Que s'était-il passé autour de l'empereur pendant que Paris s'agitait et préparait une révolution ? C'est ce qu'il convient de voir maintenant. Quelques jours avant la bataille qui devait aboutir à la défaite de l'armée de Mac-Mahon et à la ruine de l'Empire, Napoléon III avait cru devoir rassurer ses soldats par une proclamation où il affirmait que l'armée de Bazaine s'était reconstituée sous les murs de Metz et que la France entière se levait pour repousser l'envahisseur. Dans ces graves circonstances, disait-il, l'impératrice me représentant dignement à Paris, j'ai préféré le rôle de soldat à celui de souverain. Rien ne me coûtera pour sauver la patrie !... Soyez dignes de votre ancienne réputation ! Bien n'abandonnera pas notre pays, pourvu que chacun fasse son devoir ! Mais le 1er septembre, à Sedan, dès le commencement de la bataille, il avait compris que l'armée, en face de forces deux fois supérieures, marchait à une défaite, malgré son admirable bravoure. Le général Ducrot, commandant en chef du 1er corps de l'armée de Châlons, avisé que le maréchal de Mac-Mahon, gravement blessé au début de l'action, lui remettait le commandement en chef, avait dès huit heures du matin pris ses dispositions pour assurer la retraite sur Mézières. Ses ordres, qui pouvaient assurer le salut de l'armée on tout au moins d'une grande partie des troupes, étaient en voie d'exécution, lorsqu'il reçut du général de Wimpffen un billet au crac on dans lequel il lui était dit qu'il ne fallait pas battre en retraite. Wimpffen s'appuyait sur une lettre du général Palikao, ministre de la Guerre, qui lui confiait le commandement de l'armée au cas où Mac-Mahon serait tué ou mis dans l'impossibilité d'agir. Ducrot partit aussitôt à la recherche de Wimpffen et, l'ayant abordé, lui dit qu'il ne venait pas lui contester le commandement, mais qu'il l'adjurait, au nom du salut de l'armée, de le laisser continuer le mouvement de retraite, le seul possible en face des forces écrasantes de l'ennemi et de la position néfaste où se trouvaient les soldats français. Wimpffen ne se laissa pas convaincre et Ducrot partit la mort dans se résignant à conduire au feu des troupes qu'il savait d'avance inutilement sacrifiées. Il donnait ainsi un grand exemple d'abnégation et de discipline, comme l'avait fait Mac-Mahon, en exécutant des ordres qu'il jugeait désastreux. Dès le 30 août, il avait été convaincu de l'absolue nécessité de se replier sur Mézières, car les affaires malheureuses de Beaumont et de Mouzon avaient levé tous ses doutes. Il savait, au moment où Mac-Mahon lui remettait le commandement, que l'écoulement de l'armée sur Mézières était assuré, quand même l'ennemi serait maitre de la route de Vrigne-aux-Bois et que la forêt, le long de la frontière, était praticable. Il savait que l'ennemi n'était pas encore en contact avec le 7e corps vers Saint-Menger ; que les Allemands se dirigeaient en masses vers Illy et barraient la direction de l'Est, manœuvrant pour nous envelopper. Il savait enfin que si l'on restait sur l'emplacement choisi par Mac-Mahon, l'on serait réduit à voir notre armée investie et perdue ; que l'offensive cers l'Est avec une artillerie inférieure en nombre, en calibre et en portée, était une opération aussi imprudente qu'inutile et que, sous peine d'être pris, il fallait filer au plus vite dans la direction de Mézières, la seule voie libre, quitte à refouler les troupes qui voudraient nous barrer le passage. Ce qui pouvait arriver de pire, c'était qu'une partie de l'armée française fût rejetée sur la frontière belge, mais le gros de l'armée, repoussant ceux qui voudraient lui couper la retraite, pourrait s'écouler vers Mézières et Rocroy. On a vivement critiqué cette décision du général Ducrot. C'était pourtant la seule possible, et comme l'a fort bien rappelé l'auteur de la Retraite sur Mézières[1], il n'est pas de meilleur juge en pareille matière que le maréchal Bugeaud qui disait qu'il est des circonstances où il est d'un brave homme de savoir f..... le camp à propos[2]. Mais le général de Wimpffen ne voulut pas se rallier à la
détermination si opportune de la retraite et conduisit bravement l'armée à une
défaite inévitable[3].
Elle causa au général Ducrot une douleur immense qui se peint dans ces
quelques lignes adressées à sa femme après.la bataille : Pourquoi ne suis-je pas tombé sur le champ de bataille,
alors que tant d'autres étaient frappés autour de moi et derrière moi ?...
Aucune expression ne saurait rendre mon désespoir.
Ton cœur seul peut le comprendre. Ce désespoir est augmenté par la pensée que
si le fatal aveuglement du général de Wimpffen n'était venu arrêter
l'exécution du mouvement que j'avais ordonné à neuf heures du matin pour
occuper le village d'Illy, notre retraite était opérée sur Mézières et,
peut-être, au lieu d'un désastre effroyable, aurions-nous à enregistrer un
succès relatif. Un même désespoir allait frapper l'empereur, au moment où
les charges héroïques et inutiles de la cavalerie, le dévouement surhumain et
sans résultat efficace de toutes nos troupes entourées d'adversaires en plus
grand nombre et d'une artillerie beaucoup plus puissante, tout lui indiquait
une catastrophe prochaine. Il resta quelques heures à cheval, immobile et
muet, à des endroits périlleux. Des officiers furent frappés à ses côtés. Un
obus éclata près de lui. Il ne s'émut pas, attendant, souhaitant le coup
fatal. Mais, comme l'a dit M. Étienne Lamy, la
fortune lui refusait tout, même la mort, ou plutôt elle lui donna, sans la mort,
l'agonie[4].
Las de voir égorger, sans le moindre avantage, de vaillants soldats,
l'empereur se résigna à la capitulation. Parvenu à
des sommets d'infortune qui sont plus hauts que l'orgueil, il prit sur lui la
honte dont personne ne voulait et ressaisit son autorité pour arborer le
drapeau parlementaire. Après avoir fait porter au roi de Prusse, par
le général Reille, la lettre par laquelle il lui remettait son épée, il se
rendit, le 2 septembre an matin, au village de Donchery où il allait avoir,
avec Bismarck, un entretien à jamais mémorable. A huit cents mètres du pont
de la Meuse, une petite maison d'un tisseur belge, haute d'un seul étage, fut
témoin de la rencontre de l'empereur et du chancelier. Voici comment Bismarck
lui-même raconte la scène : Je rencontrai Napoléon
sur la route près de Fresnois, à trois kilomètres de Donchery. Il était dans
une voiture à deux chevaux. Trois officiers étaient près de lui. Trois autres
à cheval escortaient la voiture. Je ne reconnus que Reille, Castelnau, La Moskowa
et Vaubert. J'avais mon revolver à la ceinture. L'empereur le remarqua, le
regarda un instant et pâlit, car il me crut capable d'une action de mauvais
goût[5]. Je lui fis le salut militaire. II souleva son képi et
ses officiers l'imitèrent. Alors je levai aussi ma vieille casquette, bien
que ce ne fût pas selon l'ordonnance. Il me dit : Couvrez-vous donc ! J'eus
pour lui les égards que j'avais eus quand je l'avais vu à Saint-Cloud, et je
réclamai ses ordres. Il voulut savoir s'il pouvait parler au roi ; je lui dis
que la chose était impossible, le quartier de Sa Majesté étant à quatorze
kilomètres. En réalité, je ne voulais pas qu'il le rencontrât avant que la
capitulation fût conclue. L'empereur demanda alors à Bismarck où il
pourrait s'établir. Le chancelier lui offrit son logis de Donchery. Ils
avancèrent vers le village et Napoléon désigna la maison du tisseur. Bismarck
objecta qu'elle était bien pauvre. Peu importe !
dit l'empereur avec un geste d'indifférence[6]. Ils montent alors au premier étage et s'assoient dans une petite chambre sur des chaises de paille. L'entretien dura environ trois quarts d'heure. L'empereur déplora d'abord, rapporte Bismarck, cette malheureuse guerre qu'il n'avait pas voulue et à laquelle l'avait contraint l'opinion publique. Je lui répondis que chez nous non plus, et le roi moins que personne, nul n'avait désiré cette guerre ; que nous avions considéré la question d'Espagne comme une simple question espagnole et non comme une question allemande, et que, vu les bons rapports existant entre la famille de Hohenzollern et lui, nous avions pensé que le prince prussien à qui l'on offrait la couronne d'Espagne s'entendrait facilement avec lui. Or, la veille au soir, le chancelier suivant à cheval la route de Donchery avec quelques officiers, s'exprimait ainsi à voix haute sur les causes de la guerre. Je rappelai, dit-il dans ses Pensées et Souvenirs[7], que j'aurais cru que le prince Léopold ne serait pas pour l'empereur Napoléon un voisin mal vu en Espagne ; qu'il se mettrait en route pour Madrid en passant par Paris afin d'y prendre contact avec la politique française : c'était une des conditions préalables qu'il aurait eu à remplir en prenant le gouvernement de l'Espagne. Je dis : Quant à nous, nous aurions été en droit de craindre un étroit accord entre la couronne d'Espagne et celle de France, beaucoup plus probable que l'établissement d'un groupe hispano-allemand et anti-français rappelant Charles-Quint... Un roi d'Espagne ne pouvait, après tout, faire que de la politique espagnole et le prince deviendrait Espagnol en prenant la couronne de ce pays. A ma surprise, j'entendis derrière moi, dans l'obscurité, une vive réplique du prince de Hohenzollern, de la présence duquel je ne m'étais pas douté. Il protesta énergiquement contre la possibilité de supposer chez lui des sympathies françaises... Je fis mes excuses au prince sur les paroles que j'avais prononcées, ignorant sa présence. On voit, par là, ce qu'il faut penser des affirmations de Bismarck à Napoléon au sujet de l'entente amicale entre Léopold de Hohenzollern et lui. Le chancelier continue ainsi la relation de son entretien
avec l'empereur. Il parla ensuite de sa situation.
Il désirait avant tout des conditions plus favorables. Je lui déclarai que je
ne pouvais m'entretenir avec lui à ce sujet ; que c'était une question
purement militaire que Moltke seul devait décider, mais que l'on pouvait
délibérer sur la possibilité d'une paix prochaine. Il répondit qu'étant
prisonnier, il n'était pas en position de prendre une décision à ce sujet.
