Le discours de l'empereur à la députation du Corps législatif, le 17 juillet, se ressentit de la tristesse et de l'inquiétude du souverain. Un des survivants de l'époque me racontait dernièrement cette scène angoissante. Le salon d'honneur où elle se passait était empreint d'une morne tristesse qui envahit bientôt tous les assistants, si bien qu'un député murmura à l'oreille de son voisin : On dirait les adieux de Fontainebleau !... Répondant au discours du président Schneider, Napoléon avait fait cette recommandation : Je vous confie, en partant, l'impératrice qui vous appellera autour d'elle si les circonstances l'exigent. Elle saura remplir courageusement les devoirs que sa position lui impose. M. de Parieu constate ainsi l'abattement fatidique dont paraissait enveloppé l'empereur : Il avait prononcé, dit-il, le 14 juillet, non seulement dans son cœur, mais de ses lèvres blêmies et fatiguées, l'alea jacta est. Toutefois, dans les douze jours qui s'écoulèrent entre cette date et son départ pour Metz, il est probable qu'il se produisit au fond de son âme concentrée et déjà aux prises avec des douleurs physiques, des émotions dont nul autre que lui peut-être n'a connu le secret tout entier[1]. Que de déceptions l'attendaient en effet ! La Russie presque hostile, l'Angleterre mécontente, l'Autriche prometteuse et immobile, l'Italie embarrassée et exigeante, prèle à secouer, même après les concessions obtenues à Rome, le joug d'une gratitude insupportable. La Prusse avait travaillé l'opinion européenne de telle façon qu'on ne pouvait nous plaindre de l'aventure dans laquelle nous nous étions follement précipités. Nous passions alors pour des trouble-fêtes et les insuccès qui allaient peut-être accueillir nos entreprises hasardeuses semblaient déjà mérités. De toute façon, la guerre déchaînée par nous, — car le comte de Bismarck l'avait fait audacieusement croire à l'Europe, — s'annonçait longue, difficile et féconde en événements tragiques. Sur les traits de l'empereur, dit M. de Parieu, on remarquait une expression qui rappelait celle des plus mauvais jours de l'expédition mexicaine. A d'autres instants, on était surpris de l'entendre redire et vouloir imiter spécialement certaines dispositions prises par Napoléon Ier en 1815, au dernier moment de sa fortune expirante. Dans une brochure peu connue aujourd'hui et très rare, Napoléon III écrivit lui-même à Wilhelmshöhe ses impressions sur les causes qui avaient amené les hostilités et déterminé la capitulation de Sedan[2]. Il exprimait cette pensée qu'il ne s'était résolu à déclarer la guerre à la Prusse qu'à son corps défendant et qu'il avait prévu les plus grandes difficultés pour la campagne prochaine. Il rappelait qu'il ne pouvait dissimuler sa tristesse lorsqu'il entendait les plus exaltés crier : A Berlin ! A Berlin ! comme s'il se fût agi d'une simple promenade militaire et qu'il eût suffi de marcher en avant pour vaincre la nation d'Europe la plus rompue au métier des armes et la mieux préparée à la guerre ! Le 28 juillet, à dix heures du matin, Napoléon III partit
directement de Saint-Cloud pour rejoindre l'armée, ne voulant point subir le
contact fiévreux de Paris. Au début d'une journée
magnifique, l'empereur triste, blême et appesanti, le prince Napoléon agité
et colère, sortirent de ce palais sur lequel le fléau de la guerre devait
sitôt exercer ses plus terribles ravages. L'impératrice les regardait
tristement partir avec son fils qui devait aller au milieu des soldats
apprendre à faire son devoir et que le plus cruel destin allait ramener
bientôt auprès d'elle, non pas en France, mais à l'étranger. En quittant
Saint-Cloud, Napoléon III était profondément inquiet ; non seulement il
doutait de la victoire, mais il se préoccupait de la sécurité du pays. Des
désordres avaient déjà commencé dans Paris et le ministère avait prouvé son
incapacité à les réprimer. Des bruits fâcheux couraient sur l'incurie de
l'administration et sur la faiblesse de nos préparatifs. Les reproches et les
critiques de l'opposition se justifiaient chaque jour. L'impératrice avait,
comme on le sait, reçu, au départ de l'empereur, les pouvoirs de régente.
Cette mesure, au dire du duc de Gramont, était malheureuse, car il eût mieux valu que ces pouvoirs ne fussent délégués
que du jour où l'empereur aurait quitté le territoire français. Le duc
considérait qu'il y avait péril à créer en France un double gouvernement, et
ce qui le prouve, suivant lui, c'est que le ministère dont il faisait partie
ne survécut que douze jours au départ de Napoléon. Mais ne convient-il pas de
remarquer que cette chute fut plutôt la faute des premières défaites que
celle de la régence[3] ? Quant à la
sortie du territoire, c'était et ce fut un mythe
puisque toute la campagne se livra sur le sol même de notre pays. La Cour ne cachait pas ses craintes, car l'enthousiasme excité par la déclaration du 15 juillet s'était déjà dissipé. Un témoin de ces jours douloureux, un membre de la grande aumônerie impériale, a laissé quelques notes saisissantes sur ce qu'il a vu et recueilli à Saint-Cloud[4]. La pauvre femme, dit-il de l'impératrice, ressent toute l'amertume de sa responsabilité, son regard est plein de soucis, de soucis profonds... Au milieu d'un repas, l'aumônier la vit pleurer tout à coup, devant trente convives, sans essayer de dissimuler les larmes qui tombaient à grosses gouttes de ses yeux. Mgr Darboy, venu à Saint-Cloud pour assister à la prestation du serment de plusieurs évêques, remarquait que l'impératrice était agitée des plus sinistres pressentiments. Le petit combat de Sarrebruck, où le jeune prince s'était courageusement conduit, la rasséréna un instant. Il sera heureux au feu, comme les Bonapartes, disait-elle. D'ailleurs, il a paru sur le champ de bataille au mois d'août ; c'est le mois de Napoléon. Il a assisté à un succès et il n'est arrivé malheur à personne de sa suite. Je suis bien contente, car maintenant je suis sûre qu'il a le tempérament brave. Elle était heureuse et fière de lui voir partager les fatigues et les dangers de nos valeureux soldats. M. de Metternich, qui assistait au dîner où l'impératrice parlait ainsi, croyant à un succès, leva lentement et silencieusement son verre comme s'il portait un toast... Qui eût pu prévoir à cet instant que de très prochains revers allaient faire crouler le trône impérial et réduire l'impératrice à l'exil ; que le prélat qui la consolait serait fusillé par des scélérats, que le château où se passait cette scène dramatique serait réduit en cendres par les Allemands, et que le jeune prince, objet de tant de sollicitudes, succomberait quelques années après sous la sagaie des sauvages du Cap ! Bientôt les inquiétudes les plus graves étaient venues assaillir la régente. Les nouvelles désastreuses se précipitaient. Les défaites de Wissembourg, de Forbach et de Frœschwiller, quoique des plus glorieuses pour nos soldats, causèrent une profonde consternation. Le soir de ces défaites, après un diner morne, l'impératrice s'enfonça dans l'embrasure d'une croisée et dit à l'aumônier dont je cite les souvenirs : Mettez-vous devant moi ! Servez-moi d'écran ! Et l'aumônier, ému, écrit : Je sais ce qu'il y a de larmes dans les yeux des pauvres. J'ai visité beaucoup de mansardes et de chaumières. Néanmoins, j'ai vu dans les palais, pleurer plus souvent et plus amèrement. L'impératrice versait des ruisseaux de larmes. Parlez-moi, disait-elle, parlez-moi ! Qu'on ne s'aperçoive pas que je pleure ! je ne suis bonne à rien. Je ne devrais pas penser à mes chagrins domestiques et je nie sens encore épouse et mère. Dieu sait, cependant, si je voudrais tout sacrifier à la France, au bonheur de la France, à la gloire de la France ! Le 6 août éclate à Saint-Cloud une scène affreuse : Tout à coup, rapporte l'aumônier, des cris stridents retentissent dans l'ombre comme en jetterait une assemblée de femmes à l'apparition subite d'un spectre hideux. En effet, le spectre de la défaite s'est montré dans son horreur. Je n'oublierai jamais le spectacle de Saint-Cloud au milieu de cette nuit cruelle : l'impératrice partant subitement pour Paris, les femmes sanglotant et chancelant en se tordant les mains, les soldats muets et convulsés, les serviteurs effarés, courant et se heurtant, les portes tout ouvertes, les chambres et les salons illuminés et déserts... On venait d'apprendre la défaite de Mac-Mahon, la mort du général Douay, la défaite de Frossard. Il fallait s'attendre aux événements les plus graves ; on devait déclarer l'état de siège, armer à fond la capitale et tâcher de s'élever à la hauteur tragique des circonstances. Depuis longtemps, l'impératrice méditait avec gravité sur la situation réelle de l'Empire. On en trouve la preuve dans une lettre adressée à Napoléon III le 27 octobre 1869 et datée du Caire : Quand on voit les autres peuples, disait-elle, on juge et l'on apprécie bien plus l'injustice du nôtre. Je pense, malgré tout, qu'il ne faut pas se décourager et marcher dans la voie que tu as inaugurée... La suite dans les idées, c'est la véritable force. Je n'aime pas les à-coups, mais je suris persuadée qu'on ne fait pas deux fois, dans le même règne, des coups d'État... Il faut se refaire un moral comme on se refait une constitution affaiblie ; et une idée constante finit par user le cerveau le mieux organisé... Ma vie est finie, mais je revis dans mon fils et je crois que ce sont les vraies joies, celles qui traversent son cœur pour venir au mien[5]... Et voici que ce fils tant aimé était, aux côtés de son père, livré aux plus terribles angoisses à l'heure où la fortune abandonnait nos drapeaux. Qui sait ? Un ressaut énergique, et cette fortune reviendrait peut-être fidèle à ceux qu'elle avait tant favorisés. Je suis très satisfaite, écrit l'impératrice à l'empereur le 7 août, des résolutions prises au Conseil des ministres. Elle venait de rentrer aux Tuileries. Je suis persuadée que nous mènerons les Prussiens l'épée dans les reins jusqu'à la frontière. Courage donc ! avec de l'énergie nous dominerons la situation. Je réponds de Paris et je vous embrasse de tout cœur tous les deux[6]. Mais les difficultés étaient inouïes. Toutes les prévisions avaient été déçues et nos forces, comparées à celles de l'ennemi, étaient d'une infériorité notoire. D'après les propres affirmations de l'empereur[7], il avait été estimé que la Prusse pouvait mettre sur pied 900.000 hommes et avec le concours des États du Nord, 1.100.000 hommes, tandis que la France ne pouvait leur opposer que 600.000 hommes. Les Allemands étaient en état d'amener rapidement sur les champs de bataille 550.000 hommes et la France, 300.000 environ. Pour compenser cette faiblesse numérique, il fallait que les Français passassent rapidement le Rhin, séparassent le Sud du Nord et, par l'éclat d'un premier succès, attirassent enfin à eux connue alliés l'Autriche et l'Italie. Le plan de Napoléon confié par lui à Mac-Mahon et à Le Bœuf avait été de rassembler. 150.000 hommes à Metz, 100.000 à Strasbourg et 50.000 à Châlons. En réunissant les armées de Metz et de Strasbourg, on passait le Rhin en laissant à droite Rastadt et à gauche Gemersheim ; on forçait le Sud à la neutralité et on marchait droit aulx Prussiens. Les 50.000 hommes de Châlons devaient être dirigés sur Metz avec Canrobert pour surveiller la frontière N.