérable Empire allemand, que le grand-duc de Bade voyait déjà renaître plus puissant et comme rajeuni, tardait à se former. Si le prince royal, avec une impatience surprenante, voulait brusquer les choses, le roi Guillaume paraissait moins ardent. Il considérait la transformation de son titre de roi en celui d'empereur comme une sorte de déchéance ou d'amoindrissement. Il confiait ses angoisses à la reine Augusta : J'en étais si morose que j'étais sur le point de me retirer et de tout remettre à Fritz. Il se rappelait les répugnances de Frédéric-Guillaume IV en 1849, et quoique aujourd'hui il pût compter sur le vote favorable des princes alliés, il lui en coûtait grandement encore d'abandonner le titre prussien. En réalité, il craignait de n'avoir plus les mêmes droits, le même pouvoir, la même autorité. Il redoutait les intrusions du Parlement et les exigences de rois qu'il eût voulu n'être que des vassaux à sa discrétion. Il n'avait point, comme son chancelier, facilité les concessions nécessaires, et il était resté fidèle aux vieilles traditions de la royauté.

Enfin, le 14 janvier, Guillaume écrivit aux princes allemands qu'il acceptait de revêtir la dignité impériale et, voulant les rassurer pleinement, il consentit à déclarer qu'il avait le ferme dessein d'être, par la grâce de Dieu, comme prince allemand, le fidèle protecteur de tous les droits et de tenir l'épée de l'Allemagne pour la protection de la patrie. Le 15 janvier, Guillaume autorisa la proclamation de l'Empire dans la galerie des Glaces, eu laissant le prince royal s'occuper des préparatifs de la cérémonie. Un grand pas était fait. Cependant, tout n'était pas encore terminé. Sur la question du titre s'élevèrent tout à coup des difficultés considérables qui durèrent jusqu'au matin même de la proclamation de l'Empire. Le roi, qui avait voulu pendant si longtemps rester roi de Prusse, acceptait maintenant d'être empereur ; toutefois, de crainte de voir sa puissance limitée, il refusait le titre d'empereur allemand proposé par le roi de Bavière et par les princes, voté par le Reichstag et inséré dans la Constitution. Il tenait à être proclamé empereur d'Allemagne, ce qui, à son axis, reconnaissait et affirmait mieux tous ses droits. Une discussion très longue et très vive eut lieu à ce sujet entre le roi, le prince royal et Bismarck. Le grand-duc de Bade et le prince soutenaient le chancelier d'une manière discrète, mais, si discrète qu'elle fût, elle offensa le vieux souverain. S'il eût été seuil avec son fils, le différend n'eût pas été violent ; mais devant le chancelier, il n'admettait pas que le prince royal ne fût pas absolument de son opinion. Il le dit avec énergie et il déclara qu'il voulait être empereur d'Allemagne ou ne pas être empereur du tout. Bismarck fit remarquer avec calme et avec patience que la formule d'empereur allemand avec l'adjectif et celle d'empereur d'Allemagne avec le substantif, étaient très différentes au point de vue de la langue et de l'histoire. On avait dit autrefois empereur romain et non pas empereur de Rome. Le tsar s'appelait empereur russe, et non empereur de Russie. Guillaume contesta ce fait. Bismarck le maintint, mais le roi ne voulut rien entendre. Le chancelier présenta d'autres raisons. Sous le grand Frédéric et sous Frédéric-Guillaume II, les thalers portaient Borussorum et non Borussiœ rex. Enfin, le titre d'empereur d'Allemagne impliquait des prétentions souveraines sur les territoires non prussiens ; — ce que voulait secrètement le roi Guillaume ; — mais ces prétentions, les princes n'étaient pas disposés à les admettre. La lettre du roi de Bavière portait que l'exercice des droits présidentiels serait lié au titre d'empereur allemand. Bismarck tenait d'autant plus à cette déclaration qu'il en était l'auteur, et que le Bundesrat avait consigné et voté le titre dans la nouvelle rédaction de la Constitution. Il savait bien d'ailleurs que, si on ne l'acceptait pas, tout serait à recommencer ; or, en présence des événements, il fallait en finir. La lutte fut très vive entre le chancelier et le roi que tous ces détails et toutes ces objections impatientaient.

Voici ce que le prince royal raconte à ce sujet dans son Journal. Je traduis cette scène curieuse d'après le texte allemand : 17 janvier. — Dans l'après-midi, chez le roi, audience de Bismarck et moi, trois heures durant, dans une chambre surchauffée. Il s'agissait : 1° du titre à donner au chef du nouvel Empire ; 2° du règlement de succession à la couronne. Pour ce qui regarde le titre, Bismarck constate que, lors de la discussion de la Constitution nouvelle, les plénipotentiaires bavarois ont déclaré ne pas vouloir accepter le titre d'Empereur d'Allemagne et que, pour les satisfaire, il a cru pouvoir, sans consulter préalablement Sa Majesté, leur concéder la formule d'empereur allemand. Il a répété que le titre d'empereur allemand était le seul titre qui convenait. Cette dénomination déplut au roi ainsi qu'à moi-même, mais cela en pure perte. Bismarck chercha à promu que le titre d'empereur d'Allemagne indiquait un pouvoir territorial sur l'Empire, ce que nous ne possédions certainement pas ; tandis que empereur allemand était la conséquence naturelle de l'Imperator romanus. Bismarck ajoutait qu'il fallait se résigner à prendre ce titre, mais que, dans le langage courant, on pourrait dire de l'Allemagne mais ne jamais employer l'expression de royale et impériale Majesté[38]. Puisqu'il était reconnu que nous ne possédions aucun pouvoir territorial sur l'Empire, le porteur de la couronne et son héritier étaient les seuls, à vrai dire, désignés pour avoir le titre impérial, et il fallait rejeter l'opinion émise par moi, à saloir que notre famille tout entière poux ait recevoir le titre de famille impériale.