Lorsque je lui demandai avec qui j'en devais conférer, il me dit que la chose
concernait le gouvernement de Paris. Je lui fis donc observer que l'état des
choses n'était pas changé depuis hier et que nous devions par conséquent
persister dans nos exigences au sujet de la capitulation, pour être certains
de conserver les fruits de la victoire. Moltke, averti par moi, venait
d'arriver. Il appuya mon opinion. Puis il se rendit auprès du roi pour
l'instruire de toutes choses[8]. La veille au soir, dans ce même village de Donchery, avait
eu lieu l'entrevue de Wimpffen avec de Moltke, à laquelle assistaient en
outre le chancelier, le général de Blumenthal, le général de Castelnau, le
capitaine d'Orcet et quelques officiers français et allemands. C'est au récit
du capitaine d'Orcet[9] que j'emprunte
les détails qui suivent. Wimpffen voulut connaître les conditions de
l'ennemi. Elles sont bien simples, répondit
Moltke. L'armée tout entière prisonnière avec armes
et bagages. Les officiers prisonniers aussi. Mais ils garderont leur épée
comme témoignage d'estime pour leur courage. Wimpffen offrit la place
de Sedan et demanda la liberté pour l'armée, à condition de ne plus servir
pendant la guerre. Moltke s'y refusa. Wimpffen parla de résistance. Moltke lui
répondit : Que peuvent faire 80.000 hommes contre 240.000
hommes et 500 bouches à feu ? Wimpffen menaça la Prusse de la colère
et de la haine des Français. Bismarck objecta que c'était là une
argumentation spécieuse. Il ne fallait pas compter, au cas où on lui offrirait
des conditions meilleures, sur la reconnaissance du peuple français. Il
n'avait point, en effet, pardonné Sadowa à la Prusse. Aussi, fallait-il
contre lui des garanties qui assurassent tout repos pour l'avenir. Si le peuple français était un peuple comme les autres,
dit-il avec une impertinence amère ; s'il avait des
institutions solides ; si, comme le nôtre, il avait le culte et le respect de
ses institutions ; s'il avait un souverain établi sur le trône d'une façon
durable, nous pourrions croire à la gratitude de l'empereur et de son fils,
mais en France depuis quatre-vingts ans, les gouvernements ont été si peu
durables, si multipliés ; ils ont changé avec une rapidité si étrange que
l'on ne peut compter sur rien de votre pays... Ce serait vouloir bâtir en l'air ! Il ajouta ironiquement :
Êtes-vous sûr d'avoir demain le gouvernement que
vous avez aujourd'hui, et pouvez-vous répondre que celui-là ratifiera les
conditions ? Le chancelier insistait sur ce sujet avec une âpreté féroce. Et d'ailleurs, ajoutait-il, ce serait folie que d'imaginer que la France pourrait nous pardonner un succès ! Vous êtes un peuple irritable, envieux, jaloux, orgueilleux. Depuis des siècles, la France a déclaré trente fois la guerre à l'Allemagne .et cette fois-ci ions nous l'avez déclarée, comme toujours par jalousie, parce que vous ne pouviez nous pardonner notre victoire de Sadowa, et pourtant Sadowa ne nous avait rien coûté et n'aurait pu en rien atteindre votre gloire. Wimpffen, Castelnau, d'Orcet et les antres officiers français écoutaient avec une colère non dissimulée les propos offensants de celui qui, ayant amené le Cabinet Ollivier à tomber dans ses pièges, se plaisait maintenant, au lendemain d'un triomphe inespéré, à piétiner lourdement le vaincu. Il vous semblait, disait Bismarck, que la victoire était un apanage qui vous était uniquement réservé, et que la gloire des armes était pour vous un monopole... Et vous nous pardonneriez le désastre de Sedan ? Jamais ! Si nous faisions maintenant la paix, dans cinq ans, dans dix ans, dès que vous le pourriez, vous recommenciez la guerre. Voilà toute la reconnaissance que nous aurions à attendre de la nation française ! Puis faisant l'éloge de l'Allemagne honnête et modérée, — semblable, remarque d'Orcet, à ces adroits faiseurs qui, après avoir dépouillé un malheureux, crient : Au voleur ![10] — il disait avec une émotion feinte : Nous sommes, nous autres, au contraire de vous, une nation honnête et positive que ne travaille jamais le désir des conquêtes et qui ne demanderait qu'à vivre en paix, si vous ne veniez constamment nous exciter par votre humeur querelleuse. Aujourd'hui, c'est assez ! Il faut que la France soit châtiée de son orgueil, de son caractère agressif et de son ambition. Nous voulons pouvoir enfin assurer la sécurité de nos enfants et pour cela il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis. Il nous faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour toujours à l'abri de toute attaque de votre part. Wimpffen crut devoir répondre que les temps étaient
changés. On n'était plus en 1815. La France ne nourrissait pas de noirs
desseins. C'est elle au contraire qui avait proclamé la fraternité des peuples.
Le chancelier répliqua : Non, la France n'est pas
changée. C'est elle qui a voulu la guerre, et c'est pour flatter cette manie
populaire de la gloire que, dans un intérêt dynastique, Napoléon III est venu
nous provoquer. Nous savons bien que la partie raisonnable et saine de la
France ne poussait pas à la guerre. Néanmoins, elle en a accueilli l'idée
volontiers... Le parti en France qui poussait
à la guerre, c'est celui qui fait et défait les gouvernements, c'est la
populace, ce sont les journalistes ; ce sont ceux-là que nous voulons punir.
Il faut pour cela que nous allions à Paris. Qui sait ce qui va se passer ?
Peut-être se formera-t-il chez vous un gouvernement qui ne respectera rien,
qui fera des lois à sa guise, qui ne reconnaîtra pas la capitulation, qui
forcera peut-être les officiers à violer les promesses qu'ils nous auraient faites,
car on voudra sans doute se défendre à tout prix... Il faut que nous mettions la France dans l'impossibilité
de résister. Le sort des batailles nous a livré les meilleurs soldats, les
meilleurs officiers de l'armée française. Les mettre gratuitement en liberté
pour nous exposer à les voir marcher de nouveau contre nous, ce serait folie
; ce serait prolonger la guerre, et l'intérêt de son peuple s'y oppose. Cinq grands mois allaient encore s'écouler, et cette France, dont Bismarck croyait être déjà le maître insolent, allait montrer comment, même avec des soldats et des chefs improvisés, une nation qui a le souci de son honneur et de son indépendance, sait se défendre et résister. Le général Castelnau prend alors la parole et dit que l'empereur a envoyé son épée au roi, dans l'espérance que le monarque accorderait à l'armée française une capitulation plus honorable... Est-ce l'épée de la France ou son épée à lui ? demande Bismarck. Si c'est celle de la France, les conditions peuvent être singulièrement modifiées et votre message aurait un caractère des plus graves. — C'est seulement l'épée de l'empereur, répond Castelnau. — En ce cas, remarque de Moltke, cela ne change rien aux conditions. L'empereur seulement obtiendra pour sa personne tout ce qu'il lui plaira de demander. — Nous recommencerons la bataille, dit Wimpffen irrité. — Eh bien, à quatre heures précises, j'ouvrirai le feu, répliqua de Moltke. Tous les assistants de cette scène angoissante s'étaient levés. Les Français avaient fait demander leurs chevaux et gardaient un silence glacial. Bismarck, qui voulait maintenant faire oublier sa brutale sortie, reprit la parole pour faire l'éloge du soldat français qui était capable des plus heureux prodiges de vaillance, mais à quoi bon ? Demain soir, vous aurez seulement sin la conscience le sang de vos soldats et des nôtres que vous aurez fait couler inutilement. Qu'un moment de dépit ne vous fasse pas rompre la conférence ! M. le général de Moltke va vous convaincre que toute tentative de résistance serait folie de votre part. Moltke, dans un bref discours, soutint en effet qu'il lui serait facile de brûler Sedan en quelques heures. Il vanta la force de ses positions[11]. Wimpffen demanda à les faire vérifier. Vous n'en verrez pas une, répliqua sèchement le maréchal. C'est inutile. Et il répéta sa menace de reprendre le feu à quatre heures. Wimpffen réclama un sursis afin de pouvoir délibérer avec les officiers supérieurs restés à Sedan. Moltke allait refuser, lorsque Bismarck l'amena à accepter le sursis jusqu'à neuf heures. La conférence était terminée. Tout, hélas ! faisait prévoir que la capitulation était décidée et que Wimpffen n'avait pu sauver que les apparences. J'ai tenu à reproduire le récit fidèle du capitaine d'Orcet, pour bien rappeler les exigences et les insolences du vainqueur et montrer ce que l'on peut et doit attendre, en cas de revers, d'un tel ennemi. Ce sont là des souvenirs que nul Français ne doit oublier. Le secrétaire intime de Bismarck dépeint ainsi la personne
de l'empereur au sortir de son entretien avec le chancelier. Un petit homme trapu, coiffé d'un képi rouge brodé d'or,
vêtu d'un paletot noir doublé de rouge avec capuchon et d'un pantalon rouge,
porte des gants blancs 'et fume une cigarette : c'est l'empereur ; je pouvais
fort bien voir son visage, car je n'étais pas fort éloigné de lui. Le regard
de ses yeux gris avait quelque chose de doux et de rêveur, comme celui de
tous les gens qui ont mené la vie grand train. Le képi était penché du côté
droit, de même que la tête. Ses jambes courtes n'étaient. pas proportionnées
à la longueur de son buste. Son maintien, son air avaient quelque chose- de
bourgeois ; rien de militaire. L'homme était trop doux, et pour ainsi dire
trop flasque, pour l'uniforme qu'il portait. On eût pu le croire à l'occasion
capable de sentimentalité. Cette impression imposait d'autant plus que nous
comparions ce petit homme à la tournure haute et fière de notre chancelier.
