Le prince Clovis de Hohenlohe a écrit dans ses Mémoires que M. de Bismarck semblait véritablement avoir eu l'idée de replacer Napoléon sur son trône, malgré l'avis contraire du général de Moltke. Ceci, dit-il, m'explique l'attitude de Bazaine qui, à n'en pas douter, correspondit avec Bismarck jusqu'au jour où l'on désespéra du succès. Au duc de Gramont, qui lui affirmait que Bazaine avait trahi par ambition, Hohenlohe avait répondu : Il a fait de la politique, au lieu de faire de la guerre. Et Gramont avait acquiescé à cette réponse en ces termes judicieux : Un soldat ne doit pas faire de politique[1]. Les intrigues de Bazaine et du fameux Regnier, cet aventurier qui, sorti de rien, inconnu à tous, s'improvisant lui-même négociateur, joua tout à coup entre Ferrières, Versailles, Metz et Hastings un rôle quasi prépondérant, ces intrigues forment, dans l'histoire de la guerre, un très grave événement qui mérite d'être signalé à tous ceux qui veulent voir clair dans les tentatives organisées par le chancelier pour aboutir d'une façon quelconque à une paix rapide. Il est bon de constater qu'au moment où Bismarck, — c'était le 10 septembre, — apprit l'intention de Jules Favre de venir à Ferrières pour des pourparlers, Bazaine apprenait à Metz la révolution du 4 Septembre. Le 11, le chancelier — comme je l'ai déjà dit — avait fait savoir par l'Indépendant Rémois, journal qui allait être envoyé à Bazaine, qu'il ne pouvait négocier utilement qu'avec Napoléon III, l'impératrice ou le maréchal commandant à Metz. Les sentiments hostiles du maréchal envers le gouvernement de la Défense nationale étaient connus. Bazaine, dit Schneider, le secrétaire du roi Guillaume, ne voulait pas reconnaître la République improvisée. Il détestait quelques-uns des généraux enfermés dans Paris et était prêt à employer son armée au rétablissement de l'Empire, si toutefois on voulait le laisser sortir[2]. Comment arriver à s'entendre avec cet homme si bien disposé ?... Comme par une sorte de prodige, le négociateur dont on avait besoin surgit tout à coup. Un sieur Victor Regnier, né au liée près Melun en 1823, qui avait étudié quelque peu la médecine et le droit, était associé à un négociant qui gérait une maison de commerce en Angleterre. Aux premiers bruits de guerre, il avait acheté une patente anglaise et américaine et, intrigant de nature, assez habile péroreur, il s'était cru apte à faire de la politique. Il était à Londres depuis le 31 août. Le 11 septembre, il apprit que l'impératrice Eugénie s'était retirée à Hastings et il s'y rendit. Aux heures de récréation du prince impérial, il s'approchait de lui pendant qu'il jouait dans le jardin. Il arriva, par d'aimables procédés, à capter la confiance de l'adolescent et le photographia ainsi que la demeure de Chislehurst. Le 12, il écrivit à Mme Le Breton, dame d'honneur de l'impératrice et sœur du général Bourbaki, pour se mettre à la disposition de Sa Majesté. Il disait être venu en Angleterre avec l'idée de se proposer comme intermédiaire entre le chancelier allemand et l'ex-régente. Obéit-il à un sentiment spontané et personnel ? Y fut-il poussé ? Ceci est encore obscur ; cependant, il n'y aurait rien de surprenant à ce que des gens habiles eussent deviné en cet homme celui qu'il leur fallait. Il avait tout l'air d'un agent qui pourrait rendre de grands services, a dit le secrétaire du roi Guillaume. Les uns virent en lui un homme astucieux à l'excès ou un escroc, les autres un aventurier ; ceux-ci, un sot orgueilleux, ceux-là, un dilettante politique, ambitieux de jouer un rôle. Quelle que soit la définition qu'on ait voulu en faire, nul n'a pu nier son esprit d'intrigue. En même temps qu'il s'adressait à Mme Le Breton, Regnier écrivait à M. de Bernstorff, ambassadeur de Prusse à Londres, pour lui demander si le roi ne préférerait pas traiter de la paix avec le gouvernement impérial plutôt qu'avec le gouvernement républicain. Si l'ambassadeur était de cet avis, il disait tout prêt à partir pour Wilhelmshöhe et il priait l'ambassadeur de signer son passeport. De son côté, Mine Le Breton lui avait répondu, le 14, que l'impératrice n'avait aucune suite à donner à sa lettre. Regnier insista et reluit une nouvelle note à la dame d'honneur, par laquelle il conseillait à l'impératrice de protester contre l'élection d'une Constituante. Le 15, il lui envoya une autre lettre pour amener des négociations avec le comte de Bismarck. L'impératrice lui fit répondre que l'intérêt de la France devait passer avant celui de la dynastie, et qu'elle ne voulait en rien entraver la Défense nationale. L'insistance de Regnier montre que l'ambassade prussienne, mise au courant de ses démarches, ne lui était pas défavorable, car Regnier se vantait alors d'obtenir par le gouvernement impérial des conditions meilleures que par le soi-disant parti républicain. Il est certain aussi que Bismarck était déjà averti des propositions de cet aventurier et, qu'avec son esprit adroit et primesautier, il songeait à en tirer parti. Voyant que l'impératrice ne répondait pas aux avances de M. de Bernstorff qui cherchait à s'entendre avec l'ancien gouvernement impérial, il consentit à entrer en pourparlers avec Jules Favre, mais il y mit l'habileté la plus perspicace en utilisant immédiatement tout ce qu'un merveilleux hasard lui présentait. Le 16 septembre, Regnier revint à Hastings et s'adressa au précepteur du prince impérial, M. Filon, qui lui répéta que l'impératrice refusait de se mêler à aucune intrigue. Regnier insista. Il allait à Wilhelmsh6he avec le dessein de voir l'empereur. L'ambassade prussienne l'y autorisait. Il apportait à M. Filon une photographie d'Hastings faite par lui, et demandait simplement au prince impérial d'y écrire un mot pour son père. Ce serait le motif apparent de son voyage. Je vais voir l'empereur, disait-il ; si vous voulez mettre un mot pour lui sur cette carte, cela lui fera plaisir et lui montrera que je suis un homme qu'on peut recevoir. Le prince impérial consentit enfin à écrire ces quelques mots : Mon cher papa, je vous envoie ces vues d'Hastings. J'espère qu'elles vous plairont. Sur une autre photographie obtenue par Regnier, à prix d'or, de l'un des serviteurs de l'impératrice, se trouvait écrit de la main de la souveraine : Ceci est la vue d'Hastings que j'ai choisie pour mon bon Louis. Le 18 septembre, Regnier, qui avait été voir Jérôme David, lit dans l'Observer que Jules Favre allait avoir à Meaux une entrevue avec Bismarck. Il fait alors viser son passeport au consulat de Prusse et part pour Calais. Le 20, par Amiens, Ruel et Nanteuil, il arrive à Ferrières. Jules Favre y était depuis le 19. Devant l'inconnu qu'était Regnier, tous les obstacles s'abaissent comme par miracle, et le voyage le plus périlleux devient le plus facile de tous. Dès qu'il se présente pour parler au chancelier, il est aussitôt reçu. Ce sont là des constatations qu'il faut souligner. Bismarck, averti par Bernstorff, sait à quel aventurier il a affaire, et, au lieu de l'expédier sur Wilhelmshöhe, il va l'envoyer à Metz pour tâcher de surprendre la confiance de Bazaine, déjà en relations avec les Allemands. Ayant excité Regnier à ce dessein, il le laisse seul quelques heures pour aller conférer avec Jules Favre dont Regnier connaît la présence auprès de lui. Le chancelier dit à Jules Favre qu'il ne demande que la paix, mais qu'il faut qu'il sache avant tout que l'Alsace est indispensable à la Prusse. Jules Favre se récrie. Ce n'est pas seulement une spoliation territoriale que prépare le vainqueur, c'est, suivant lui, une restauration bonapartiste. Si nous croyions Napoléon plus favorable à nos intérêts, dit Bismarck, nous vous le ramènerions ; mais nous vous laissons le choix de votre gouvernement. Ce que nous voulons, c'est notre sécurité, et nous ne pourrons l'avoir qu'avec la clef de la maison, c'est-à-dire Strasbourg. Malgré les protestations de Jules Favre, le chancelier demeure inexorable et l'entretien est suspendu. Le soir, il recommence, mais les deux interlocuteurs suivant chacun leur route préférée, on n'aboutit à rien. Vous raisonnez comme un Français,
dit Bismarck. Permettez-moi de rester Allemand.
— Vous avez vaincu les armées de l'Empire,
répond Jules Favre, mais l'Empire n'existe plus, et
la nation vous demande la cessation d'une guerre qui n'a plus d'objet. Si
vous refusez, vous l'autorisez à croire que c'est à elle que vous en voulez...
Et voulez-vous me permettre de parler franchement ?
