LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX. — L'EUROPE ET THIERS APRÈS LE 4 SEPTEMBRE.

 

 

Le 6 septembre, Nigra, l'ambassadeur d'Italie, était venu au quai d'Orsay. Il pria le nouveau ministre des Affaires étrangères, Jules Favre, de dénoncer lui-même la convention du 15 Septembre, car il répugnait au gouvernement italien de paraître profiter de nos revers pour violer une convention officielle, et de pénétrer à Rome sans autre péril que celui d'offenser son propre honneur. Si la France était victorieuse, répondit Jules Favre, qui dans l'opposition avait toujours combattu la convention de Septembre, je céderais avec empressement à votre désir... Mais mon pays est vaincu. Je suis trop malheureux pour avoir le courage d'affliger un vénérable vieillard, douloureusement frappé lui-même, et qui souffrirait d'une démonstration inutile d'abandon. Je ne veux pas davantage contrister ceux de mes compatriotes catholiques que les malheurs de la Papauté consternent. Je ne dénoncerai donc pas la convention de Septembre. Je ne l'invoquerai pas non plus. Personnellement, je ne le pourrais. Un autre ministre ne le pourrait pas davantage sans humilier la dignité de la France par une menace frappée à l'avance d'impuissance. Je ne puis ni ne lieux rien empêcher... Mais il est bien entendu que la France ne vous donne aucun consentement et que vous accomplissez cette entreprise sous votre propre et unique responsabilité. La surprise et la tristesse de Jules Favre avaient été grandes. En voyant entrer Nigra dans son cabinet, il avait cru à l'arrivée d'un appui, et voici que le gouvernement italien ne pensait qu'à se délivrer de ses engagements et déclarait en même temps que l'Italie ne pouvait rien pour nous en face de l'abstention de l'Angleterre et de la Russie. D'autre part, Nigra parut étonné de la froide réponse de Jules Favre. Le surlendemain, il revint à la charge. Vous ne maintiendrez pas votre décision, dit-il. Elle est trop en opposition avec votre passé politique. Elle blessera l'Italie sans aucun profit pour vous. — Est-ce une condition que vous me posez ? dit Jules Favre avec hauteur. — En aucune manière... — Eh bien ! je vous saurai beaucoup de gré de ne plus revenir sur ce sujet qui me peine et ne peut nous mener à rien ![1]

Nigra se retira, mais il fit insérer le 12 septembre, dans le Livre vert, que le ministre des Affaires étrangères, à la nouvelle de l'ordre donné aux troupes royales de passer les confins des États pontificaux, avait répondu que le gouvernement français les laisserait faire avec sympathie. Cette assertion risquée amena une protestation formelle de Jules Favre. Je ne crois pas, dit-il, m'être servi d'une locution pareille qui a été sous la plume du ministre italien une forme par laquelle il traduisait ma pensée. J'ignore si dans les Souvenirs qu'a laissés Nigra, et dont les journaux, au lendemain de sa mort, ne nous ont donné jusqu'ici que des extraits peu importants, il y aura, comme certains l'affirment, des révélations particulières sur les négociations relatives à l'occupation de Rome. C'est possible, mais ce que je sais, d'après une lettre écrite par lui en 1895 au vicomte E.-M. de Vogüé, c'est qu'à cette date Nigra essaya de défendre la pauvre Italie d'avoir été la grande ingrate que l'on pense généralement en France. Sa principale excuse était que l'inaction de son pays s'expliquait par l'attitude hostile de la plupart des puissances à notre égard... Jules Favre s'en doutait bien et la douleur de cette politique lui fit jeter ce cri : Si l'Italie nous refuse son concours, elle est déshonorée ! Mais ces plaintes étaient inutiles. Le gouvernement italien, inféodé à la politique anglaise, entendait désormais rester neutre, de crainte de compromettre ses intérêts et de s'exposer à la vengeance de la Prusse. Et cependant, à un moment donné, l'intervention, même sans démonstration offensive, des Italiens unis aux Autrichiens eût certainement changé la face des choses et peut-être fait lever le blocus de Paris.

Les alliances, dont le duc de Gramont se targuait imprudemment et dont on voudrait aujourd'hui rétablir la réalité ou la possibilité, avaient fui comme des ombres. Au prince de La Tour d'Auvergne qui, lui aussi, avait eu le tort d'y croire, Jules Favre demanda ce qu'il fallait en penser. Le Cabinet autrichien a été sondé, répondit loyalement le prince. Il a témoigné un intérêt que je crois sincère, mais il a objecté l'attitude comminatoire de la Russie qui n'est un mystère pour personne. Et le général Fleury, qui avait eu tant d'illusions au sujet de la Russie, faisait alors lui-même cet aveu : L'Autriche divisée, trahie par les Allemands et les Bohèmes, en lutte avec les Hongrois qui ne veulent pas la guerre, était-elle matériellement en mesure de soutenir le choc de la Russie ? Je ne le crois pas. Le comte Andrassy n'avait-il pas dit, lui aussi, au duc de Gramont : Ne vous faites aucune illusion. On vous trompe quand on vous promet l'appui de l'Autriche. Quant au roi d'Italie, il se bornera à déclarer à M. Thiers, lors du voyage de celui-ci à Florence, qu'il interviendrait s'il était libre. On sait de quelle façon il était lié et avec qui. Quelques jours d'isolement imposés par les convenances internationales, avait dit le marquis de Gabriac, et personne ne doutait que l'Italie ne cherchât aussitôt que possible à se rapprocher du vainqueur. n Le Pape fut donc abandonné à ses ennemis, ruais il convient de constater que Jules Favre, qui ne pouvait ni ne voulait relever le pouvoir temporel, s'engagea cependant à lui témoigner respect et protection, parce que le Saint-Père n'en restait pas moins le chef spirituel de l'Église dont les doctrines et les croyances étaient celles de la majorité des Français. Tandis que l'Autriche, l'Italie et les autres délaissaient la France, Pie IX, deux mois axant la prise de Home, écrivait au roi de Prusse (22 juillet 1870) que : Vicaire du Dieu de paix, il ne pouvait faire moins que de lui offrir sa médiation pour empêcher les calamités inévitables de la guerre. Elle est celle, disait-il, d'un souverain qui, en qualité de roi, ne peut inspirer aucune jalousie, mais qui pourtant inspirera confiance par l'influence morale et religieuse qu'il personnifie. Guillaume lui répondit qu'il n'avait ni désiré ni provoqué la guerre, comme si la dépêche d'Ems n'avait pas précipité les hostilités et amené l'Empire à se jeter tète baissée dans le piège préparé par Bismarck !... Le roi de Prusse réclamait à son tour des garanties qu'il savait bien ne pouvoir lui être données et qu'il aurait d'ailleurs jugées insuffisantes, quelle que fût leur étendue. Jules Favre fut très touché de l'intervention du Pape et remarqua qu'il était l'unique souverain en Europe à se mettre en avant, quand tous les autres s'interrogeaient pour savoir lequel donnerait le premier signal d'une intervention. Pie IX réitéra sa démarche en novembre 1870 pour solliciter un armistice avec ravitaillement. Cette fois, sa lettre resta sans réponse. Mais cet échec, dit encore Jules Favre, ne rend que plus méritoire l'élan de son cœur, surtout quand on le compare à la froide indifférence contre laquelle se brisaient nos efforts incessants pour obtenir de nos anciens alliés une assistance qu'à défaut de sympathie l'intérêt personnel leur commandait. Un seul homme osa railler ces démarches si nobles de Pie IX. Ce fut le prince Napoléon qui, pour dissimuler son dépit d'avoir échoué auprès de Victor-Emmanuel et d'avoir été congédié par ses ministres, se donna, huit ans après la guerre, l'odieuse satisfaction d'insulter les catholiques français et le Pape en les accusant d'être les auteurs de la guerre de 1870 et de ses désastres[2], oubliant que l'Assemblée nationale, le 1er mars 1871, avait rendu l'Empire seul responsable de l'invasion, de la ruine et du démembrement de la France.