Napoléon tuait l'air fatigué, mais non très abattu ; il ne paraissait pas
aussi âgé que je me l'étais imaginé...[12] Voici d'autre part comment le correspondant des journaux anglais, Archibald Folles, raconte la venue et le séjour à Donchery de Napoléon III qui, informé par Wimpffen des conditions rigoureuses de l'ennemi, avait résolu d'aller lui-même au quartier général prussien, solliciter une capitulation plus acceptable. Ce récit d'un témoin consciencieux éclaire et complète ce qui précède. Croyant qu'il serait autorisé à
revenir à Sedan, bien qu'il se fût personnellement constitué prisonnier de
guerre, il ne dit adieu à Personne. Comme il sortait par la porte de Torcy,
un peu avant six heures, les zouaves qui étaient de garde crièrent : Vive
l'empereur ! C'était le dernier adieu, formulé par des voix de soldats
français, que devaient entendre les oreilles de l'empereur. Ii est à
remarquer que la première marque de déférence qu'il reçut, comme il passait
sur le pont-levis, fut un salut silencieux et respectueux d'officiers
américains. Le général Sheridan et son aide de camp, le colonel Forsyth,
causaient avec des officiers subalternes allemands de garde aux avant-
postes, quand ils virent venir à eux une voiture découverte contenant quatre
officiers dont l'un, qui portait l'uniforme de général et fumait une
cigarette, fut reconnu par eux pour l'empereur. Ils suivirent la voiture, qui
gagna Donchéry à une allure modérée. A un hameau situé à un mille environ de
Donchéry, elle s'arrêta quelque temps. Napoléon demeura assis à sa place,
filmant sans interruption et essuyant avec. nonchalance les regards d'un
groupe de soldats allemands qui, tout près de lui, contemplaient le monarque
tombé avec un étrange et chaleureux intérêt. En regardant par la fenêtre de ma chambre à coucher sur la petite place de Donchéry, ce matin-là, à six heures moins un quart, je vis un officier français, que je sus par la suite être le général Reille, revenir à cheval du quartier général de Bismarck. Il avait à peine disparu quand Bismarck lui-même, en casquette et uniforme de petite tenue, avec ses longues bottes de cuirassier sales et poussiéreuses, sortit de la maison, monta sur son gros cheval bai et s'élança sur les traces de Reille. Je le suivis rapidement à pied, mais je demeurai en arrière, comme il galopait sur la grande route de Sedan. En continuant mon chemin, j'aperçus, à un mille et demi environ de Donchéry, une voiture découverte assez mesquine ; à droite, sur le siège principal, était assis un homme à figure plombée, lourde et impassible, mais dont les traits semblaient creusés comme par un spasme. DR premier coup d'œil, je reconnus l'empereur. Il portait une capote bleue à doublure écarlate, qui était rejetée en arrière, montrant les décorations dont sa poitrine était couverte. A côté de la voiture chevauchait Bismarck, que suivaient Reille et deux autres officiers français. Le cortège alla ainsi pendant quelques centaines de mètres. Puis, à la demande de Napoléon on s'arrêta devant la maisonnette d'un tisseur sur la grande route. La maison, haute de deux étages, avec sa façade peinte en jaune, est la plus rapprochée de Sedan, dans un bloc de trois maisons, à quinze pieds environ au sud de la grande route et est légèrement surélevée. Là, tantôt se promenant à
l'intérieur de l'humble masure, tantôt assis devant le seuil sur des chaises
de paille apportées par le tisseur à barbe blonde. Napoléon et Bismarck
continuèrent leur conversation durant environ une heure et demie. Pendant
qu'ils étaient dehors et que nous pouvions les voir, ce fut Bismarck qui en
fit les frais avec une constante énergie. L'empereur gardait son impassibilité,
souriant faiblement par moments et plaçant çà et là une remarque. Moltke les
rejoignit un instant, puis partit à cheval pour rencontrer le roi qui allait
à Vendresse. Un peu plus tard, Bismarck, laissant Napoléon dans la
maisonnette, quitta Donchery pour déjeuner et s'habiller. Comme il passait
devant Sheridan en allant chercher son cheval, il demanda au général
américain si on tuait remarqué comment l'empereur avait tressailli au moment
de leur première rencontre. Sheridan ayant répondu affirmativement, Bismarck
ajouta : Il faut alors que cela soit dû à des manières, et non à mes
paroles, car voici ce que j'ai dit : — Je salue Votre Majesté comme je
saluerais mon roi ! Sheridan avait déjà raconté comment, pendant que la
voiture de Napoléon demeurait arrêtée au hameau voisin, Bismarck était
soudainement arrivé au triple galop, avait arrêté son cheval court sur les
jarrets, avait sauté à terre en abandonnant la bride et al ait marché
fièrement, à grandes enjambées, vers l'empereur, n'ôtant sa casquette qu'au
moment où il avait atteint la voiture. Napoléon demeura invisible, à
l'étage supérieur de la maisonnette du tisseur, pendant une heure et demie
après le départ de Bismarck. Puis, une pilleur mortelle étendue sur le
visage, il sortit et se mit à arpenter de long en large une allée du petit
jardin potager situé à droite, ses mains gantées de blanc croisées derrière
son dos et fumant cigarettes sur cigarettes. Sa démarche était curieuse. Il
boitait légèrement d'une jambe et s'avançait ainsi de côté, l'épaule gauche
en avant, à la façon des crabes. Il vint plus tard s'asseoir parmi les
officiers, observant un silence absolu, pendant qu'ils parlaient et
gesticulaient autour de lui avec la plus grande animation. A neuf heures un
quart, nous vîmes arriver au trot dans Donchéry un peloton de cuirassiers
prussiens qui se formèrent rapidement en cordon derrière le village. Le
lieutenant ordonna à deux hommes de mettre pied à terre, et, sans faire
semblant de reconnaître le groupe des Français, sans saluer même d'aucune
façon, il les fit s'avancer derrière la chaise de l'empereur, les arrêta et
commanda : Sabre main ! puis il leur donna des ordres à voix basse.
Napoléon se leva brusquement, regarda derrière lui avec un geste de surprise
et le sang lui monta au visage. C'était la première marque d'émotion qu'il
donnât. Vers dix heures, Bismarck revint, cette fois en grand uniforme. Il descendit de cheval, s'approcha de l'empereur et causa avec lui quelques instants. Il fit alors surveiller la voiture dans laquelle Napoléon monta, et le cortège, escorté par la garde d'honneur des cuirassiers, se mit en route au pas vers le château de Bellevue, situé plus près de Sedan que la maisonnette du tisseur. Cette jolie résidence regarde, à travers les arbres, la Meuse, fort large en cet endroit, et la plaine dans laquelle se dresse Sedan. On accède au jardin par un large escalier. L'empereur entra dans le salon et y demeura seul, après que Bismarck l'eut quitté. Rien n'avait encore été réglé pour l'entrevue qu'il avait sollicitée du monarque allemand. C'est au roi de Prusse lui-même qu'il faut demander maintenant le récit de son entrevue avec l'empereur. Moltke me dit, écrit Guillaume à la reine Augusta, que Napoléon avait quitté Sedan à une heure du matin, était arrivé à Donchery, avait fait éveiller Bismarck qui l'a trouvé assis devant une petite maison située à l'écart, avec ses officiers, et qu'il avait témoigné le désir de me voir. Sur la remarque faite que j'arriverais dans quelques heures dans la direction de Sedan, il s'est retiré avec Bismarck dans la petite maison et la conversation n'a roulé que sur des choses insignifiantes[13]. L'empereur revenant de nouveau sur une rencontre avec moi, comme il n'y avait pas de local convenable sur la route, mais à proximité un petit château avec un parc, Bismarck proposa de choisir cet endroit pour le rendez-vous. A dix heures j'arrivai sur une petite hauteur Jetant Sedan. Vers midi, Moltke et Bismarck parurent avec l'acte de capitulation ratifié. Après avoir entendu leur récit, je me mis à deux heures, avec la suite de Fritz et la cavalerie de la Garde, en route pour le rendez-vous. En entrant dans le parc, nous vîmes tout l'équipage de campagne en livrée de l'empereur, ce qui indiquait clairement qu'il avait quitté Sedan pour ne plus y revenir. Je descendis devant le petit château et trouvai l'empereur dans une véranda vitrée qui conduisait dans une chambre où nous entrâmes bientôt. Je saluai l'empereur et lui tendis la main en disant : Sire, le sort des armes a décidé entre nous, mais il m'est bien pénible de revoir Votre Majesté dans cette situation. Nous étions tous les deux très émus. Il me demanda ce que j'avais décidé de lui. Sur quoi je lui proposai Wilhelmshöhe qu'il accepta. Il sollicita par quel chemin il s'y rendrait par la Belgique ou par la France. Ce dernier chemin avait été désigné, mais pouvait encore être changé — ce qui eut lieu en effet —. Il demanda l'autorisation de pouvoir emmener avec lui ceux qui l'entouraient, le général Reille, le prince de la Moskowa, le prince Murat et de pouvoir conserver son train de maison, ce que naturellement je lui accordai. H fit l'éloge de mon armée, surtout de l'artillerie qui n'avait pas sa pareille et il blâma l'indiscipline de sa propre armée[14]. En louant l'artillerie allemande, Napoléon III devait se rappeler quelle opposition le comité de la place Saint-Thomas-d'Aquin avait fait à la transformation du canon rayé en canon se chargeant par la culasse et comment il n'avait pas eu assez d'énergie pour imposer le canon du colonel de Reffye. Quant à ce qu'il avait dit sur l'indiscipline de l'armée, elle était justifiée par le désordre amené dans Sedan par le Bombardement des Prussiens, mais cette observation douloureuse et vraie eût dû être négligée en un tel moment. En nous quittant, reprit le roi, je lui dis que je croyais le connaître suffisamment pour être convaincu qu'il n'avait pas décidé la guerre, mais que je croyais qu'il y avait été forcé. LUI. — Vous avez parfaitement raison. L'opinion publique nous y a forcés. MOI. — L'opinion publique forcée par le ministère ! Et j'ajoutai que j'avais, à la formation de ce ministère, senti tout de suite que le changement de principes, introduits par ce Cabinet, ne tournerait pas à l'avantage de son gouvernement, ce qu'il confirma en haussant les épaules[15]. Toute cette conversation semblait le soulager et je puis croire que je lui ai considérablement allégé son sort[16]. Nous nous séparâmes tous deux très émus. Ce que je ressentis, moi qui l'avais vu trois ans auparavant à son apogée, je ne puis le décrire ! Le correspondant anglais, Archibald Folles, qui se trouvait sur les lieux, complète ainsi les détails de l'entrevue : Le roi de Prusse avait attendu,