Vous n'êtes, je le crois, que l'instrument de la politique impériale que vous
avez le dessein de nous imposer. — Vous vous
trompez tout à fait. Je n'ai aucune raison d'aimer Napoléon III. Je ne nie
pas qu'il n'eût été plus commode de le conserver, et vous-même vous avez
rendu un très mauvais service à votre pays en le renversant. Il nous eût été
certainement possible de traiter avec lui ; mais, personnellement, je n'ai
jamais eu à me louer de lui. Et le chancelier, après avoir déclaré qu'il n'avait aucune préférence dynastique pour la France, fait cet aveu assez surprenant dans sa bouche : Je suis même républicain, et je tiens qu'il n'y a pas de bon gouvernement, s'il ne vient du peuple. Après cette digression, Bismarck parait admettre la possibilité d'un armistice à la condition d'occuper les forteresses des Vosges et de Strasbourg. Quant à Metz, on la laisserait pour le moment en l'état. Mais, ajoute-t-il tout à coup, il n'est pas hors de propos de vous faire observer que Bazaine ne vous appartient pas. J'ai de fortes raisons de croire qu'il demeure fidèle à l'empereur et par là même qu'il refuserait de vous obéir. Jules Faire se récrie, puis il demande si Bazaine est au courant de la capitulation de Sedan et de la captivité de Napoléon III. Parfaitement ! répond Bismarck qui confirme ainsi les rapports engagés entre le prince Frédéric-Charles et le commandant de l'armée de Metz. La discussion est remise alors au lendemain ; mais, auparavant, Bismarck a un second entretien avec Regnier. Celui-ci, qui avait réfléchi aux propositions du chancelier, offre lui-même de se rendre à Metz et à Strasbourg, et se fait fort d'amener les commandants de ces deux places de guerre à capituler au nom du gouvernement impérial. Faites, lui dit Bismarck, que nous frondons devant nous quelqu'un capable de traiter et vous aurez ainsi rendu un grand service à votre patrie ! Puis il lui remet, avec un projet de capitulation qu'il devra soumettre à Bazaine, ce sauf-conduit signé par lui : Je requiers les officiers commandant les troupes alliées de laisser passer sans empêchement M. Regnier et de lui faciliter son voyage autant qu'il sera possible. Le 20 septembre, l'aventurier, dont Bismarck a annoncé l'arrivée au prince Frédéric-Charles à Conty, part en promettant de voir Bazaine et de ramener un général qui ira à Hastings s'entendre avec l'impératrice. Il avait su que Bourbaki était le frère de Mme Le Breton et il allait essayer de tirer parti de cette découverte. Ainsi, Bismarck, que la continuation de la guerre après Sedan avait déçu et qui redoutait la levée en masse, des hostilités très longues et peut-être l'intervention finale des puissances neutres, avait recours à l'intrigue la plus basse pour s'emparer d'une puissante place de guerre, en séduisant le commandant en chef et en écartant l'un de ses meilleurs défenseurs. A la reprise des pourparlers avec Jules Favre, Bismarck montre, comme par hasard, la photographie des bains de mer d'Hastings avec l'écriture du prince impérial. Ceci, dit-il, a été le passeport d'un personnage qui, hier matin, est entré en pourparlers avec moi. Mais le chancelier ne disait pas que l'impératrice avait lamé le précepteur du prince impérial d'avoir consenti à lui laisser écrire quelques mots sur la photographie et avait de son côté averti l'empereur à Wilhelmshöhe qu'elle n'autorisait nullement Regnier à se présenter en son nom. J'avais donc raison, dit imprudemment Jules Favre ; et quand hier vous vous défendiez de servir la politique bonapartiste, vous n'étiez pas tout à fait d'accord avec les faits. Il est clair qu'on vous pratique, que vous vous laissez faire et que vous vous réservez toutes les éventualités. — Je ne puis dire ni oui ni non, répliqua Bismarck. Et il finit par avouer que le personnage en question avait demandé à voir l'empereur qui n'était pas le prisonnier, mais l'hôte de la Prusse[3]. Jules Favre insista. La Prusse était donc prête à ramener l'empereur, si cela lui convenait ? Bismarck équivoqua. Il n'avait aucun parti pris et il avait même éconduit le personnage qui s'offrait à négocier — ce qui était faux. Mais alors, dévoilant toutes les conditions de l'armistice, il demanda l'occupation de Toul, de Bitche, de Strasbourg et du mont Valérien. Après un refus énergique, Jules Favre sortit de Ferrières, le cœur gonflé de douleur et de colère[4]. La guerre allait continuer. Une note et un rapport du ministre des Affaires étrangères, publiés officiellement le 22 septembre, apprirent au pays les conditions inadmissibles de la Prusse qui voulait prendre Strasbourg et faire son héroïque garnison prisonnière, exigences attentatoires à l'honneur de la France et contraires au devoir du gouvernement qui, à peine au pouvoir, eût paru s'incliner devant une sommation que repoussaient alors tous les Français. L'équivoque dans laquelle l'ennemi s'enveloppait était enfin dissipée. En envahissant la France, le roi avait déclaré solennellement qu'il n'attaquait que l'Empire. Et lorsque celui-ci s'était effondré, le roi continuait les hostilités. Quelle confiance fallait-il désormais ajouter à ses déclarations ? Au sincère et pathétique rapport de Jules Favre, approuvé par la France entière, Bismarck riposta par la circulaire du 27 septembre. Il y accusait le gouvernement de la Défense nationale de ne pas vouloir profiter des offres conciliantes de la Prusse pour procéder à l'élection d'une Constituante. Jules Favre répliqua par une autre circulaire où il cita et lama les conditions de la Prusse qui étaient inacceptables, parce que c'était lui livrer le sort du pays. A ce même moment, M. de Chaudordy félicitait le ministre de sa ferme et noble protestation, applaudie par tous les gens de cœur. Il avait reçu de Londres, de notre chargé d'affaires, une note qui rapportait le fait suivant : M. Gladstone se serait exprimé en termes très vifs sur l'attitude à Sedan et à Wilhelmshöhe de l'empereur Napoléon et attrait tout particulièrement blâmé le sentiment de faiblesse et d'égoïsme qui aurait déterminé l'auteur de la guerre à rejeter la responsabilité sur le pays. Faisant allusion aux espérances de la dynastie déchue, M. Gladstone aurait exprimé la conviction que toute restauration de cette dynastie était impossible, encore que la Prusse eût cru pouvoir en menacer la France. Bismarck avait dit à Regnier que s'il avait devant lui un gouvernement qui voulût traiter sur les bases proposées, c'est-à-dire sur une cession préalable de territoire, il traiterait. Mais il avait affaire à deux gouvernements : de fait, l'autre de droit, et il se déclarait embarrassé. Cependant, il n'avait pas caché à Regnier que ses sympathies allaient plutôt à l'Empire. Il tenait à entrer en pourparlers avec le commandant de l'armée de Metz pour arriver à déprimer les efforts de la garnison et l'amener peu à peu à une capitulation qui lui paraissait devoir être le dernier coup porté à la résistance opiniâtre des Français. Le 23 septembre, M. de Keudell criait : Guerre ! guerre ! On a reçu une lettre de Jules Favre qui ne veut pas se soumettre à nos exigences. Il faut en faire part à la presse avec les commentaires nécessaires et dire que le prisonnier de Wilhelmshöhe pourrait bien encore nous être utile. C'était l'idée fixe du chancelier. Le même jour, Regnier, recommandé par lui, voit le prince Frédéric-Charles qui le fait conduire aux avant-postes français. De là, il se rend auprès de Bazaine, qui le reçoit immédiatement et auquel il raconte sa mission. Il s'agit, de concert avec la régente dont il se dit l'envoyé, de sauver l'armée de Metz et d'obtenir pour la France des conditions favorables de paix. La façon dont Regnier arrive aux avant-postes et demande impérieusement à conférer avec le maréchal Bazaine était faite pour éveiller tous les soupçons. Cependant, on emmène cet envoyé mystérieux en voiture sans attendre que le commandant en chef ait, suivant les règlements, statué sur sa demande. On l'invite à dire son nom et il répond : C'est inutile. Je m'annoncerai moi-même. Il entre d'autorité dans le salon et le maréchal vient le chercher pour le conduire dans son cabinet. Évidemment, Bazaine était déjà prévenu par les Allemands. Il écoute l'aventurier et lui confie tout de suite, dans ce premier entretien et sans rechercher quelle est la personnalité réelle de cet envoyé, qu'il est disposé à capituler avec les honneurs de la guerre, mais en laissant de côté la place de Metz. Il lui dit même que la défense de Metz atteindra difficilement le 18 octobre, parce que ce jour-là, il n'y aura plus de vivres. Un tel aveu sera naturellement répété à l'ennemi et luis à profit. En le faisant, Bazaine commet déjà un crime. Il sait bien ce qu'il fait, car il a reçu par la voie prussienne le numéro de l'Indépendant Rémois du 12 septembre où il était dit que les gouvernements allemands qui n'avaient pas reconnu le gouvernement de la Défense nationale pourraient traiter avec le maréchal Bazaine qui tient son commandement de l'empereur. Le 16 septembre, il a eu la naïveté ou l'audace d'écrire au prince Frédéric-Charles pour lui demander franchement des renseignements sur la révolution du 4 Septembre et il ajoute foi à ceux que lui envoie l'ennemi. Regnier retourne alors auprès de Frédéric-Charles et lui fait connaître la réponse du maréchal. Le prince indique ses conditions : l'armée et la place devront capituler. Regnier rentre à Metz le 24 et il a un