Il y eut ensuite de longs débats sur les rapports entre le titre d'empereur et celui de roi, parce que Sa Majesté, contrairement à la vieille tradition prussienne, plaçait le titre d'empereur au-dessus de celui de roi. Les deux ministres[39] et moi, nous avions un avis contraire en nous référant aux Archives dans lesquelles il était rappelé que Frédéric lei faisait remarquer que lorsque le tsar fut reconnu empereur, jamais il n'osa prendre la préséance sur le roi de Prusse. Frédéric-Guillaume Ier, en se rencontrant avec l'empereur allemand (d'Autriche), avait lui-même exigé d'être traité comme lui et d'entrer en même temps que lui dans une tente qui avait deux portes. Enfin, on ajouta que Frédéric-Guillaume IV aurait voulu faire admettre la subordination de la Prusse à la maison archiducale d'Autriche, et le roi dit que Frédéric-Guillaume III, lors de son entrevue avec Alexandre Irr, aurait déterminé que la préséance appartenait à ce dernier comme empereur et qu'actuellement la volonté de son père était un exemple pour lui. En attendant, comme la discussion avait déterminé que notre famille devait garder sa situation première, le roi exprima le désir de la placer dans la suite sur le pied d'égalité avec les maisons impériales. Mais rien ne fut décidé à cet égard. La solution fut retardée jusqu'à la paix ou jusqu'au couronnement, à une époque indéterminée. Il ne fut pas question de nommer des ministres de l'Empire. Bismarck devait être chancelier impérial, mais il ne voulut pas d'égalité. sur ce point avec de Beust. Il s'écria que, s'il acceptait ce titre, il se trouverait en une trop mauvaise compagnie. Il y eut peu de débats sur la question des couleurs de l'Empire, car, ainsi que le roi le disait, elles n'étaient pas sorties de la boue des chemins.

Bismarck, que bien des passages du Journal intime avaient contrarié, essaya, quand il parut, d'en contester l'authenticité, mais ce fut en vain. Il témoigna la plus grande hostilité au conseiller Geffcken qui l'avait publié dans la Deutsche Rundschau du 1er octobre 1888 et il obtint son emprisonnement comme accusé d'avoir falsifié un document des plus graves. Geffcken fut traduit en justice et acquitté. Croyant ou voulant trouver dans quelques mots la preuve que le journal du prince avait été altéré, Bismarck avait fait un rapport à Guillaume II (le 23 septembre 1888) où il exprimait son indignation contre le faussaire Geffcken, le guelfe hanséate, un ambitieux aigri, qui depuis 1866 se croyait méconnu[40]. Ce qu'il faut retenir des insinuations de Bismarck contre le journal du prince royal, c'est d'abord la crainte que lui avait causée le rappel du règne libéral d'un prince en désaccord avec lui ; puis, c'est l'injure faite à la mémoire de Frédéric VII, dont le chancelier avait dit qu'en 1870 il était tenu en dehors des négociations politiques, parce que le roi, d'une part, craignait les indiscrétions qui pouvaient être commises avec l'Angleterre encore remplie de sympathie pour la France, et que, d'autre part, il redoutait un refroidissement avec les alliés allemands à cause du but trop éloigné et des moyens violents qui étaient recommandés au kronprinz par des conseillers politiques d'une compétence douteuse. Ainsi, le chancelier supposait que le prince royal était capable de trahir les secrets de l'État et de s'opposer par caprice à la formation de l'Empire. Qui, de lui ou de Geffcken, avait été coupable de lèse-majesté ?

On comprend combien les détails, auxquels Guillaume attachait tant d'importance, devaient agacer, irriter le chancelier. Il les trouvait puérils et il s'étonnait que le souverain s'y arrêtât. Le prince royal revient encore dans son Journal sur les regrets du roi d'avoir à changer de titre. On voyait, dit-il, combien il lui était pénible de dire adieu dès demain à la vieille Prusse, à laquelle il était si fortement attaché ! Comme je lui parlais de l'histoire de notre maison et que je lui rappelais comment du rang de burgrave nous étions arrivés à celui de prince électeur, puis à la dignité royale, et comment Frédéric Ier avait su exercer un si grand prestige royal que la Prusse fluait pu mériter aujourd'hui la dignité impériale, il répliqua : Mon fils est de toute son âme pour le nouvel état de choses, tandis que moi je n'y attache pas la moindre importance. Je ne tiens absolument qu'à la Prusse ![41] Je lui dis alors que le roi et ses successeurs étaient obligés de faire de l'Empire restauré une vérité.

Ce que ne rapporte pas le prince royal, c'est qu'au moment où il appuyait une assertion historique du chancelier au sujet de la préséance, le roi frappa la table du poing et cria : Et quand même il en aurait été ainsi, j'ordonne, moi, à présent, comment il en sera ! Puis il se leva furieux, s'approcha de la fenêtre et tourna le dos à ses interlocuteurs. D'après le grand-duc de Bade, qui relate cette scène dans son Journal intime, le roi aurait ajouté : Ce jour aura été le plus mauvais jour de ma vie, à moins que ce ne soit demain. Guillaume aurait même voulu décommander la cérémonie, puis il se résigna en disant : C'est bien, mais j'abdiquerai après la paix ! Cette pénible séance dura plusieurs heures et l'on se sépara en paraissant admettre que sur la question du titre il n'y avait désormais plus de difficultés. Ce n'était pas au fond le sentiment du chancelier qui se doutait bien que le roi n'avait pas renoncé encore au titre d'empereur d'Allemagne.