-E. et l'on retenait dans le nord de la Prusse, grâce à la flotte, une partie des forces ennemies. Pour cela il fallait gagner les Allemands de vitesse. C'est à quoi s'attendait le prince héritier de Prusse qui écrivait dans son journal : Dans vingt-quatre heures, les Français seront devant Mayence. Napoléon l'avait cru possible, mais les retards de la mobilisation, la confusion dans les gares, l'itinéraire compliqué des réservistes, les désordres dus aulx effets de la routine et à la confusion de l'administration militaire mirent obstacle au plan impérial. On eut à Metz 100.000 boulines au lieu de 150.000 ; à Strasbourg, 40.000 an heu de 100.000, et quant au corps de couverture confié à Canrobert, on n'obtint que des effectifs très réduits et peu préparés. On apprit que l'ennemi était prêt avant nous et on resta dans l'ignorance de ses mouvements jusqu'an jour néfaste où Wissembourg et Frœschwiller mirent fin à toutes les illusions. A Spickeren et ailleurs nos troupes furent surprises en flagrant délit de formation. Ce fut alors que l'empereur résolut de ramener l'armée à Châlons où elle pourrait recueillir les débris de Mac-Mahon, de Failly et de Douay. Ce plan fut accepté par le Conseil des ministres, mais deux jours après, M. Ollivier télégraphia à l'empereur que l'effet produit par la retraite sur Chalons ne serait pas hou. Le Conseil s'était trop hâté d'approuver cette retraite et il engageait en conséquence l'empereur à y renoncer[8]. D'autre part, M. Émile Ollivier trouvait que le choix du général Dejean comme ministre de la Guerre n'inspirait confiance à personne et qu'il était probable que le Corps législatif ne le supporterait pas. Je demande, disait-il à Napoléon, à Votre Majesté de m'autoriser à signer en son nom le décret qui nomme Trochu. L'effet sera infaillible. Le général Trochu, dont on s'était défié depuis son livre sur l'Armée française en 1867, ne voulut pas accepter un poste où il n'aurait eu ni la confiance de l'impératrice, ni celle de ses collègues. Le général Dejean demeura provisoirement au ministère. En conséquence, l'armée de Metz, portée à 170.000 hommes par l'arrivée de Canrobert, reçut l'ordre de se concentrer autour de la place pour tomber sur une des armées prussiennes avant qu'elles eussent opéré leur jonction. Mais la concentration des forces françaises fut retardée par le revers de Spickeren et par le mauvais temps. Là encore, on se trouva dans l'ignorance de l'emplacement et de la puissance de l'ennemi, tandis qu'à Paris on n'était pas mieux renseigné. La pression de l'opinion publique força l'empereur à donner le commandement en chef au maréchal Bazaine, auquel l'opposition, estimant plus son désaccord avec le souverain que ses qualités réelles, attribuait des mérites que les événements furent loin de justifier. Depuis ce moment, les ministres n'osèrent plus prononcer le nom de l'empereur et le malheureux monarque fut mis dans l'impossibilité de remplir un rôle efficace. On voulut un moment lui enlever le prince impérial et ramener ce prince à Paris. Mais l'impératrice redoutant un jour ou l'autre une agitation révolutionnaire et n'osant y exposer son fils, pria secrètement l'empereur de le garder auprès de lui. L'empereur pensait être plus utile à Metz en y restant avec 100.000 hommes et considérait que Canrobert ferait bien de retourner à Paris pour y former le noyau d'une armée nouvelle. Metz et Paris devaient être les deux grands centres de nos forces militaires. Mais l'impératrice le supplia de ne point se priver de Canrobert et de ses troupes. A son avis, l'empereur n'aurait jamais assez de soldats à opposer aux Allemands. L'infortuné souverain était en ce moment en proie à des souffrances inouïes. Sa maladie s'était aggravée et les revers de l'armée avaient amoindri son moral. Il ne cessait de soupirer, de gémir et pré-. voyait les pires catastrophes. Le 8 août, une délégation du Corps législatif, formée de six membres du centre gauche, du centre droit et de la droite, alla trouver la régente aux Tuileries et lui demander le renvoi du ministère Ollivier, la nomination du général Trochu comme ministre de la Guerre et celle du général Montauban, comte de Palikao, comme commandant de l'armée de Paris. L'impératrice fit observer aux députés qu'une crise ministérielle en face de l'ennemi serait chose redoutable et ferait croire à un désaccord entre le gouvernement et le Corps législatif. Elle dit que le général Trochu n'accepterait le portefeuille de la Guerre que s'il avait l'autorisation de dévoiler à la tribune toutes les fautes commises depuis 1866. Cette condition semblait inadmissible, parce qu'il ne fallait pas révéler à l'ennemi ce qu'il y axait intérêt à lui cacher. Les événements décidèrent. Le préfet de police Piétri avait un moment conseillé le retour de Napoléon. L'impératrice s'y opposa très vivement, disant qu'on ne réfléchissait pas à toutes les conséquences d'un pareil retour sous le coup de tels revers. On insista. Elle persista dans son opposition, en faisant justement observer que Napoléon ne pourrait rentrer à Paris que victorieux. L'opinion publique tout entière était exaspérée contre le ministère Ollivier qui n'avait su ni rien prévoir, ni rien préparer. Le soulèvement fut tel que le 9 août, le ministère se vit forcé de céder la place au ministère Palikao, un mois à peine après la déclaration de guerre. C'est en toute injustice que M. Émile Ollivier reprocha plus tard à l'impératrice de l'avoir volontairement sacrifié. Il n'a été victime que de son incapacité. Il avait cru un moment, comme on l'a vu dans une de ses dépêches, qu'il pourrait se maintenir au pouvoir en faisant entrer dans le Conseil un homme qui jouissait alors d'une grande popularité : le général Trochu. Mais, ainsi que le remarqua justement le général, malgré l'affirmation de M. Ollivier, son entrée au ministère ne pouvait contribuer à prolonger l'existence du Cabinet qui lui semblait irrévocablement terminée. Le président du Conseil avait eu la pensée de congédier les Chambres, aussitôt après le vote des subsides et des lois militaires, mais il fallut, sous la pression de l'opinion, les ramener le 9 août et ne pas songer à restreindre leurs débats. M. Ollivier s'en plaignit et déclara qu'aveuglée par ses rancunes, une partie du Corps législatif préparait une prochaine révolution. Dans son dernier livre[9] il a adressé un véritable acte d'accusation contre l'opposition, dans le Corps législatif et dans la presse. Il a dit, non sans raison, que les uns accentuaient la provocation prussienne, croyant que le ministère n'oserait la relever et s'apprêtaient à crier à la faiblesse et à l'humiliation ; que les autres étaient opposés à la guerre pour les mêmes motifs qu'ils avaient été opposés au plébiscite. Ils redoutaient une victoire qui eût renforcé l'Empire[10] et M. Ollivier s'en prend tout particulièrement à M. Thiers dont la conduite équivoque, suivant lui, le blesse et le révolte. Il se moque de cet oracle des oracles qui en 1867 disait que rien n'était au-dessus de l'armée française, puis en juin 1870, que nous étions forts et imposants, puis, après cela, se livrait à des pronostics effrayants. Ces pronostics, suivant lui, étaient comme les assurances de son patriotisme, de sa sincérité et de sa fougue, les lieux communs de son éloquence. Il le blâme de gémir sur notre abaissement et de finir par des conseils pacifiques. Il le compare à un mystificateur qui crierait à un cocher ayant en mains des chevaux fougueux : Retenez-les ! et qui en même temps placerait sous la queue des chevaux des fagots d'épine. Lorsqu'on attache un tel prix au maintien de la paix, dit-il, on n'excite pas perpétuellement au cœur d'une nation, alors susceptible, un point d'honneur déjà tout éveillé. Et à ce sujet, M. Ollivier cite une lettre de l'empereur datée de Wilhelmshöhe où se trouvent ces mots : Démontrez que c'est Thiers et Jules Favre qui, depuis 1866, ont tellement répété sur tous les tons que la France était amoindrie par les succès de la Prusse qu'il fallait une revanche, qu'il a suffi du premier incident pour faire éclater l'opinion publique. Ils ont amassé les matières incendiaires et il a suffi d'une étincelle pour allumer un incendie. Ce n'est pas l'opposition qui a fait surgir la question du Luxembourg, ni l'affaire Hohenzollern en 1869 et en 1870. Si elle a à se reprocher d'avoir eu trop de confiance dans une armée réduite en nombre, si elle a osé conseiller le désarmement, si elle a eu tort de dire qu'on ferait de la France une caserne, alors que le maréchal Niel lui répondait par ce mot terrible : Prenez garde d'en faire un cimetière !, si elle n'a pas su prévoir que la Prusse dirigerait contre nous une guerre d'extermination et engagerait tous les Allemands à en finir avec l'ennemi héréditaire, si elle a repris trop souvent les lieux communs entre le caporalisme et le chauvinisme imbéciles, si elle s'est associée imprudemment à des réductions d'effectifs et de crédits militaires, si parfois même elle les a provoqués, — ce qui était infiniment regrettable — elle n'a cependant pas eu tort de demander à être éclairée sur les causes mystérieuses d'une guerre qui eût pu, sinon être évitée, au moins être engagée dans des conditions diplomatiques plus favorables pour la France. Quant à Thiers, est-il juste de dire que, le 15 juillet, il n'a pas prononcé un mot d'avertissement sur la faiblesse de nos forces et l'insuffisance de nos préparatifs ? Son discours qui suppliait le Corps législatif de ne pas se jeter à l'étourdie dans de périlleuses aventures, n'était-il pas un avertissement suffisant ? On lui reproche de n'avoir pas demandé le comité secret pour s'expliquer à fond. Cette demande, à elle seule, eût semblé un danger plus grand, et d'ailleurs le secret confié à trois cents députés eût-il été gardé ? Thiers, ajoute-t-on, aurait pu demander à être membre de la commission des Crédits ou en tout cas frapper à sa porte. Aurait-il obtenu des ministres plus d'éclaircissements qu'en séance ? Le vote des 159 n'était-il pas pour le Cabinet Ollivier, s'opposant à la communication des dépêches, une indication formelle à ne point se répandre en explications tardives ? L'acceptation unanime de la guerre par le Cabinet n'était-il pas la preuve que toute exigence parlementaire nouvelle eût été accueillie par une démission ? Et pourquoi la commission des Crédits eût-elle préféré l'audition de Thiers qui ne détenait pas le pouvoir, à celle des ministres compétents ? On ne sollicitait d'eux que la vérité sur tout. Pourquoi ne l'ont-il pas dite intégralement ? Thiers, dit ironiquement M. Ollivier, s'est calomnié en se donnant le rôle de Cassandre dédaignée. En réalité, le 15 juillet 1870, il ne doutait ni de l'invincibilité, ni de la victoire de l'armée française... C'est vrai. Thiers était trop bon Français pour ne pas croire à la valeur et à l'héroïsme de nos soldats qu'il aimait tant. Il était trop bon Français pour mettre leurs qualités en doute devant les Chambres et devant l'étranger. Mais tous les avertissements qu'il a donnés dans les deux discours du 15 juillet, les craintes qu'il a exprimées, les périls qu'il a laissés entrevoir, tout cela s'est hélas ! réalisé, et l'appeler Cassandre, en osant lui reprocher son effronterie et son étourderie[11], est une raillerie déplorable qui se retourne contre celui qui paraît n'avoir ni rien oublié ni rien appris. Gambetta reçoit aussi de M. Ollivier une large part de
reproches. Et cependant, Gambetta avait vu clair. Son insistance à demander
la communication de la dépêche d'Ems et à être éclairé sur la réalité de
l'offense faite à notre ambassadeur, prouve combien il avait raison de se
défier d'une manœuvre de l'ennemi, qu'il eût fallu percer à jour. Mais,
dit-on, il a voté ensuite la guerre avec Jules Simon et Ernest Picard. Est-ce
là un reproche sérieux ? Une fois que le drapeau était déployé, il le
suivait. Évidemment, Gambetta était pour la guerre, mais il l'eût voulue pour
un motif plus clair, plus précis et non pour une intrigue ourdie par un
général d'aventure d'accord avec un prince ambitieux, et rendue plus perfide
encore par un chancelier qui ne reculait ni devant le mensonge, ni devant la
honte éternelle d'une falsification. Que des misérables aient, devant le Café
de Madrid, hurlé un jour : Vive la paix, vive
Bismarck ! on ne peut en accuser l'opposition du Corps législatif. Et
qui empêche de croire que parmi ces immondes braillards ne se trouvaient pas
des suppôts de l'étranger ?... Jules Favre n'est pas mieux traité par M.