nouvel entretien avec Bazaine. Il le prie d'envoyer Bourbaki en Angleterre et Bazaine consent à déléguer, sur le refus de Canrobert, cet officier supérieur vers l'impératrice. L'ordre du 25 septembre est ainsi conçu : S. M. l'impératrice régente ayant mandé auprès de sa personne M. le général de division Bourbaki, commandant la garde impériale, cet officier général est autorisé à s'y rendre[5]. Comment expliquer cet assentiment subit et extraordinaire de Bazaine et de Bourbaki, si tous deux ne croyaient pas réellement à la mission officielle de Regnier ? Mais quelles preuves en avaient-ils donc ? Les seules photographies d'Hastings. Il y a dans ce fait quelque chose de fort étrange. Des hommes de guerre se contentent d'un carton sur lequel le prince impérial a griffonné quelques mots et de l'autre carton qui contient une ligne banale de l'impératrice. Ils ne se demandent pas si cette écriture est authentique et s'ils ne sont pas la dupe d'un agent au service de l'ennemi ?... Le maréchal commandant en chef, qui sait l'existence d'un autre gouvernement, viole délibérément ses devoirs qui l'obligent à ne recevoir aucune proposition de capitulation avant d'avoir épuisé toutes ses ressources et tous ses efforts. Il confère avec l'ennemi et avec un étranger, sans y être autorisé. Il va plus loin. Il confie à cet étranger, qu'il sait en relations avec le quartier général prussien et avec le chancelier, qu'il n'a de vivres que jusqu'au 18 octobre. Il révèle ainsi le secret le plus grave de la défense, révélation que Regnier avoue avoir utilisée auprès de Bismarck, et il se condamne lui-même à une capitulation fatale ! Est-il défendu de croire que Regnier avait en mains d'autres pièces et avait su employer d'autres confidences pour capter ainsi, et presque immédiatement, la confiance de Bazaine ? Des personnalités importantes du parti impérialiste, comme Jérôme David, Persigny et Rouher, n'ont-elles pas pu donner à Regnier les informations et les renseignements nécessaires pour renforcer sa mission ? N'avait-il pas aussi quelque recommandation particulière de Bismarck et du prince Frédéric-Charles ? Jamais en effet deux pauvres photographies, avec quelques mots insignifiants, n'auraient été suffisantes pour faciliter à cet étranger l'accès de Metz et de son commandant en chef. Le 28 septembre, Regnier, après avoir obtenu la sortie de Bourbaki qui, déguisé en médecin luxembourgeois, va se diriger sur Hastings, est revenu à Ferrières et rapporte à Bismarck une photographie avec la signature de Bazaine. Cette simple signature du maréchal est le premier indice de sa trahison. Regnier est chargé, de la part du maréchal, de demander des conditions de paix modérées. Le général Jarras, chef d'état-major général de l'armée de Metz, s'étonne de cette mission et questionne le maréchal Bazaine. Celui-ci lui dit que l'impératrice a fait demander Bourbaki, grand ami de la famille impériale. Puis, il déclare que Bourbaki est allé prier l'impératrice de délier l'armée de son serment de fidélité. Une autre fois, il dit ignorer le but réel de la mission de Bourbaki. Enfin, il se plaint que Bismarck lui ait envoyé un intrigant pour l'entraîner dans une voie regrettable. Il prétend ne s'être pas aperçu, dès le premier moment, que Regnier était d'accord avec l'ennemi pour agir dans l'intérêt de l'armée allemande et il va ainsi, de mensonge en mensonge, se confondre lui-même et révéler sa duplicité. Regnier est revenu auprès de Bismarck. Le chancelier s'étonne de ne point le voir muni de pouvoirs étendus. Il télégraphie à Bazaine pour savoir s'il autorise Regnier à traiter de la reddition de l'armée de Metz, en restant dans les instructions qu'il a reçues du maréchal. Bazaine répond, par l'entremise de Stiehle, qu'il peut accepter une capitulation avec les honneurs de la guerre, mais sans comprendre la place de Metz dans les conventions à intervenir. Il offre d'envoyer, pour de plus amples explications, le général Boyer au prince Frédéric-Charles. Dès lors, Regnier n'est plus rien aux yeux de Bismarck, qui en a tiré tout ce qu'il voulait, et qui va continuer ses intrigues pour réduire Metz et l'armée française. Toute crainte de voir l'armée du Rhin forcer les lignes allemandes a disparu et l'on sait à présent qu'elle n'a de vivres que jusqu'au 18 octobre. Ce qui prouve bien que le chancelier, aidé par un aventurier, a conduit cette tragi-comédie en quatre actes — qui s'est jouée à Ferrières, à Metz, à Hastings et à Versailles —, c'est que, le 21 septembre, il a fait demander à Napoléon, en l'instruisant des pourparlers avec Jules Favre, s'il consentirait à accepter les conditions faites à la Défense nationale. Le 26, Napoléon répond que la lutte ne peut se terminer que par la ruine complète de l'un des deux adversaires ou par leur loyale réconciliation. L'empereur acceptait le démantèlement de quelques forteresses et une indemnité de guerre. Mais, à son avis, le vainqueur devait être généreux, car si le peuple français se laissait émouvoir par des procédés héroïques, il ne céderait jamais à l'égoïsme et à la crainte. Sans approuver la démarche de Jules Favre, Napoléon reconnut qu'il avait bien fait de repousser l'armistice dans les conditions où la Prusse voulait le lui imposer. L'impératrice allait se montrer au moins aussi réservée que l'empereur. Le 28 septembre, quand elle vit arriver Bourbaki à Hastings, elle fut stupéfaite. Elle lui demanda aussitôt si l'armée de Metz était prisonnière et comment il avait pu s'échapper. Plus étonné encore, le général lui jura qu'il était venu sur son appel et avec l'autorisation de son chef, le maréchal Bazaine. L'impératrice lui répondit qu'elle ne l'avait point appelé et qu'elle n'avait rien à dire, si ce n'est que, ni directement ni indirectement, ni par écrit ni par parole, elle n'avait rien imposé au maréchal. Le général lui dépeignit la situation effroyable de la Lorraine et de la France, et l'impératrice manifesta une telle douleur que l'entretien ne put continuer. Le lendemain, elle dit qu'elle refusait de traiter avec la Prusse et ne voulait pas entraver le gouvernement de la Défense nationale qui pourrait faire mieux qu'elle et obtenir de meilleures conditions, car elle savait que Thiers intervenait à cette heure même auprès des puissances neutres. Ce qu'elle peut essayer seulement, c'est d'intervenir encore auprès de l'empereur d'Autriche, et elle lui écrit alors une nouvelle lettre suppliante. Elle savait que la France désirait la paix et elle demandait au souverain si les puissances ne voudraient pas, à cette occasion, remplir un devoir d'humanité et rendre possible, par une amicale intervention, un traité équitable. Spectatrice d'une lutte qui déchirait son cœur, elle ne pouvait se taire devant tant de douleurs et tant de ruines. Je sais, disait-elle, qu'en m'adressant à Votre Majesté, elle comprendra que ma seule préoccupation est la France et que c'est pour elle seule que mon cœur fortement éprouvé fait des vœux. Elle espérait que François-Joseph voudrait bien employer sa haute influence à préserver son pays d'exigences humiliantes et à faire respecter l'intégrité de son territoire. Cette lettre et les paroles qui la précédèrent, l'attitude sincèrement émue de l'impératrice, ses protestations contre le rôle qu'on avait voulu lui faire jouer démontrent qu'une intrigue avait été certainement ourdie, à son insu, par des hommes hardis, tels que Rouher et Persigny, pour y mêler habilement, à l'aide de Regnier, l'impératrice et amener un officier déjà compromis comme Bazaine ainsi qu'un autre officier loyal, mais crédule, comme Bourbaki, à. des pourparlers avec l'ennemi. Comment, dans une situation aussi lamentable, décrire le désespoir de Bourbaki épouvanté et tenant à défendre son honneur de soldat contre des interprétations cruelles ? Il s'adresse à lord Granville pour qu'il veuille bien lui faciliter sa rentrée à Metz et lui permettre d'y reprendre son commandement. Il dit qu'il est, comme l'impératrice, victime d'actes et de faits inexplicables. Il n'est sorti que sur un ordre écrit. La Garde impériale a connu son départ pour un temps limité et elle n'a pas dû combattre en son absence. Par l'intermédiaire du chef du Foreign-Office et de M. de Bernstorff, l'ambassadeur allemand, Bourbaki est autorisé à rentrer à. Metz, mais, à la frontière du Luxembourg, les postes prussiens l'empêchent de passer sur l'ordre formel du prince Frédéric-Charles, contrairement à la déclaration de Bernstorff ainsi transmise à lord Granville, le 4 octobre : Le prince Frédéric-Charles a reçu d'ici l'ordre de permettre et de faciliter au général Bourbaki le retour à son poste à Metz pour y faire son devoir. Regnier donne l'impression d'un espion, mais il semble avoir honnêtement désiré servir l'impératrice Eugénie en lui envoyant Bourbaki. A Chislehurst, on croyait que c'était à dessein qu'on avait retiré aussi perfidement à l'armée de Metz l'appui de Bourbaki pour rendre la défense moins énergique et moins sûre. Le général de Monts affirme dans ses notes sur Wilhelmshöhe et Napoléon — et en cela il se trompe — que le quartier général prussien était dans son droit d'empêcher Bourbaki de rentrer. Ordre supérieur avait été donné de laisser Bourbaki regagner son poste, mais le chef de l'armée assiégeante s'y refusa. Dans la lettre écrite à Gambetta par le 8énéral, celui-ci exposait, le 8 octobre, comment Regnier lui avait fait croire à l'appel de l'impératrice qui voulait le consulter au sujet d'un traité offert par le comte de Bismarck à des conditions honorables pour la France. Il expliquait de quelle façon il avait été détrompé par l'impératrice qui n'avait jamais exprimé le désir de l'avoir auprès d'elle. Cette déclaration l'avait frappé au cœur. Il était prêt à retourner auprès de ses soldats ; mais s'il ne le pouvait pas, il se mettrait tout de suite à la disposition de la Défense nationale[6]. Les Prussiens ayant manqué à leur parole, Bourbaki reçut le commandement de l'armée du Nord, puis de l'armée de l'Est, où d'autres aventures tragiques devaient l'attendre. Bismarck était déjà arrivé à réaliser une partie de ses