Le matin male du 18 janvier, Bismarck rencontra le grand-duc de Bade et lui demanda quel titre il donnerait à l'empereur. Mais... empereur d'Allemagne, suivant l'ordre de Sa Majesté ! répondit le grand-duc. Il lui confia qu'il venait de recevoir une lettre du roi qui lui prescrivait d'agir ainsi, malgré l'opposition du chancelier. Alors Bismarck se répandit en critiques amères contre son souverain qui le mettait dans l'impossibilité de bien remplir son mandat, puis il dit au grand-duc : Si le roi l'a ordonné, je n'ai plus rien à ajouter. Je laisse à votre jugement le soin de résoudre la question. Dans ses Souvenirs, il précise ses observations : Je fis valoir, dit-il, différents arguments pour lui démontrer que le vivat de la fin en l'honneur de l'empereur ne pourrait être poussé sous cette forme. Comme argument le plus irrésistible, j'invoquai le fait que déjà le futur texte de la Constitution impériale nous était imposé par une décision du Reichstag. L'appel à la décision de l'Assemblée n'était pas un fait négligeable pour son esprit à tendances constitutionnelles, et le prince se détermina à aller encore une fois trouver le roi[42]. C'est dans le palais même de Versailles que le grand-duc osa faire cette dernière et hardie tentative.

 

La date du 18 janvier avait été acceptée par le roi, sur la demande du prince royal, parce qu'elle était l'anniversaire du couronnement du premier roi de Prusse, date à laquelle chaque année à Berlin on célèbre la fête des Ordres au château royal pour perpétuer le souvenir de ce couronnement. La galerie des Glaces avait été choisie par le prince royal qui, dès le 20 septembre, avait écrit : En contemplant ces salles magnifiques où tant de desseins funestes à l'Allemagne ont été formés et où la peinture représente la joie qu'a causée sa décadence, je conçois le ferme espoir que c'est ici que l'on célébrera la restauration de l'Empire et de l'Empereur. Je constate que, dans les notes si détaillées que le général de Monts a prises au sujet de ses conversations avec Napoléon, jamais celui-ci n'a fait allusion à cette scène historique. Elle a dû lui causer la plus pénible impression. Aussi, est-il naturel qu'il se soit bien gardé d'en parler avec un serviteur exalté du nouvel empereur.

Dès le matin, par un jour pâle et froid, les députations des différents corps de troupes et les sommités militaires et civiles s'acheminèrent vers le palais de Versailles pote entrer à dix heures dans les grands appartements par le côté gauche de l'édifice qui donne sur l'Orangerie. Au centre de la galerie des Glaces et adossé aux fenêtres qui s'ouvrent sur le parc, sous la voûte qui porte par quatre fois la face du Roi-Soleil avec la fière devise : Nec pluribus impar, près de la statue de Mercure à laquelle fait face celle de Minerve, avait été dressé un autel en drap rouge que dominait la symbolique croix de fer. Autour de l'autel vinrent se ranger les députations de l'armée. La voiture du roi, précédée d'une escorte de gendarmes, traversa la place d'Armes encombrée de troupeaux de bœufs et de moutons, de chariots d'approvisionnements et de charrettes de foin qui formaient une haie pittoresque, mais peu solennelle. A une heure, le roi entra dans le palais, précédé du comte de Pückler et du comte de Perponcher, maréchaux de la Cour, et suivi des princes de la maison royale et des princes héréditaires. Le souverain avait monté rapidement les marches du grand escalier de marbre. Comme il arrivait un peu essoufflé dans le salon des Princes, le grand-duc de Bade s'approcha de lui et crut sage de le supplier de s'en tenir à la décision prise la veille. Le roi reçut fort mal ses conseils et se livra à de vives récriminations contre le chancelier. Le grand-duc proposa d'exprimer le hoch ou vivat en des termes qui n'emploieraient ni l'un ni l'autre des titres en discussion. Tu feras comme tu voudras, dit Guillaume irrité. Je me nommerai plus tard comme je l'entendrai, et non pas comme Bismarck le prétend ! Puis il entra dans la galerie des Glaces, s'installa en face de l'autel, et le service religieux commença. Alors le prédicateur de la division, le pasteur Rogge, prononça une allocution qui signala le caractère historique et sacré de cette cérémonie. D'après le Journal du prince royal, il fut naturellement fait allusion à l'ambition de Louis XIV[43].