sur les hauteurs de Frénois, avec son fils et leurs états-majors respectifs,
que la capitulation fût terminée. Tous se rendirent ensuite au château. Au
moment où Guillaume mettait pied à terre, Napoléon descendit les marches pour
venir au-devant de lui. Le contraste était étrange et douloureux. L'Allemand
grand, droit, vigoureux, les épaules larges, avec la flamme du succès dans ses
yeux bleus, brillant sous son casque et l'éclat du triomphe sur ses joues
fraîches ; le Français, les épaules tombantes, le visage plombé, les yeux
larmoyants, la lèvre hésitante, la tète chauve et en désordre. Comme tous
deux se serraient la main en silence, Napoléon porta son mouchoir à ses yeux
et le visage de Guillaume se remplit de compassion. Leur entrevue au château
dura environ vingt minutes. Puis le roi de Prusse monta à cheval pour aller
saluer ses troupes victorieuses et l'autre demeura seul au château de
Bellevue jusqu'au lendemain matin, où il partit en captivité pour Wilhelmshöhe. Enfin, le journal du prince héritier, le prince Frédéric III, contient un récit qu'il convient de rappeler, à propos de cette journée historique. Le comte Bothmer, écrit le kronprinz, à la date du 1er septembre, apporte la nouvelle que Napoléon III est à Sedan. Le roi, émettant une incroyable plaisanterie, nie demande ce que nous ferions de Napoléon s'il était prisonnier. Le drapeau blanc est hissé sur Sedan. Napoléon y est. Bronsart lui a parlé. Il a dit qu'il enverrait le général Reille. Les hurrahs ne manquent pas. Ils sont en proportion avec la grandeur de l'événement. On se demandait s'il aurait d'heureuses suites[17]. Un parlementaire arrive. Les princes sont présents. Bismarck, Moltke, Roon forment le cercle autour du Roi ; je suis à côté de Sa Majesté. Reille tient ; il est accablé, mais ne manque pas de dignité. Il apporte au roi la lettre de Napoléon. Monsieur mon frère, N'ayant pas pu mourir au milieu de nies troupes, il ne nie reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis de Votre Majesté le bon frère, NAPOLÉON. Après s'être concerté avec Bismarck, Moltke et moi, le roi dicte à Hatzfeld le brouillon de sa réponse qu'il a copié ensuite de sa main. J'ai beaucoup de peine à trouver ce qu'il faut pour écrire. Je fournis du papier timbré à l'aigle que je tire de mes arçons. Le grand-duc de Saxe-Weimar procure la plume et l'encre. Deux chaises de paille forment la table sur laquelle un officier pose sa sabretache[18]. Le roi répond : Monsieur mon frère, En regrettant les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrons, j'accepte l'épée de Votre Majesté, et je la prie de vouloir me nommer un de ses officiers muni de pleins pouvoirs pour traiter des conditions de la capitulation de l'armée qui s'est si bravement battue sous vos ordres. De mon côté, je désigne le général de Moltke à cet effet. Je suis de Votre Majesté le bon frère, GUILLAUME. ... Je m'entretiens, continue le
prince, avec Reille qui est un homme du monde très aimable dans toute la
force du terme, ll a été attaché à rua personne en 1867 et la part que j'ai
prise à son sort lui a fait du bien. Quant il fut parti, nous nous jetâmes
dans les bras l'un de l'autre, le roi et moi. Le souvenir du 3 juillet (Sadowa) s'empara de
moi. Immense joie de nos troupes. Je n'ai pu retenir mes larmes, lorsqu'on
chanta l'hymne : Danket alles Gotl ! 2 septembre. — Je suis sous l'empire de cet aphorisme : L'histoire du monde est le tribunal du monde, que j'ai appris sur les bancs du collège. Wimpffen fait des difficultés. Napoléon arrive. Il se tient au milieu d'un champ de pommes de terre près Donchery. Bismarck et Moltke courent au-devant de lui. Il voudrait des conditions de capitulation plus douces et le passage de l'armée en Belgique. Moltke croit que tout cela ce sont des prétextes, car l'empereur n'est pas en sûreté à Sedan. Il craint pour ses toitures et ses bagages. Moltke est à la recherche d'un logement convenable. Bismarck cause avec Napoléon. Le roi insiste pour la reddition sans conditions. Les officiers pourront se retirer en engageant leur parole d'honneur. A midi, signature de la capitulation. Bismarck et Moltke reviennent de leur promenade quotidienne. Il est parlé de tout, sauf de politique. Moltke est décoré de la croix de fer de première classe. Il propose Wilhelmshöhe et demande que Napoléon soit dispensé de se montrer sur les hauteurs devant les troupes. Nous allons à trax ers les bivouacs bavarois à Bellevue où se trouvent une calèche impériale et des fourgons avec valets et postillons poudrés à la Longjumeau. Napoléon parait .en grand uniforme à l'entrée du pavillon vitré. Il y conduit le roi, et je ferme la porte et reste dehors. Ainsi que le roi me le raconta
plus tard, l'entretien se passa tel que je vais le rapporter. Le roi commença
en disant que, puisque le sort de la guerre avait tourné contre l'empereur et
que celui-ci lui remettait son épée, il était venu lui demander quelles
étaient à présent ses intentions. Napoléon dit qu'il se mettait à la
disposition de Sa Majesté. Celui-ci répliqua qu'il voyait avec un sentiment
de réelle compassion son adversaire dans une telle situation, d'autant plus
qu'il savait qu'il n'avait pas été facile à l'empereur de se résoudre à la
guerre. Cette assertion fit visiblement du bien à Napoléon. Il assura avec
chaleur qu'il avait cédé à l'opinion publique, lorsqu'il s'était décidé à la
guerre. Sur quoi le roi répliqua que, puisque l'opinion avait eu cette
tendance, bien coupables avaient été ceux qui l'avaient excitée. Allant
ensuite au but immédiat de la visite, le roi demanda si Napoléon désirait
engager quelques négociations pour traiter. L'empereur répondit négativement.
Il fit remarquer que, comme prisonnier, il n'avait actuellement plus aucune
action sur le gouvernement. Et comme le roi demandait où se tenait le
gouvernement, il répondit : A Paris. Le roi amena ensuite la
conversation sur la situation personnelle de l'empereur pour l'avenir, et lui
offrit le château de Wilhelmshöhe pour séjour, ce qu'il accepta aussitôt. Il
parut surtout satisfait, quand le roi lui dit qu'il lui donnerait une escorte
d'honneur qui veillerait à sa sûreté jusqu'à la frontière. Comme Napoléon,
dans le cours de l'entretien, avait l'air de supposer qu'il avait eu contre
lui l'armée de Frédéric-Charles, le roi rectifia la chose et lui dit que
c'était celle du prince de Saxe et la mienne. Et l'empereur ayant demandé où
était l'armée de Frédéric-Charles, le roi répondit vivement en accentuant les
mots : Avec le 7e corps d'armée, devant Metz. Alors, en proie à une
surprise pénible, l'empereur fit un pas en arrière. Son lisage eut une
expression attristée, car maintenant il était clair pour lui qu'il n'avait
pas eu contre ses troupes toute l'armée allemande. Le roi loua la bravoure
des Français, ce que Napoléon reconnut volontiers, mais ajouta qu'elle
manquait de cette discipline qui distinguait notre armée ; notre artillerie
était la première du monde et les Français n'avaient pu y résister.
L'entretien avait duré un bon quart d'heure, lorsqu'ils sortirent. La haute
stature du roi dominait. L'empereur m'aperçut. Il me tendit la main, tandis
que, de l'autre, il cherchait à sécher les larmes douloureuses qui coulaient
sur ses joues. Il prononça des paroles pleines de reconnaissance envers moi
et sur la manière généreuse avec laquelle le roi l'avait traité. Je parlai
naturellement dans le même sens et je lui demandai s'il avait trouvé quelque
repos pendant la nuit. Il me répondit que le chagrin et le souci des siens n'avaient
pu lui laisser la moindre possibilité de dormir. Et comme je déplorais que la
guerre eût été si terrible et si sanglante, il répartit que ce n'était, hélas
! que trop vrai et que trop terrible, quand on n'avait pas voulu la guerre !