desseins : faire perdre à Bazaine un temps utile, en l'occupant à des
pourparlers insidieux et compromettants, écarter de Metz un des généraux les
plus hardis et les plus obstinés, habituer les esprits à une capitulation
dont une coupable confidence lui avait révélé le terme fatal. Et celui-là
même qui la lui avait faite était actuellement traité d'espion par le
quartier générai prussien. Il avait servi d'instrument utile pour quelques
jours ; maintenant, on le méprisait[7]. A une dépêche
envoyée de Wilhelmshöhe par Napoléon III qui demandait à Bismarck si Regnier
avait reçu une mission spéciale et possédait sa confiance, le chancelier
répondit : Je ne connais M. Regnier que depuis
sa visite ici et il n'a pas de mission de ma part. Il m'a laissé supposer
qu'il en avait une de l'impératrice. Après qu'il fut constaté que ce n'était
pas vrai, je l'ai prié de quitter le quartier général[8]. Mais tout n'était pas encore fini. Le 10 octobre, le maréchal Bazaine, qui n'avait rien tenté pour briser le cercle de fer qui l'entourait, proposa aux chefs de corps de reprendre les pourparlers avec le quartier général prussien, afin d'arriver à une convention honorable. Il dit que l'armée perdant chaque jour de ses forces et de ses moyens d'action, une sortie ne serait qu'un désastre. Il ajouta que, pour les négociations définitives, il faudrait en référer au roi et à Bismarck, car le prince Frédéric-Charles n'avait pas de pouvoirs assez étendus ; enfin, il affirma que les Prussiens ne reconnaîtraient d'autre gouvernement en France que celui de l'impératrice. Le général Coffinières fit remarquer que les insinuations de Bismarck n'avaient d'autre but que d'arriver à l'épuisement absolu des ressources de l'armée française et que le plus mauvais service à rendre à l'Empire était de chercher à le rétablir avec l'appui des baïonnettes étrangères. Le maréchal Bazaine supporta cette juste remarque sans sourciller, et désigna le général Boyer pour aller à Versailles négocier avec le chancelier. Si on veut se rendre un compte exact des pensées secrètes de Bazaine, il faut lire avec attention les instructions remises par lui à Boyer. Le maréchal y dit que la société est menacée par l'attitude qu'a prise un parti violent et dont les tendances ne sauraient aboutir à une solution que cherchent les bons esprits ; que l'armée, placée sous ses ordres, est destinée à devenir le palladium de la société ; qu'elle est la seule force qui puisse maîtriser l'anarchie dans notre malheureux pays ; qu'elle donnerait à la Prusse, par l'effet de cette action, une garantie des gages qu'elle pourrait avoir à réclamer dans le présent et contribuerait à l'avènement d'un pouvoir régulier et légal. Il est évident que de telles affirmations ne pouvaient résulter que de renseignements fournis par le prince Frédéric-Charles qui, dès le 10 septembre, avait fait écrire au maréchal que la France était en proie à un bouleversement déplorable, que la République n'était pas reconnue dans tout le pays et que l'ordre y était menacé. Or, au 10 octobre, la seule préoccupation du pays entier était la défense à outrance et tous les partis, sans distinction, servaient la patrie sous le drapeau national. L'année de Metz, avant de devenir le palladium de la société, avait à défendre les postes qui lui étaient confiés, et du jour où elle capitulerait, elle ne pourrait en aucune façon être utile à la France. La question militaire n'était pas encore jugée. Les armées allemandes n'étaient pas définitivement victorieuses, comme l'affirmait le maréchal, et la solution que cherchaient les bons esprits était avant tout la résistance acharnée, seul moyen d'obtenir d'honorables conditions de paix. On voit donc nettement, et après les instructions du 10 octobre, que le maréchal Bazaine entendait faire de son armée un instrument d'action politique pour imposer au pays un pouvoir régulier et égal, c'est-à-dire le rétablissement de l'Empire, le seul, suivant lui, que reconnaîtraient les Prussiens. Il se trompait. Pour ma part, dit le général Jarras[9], je considérais dès lors comme hors de toute contestation, et ma conviction à cet égard n'a fait que s'accroître depuis cette époque, que, si disciplinée qu'elle fût, l'armée du Rhin ne consentirait pas à se montrer aveuglément au service d'un parti et qu'elle n'obéirait qu'à ceux qui représenteraient à ses yeux les volontés du pays. Le 12 octobre, le général Boyer, avec le lieutenant Deskau et un autre officier prussien, partit pour Versailles par Ars, Frouard, Toul, Nanteuil, Meaux et Lagny. I1 arriva le 14 auprès du comte de Bismarck et demanda que l'année sortît de Metz avec les honneurs militaires. Il aurait désiré qu'elle se rendît dans une ville de l'intérieur en prenant l'engagement de ne plus combattre contre la Prusse. Le chancelier répondit que cela était inacceptable. Suivant lui, il fallait que l'armée de 'Metz déclarât qu'elle était toujours l'armée de l'Empire décidée à soutenir le gouvernement de la régence. Il fallait en outre que cette déclaration coïncidât avec un manifeste de l'impératrice adressé au peuple français et l'invitant à se prononcer sur la forme du gouvernement, et avec un acte signé par un délégué de la régence, acte acceptant les préliminaires d'un traité à conclure avec le gouvernement allemand. Le général Boyer attesta que l'armée resterait fidèle à son serment à l'empereur, tant que le pays ne l'en aurait pas relevée, mais il ne put rien promettre avant d'être retourné à Metz et d'avoir consulté le conseil des chefs de corps de l'armée. Il rentra le 18 octobre et rendit compte de sa mission, en faisant du pays le plus triste tableau. La majorité du Conseil, après une sérieuse étude des diverses questions, repoussa toute action politique qui pourrait donner lieu à des interprétations fâcheuses. Il n'admit pas que le maréchal commandant en chef acceptât la délégation de la régence pour signer un traité de paix, et émit l'avis que le général Boyer devait aller en Angleterre exposer la situation à l'impératrice pour avoir son opinion. Voilà à quelles négociations le chef d'une grande armée, un maréchal de France, amenait ses subordonnés, négligeant le devoir suprême d'un commandant de place qui est de résister à l'ennemi jusqu'à la dernière heure par tous les moyens ! Voilà enfin comment, par un système inouï de temporisation, il avait amené son armée à s'amoindrir physiquement et moralement et à solliciter pour elle la générosité de l'ennemi ! Le général Boyer avait pour mission précise de savoir s'il était possible d'obtenir une convention militaire honorable, à la condition que nul traité ne serait signé par le maréchal commandant en chef. S'il était impossible d'arriver à une solution désirable, le général solliciterait de l'impératrice une lettre par laquelle elle délierait l'année de son serment à l'empereur et lui rendrait sa liberté d'action. Le général loyer, arrivé à Hastings le 23 octobre, fit connaître l'objet précis de sa mission. Après deux jours d'examen, malgré l'opinion contraire de Rouher et de Persigny, l'impératrice repoussa les conditions de Bismarck. Elle comprit que le chancelier, par un calcul odieux, cherchait à opposer l'armée de Metz à l'armée de la Loire, à jeter des soldats français sur d'autres soldats français sous les yeux des Prussiens et à briser les efforts de la Défense nationale dans une lutte épouvantable. Un manifeste de sa part eût déchaîné la guerre civile. Une acceptation des préliminaires de paix par un délégué de la régence eût été considérée comme non avenue. Enfin, cette armée de Metz, à supposer que l'ennemi l'eût rendue libre de se consacrer à une action politique, se fût déchirée entre elle, et la paix, obtenue au moyen d'une cession de territoire, eût soulevé la France presque tout entière contre l'Empire déjà déchu. C'était l'accumulation de tous les malheurs sur un pays déjà si éprouvé, si torturé ! L'impératrice fut alors informée par le prince de
Metternich des appréhensions que causaient au gouvernement de la Défense
nationale les négociations secrètes de Bourbaki et de loyer. Elle sut que
l'armée de la Loire était presque entièrement organisée et que la situation
militaire du pays se présentait sous un jour plus favorable. Elle s'empressa
de déclarer qu'elle appréciait les efforts patriotiques du gouvernement,
qu'elle ne ferait rien pour les contrarier, mais qu'elle désirait, dans la
mesure de son pouvoir, atténuer les conditions de la capitulation fatale de
Metz qui, d'après le général loyer, n'était plus qu'une question d'heures. Vous ne pouvez, disait-elle, douter de mon ardent patriotisme qui me fait m'effacer
aujourd'hui, tout en réservant nos droits à la conclusion de la paix.