Puis un chœur de soldats chanta le psaume : Tout l'univers loue le Seigneur. Quand le service religieux fut terminé, le roi, très ému, alla prendre place sur l'estrade qui avait été élevée dans le fond de la galerie contre le salon de la Guerre. Là étaient rassemblés les soixante porte-drapeaux des régiments de la troisième armée. Le peintre officiel Anton de Werner a reproduit cette scène, — le plus grand événement du siècle, ont dit avec emphase les journaux allemands, — dans un tableau que j'ai vu à la Ruhmeshalle à Berlin, palais élevé à la gloire des armées germaniques et dont les statues et les différentes décorations artistiques n'ont d'autre prétention que d'être colossales, ce qui est en général le trait caractéristique des œuvres d'art allemandes. A la droite du roi, se trouvait le prince royal, à la gauche du roi, son frère le prince Charles de Prusse, puis autour de lui les princes Adalbert, de Saxe-Weimar et d'Oldenbourg, le grand-duc de Bade, les ducs de Cobourg, de Saxe-Meiningen et de Saxe-Altenbourg, les princes Luitpold et Othon de Bavière, le prince Guillaume et le duc Eugène de Wurtemberg, le duc de Holstein et le prince Léopold de Hohenzollern, la cause vivante de la guerre. Derrière le roi, les porte-drapeaux du 1er régiment de la garde et aux cieux côtés de l'estrade de gigantesques cuirassiers blancs, le sabre nul. Le peintre a choisi le moment où le général de Blumenthal, chef d'état-major de la troisième urinée, le baron de Schleinitz, ministre de la maison du roi, M. Delbrück, président de la Chancellerie fédérale, le général de Fabrice, le général de Voights-Rheetz, M. de Brauchitsch, préfet de Seine-et-Oise et des officiers de tout grade formant l'assistance, viennent acclamer le nouvel empereur. Les drapeaux s'abaissent, les sabres s'agitent, les casques se lèsent, toutes les bouches jettent le même cri. Sur la troisième marche de l'estrade, Guillaume Ier, revêtu de l'uniforme de la Garde, le casque à la main droite, se tient droit et comme savourant son triomphe. Tout près de lui, le prince impérial se redresse fièrement de toute sa taille, une main sur le casque et l'autre sur l'épée. En face de l'empereur et de son fils, se détachant au-devant du groupe des officiers, parait le maréchal de Moltke qui s'incline profondément, puis le comte de Bismarck en uniforme de cuirassier blanc, ne perdant pas un pouce de sa haute stature, tenant d'une main le texte de la proclamation impériale et de l'autre son casque, regardant avec une étrange fixité celui qui lui doit la couronne. Il semble dire à tous : Me, me adsum qui feci !

Avant d'être proclamé et acclamé, le roi de Prusse avait lu aux princes. présents un discours où il remerciait les princes allemands et les Villes libres de s'être associés à la demande qui lui avait été adressée par le roi de Bavière de rattacher à la couronne de Prusse, en rétablissant l'Empire d'Allemagne, la dignité impériale allemande pour lui et ses successeurs. Il acceptait cette dignité et il faisait part de sa résolution au peuple allemand par une proclamation en date de ce jour qu'il ordonnait à son chancelier de lire. Alors le comte de Bismarck lut d'une voix saccadée la proclamation par laquelle Guillaume, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, déclarait :

Sur l'appel unanime qui nous est adressé par les princes et les Villes libres d'Allemagne pour qu'au moment où est créé le nouvel État allemand nous restaurions et nous prenions nous-même la dignité impériale allemande qui depuis soixante ans n'a pas été exercée, et après que les dispositions correspondantes ont été introduites dans la Constitution allemande, nous avons considéré comme un devoir envers la patrie de donner suite à cet appel des princes et des villes alliées et d'accepter la dignité impériale allemande.

En conséquence, nous et nos successeurs porteront désormais le titre impérial dans toutes nos relations et affaires de l'empire allemand et nous espérons par Dieu que, sous l'égide de l'antique grandeur de la patrie, un avenir heureux sera réservé à la nation allemande.

Le nouveau monarque acceptait la dignité impériale d'accord avec la Fédération allemande, en promettant de protéger les droits de l'Empire et de ses membres, de défendre l'indépendance de l'Allemagne appuyée sur la force réunie de son peuple et de sauvegarder une paix durable, protégée par des frontières capables d'assurer à la patrie des garanties contre de nouvelles attaques de la France. Il demandait à Dieu d'être le toujours Auguste de l'Empire, non pas en conquérant, mais en prodiguant les dons et les bienfaits de la paix sur le terrain du bien-être, de la liberté et de la morale. Le discours et la proclamation furent acclamés avec un enthousiasme frénétique. Les députés, qui assistaient à la cérémonie, purent seulement remarquer que pas une fois mention n'avait été faite du lote du Reichstag ni du vote des autres Parlements. On attendait encore celui de Bavière qui ne se prononça que trois jours après par 102 voix contre 48. Il convient de constater aussi que le discours du roi portait les mots Empire d'Allemagne, mais que, dans la proclamation officielle, on y avait substitué les mots Empire allemand. C'est par erreur que le Moniteur officiel de Seine-et-Oise, journal du roi de Prusse, avait dit que le grand-duc de Bade, après le discours et la proclamation, avait acclamé le souverain comme empereur d'Allemagne. La vérité est que le grand-duc, qui remplaçait le roi de Ratière, s'avança au pied de l'estrade et esquiva toute difficulté, en prononçant un hoch en l'honneur non pas de l'empereur d'Allemagne, ni de l'empereur allemand, mais de l'empereur Guillaume[44]. Ce hoch fut répété trois fois par l'assistance, puis le nouvel empereur, qui avait repris son calme, embrassa son fils et les membres de sa famille et donna la main aux autres princes qui l'entouraient. Il reçut ensuite du haut de l'estrade les hommages des ministres et des principaux officiers. Alors, précédé des grands dignitaires de la Cour et de tous les princes, il passa devant le front des diverses délégations en adressant les paroles les plus gracieuses aux notabilités et même à de simples soldats. Seul, Bismarck fut, à la surprise de tous, excepté de ces félicitations.

Sa Majesté, dit le chancelier, m'en voulut tellement de la façon dont les choses s'étaient passées qu'Elle affecta de ne pas me voir, alors que je me trouvais seul dans l'espace libre en avant de l'estrade et, passant devant moi, Elle alla donner la main aux généraux qui se trouvaient en arrière. Le cortège impérial, aux sons de la musique militaire qui jouait l'hymne national, défila lentement dans la grande galerie des Glaces, pendant que les regards des assistants se fixaient sur les peintures de Le Brun qui représentaient à la voûte le passage du Rhin et que des curieux écartaient les draperies du fond qui cachaient le grand médaillon de marbre, où Louis XIV à cheval foule ses ennemis renversés... Évidemment, cette solennité avait pris le caractère d'une revanche historique des Allemands contre le grand Roi, mais quels qu'aient été nos revers, la gloire de Louis XIV demeure une gloire ineffaçable. Nous ne sommes pas d'ailleurs la seule nation qui ait connu les vicissitudes de la fortune, et il n'y a pas si longtemps que Napoléon victorieux faisait démolir la colonne de Rosbach.