Le 7 septembre 1870, Visconti-Venosta informait les agents diplomatiques de l'Italie que la convention de 1864 avait. laissé au gouvernement du roi sa liberté d'action pour les cas où l'état de choses existant dans le gouvernement pontifical constituerait un danger ou une menace contre la sûreté de l'Italie. Il disait que la guerre entre l'Allemagne et la France ayant pris un caractère extrême, il fallait remplir des devoirs impérieux, maintenir l'ordre dans la Péninsule et en occuper les points principaux pour la sécurité commune. Le 20 septembre, le même ministre des Affaires étrangères, qui avait reçu une lettre du comte de Beust demandant, au nom de l'empereur d'Autriche, des assurances tranquillisantes en ce qui concernait l'inviolabilité et la sécurité du Saint-Père, répondit que l'Italie ne porterait jamais la main sur ses prérogatives et ne chercherait pas à lui faire une situation moins digne de l'auguste mission que le Pape remplissait dans le monde. Le même jour, après un simulacre de résistance fait par la petite armée pontificale, les troupes italiennes entrèrent à Rome par la porte Pia. Les défenseurs du Pape se retirèrent lentement par la porte Cavaleggeri. A ce moment, dit Jules Favre, qui rapporte cet événement dans son livre sur Rome et la République française, Pie IX parut seul sur le haut des degrés de Saint-Pierre, et donna à ses soldats, qu'il ne devait plus revoir, une dernière bénédiction. L'émotion fut générale et profonde. Tous s'agenouillèrent, et dans le silence de cette troupe prosternée, on n'entendit que la voix d'un vieillard s'élevant mélancoliquement vers le ciel, comme pour y chercher son unique et suprême refuge. Le sacrifice était consommé. Le drapeau italien flottait sur le château Saint-Ange... Après dix siècles et un peu plus, la Papauté venait de se transformer, et, pour cette transformation sublime, Dieu avait choisi la plus noble figure que l'histoire ait jamais eu à dessiner. C'est dans ces ternies que le ministre des Affaires étrangères de la Défense nationale aimait à rendre hommage au chef de la Chrétienté, dépouillé de ses biens temporels, mais revêtu d'une majesté supérieure à celle des autres souverains[3].

Le représentant de la France en Italie auprès du roi eut le tort d'exprimer aussitôt à Victor-Emmanuel ses félicitations sincères au nom de son gouvernement. Le jour où la République française, écrivit-il sans y être autorisé, a remplacé, par la droiture et la loyauté, une politique tortueuse qui ne savait jamais donner sans retenir, la convention de Septembre a virtuellement cessé d'exister et nous avons à remercier Votre Majesté d'avoir bien voulu comprendre et apprécier la pensée qui a seule empêché la dénonciation officielle d'un traité qui, de part et d'autre, était mis à néant. Libre ainsi de son action, Votre Majesté l'a exercée avec une merveilleuse sagesse... Cette lettre était aussi inopportune qu'impolitique. M. de Chaudordy qui dirigeait le département des Affaires étrangères à la délégation de Tours, s'étonna de l'initiative de M. Senart, excellent avocat, mais mauvais diplomate. Le gouvernement, lui manda-t-il sévèrement, n'a pas pris de résolution absolue sur la question romaine. Il y a là une tradition de la politique française qu'il n'est pas bon d'abandonner trop facilement. J'eusse préféré, dans l'intérêt des résolutions futures qu'il est difficile de préjuger, que vous eussiez conservé une grande réserve. Nos rapports sont complexes vis-à-vis de Rome et de l'Italie, de l'Europe et même de l'Orient où nous sommes les protecteurs des catholiques. Je vous prie donc de conserver sur ce sujet la plus grande réserve et de ne pas engager la parole de la France avant qu'elle puisse être consultée. M. de Chaudordy .ajoutait qu'il pourrait nous être nécessaire de ne pas céder trop facilement à l'Italie des avantages importants sans être certain de pouvoir compter sur elle. On allait bientôt être renseigné sur ses desseins par Thiers qui, à la prière du gouvernement de la Défense nationale, avait consenti à parcourir l'Europe pour chercher quelque appui.

Le duc de Broglie a parlé, en termes excellents, de ce pénible pèlerinage auprès des Cours qui nous regardaient périr : Généreuse entreprise, disait-il, qui dut être d'une ineffable douleur. Quelle amertume n'était-ce pas pour un Français, qui avait laissé sa patrie dans le deuil, que d'aller chercher au loin cette sympathie froide, un peu dédaigneuse que les États accordent aux maux dont ils ont su se préserver ! Ce fut assurément bien le cas de dire, suivant l'énergique expression de Dante exilé, qu'il est dur de monter l'escalier d'autrui[4]. Sans l'intervention d'un courageux homme d'État, la Défense nationale eût été isolée de l'Europe et Bismarck eût eu beau jeu à intervenir directement dans nos affaires.

Le 12 septembre, Thiers avait quitté Paris par le dernier train du chemin de fer du Nord ; l'officier du génie chargé d'intercepter les communications avait attendu son passage pour faire sauter le pont de Creil. Il arriva le 13, à sept heures du matin, à Londres et descendit à l'hôtel de l'ambassade française. A midi précis, lord Granville vint le trouver pour lui épargner la peine de se rendre au Foreign-Office[5]. La conversation fut longue et amicale. Thiers dissipa plus d'une erreur en prouvant que la France n'avait pas voulu la guerre et que la Chambre elle-même ne s'était laissé entraîner le 15 juillet que par un prétendu outrage fait à notre pays. On ne connaissait pas encore la falsification de la fameuse dépêche d'Ems et l'immense responsabilité qui revenait de ce fait à Bismarck. Lord Granville, sur une demande de Thiers, traita de chimère l'intrigue imaginée par quelques bonapartistes, tendant à rétablir l'Empire sur la tète du prince impérial, avec la régence de l'impératrice. A des insinuations du chancelier prussien qui soutenait que l'impératrice régente était encore la seule autorité légale en France, Gladstone mail répondu : Ce serait reconnaître la théorie selon laquelle nul pays ne peut se donner un gouvernement nouveau sans le consentement de l'ancien[6]. Arrivant aux questions urgentes, Thiers voulut savoir ce que ferait l'Angleterre ; il rappela notre alliance de quarante ans, notre confraternité d'armes en Crimée et la loyauté de notre conduite pendant la guerre de l'Inde. Là-dessus, lord Granville se confondit en témoignages d'affection pour la France ; mais, avec une grande douceur, il s'attacha à éluder tous les efforts de Thiers. Certes, l'Angleterre aurait bien désiré venir à notre secours ; mais ne pouvant faire la guerre, parce qu'elle n'en avait pas les moyens, elle ne tenait pas à s'exposer, au nom des Neutres, à déplaire à la Prusse et dès lors à desservir notre cause. C'était la politique d'inertie qui consiste à éviter toutes les grosses affaires et à restreindre le champ des hostilités, en empêchant d'autres puissances de prendre part à la guerre. Tout en reconnaissant que l'ambition de la Prusse devenait effrayante, l'Angleterre aimait mieux se boucher les yeux et les oreilles plutôt que de voir ou d'entendre. L'idée d'une grande guerre l'épouvantait, et la proposition d'une démarche qui, repoussée, la placerait entre un affront ou le recours aux armes, l'épouvantait encore plus. Cependant, et cela ne fut pas dit alors à M. Thiers, la reine Victoria avait, le 4 septembre, écrit spontanément au roi de Prusse pour le prier de fixer les conditions de la paix avec une modération qui pût les faire accepter par le pays vaincu. Le roi avait répondu qu'il ne pensait qu'a une chose : mettre l'Allemagne en état de résister à une nouvelle agression de la France, agression que ne pourrait prévenir aucune générosité allemande.