Mais elle ajoutait aussitôt : Je désire sauver la
dernière armée de l'ordre, même au prix de toutes nos espérances. On
lui avait proposé de se rendre à Metz arec son fils. Elle refusa d'accéder à
cette proposition, comprenant bien que sa présence dans l'ancienne armée
impériale aurait les plus funestes conséquences et ne voulant pas donner à la
Prusse la joie impie de voir éclater des divisions affreuses parmi les
soldats au détriment irréparable de la patrie[10]. L'impératrice
dit à Bernstorff qu'elle ne consentirait jamais à une cession de territoire
et pria lord Granville d'informer la délégation de Tours qu'elle ne voudrait
à aucun prix abuser de l'hospitalité anglaise pour se livrer à tout ce qui aurait l'apparence d'une intrigue,
Lord Granville transmit cette communication importante à M. de Chaudordy. A ce moment même, le 22 octobre, Bismarck, qui ne connaissait pas encore la résolution de l'impératrice, disait à M. Rameau, maire de Versailles : C'est une grande erreur de croire
que Napoléon n'a plus pied dans le pays. Il a l'armée pour lui. La France
veut la paix. L'Allemagne aussi. Nous serons obligés de traiter avec Napoléon
et de vous l'imposer. — Vous ne le ferez pas,
protesta M. Rameau ; la France prendrait cela pour
une sanglante injure. — Cependant,
continua le chancelier, il est bien de l'intérêt du
vainqueur de laisser le vaincu aux mains d'un pouvoir qui ne pourrait
s'appuyer que sur les prétoriens. Il est bien certain alors que le vaincu ne
penserait plus à porter la guerre au dehors... Vous avez tort de croire que Napoléon n'a plus de soldats. Il a encore
pour lui l'armée. Le général loyer, envoyé par le maréchal Bazaine, est venu
pour traiter de la paix au nom de Napoléon. Si l'on traite et que nous
laissions sortir la garnison de Metz, elle se retirera dans la Gironde sous
l'engagement de ne pas combattre pendant trois mois et d'attendre les
événements. Nous pourrons alors disposer de 200.000 hommes, qui sont devant
Metz. Nous formerons sept corps d'armée avec lesquels nous parcourrons toute
la France en vivant à ses dépens[11]. Bismarck, qui prêtait à l'armée de Metz des sentiments
qu'elle était loin de manifester[12], voulait faire
croire au maire de Versailles que le général Boyer était venu signer un
traité de paix au nom de l'empereur. Il faisait écrire par son secrétaire
Busch, le 22 octobre, un article où il déclarait que sa première condition aux différents partis qui avaient voulu traiter avec lui,
c'était l'élection d'une Assemblée. Et pour prouver qu'il donnait accès à
tous, il ajoutait : Le chancelier a soumis cette
condition aux envoyés impérialistes, comme aux républicains et aux envoyés
d'un troisième parti. Bismarck ne reculait donc devant aucun moyen
pour arriver à ses fins, c'est-à-dire à la paix la plus rapide et la plus
avantageuse. Mais qu'il eût traité avec l'Empire déchu, avec le comte de
Chambord ou avec la République, il n'eût jamais amoindri ses conditions,
c'est-à-dire Metz, Strasbourg et une colossale indemnité de guerre. Ni le
roi, ni l'état-major allemand, ni le prince n'auraient consenti à rebaisser
leurs exigences. Le chancelier avait eu soin de laisser croire au général loyer, en lui retirant tout moyen de s'informer plus sûrement, que l'anarchie la plus complète dominait en France et que Paris allait bientôt se rendre. Dans les communications faites aux chefs de corps à Metz par les soins du maréchal Bazaine, cette déplorable anarchie était signalée, ainsi que la division d'opinions entre les membres du gouvernement de la Défense nationale. Suivant Bazaine, la Prusse ne pouvait songer à établir des bases solides de négociations qu'en s'adressant au gouvernement qui existait avant le 4 Septembre, c'est-à-dire à la régence. On ignore encore, disait le maréchal, si, dans les circonstances actuelles, la régence voudra prêter l'oreille à des propositions pacifiques, mais, en cas de refus, on ne pourrait s'adresser qu'à la Chambre des députés issue du suffrage universel et qui représente encore légalement la nation. Toutefois, pour que le Corps législatif puisse se réunir de nouveau et puisse délibérer, il faut qu'il soit protégé par une année française... Tel est le rôle qu'aura sans doute à remplir l'armée de Metz. En attendant le retour du général loyer, reparti pour Versailles avec de nouveaux pouvoirs, il est urgent de faire savoir aux troupes que la situation pénible où nous nous trouvons n'est que provisoire. L'armée sépare sa cause de celle de la ville de Metz. En attendant qu'elle puisse partir pour aller remplir une mission patriotique, elle saura supporter courageusement encore quelques jours de privation. Cette notification authentique du commandant en chef était singulièrement claire. Elle montre que Bazaine, croyant ou voulant croire à l'anarchie du pays ainsi qu'à la division du gouvernement de la Défense nationale, d'après des renseignements fournis par l'ennemi, était prêt à défendre soit la Régence, soit le Corps législatif pour conclure la paix. L'armée de Metz avait, suivant lui, une mission politique à remplir et il en informait les officiers qu'il supposait être de son avis. L'empressement avec lequel Bazaine avait accueilli un aventurier, sorte d'espion prussien, et sa facilité à se prêter, lui commandant en chef d'une armée française, à des intrigues qui énervaient la résistance et empêchaient un suprême effort, le rendaient suspect de toute manière. Le procès, qui a fait justice de ses honteux agissements, a conclu légitimement à une forfaiture criminelle. Après avoir vu le général Boyer, l'impératrice résolut de tenter une dernière démarche. Le 22 octobre, elle écrivit elle-même une lettre au comte de Bismarck pour solliciter un armistice de quinze jours avec ravitaillement en faveur de l'armée de Metz : Je suis prête, disait-elle, à donner de pleins pouvoirs au maréchal Bazaine et à le nommer lieutenant général de l'Empire. Si vous acceptez, il est urgent de transmettre immédiatement cette dépêche au maréchal et de le laisser se ravitailler. J'attends votre réponse pour faire partir le général Boyer muni de mes instructions[13]. Ici il convient de remarquer que l'impératrice reprend, pour un moment, un rôle personnel, mais peut-être a-t-elle cru avoir ainsi plus d'autorité aux yeux de Bismarck ? Il a été dit que le fils de Théophile Gautier, sous-préfet à Pontoise, aurait été chargé au nom de l'impératrice, le 24 octobre, d'aller à Versailles informer Bismarck qu'elle acceptait le démantèlement de Strasbourg qui deviendrait ville libre et une indemnité de 2 milliards avec cession de la Cochinchine. L'Alsace devait rester autonome pendant cinq ans, puis elle serait consultée sur son sort par voie de referendum. Cette mission, qui n'a jamais été clairement établie, aurait été inspirée par Rouher, mais tout ce que l'impératrice a dit et fait auparavant et après, la dément en ce qui la concerne. Le chancelier répondit à l'impératrice que l'armistice était chose impossible. L'armée du maréchal Bazaine, dit-il, n'a pas fait son acte d'adhésion, et nous serions obligés de poursuivre par nos armes, et probablement contre l'armée de Metz, l'exécution du traité. Le roi ne traitera que sous les conditions que j'ai fait connaître au général Boyer et dont aucune n'a été remplie. Ainsi, le chancelier aurait voulu que l'armée de Metz adhérât officiellement au gouvernement de la régence. et consentît à appuyer un traité qui comprendrait la cession de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, en laissant au vainqueur une liberté illimitée pour les autres conditions. Il est permis d'affirmer, et cela est même certain, que pas un officier français n'eût obéi en ce sens au maréchal. D'ailleurs, Bazaine, après le refus de l'impératrice de consentir aux exigences de la Prusse, reçut, le 24 octobre, du comte de Bismarck, la dépêche suivante qui prouve à quelle connivence déplorable il s'était laissé aller : Je dois vous faire observer que, depuis mon entrevue avec M. le général Boyer, aucune des garanties que je lui avais désignées comme indispensables, avant d'entrer en négociations avec la Régence impériale, n'a été réalisée et que l'avenir de la cause de l'empereur n'étant nullement assuré par l'attitude de la nation et de l'armée françaises, il est impossible au roi de se prêter à des négociations dont Sa Majesté seule aurait à faire accepter les résultats à la nation française. Les propositions qui nous arrivent de Londres sont, dans la situation actuelle, absolument inacceptables, et je constate, à mon profond regret, que je n'entrevois plus aucune chance d'arriver à un résultat par des négociations politiques. Le chancelier avait informé le général Boyer, à son retour d'Hastings, que le gouvernement prussien exigeait la cession de Metz et la signature de tous les chefs de corps reconnaissant la régence et s'engageant à la rétablir. Ces conditions, Bazaine n'osa les révéler à aucun de ses officiers, surtout après la lettre où Bismarck lui avait fait connaître les résolutions contraires de l'impératrice. Il en était donc pour ses tentatives ignominieuses et il ne lui restait plus qu'à signer la capitulation et à