Parmi les spectateurs de la cérémonie du 18 janvier, il se trouvait des personnages appartenant aux États du Sud qui devaient regretter que l'on eût choisi pour date de la fondation de l'Empire celle d'un anniversaire personnel aux Hohenzollern, ce qui était une façon de montrer que l'Empire allemand n'était que l'agrandissement même de la Prusse. Guillaume du moins l'avait compris ainsi, et c'est pourquoi, avec son désir d'étendre et d'exalter son propre royaume, il avait souffert dans son orgueil de n'avoir pas été reconnu ouvertement le maitre absolu de tous les États alliés et annexés à la Prusse. Ce qui le prouve, c'est cette lettre écrite par lui à l'impératrice Augusta, le jour même de la proclamation : Je reviens à l'instant du château, l'acte impérial accompli. Je ne puis t'exprimer dans quelle émotion morne j'étais pendant ces jours derniers, d'une part à cause de la haute responsabilité que j'ai maintenant, d'autre part et avant tout à cause de ma douleur de voir le titre prussien au second plan. Hier, dans une conférence avec Fritz, Bismarck et Schleinitz, j'ai fini par être si triste que j'étais sur le point de me démettre et de tout transmettre à Fritz. C'est seulement après m'être adressé à Dieu dans une fervente prière que j'ai recouvré la fermeté et la force. Qu'il accorde que tant d'espérances et d'attentes puissent s'accomplir par moi ! Quant à mon loyal vouloir, il ne fera pas défaut[45]. On va retrouver ces mêmes impressions dans le Journal du prince Frédéric qui forme une véritable page d'histoire. 18 janvier. — Toutes les ambitions temporelles de nos ancêtres, tous les rêves de nos poètes sont maintenant réalisés et l'Empire, délivré de ses entraves et des scories de l'Empire romain, s'élève et se rajeunit tout à coup dans sa tête et ses membres. La nouvelle de la victoire de Werder à Chenchier fit bonne impression sur le roi et le rendit tout allègre. De Moltke venait de lire tout haut les dépêches, lorsque la musique éclata. Les soixante étendards suivaient. Cette vue mit le roi de bonne humeur. J'avais tout calculé pour déterminer cette heureuse impression et ordonné que l'on fît un détour pour arriver, en même temps que les équipages, à la préfecture, et j'avais indiqué l'heure à laquelle la musique se ferait entendre. Un rayon de soleil traversa les nuages en cet instant. La fête fut incomparable. Le prince héritier regrette seulement que le commandement d'enlever les casques pour la prière ait été oublié. Après que Sa Majesté eut lu une courte harangue aux princes allemands, Bismarck s'avança et, de la voix sèche et rapide d'un rapporteur d'affaires, lut la proclamation au peuple allemand. Au passage qui concernait l'extension des frontières de l'Empire, je remarquai un tressaillement dans toute l'assistance qui d'ailleurs ne dit mot. Alors le grand-duc de Bade s'avança avec cette dignité paisible qui lui est si naturelle et s'écria : Vive Sa Majesté l'empereur Guillaume ! Je pliai un genou devant l'empereur et lui baisai la main. Alors il me releva et m'embrassa d'une façon vraiment spontanée. Là-dessus toute la Cour défila. Au dîner, Sa Majesté me dit que je devais être maintenant appelé Altesse impériale, quoique mon titre ne fût pas encore spécifié... La première fois qu'on m'appela Altesse impériale, ce titre m'effraya par son aspect pompeux. Cette timidité dura peu, mais elle a lieu d'étonner de la part d'un prince qui s'était montré si impatient de voir renaître l'Empire et qui aurait voulu réduire de force les monarques du Sud à la situation de simples princes ou de ducs.

On peut constater dans ce récit que le prince Frédéric ne dit pas un mot de l'attitude glaciale de l'empereur à l'égard du chancelier. Elle fut pourtant très remarquée, et cela se comprend. Si quelqu'un devait être reconnaissant à Bismarck d'avoir mené à bien la tache si considérable, si difficile, de l'unité allemande, c'était le nouvel empereur. Il ne le fut pas, au moins à l'heure solennelle où devant tous il aurait dû l'être. C'était là une petitesse. Quoique la France ait plus que tout autre État souffert de l'extension de la puissance germanique, il serait puéril de le nier. Certains hommes d'État allemands qui eussent été incapables d'accomplir le dixième de la tâche de Bismarck, lui avaient reproché d'avoir peu obtenu, et le chancelier répondait : Celui qui dira cela aura peut-être raison, mais il ne se rendra pas compte que ce à quoi j'attachais le plus d'importance, c'était à ce que mes partenaires fussent contents de moi. Les traités ne sont rien quand les gens qui les signent sont contraints et forcés. Et moi, je sais que ces gens-là sont partis contents... Le roi non plus n'était pas satisfait. Je n'ai emporté son adhésion qu'en lui faisant craindre l'intervention de l'Angleterre. Il trouvait qu'un tel traité n'avait pas de valeur. Ce n'est pas mon opinion. Je considère, moi, que c'est le résultat le plus considérable que nous ayons atteint dans ces dernières années. Quant au titre d'empereur, je n'ai réussi à le faire accepter aux plénipotentiaires qu'en leur montrant combien il serait plus aisé et plus agréable pour leur souverain d'accorder certains privilèges à l'empereur d'Allemagne que de les accorder à son voisin le roi de Prusse. On peut hardiment affirmer que, sans le maintien de la personnalité propre à chacune des dynasties allemandes, comme le relevait le prince de Bülow, lors de l'installation récente du buste de Bismarck au Walhalla, l'unité ne se fût pas faite en 1871. Il aurait donc fallu féliciter hautement le comte de Bismarck sur l'heure même et ne pas le traiter en petit fonctionnaire. Le peuple allemand a été plus juste pour lui.