Ollivier que Gambetta. Pour avoir demandé, lui aussi, la communication des
dépêches, il est ainsi portraituré : Alors Jules
Favre plus blême, la lèvre plus tordue, soulignant plus que jamais ses
paroles enfiellées de son hoquet strident de haine, se leva. Il avait
conseillé à l'empereur la guerre contre l'Autriche, il en aurait voulu une
pour la Pologne et une autre pour le Danemark, et il se déchaînait contre la
seule guerre où la France fût véritablement intéressée ! Je ne puis juger les
oppositions d'autrefois, n'ayant jamais été sous leur feu, mais certainement
il n'en a jamais existé une qui égalât en déloyauté celle que j'ai trouvée
devant moi[12]. Mais pourquoi avoir facilité le jeu de l'opposition en se refusant à une communication qui s'imposait ? Et comment traiter ainsi une demande que vint soutenir de toutes ses forces un orateur loyal et modéré par excellence, l'honorable M. Buffet ? Parmi les quatre-vingt-quatre députés qui appuyèrent cette demande, n'y avait-il que des ennemis de M. Ollivier et une exigence si naturelle pouvait-elle être qualifiée de manœuvre ? Tous ceux qui eurent le malheur de se trouver en désaccord avec le premier ministre, figurent dans sa galerie de portraits à l'eau-forte : c'est Bethmont doucereux, confit en astuce, c'est Esquiros au glapissement haineux, c'est Dréolle qui est un drôle et un misérable, c'est Stoffel qui est l'ami de Bismarck, c'est Nefftzer au ton méphistophélique. Quant à l'opposition parlementaire, son seul mobile est la haine du gouvernement. S'ils avaient été inspirés par la crainte prophétique des désastres futurs, dit M. Ollivier, et qu'ils eussent voulu les éviter à notre pays, il faudrait admirer leur clairvoyance et leur courage... Mais ils furent contre la guerre par les mêmes raisons qui les avaient rendus contraires au plébiscite. Ils redoutaient l'accroissement des forces qu'aurait donné à l'Empire une victoire dont ils ne doutaient pas. C'était cette certitude du succès qui faisait le tourment des hommes de l'opposition irréconciliable. S'ils avaient entrevu les revers de Sedan, ils eussent vu venir la guerre sans colère...[13] Que quelques exaltés, farouches ennemis de l'Empire, aient été jusqu'à souhaiter un désastre de la patrie pour en être enfin débarrassés, cela est vrai, cela est détestable ; mais peut-on y confondre tous les opposants, tous ceux qui avant de déposer un bulletin de vote qui engageait les plus terribles responsabilités, demandaient à voir les pièces du litige et à savoir si l'on était prêt ?... La passion que M. Ollivier reproche à ses adversaires, il la témoigne lui-même après coup dans des termes qui nuisent singulièrement au long plaidoyer qu'il vient d'écrire pro domo sua. Dans son livre l'Agonie de l'Empire[14], Darimon, l'un des Cinq, a raconté que M. Émile Ollivier avait dit au comte de Chambrun qu'il n'avait convoqué le Corps législatif que pour en tirer des troupes et de l'argent. Une fois ces mesures votées, il l'eût prorogé. En rédigeant le sénatus-consulte qui modifiait la Constitution, M. Ollivier aurait pris soin de dire que le Corps législatif pouvait être convoqué par un simple décret. Le surlendemain de la prorogation, il eût, d'accord avec Chevandier et Valdrôme, fait arrêter et transporter les députés de la gauche à Cherbourg, parce qu'ils étaient à l'état de conspiration flagrante, et, par cet acte de ligueur, il eût confondu ainsi les adversaires du gouvernement, sans user ses forces à le défendre contre les entreprises de l'intérieur. Cette accusation est excessivement grave et je dois déclarer qu'en la reproduisant, je ne m'y associe d'aucune façon. Le fait a été raconté et reproduit nombre de fois, mais rien de sérieux, aucun document authentique ne le prouvent. M. Ollivier nous a d'ailleurs nuis en garde contre les affirmations de Darimon qui, admis dans son intimité, prenait des notes de tout ce qu'il entendait. Si ces notes, dit-il, eussent été la reproduction de la vérité, elles eussent été un document précieux ; mais elles étaient toujours rédigées par un imbécile ou par un drôle qui a mal compris ou qui n'a pas voulut comprendre, de sorte qu'il n'en est pas une à côté de laquelle on ne puisse inscrire faux ou à demi faux... Tout historien sérieux doit considérer les obligations de Darimon comme fausses, si la vérité n'en est pas prouvée entièrement[15]. Il faut tenir quelque compte de cette vive protestation,
mais ce qui a pu faire croire à des mesures rigoureuses qu'aurait voulu
prendre M. Ollivier, c'est l'aveu fait ainsi par lui-même dans la préface de
son ouvrage, Principes et conduite : Le
Cabinet du 2 janvier, s'il avait été maintenu au pouvoir, eût ramené le
souverain dans la capitale et n'eût pas pesé sur la direction des mouvements
militaires. Il aurait congédié le Corps législatif après le vote des subsides
et se serait opposé à une permanence révolutionnaire. Il eût interdit aux
journaux de devenir les éclaireurs de l'ennemi. Il n'eût pas permis au 4 Septembre
de s'organiser publiquement et paisiblement pendant trois semaines. Sous
aucun déguisement, il n'eût proposé lui-même la déchéance de l'Empire.
Ce serait en 1882 au comte de Chambrun que M. Émile Ollivier aurait développé
le plan d'arrestation des députés qui, suivant lui, conspiraient avec
l'ennemi, et il aurait qualifié ce procédé d'acte de
rigueur. M. Ollivier a le droit de combattre les assertions de
Darimon, mais il n'en demeure pas moins vrai qu'il voulait congédier le Corps
législatif après le vote des subsides, ce qui, étant donnés la mauvaise
direction de l'administration gouvernementale et les premiers revers, eût
amené une crise dans laquelle le gouvernement aurait presque aussitôt
succombé. La situation de la régente au 10 août était affreuse et on se demande comment l'impératrice Eugénie a pu la supporter encore pendant un mois. Chaque journée était marquée par des revers ou par des angoisses lamentables. La malheureuse femme, qui avait contribué à déchaîner une telle guerre, tremblait à tout moment pour l'empereur, pour son fils, pour l'armée, pour la France. Elle redoutait pour le prince impérial le sort de l'infortuné Louis XVII. Quant à elle-même, elle savait ce qui l'attendait, si jamais elle devenait la proie d'une émeute. Dans cet enfer de tourments, elle avait à réprimer des activités trop zélées, à repousser des propositions inacceptables, à apaiser des compétitions, des jalousies et des rivalités de tout genre, à empêcher des querelles entre des officiers supérieurs comme le maréchal Baraguay d'Hilliers et le général de Palikao, à écarter des mesures de violence conseillées à tout hasard par les ultras. Elle ne voulait pas que pour la cause de l'Empire une goutte de sang français fût répandue imprudemment, car il fallait réserver ce sang précieux pour la seule cause de la patrie. Elle ne songe qu'à défendre la France. Elle supplie l'empereur de rappeler à lui les troupes de Châlons. Elle promet de lui envoyer des renforts. Elle réclame la démission de Le Bœuf comme major général, démission qu'exige l'opinion publique tout entière. Elle transmet des conseils de Palikao, ce qui froisse Napoléon, qui se demande si l'on ne va pas revenir au temps où les représentants de la Convention se mêlaient de diriger les armées. La régente ne s'arrête point à de vaines récriminations. Elle est trop consciente de l'immense responsabilité qui pèse sur ses faibles épaules. Elle voudrait garder auprès d'elle le maréchal Canrobert, car Trochu ne lui inspire pas confiance et elle voit déjà l'émeute maîtresse de la cité. Elle condamne la peur des uns et l'inertie des autres. Le ministère, qui a succédé au ministère Ollivier renversé le 9 août, a eu bien de la peine à se former, et son autorité est précaire. Le 10 août, Canrobert est venu en visite d'audience aux Tuileries, et il trouve l'impératrice épuisée, mais non découragée. Pour obtenir un peu de sommeil après des journées effrayantes, elle abuse du chloral, et ce sommeil qui eût réparé ses forces, elle peut à peine le trouver. Elle fait déposer les diamants de la Couronne à la banque, elle envoie ses deux nièces, les demoiselles d'Alpe, en Angleterre, elle s'occupe plus encore de ceux qui l'entourent. Les traits tirés, le regard abattu, le corps frissonnant de fièvre, elle semble avoir vieilli de dix ans. Ce palais somptueux, qui vit tant de fêtes et tant de splendeurs, où les plus grands personnages de l'Europe se sont donné rendez-vous, où les courtisans et les gens du monde ont échangé les plus frivoles et les plus joyeux propos, est devenu un lieu de tristesse et de désolation profonde. Elle désirerait conserver auprès d'elle, connue un ami fidèle et sûr, le maréchal Canrobert et lui confier le commandement de l'armée de Paris ; mais celui-ci la supplie de le laisser rejoindre son corps d'année à Metz, car il brûle d'être art plus tôt en face de l'ennemi. M. Germain Bapst, auquel j'emprunte ces détails[16], ajoute que le départ du maréchal, si justifié qu'il fût, devait avoir les conséquences les plus graves pour la France, et regrettant le choix du général Trochu qui, suivant lui, va laisser envahir le Corps législatif dans l'après-midi du 4 septembre, il s'emporte contre ce général jusqu'à dire : Le général Trochu a peut-être, plus encore que le maréchal Bazaine, amené par sa conduite la perte de Metz et de la Lorraine, et si les tribunaux ne l'ont pas condamné, l'histoire devra flétrir à jamais son nom. Cette opinion est aussi injuste que violente. En admettant que Canrobert fût resté à Paris et eût pris le commandement de ce qui y restait de troupes, jamais il n'eût pu empêcher la révolution qui suivit presque aussitôt la capitulation de Sedan. En effet, depuis les premiers revers, la situation de l'Empire était irrémédiablement compromise. La faiblesse et l'inexpérience du Cabinet Ollivier l'avaient amené au bord de l'abîme. Le Cabinet Palikao n'était pas de force à empêcher sa chute. Les grands revers de Borny, de Rezonville et de Saint-Privat, qui furent aussi glorieux pour nos braves soldats que des victoires et qui auraient pu être des victoires certaines, si le misérable Bazaine, que M. Bapst trouve moins coupable que Trochu, eût fait tout son devoir ; les agitations du Corps législatif, de la presse et de la rue, les soucis cruels de chaque jour et les craintes plus cruelles encore du lendemain, la décomposition morale des esprits, la certitude absolue où chacun était que cela ne pouvait pas durer, le besoin d'un changement radical de la politique et du gouvernement reconnu par tous, l'idée plus ou moins exacte, mais ancrée dans les esprits, que la paix ne pouvait se raire qu'avec un autre régime et que tout ce qui arrivait était la faute de l'Empire, le découragement répandu chez les derniers représentants de l'ordre et jusque dans les bataillons conservateurs de la garde nationale, tout cela faisait qu'au moment où l'on apprendrait la catastrophe dont l'armée était menacée, Paris et la France verraient fatalement la dynastie impériale s'effondrer en quelques instants et comme d'elle-même. Jamais le brave Canrobert, malgré son énergie et son opiniâtreté, n'eût pu résister à un pareil torrent. Il eût été sans aucun doute emporté avec lui et eût trouvé au pied des Tuileries une mort héroïque, mais jamais il n'eût empêché la révolution du 4 septembre. Il faut avoir été dans Paris, en ces jours terribles, pour se rendre compte qu'il n'était au pouvoir de nul homme, quelle que fût sa vaillance, de préserver l'Empire d'une chute inéluctable. Et cependant, Canrobert était le modèle des brilles et le type des hommes de cœur. Que de gens avaient salué avec joie le retrait au maréchal Le Bœuf de ses fonctions de major général, et l'élévation au premier rang du maréchal Bazaine ! Combien s'imaginèrent alors que la fortune allait vous retenir et que c'en était fait de nos tristesses ! A quelles déceptions, hélas ! n'allions-nous pas assister et à quelles mains indignes avait-on sacrifié le sort