s'enfuir au plus vite en Allemagne. Il sort incognito de Metz le 20 octobre, au lever du jour, en refusant les honneurs de la guerre pour ses braves soldats, en livrant leurs drapeaux à l'ennemi qui n'en avait pas pris un seul sur les champs de bataille et s'apprêtait pourtant à en faire des trophées à Potsdam, puis en emportant dans les fourgons qui suivaient sa voiture le restant de l'or que l'empereur avait affecté au service secret de la place[14]. Le dernier mot d'ordre qu'il a donné lui-même, avant de fuir, était un nom qui rappelait l'auteur d'une défection célèbre : Dumouriez. Bazaine s'éloigne en hâte de Metz. A Ars, il est reconnu par les habitants, hué et sifflé. La gendarmerie est forcée de le protéger pour lui permettre de se réfugier au château de Corny, chez le vainqueur qui le complimenta sur la loyauté avec laquelle il avait rempli les conditions si amères de la capitulation. Le maréchal osa dire, et telles furent ses paroles d'adieu à la France : Cette affaire aura du moins un bon côté. Elle fera cesser la résistance de Paris et rendra la paix à notre malheureux pays ! Il se trompait, car cette fière résistance devait être plus énergique que jamais. Le jour de la capitulation, jour inoubliable, les soldats de l'armée du Rhin sortirent pâles et hâves de leurs campements qui n'étaient plus que des cloaques. Leur indigne chef avait refusé pour eux les honneurs de la guerre, parce qu'il avait en peur de se présenter à leur tête. Ils défilèrent lentement en bon ordre, quoique sans armes, sous leurs haillons de guerre, graves et silencieux devant l'ennemi qui respectait leur malheur. Le temps était affreux, la pluie glacée tombait à torrents, le vent furieux gémissait ; la nature elle-même semblait révoltée d'un tel spectacle. Quand sonna l'heure de la séparation, les soldats se jetèrent dans les bras de leurs officiers attendris. Ils pleuraient tous sur la patrie en deuil ; ils pleuraient sur une ville qui n'avait jamais subi le contact odieux de l'étranger, ils pleuraient sur leurs glorieux drapeaux livrés aux Allemands qui profitaient d'une perfidie sans nom pour s'en emparer... Je les ai revus, hélas ! ces drapeaux, dans l'église de la garnison de Potsdam, groupés en quatre faisceaux sur la blanche muraille avec ces seuls mots : Metz-1870. Ces débris sublimes pendent lamentablement dans le temple prussien et semblent dire aux Français venus en ce lieu pour voir le tombeau du grand Frédéric : Souvenez-vous qu'on nous a livrés par trahison, mais qu'on ne nous a pas pris ! Ainsi cette belle année qui, par trois fois aurait pu vaincre l'armée du prince Frédéric-Charles et lui avait infligé des pertes terribles au début de la campagne, s'en allait en files interminables par des chemins défoncés vers la captivité lointaine, mourant de faim et de froid sous l'inclémence des éléments déchaînés, tandis que les blessés et les malades entassés dans les wagons à bestiaux criaient leurs souffrances et que les habitants de Metz, au bruit du tocsin de la Mutte, jetaient vers les cieux impassibles de longues clameurs de désespoir. L'auteur d'une telle catastrophe était allé se cacher dans un des faubourgs de Cassel où il vécut jusqu'en mars 1871 dans une petite maison isolée. Le général de Monts vint le voir un jour et l'entendit déclarer qu'il n'attendait rien de bon pour la France livrée à l'anarchie. Il parlait de la guerre avec suffisance. Il affirmait que l'empereur avait été circonvenu de tous côtés et eût préféré la paix. Il disait qu'au dernier Conseil des ministres, Napoléon avait cédé aux exigences d'Ollivier et de Gramont qui déclaraient qu'on ne pouvait résister à l'opinion devenue belliqueuse. Celui qui avait livré Metz à l'ennemi méprisait Palikao et Trochu et considérait leur manière d'agir comme infâme. Quant à Gambetta qui s'était fait le protagoniste de la résistance, il disait que son gouvernement était une honte et que le peuple français était démoralisé. Mais il avouait que l'armée avait une haine profonde contre lui et que tout récemment un capitaine français, prisonnier à Cassel, était venu à sa maison en son absence proférer de violentes menaces contre lui. Monts lui avait demandé s'il comptait après la paix revenir en France. Je n'ai pas envie, répondit-il, de me faire mettre en pièces. J'enverrai un de mes officiers tâter le terrain. Le traître prédisait mille malheurs à la France, le renversement de la société, la venue d'une République socialiste, la ruine de tout. Quand je lui dis, rapporte Monts, que l'Allemagne avait l'intention d'occuper tout le nord-est de la France — Vous faites bien, me répondit-il, vous faites bien ! L'entretien de Bazaine avec le gouverneur de Cassel démontre que cet homme aurait voulu rétablir l'ordre en France avec ce qui restait de l'armée, détruire la République, rétablir l'Empire et conclure la paix. Le maréchal parlait convenablement de l'impératrice, mais critiquait le caractère romanesque et peu politique de Napoléon. Monts relève les attaques dirigées en France contre Bazaine et rappelle que, déjà avant la guerre, l'on ne prononçait son nom qu'avec méfiance à raison de sa campagne au Mexique et de son attitude fâcheuse pendant ce temps. Il suffit de relire la correspondance du général Félix Douay, pour comprendre combien cette méfiance était justifiée. Je crois, écrivait ce général à son père, le 2 février 1866, que le temps approche où le maréchal récoltera ce qu'il a semé. L'opinion de l'armée ne lui est guère favorable... Et le 16 février : Son Excellence se carre dans ses vastes projets qui sont le sublime de l'absurde. Et le 27 octobre : La Providence a voulu que tous ses mensonges et sa duplicité fussent démasqués avant son départ. Et le 27 novembre : Il est difficile de s'imaginer un type aussi complet de fourberie. Il n'a qu'une seule préoccupation, c'est celle de s'enrichir dans notre désastre. Il sacrifie l'honneur du pays et le salut de ses troupes dans d'ignobles tripotages. Et le 29 janvier 1867 : La partie éclairée du corps expéditionnaire s'accorde à penser que le maréchal a travaillé depuis près de deux ans à faire échouer le navire de l'empereur Maximilien pour se substituer au pouvoir... Il s'est tellement laissé griser par les aspirations ambitieuses de sa famille mexicaine qu'il a rêvé pour lui au Mexique la fortune de Bernadotte en Suède. Comme cette correspondance éclaire la conduite de Bazaine à Metz !... Et c'est le même homme qui, devant le général de Monts, déplorait l'ambition exagérée de Maximilien et de l'impératrice Charlotte et blâmait le malheureux empereur de n'avoir pas voulu, autant par orgueil que par bravoure, quitter le Mexique. Il ne comprenait pas une conduite aussi chevaleresque. Il ne pouvait point la comprendre, parce que son âme s'était profondément mille. Il ne faudrait cependant pas exagérer l'affaissement de Bazaine jusqu'à lui refuser la conscience de ses actes. Il a parfaitement su ce qu'il faisait, quand il laissait écraser par jalousie le général Frossard à Forbach ; quand il ne tendait pas la main à Canrobert le jour de Gravelotte, tout en promettant de lui envoyer une division de la Garde et des renforts d'artillerie, mais eu ne tenant pas sa promesse ; quand il mandait à Mac-Mahon, dont il était jaloux aussi, sa prochaine sortie de Metz et l'amenait dans l'impasse de Sedan ; quand il se vantait devant Mgr Dupont des Loges de sortir à l'heure voulue par lui et quand il laissait croire au maire de Metz, M. Prost, que cette position dans Metz n'était pas de son choix, qu'elle lui avait été prescrite et que son abandon compromettrait la dynastie impériale. Il mentait, il mentait sciemment pour échapper à toute responsabilité et rejeter ses fautes sur les autres. Il savait ce qu'il faisait quand il amenait peu à peu l'armée du Rhin à la ruine ; quand il négociait avec l'ennemi ; quand il faisait répandre des bruits néfastes sur la situation de la France et de ses nouvelles armées, quand il forçait le général Jarras à prendre la responsabilité des négociations avec le général de Stichle, après l'avoir systématiquement écarté de tous les Conseils ; enfin, quand il refusait les honneurs de la guerre et quand il livrait les drapeaux de l'armée ! Le général huas l'a parfaitement jugé en disant que ni par l'étendue de son savoir, ni par son génie militaire, ni par l'élévation de son caractère, il n'était en mesure de tirer ses troupes de la situation fâcheuse où il les avait réduites, car il ne possédait aucunement l'énergie de commandant en chef, incapable qu'il était de donner un ordre net et précis, tâtonnant sans cesse, attendant les événements ou le caprice du hasard, espérant se dégager avec des expédients équivoques, cherchant à imposer par une bonhomie trompeuse et faisant retomber ses fautes sur ses subordonnés. Le général Palat l'a bien compris aussi[15], quand, résumant tous ses actes, il nous le montre se tenant coi après Sedan et le 4 Septembre, attendant en sournois les événements, songeant déjà à devenir l'arbitre de la situation, tout en laissant croire qu'il n'a aucun parti pris, ne reconnaissant pas le noua eau gouvernement, croyant à une paix fatale et voulant garder