Lord Granville finit par conseiller à Thiers d'aboucher directement Jules Favre avec Bismarck. Thiers déclara qu'il n'était pas opposé à une telle démarche, mais qu'il fallait auparavant s'assurer d'une réponse favorable et que, dès lors, il conviendrait que l'Angleterre se fît l'intermédiaire de cette proposition. Lord Granville répondit qu'il allait s'entendre avec Gladstone. Le même jour, à six heures du soir, Gladstone se présenta à l'ambassade. Il était doux, grave, amical, mais profondément attristé par les événements. Il voulut bien admettre que l'Angleterre se fit l'intermédiaire d'une proposition tendant à obtenir une entrevue entre Bismarck et Jules Favre. Il faut, demanda Thiers, qu'en portant le message de paix, l'Angleterre réclame son acceptation comme un devoir envers l'humanité. Il faut qu'elle parle au nom de l'Europe ; il faut enfin qu'elle demande une paix équitable et durable qui ne porte pas atteinte à l'équilibre européen. — Oui, répéta plusieurs fois Gladstone, oui, lord Granville dira cela... Thiers, après cette conversation, retourna voir lord Granville qui lui parut toujours aussi soigneux de ne pas mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait saisir le bras, puis la personne tout entière. A ses instances le ministre des Affaires étrangères opposa cette réponse très claire : N'insistez pas davantage ; nous voulons être simples intermédiaires sans appuyer aucune solution. Mais nous faire recommander une paix qui n'apporterait pas à l'équilibre européen plus de dommages qu'il n'en a déjà reçus, c'est nous faire entrer dans la négociation et prendre parti pour telle solution contre telle autre. Je ne sais si plus tard nous ne devrons pas aller plus loin, mais aujourd'hui déjà nous faisons un pas au delà des limites que nous nous étions tracées ; contentez-vous-en et ne nous demandez pas ce que nous ne pouvons pas faire.

Thiers se montra attristé et mécontent de voir une ancienne alliance aboutir à si peu d'assistance au moment des grands périls, mais il se garda bien de commettre l'imprudence d'irriter sans rien gagner. Le 15 septembre, il avait eu connaissance de la dépêche de lord Granville à Bismarck qui recommandait assez chaudement l'acceptation de la proposition faite par Jules Favre de se rendre au camp prussien. Le premier pas de l'Angleterre est fait, écrivait-il ; je ne désespère pas de lui en loir faire d'autres... J'espère ne pas avoir tout à fait perdu mes peines en roulant l'amener à une certaine intervention. Sans doute, Thiers axait conçu de plus hautes espérances, mais se jeter dans une guerre pour prévenir des éventualités redoutables dépassait alors le courage de l'Europe, et l'Angleterre, qui allait laisser à la Prusse la liberté de tout entreprendre, devait un jour s'en repentir vivement, comme la France s'était repentie de sa non-intervention en 1866.

Après le peu de succès de sa mission à Londres, Thiers avait pensé un moment à se rendre de Cherbourg en Russie par la voie de mer ; mais sur les observations de l'amiral de Gueydon, qui ne pouvait escorter son navire avec ses gros bâtiments jusqu'au point où il serait hors de la portée des Prussiens, il se décida à prendre la voie de terre. Lorsqu'il eut été informé de la situation militaire par l'amiral Fourichon, il voulut d'abord se rendre à Vienne. Il y arriva le 23 septembre. Le 24, il entra en conférence avec le ministre des Affaires étrangères, le comte de Beust. Il en reçut le plus aimable accueil. De haute taille, dit Thiers, avec quelques prétentions pour sa personne, toujours, souriant, fin, spirituel, c'est l'homme, parmi tous ceux que j'ai connus, qui a le moins l'aide croire à ce qu'il dit, relevant volontiers les fautes de l'ancienne Autriche, n'oubliant que celle qu'il lui fit commettre, lorsqu'il l'entraîna en amenant la Saxe à se mêler des affaires du Danemark. Après un récit très franc de la déclaration de guerre et la constatation que la République était le seul gouvernement possible en France, Thiers ajouta : Maintenant, il faut voir ce que les puissances peuvent pour nous ; si elles sentent l'immense intérêt profond de l'Europe à ne pas laisser la Prusse libre de tout faire et si elles ne vont pas, chacune en ce qui la concerne, commettre la même faute que Napoléon III après Sadowa. Le comte de Beust fit observer que l'armée autrichienne avait besoin de temps pour achever sa réorganisation ; que les premiers revers avaient bouleversé toutes les tètes ; que les Hongrois étaient moins disposés que jamais à intervenir ; que presque toute la presse était gagnée à Bismarck et que la Cour elle-même n'osait rien faire qui pût attirer soit de Prusse, soit de Russie, l'orage sur l'Autriche. Sur ce, Thiers convint avec le comte de Beust de s'arrêter à Vienne en revenant de Russie. Il faut que vous reveniez, dit le ministre, nous apprendre ce que veulent les Russes. Nous pourrons ainsi mieux conformer à leur conduite celle que vous attendez de notre part. Andrassy lui tint le même langage et lui assura que l'Autriche le recevrait en ami et en grand patriote ; mais cet homme d'État hongrois était en réalité bien plus favorable à la Prusse qu'à la France.

Le 27 septembre, Thiers arrivait à Saint-Pétersbourg et le même jour, à deux heures, il se présentait chez le prince Gortschakov, dont l'accueil fut assez cordial. Il l'avait autrefois connu simple ministre à Stuttgard. Gortschakov était alors maigre, modeste et réservé. Aujourd'hui, plein de santé, confiant en lui-même, il avait pris l'habitude de la domination depuis qu'il avait tenu l'Europe en échec dans la déplorable affaire de Pologne. Thiers recommença, sans se lasser et quoique très abattu au moral et au physique, l'exposé des divers événements, déjà fait à Londres et à Vienne, pour prouver que la France n'était pas coupable de la guerre ; puis il chercha à dissiper les craintes qu'avait suscitées en Russie l'avènement de la République française. A cette observation : Combien de temps existera le gouvernement républicain ? Peut-on faire quelque chose de solide avec lui ? Thiers répondit : Ce gouvernement est honnête et j'affirme que les prochaines élections placeront la direction des affaires dans des mains modérées. — Ah, si c'était vous ! Mais ce sera vous, j'aime à l'espérer[7].

La circulaire de Jules Favre en date du 6 septembre, où le nouveau ministre des Affaires étrangères déclarait que la France ne céderait ni un pouce de son territoire ni une pierre de ses forteresses, avait paru excessive à Gortschakov qui avait fait cette observation à notre chargé d'affaires, le marquis de Gabriac : Que pourriez-vous dire de plus si la guerre était indécise dans ses résultats ? Les résistances de Gabriac au sujet d'une intervention russe en faveur de la France n'avaient pu aboutir qu'à l'envoi à Paris de cette phrase, peu compromettante pour Gortschakov et le tsar : Le désir de la Russie qu'un démembrement nous soit épargné n'est pas ignoré à Berlin, mais le chancelier pense que jusqu'ici du moins la Prusse se refuserait à toute médiation des Neutres. Thiers savait cela, mais ne se décourageait pas. Il comptait sur son influence personnelle et sur son opiniâtreté pour obtenir mieux[8].

Ayant rétabli la vérité sur la situation politique et militaire de la France, il aborde l'examen des difficultés présentes, d'après lui, la Russie serait suivie de tous les Neutres, si, par une attitude résolue, elle cherchait à arrêter l'ambition toujours croissante de la Prusse. Des menaces ! fit le prince ; l'empereur n'en fera point. Quand on menace, il faut être prêt à frapper ; les idées ne sont pas de ce côté. Puis, parlant de l'entrevue de Jules Favre et de Bismarck à Ferrières, il regretta qu'on n'eût pas accepté l'armistice en donnant Strasbourg, Toul et Verdun comme gages, sans compter Metz et le mont Valérien. Thiers expliqua le refus par la douleur de livrer Strasbourg, au moment où cette place faisait une si belle défense. Il fit comprendre aussi que les autres gages demandés étaient tels que la reprise des hostilités serait devenue impossible. Puis il laissa entrevoir l'idée d'une alliance possible entre la France et la Russie. Ce n'est pas aujourd'hui le moment de la conclure ; pas de marché ! s'écria Gortschakov. Nous nous occuperons plus tard d'unir la France à la Russie. Pour l'instant, occupons-nous de la tirer du mauvais pas où elle se trouve. Thiers voulut encore insister sur l'intervention de la Russie qui amènerait fatalement celle de l'Autriche, de l'Angleterre et de l'Italie, mais le prince l'interrompit par ces mots : Ah ! du collectif, du collectif ! Je vous comprends, mais nous n'en voulons pas ; cela ne servirait qu'à irriter la Prusse, et nous perdrions l'influence très réelle que nous possédons à Berlin.