Le chancelier avait été, comme on le pense, très froissé. Le 21 janvier, il écrivait à sa femme et en lui demandant pardon d'avoir tardé à lui envoyer de ses nouvelles : Cet enfantement d'empereur était laborieux et, pendant ces périodes, les rois ont leurs envies bizarres comme les femmes avant de donner au monde ce qu'elles ne sauraient quand même pas garder. Comme accoucheur, j'éprouvai plusieurs fois le besoin pressant d'être une bombe et d'éclater, de façon à mettre en pièces tout l'édifice !... A défaut des félicitations officielles qui eussent dû lui revenir de plein droit le 18 janvier 1871, le chancelier eut une réelle compensation dans la satisfaction personnelle qu'il ressentit pour avoir mené jusqu'au faîte l'édifice de l'unité, et cela dans les conditions terribles où il avait osé le prédire lui-même. Que lui importaient alors, pourvu qu'il réussît dans sa tache, que lui importaient la destruction et la mort ? Cet artisan farouche allait froidement à sa besogne, les bras ensanglantés. Pendant que les princes et les courtisans, les généraux et les soldats allemands fêtaient toute la nuit du 18 janvier la constitution de l'Empire allemand et de l'unité allemande, aux premières lueurs de la journée du 19, quatre-vingt-dix mille hommes de la garnison .de Paris comprenant des troupes de ligne, des gardes mobiles et des gardes nationaux se massaient en trois grandes colonnes auprès du Mont Valérien sous le commandement de Vinoy, de Bellemare et de Ducrot. Dès le matin, le corps de Vinoy enleva la redoute de Montretout et s'avança jusqu'à Buzenval, mais l'artillerie, ayant à traverser des terrains détrempés par la neige et par la pluie, s'embourba et fut incapable de donner aux attaques hardies des fantassins l'appui nécessaire. Le parc, où s'étaient embusqués les Allemands derrière des murs crénelés, ne put être forcé. Toutefois, dans cette sortie qui devait être la dernière, les troupes françaises gardèrent jusqu'au soir la redoute enlevée et honorèrent par une belle résistance cet effort suprême de la capitale assiégée. L'incendie de Saint-Cloud, allumé par les Allemands, dévasta pendant une semaine une ville charmante ; ce fut le dernier acte brutal de l'invasion et comme l'auréole d'un empire créé dans le feu et par le fer, igne et ferro.

Le 24 janvier, à la Conférence de Londres, la Russie, pour remercier la Prusse d'avoir laissé rompre en sa faveur le traité de 1856, saluait Guillaume Ier empereur, et les représentants des autres puissances, moins celui de la France, s'empressaient à Londres de ratifier le titre impérial. L'Empire allemand sortait du système des nationalités de même que l'Empire de Napoléon était sorti de la Révolution française. Il s'imposait au continent comme une menace permanente et portait en lui le germe de terribles confits, mais l'Europe se taisait ou approuvait. Cette approbation, ce silence, le comte de Bismarck les avait prévus, Au jeu qu'il avait intrépidement engagé, ses calculs avaient été exacts et ses gains décisifs. Le but qu'il s'était fixé depuis de longues années avec une patience et une opiniâtreté indomptables, il l'avait enfin atteint. Tous les obstacles, il les avait écartés un à un. Un monarque rebelle aux aventures, il l'avait décidé à partager son audace et sa confiance. Les rois et les princes allemands jaloux de leur indépendance, il les avait réduits à l'impuissance par la menace redoutable de dévoiler leurs anciennes intrigues avec l'étranger. Une Europe défiante et jalouse, il l'avait subjuguée. L'unité qu'il fabriquait pièce à pièce, il l'avait achevée en provoquant les hostilités nécessaires et en faisant croire adroitement que la Prusse avait été provoquée. Le patriotisme farouche des Allemands, il l'avait utilisé non seulement pour la guerre elle-même, mais pour la formation de l'Empire auquel le Sud s'était tout d'abord refusé. La couronne impériale que son maître dédaignait, il la lui avait fait peu à peu désirer ardemment. La paix définitive, il l'avait conclue, comme il l'avait voulue, inexorable, et l'Europe, indifférente ou intimidée, l'avait laissé faire[46].

 

 

 



[1] Souvenirs de la captivité de Napoléon III. Paul Dupont, 1 vol. in-4° 1880.

[2] Napoleon III aus Wilhelmshöhe (1870-71). Nach Auszeichsnungen des Generals Grafen Monts, herausgegeben von Tony von Held. Berlin, 1909, p. 2.

[3] Wilhelmshöhe. Souvenirs de la captivité de Napoléon III, p. 32.

[4] MELS, Souvenirs de Wilhelmshöhe.

[5] Voir l'ouvrage du comte Albrecht de Bernstorff, Im Kampfe für Preussens Ehre, Berlin, 1906, où le fils de l'ancien ambassadeur de Prusse en Angleterre donne de curieux détails sur les intrigues bonapartistes à Londres à cette époque.