Il n'avait aucune nouvelle de l'impératrice et de son fils depuis huit jours
et il demandait s'il pouvait lui envoyer un télégramme privé, ce qui lui fut
accordé. Nous primes congé avec shakeband. Boyen et Lynar
l'accompagnaient. Sa suite paraissait sinistre avec ses uniformes battant
neuf à côté des nôtres si flétris par la guerre. Après son départ, arriva un
télégramme de l'impératrice ; je le lui fis expédier par Seckendorff. On a
des craintes que les résultats de la guerre ne répondent pas aux vœux
légitimes du peuple allemand. Il a été dit que Bismarck avait offert à Napoléon de le laisser passer avec une escorte, afin de lui permettre d'aller à Paris traiter de la paix et que Napoléon avait refusé cette offre. Ce bruit est invraisemblable. Si puissant que fût le chancelier, il n'aurait pu obtenir du roi et des chefs de l'armée allemande le moindre assentiment à une telle proposition. Et d'ailleurs, comment l'empereur eût-il pu revenir à Paris au lendemain d'un tel désastre ? Le 4 septembre, l'impératrice Eugénie télégraphiait à sa mère la comtesse de Montijo à Madrid : Le général Wimpffen qui avait pris le commandement après la blessure de Mac-Mahon a capitulé, et l'empereur a été fait prisonnier ! Seul, sans commandement, il a subi ce qu'il ne pouvait empêcher. Toute la journée il a été au feu. Du courage, chère mère ! Si la France veut se défendre, elle le peut. Je ferai mon devoir. Ta malheureuse fille. EUGÉNIE[19]. Napoléon III et son escorte devaient se diriger vers la frontière de Prusse par Stenay ; mais, comme nous l'apprend le conseiller de Wilmowski, chef du cabinet civil du roi Guillaume, il lui était pénible de rester ainsi plusieurs jours en France comme prisonnier. Il demanda donc de passer par la Belgique, naturellement sans aucune escorte militaire pour ne pas violer la neutralité belge. Cela lui fut accordé, sur sa parole d'honneur de se présenter à Aix-la-Chapelle à un jour fixé. L'empereur exprima le désir d'être placé sous la garde du général baron Chazal, un des plus vaillants officiers de l'armée belge, avec lequel il était en relations intimes. Ce général, d'origine française et fils du conventionnel Chazal, s'était fait naturaliser citoyen belge en 1844 et était devenu en 1847 ministre de la guerre. Pendant vingt-huit années, il fut considéré comme le maître de l'armée belge qu'il avait parfaitement réorganisée. C'est grâce à lui que cette année fut dotée du canon à tir rapide. Le général Chaza avait même prévenu Napoléon III de la supériorité de l'artillerie allemande et invité le souverain à adopter le canon se chargeant par la culasse, ce qui malheureusement ne fut pas compris, et ce qui amena le prince Napoléon à lui écrire plusieurs années après la guerre : Si vos avis avaient été plus écoutés, nous ne serions pas dans l'abîme actuel, ni la France ni Napoléon. Le 3 septembre, Napoléon III partait pour Wilhelmshöhe. Un voyageur, M. Émile Taudel, le rencontra dans la matinée aux environs de Bouillon, au centre d'un long convoi de piqueurs et de chevaux, se dirigeant sur Libramont où il devait prendre le train pour Cassel. L'empereur était, en compagnie du général Castelnau, étendu dans un coupé aux couleurs impériales, pâle, les traits affaissés, le regard voilé, l'air morne et ne fumant pas sa cigarette accoutumée. Aux portières du coupé trottaient deux officiers belges. La voiture impériale était suivie d'un char à bancs où se trouvaient le général de Boyen, le prince de Lynar, le docteur Corvisart et six officiers français. A Verviers, où la foule ameutée avait semblé vouloir faire un mauvais parti à l'empereur, le général Chazal qui commandait l'armée belge avait dû intervenir pour le protéger. Par son ascendant et son prestige personnel, il transforma l'hostilité des Belges en déférence pour le vaincu. C'est à Verviers que Napoléon III, encore sous le coup de l'impression de sa défaite, écrivit une courte relation de la bataille de Sedan que M. Roland de Marès a transcrite d'après l'original que lui ont communiqué les fils du général Chazal. Cette relation est trop importante pour n'être pas reproduite ici. La voici textuellement[20]. Il est difficile de se rendre compte d'un événement aussi extraordinaire que celui qui vient d'avoir lieu sous les murs de Sedan, où une armée appuyée à une place forte a été obligée de se rendre, sans connaître les différentes circonstances qui l'y ont amenée. Nous allons chercher à l'exposer à nos lecteurs. Après la bataille de
Mars-la-Tour, le maréchal Bazaine, quoique resté maître du terrain, avait été
forcé de se replier sur Metz pour se ravitailler en vivres et en munitions,
mais l'armée prussienne, renforcée par. des troupes nombreuses, était revenue
vers lui, et après bien des combats glorieux pour l'armée française, menaçait
de lui couper la retraite. Le maréchal de Mac-Mahon, dont l'armée venait de
se former au camp de Châlons, résolut alors d'aller secourir le maréchal
Bazaine, et quoiqu'il sentît toute la témérité de cette, tentative, en
présence des forces considérables qui marchaient vers Paris sous les ordres
du prince royal et qui pouvaient le prendre en flanc, pendant que celles qui
étaient devant Metz pouvaient en grande partie venir le combattre de front,
il résolut de se porter au secours de l'armée de Metz. Il se dirigea donc de
Reims sur Rethel et de Rethel sur Stenay. Arrivé au Chêne-le-Populeux, il
apprit que l'avant-garde du prince royal avait été aperçue et que déjà ses
tètes de colonne étaient aux prises avec les corps Douay et Failly. Aussitôt,
il ordonna un mouvement de retraite vers Mézières, car, coupé de cette ville,
il ne pouvait plus ravitailler son armée. Le mouvement était déjà commencé,
lorsqu'une dépêche venue de Paris pendant la nuit l'obligea à persévérer dans
une marche qui allait lui devenir fatale. L'armée française continua à
s'avancer ; déjà elle avait en partie passé la Meuse à Monzon, lorsque les
corps des généraux de Failly et Douay, qui étaient restés seuls sur la rive
gauche, furent vivement attaqués et se retirèrent en désordre, après avoir
soutenu un combat assez long. Le maréchal de Mac-Mahon reconnut alors pour la
seconde fois l'extrême difficulté d'arriver à Metz et sentit la nécessité de
renoncer à son projet. Il donna aussitôt l'ordre de rétrograder vers Sedan,
et, quoique exténuées de fatigue, les troupes marchèrent une partie de la
nuit du 30 au 31 août. En arrivant près de Sedan, le 12e corps eut à soutenir un engagement où tout l'avantage resta de son côté. Mais pendant ce temps, l'armée prussienne complétait son passage de la Meuse en amont et en tuai de Sedan et commençait à couronner toutes les hauteurs qui dominent la ville. Il n'est pas sans intérêt de dire ici que Sedan est une place forte dominée par des collines et incapable de résister à la nouvelle artillerie. Les approches n'en sont pas défendues par des ouvrages et des forts avancés comme à Metz et dans beaucoup d'autres places. D'un autre côté, l'armement était fort incomplet et les approvisionnements en vivres et en munitions fort restreints. Le lendemain, 1er septembre, à
cinq heures du matin, l'armée française fut attaquée sur la droite et sur la
gauche à la fois. La droite de la position était occupée par les corps Ducrot
et Lebrun, la gauche par les corps Wimpffen et Douay. Le maréchal de
Mac-Mahon monta aussitôt à cheval et se porta sur les fronts d'attaque les
plus-avancés pour reconnaître les positions. L'empereur, qu'il avait fait
prévenir, était également monté à cheval et sortait de la ville, lorsqu'il
rencontra le maréchal qu'on ramenait dans un fourgon d'ambulance, blessé à la
cuisse gauche d'un éclat d'obus. Le commandement avait été pris par le
général Wimpffen, comme étant le plus ancien. Le combat se soutint
énergiquement pendant plusieurs heures, mais vers deux heures après-midi, les
troupes furent repoussées et se portèrent jusque dans la ville dont les rues
se trouvèrent bientôt encombrées de chariots, de voitures d'artillerie,
d'hommes d'infanterie et de cavalerie, le tout dans la plus grande confusion.
L'empereur, en se rendant sur le champ de bataille, se porta d'abord vers le
corps du général Lebrun, à Balan, où l'action était très vive, et de là vers
le centre, encourageant de sa présence les troupes et montrant le plus grand
sang-froid au milieu des projectiles qui tombaient autour de lui. Après être
resté quatre heures sur le champ de bataille et avoir parcouru les points où
le danger était le plus fort, il revint en ville et se rendit chez le
maréchal de Mac-Mahon. Voulant repartir ensuite, il ne put traverser les
rues, tellement elles étaient encombrées, et il fut forcé de rester dans la
place où les obus pleuvaient sur la ville, allumaient plusieurs incendies,
frappaient des blessés dans les maisons particulières et semaient la mort
dans les rues en tombant sur des masses profondes d'hommes entassés les uns
sur les autres. le général Guyot de Lespart fut tué à ce moment dans une rue. Forcé de rester dans la ville,
l'empereur s'installa à la sous-préfecture qui se trouvait au centre de cette
pluie de fer. Plusieurs obus vinrent éclater sur le toit et dans la cour de
cette résidence, où arrivèrent bientôt les commandants des différents corps,
annonçant que la résistance devenait impossible. Leurs soldats, après s'être vaillamment
battus pendant presque toute la journée, attaqués de tous les côtés,
s'étaient portés vers la ville et se trouvaient pressés les uns contre les autres
dans les rues et les fossés. La confusion fut bientôt partout, et tout
mouvement devint impossible. Les obus prussiens tombaient dans ce flot
humain, y portaient la mort à chaque coup, et les murs des remparts de la
ville, loin de servir d'abri à notre armée, allaient devenir la cause de sa
perte. Reconnaissant alors l'impossibilité d'une résistance utile, on fut
obligé de parlementer, et un drapeau blanc fut hissé sur le sommet de la
forteresse, à cinq heures du soir. Dans ce moment, l'armée prussienne, forte
de plus de deux cent quarante mille hommes, avait resserré son cercle ; une
artillerie formidable occupait toutes les hauteurs qui dominent la ville, et
son infanterie avait pu s'avancer jusque sur les glacis de la place. Le roi de Prusse envoya alors un aide de camp à l'empereur pour demander la reddition de la place et la capitulation de l'armée. L'empereur ne voulut point répondre pour l'armée et laissa ce soin au général Wimpffen qui en avait le commandement en chef, mais il fit connaître au roi de Prusse qu'il se rendait à lui de sa personne. Le roi demanda qu'on nommât des plénipotentiaires pour connaître les propositions relatives à l'armée ; le général Wimpffen se rendit à une conférence avec le général de Moltke et revint soumettre à un conseil de guerre, composé de tous les généraux de l'armée, les conditions qui lui étaient faites. Dans cette réunion, on reconnut à l'unanimité que l'armée, sans vivres, sans munitions, entassée dans les rues de la ville, déjà en désordre, était dans l'impossibilité de faire aucun mouvement et ne pouvait plus espérer de se frayer un passage de vive force à travers les rangs de l'ennemi. Il devenait par conséquent inutile de prolonger une résistance dont le seul résultat serait de faire massacrer nos soldats, et tout le monde fut contraint d'accepter la capitulation. Le général Wimpffen vint faire connaître à l'empereur le résultat de cette délibération et lui dire que seul il pouvait obtenir de meilleures conditions pour l'armée. En effet, le roi avait offert à l'empereur une entrevue qui eut lieu. le lendemain vers une heure, dans un château près de Sedan. Quoiqu'il fût dit que si les conditions n'étaient pas acceptées, à neuf heures les hostilités recommenceraient, l'entrevue fut retardée jusqu'à ce que les conditions de la capitulation fussent acceptées par le général Wimpffen. Tel est le récit exact de cette catastrophe qui remplit de douleur tout cœur de soldat. On remarquera dans cette relation que l'empereur a blâmé la dépêche du Conseil des ministres envoyée par Palikao pour obliger Mac-Mahon, malgré sa résistance, à marcher au secours du maréchal Bazaine qui ne devait pas et ne voulait pas sortir de Metz[21]. Mais Napoléon ne dit rien ici de la résolution proposée par Ducrot de battre en retraite sur Mézières, ce qui eût pu, comme je l'ai établi, sauver au moins une partie de l'armée[22]. L'empereur a soin de rappeler — et c'était son droit — qu'il est resté quatre heures sur le champ de bataille et que plus d'une fois il a failli succomber sous la pluie des obus. Il a établi que, devant une artillerie formidable et une armée de deux cent mille hommes enserrant la place de tous les côtés, la capitulation, après une résistance héroïque, était inévitable. Les charges magnifiques de cavalerie de la division Margueritte, les charges non moins grandioses des chasseurs d'Afrique avec le général de Galliffet du calvaire d'Illy[23], les combats soutenus par Wimpffen, par Ducrot et par Martin des Panières, la résistance de Bazeilles où s'immortalisa le colonel Lambert, vingt-neuf généraux tués ou blessés, laisseront de cette journée, si douloureuse qu'elle soit comme défaite, un souvenir inoubliable de vaillance et d'héroïsme au cœur de tous les Français. Les Allemands peuvent bien célébrer chaque année, avec grand fracas, leur triomphe de Sedan. Ils ont vaincu, soit, mais avec deux cent mille hommes contre cent vingt-quatre mille et en ayant l'avantage de la position et la supériorité de l'artillerie. Leur triomphe, célébré par des fêtes annuelles, est excessif, d'autant plus qu'à leur victoire si facilement obtenue, se mêlent des faits à jamais exécrables comme le massacre des habitants de Bazeilles et des incendies monstrueux dont Bismarck parle avec cette indifférence cynique : On sentit une forte odeur d'oignons brûlés. Je m'aperçus que cette odeur venait de Bazeilles. C'étaient probablement les paysans français que des Bavarois, sur lesquels ils avaient tiré, tuaient et brûlaient dans leurs maisons ![24] Les Allemands avaient salué la victoire de Sedan par des acclamations et des manifestations si bruyantes que chacun d'eux croyait être arrivé à la fin de la guerre. Mais la campagne de France n'allait pas avoir la brièveté de la campagne d'Autriche et connue l'avait prédit mélancoliquement le roi Guillaume la guerre ne faisait que commencer. Le gouvernement de la Défense nationale qui avait surgi le 4 septembre était décidé à n'accepter la paix qu'à des conditions tolérables pour l'honneur du pays. Ce nouveau gouvernement était ainsi apprécié par Busch, le confident de Bismarck : Il paraît que ces messieurs vont
continuer la guerre. Tout ceci n'améliorerait ni n'empirerait notre
situation. Le rôle de Napoléon et de Loulou est joué pour le moment.