Le lendemain 28, Thiers fut reçu par le tsar, qui parut satisfait de ses explications sur l'origine de la guerre et sur la stabilité probable du gouvernement républicain. Il écouta les observations de l'illustre homme d'État sur les entreprises de la Prusse qui tendait à devenir une puissance conquérante, s'étendant du Sund au Danube, et sur la nécessité d'arrêter un tel débordement d'ambition. Je sais, répliqua-t-il, combien est sérieuse pour l'Europe et pour mon empire la création d'une puissance telle que vous la décrivez. Je voudrais bien acquérir une alliance comme celle de la France, alliance de paix et non de guerre et de conquêtes. Indiquez-moi le moyen de vous aider, je l'emploierai volontiers... Je ferai tout ce que je pourrai, mais la guerre, il ne faut pas me la demander. Après l'audience impériale, Gortschakov vint trouver Thiers et lui répéta ce que lui avait dit son maître : La guerre ? nous ne pouvons la faire. — Alors, c'est la conduite de la France en 1866 que l'Europe va tenir. — Pas tout à fait, car, en 1866, il aurait suffi d'un mot pour arrêter la Prusse, et aujourd'hui il faudrait une grande guerre. — Non, si toute l'Europe parlait net ; même sans menaces, elle influerait sur la conduite de la Prusse. — La Prusse ne veut pas entendre parler des Neutres. Elle ne céderait que devant les Neutres en armes, et ils ne prendront pas cette attitude. — Vous ne voulez rien faire, soit ; mais au moins n'empêchez pas les autres de faire. Pourquoi vous opposez-vous aux armements de l'Autriche ?Vous touchez à un sujet des plus délicats, des plus difficiles à aborder. Il y a là un engagement de l'empereur auquel il ne faut pas se heurter. Laissons ce sujet je vous en prie. — Si j'étais chancelier d'Autriche, répliqua Thiers, je ne me gênerais pas et je vous défierais de me faire la guerre ! Gortschakov embarrassé se borna à répondre que cela dépendrait de la frontière vers laquelle se dirigeraient les troupes autrichiennes. Cette réponse convainquit Thiers que le veto de la Russie était purement comminatoire et que si les Autrichiens n'en tenaient pas compte, ils ne courraient aucun danger.

Puis, quittant ce sujet délicat, il amena le chancelier à parler des Italiens. Gortschakov l'assura en des ternies très nets qu'il pourrait faire là ce qu'il voudrait, et il ajouta presque ingénument : Ah ! si vous aviez le moindre succès, comme tout s'arrangerait ! Un mois après, il écrivait à lord Granville, qui offrait une timide médiation : La Prusse a indiqué ses conditions de paix. Une victoire seule pourrait les modifier, mais cette victoire n'est pas vraisemblable.

Le 2 octobre, Thiers vit le prince héritier qui lui témoigna une grande sympathie, puis le grand-duc Constantin qui lui fit également bon accueil. Il revit ensuite Gortschakov qui lui affirma qu'on sentait à Berlin le besoin de finir la guerre, mais que les Prussiens voulaient garder Strasbourg et Metz, c'est-à-dire l'Alsace et la Lorraine. Enfin, il lui lut un télégramme du tsar au roi de Prusse, dont voici le sens : M. Thiers est ici. Il est sage, modéré ; il peut seul obtenir de la France les concessions nécessaires pour faire la paix ; envoyez-lui des sauf-conduits. Thiers repoussa ce texte, parce qu'il ne voulait pas avoir l'air d'admettre que les Français eussent tort de ne pas vouloir faire de concessions. Il demanda à être présenté seulement pour un homme de bon sens qui trouverait peut-être un moyen de rapprochement, à la condition que le télégramme ne serait envoyé qu'après entente de sa part avec le gouvernement de la Défense nationale. Ce qui ressortait de ces longs entretiens, c'est qu'Alexandre et Gortschakov paraissaient désirer la paix ; qu'ils voulaient bien nous servir, par condescendance pour l'opinion russe, mais surtout ne pas renoncer à leur rôle amical avec la Prusse à cause des engagements pris auparavant[9].

Il y avait en effet partie liée entre la Prusse et la Russie. Bismarck, qui, depuis trois ans au moins, préparait la conquête de l'Alsace et de la Lorraine, avait fait comprendre au prince.

Gortschakov que, si on le laissait libre d'agir dans toutes les éventualités qui pourraient surgir sur le Rhin, il laisserait à son tour toute liberté à l'ambition des Russes en Orient. Le Cabinet de Saint-Pétersbourg qui, en fin de compte, devait se contenter pour ses bons services de la suppression de l'article 2 du traité de 1856, avait, dès le 15 juillet 1870, averti le Cabinet de Vienne qu'il ne lui permettrait pas de se prononcer en faveur de la France et avait imposé la neutralité au Danemark. De plus, Gortschakov allait faire habilement de la ligue des Neutres, préconisée par lord Granville, une ligue destinée à empêcher toute intervention collective, en affirmant qu'une action isolée de chacune des puissances neutres était préférable. Cette façon de se dérober mérita an Cabinet russe les félicitations de Bismarck et au tsar la dépêche fameuse de l'empereur Guillaume qui, le 2G février 1871, lui disait : Jamais la Prusse n'oubliera que c'est à vous qu'elle doit que la guerre n'a pas pris des proportions extrêmes.

Il a été rapporté récemment par M. le général Faverot que, le 14 juillet, le général Fleury, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, avait été solliciter, au nom de Napoléon III, la puissante et énergique intervention d'Alexandre auprès du roi Guillaume pour empêcher la guerre d'éclater, et que le tsar avait prié le général Fleury de demander à l'empereur si, en échange de son intervention, il consentirait à annuler le traité de 1856. A cette demande immédiatement télégraphiée aux Tuileries, Napoléon aurait répondu : L'Angleterre a toujours été pour moi une amie fidèle. Je ne puis manquer aux engagements que j'ai contractés envers elle. Sur ce, le tsar aurait dit avec tristesse : Malgré mon amitié pour notre empereur et pour la France, je suis obligé de laisser les événements suivre leur cours. Le fait, rapporté d'après le général Fleury, est très vraisemblable, mais il a dû se passer avant le 14 juillet, car à cette date la Russie était déjà liée avec la Prusse et s'était formellement engagée à la neutralité[10].

Gortschakov avait cru faire acte de diplomate très avisé en laissant la France et la Prusse se battre corps à corps, pendant que les États européens assisteraient en témoins impassibles à ce duel dramatique dont les deux combattants devaient sortir, à son avis, l'un et l'autre épuisés. Le chancelier prussien loua fort une telle attitude, et dit à la Russie : Vous prendrez l'Orient, comme il avait dit à la France : Vous prendrez la Belgique ; quitte à divulguer plus tard le pacte, ainsi qu'il le fit le 25 juillet 1870, en nous accusant d'avoir eu spontanément d'avides ambitions et en nous mettant à dos toute l'Angleterre. Klaczko a eu raison d'établir que Gortschakov avait été dupe de Bismarck au point de dire : La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse, comme l'avaient affirmé en France, avec le prince Napoléon, les zélateurs du droit nouveau, à la veille de la campagne de Bohême. La surprise que causa Reischoffen à Pétersbourg fut égale à celle qu'avilit causée Sadowa à Paris. La déception fut la même et la politique de la justice et de l'équilibre sacrifiée à la politique de pourboire. La révision du traité de 1856 fut pour les Russes une fiche de consolation, car ce n'était que l'abrogation d'un principe théorique sans application immédiate, et non pas la mainmise sur l'Orient, ainsi que l'avait fallacieusement laissé entrevoir Bismarck. Ajoutez à cela qu'il était aussi déplorable pour la Russie que pour l'Italie, de choisir le moment même où la fortune de la France vacillait pour porter au droit public un coup aussi honteux et donner à l'Europe un tel exemple[11].