[6] Mels donne force détails sur cet Hellwitz, propriétaire terrien dans les provinces rhénanes, qui était fort eu crédit au quartier général de Versailles. Après son entretien avec cet homme, Napoléon dit à Mels que Bismarck, pour garantir l'exécution du traité de paix à conclure, voulait, en rétablissant le gouvernement impérial, occuper pendant mi certain laps de temps plusieurs places et points stratégiques en France et lui imposer le programme des Alliés en 1814 et en 1815.

[7] Correspondance du maréchal de Moltke.

[8] Ce n'était pas l'opinion de l'impératrice qui, à la date du 20 novembre, écrivait : Quant à l'affaire du 4 Septembre, je répondrai seulement que le général Trochu m'a abandonné, si ce n'est pire. Il n'a jamais paru aux Tuileries après l'envahissement de la Chambre, pas plus que le ministère, à l'exception de trois ministres qui ont insisté pour mon départ. Je n'ai voulu partir que lorsque les Tuileries étaient envahis. (L'Impératrice Eugénie, par P. DE LANO, 1891, in-12.)

[9] Regnier vint rôder jusqu'à Wilhelmshöhe, mais en pure perte, car c'est à peine s'il put voir l'empereur. Mels l'aperçut un jour et en fait un portrait quelque peu flatté. Cet homme aux desseins audacieux avait une tête puissante et ses épais cheveux tout blancs avaient comme une splendeur cristalline. Son front était haut et droit et son œil étincelait male au travers du binocle ; sa taille était élégante et vigoureuse, sa démarche énergique et fibre. On avait refusé de le recevoir à Chislehurst. On l'avait expulsé de Versailles et on allait le faire sortir de Wilhelmshöhe. Il avertit Mels qu'il allait retourner à Versailles pour parler à Bismarck d'une nouvelle base de paix. Un département, comme le Pas-de-Calais, serait déclaré neutre. L'impératrice y viendrait avec quelques bataillons de la Garde impériale auxquels on rendrait la liberté. Elle y convoquerait le Sénat et le Corps législatif pour traiter de la paix proposée par la Prusse, car suivant Regnier, continuer la lutte était un crime. C'était le plan du parti bonapartiste de Londres qui échoua par suite de la résistance de l'impératrice.

Le lendemain, Regnier se présenta au château et remit à Franceschini Pietri la photographie où se trouvait la signature du prince impérial. Il lui fut signifié devant témoins qu'il avait à quitter immédiatement Cassel, ce qui eut lieu.

Regnier avait-il appris le désir exprimé par Napoléon de voir la Carde séjourner dans les environs de Cassel et avait-il ébauché là-dessus quelque nouvelle tentative romanesque ? Cela est possible.

(Cf. MELS, p. 90 à 94.)

[10] De son côté, Melk décrit la venue de l'impératrice à Wilhelmshöhe en journaliste qui cherche à circonvenir ses lecteurs par un récit où le dramatique l'emporte sur le réel (p. 84 à 86).

[11] Im Kampfe für Preussens Ehre, Berlin, 1906.

[12] Napoleon aus Wilhelmshöhe, p. 87, 88.

[13] Graf MONTS, Napoleon III aus Wilhelmshöhe, 1870-71.

[14] Comme l'empereur, écrivait Albrecht de Bernstorff, ne trouve personne à Wilhelmshöhe, l'impératrice doit prendre en main les affaires de la Régence. De nombreux bonapartistes nous visitent journellement à l'ambassade pour obtenir de nous que l'Allemagne consente à mi arrangement pacifique Mais il appert des relations connues que certains bonapartistes ne voulaient pas faire les sacrifices nécessaires.

[15] Cf. Alsace, la carte au liseré vert de Georges de la Hache, chez Hachette, 1 vol. in-18, 1910.

[16] Catalogue d'autographes, n. 221 (Etienne CHIRAVAY, 1899).

[17] Dans ses notes de Wilhelmshöhe le général de Monts dit que la maréchale Bazaine reprochait vivement à son mari la catastrophe de Metz et que Napoléon, ayant appris ce propos, la traitait en riant de petite créole tout à fait folle, (Chapitre X, Napoleon III aus Wilhelmshöhe, par le général DE MONTS.)

[18] Souvenirs du général Jarras, t. II.

[19] Napoléon intime, par F. GIRAUDEAU, 1891, in-12.

[20] Napoléon intime, par F. GIRAUDEAU, 1891, in-12.

[21] Du temps où Louis-Napoléon était président de la République, Changarnier se plaignait des irrésolutions du prince. Il dit à Persigny, après une revue à Amiens, où il avait été acclamé : Que le prince en finisse ! S'il veut se faire proclamer empereur et répondre aux aspirations populaires, il peut compter sur moi. Qu'il nie parle franchement, qu'il s'entende avec moi, et nous en aurons bientôt fini avec la République ! Changarnier conserva longtemps le dépit d'avoir vu le prince refuser ses ouvertures el de lui avoir retiré ensuite le commandement de la 1re division de Paris et de la garde nationale.

[22] L'Angleterre pendant la guerre de 1870, par F. DE PRESSENSÉ. (La Revue, 1er août 1908.)

[23] Pensées et Souvenirs, t. II.

[24] Pensées et Souvenirs de Bismarck, t. II, p. 131.

[25] Déjà en octobre 1814, Talleyrand dénonçait à Louis XVIII les agissements des Universités allemandes à ce sujet : L'unité de la patrie allemande est leur vie, leur dogme, leur religion exaltée jusqu'au fanatisme et ce fanatisme a gagné même des princes actuellement régnants. Or, cette unité dont la France pouvait n'avoir rien à craindre, quand elle possédait la rive gauche du Rhin et de la Belgique, serait maintenant pour elle d'une très grande conséquence. Qui peut d'ailleurs prévoir les suites de l'ébranlement d'une masse telle que l'Allemagne, lorsque ses éléments divisés viendraient à s'agiter et à se confondre ? Qui sait oui s'arrêterait l'impulsion une fois donnée ?  (Mémoires de Talleyrand, t. II, p, 268.)