L'impératrice a fui comme Louis-Philippe en 1848. Elle a abandonné le
territoire et se trouve maintenant à Bruxelles. Nous verrons bientôt quel
coton fileront les bavards et les écrivailleurs qui ont pris sa place ! Le coton n'allait pas être facile à démêler par les compatriotes de Moritz Busch, lesquels ne s'attendaient guère à cinq mois de résistance opiniâtre, malgré leurs succès inouïs. C'était, comme l'a dit Gambetta, un gouvernement de Défense nationale, de combat à outrance contre l'étranger. En attendant, Bismarck ne dissimulait pas les intentions de la Prusse. Elle désirait, comme il l'avait dit lui-même à Wimpffen, profiter de tous ses avantages. Au lendemain de Sedan, la question était nettement posée : la Prusse voulait l'Alsace et la Lorraine. Le Times, son porte-paroles, le disait nettement et trouvait même que c'était là des conditions modérées. Si l'on se réfère aux Souvenirs intimes de Guillaume Ier révisés par l'empereur allemand lui-même, on voit que les instructions adoptées au quartier général prussien portaient en toutes lettres : La Prusse ne recherchera aucune extension de territoire. Cependant, on enlèvera à la France l'Alsace et toutes les parties de la Lorraine où l'on parle allemand, mais pour les donner à la Bavière et au grand-duché de Bade. Schneider, le rédacteur de ces Souvenirs, ajoutait : Depuis le moment où notre armée eut investi Paris, personne ne conserva plus de doutes sur l'incorporation de l'Alsace et de la Lorraine. Rade devait recevoir l'Alsace ; la Bavière devait recevoir la Lorraine, ou bien l'on ferait de l'Alsace-Lorraine, du Luxembourg et de la Belgique un État neutre et le roi des Belges deviendrait roi de France[25]. A cette époque, Bismarck affirmait à lord Russell venu à Versailles que Thiers avait proposé de mettre le roi Léopold Ier sur le trône de France. Le chancelier ne reculait devant aucune audace, fût-elle mensongère ! D'où tenait ce bruit ridicule ? D'un conseiller de la légation allemande à Londres qui. le tenait d'un secrétaire de M. de Rothschild. Les Annales de l'Empire allemand, au mois de février 1907, et citées par l'Indépendance belge, ont publié, sons la signature de M. de Poschinger, des extraits de lettres émanant de M. de Kusserow, secrétaire de la légation allemande à Londres en 1870, ayant trait à cette singulière combinaison. C'est au cours d'un entretien intime de l'éminent homme d'État français avec M. de Rothschild, de Vienne, entretien qui eut lieu à Paris, le lendemain de la bataille de [l'outil, que l'idée aurait été émise par Thiers, et M. de Kusserow en aurait eu connaissance le 14 août, par M. Betzold, le secrétaire privé de M. de Rothschild. Voici cet entretien : — Si l'empereur est battu,
aurait dit Thiers, il est perdu. S'il savait encore
gagner une grande bataille, la populace qui, aujourd'hui, le renie, se
tournerait à nouveau vers lui ; mais, malheureusement, les chances d'un
succès durable pour les armes françaises sont minimes. — Alors quoi ? — Alors, nous aurons d'abord pendant quelques semaines ou quelques mois la République, puis, plus tard, nous nous donnerons un nouveau roi. Il y a d'abord les d'Orléans, mais qui sait s'il n'existe pas un moyen de trouver à la fois et un roi et une compensation territoriale pour contrebalancer les, conditions que nous imposera l'Allemagne victorieuse ? En un mot, aurait-il ajouté, nous pourrions faire de Léopold II notre roi. — Mais quelle serait, dans ce cas, l'attitude de la Prusse et de l'Angleterre ? — L'une et l'autre seraient satisfaites, d'autant plus qu'elles verraient d'un mauvais œil l'instauration de la République en France. Et alors la Prusse serait dédommagée avec l'Alsace et autre chose — Betzold croit que Thiers entendait par là la Hollande —, et l'Angleterre verrait, dans la personne de Léopold II et dans toute cette combinaison, la meilleure garantie pour une paix durable, qui l'intéresse avant tout. Quant à ce prince, bien qu'il soit entièrement Belge, il est aussi très ambitieux, et il lui en coûtera peu de se laisser faire. D'après Kusserow, Betzold avait la même opinion. Il avait été jadis, pendant trois mois, compagnon de voyage de Léopold, alors prince, aux Indes, et le connaissait parfaitement. Le prince aurait alors examiné d'un œil très attentif les colonies hollandaises et ne se serait laissé convaincre que difficilement qu'un petit pays comme la Belgique n'était pas en mesure de garder, indéfiniment, des possessions transatlantiques. Kusserow continue : D'après ceci, même le parti orléaniste aurait éventuellement abandonné la famille d'Orléans en échange d'une compensation territoriale, d'autant plus que des personnes clairvoyantes à Paris commençaient déjà à faire le deuil de l'Alsace et de plus. Dans l'hypothèse qu'une Allemagne victorieuse, ajoute Poschinger, ne consentirait pas à une annexion de la Belgique à la France, si la Hollande s'était, au moyen d'une union solide avec l'Allemagne, retirée de la sphère d'influence française, Kusserow pouvait supposer que le fait d'apprendre à temps que pareille combinaison existait dans le cerveau d'un homme, aussi influent que Thiers, était de nature à ; intéresser notre chef, et il adressa sa lettre au secrétaire de légation von Keudell, qui se trouvait alors au quartier général prussien. Il faut que le secrétaire de Kusserow ait été bien naïf pour croire à de telles affirmations. La proposition de Thiers relative au choix de Léopold comme roi des Français est aussi vraie que l'abandon de l'Alsace et d'autres provinces par des personnes clairvoyantes à Paris. Il n'en est pas moins étonnant que Bismarck ait cru devoir à un moment donné se faire l'écho d'une fable aussi ridicule. Elle arriva jusqu'à Wilhelmshöhe et Napoléon III, faisant semblant d'y croire, dit à ses officiers : Puisque M. Thiers trouve qu'il n'y a pas en France assez de prétendants, j'en sais un qui sera plus sérieux que le roi Léopold. Le général Vaubert de Genlis demanda alors de qui l'empereur voulait parler. De M. de Bismarck, répondit Napoléon. Car s'il était roi de France, avec sa manière d'arrondir son pays, je gage que dans dix ans il aurait amené à la France la Prusse tout entière. Cette saillie fut répétée à Bismarck qui naturellement la trouva détestable. Revenant à des faits plus positifs, le 16 septembre, le chancelier informait les représentants de la Confédération du Nord que l'Allemagne voulait, dans l'intérêt de l'Europe, Strasbourg et Metz pour empêcher la France de prendre l'offensive et de troubler désormais la paix. Dès ce moment l'état-major prussien dressa la carte qui devait enlever au territoire .français deux de ses parties les plus belles. Dans sa relation de l'entrevue de Wimpffen avec de Moltke
et le chancelier, le général Ducrot atteste que le comte de Bismarck dit aux
officiers français que la Prusse avait l'intention d'exiger non seulement une
indemnité de 4 milliards, mais la cession de l'Alsace et de la Lorraine
allemande, garantie nécessaire pour la Prusse, car la France la menaçait sans
cesse et il lui fallait comme protection solide une
bonne ligne stratégique avancée. Le conseiller de Wilmowski, à la date
du 1er septembre, mentionne un très curieux incident. Avant-hier, écrivait-il à sa famille, est
arrivée une lettre autographe de l'empereur de Russie adressée au roi dans
laquelle il le félicite de ses victoires, mais en même temps exprime la
confiance que le roi sera magnanime et qu'il ne songera pas à amoindrir le
territoire de la France. Le ton, paraît-il, est rien moins que familial.
Combien désagréablement cela a touché, vous pouvez le penser ! Justement de
la part de la Russie qui, malheureusement depuis des dizaines d'années, est
regardée par nos princes allemands, notre gouvernement et notre aristocratie,
pomme un sanctuaire et presque idolâtrée, on n'aurait pas attendu une chose
pareille ! On devrait pourtant se souvenir que depuis la fameuse clause du
traité de Tilsit par laquelle Alexandre Ier a extorqué à son allié le grand
district de Bialystock, la Russie nous a continuellement nui autant qu'elle a
pu, tandis qu'il nous fallait lui rendre perpétuellement des services
d'amitié. On a répondu dès hier à cette lettre dans un sens négatif.
Ce détail était peu connu et Wilmowski, en sa qualité de chef du cabinet
civil du roi, en garantit l'exactitude. Quant aux conditions à imposer à la
France, Wihnowski les énonçait dans le sens même on Bismarck les avait
révélées à Wimpffen. Il est projeté,
disait-il, de séparer de la France l'Alsace et la
Lorraine allemande. Aux Français qui ne veulent pas céder un pouce de terre,
le territoire paraîtra trop grand ; en revanche, il semblera sans doute tu op
petit aux Allemands. On prend déjà des mesures pour organiser
l'administration de ces provinces, comme si elles étaient déjà cédées[26]... Une annexion à la Prusse, fût-elle même partielle,
éveillerait aussitôt la jalousie de l'Autriche et celle de la Russie qui,
même sans cela, se remue déjà. En conséquence, on pèse l'idée de faire de
l'Alsace et de la Lorraine allemande un territoire appartenant à toute
l'Allemagne, dans lequel le roi de Prusse serait chef militaire et par-suite
réglerait l'organisation militaire d'après celle de l'Allemagne du Nord.