Ceci dit, il convient d'ajouter que l'Europe, pas plus que la Russie, ne comprit ces paroles judicieuses de Thiers : Si toute l'Europe parlait net, même sans menaces, elle influerait sur la conduite de la Prusse. C'est ce que redoutait le plu Bismarck. Niais l'Europe resta alors aussi lâche que muette et sa responsabilité en de tels événements est énorme.

Thiers avait cru pouvoir écrire de Saint-Pétersbourg à la délégation de Tours que les Russes avaient des préventions moins contre la forme que contre l'instabilité du régime républicain. On appréciait la présence d'hommes modérés au pouvoir, mais on redoutait toujours l'apparition des hommes de désordre. Lorsqu'il avait parlé de l'union possible des deux nations, les mêmes craintes d'instabilité avaient reparu. Thiers disait avoir tout fait pour les calmer. Il s'était assuré que le peuple russe était favorable à la France, mais que la façon dont la guerre avait été déclarée, après le retrait de la candidature Hohenzollern, nous avait complètement nui. Tout ce qu'il croyait avoir obtenu du tsar, qui admirait les succès de la Prusse et voyait dans le roi Guillaume l'adversaire de la Révolution, c'était qu'il ferait son possible pour amener une paix acceptable. Thiers croyait pouvoir ajouter que si la paix n'était pas une paix équitable, la Russie la considérerait comme un acte de force dépourvu de toute garantie européenne. Le marquis de Gabriac avait eu le courage de dire à Thiers qu'il s'abusait un peu trop sur l'accueil sympathique d'Alexandre, accueil mérité d'ailleurs, car l'illustre l'outille d'État représentait une sorte d'autorité nationale avec laquelle il fallait compter, sinon dans le présent, du moins dans l'avenir plus ou moins prochain qui pouvait en être la réparation. Le seul résultat pratique de son voyage à Saint-Pétersbourg devait être la promesse d'un sauf-conduit pour rentrer à Versailles. La Russie, avec un état financier précaire, un armement en voie de transformation, une situation intérieure difficile, était d'autant plus condamnée à un principe d'abstention qu'au début de la guerre, — il convient de le répéter — il avait été secrètement convenu entre elle et la Prusse que toute action isolée de l'Autriche en faveur de la France aurait pour effet d'amener la Russie à une démonstration analogue en faveur de la Prusse. Le marquis de Gabriac ne conservait donc aucune illusion et, personnellement, il mandait le 14 octobre à Chaudordy au sujet des dispositions de la Russie comme des autres puissances : Nous n'avons rien à en attendre[12]. Le prince Gortschakov avait dit à Thiers en le quittant : Il faut aller à Versailles traiter courageusement et vous aurez des conditions acceptables, surtout si Paris s'est un peu défendu. Soyez grand citoyen et prenez sur vous. On vous attend à Versailles. Vous y serez bien reçu et vous obtiendrez tout ce qu'on peut obtenir en ce moment. C'était en réalité la cession de l'Alsace et de la Lorraine allemande et deux ou trois milliards d'indemnité qu'on devait prévoir comme les conditions les plus satisfaisantes.

La Russie aurait-elle pu, comme le croyait et le conseillait de Beust, prendre l'initiative d'un concert européen pour amener la paix entre la Prusse et la France à des conditions modérées ? Sans doute, elle eût pu l'oser. Mais il faut reconnaître encore une fois qu'elle n'était point de force à entrer carrément, si les circonstances l'eussent exigé, dans une lutte périlleuse. Elle préféra obtenir, sans risques aucuns, un avantage que le gouvernement français aurait dû, avec une meilleure intelligence de la situation, lui faire accorder légalement dans un Congrès européen. La Russie nous abandonnait pour un intérêt particulier et présent, ne se rendant pas compte qu'elle permettait à la Prusse de s'affranchir du contrôle de l'Europe et qu'un jour viendrait où cette puissance, fière de son développement et de ses forces, oserait, lors de la réapparition de la question d'Orient et au lendemain de la guerre avec le Japon, lui dicter sa volonté. Ce n'est un secret pour personne, et cela malgré les dénégations intéressées de la presse officieuse allemande, que le gouvernement de Guillaume II a récemment imposé à la Russie la reconnaissance de la conquête faite par l'Autriche de la Bosnie et de l'Herzégovine, au mépris du traité de Berlin. Encore sous le coup de l'affaiblissement de ses forces tant éprouvées par les dernières batailles, la Russie a dû s'incliner, mais tout porte à croire qu'elle se souviendra.

 

Le 4 octobre 1870, Thiers repartait pour Vienne où il arriva le 8. Il vit cette fois l'empereur François-Joseph qui lui témoigna son chagrin des malheurs de la France et le désir qu'il aurait eu de pouvoir la secourir. Le souverain était amaigri, vieilli, profondément triste, dévoré de soucis. Les triomphes de la Prusse et la dislocation de la monarchie austro-hongroise semblaient le désoler. Thiers revit ensuite de Beust et Andrassy qui lui répétèrent que les préparatifs de l'Autriche étaient encore trop insuffisants pour lui permettre de s'exposer aux représailles des Prussiens et aux attaques des Russes. L'intervention des Italiens, dit le comte de Beust, est le seul moyen de généraliser la guerre. Pour aller chez eux, il faudrait passer chez nous ; nous sommes donc leurs alliés nécessaires. Si la guerre se généralise, vous êtes sauvés. En résumé, l'Autriche était impuissante, l'Angleterre croyait n'avoir pas intérêt à prendre parti pour nous et la Russie était retenue par des engagements avec la Prusse. Restaient donc les Italiens.

Le 12 octobre, Thiers arrivait à Florence et, le lendemain même, il voyait le roi. A la demande d'intervention de Thiers, Victor-Emmanuel se rejeta sur ses ministres et sur le Parlement. Le 15 octobre, Thiers conféra avec les ministres italiens et fit les plus grands efforts pour les convaincre sans parvenir toutefois à les entraîner, leur parti étant pris d'avance. Vainement chercha-t-il à les rassurer contre la crainte d'une pression extérieure et contre les dangers d'une rencontre malheureuse avec les Prussiens, puis par l'offre d'un subside ; il ne lui fut fait que de pauvres réponses. Les ministres alléguèrent qu'il serait trop hardi d'agir sans le Parlement, qui ne pouvait être réuni que dans un mois. Avec beaucoup de ménagements, Thiers essaya, mais sans pouvoir y arriver, à éveiller chez eux des sentiments de gratitude. Tenant un langage autrement politique et patriotique que celui qu'avait tenu M. Senart, notre envoyé extraordinaire, il leur dit : La France périt pour avoir fait l'unité italienne qui a provoqué la formation de l'unité allemande. En aidant l'Italie, nous nous étions réservé de garder Rome au Saint-Père pour des raisons de haute politique, et l'Italie a profité de ce que nous étions accablés par nos ennemis pour nous enlever Rome. Enfin, quand la France demande un secours qui la sauverait à l'Italie qui pourrait le lui donner sans danger, celle-ci le lui refuserait ? La Prusse laissera-t-elle l'Europe en repos après cette guerre ? Et qui sait si l'unité italienne pourra subsister sans notre appui ? Pour toute réponse, Victor-Emmanuel et ses ministres renouvelèrent leurs protestations d'attachement en même temps que leurs regrets de ne pouvoir nous secourir efficacement.