de l'armée de Metz ? Qui attrait pu croire à tant de félonie, à tant de trahison ? L'empereur lui-même s'y était trompé. Il cède donc la place à cet homme ; il le charge de prendre la résolution suprême qui doit changer la face des choses. Pour ne point gêner les combinaisons d'un prétendu tacticien qui ne savait rien préparer ni rien prévoir, il se retire sur Châlons ; il le laisse à lui-même, afin qu'on ne l'accuse point d'avoir compromis le succès que tout le monde attend du nouveau commandant en chef de l'année du Rhin. Il a été dit d'autre part que c'est à la faveur du prince Napoléon que le général Trochu a dû le titre et les fonctions de gouverneur de Paris. Ce point d'histoire est très important à étudier. Le général Trochu était parti de Paris dans la nuit du 15 août pour aller organiser à Châlons un corps d'armée avec quatre régiments d'infanterie du sud de la France, trois régiments venant du 6e corps, quatre régiments d'infanterie de marine, deux régiments de marche et quatre régiments de cavalerie. Lorsqu'il arriva en gare de Mourmelon, il croisa un train uniquement composé de voitures de troisième classe, au milieu duquel il reconnut l'empereur et sa maison militaire Trochu monta aussitôt près du souverain et l'informa des ordres qu'il avait reçus pour organiser le 12e corps. Sur quoi, l'empereur, fatigué et distrait, lui demanda : Savez-vous où est le roi de Prusse ?... Trochu, qui ne pouvait renseigner Napoléon sur ce point, fut très étonné. Son étonnement redoubla, lorsque l'empereur lui redit en le quittant : Ainsi, vous ne savez pas où est le roi de Prusse ?... Cette simple question donne une idée du désarroi où se trouvaient Napoléon et son entourage. Peu de temps après, un aide de camp apporta au général l'ordre de se rendre le lendemain matin au logis impérial, où devait s'ouvrir une conférence militaire sur les résolutions à prendre. On va voir que, malgré la gravité des circonstances, à la veille de la bataille de Saint-Privat où Bazaine aurait dû et pu écraser les Allemands, de hardies décisions, suivies d'une exécution immédiate, offraient encore à la France quelques chances de salut. Le général Trochu entrait à la conférence avec la conviction formelle que Paris était disposé à un siège et prêt à servir de base à des opérations nouvelles. Il désirait faire disparaître au plus tôt du camp de Châlons de nombreuses troupes sans cohésion, sans but et sans ordres, ainsi qu'un matériel immense entassé à la hâte, afin de rallier et de coordonner les éléments d'une excellente armée sous les murs de la capitale. A la conférence assistaient l'empereur, le prince Napoléon, le maréchal de Mac-Mahon, les généraux Schmitz, Berthaut et de Courson. Napoléon s'adressa directement au général Trochu et lui dit : Vous connaissez les événements. Vous en jugez la gravité. Quelles mesures, propres à en conjurer les suites, proposeriez-vous ? Rappelant alors sa lettre du 10 août au général de
Vaubert, aide de camp de l'empereur, et dans laquelle il déclarait que
l'armée du Rhin devait revenir sous les murs de Paris pour soutenir le siège
et servir de noyau aux armées en formation, sous peine d'enlever à la France
son dernier espoir, le général conclut à ces trois propositions : Départ immédiat pour Paris de toutes les forces de aillons
; constitution sous Paris d'une armée avec Mac-Mahon pour commandant en chef
; mise de Paris en état de défense pour un siège. Ces propositions si
sages ne donnaient au général Trochu qu'un rôle subordonné, et pourtant
l'esprit de parti y a cru trouver pour lui la pensée secrète de devenir le
principal acteur d'un drame hardi et nouveau. La vérité est que le prince
Napoléon et le général Schmitz appuyèrent énergiquement les plans du futur
gouverneur de Paris, et que l'empereur fut saisi et subjugué par l'évidence
et la justesse de ces plans. Le prince Napoléon parlait à l'empereur avec une
certaine audace. Pour cette guerre,
disait-il, vous avez abdiqué à Paris le
gouvernement. A Metz, vous venez d'abdiquer le commandement. A moins de
passer en Belgique, il faut que vous repreniez l'un ou l'autre. Pour le
commandement, c'est impossible. Pour le gouvernement, c'est difficile et
périlleux, car il faut rentrer à Paris. Mais, que diable ! si nous devons
tomber, tombons comme des hommes !... Puis désignant Trochu qui, seul
de tous les généraux, avait jadis demandé des réformes militaires d'une
nécessité absolue : Nommez-le gouverneur de Paris,
chargé de la défense de la place ; qu'il vous y précède de quelques heures et
vous annonce à la population... Vous verrez
que cela ira bien. L'empereur réfléchit, puis, se tournant vers Trochu
: Vous avez entendu le prince Napoléon,
dit-il. Est-ce que vous accepteriez cette mission ? Sans hésiter, et pénétré de la certitude raisonnée que le dernier effort de la lutte se, ferait sous Paris, qui devenait ainsi le réduit, la réserve de nos places fortes du Nord et de l'Est, Trochu accepta la terrible mission de gouverner Paris pendant le siège qui allait commencer. Il n'y eut, de la part de la conférence, ni objection ni contradiction, et les propositions du général furent adoptées. L'avis télégraphique de ces décisions fut immédiatement adressé à l'impératrice régente et an ministre de la guerre, comte de Palikao. Avant de montrer commuent une sorte de fatalité s'opposa à l'exécution de mesures qui eussent pu sauver la France, si ce n'est la dynastie impériale, il convient de dire un mot de la physionomie des principaux assistants à la conférence de Châlons. L'empereur était courtois et bienveillant, remarquablement
calme, mais comme absorbé et presque muet, sans initiative, et avec l'air
d'un homme qui, vieilli et désabusé, s'abandonne aux hasards de la fortune.
Le prince Napoléon, qui-portait assez mal l'uniforme des généraux en campagne,
était au contraire animé et maitre de lui. Trochu lui attribue l'idée de
cette conférence où s'étaient présentées les -solutions suprêmes. Ayant
témoigné une opposition formelle à la guerre du Mexique et à la guerre contre
la Prusse, le prince avait, en ce moment, aux yeux de l'empereur, l'autorité
d'un homme qui voit confirmer son opinion par les événements eux-mêmes. Sa ferme attitude, déclare le général, sa logique et intelligente discussion des hauts intérêts
sur lesquels il s'agissait de statuer, m'autorisent à dire qu'il n'y eut à
Châlons d'autre Napoléon que lui. Quant au maréchal de Mac-Mahon,
la grande personnalité militaire qui effaçait là toutes les autres, on
attendait anxieusement son avis. Il n'en formula aucun. Immobile sur son siège, dit Trochu, il semblait écouter attentivement, mais demeurait
silencieux et comme désintéressé dans l'examen, la discussion et le choix des
moyens que nous suggérions pour résoudre cet effrayant problème...
Cependant, par quelques signes approbatifs, par quelques paroles qu'il
échangea au dernier moment avec le général Schmitz, au sujet des deux lignes
de retraite sur Paris pour son armée, le général Trochu est enclin à croire
qu'il adhérait sans réserve à ses propositions. Le maréchal de Mac-Mahon
était avant tout prêt à obéir. S'il gardait le silence, ce n'est pas qu'il
n'eût compris toute sa responsabilité. II savait bien que, quel que fût le
parti auquel il dût se rendre, sa conduite serait blâmée ; s'il n'arrivait
pas à temps pour secourir Bazaine et s'il était battu par l'ennemi survenu en
forces, ou s'il revenait directement sur la capitale, il devait être
fatalement l'objet des critiques implacables des uns et des autres. Ceux-ci,
au lendemain des événements, lui reprocheraient une marche néfaste dans la
direction des Ardennes ; ceux-là, au cœur même des événements, lui
reprocheraient d'avoir abandonné Bazaine et flanqué ainsi l'occasion de
vaincre l'ennemi. Voilà ce qui rendait Mac-Mahon soucieux et silencieux. Nul
ne connaîtra jamais, a dit, après la guerre, la maréchale à l'un de nos amis
communs qui m'a rapporté ce propos, les angoisses et les perplexités du
Maréchal en ces terribles jours. Au vicomte d'Harcourt, son officier d'ordonnance, il disait en revenant de la conférence et en rappelant les propos de Rouher et de Saint-Paul, l'un des plus enragés bonapartistes : Les malheureux ! ils vont nous conduire à l'abîme ? Oh ! la politique ! la politique ! Dès son retour d'Algérie, il n'avait pas caché ses inquiétudes et prévoyait les désastres. De son côté, le général Schmitz se rangea à l'avis du prince Napoléon avec une ferme conviction et une compétence indiscutable. La conférence avait abouti à une décision dont voici les termes : Le général Trochu, nommé gouverneur de Paris, et commandant en chef, partira immédiatement pour Paris. Il y précédera l'empereur de quelques heures. Le maréchal de Mac-Mahon se dirigera avec son armée sur Paris. Mais on allait perdre en hésitations et en contre-ordres les dernières heures de répit que, dans ce concours véritablement inouï de nos erreurs et de nos revers, la fortune voulait bien nous accorder. Le général Trochu, décidé cependant à ne pas encourir le moindre reproche de retard, remonte presque aussitôt en wagon. Pendant un arrêt de plusieurs heures à Épernay, où il croise un immense train chargé d'outils et de fascines, destiné aux premiers besoins du siège de Mayence, il rédige la proclamation destinée à la population de Paris. Il y disait que, dans le péril où se trouvait la patrie, l'empereur, qu'il précédait de quelques heures, l'avait nommé gouverneur de Paris. Il faisait, dans les termes les phis nobles, appel au courage, au patriotisme, à la sérénité grave et recueillie d'une grande cité, et pour accomplir une œuvre si difficile qui lui valut tant de colères et tant d'injures imméritées, il adoptait la vieille devise bretonne : Avec l'aide de Dieu pour la Patrie ! Arrivé à Paris à minuit, il se rend aux Tuileries pour présenter à la régente la lettre par laquelle l'empereur l'avait nommé gouverneur. Il est introduit par M. Chevreau. L'impératrice avait à côté d'elle le vice-amiral Jurien de la Gravière. Trochu lui expose sa mission. Debout, l'œil ardent, nerveuse, les joues colorées, elle lui demande avec ironie s'il ne conviendrait pas d'appeler les princes d'Orléans. Le général ne saisit point d'abord la portée d'une proposition qui semblait faire de lui l'un des principaux agents de l'orléanisme et demeure stupéfait, lorsque l'amiral le pousse vivement vers l'impératrice, en disant : Donnez, Madame, toute votre confiance au général. Il la mérite ! Mais l'impératrice répond avec véhémence : Ceux qui ont conseillé à l'empereur les résolutions que vous m'annoncez sont ses ennemis. L'empereur ne reviendra pas à Paris... il n'y rentrerait pas vivant ! L'armée de Châlons fera sa jonction avec celle de Metz. L'impératrice avait raison de croire que les plus grands dangers eussent menacé l'empereur, s'il fût rentré. Mais, en admettant que Napoléon ne pût revenir à Paris, l'armée de Châlons mirait dû se concentrer sous les murs de la capitale. C'eût été peut-être le salut de la France et celui de l'Empire. Mais contrairement aux résolutions prises, Paris allait être une ville assiégée, sans armée active de soutien, c'est-à-dire condamnée, après une défense plus ou moins obstinée et qui devait être admirable, à une capitulation certaine. D'autre part, le maréchal Bazaine, qui promettait au maréchal de Mac-Mahon de faire sa jonction avec lui en suivant la ligne des places du Nord par Mézières et Sedan, devait faire semblant de sortir de Metz et laisser volontairement écraser son vaillant et infortuné camarade, comme il avait osé le faire le 6 août pour Frossard et le 18 pour Canrobert. Le ministre de la guerre, le général Palikao, qui admit, sinon conseilla les résolutions de l'impératrice, dit ensuite à Trochu que le plan d'opérations admis par la conférence de Châlons était mal entendu, et que les idées du général sur la guerre lui paraissaient fausses. Il déclara qu'il s'opposait absolument à la retraite sur Paris de l'année de Châlons