son armée pour ramener un état conforme à ses idées, faisant dire que la France est en proie à l'anarchie, admettant complaisamment et répandant les nouvelles fausses, accueillant avec joie un aventurier qui lui facilitait la réussite de son plan, pratiquant en tout la duplicité et le mensonge, compromettant des généraux dans de louches intrigues, se mettant à la disposition de l'ennemi qui coulait se mêler de nos affaires intérieures, supposant que Napoléon III allait abdiquer en faveur du prince impérial et qu'il pourrait lui, Bazaine, jouer le premier rôle dans la régence. Il l'a bien dépeint tel qu'il était, trompant l'armée et ses chefs par des velléités de sorties, puis annonçant que les Vitres allaient manquer et réduisant le Conseil à entamer des négociations officielles pour la paix ; avouant et proclamant que la question militaire était jugée et que les Allemands étaient victorieux ; que l'année de Metz pouvait seule maîtriser l'anarchie en France et contribuer à l'avènement d'un pouvoir' régulier et légal, outrepassant ainsi ses pouvoirs et se permettant de faire de la politique au lieu de défendre ses positions jusqu'à la mort ; faisant croire à la dernière heure, devant l'agitation de Metz qui devinait sa traitrise, qu'il songeait encore à sortir par les deux rives de la Moselle, puis se défendant de vouloir restaurer l'Empire, mais en exagérant la situation affreuse de la France ; puis capitulant et attirant l'attention de l'ennemi sur les drapeaux qu'il allait leur livrer, enfin s'enfuyant au plus vite et se mettant sous la protection des gendarmes allemands pour échapper à la juste colère du peuple. Le conseil d'enquête sur la capitulation de Metz et le conseil de guerre de Trianon l'ont déclaré responsable du désastre de l'armée de Châlons, de la perte de Metz et de l'armée du Rhin. Il a été justement reconnu coupable de n'avoir pas fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur. Celui qui a trompé et trahi ses camarades, ses soldats et ses concitoyens a été condamné à mort, puis, par une mesure de grâce inattendue, à vingt ans de détention. Il s'est évadé de l'île Sainte-Marguerite et a survécu dix-huit ans à toutes ses trahisons. Il est mort en 1888, à Madrid, laissant à la France, qui ne l'oubliera jamais, le souvenir effroyable de ce que peuvent l'égoïsme, l'orgueil et l'incapacité. Le général Bonnal, qui a étudié soigneusement la psychologie militaire de Bazaine, a relevé chez lui une ambition démesurée, la passion de l'intrigue, une vanité extrême, une nonchalance de corps et d'esprit tout orientale, l'ignorance la plus complète de la méthode de guerre napoléonienne et le scepticisme le plus absolu. Il a conclu comme le major Kunst et dit que les ordres de ce misérable chef désarmaient la critique par l'incapacité et l'ineptie[16]. Quant au misérable Regnier, après avoir collaboré pendant l'occupation au Moniteur prussien de Versailles, sous le nom de Jacques Bonhomme, il reçut à Londres, où il s'était réfugié, au lendemain de l'arrêt qui le condamnait à mort par contumace, cette lettre du chancelier prussien qui, malgré des assurances qu'on voulait rendre honorables, était une preuve formelle de sa complicité avec l'ennemi. Monsieur, lui écrivait de Varzin le prince de Bismarck, le 2 octobre 1874, en présence de l'arrêt qu'un conseil de guerre français vient de prononcer contre vous, vous m'avez prié de répéter ce que j'ai dit dans notre dernière entrevue au sujet de l'opinion que j'ai de votre conduite. Je ne crois pas que mon témoignage puisse être aussi utile que vous l'espérez. La surexcitation des esprits est encore trop vive et la majorité de ceux d'entre vos compatriotes qui médisent de moi et me croient à tort l'ennemi de la France, vous fera un reproche de ce que je puis dire en votre faveur. Je n'hésite pas, néanmoins, à vous répéter que votre conduite ne m'a jamais paru inspirée par un autre mobile que le courageux dévouement aux intérêts de la patrie qui, dans votre conviction, étaient identiques avec ceux de la dynastie impériale. J'ai favorisé l'exécution de vos projets dans la pensée que s'ils venaient à être réalisés, ils accéléreraient la conclusion de la paix, par ce fait même que le gouvernement impérial, le seul que nous reconnaissions alors, était mis en relations avec l'armée de Metz qui semblait lui être demeurée fidèle. Une fois ces relations établies et consolidées, nous nous serions trouvés en présence d'un gouvernement suffisamment fort, avec lequel nous aurions pu négocier et conclure la paix au nom de la France. Je puis affirmer sur l'honneur que vous n'avez reçu ni sollicité de nous aucun avantage et qu'en vous laissant pénétrer dans Metz, j'ai cru vous faciliter un acte patriotique et de nature à provoquer la conclusion de la paix[17]. Le certificat d'honneur décerné à un aventurier par celui qui prétendait n'être pas l'ennemi de la France, et qui, au lendemain de l'échec de ses intrigues, avait appelé cet homme un farceur, vaut ce qu'il vaut. Mais de la lettre qu'on vient de lire, il appert nettement que le chancelier allemand voulait faire accepter, par la régente, des conditions qu'elle jugeait inacceptables et qu'il travaillait en échange à rétablir le régime impérial. Au dernier moment, il s'était aperçu que l'attitude de la nation et de l'armée françaises n'était pas de nature à favoriser ses combinaisons, et il avait dû faire volte-face. L'impératrice avait tout essayé pour arriver à une pacification honorable. Après avoir vainement tenté de fléchir Bismarck, elle s'était adressée, le 23 octobre, à l'ambassadeur de Prusse à Londres. M. de Bernstorff lui avait conseillé d'accepter ce qu'il appelait les sacrifices nécessaires. Elle ne voulut jamais consentir à la moindre mutilation de territoire, quoique plusieurs hommes politiques, comme Clément Duvernois, La Valette et Jérôme David, trouvassent ses scrupules exagérés. Non, leur répondait l'impératrice, je préférerais rester toute ma vie en exil avec mon fils et je consentirais même à renoncer aux droits de la famille impériale, si je pouvais amener une issue heureuse. Elle avait fait appel au cœur du roi de Prusse et à sa générosité de soldat et prié l'ambassadeur de faire connaître ses sentiments à son souverain. Le 26 octobre, Guillaume lui avait écrit : Le comte de Bernstorff m'a télégraphié les paroles que vous avez bien voulu m'adresser. Je désire de tout mon cœur rendre la paix aux deux nations ; mais pour y arriver, il faudrait d'abord établir la probabilité au moins que nous réussissions à faire accepter à la France le résultat de nos transactions, sans continuer la guerre contre la totalité des forces françaises. A l'heure qu'il est, je regrette que l'incertitude où nous nous trouvons, par rapport aux dispositions de l'armée de Metz autant que de la nation française, ne nous permette pas de donner suite aux négociations proposées par Votre Majesté. J'aime mon pays, ajoutait-il, comme vous aimez le vôtre et, par conséquent, je comprends les amertumes qui remplissent le cœur de Votre Majesté et j'y compatis bien sincèrement. Mais, après avoir fait d'immenses sacrifices pour la défense de l'Allemagne, celle-ci veut être assurée que la guerre prochaine la trouvera mieux préparée à repousser l'agression sur laquelle nous devons compter aussitôt que la France aura réparé ses forces ou gagné des alliés... Je ne puis juger si Votre Majesté était autorisée à accepter, au nom de la France, les conditions que demande l'Allemagne, mais je crois qu'en le faisant, elle aurait épargné à sa patrie bien des maux et l'aurait préservée de l'anarchie qui, aujourd'hui, menace une nation dont l'empereur avait, pendant vingt ans, assuré la prospérité. A ces considérations, où l'on reconnaît les idées du chancelier allemand, l'impératrice axait répondu : La question du gouvernement doit passer à l'arrière-plan. L'essentiel est l'indépendance du pays. Je ne veux plus faire aucune démarche qui puisse être considérée commue une tentative de division ou d'affaiblissement des forces de la France devant la nation[18]. Lorsque, cédant à la famine, et non à la force et à la vaillance des armées ennemies, Metz eut capitulé, l'impératrice écrivit aussitôt au général Boyer : Brisée par la douleur, je ne puis que vous exposer mon admiration pour cette vaillante armée et ses chefs. Vous connaissez mes efforts pour conjurer un sort que j'eusse voulu leur épargner au prix de mes plus chères espérances[19]. L'intrigue avait contribué à amener l'inertie d'une belle année qui ne demandait qu'à combattre, et c'était pitié de voir 173.000 soldats, 3 maréchaux, 50 généraux et plus de 6.000 officiers se rendant avec Metz la Pucelle à un ennemi qu'ils auraient certainement pu refouler, s'ils n'avaient pas été placés sous les ordres d'un incapable et d'un traitre ! Si les Français, dit le major Hans de Kretschman qui se trouvait à l'armée de Frédéric-Charles, eussent eu à leur tête un chef d'intelligence passable, ils nous auraient enfoncés... Malgré tout, Bazaine devait percer. Il del ait rassembler son armée dans la nuit, occuper notre 3e corps avec un de ses corps et notre 10e avec un autre, et avec les