En ternies énergiques et pressants, Thiers revint à la charge. En vain, offrit-il les millions nécessaires pour aider la démonstration projetée. En vain, essaya-t-il de rassurer le gouvernement contre les menaces de la Russie. En -tain, rappela-t-il le passé et redit-il éloquemment : La France périt pour avoir fait l'unité de l'Italie, qui a provoqué la formation de l'unité allemande. A ses observations, à ses doléances, il fut répondu par de vagues affirmations de sympathie et par des regrets de ne pouvoir rien faire. Les alliances espérées étaient un rêve. Beust et Andrassy, dit plus tard M. Thiers à la commission d'enquête sur la Défense nationale, m'apprirent à Vienne qu'ils avaient tout fait pour ôter à M. de Gramont toute illusion sur la possibilité d'une alliance entre l'Autriche et l'Italie. Cette dernière puissance s'était, comme on l'a lu, unie à l'Angleterre pour s'empêcher elle-même d'agir et pour amener les autres États à une inaction forcée, ce qui faisait dire tristement au comte de Beust : Je ne vois plus d'Europe[13].

Lorsqu'on soutient donc, comme le prince Napoléon, qu'avant le 15 juillet et même après, des alliances étaient possibles, que l'Autriche hâtait sa mobilisation, que l'Italie s'y préparait, et que tout aurait pu nous être favorable, si la politique française n'avait été abandonnée aux intérêts du parti catholique français, appuyé par l'impératrice, on émet des allégations qui ne reposent sur rien de sérieux. Les documents authentiques leur donnent un démenti formel. La France, avait dit Saint-Marc-Girardin, avait eu, avant la guerre, quelques promesses, mais tout avait disparu en na moment, lors de ses premiers revers. Ce qui en réapparaîtra ne sera jamais qu'une ombre vaine, l'image de possibilités à peine entrevues, évanouies avant de naître.

Si les Français ont le droit de reprocher à l'Empire d'avoir déclaré la guerre sans s'être assuré d'alliances formelles, sans avoir signé de pactes réels, sans avoir compté sur autre chose que sur des promesses, ils ont également le droit de reprocher à ceux qui se disaient leurs amis et qui étaient leurs obligés, de n'avoir rien fait, rien tenté en notre faveur. Et cependant il eût suffi, — Bismarck l'a déclaré lui-même, — de la moindre impulsion qu'un Cabinet eût donnée à l'autre pour provoquer, à la fin de septembre ou au milieu d'octobre 1870, une médiation collective des Neutres qui eût certainement amené un Congrès et réduit les exigences du vainqueur. Cette impulsion, l'Italie en possession de Rome et au comble de ses vœux et de ses ambitions, l'Italie ne l'a pas donnée, et elle le pouvait sans péril. Pourquoi ceux qui racontent ces tristes événements, cherchent-ils à lui en épargner le reproche et à ne prodiguer les âmes qu'à la France ?

Il suffisait jadis pour entraîner notre pays qu'on lui parlât d'honneur, et je crois bien que ce langage-là il peut l'entendre encore, quoique l'auteur de Rome et Napoléon III, M. Bourgeois, en dise ironiquement : C'était le terme qui résumait essentiellement les aspirations et les conditions de cette politique chevaleresque. Secourir les nations opprimées, servir la cause du droit, employer des forces qui, au service du droit, lui paraissaient inépuisables ou invincibles contre les abus de la force, sans dédaigner d'ailleurs les satisfactions que ce rôle pouvait offrir à sa vanité de grande nation, tels étaient les objets auxquels la France s'attachait alors. Mais ces nobles sentiments qu'on semble railler aujourd'hui, si l'Italie ne les a pas eus en 1870, la France ne les a point écartés pour jamais. Sans doute, elle est tenue, en raison de la plaie toujours béante à son côté, à une réserve plus grande que du temps où elle possédait toutes ses forces et tout son sang. Mais donner à croire que les injustices et les cruautés qui se commettent dans le monde doivent la laisser indifférente, c'est offenser sa nature demeurée généreuse entre toutes. S'il se commet encore tant de violences en Pologne, en Arménie, en Crète et ailleurs, c'est que la France, tout en les déplorant, a suspendu le geste superbe devant lequel s'inclinaient les nations éblouies. Secourir les opprimés, servir la cause du droit, c'est une partie essentielle de ses traditions, et l'on verra tôt ou tard qu'elle n'y a pas renoncé. Le drapeau tricolore, déployé dans les plaines de l'Italie pour assurer la liberté à ce pays, est le même qui a flotté non sans honneur, je pense, dans d'autres pays. Si le gouvernement impérial eût été plus prévoyant, la guerre se fit engagée à l'heure favorable et terminée tôt ou tard à notre gloire et à notre profit. Mais, pour cela, il eût fallu ne pas prendre au sérieux les promesses fallacieuses de courtisans comme Nigra et Metternich qui, dans leurs conversations familières et leurs épanchements quotidiens, faisaient croire à l'empereur et à ses partisans, que les alliances étaient chose facile et même assurée. Nigra et Metternich, avoue le prince Napoléon lui-même, affirmaient secrètement les bonnes intentions de leur gouvernement plus que de droit. Ils ont égaré Napoléon III et son entourage. Tel est le danger des relations intimes et personnelles entre le souverain et des ministres étrangers qui ne cherchaient qu'à plaire. Le prince Napoléon a oublié de dire que lui-même s'était laissé aller à ces illusions et à cette crédulité. N'avait-il pas dit en 1866 que la cause du progrès et du droit était avec la Prusse ?

Ce n'est donc pas la défense du pouvoir temporel qui a précipité la ruine de l'Empire. Après tout ce que j'ai rappelé, cité et établi, il n'est pas vrai de dire que le seul refus de l'occupation de Rome par les Italiens ait empêché les alliances et rendu impossibles tous les projets d'action commune avec l'Autriche et l'Italie contre l'Allemagne. Le moindre prétexte pour se réfugier dans l'inaction fut, comme Thiers s'en aperçut, saisi avec empressement par tous les Neutres.

 

Un fait qui causa en France presque autant de surprise que la conduite ingrate de l'Italie à notre égard, ce fut l'attitude des États-Unis qu'on s'était habitué parmi nous à considérer comme d'anciens et fidèles amis. Le gouvernement américain n'eut pas besoin d'être détourné d'une intervention en faveur de la France, car il ne cachait pas que la cause de la Prusse lui était plus sympathique que la nôtre. On le vit bien à Berlin, à Washington, à Paris et ailleurs. C'est ce que je vais rappeler rapidement.

Le 16 juillet, le ministre des États-Unis à Berlin, NI. Bancroft, correspondant de l'Institut de France et historien distingué, informait le secrétaire d'État à Washington, Hamilton Fish, que la guerre était déchirée et il affirmait que le roi de Prusse avait tout fait pour l'éviter. Il attribuait les causes de cette guerre aux difficultés éprouvées par l'administration intérieure de la France, à des passions et à des rancunes qui dataient de 1866, à l'amour-propre de Benedetti et de Napoléon, froissé par le refus de compensations après Sadowa. Il louait la puissance et l'union de l'Allemagne, les sentiments patriotiques de ce pays, ses progrès incessants dans l'industrie, son bien-être, son calme et sa sagesse. Il constatait en même temps le déclin de la France comme influence politique et faisait valoir déjà la supériorité de l'Allemagne... Puis, songeant aux choses pratiques, Bancroft espérait que la France ne s'opposerait pas trop aux mouvements des bateaux de poste américains qui continueraient à favoriser, malgré la guerre, l'émigration allemande aux États-Unis. Il remarquait même avec satisfaction que son pays gagnerait beaucoup aux circonstances actuelles, car la récolte en France avait été mauvaise et les Français seraient forcés d'avoir largement recours à l'Amérique pour avoir du pain. Admirant ensuite l'enthousiasme de l'Allemagne, Bancroft attestait que l'officier allemand était plus travailleur que l'officier français, plus persévérant dans ses études des besoins et de la discipline des soldats. En outre, disait-il, le sentiment général était que l'Allemagne combattait pour la liberté publique et pour l'indépendance des nationalités[14]. Bancroft voyait par les yeux de Bismarck, dont il était l'admirateur passionné.