et décida qu'elle devait se porter au-devant de celle de Metz et coopérer avec elle... Il osa ajouter que le siège de Paris n'était qu'un futur contingent auquel il pourvoirait avec les compagnies de marche, les mobiles et la garde nationale. Vainement Trochu essaya-t-il de lui faire comprendre que tout ce qui serait dirigé vers le théâtre de la guerre, corps constitués, corps isolés, matériel, approvisionnements, tout enfin irait tomber et disparaître dans un gouffre ; que Paris était, dans la crise actuelle, le vrai, l'unique centre possible de la défense nationale. La peur des Parisiens et d'une révolution, inévitable cependant, rendit le ministre sourd à tous les raisonnements. L'impératrice et son Conseil détournèrent donc l'empereur de la résolution qu'il avait prise, à ses risques et périls, de rentrer à Paris et de ressaisir le gouvernement. Il faut constater ici que l'impératrice, après la révolution imposée par elle au sujet de la guerre le 14 juillet à Saint-Cloud, a assumé une nouvelle et bien redoutable responsabilité. Certes, la situation semblait inextricable. Si la régente laissait revenir l'armée de Châlons avec l'empereur sur Paris, elle provoquait infailliblement une émeute dans la capitale. On blâmerait l'abandon de Bazaine, le seul qui, croyait-on alors, pût sauver la France. On crierait même à la trahison et l'on dirait qu'une armée prétorienne venait sous les murs de la capitale uniquement pour sauver l'Empire discrédité et déjà ruiné par les premiers revers. Tous les périls, tous les désordres étaient à craindre. Mais si Napoléon III n'accompagnait pas l'armée de Mac-Mahon, ou ne rentrait pas à Metz, on dirait qu'il avait lui-même proclamé sa propre déchéance. D'autre part, n'était-ce pas acte d'audace et presque de folie que d'envoyer, sans des indications précises vers un but peu déterminé, une année qui n'avait que l'espoir incertain de devancer l'ennemi et de donner la main à l'armée de Bazaine ? Toute ces considérations étaient effrayantes et faisaient ressortir une fois de plus combien avait été imprudente et regrettable une déclaration de guerre prématurée. Dans son discours du 13 juin 1871 à l'Assemblée nationale le général Trochu précisa les faits. Il raconta que, dans la nuit du 18 août, il était arrivé aux Tuileries et avait trouvé la régente pleine de fermeté, pleine de courage, mais exaltée et défiante de lui. Elle savait que l'empereur voulait revenir et elle dit : Général, les ennemis seuls de l'empereur ont pu lui conseiller ce retour à Paris. Il ne rentrerait pas vivant aux Tuileries. Le général répondit qu'il avait contribué avec le prince Napoléon, le maréchal de Mac-Mahon et d'autres généraux à faire considérer ce retour comme un acte de virilité gouvernementale. Il avait accepté le mandat périlleux de venir annoncer cette nouvelle à la population. L'armée de Mac-Mahon allait former un gouvernement de défense pour sauver le pays. Non, général, dit la régente, l'empereur restera à Châlons. — Mais alors, madame, la convention en vue de laquelle je viens ici n'a plus cours. L'empereur m'envoyait pour le défendre, et il ne me suit pas ! — Vous défendrez Paris, vous remplirez votre mission sans l'empereur. — Madame, je défendrais Paris sans l'empereur, et j'apporte ici la proclamation par laquelle j'annonce qu'il m'a nommé gouverneur ?... — Il ne faut pas que le nom de l'empereur figure dans une proclamation à l'heure présente — Mais, madame, je représente l'empereur. J'ai dit que je venais le défendre ; je ne puis pas parler à la population de Paris sans mettre l'empereur devant moi et sans dire que c'est par son ordre que je viens défendre la capitale. — Non, général, il y a, croyez-moi, des inconvénients dans l'état des esprits à Paris à laisser subsister cette indication. Et le général Trochu termina son récit par ces mots : Et l'indication disparut. Depuis, l'impératrice a fait observer que l'éventualité du
retour de l'empereur ayant été écartée, il fallait nécessairement modifier la
première phrase de la proclamation et a reproché au général Trochu de l'avoir
représentée comme une ambitieuse prête à trahir le pays et l'empereur et de
lui avoir prêté un rôle odieux. Le général s'est vivement défendu d'avoir eu
à son sujet de semblables pensées. Bien qu'elle eût
voulu, dit-il, la guerre de 1870, devant
laquelle l'empereur reculait instinctivement, je l'ai toujours regardée comme
une âme résolue et capable de sacrifice. Il l'a vue le matin du 4
Septembre et il en a dit : L'impératrice a montré du
calme, du caractère, du cœur, des sentiments bien plus français qu'impérialistes.
Je veux lui rendre ici cette justice : elle est réellement courageuse et
envisage le malheur avec une ferme dignité. Les ennemis de Trochu l'ont accablé d'injures et d'outrages odieux. Ils n'effaceront pas les éloges de Mac-Mahon qui l'a reconnu pour un homme de cœur et pour un homme d'honneur, ceux du comte de Maillé, et de son ancien chef, le général Bugeaud. Il n'est pas inutile non plus de rappeler ce que Mgr Dupanloup a écrit à Lachaud, l'avocat des adversaires acharnés de Trochu, le 7 avril 1872 : C'est une des âmes les plus désintéressées et les plus intrépides que j'aie jamais rencontrées. Je lui suis demeuré fidèle, comme fidèle il est demeuré à lui-même et à la France. Ah ! sans doute, il ne l'a pas sauvée. Mais si je vois ceux qui l'ont perdue, je demande où sont ceux qui l'ont sauvée et j'honorerai jusqu'à la fin ceux qui ont vaillamment combattu pour elle. Le ministère Palikao et la régente empêchèrent donc l'empereur de rentrer à Paris et forcèrent la malheureuse armée de Châlons à marcher sur Metz, au-devant d'un maréchal de France qui oubliait tous ses devoirs pour pactiser avec l'ennemi. On condamna l'héroïque Mac-Mahon à accepter l'effrayante résolution d'aller avec cent quarante-cinq mille hommes, très braves assurément, mais mal organisés et mal équipés, contre une année victorieuse qui comptait près de deux cent cinquante mille combattants. Il a été affirmé par quelques écrivains que l'impératrice avait envoyé le colonel baron Stoffel à l'armée de Châlons et lui avait donné pour mission d'intercepter toute dépêche de nature à modifier le plan imposé au maréchal de Mac-Mahon, c'est-à-dire de marcher au secours de Bazaine et de ne point revenir sur Paris. Si cela était vrai, la responsabilité de l'impératrice dans le désastre de Sedan serait ipso facto démontrée. Cela est faux. Mais voici, d'après les textes mêmes et d'après les faits, ce qui s'est passé réellement. Mac Mahon était arrivé le 17 août au camp de Châlons et s'était adjoint le colonel Stoffel à cause des connaissances spéciales de cet officier sur les armées allemandes et des services qu'il pouvait rendre au sujet de la composition et des mouvements des forces ennemies. Le 18 août, on apprit que Bazaine, après la bataille de Gravelotte qu'il aurait pu gagner en secourant à temps nos troupes engagées, s'était replié sur Metz, tout en promettant de reprendre deux jours après sa marche sur Verdun, ce qui redoubla les perplexités de .Mac-Mahon, car l'armée du prince royal de Prusse n'était plus qu'à quelques marches du camp de Châlons. Entrevoyant que sa propre année était hors d'état d'entreprendre une campagne à fond, il inclinait à la rapprocher de Paris. Lui demander de débloquer Bazaine, c'était, à son avis, le conduire à une défaite certaine. Mais Mac-Mahon comptait sur une dépêche de Metz pour éclaircir la situation et le mettre à même de diminuer sa responsabilité. Stoffel obtint d'envoyer auprès de Bazaine deux agents hardis, familiers avec la langue allemande. A ce moment même, on apprit que l'armée du prince royal n'était plus qu'à 44 kilomètres du camp de Châlons. Mac-Mahon résolut alors de se porter sur Reims. Le 21 août, il se rendit auprès de Napoléon et lui démontra qu'il importait de conserver à la France la seule force qu'elle eût encore disponible : l'armée de Châlons capable d'encadrer deux cent cinquante mille à trois cent mille hommes, et Napoléon approuva ce sage conseil. Les ordres de marche sur la capitale furent donc expédiés. Malgré les efforts de Rouher venu à Châlons pour demander que l'on allât au secours de Bazaine, espérant que quelques succès inattendus sauveraient la dynastie menacée, l'avis de couvrir Paris et de conserver à la France la seule armée disponible prévalut. Rouher parut se résigner et emporta avec lui une lettre de l'empereur qui expliquait le mouvement de retraite et une proclamation de Mac-Mahon. La lettre avait été écrite par Rouher sous la dictée de l'empereur. La voici. Elle était adressée à Mac-Mahon. Maréchal, Nos communications avec le maréchal Bazaine sont interrompues. Les circonstances deviennent difficiles et graves. Je fais appel à votre patriotisme et à votre dévouement et je vous confère le commandement général de l'armée de Châlons et des troupes qui se réuniront autour de la capitale et dans Paris. Vous aurez, maréchal, la plus grande gloire, celle de combattre et de repousser l'invasion étrangère ! Pour moi, qu'aucune préoccupation politique ne domine, autre que celle du salut de la patrie, je veux être votre premier soldat, combattre et vaincre, on mourir à côté de vous au milieu de mes soldats. Le maréchal avait accompagné cette lettre d'une proclama-lion dont voici la première version : Soldats, L'empereur me confie le commandement en chef de toutes les forces militaires qui, avec l'armée de Châlons, vont se réunir autour de la capitale. Mon désir le plus ardent aurait été de me porter au secours du maréchal Bazaine : mais, après un mûr examen, j'ai reconnu cette entreprise impossible dans les circonstances où nous nous trouvons. Nous ne pourrions nous rapprocher de Metz avant plusieurs jours. D'ici à cette époque le maréchal aura dû briser les obstacles qui l'arrêtent... Pendant notre marche vers l'Est, Paris aurait été découvert et une armée prussienne nombreuse pouvait arriver sous ses murs. Après les revers qu'elle avait subis sous le premier Empire, la Prusse a créé une organisation militaire qui lui permet d'armer rapidement son peuple et de mettre en quelques jours sous les armes sa population entière. Elle dispose donc de forces considérables. Les fortifications de Paris arrêteront le flot de l'ennemi et nous donneront le temps d'organiser et d'utiliser à notre tour toutes les forces militaires du pays. L'ardeur nationale est immense. La patrie est debout. J'accepte avec confiance le commandement que l'empereur me confère. Soldats, je compte sur votre patriotisme, sur Notre valeur, et j'ai la conviction qu'avec de la persévérance nous vaincrons l'ennemi et le chasserons de notre territoire. Rouher avait, de son côté, composé un autre projet de proclamation destinée à l'armée de Châlons : Soldats, L'empereur me confie les fonctions de général en chef de toutes les forces militaires qui, avec l'armée de Châlons, se réuniront autour de Paris et dans la capitale. Mon vif désir et nia première pensée étaient de me porter au secours du maréchal Bazaine, mais cette entreprise était impossible. Nous ne pouvions nous rapprocher de Metz avant plusieurs jours. D'ici à cette époque, le maréchal Bazaine aura sans doute brisé les obstacles qui l'arrêtent. D'ailleurs, pendant notre marche directe sur Metz, Paris restait découvert et une armée prussienne nombreuse pouvait arriver sous ses murs. Le système des Prussiens consiste à concentrer leurs forces et à agir par grandes masses. Nous devons imiter leur tactique. Je vais vous conduire sous les murs de Paris qui forment le boulevard de la France contre l'ennemi. Sous peu de jours l'avinée de Châlons sera doublée. Les anciens soldats de vingt-cinq à trente ans rejoignent de toutes parts. L'ardeur nationale est immense... Ce projet de proclamation finissait comme le premier texte du maréchal. Il fut adopté et l'on convint que le Cabinet le ferait paraître en même temps que la lettre de Napoléon. Le 22 août, Mac-Mahon signa les ordres de