quatre autres passer sur le ventre du reste de nos troupes[20]. Et le major Kunst, dans une étude historique aussi sérieuse qu'impartiale, reconnaît que le 6 août à Spickeren, le 14 à Borny, le 16 à Rezonville, le 18 à Saint-Privat, Bazaine aurait pu triompher des Allemands. Il conclut ainsi : Il a montré un tel oubli de ses devoirs que de là à une trahison ouverte vis-à-vis de son pays, il n'y a qu'un pas[21]. Le coup fait, l'intrigue finie, la place livrée, Bismarck fait dire par ses journaux que la Prusse n'avait jamais pris part à aucune machination ni à la sortie mystérieuse du général Boyer, et ne s'était jamais mêlée de nos affaires intérieures ; que l'Empire lui importait peu et qu'elle était prête à traiter avec la République, si celle-ci acceptait ses conditions. L'impératrice, écrit G. Rothan à la date du 31 octobre, s'est sentie touchée au vif par cette évolution si subite et si osée. Elle affirme, dans le Daily News, que des propositions ont été faites au nom de M. de Bismarck, par des intermédiaires autorisés. Elle déclare, par contre, qu'elle est restée étrangère à la mission du général Boyer et aux agissements de M. Regnier. Il lui en coûte d'admettre qu'elle ait été la dupe d'une mystification, et surtout la complice d'un acte de félonie[22]. Rothan constate, lui aussi, que l'attitude de l'impératrice, dans ces tristes jours, fut des plus clignes. Elle n'eut d'autre préoccupation que de faire servir à la cause de la France les sympathies que son sort éveillait dans les cours d'Europe... Notre représentant à Londres, M. Tissot, fut charge par le comte de Chaudordy de la remercier de son attitude patriotique[23]. Ceci rachetait l'entraînement regrettable avec lequel elle avait amené, le 14 juillet, le Conseil des ministres à déclarer la guerre. On peut cependant rappeler qu'au sortir de ce Conseil elle avait déjà paru inquiète de la résolution prise, car elle avait demandé à M. de Parieu, qu'elle savait hostile à toute complication, ce qu'il pensait de cette résolution. Celui-ci ayant répondu franchement : Je pense, Madame, que si l'Angleterre devait demain trouver une formule qui nous permettrait d'éviter la guerre, elle aurait bien mérité de la France ! elle n'avait pu s'empêcher de murmurer : Je suis bien de votre avis. Hélas ! il était trop tard. Quand Albert Sorel dit qu'il était naturel qu'elle se
trompât[24],
il fait sans aucun doute allusion aux affirmations audacieuses qu'elle obtint
du ministre de la Guerre, lorsque celui-ci déclarait que tout était prêt, et
du ministre des Affaires étrangères, lorsque celui-ci promettait des
alliances certaines. Oui, l'impératrice et l'empereur furent trompés par
leurs ministres sin la situation réelle de la France en juillet 1870. Mais on
doit les brimer de n'avoir pas eux-mêmes vérifié ou fait vérifier par des
hommes sûrs l'exactitude des faits et de n'avoir pas exigé des certitudes
absolues au lieu de se contenter d'orgueilleuses déclarations. Le roi de
Prusse, qui avait appris que la santé de l'impératrice avait grandement
souffert des épreuves qu'elle venait de traverser, mandait le 6 novembre à la
reine Augusta : Il n'est que trop compréhensible que
l'impératrice Eugénie ait vieilli. Elle doit sentir sa conscience
terriblement chargée du fait qu'elle a poussé à la guerre. Mais
lui-même qui, malgré ses dénégations, s'était mêlé à l'intrigue Hohenzollern
d'où la guerre devait fatalement sortir, pouvait-il sentir sa conscience à
l'abri ? Il est vrai qu'il croyait trouver une large excuse dans le succès.
Lord Granville qui, lui aussi, avait reconnu la grandeur de l'infortune de
l'impératrice, en disait également : Mais après
tout, c'est elle qui se l'est attirée, et il rappelait son
intervention malheureuse dans les affaires du Mexique, de Rome et de Prusse.
Ce jugement sévère ne l'empêchait pas de rendre justice à la correction de
son attitude en Angleterre, ainsi qu'à ses sentiments patriotiques, et il lui
témoignait, comme tout le gouvernement, de respectueux égards, mais il
n'entendait pas aller au delà. Les écrivains allemands, comme Sybel et Vogt, ont accusé l'impératrice d'avoir voulu mener la campagne en Espagnole, avec toute une suite de prêtres et de paysans fanatiques. Bismarck lui-même, au Reichstag, le 5 décembre 1874, a dit, sans doute pour justifier le Kulturkampf déchaîné par lui en Allemagne, que la guerre de 1870 avait été entreprise d'accord avec la politique romaine ; que, pour ce motif, on avait abrégé le Concile ; que la mise à exécution des décrets du Concile aurait eu lieu dans un tout autre sens si les Français avaient triomphé ; qu'à la Cour impériale de France les influences catholiques avaient fait pencher la balance en faveur de la résolution de la guerre, résolution qui coûta beaucoup à l'empereur Napoléon et qui l'accabla presque ; que pendant une demi-heure, à cette Cour, la paix fut décidée et que cette décision fut renversée par des influences dont la connexion avec les principes jésuitiques était prouvée. Bismarck s'est vanté de justifier ces dires par des papiers inédits et des communications provenant des cercles en cause. Cette justification est encore à faire. Ce que n'avouait pas Bismarck, c'est qu'il en voulait à Pie IX d'être, seul de tous les souverains, intervenu officiellement deux fois en notre faveur au courant de la guerre. Il montra nettement sa rancune en déclarant, le 24 octobre 1870, au grand-duc de Bade, qui le répéta au prince royal Frédéric-Guillaume, qu'après la guerre il ferait campagne contre l'infaillibilité du Pape. Qu'il y ait eu aux Tuileries et ailleurs des hommes assez avisés pour conseiller l'alliance des races latines et catholiques contre les races saxonnes et protestantes, cela n'est pas douteux ; mais vouloir mêler le Concile à cette affaire, c'est aller au delà de toute vraisemblance et abuser un peu trop de la crédulité publique. L'Angleterre, qui avait longtemps prodigué à l'Empire des assurances de sympathie profonde et d'entente cordiale, était maintenant très sévère pour lui. Elle ne lui pardonnait pas le traité ébauché avec la Prusse en 1867[25] pour l'occupation éventuelle de la Belgique, et dévoilé par le chancelier prussien dans la fameuse circulaire du 28 juillet 1870 qui attribuait à. Benedetti le rôle joué par lui-même et donnait au traité la date fausse de 1869 pour en rendre l'acceptation plus voisine des derniers événements et pour accentuer l'ambition insatiable de la France. |
[1] Mémoires, t. II, p. 142.
[2] Souvenirs de l'empereur Guillaume Ier, t. II, p. 303.
[3] Le 23 septembre, Bismarck mandait à son fils Herbert, qui lui disait qu'on s'étonnait en Prusse des égards témoignés à l'empereur à Wilhelmshöhe : Un Napoléon bien traité nous est utile et c'est cela seul qui nous importe. La vengeance appartient à Dieu. Les Français doivent rester dans l'incertitude s'il leur sera rendu. Cela favorisera leurs dissensions.
[4] Voyez la relation de cette entrevue dans le Gouvernement de la Défense nationale, par Jules FAVRE (t. Ier), et le dramatique incident soulevé à l'Assemblée nationale par M. de Valon (séances des 2 et 17 juin 1871).
[5] Papiers Tachard.
[6] Papiers Tachard.
[7] Le conseil de guerre du 17 septembre 1874 condamna Regnier à la peine de mort, mais par contumace, pour avoir comploté contre la France avec l'ennemi.
[8] Mémoires de Bismarck, par BUSCH.
[9] Souvenirs, p. 201.
[10] Histoire du gouvernement de la Défense nationale, par Jules VALFREY, t. Ier, p. 131.
[11] Cf. Versailles pendant l'occupation, par E. DÉLEROT, et Bismarck et sa suite, par Moritz BUSCH, p. 188.
[12] Voir à ce sujet les Souvenirs du général Jarras.
[13] James DE CHAMBRIER, le Second Empire.
[14] ROTHAN, l'Allemagne et l'Italie, t. Ier, p. 251. — Albert Sorel m'a dit en 1897 avoir recueilli, de la bouche d'un intendant de l'armée de Metz, que Bazaine avait obtenu l'autorisation de sortir des lignes allemandes avec sa voiture sans qu'elle fût visitée et qu'il emportait 800.000 francs, reliquat de l'armée du Rhin ou des dépenses secrètes.
[15] Metz et Bazaine, par LEHAUTCOURT (Histoire de la guerre de 1870-71, t. IV).
[16] Revue des Idées, 15 février 1904.
[17] Condamné à mort par contumace, il ne reparut pas en France. Il offrit en 1872 ses services au comte d'Arnim qui les repoussa, puis on le vit en 1876 à Constantinople et en 1884 à Rome chercher à intriguer avec la Turquie contre la Russie ou à réconcilier la Papauté avec l'Italie. Il mourut à Ramsgate en 1886, directeur d'une blanchisserie.
[18] Le Second Empire, par James DE CHAMBRIER, 1908.
[19] Le Second Empire, par James DE CHAMBRIER, 1908.
[20] Kriegsbriefe, Berlin, in-8°, 1909.
[21] Bazaine aurait-il pu sauver la France en 1870 ? Lavauzelle, 1897, in-8°.
[22] L'Allemagne et l'Italie, t. Ier, p. 252.
[23] L'Allemagne et l'Italie, tome Ier, p. 387.
[24] Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, t. Ier, p. 75-79.
[25] Voir pour la publication des pourparlers et des textes en 1867 au sujet de l'acquisition du Luxembourg, et de l'occupation ou de la conquête de la Belgique, les Archives diplomatiques de 1871-1872, tome II (pièces n° 244, 257, 258, 259, 262, 265, 267, 268, 269, 270 et 276).