Ainsi, au lendemain de la prise de Sedan, le sort de l'Alsace et de la
Lorraine était déjà décidé et tout faisait prévoir que l'Europe accepterait
le fait accompli[27]. Jules Favre, en prenant possession du ministère des Affaires étrangères, avait fait cette déclaration hardie : Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire ni une pierre de nos forteresses. Une paix honteuse serait une guerre d'extermination à courte échéance. Nous ne traiterons que pour une paix durable... Fussions-nous seuls, nous ne céderons pas ! Aux critiques dont il fut l'objet, Jules Favre avait répondu que plus l'attitude du gouvernement de la Défense nationale serait résolue, plus il aurait chance d'obtenir des conditions favorables. Et il faut bien reconnaître qu'alors, malgré la hardiesse de sa déclaration et peut-être à cause d'elle, l'opinion unanime de la France était avec lui. Jules Favre rappelait aussi que le roi de Prusse avait déclaré qu'il ne faisait la guerre qu'à la dynastie impériale et non à la France. Or, cette dynastie était à terre. Voulait-il continuer contre la France une lutte impie ? Le roi de Prusse, dans une lettre à la reine Augusta, équivoque subtilement à cet égard, sans pouvoir rétorquer l'argument qui était pressant et formel. Sur le conseil de lord Granville et sur l'avis pressant de Thiers, parti de Paris pour courir l'Europe à la recherche de quelque appui en notre faveur, Jules Favre allait quitter la capitale pour s'aboucher avec Bismarck, afin de savoir quelles étaient les conditions précises de la Prusse, avant que le siège de Paris commençât. Le 18 septembre, il se dirigeait sur Meaux, puis sur Montry où il devait rencontrer le chancelier, lequel, après avoir demandé si les troupes de Metz et de Strasbourg reconnaîtraient les arrangements projetés, paraissait se contenter, mais après entente avec le roi, de l'affirmation que le gouvernement de la Défense nationale signerait un armistice et convoquerait une Assemblée pour ratifier les préliminaires de paix. Déjà, — ceci est à noter, — Bismarck songeait à faire intervenir dans ses intrigues l'armée de Metz et même la garnison de Strasbourg auxquelles il prétendait donner un rôle politique. Quelques jours auparavant, Thiers avait mandé de Londres à Jules Favre qu'après avoir dissipé dans l'esprit de lord Granville l'erreur qui consistait à croire et à dire que la France avait voulu la guerre, il avait abordé un sujet qui le préoccupait depuis son départ de Paris, à savoir une intrigue des Bonaparte tendant à rétablir l'Empire sur la tète du prince impérial avec la régence de l'impératrice[28]. Lord Granville traitait cette vision de chimère. Des renseignements que j'ai pris ailleurs, ajoutait Thiers, me prouvent qu'il n'y a là rien de sérieux... L'intrigue bonapartiste, si elle existe, aurait plus de réalité an camp prussien. Lord Granville m'a dit que la cour de Prusse, ne voulant pas ou ne paraissant pas vouloir traiter, se servirait peut-être de ce prétexte, alléguant que le gouvernement impérial avait seul, à ses yeux, un caractère régulier ; que le gouvernement nouveau était né d'un mouvement populaire ; qu'il n'avait aucune existence légale et qu'on était exposé, en traitant avec lui, à ne traiter avec personne. En effet, Bismarck, sans entrer dans les détails, fit entendre ù sir Alexandre Malet, venu quelques jours après au nom du cabinet anglais pour lui conseiller la modération, que si le gouvernement de la Défense nationale repoussait ses conditions, il avait une autre corde à son arc. Thiers avait répondu à lord Granville, qui regrettait l'inaction des députés, que le Corps législatif aurait pu se saisir du pouvoir, si cette assemblée avait eu de la décision, mais qu'à force d'hésiter, elle avait livré la place à un mouvement populaire ; que de ce mouvement était sorti le gouvernement actuel ; qu'il était oiseux et dangereux de disputer sur son origine et qu'il fallait regarder à ses actes qui étaient excellents. Lord Granville approuva ces considérations, sans toutefois consentir à reconnaître encore le gouvernement de la Défense nationale, comme l'avaient déjà. fait cependant les États-Unis, la Suisse, l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Ce qui est certain, et ce sur quoi il faut insister aussi, c'est que Bismarck crut, après Sedan, et contrairement aux prévisions pessimistes du roi, que la France allait faire la paix, comme l'Autriche l'avait faite après Sadowa. Il s'y employa de toute son énergie et s'étonna fort de n'y point réussir. Le parti impérialiste que Thiers disait terrifié et inactif ne l'était pas autant qu'il se l'imaginait. Ce parti croyait ou voulait faire croire que le chancelier ne lui était point hostile et que, dans la crainte d'une république démocratique, il désirait même le rétablissement de l'Empire. La vérité, c'est que Bismarck était disposé à jouer double jeu : c'est-à-dire à faire admettre aux impérialistes l'idée que des négociations étaient possibles avec eux, et aux républicains que ces négociations étaient très sérieuses, afin de leur imposer ses propres conditions. Il dit certainement préféré un Empire amoindri et incapable de méditer une revanche à une République active et énergique qui pouvait avoir son contre-coup en Allemagne. Les gouvernements des États monarchiques, déclarait-il à Busch, doivent voir là un danger et chercher à se rapprocher et à s'unir plus étroitement. C'est une menace pour chacun et même pour le gouvernement autrichien. En même temps, il répondait à des Allemands qui regrettaient égards témoignés à Napoléon III au château de Wilhelmshöhe : L'Allemagne n'a qu'à se poser la question suivante : Qui nous sera plus profitable qu'un Napoléon bien ou mal traité ? Mais, au fond, il voulait la paix avec n'importe qui, pourvu qu'elle fût rapide, fructueuse et donnant de sérieuses garanties. Quelle gloire, en effet, pour la Prusse, si elle pouvait réduire l'orgueil de la France en quelques semaines connue elle avait fait pour l'Autriche ! Dès le 10 septembre, le chancelier avait fait envoyer cette note au Courrier de la Champagne et à l'Indépendant rémois : Si les journaux qui paraissent à
Reims reconnaissent le nouveau gouvernement français et s'ils impriment les
décrets de ce gouvernement, il pourrait-arriver que l'on en vînt à conclure
que ces feuilles expriment ces opinions avec le consentement du gouvernement
allemand, qui gouverne la ville. La chose est fausse. Les gouvernements
allemands n'ont pas encore reconnu un autre gouvernement que le
gouvernement impérial, seul autorisé, par conséquent, à traiter avec nous. Une autre note officielle disait que les gouvernements alliés pourraient entrer en négociations avec l'empereur Napoléon ou avec la régence. Elle ajoutait — ce détail important est à retenir — : Ils pourraient entrer en communication avec le maréchal Bazaine qui tient son commandement de l'empereur. Or, on savait déjà dans le département de la Moselle, que Bazaine, en se maintenant autour de Metz, avouait lui-même obéir à des nécessités stratégiques et politiques. Au cas où le gouvernement nouveau, formé à Paris, tomberait devant l'émeute, ce qui ne paraissait pas alors impossible, l'armée de Metz semblait tenir entre ses mains le sort de la France. Bismarck pensait que Bazaine aurait alors seuil le pouvoir de traiter, d'accord avec l'ancien Corps législatif ou avec une nouvelle Assemblée. La conduite équivoque que le maréchal tenait depuis le 18 août, a dit judicieusement Albert Sorel[29], permettrait de supposer qu'il se réservait pour quelque rôle de ce genre. Rien, d'ailleurs, n'était plus vraisemblable, si l'on jugeait de son caractère par la politique qu'il avait suivie pendant l'exposition du Mexique. Il y avait en lui de l'aventurier. Les Prussiens savaient parfaitement qu'il avait rêvé la couronne. Une régence, un protectorat pouvaient séduire le maréchal. Si l'on ne s'entendait pas avec lui, si la paix échappait encore de ce côté, on aurait du moins l'avantage d'avoir paralysé l'action de l'armée de Metz... La diplomatie jouait presque à coup sûr. Malheureusement pour la France, ses calculs étaient fondés. Il paraîtrait — ceci d'après Valfrey, qui disait le tenir de source authentique[30], — que Napoléon III aurait refusé, pour le moment du moins, d'entrer en pourparlers avec le chancelier, parce qu'il considérait que la continuation de la guerre était un devoir et une nécessité pour la France. Malgré les instances du chancelier, qui faisait entendre que la Prusse accentuerait ses exigences en face d'un gouvernement sans garanties, Napoléon aurait été intraitable, et son refus aurait décidé Bismarck à se tourner vers l'impératrice, déjà pressentie par M. de Bernstorff. Mais celle-ci, au moment même où elle était l'objet des plus insidieuses sollicitations et redoutant, pour la France comme pour l'Empire déchu, toute combinaison qui porterait atteinte à l'intégrité du territoire français, prenait l'initiative de s'adresser directement à l'empereur de Russie. Elle lui envoyait d'Hastings, le 13 septembre, cette lettre importante : Sire, Éloignée de ma patrie, j'écris aujourd'hui à Votre Majesté. Il y a quelques jours à peine, quand les destinées de la France étaient encore entre les mains du pouvoir constitué par l'empereur, si j'avais fait la même démarche, j'aurais paru peut-être, aux yeux de Votre Majesté et à ceux de la France, douter des forces vives de mon pays. Les derniers événements me rendent ma liberté, et je puis m'adresser au cœur de Votre Majesté. Si j'ai bien compris.les rapports adressés par notre ambassadeur, le général Fleury, Votre Majesté écartait a priori le démembrement de la France. Le sort nous a été contraire. L'empereur est prisonnier et calomnié. Un autre gouvernement a entrepris la tâche que nous regardions comme notre devoir de remplir. Je viens supplier Votre Majesté d'user de votre influence afin qu'une paix honorable et durable puisse se conclure, quand le moment sera venu. Que la France, quel que soit son gouvernement, trouve chez Votre Majesté les mêmes sentiments qu'elle nous avait témoignés dans ces dures épreuves ! Dans la situation où je me trouve, tout peut être mal interprété. Je prie donc Votre Majesté de tenir secrète cette démarche