[26] Il oubliait qu'il avait écrit dans son Journal : Que de grands devoirs nous impose l'attitude de ce peuple qui a des sentiments si allemands ! Ce serait sage d'admettre certaines de ses prétentions.

[27] Voir l'ouvrage de M. de Ruville, la Bavière et la restauration de l'Empire allemand et l'étude de M. Joseph Reinach sur la Fondation de l'Empire allemand et les papiers de Cerçay (le Temps du 5 décembre 1909).

[28] Otto de Manteuffel avait écrit, le 23 août 1870, au comte de Bismarck que l'Alsace et la Lorraine devraient être enlevées à la France et devenir pays d'Empire, mais avec neutralité au point de vue du droit des gens. Le chancelier lui répondit le 8 septembre : Je suis, comme Votre Excellence, sans appréhension sur la future réunion de tous les Etats allemands en un grand Empire. Votre Excellence comprendra mon scrupule à parler dès à présent du prix de la victoire, mais dans le cas où, s'il plaît à Dieu, la victoire resterait fidèle à nos drapeaux et où l'Allemagne pourrait reconquérir son ancien pays d'Empire, votre idée que ces territoires ne soient point partagés, mais déclarés pays d'Empire et administrés au nom de l'Allemagne, a déjà été agréée par Sa Majesté le roi aussitôt après les premières victoires. En revanche, il me paraît impossible de concilier la neutralité avec une semblable situation. Il faut que les nouveaux pays deviennent une partie intégrante de l'Allemagne pour laquelle leurs forteresses créeront la base qui manquait jusqu'ici à sa défense du coté de l'Ouest. De leur neutralité naîtrait le danger que les sympathies des habitants et de leur armée ne gravitassent vers la France en cas de guerre et que ces sympathies françaises, qui resteront immanquablement dans la majorité de la population, ne trouvassent probablement dans leur armée un point de cristallisation dangereux. (Mémoires d'Otto de Manteuffel, t. III.) — La question d'Alsace-Lorraine que le prince de Bismarck croyait avoir résolue en 1871, revient plus vivante que jamais, ainsi qu'on a pu en juger par les débats du Reichstag en décembre 1909 et par le projet de constitution annoncé le 24 mars dernier par le chancelier de l'Empire, Bethmann-Hollveg.

[29] Voir Bismarck, Paul MATTER, t. III, chap. VI.

[30] Cf. Bayern und die Wiederaufrichtung der Deutschen Reiches, par M. DE RUVILLE (1909). — Ces papiers comprenaient entre autres les instructions de Drouyn de Lhuys, du marquis de la Valette et de Napoléon à Benedetti en 1866 au sujet des États du Sud ; une correspondance avec le ministre badois Freydorf, des lettres à nos agents diplomatiques en Allemagne, des lettres de Beust à de Bray, les projets d'annexion de la rive gauche du Rhin, etc., ce qui formait une arme terrible entre les mains de Bismarck.

[31] Cf. l'ouvrage de Ruville et l'étude cités plus haut. — Bismarck avait dit à Dalwigh et à de Bray qu'il était homme, s'ils continuaient à s'opposer à ses projets, à publier les lettres de Beust et les leurs, qui les exposaient à être accusés de trahison.

[32] Journal inédit du prince royal.

[33] Cette phrase fait allusion au dépit que causa au chancelier la note de Gortschakov qui, le 19 novembre, s'empressait de dénoncer le traité de 1836.

[34] Souvenirs de Bismarck, par Busch, t. Ier, p. 205.

[35] Bismarck, par Paul MATTER, t. III.

[36] Cf. Pensées et Souvenirs, t. ter, p. 438. — Voir pour plus de détails l'ouvrage de M. DE RUVILLE, Bayern und die Wiederaufrichtung der Deutschers Reichs (1909).

[37] Pensées et Souvenirs, t. II, p. 141, 142.

[38] L'empereur actuel signe cependant ses actes officiels : Imperator Rex.

[39] Schleinitz assistait à la discussion. Le grand-duc de Bade également.

[40] Pensées et Souvenirs, t. II, p. 139.

[41] Le vicomte de Gontaut-Biron, dans ses Souvenirs : Mon Ambassade en Allemagne, rapporte qu'en 1872 le prince de Bismarck ne disait pas l'empereur ou l'impératrice, mais  le roi et la reine. Gontaut -Biron en fit l'observation à des Allemands qui lui répondirent que l'empereur tenait beaucoup à être à Berlin le roi de Prusse, comme pour ne pas laisser oublier que l'Allemagne était la conquête de la Prusse. Ils ajoutèrent que Guillaume ne s'entendait jamais appeler l'empereur sans devenir sérieux, presque triste, et que cette sensation était encore plus marquée chez l'impératrice.

[42] Pensées et Souvenirs, t. II, p. 144.

[43] Cf. Unser Helden Kaiser, par W. ONCKEN et le livre de TOECHE-MITTLER.

[44] Pensées et Souvenirs, t. II, p. 141.

[45] Unser Helden Kaiser. — Nôtre héros impérial, par le docteur W. ONCKEN. — Cette lettre corrobore les assertions du grand-duc de Bade.

[46] Voir pour plus de détails les livres de H. de Sybel, docteur O. Lorenz et Ernest Denis sur la Fondation de l'Empire allemand et les ouvrages d'Erich Marcks sur Guillaume IV et de Paul Matter sur Bismarck.