marche sur Paris. Mais le maréchal changea d'avis, parce qu'un rapport de Bazaine, expédié le 20 août, le surlendemain de la bataille de Saint-Privat, et remis le 22 août à l'empereur, disait qu'après le groupement de l'armée du Rhin sur la rive gauche de la Moselle, il comptait prendre la direction du Nord et se rabattre, par Montmédy, sur la route de Sainte-Menehould à Chatons, si cette roule n'était pas fortement occupée. Dans ce cas alors, il continuerait sur Sedan et même Mézières pour gagner Chatons. Le maréchal reçut communication de cette dépêche et, croyant à la sincérité de Bazaine et à sa détermination sérieuse de se mettre en route de façon à être rejoint par lui aux environs de Montmédy, il donna l'ordre de partir le lendemain dans la direction de l'Est[17]. Il instruisait de sa décision le ministre de la Guerre et prévenait Bazaine qu'il marchait dans la direction de Montmédy. Or, dans cette même journée du 22, arrivaient trois dépêches de Bazaine pour l'empereur, le ministre de la Guerre et le maréchal de Mac-Mahon, que le commandant en chef de l'armée du Rhin avait remises à un émissaire et qui disaient que l'armée se ravitaillait sous Metz. Bazaine informait encore une fois Mac-Mahon qu'il suivrait probablement, pour le rejoindre, la ligne des places du Nord et le préviendrait de sa marche, s'il pouvait entreprendre cette marche sans compromettre l'armée. C'est cette dépêche que le colonel Stoffel a été accusé d'avoir interceptée sur les ordres de l'impératrice ; car, a-t-on dit, si Mac-Mahon avait reçu la dépêche de Bazaine, sa rédaction ambiguë, l'hésitation dont elle était empreinte, lui auraient fait arrêter le mouvement vers l'Est, empêché la catastrophe de Sedan et peut-être sauvé Paris. Or, est-il vrai que ce document ne parvint jamais à son adresse ? Est-il vrai que le colonel Stoffel ne communiqua à son chef ni l'original ni la copie qu'il avait eus entre les mains ? Est-il vrai enfin qu'il a agi ainsi pour empêcher le retour de Napoléon à Paris, que l'impératrice redoutait par-dessus tout ? C'est au colonel Stoffel que les agents Miès et Rabasse qui avaient reçu du colonel Massaroli, à Longwy, la dépêche de Bazaine, furent envoyés à Reims. Stoffel affirme[18] hautement que cette dépêche fut expédiée de Reims à Courcelles et portée au château qu'occupaient Mac-Mahon et les deux états-majors. Je demandai si la dépêche avait été déchiffrée et communiquée au maréchal. Il me fut répondu affirmativement, et trouvai, en effet, sur une table de travail, une traduction complète de la dépêche... Cependant, le général de Vaulgrenant et le vicomte d'Harcourt, officiers d'ordonnance du maréchal, m'ont affirmé ne l'avoir pas vue. Le colonel Stoffel croit pouvoir attester que cette dépêche, qui n'apprenait rien de nouveau et n'avait rien d'ambigu, ne frappa ni le maréchal ni son chef d'état-major, et que Mac-Mahon ne songea pas à modifier, un seul instant, ses projets. Bazaine n'y disait rien de plus que dans les dépêches antérieures, si ce n'est qu'il préviendrait de sa marche au cas où il pourrait l'entreprendre sans compromettre l'avinée. Avis presque oiseux, car il allait de soi que Bazaine ne se mettrait pas en mouvement avec cent soixante-dix mille hommes sans en informer son subordonné, le commandant eu chef de l'armée de Châlons. Dans la dépêche précédente que connaissait Mac-Mahon, il avait dit qu'il suivrait la direction du Nord en se rabattant sur Montmédy, si la route n'était pas fortement occupée. Tout ce plan était donc conditionnel. Le général Zurlinden qui a consacré à l'étude de cette question délicate un article spécial — le Gaulois du 22 août 1907 — soutient au contraire que la réserve de Bazaine était des plus importantes. Il n'accuse pas Stoffel d'avoir dissimulé la dépêche, mais il l'accuse de négligence. C'est ce que m'a déclaré le général de Vaulgrenant, qui croit personnellement à un fâcheux oubli. Zurlinden reproche à Stoffel d'avoir classé la dépêche qu'il avait trouvée toute déchiffrée sur sa table et de s'être contenté de penser qu'elle avait été communiquée au maréchal. Le général ne pense pas qu'elle eût pu amener un contre-ordre à la marche du 23 vers l'Est, mais qu'elle aurait empêché Mac-Mahon de commencer son opération avec la persuasion que Bazaine était décidé à quitter Metz ou peut-être déjà en route. Jointe à la connaissance du caractère de Bazaine, elle aurait pu faire prévoir que le commandement de l'armée de Metz ne sortirait pas du camp retranché ; qu'il louvoierait là, comme il l'avait fait au Mexique, et que, par suite, la marche de l'armée de Châlons vers l'Est était non seulement périlleuse, mais inutile. La dépêche du 20 août aurait donné à Mac-Mahon l'occasion de réfléchir longuement, et en toute connaissance de cause, à l'étendue de ses devoirs, à la gravité de ses responsabilités envers la France... Or, Mac-Mahon avait déjà vu et compris tout cela, car il a dit dans l'instruction du procès de Bazaine : Il est probable que, même après la réception de la dépêche, j'aurais continué ma marche vers la Meuse. Ce sont les ordres réitérés du ministre de la Guerre qui ont brusqué sa résolution. Les nouvelles observations de Mac-Mahon, même appuyées sur l'hésitation qui parait se manifester dans la dépêche du 20 août, n'eussent pas plus été écoutées que les précédentes. Le ministère Palikao voulait à tout prix écarter l'empereur de Paris, même suivi de l'armée de Châlons, et il comptait en outre sur une victoire. Mais il est faux de soutenir que la dépêche a été soustraite par un officier complaisant sur l'ordre de l'impératrice. Rien de sérieux ne prouve cette grave assertion. Cependant, le rapport du général de Rivière sur l'affaire Bazaine devant le premier conseil de guerre séant à Trianon, accuse formellement le colonel Stoffel d'avoir intercepté la dépêche de Bazaine à Mac-Mahon, en s'associant à une manœuvre destinée à tromper son propre chef. Le rapporteur, comme beaucoup de personnes, croyait que l'empereur, n'ayant pas remis de bonne foi le commandement au maréchal, continuait à recevoir les dépêches avant lui, en se réservant de les communiquer ou de les garder, et lui dérobait la direction des opérations, tout en lui laissant la responsabilité. Cité comme témoin au procès de Bazaine, alors que s'il eût été vraiment coupable, il eût dû être traduit devant un conseil de guerre pour être jugé, le colonel Stoffel s'éleva avec violence contre les dires du général de Rivière, et, ayant refusé de rétracter ses propos, fut envoyé devant le tribunal correctionnel de Versailles qui, pour outrage à un fonctionnaire, le condamna à trois mois de prison. Le commissaire du gouvernement à Trianon, le général Pourcet, précisa l'accusation du général de Rivière et affirma que le colonel Stoffel aurait détruit, brûlé ou lacéré la dépêche qui, par suite, n'était pas parvenue au maréchal de Mac-Mahon ; il faisait, en conséquence, les réserves nécessaires pour exercer contre le colonel telles poursuites qu'il conviendrait. Dès le 5 novembre, ne voulant pas rester sous le coup de cette accusation, le colonel Stoffel demanda par voie officielle à être traduit devant un conseil de guerre. Le ministre ordonna, en conséquence, d'instruire l'affaire, et au bout d'une instruction de six mois, informa le colonel, le 16 juillet 1873, qu'après examen de la procédure suivie contre lui, il avait rendu une ordonnance de non-lieu. Voilà à quel résultat aboutissaient les accusations des généraux de Rivière et Pourcet. On ne peut donc pas. reprocher à Stoffel d'avoir soustrait la dépêche du 20 août, dépêche qui, de l'aveu de Bazaine lui-même, n'était que la répétition même de celle qu'il avait envoyée la veille à l'empereur, avec plus de détails, et que Mac-Mahon avait lue. Il importe d'ajouter qu'au procès de Trianon, ni ailleurs, nul n'avait accusé l'impératrice d'avoir poussé Stoffel à une soustraction de dépêches. Tout au plus soupçonnait-on l'empereur d'avoir peu éclairé Mac-Mahon sur la situation exacte de l'armée du Rhin, et d'avoir amené Stoffel à agir de même, ce que les débats de Trianon n'ont d'ailleurs pas démontré. On a dit aussi que Stoffel avait été placé auprès de Mac-Mahon par Palikao pour le pousser quand même à marcher au-devant de Bazaine, mais sans qu'on ait pu donner des preuves certaines à cet égard. Il est donc hors de doute, comme je l'ai démontré plus haut, que le maréchal de Mac-Mahon voulait spontanément revenir sur Paris. S'il a changé d'avis, c'est qu'une dépêche de Bazaine lui av..it fait croire à la jonction possible des deux armées. Si, au dernier moment, il a repris tristement la route de Montmédy, c'est sur la volonté même de la régente et sur l'ordre du ministre de la Guerre ainsi conçu : Au nom du Conseil des ministres et du Conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine, en profitant des trente heures d'avance que vous avez sur le prince royal de Prusse. A quelques jours de distance, le même ministre se donnait à lui-même un démenti, car il avait mandé à Mac-Mahon le 19 : Je suis trop éloigné du centre de vos opérations pour vous indiquer les mouvements à exécuter. Je vous laisse libre d'agir comme vous l'entendrez. Et voici maintenant qu'il indiquait avec une précision surprenante l'avance que Mac-Mahon devait avoir sur le prince de Prusse et l'empêchait ainsi de ramener la seule armée disponible qui eût encadré merveilleusement les forces réunies à la hâte dans la capitale et rendu le siège presque impossible. Cette dépêche de Palikao, qui prescrivait la marche vers l'Est, prouve, à elle seule, que jamais l'impératrice n'a fait soustraire par Stoffel la dépêche du 20 août, puisqu'elle tendait au même but. Elle démontre aussi que, dans la crainte de voir rentrer l'empereur avec l'armée, — ce qui eût déchaîné la révolution, — la régente et Palikao ont délibérément préféré la marche aventureuse de cette armée vers l'Est, c'est-à-dire vers l'abîme de Sedan. Mac-Mahon, dit Napoléon, obéit. Tout ce qui ressemblait à un sacrifice pour le bien public allait à son âme élevée. La situation était terrible pour la France. Les batailles de Borny, de Rezonville et de Saint-Privat, perdues par la faute de Bazaine qui avait refusé de donner, au moment décisif, à des troupes héroïques l'appui qui leur aurait assuré la victoire, la marche inopportune et dangereuse imposée à Mac-Mahon par le gouvernement de Paris, l'état lamentable de l'empereur qui, malade, affaibli, dépourvu de toute autorité, était une gêne et un danger pour les troupes, les discussions et les récriminations ardentes de la Chambre, les querelles des partis, les menaces et les troubles de la rue, tout était fait pour inspirer les plus mortelles inquiétudes. Quel homme eût été alors assez puissant pour gouverner ? Et c'était à une femme que ce fardeau incombait ! Cependant la régente ne voulait pas désespérer. Ceux qui l'entendirent à cette époque furent frappés de son énergie et de son sang-froid : Elle est ferme comme un roc, écrivait alors Mérimée à Panizzi, bien que certes elle ne se dissimule pas l'horreur de sa situation. Les dépêches, qui se succédaient sans trêve et donnaient raison à ceux qui avaient critiqué l'incurie et l'imprévoyance du gouvernement, avaient déjà décidé du sort de l'Empire. Au 9 août, l'opposition avait proposé la formation d'un Comité exécutif pour repousser l'invasion étrangère, mais n'avait alors réuni que 53 voix contre 190. Les événements devinrent bientôt si graves qu'à la participation du Parlement au pouvoir exécutif, proposée par le Corps législatif, allait rapidement s'ajouter la déchéance. Le 2 septembre, dans l'après-midi, le prince de la Tour
d'Auvergne eut la cruelle mission d'informer la régente de la défaite de
Sedan et de la captivité de t'empereur. Vous mentez,
monsieur ! lui cria l'impératrice frémissante. Il est mort !... Un instant après, — il était quatre heures, —
M. de Vougy lui remettait cette dépêche : L'armée
est défaite. Moi-même je suis prisonnier. — Napoléon.