Le 22 août, les États-Unis firent leur déclaration de neutralité. Le 2 septembre, Jay Morris, qui dirigeait la légation de Constantinople, mandait à Fish que le gouvernement turc craignait pour lui-même le contre-coup de l'affaiblissement du prestige militaire en France, puis la réouverture de la question d'Orient avec les menaces de la Russie désireuse de faire réviser les traités de 1856. Jay Morris voyait apparaître une grande confédération républicaine formée de la France, l'Espagne, l'Italie, la Suisse, la Grèce, etc. Il y voyait aussi le commencement de la fin du régime monarchique en Europe et il espérait que la politique de la confédération nouvelle serait pacifique et amènerait la suppression des armées permanentes, la cessation de la guerre et l'amélioration de la condition morale et intellectuelle des masses. Cette grande confédération serait l'alliée naturelle des États-Unis, ce qui augmenterait, affirmait-il, leur puissance morale et politique. Et se laissant aller à des prophéties qui ne se sont guère réalisées : Nous n'avons, disait-il, aucune raison pour regretter l'avènement de formes gouvernementales qui délivreront l'Europe du fléau de guerres sans cesse renaissantes et qui mettront fin aux abus et aux maux contre lesquels l'humanité outragée proteste en nain depuis des siècles !

Mais il fallait bien faire quelque chose pour la République nouvellement proclamée en France. Davis invita donc, le 7 septembre, Benjamin Washburne, chef de la mission diplomatique américaine à Paris, ancien secrétaire d'État et avocat renommé, à féliciter la. Défense nationale de l'heureux établissement de la République, car si le peuple américain avait montré peu de sympathie pour la dynastie impériale qui avait aidé les rebelles dans la dernière guerre et essayé d'établir une monarchie étrangère sur les frontières du Sud, il était favorable au nouveau régime plus en rapports avec le sien. Le 12 septembre, Washburne se fit l'interprète de l'enthousiasme de son pays, lequel s'associait de tout cœur à un grand mouvement qui serait fécond en résultats heureux pour le peuple français et le bonheur de tous. Il rappela que les Américains portaient le plus vif intérêt aux efforts de ce peuple français auquel le rattachaient les liens d'une amitié traditionnelle !... Jules Favre crut à cette sympathie, à cet enthousiasme, à cette amitié. Il loua, à son tour, le représentant d'un peuple qui donnait au inonde le salutaire exemple d'une liberté absolue. Il célébra ses institutions fondées sur l'indépendance et la vertu civique. Il déclara que les nations devaient suivre les traces des États-Unis, et se montrant, comme eux, dévoués, courageux, modérés, prendre pour symbole l'amour du travail et le respect du droit de tous ! Puis il laissa entendre que le gouvernement français comptait sur l'appui diplomatique des États-Unis, ainsi que de tous les gouvernements intéressés au triomphe de la paix. Immédiatement Washburne consulta Fish qui lui répondit sans retard qu'il n'était ni de la politique ni de l'intérêt des États-Unis de se mêler des affaires européennes.

De son côté, Bancroft, qui s'était fait le porte-parole de Bismarck, faisait observer, le 11 septembre, à Fish que le temps n'était pas encore venu pour l'Amérique d'intervenir. D'ailleurs, l'Allemagne repoussait toute intervention étrangère, et toutes les puissances s'abstenaient. L'intérêt, la dignité de l'Amérique exigeaient donc qu'elle restât pour le moment à l'écart. Elle y demeura pendant et après la guerre... En vain, la France fit-elle connaître sa ferme intention de conclure une paix honorable. On ne l'écouta point. Jules Favre supplia Washburne d'intervenir au moins comme simple particulier. Même en intervenant de la sorte, Washburne n'obtint pas le moindre acquiescement à la plus modeste tentative de médiation. Jules Favre dut se contenter de l'appui moral des États-Unis, et cet appui moral, quel fut-il ? La reconnaissance des faits accomplis contre nous... Le 21 septembre, Bancroft déclarait n'ajouter aucune créance aux garanties de paix proposées à ce moment par la France et rappelait l'instabilité des dispositions de la nation française. Répétant ce qu'il entendait dire en Allemagne, le ministre américain redoutait après la paix une prompte reprise des hostilités, car la nation française, disait-il, n'oubliera jamais la série des défaites qu'a subies sa présente guerre d'agression.

Il affirmait que, même si les Allemands se contentaient uniquement de la gloire de leurs armes, il faudrait compter encore avec l'amour-propre blessé du peuple français et son désir héréditaire de la conquête. On devait donc s'attendre à des tentatives de revanche inévitables et chercher à se défendre contre elles. Les garanties qui avaient été prises en 1815 contre la même ambition du peuple français, ajoutait Bancroft, ont perdu leur effet et l'Allemagne ne peut maintenant se fier qu'à sa propre force et à ses propres ressources.

Quelles étaient donc les garanties nouvelles à réclamer ? Le changement actuel des frontières défensives de l'Allemagne du Sud, de façon que le point de départ de la future attaque soit plus éloigné et que les forteresses, par lesquelles la France a jusqu'ici menacé l'Allemagne, soient remises au pouvoir de l'Allemagne. Bancroft trouvait que ces garanties gagneraient encore à être renforcées par l'union politique des Allemands, que préparaient d'ailleurs des négociations entre le Nord et le Sud. Tel fut l'appui moral promis à Jules Favre.

Quelques jours après, le 24 septembre, Bancroft s'étonnait de voir le ministre des Affaires étrangères repousser les conditions de Bismarck, c'est-à-dire la cession de Strasbourg, Verdun et Toul. Il considérait avec l'Europe que ces conditions étaient modérées et il regrettait que la France fuît déchirée par les partis et ne manifestât encore aucune unité d'aspiration ou d'action pour la reconstruction de son gouvernement civil. En réalité, il nous détestait. Un fait significatif le prouvera. Dans son Histoire générale de l'indépendance, Bancroft avait, dans la partie relative à l'action commune de la France et de l'Amérique pour l'indépendance des États-Unis, émis les assertions les plus téméraires. Chose inouïe, c'est l'Allemagne qui n'avait dépensé ni un écu, ni armé un soldat, c'est elle qui avait eu, en cette affaire, une part morale très supérieure. Grâce A Kant, à Lessing, à Herder, à Klopstock, A. Gœthe, à Schiller et à Niebuhr, les Américains avaient recouvré leur indépendance. La France les avait aidés un peu, mais sans élévation et sans cordialité, sans déduire du raisonnement et de l'expérience les motifs de ses résolutions[15].

Comment veut-on qu'un Américain, aussi Allemand de goût et de cœur, ait pu, comme on l'a prétendu, songer en 1870 à une médiation en faveur de la France ? En remerciement de notre intervention, Bancroft ne trouve que cette remarque aimable : Combien la destinée de la France eût été meilleure si, au lieu d'exalter la Constitution de l'Amérique, elle eût pensé à l'étudier ! Ce qui prouve encore que ses idées d'intervention n'ont été qu'une légende, c'est que le 12 septembre, le ministre d'État de Washington lui répondait que ses raisons avaient décidé le président Grant u à repousser toute idée de médiation, si ce n'est sur la requête commune des deux parties belligérantes. Fish faisait des iceux doucereux pour la prompte fin de la guerre, mais il ne pouvait exprimer aucune opinion sur les conditions futures de la paix, attendu qu'il lui était impossible de se prononcer entre les deux gouvernements pour lesquels il avait une égale amitié. Cependant, il espérait que ces conditions ne seraient pas humiliantes pour la fierté de la grande nation qui a été notre plus ancienne et plus fidèle alliée.