que son judicieux esprit comprendra et que .m'inspire le souvenir de son séjour à Paris. Le même jour, elle écrivait, et avec la même insistance, à l'empereur d'Autriche : Sire, Le gouvernement qui s'est emparé du pouvoir à Paris s'est adressé directement au comte de Bismarck pour obtenir la signature d'un traité de paix. M. Thiers a été chargé d'intercéder auprès des puissances neutres et de demander leur médiation auprès des belligérants. Je n'examinerai pas les chances de délivrance que peuvent promettre à mon pays l'armée du Rhin qui combat héroïquement sous les murs de Metz et le courage des défenseurs de Paris. Je ne puis avoir une opinion personnelle en ces questions. Mais la France, affligée des désastres qu'elle a subis, veut arrêter l'effusion du sang et désire la paix. Les puissances neutres n'ont-elles pas à remplir un devoir d'humanité, à protéger les intérêts de l'avenir en rendant possible, par leur amicale intervention, un traité de paix équitable ? Les malheurs sont venus fondre sur nous, Sire. L'empereur prisonnier ne peut en ce moment rien pour son pays. Pour moi, éloignée de France par des circonstances étrangères à ma volonté, je suis spectatrice d'une lutte qui déchire mon cœur et je ne puis me taire devant tant de douleurs et tant de ruines. Je sais qu'en m'adressant à Votre Majesté, Elle comprendra que ma seule préoccupation est la France et que c'est pour elle seule que mon cœur cruellement éprouvé fait des vœux. Je conçois l'espérance que Votre Majesté emploiera son influence à préserver mon pays d'exigences humiliantes et à lui obtenir une paix qui respecte l'intégrité de son territoire. François-Joseph répondit à la requête de l'impératrice en témoignant la plus vive sympathie pour les malheurs de la France, mais il fit observer en même temps qu'il y avait des circonstances où les souverains n'étaient pas maîtres de suivre les inspirations de leur cœur... Qu'étaient devenues les protestations ardentes du prince de Metternich et les illusions du duc de Gramont ? Qu'étaient devenues les affirmations de ce ministre relatives aux alliances de l'Empire ? Le tsar répondit, à son tour, le 2 octobre, de Tsarkoé-Selo : J'ai reçu, Madame, la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'adresser. Je comprends et apprécie le mouvement qui vous l'a dictée et vous fait oublier tous vos malheurs pour ne songer qu'à ceux de la France. J'y prends un intérêt sincère et souhaite ardemment qu'une prompte paix vienne y mettre un terme ainsi qu'aux maux qui en résultent pour toute l'Europe. Je crois que cette paix sera d'autant plus solide qu'elle serait plus équitable et plus modérée. J'ai fait et je continuerai de faire tout ce qui dépendra de moi pour contribuer à ce résultat que j'appelle de tous mes vœux. Je vous remercie de votre bon souvenir et de votre confiance dans mes sentiments. Cette lettre était en apparence plus chaleureuse que celle de François-Joseph, mais dans les assurances que le tsar donnait de ses efforts pacifiques, il y avait plus de banalité que de sincérité[31]. Le chancelier Gortchakov, déjà inféodé à la politique de Bismarck, était trop préoccupé de la solution de l'affaire de la mer Noire pour laisser compromettre la Russie et le tsar dans une médiation pressante. Les démarches de l'impératrice, qui ne paraissait voir que l'intérêt de la France et demandait à la Russie et à l'Autriche-Hongrie de venir en aide au gouvernement français, quel qu'il fût, étaient fort honorables, mais ne devaient pas avoir d'effet utile. Que la France fût en empire ou en république, ses ennemis ne songeaient qu'à l'amoindrir, et les Neutres, intimidés ou intéressés, devaient les laisser faire. Le chancelier allemand employait d'ailleurs toute son astuce et toute son énergie à tromper aussi bien l'ancien gouvernement impérial que le gouvernement républicain, à les opposer l'un à l'autre et, par des manœuvres d'une habileté rare, à ne pas s'écarter du but où il tendait, c'est-à-dire à une paix qui assurât à l'Allemagne l'Alsace, une grande partie de la Lorraine et une énorme indemnité de guerre. Il importe maintenant de voir quels résultats M. Thiers obtint de ses pressantes sollicitations auprès des différentes Cours d'Europe. |
[1] Réponse à M. Alfred Duquet. Librairie Berger-Levrault, 1904, 1 vol. in-8°, p. 6.
[2] C'est ce qu'a reconnu Napoléon III lui-même dans ses considérations Sur les Causes de la capitulation de Sedan.
[3] Voir pour les détails la Journée de Sedan, par le général DUCROT. — A propos de l'ouvrage sur Sedan où Wimpffen relate tous les incidents de la bataille, un officier allemand, le général de Monts, dans son livre sur Napoléon à Wilhelmshöhe, dit que le général français ne pensait qu'à se vanter de ses exploits en Algérie. On a l'impression en le lisant que l'auteur, vers les trois heures de l'après-midi à Sedan, n'a songé qu'à une chose : recueillir de ces immenses désastres un reflet de gloire pour lui-même, mais que son dessein n'a pas été de tenter une trouée pour y faire passer l'armée, car à cet instant même cela était impossible. L'état de l'armée française était désespéré et l'on ne pouvait plus s'attendre qu'à une fin désastreuse. Le général de Wimpffen s'était repenti, mais trop tard, de n'avoir pas suivi le conseil de Ducrot. Il dit, le lendemain de Sedan, au général Chazal, que l'armée se serait jetée sur la Belgique si sa frontière n'avait pas été aussi bien gardée.
[4] Études sur le Second Empire, p. 336, 337.
[5] Bismarck qui avait grossièrement attribué l'émotion de l'empereur à la vue d'un revolver qu'il croyait destiné à le tuer, ne comprenait pas que son apparition subite rappelait an monarque la cause directe de la guerre et de tant de malheurs.
[6] Voir les Étapes douloureuses, par le baron A. VEBLY (Daragon, 1908).
[7] T. II, p. 94.
[8] Le Comte de Bismarck et sa suite, par M. BUSCH, p. 82 à 84.
[9] Archives diplomatiques, t. II (1871-72).
[10] Comme le rappelait récemment M. G. May, le jugement de Tacite sur les Germains est aussi vrai aujourd'hui : Eadem semper causa Germanis transcendendi in Gallias, libido atque avaritia et mutandae sedis amor ut fecundinimum hoc solum vosque ipsos possiderent.
[11] Le lieutenant-colonel Cunéo d'Ornano, emmené prisonnier le soir de Sedan en arrière des lignes prussiennes, eut une entrevue avec le prince de Hohenlohe-Ingelfingen qui, lui montrant un immense rassemblement d'artillerie, lui dit : Si les pièces engagées n'avaient pas été suffisantes, nous avions encore celles-ci à mettre en ligne. Votre écrasement était certain. Et Cunéo d'Ornano ajoute : Les artilleurs feront bien de ne pas oublier ces paroles du prince de Hohenlohe.
[12] Le Comte de Bismarck et sa suite, p. 80.
[13] Ce qui est relaté plus haut n'est pas, comme on l'a vu, insignifiant.
[14] Manque de discipline, manque d'ensemble, défaut d'ordre, exagération du poids que porte le soldat et du nombre des bagages des officiers, tels sont les abus qui se sont introduits dans nos armées. (Des Causes de la capitulation de Sedan, p. 29.)
[15] En traversant le champ de bataille du 16 août et en voyant les morts qui le couvraient, Guillaume fit cette observation : En présence de tels tableaux, on doit songer à ceux qui ont été la cause de ces massacres ; on devrait amener ici Gramont, Ollivier et d'autres encore plus haut placés pour émouvoir leur conscience ! (Unser Helden Kaiser, par le Dr ONCKEN.) — Il aurait pu aussi y joindre son propre chancelier qui avait osé donner à la dépêche d'Ems le caractère agressif qui trompa les deux peuples.
[16] Le 2 Septembre fut une journée dont le souvenir néfaste ne s'effacera jamais de notre esprit. (NAPOLÉON, Des Causes de la capitulation de Sedan.)
[17] A ce moment même, le roi Guillaume disait à Schneider, son secrétaire : La guerre ne fait que commencer.
[18] Pendant que Sa Majesté lisait la lettre de l'empereur, il régnait un silence de mort dans tout l'entourage qui s'était augmenté d'instant en instant, et l'on entendait seulement monter jusqu'à la colline le bourdonnement confits des centaines de mille hommes en présence qui gardaient encore, au fond de la vallée, une altitude menaçante. (Souvenirs intimes de Louis SCHNEIDER sur l'empereur Guillaume).
[19] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 424.
[20] Relation de la bataille de Sedan écrite à l'erviers par l'empereur. Manuscrit authentique de 7 pages ¼ de la main de Napoléon III. — Voir le Temps du 2 septembre 1908. — C'est au Times que cette relation était à l'origine destinée par son auteur, pour essayer d'amener un revirement favorable à la cause de l'Empire.
[21] Dans sa brochure sur les causes de la capitulation de Sedan, il appelle ce plan de campagne venu de Paris le plus difficile et le plus téméraire des plans.
[22] Napoléon a réparé cet oubli dans son étude sur la Capitulation de Sedan. — Voir aussi la Retraite sur Mézières. (Berger-Levrault, 1901).
[23] Voir les Charges à Sedan, par le général ROZAT DE MANDRES. (Berger-Levrault, 1907.)
[24] Le Comte de Bismarck et sa suite, p. 87.
[25] Souvenirs de l'empereur Guillaume Ier, t. II, p. 286 et 301.
[26] C'était le cousin du chancelier, le comte de Bismarck-Bohlern, qui était nommé gouverneur de l'Alsace-Lorraine.
[27] L'Allemagne discute en ce moment et de nouveau, quarante ans après l'annexion, le sort de nos deux provinces et s'aperçoit que leur germanisation n'est pas plus avancée qu'en 1871. Les souvenirs et les regrets y sont restés aussi vivants qu'au premier jour et la personnalité de l'Alsace-Lorraine, loin de s'effacer, s'est accentuée.
[28] A ce même moment, la comtesse de Bismarck mandait à son mari : Et, s'il te plaît, la première condition de la paix : maintien à perpétuité de Louis-Napoléon au trône français, est-elle définitivement arrêtée ? Et le comte répondait : Si possible, oui.
[29] La Diplomatie de la guerre franco-allemande, t. Ier, p. 342.
[30] Histoire de la diplomatie du gouvernement de la Défense nationale, t. Ier, p. 105 à 108.
[31] Cinq mois après, le 27 février 1871, le tsar mandait à l'empereur Guillaume : Je vous remercie de m'avoir appris les détails des préliminaires de paix. Je partage votre joie... Je suis heureux d'avoir été en situation de vous prouver ma sympathie comme ami dévoué.