Le désastre était donc irrécusable. Mais l'heure, si douloureuse qu'elle fût,
ne convenait pas aux lamentations. Il fallait
essayer de se défendre à tout prix. L'impératrice eut le courage de taire la
sinistre nouvelle et de chercher à agir. Elle résolut de s'adresser à Thiers
comme au seul homme capable de sauver la situation et elle lui envoya
successivement Mérimée, le chambellan d'Ayguesvives, le prince de Metternich.
A chacun de ces messagers, Thiers fit la même réponse : Il est trop tard ! M. Augustin Filon, qui n'est point suspect de sympathie pour Thiers, reconnaît lui-même que celui-ci ne pouvait rien pour l'Empire. Un courant plus fort que toutes les volontés emportait les hommes et les événements[19]. D'après le journal du comte d'Haussonville qui, suivant la
propre assertion de Thiers, était chargé de faire
ses Mémoires, ce ne serait pas le 2 septembre que Thiers avait été
engagé par Mérimée à venir au secours de l'Empire, mais les 18 et 20 août.
C'est par lettre que la demande tout d'abord lui en avait été faite et en
voici le post-scriptum : Soyez bien assuré que l'on
ne cède à aucune préoccupation personnelle. On est exclusivement préoccupé
ite ce que regarde le salut du pays. Cela paraissait vrai. Car, vingt
fois depuis la déclaration de guerre, et surtout depuis les premiers revers,
l'impératrice ne cessait de répéter : Ne songeons
qu'à la France ! Mérimée vint voir une première fois Thiers et lui dit
: L'impératrice vous demande conseil. Elle sait que
vous êtes bon citoyen. Elle ne doute pas que les avis que vous lui donnerez
seront pour le mieux du pays. Elle espère donc que vous ne les lui refuserez
pas. Thiers aurait répondu : Oui, je suis bon
citoyen ; oui, je donnerais volontiers des conseils à n'importe qui, dans
n'importe quelle situation, et il ne dépendrait pas de moi que ces conseils
ne fussent pour le mieux de notre pays. Il se laissa aller, pendant
quelques instants, à rappeler tous ses griefs contre l'Empire qui l'avait
traité en ennemi et redit son ressentiment contre ce régime et une politique
qui avaient conduit la France aux abîmes, puis il s'écria : Venir demander des conseils au moment où ce régime et
cette politique portent leurs fruits les plus amers, c'est se créer pour
soi-même et pour celui à qui l'on s'adresse in extremis une situation
impossible. Que pourrais-je dire que je n'aie déjà dit ? Et découvrant
toute sa pensée, il prononça le mot d'abdication. Mérimée fit comme un bond
en arrière, mais ce mot, Thiers le répéta et l'accentua. Dans un second entretien qui eut lieu le 20 août, Mérimée
sollicita de nouveau un avis suprême. Thiers se défendit d'en donner,
redoutant qu'on ne crût pas à sa sincérité. Je ne
donnerais pas moi-même, dit-il, des conseils
d'un esprit tranquille. Je remercierais de la preuve de confiance, mais je
devrais m'abstenir. Ayant à juger l'impératrice, voici ce que Thiers
en disait plus tard : Elle s'est bien conduite sur
le trône. Elle est légère, mais non dépourvue d'orgueil et d'ambition. Dans
ses moments de détresse, elle songe à sacrifier son mari afin de sauver son
enfant. Et M. d'Haussonville ajoutait : Ce
jugement est à peu près celui que je porte sur elle d'après ce que j'ai
entendu dire. Elle doit avoir l'âme espagnole. Elle avait l'âme
espagnole et française, et son énergie, son courage en ces jours d'angoisses
et de péril sont à noter. On m'a demandé d'abdiquer,
disait-elle, mais comment aurais-je pu le faire ?
J'étais toute disposée à remettre entre les mains des représentants du peuple
tous mes pouvoirs de régente, mais il me semblait : nécessaire dans l'intérêt
du pays que la régence fût nominalement maintenue, car l'unique chose qui
devait nous préoccuper, c'était la situation militaire, c'était l'ennemi.
Pour la défense du pays, j'étais prête à aider n'importe quelles personnes,
pourvu qu'elles possédassent la confiance de la nation. Puis se
roidissant contre une invitation à quitter son poste : C'est ici que j'ai été placée par l'empereur. C'est ici
que sont concentrés tous les intérêts de l'armée et du pays. Il est de mon
devoir de rester. Le 3 septembre au soir, le comte d'Ayguesvives vint
spontanément voir Thiers. Il était très attaché à l'impératrice. Avec une
délicatesse extrême, il demanda : Que doit faire
cette femme infortunée, si malheureuse comme épouse et comme mère ? — Dites-lui, répondit Thiers, que mes amis et moi nous ne
sommes pas les ennemis qu'on lui a dépeints. J'affirme quelle ne rencontrera
chez nous que déférence et respect... A mon
sens, en prolongeant son séjour à Paris, elle prolongera une situation qui
n'a pas été jusqu'ici sans dignité, qui demeurera, je l'espère, sans danger,
mais qui ne me parait avantageuse ni pour elle, ni pour le pays. Les
bonapartistes ont reproché à Thiers sa dureté. Cela est injuste. Qu'aurait-il
pu faire en faveur de l'Empire, au moment où tout s'écroulait et où ses
meilleurs amis reconnaissaient eux-mêmes que la partie était perdue ? La terrible nouvelle de la capitulation de Sedan et de la reddition de Napoléon III s'était déjà répandue dans Paris. L'agitation était immense et les passions surexcitées. Sur les boulevards, ce n'était qu'un seul cri : La déchéance ! La déchéance ! Alors l'opposition, M. de Kératry en tête, alla trouver le président Schneider et l'invita à convoquer immédiatement le Corps législatif. Mais M. Schneider, croyant que l'on pouvait encore se rattacher à la régente et au prince impérial, cherchait visiblement à gagner du temps. Il aurait voulu associer directement le Corps législatif à la défense du pays et lui donner une part du pouvoir exécutif. Jules Favre et ses amis préparaient une Commission de gouvernement où ils pensaient à faire entrer le général comte de Palikao, Schneider et Thiers. La séance fut enfin fixée par le président à minuit, 4 septembre, et s'ouvrit en réalité à une heure du matin. M. Martel avait vainement insisté auprès de M. Schneider et ses ministres pour que la séance de nuit fût décisive, pour que l'on votât la proposition de Thiers qui demandait que vu les circonstances on nommât une Commission de gouvernement et de Défense nationale. Comme on n'avait pu s'entendre sur la Commission de gouvernement, Jules Favre et vingt-sept de ses collègues déposèrent une demande de déchéance de Louis-Napoléon et de sa dynastie, contre laquelle une seule voix, celle de M. Pinard, s'éleva. Puis la séance, à part cette interruption, fut, dans un silence impressionnant et au bout de line minutes, renvoyée à midi, sans qu'on statuât sur rien. Au milieu d'événements si graves, dit le comte Daru, le Corps législatif aurait dû aviser sans retard aux moyens de conjurer les périls dont la France était menacée... Il était fort dangereux de laisser s'écouler douze heures entre le moment où le cri de déchéance avait retenti à la tribune et le moment où ce cri, répété comme un écho sur toutes les places et dans toutes les rues, allait aider au soulèvement des faubourgs. Après la suspension de la séance de nuit, M. Buffet, demeuré dans la salle des conférences, chercha. avec quelques-uns de ses amis le moyen de tirer parti de l'ajournement et, ainsi que nous l'a rapporté le baron de Courcel dans l'éloquente notice qu'il a consacrée à ce grand Français[20], il eut la pensée de faire adresser par l'impératrice un message au Corps législatif, par lequel elle déclarerait remettre à cette assemblée la direction des affaires et l'inviterait à nommer une Commission de gouvernement, avec la promesse de consulter la France après la guerre. Voici quel dit été ce message : Depuis le départ de l'empereur, je gouverne en vertu de pouvoirs délégués et limités. Ces pouvoirs sont devenus insuffisants. Je ne puis en demander de nouveaux, de plus étendus à l'empereur, puisqu'il a cessé d'être libre, ni au pays, puisque le pays ne serait pas en mesure de répondre assez promptement à mon appel. En conséquence, je remets au Corps législatif, seul corps issu du suffrage universel, l'exercice du pouvoir exécutif qui m'est confié et j'invite le Corps législatif à constituer une Commission de gouvernement. Le pays sera consulté dans le plus bref délai possible et avisera. M. Buffet espérait que la pensée d'un tel message serait favorablement accueillie par un grand nombre de membres appartenant à des fractions diverses de la Chambre. Communiqué à M. Schneider, ce projet reçut son approbation. Pendant que les députés se réunissaient au Corps législatif dans la matinée du 4 septembre pour examiner un projet élaboré au Conseil des ministres et tendant à faire élire par l'Assemblée un Conseil de régence exerçant le pouvoir exécutif sous la présidence du général de Palikao ; pendant que les groupes étudiaient encore la proposition de Thiers relative à la création d'une Commission de gouvernement et de Défense nationale, le président du Corps législatif priait MM. Buffet, Alfred Le Roux, Daru, Dupuy de Lôme, Kolb-Bernard, Genton, de Talhouët, de Piennes et d'Ayguesvives de venir vers midi aux Tuileries soumettre leur proposition à l'impératrice. M. Buffet essaya alors de faire comprendre à la régente que sa proposition était le seul moyen de réserver l'avenir et de conserver au Corps législatif l'autorité suffisante pour dominer la situation. L'attitude de l'impératrice fut calme, et sa réponse très cligne. Elle déclara qu'elle ne pouvait abandonner le poste où elle avait été placée par la confiance de l'empereur. Après les épreuves si effroyables
et si douloureuses que je viens de traverser, dit-elle, la perspective de conserver la couronne à l'empereur et à
mon fils me touche fort peu. Mais ce qui me touche extrêmement, c'est la
situation de la France. Ce qui me préoccupe uniquement, c'est de remplir dans
toute leur étendue, et en affrontant au besoin tous les périls, les devoirs
qui me sont imposés ; c'est de ne pas déserter, au moment le plus critique,