Le 30 septembre, Bancroft répondait à une lettre gracieuse de Bismarck : J'ai éprouvé autant de surprise que de satisfaction de ce que, dans le travail qui vous incombe de rajeunir l'Europe, vous axez trouvé le temps de m'écrire une lettre amicale pour nie féliciter d'avoir si longtemps vécu... Bancroft avait alors soixante-dix ans. Il reconnaît que c'est pour lui un grand honneur de vivre en ce temps trois ou quatre hommes — Bismarck, de Roon, de Moltke et Guillaume — recueillent dans une guerre défensive plus de gloire militaire que l'imagination la plus hardie aurait pu se figurer et mettent en trois mois les espérances que l'Allemagne nourrissait depuis un millier d'années, dans la meilleure voie de réalisation. Aussi, conclut-il ainsi : Puis-je ne pas être fier de mes contemporains ?

Cependant la défense opiniâtre de Paris inquiétait et déconcertait Bismarck. Un général américain, Burnside, qui était venu en amateur au quartier général allemand suivre de près la guerre, avait tout à coup manifesté l'intention de servir de conciliateur. Il louait hautement, dit Moritz Busch, notre excellente organisation et les hauts faits de nos troupes[16]. Bismarck qui, jusque-là n'avait guère paru favorable à ce genre d'intermédiaire, consentit en raison de sa prédilection pour les Américains, à laisser Burnside, accompagné d'un autre Américain, le colonel l'orbes, franchir les lignes françaises. Le 1er octobre, ces deux messagers apportèrent à Jules Favre une lettre de Bismarck au sujet des communications que les membres du corps diplomatique, restés à Paris, pourraient avoir avec leurs gouvernements. C'était comme une lettre d'introduction. Deux jours après, Burnside et Forbes se présentent de nouveau, mais avec Washburne, à Jules Favre. Celui-ci, toujours confiant et sensible, se félicite de la généreuse amitié des représentants des États-Unis. Gambetta, moins crédule, aurait désiré qu'on retînt les messagers- dont la venue lui semblait suspecte. On parle de la possibilité d'un armistice. Jules Favre indique, comme bases essentielles des négociations à ouvrir, l'intégrité du territoire et un armistice d'une durée suffisante pour convoquer une Assemblée nationale. Les Américains demandent alors l'autorisation de reporter ces paroles à Versailles. Ils y vont dire ce qu'ils ont entendit et ce qu'ils ont observé par eux-mêmes. Ils ont quatre entrevues successif es avec Bismarck, puis reparaissent le 9 octobre à Paris et déclarent que la Prusse n'accordera qu'un armistice de quarante-huit heures, en exceptant de cet armistice l'armée de Metz, en refusant tout ravitaillement et en interdisant toute élection dans l'Alsace-Lorraine[17]. Le refus de conditions aussi draconiennes s'imposait à la France, ce qui n'empêcha pas le chancelier qui avait trouvé dans les deux Américains des instruments dociles pour sa politique astucieuse, de dire et de faire dire à l'Europe que l'Allemagne n'était pas responsable d'un tel entêtement. Voilà comment la malheureuse France était secourue par ceux-là mêmes qu'elle croyait d'anciens et fidèles amis !... Il nous est permis cependant de croire que la faute commise en 1870 envers nous a été reconnue par les États-Unis eux-mêmes, et que nous pouvons aujourd'hui, étant donnée la sincérité de nos relations amicales, avoir confiance dans ceux-là mêmes qui, à tout moment, saluent en nous les auteurs ou les coopérateurs de leur indépendance. Mais n'oublions pas que pour un État la sécurité absolue réside avant tout dans ses forces personnelles, dans une armée, une marine et des finances excellentes, dans l'union et l'entente parfaites de sou peuple. N'oublions pas qu'il y a quarante ans l'Europe monarchique et la République américaine elle-même reconnaissaient le droit et la primauté de la force, suivant la formule célèbre : Macht geht vor Recht ![18]

Avant de montrer maintenant comment la mission de Thiers éprouva le plus douloureux échec à Versailles et à Paris par suite des exigences de Bismarck et par la faute de l'insurrection du 31 octobre, dont le prétexte fut la capitulation de Metz, il faut examiner une question grave entre toutes, l'affaire Regnier-Bazaine.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Rome et la République française, par Jules FAVRE, p. 7 et 8.

[2] Cf. Revue des Deux Mondes du 1er avril 1878.

[3] Six semaines après, Napoléon III écrivait de Wilhelmshöhe à son ami le comte Arese : Vous savez tout l'intérêt que je porte à l'Italie et au roi. Je voudrais qu'il n'allât à Home qu'après la mort du Pape, ce qui ne peut être long pour son âge. Avant cette époque, sa position à Rome sera remplie de difficultés. C'est là un avis bien désintéressé que je vous donne. Victor-Emmanuel n'alla à Rome qu'en janvier 1871, l'esprit troublé et, comme le dit M. Rothan, avec le Sacer horror des Anciens.

[4] Discours du 7 février 1895 à l'Académie.

[5] Voir Notes et Souvenirs de M. Thiers, Paris, 1901.

[6] Cf. l'Angleterre pendant la guerre de 1870. — F. DE PRESSENSÉ (la Revue du 1er juillet 1908).

[7] Notes et Souvenirs de M. Thiers.

[8] Souvenirs diplomatiques, Plon, 1896, 1 vol. in-8°.

[9] On a dit depuis en Russie que, pressé par M. Thiers et à bout de patience, Gortschakov se serait écrié : Nous avons des engagements avec la Prusse et plus d'un Russe ici souhaite sa victoire, car nous obtiendrons ainsi ce que nous voulons en Orient. Si la France au contraire était victorieuse, elle inventerait contre nous quelque traité nouveau, à la façon de celui de 1856. Une communication faite aux Débats le 10 octobre 1908 précise l'incident. Gortschakov se serait laissé allé jusqu'à dire à Thiers : Mais, mon ami, j'en suis réduit à souhaiter votre défaite, mais positivement ! Et comme Thiers faisait observer que la création d'un grand Etat militaire allemand nuirait à la Russie : Soit, réplique Gortschakov, c'est un danger possible pour l'avenir ; mais le danger présent est sur la mer Noire. Or, si vous êtes les plus forts, vous viendrez certainement nous bombarder à Odessa ou à Sébastopol !

[10] Voir, sur l'attitude de la Russie avant la déclaration de guerre, le chapitre VI sur les Alliances.

[11] Les Deux Chanceliers, par Julien KLACZKO.

[12] Souvenirs diplomatiques, 1896.

[13] Après la guerre, un diplomate dit au comte de Beust, devenu ambassadeur à Londres : Comme vous aviez raison de dire que vous ne voyiez plus d'Europe !Mais non, riposta de Beust. A présent, je la vois... mais dans quel déshabillé !

[14] Déjà dans son Histoire générale des États-Unis, Bancroft distinguait dans le caractère allemand les intérêts universels que l'éternelle Providence a confiés spécialement à la garde de cette portion de l'humanité !

[15] Voyez Revue critique de 1877. Étude d'Albert Sorel.

[16] Le Comte de Bismarck et sa suite, p. 140.

[17] A cette même époque, les journaux américains publiaient une Adresse au peuple allemand où l'on demandait à ce peuple de faire des forteresses françaises qui l'avaient menacé jusqu'alors, les gardiennes de ses frontières, et de conserver l'Alsace-Lorraine dont il avait été dépouillé. — Voir une brochure de Ravold, Français et Allemands aux États-Unis en 1870.

[18] A rapprocher de la déclaration faite le 4 mai 1898 par lord Salisbury à la réunion de la Primrose League, que les nations faibles deviennent de plus en plus faibles et les fortes de plus en plus fortes, que les nations décadentes et mal gouvernées sont vouées à disparaître et que l'Angleterre doit se mettre en mesure d'être bien partagée dans les remaniements qui peuvent se produire. — Voir les mêmes idées dans le recueil des discours énergiques de Roosevelt (la Vie intense).