le poste qui m'a été confié. Elle demandait alors aux députés, en rappelant l'exemple des Cortès de Cadix, de se serrer autour du gouvernement et de s'unir pour repousser l'invasion. Si une défense énergique, ajoutait-elle, était reconnue impossible, je pourrais encore, mieux que tout autre, obtenir les conditions de paix les moins défavorables. Le représentant d'une grande puissance m'a offert hier de proposer aux États neutres de présenter une médiation sur cette double base : intégrité territoriale de la France, maintien de la dynastie impériale. J'ai accepté la première base, mais j'ai repoussé la seconde. Le maintien de la dynastie est une question purement intérieure, que la France seule a le droit de résoudre comme il lui convient, et dans laquelle je n'admettrai jamais l'immixtion d'une puissance étrangère. Le comte Daru qui avait assisté à l'entretien, a reconnu l'exactitude de ces paroles et y a joint celles-ci que sa mémoire avait conservées et que M. Buffet se rappela également : Dans le cas où l'on jugerait que la conservation du pouvoir entre mes mains est un obstacle à l'union de tous les Français et à l'intérêt de la défense, croyez-vous, messieurs, dit en terminant l'impératrice, que ce serait une prétention trop grande de la part d'une femme volontairement descendue du trône, que de demander à la Chambre l'autorisation de rester à Paris dans telle résidence que l'on voudrait bien lui assigner, pourvu qu'il lui fût donné de partager les souffrances, les périls et les angoisses de la capitale assiégée ?[21] Ce que la régente ne voulait pas, c'était paraître se soustraire à son devoir, ni laisser à l'étranger la possibilité d'intervenir dans nos affaires intimes. La guerre par lui, soit, disait-elle ; le choix d'un gouvernement, jamais ! Cette déclaration si nette de l'impératrice est à noter, car, dans les jours qui vont suivre, elle en fera la règle presque infaillible de sa conduite, quelles que soient les promesses captieuses ou les tentatives habiles dont elle sera l'objet. Elle alla même plus loin devant les députés. Si vous pensez, dit-elle, que je sois un obstacle, que le nom de l'Empire soit un obstacle au lieu d'être une force, prononcez notre déchéance ! Je ne me plaindrai pas. Je serai déchargée du lourd fardeau qui pèse sur moi et je pourrai me retirer avec honneur. M. Buffet ne peut se défendre d'admirer l'éloquente dignité de la régente. J'en ai été profondément ému et je suis certain que cette émotion était partagée par tous mes collègues. Mais comme l'impératrice revenait sur ce point que la meilleure conduite serait d'écarter toutes les questions politiques et de se serrer autour de son gouvernement pour faire face à l'ennemi, M. Buffet fut obligé de lui répondre que, dans l'état des esprits au dehors et au sein même de la Chambre, ce parti serait impraticable. Sur quoi l'impératrice, après quelques instants de réflexion, conclut ainsi : Je vous autorise à retourner au Corps législatif et à dire au général de Palikao et à ses collègues que je m'en rapporte complètement à eux et qu'ils sont libres de prendre la décision qui leur paraîtra le plus conforme aux intérêts du pays. Si mes ministres sont d'accord avec vous sur les mesures que vous me proposez de prendre, l'obstacle ne viendra pas de moi. Sur la demande d'un certain nombre de députés, le général de Palikao consentit à remplacer les mots le Conseil de régence par un Conseil de gouvernement et prévint l'impératrice qui adhéra à ce changement. Mais il était trop tard. Quoique Thiers, à une heure de l'après-midi, eût, pour maintenir l'union de tous les groupes, proposé cette rédaction : Vu les circonstances — au lieu de vu la vacance du pouvoir, — la Chambre nomme une Commission de gouvernement et de Défense nationale. Une Constituante sera convoquée dès que les circonstances le permettront, ce qui impliquait la déchéance fatale de l'Empire sans la proclamer ; la discussion dans les bureaux, de cette motion, de celle du gouvernement et de celle de l'opposition s'éternisa. Quand M. Buffet et ses amis sortirent des Tuileries, ils trouvèrent leurs collègues occupés à débattre le projet Palikao et les deux propositions Thiers et Jules Favre. Les circonstances les ramenèrent enfin à se rallier à la proposition Thiers qui aboutissait à la nomination d'une Commission de défense et de gouvernement composée de cinq membres élus par le Corps législatif. L'impératrice ne faisait point obstacle à cette décision. M. Martel, rapporteur de la commission, se rendait à la salle, des séances, lorsque l'envahissement eut lieu. Depuis une heure quarante-cinq minutes, moment où la séance avait été suspendue, le président Schneider attendait patiemment la décision des Bureaux. Vers deux heures et quart, les tribunes furent tout à coup envahies par une foule désordonnée qui criait : La déchéance ! la déchéance ! Et dans la salle étaient entrés en toute hâte de nombreux députés. Ils furent accueillis par les cris de : Vite la République ! Gambetta demanda le calme et le silence. On l'applaudit, puis le tumulte reprit. Des coups de crosses de fusils retentissaient contre les portes extérieures et l'on entendait le fracas sinistre des glaces brisées. Le président essaya de soutenir Gambetta. On applaudit, puis on siffla et l'on hua. Un certain nombre de députés quittèrent la salle. filais-Bizou et Girault du. Cher tentèrent vainement de parler. Gambetta repartit à la tribune et déclara qu'on allait voter la déchéance. On applaudit encore, puis un bruit immense éclata. Les portes du fond volèrent en éclats. Une foule bigarrée et hurlante entra comme un torrent dans la salle, se jeta sur les fauteuils et les pupitres, lança les imprimés en l'air, poussa des cris où dominaient les mots : Déchéance ! République ! M. Schneider se couvrit et descendit en hâte, suivi de son chef de Cabinet, M. Bouillet, et se dirigea vers le jardin de la Présidence où il fut assailli par des émeutiers qui le couvraient de crachats, le frappaient violemment et l'auraient mis en pièces sans l'énergique résistance de MM. Boduin et Chesnelong qui l'arrachèrent à leurs coups. Pendant ce temps, deux jeunes gens escaladaient son fauteuil et secouaient la sonnette à tour de bras. Un garde national agitait un grand drapeau portant l'inscription : 73 Bone — 5e Cie — XIIe arrd. Estancelin et Jules Ferry essayent alors de faire expulser les émeutiers. Ils sont débordés. Quelques spectateurs sautent des tribunes dans l'enceinte et semblent former comme des grappes humaines. Gambetta remonte une troisième fois à la tribune et proclame la déchéance de Napoléon et de sa dynastie. Il est salué par une longue et bruyante acclamation à laquelle succèdent des clameurs furibondes et le cri répété de Vive la République ! Régère, Maton, Jaclard, Miot, Peyrouton, Razoua, les futurs héros de la Commune, étaient parmi les plus agités. Des gardes nationaux montraient au bout de leurs fusils ces mots : A l'Hôtel de Ville ! écrits sur une feuille de papier. Jules Favre cria tout à coup et de toutes ses forces : A l'Hôtel de Ville ! puis s'élança au dehors et la foule le suivit. Seuls, des curieux, des sténographes, des secrétaires-rédacteurs restaient dans la salle pleine de poussière et de papiers déchirés... Au Sénat, le vice-président Boudet, apprenant ces scènes violentes, proposa gravement aux sénateurs de se réunir le lendemain à une heure et demie. Le lendemain, les scellés étaient placés sur les portes de la salle par les soins d'Eugène Pelletan, qui ne s'attendait guère à devenir questeur d'un nouveau Sénat dans le même palais. A quatre heures, le même jour, dans la salle à manger de la présidence du Corps législatif, sous la présidence d'Alfred Le Roux, une grande partie des députés — ils étaient cent soixante-dix — avaient adopté la proposition de Thiers relative à la formation d'une Commission de gouvernement. On envoya huit délégués à l'Hôtel de Ville pour s'entendre avec les députés qui s'y trouvaient. Jules Favre répondit à la délégation, en tête de laquelle marchait Jules Grévy, que la décision du Corps législatif était trop tardive et que la Révolution s'était faite aussi bien contre le Corps législatif que contre l'Empire. Il alla lui-même le soir à huit heures à la Présidence confirmer cette nouvelle et déclarer que le gouvernement, présidé par le général Trochu, était proclamé et accepté par le peuple avec mission de défendre Paris et la France. Thiers répondit que les membres du gouvernement de la Défense nationale, — titre emprunté à sa propre motion, — avaient accepté là une immense responsabilité, mais qu'il faisait avec tous ses collègues des vœux pour le succès d'une entreprise qui avait pour but de délivrer le pays. A dix heures du soir, les députés émus se retirèrent. Le 5 septembre, quatre-vingts d'entre eux s'étaient réunis chez M. Johnston, avenue de l'Alma, pour protester contre l'envahissement du Corps législatif et pour déclarer en même temps qu'ils étaient décidés, les uns à Paris, les autres en province, à se consacrer exclusivement à l'œuvre de la défense du pays. Ils promettaient de ne donner l'exemple ni de l'oubli du droit ni de la discorde devant l'ennemi. Ce fut alors que la tâche de la Défense nationale commença. Quand Jules Favre se mit à la tête de la foule qui se rendait à l'Hôtel de Ville, il n'était pas sans inquiétude sur les incidents qui pouvaient se passer. Son émoi redoubla lorsque au tournant du pont de la Concorde, il entendit ce cri redoutable : Aux Tuileries ! mais il se retourna et fit signe à la colonne de suivre les quais en répétant : A l'Hôtel de Ville ! Près de la grille voisine du pont Solferino, il rencontra le général Trochu auquel il donna rendez-vous à son quartier du Louvre pour de pressantes communications. Le matin même, le général était allé aux Tuileries et avait été reçu par la régente, sur la demande de M. Chevreau, préfet de la Seine. L'entretien avait duré un quart d'heure. Que s'était-il passé entre le général et la souveraine ? M. Chevreau se borne à dire : Quand l'impératrice descendit au conseil, je m'approchai de son fauteuil et je lui dis ces simples paroles : Eh bien, Madame ? Elle ne répondit rien, tourna la tête et leva les yeux an ciel. J'interprétai ce geste par cette pensée qu'elle n'avait pas reçu du général les assurances qu'elle espérait et qu'elle n'y avait pas foi, mais ce n'est qu'une appréciation. M. Chevreau croit que si, le 4 Septembre, le général Trochu s'était mis en uniforme à la tête de la troupe et de la garde nationale entre l'émeute et le Corps législatif, la représentation nationale eût été sauvegardée. C'est une erreur absolue. Il faut avoir vu les événements pour comprendre que ce n'était, de la part du préfet de la Seine, qu'une étrange illusion. Il importe de rappeler aussi que, dans la nuit du 3 au 4 septembre, le ministre de la Guerre, par défiance du gouverneur de Paris, mit la garde du Corps législatif sous le commandement direct du général Soumain. Ce procédé blessant irrita le général Trochu qui, dès lors, n'eut pas à se préoccuper de la défense de l'Assemblée et attendit les événements. Après son entretien avec l'impératrice, il était revenu au Louvre et n'avait pris aucune disposition pour défendre les Tuileries, quoiqu'il vît Paris agité et prêt à renverser ce qui restait de pouvoir. Il ne sortit de son inaction que sur la demande pressante du questeur, le général Le Breton, envoya tardivement son chef d'état-major le général Schmitz au palais et monta à cheval pour considérer ce qui se passait aux alentours du Corps législatif. Mais la place de la Concorde et les rues avoisinantes étaient semblables à une mer agitée. Des gardes nationaux sans armes, des ouvriers en blouses blanches et des jeunes gens se faufilaient à travers les rangs de la troupe et l'envahissement du Corps législatif s'opérait peu à peu. La garde nationale qui était dans la cour d'honneur, et c'était un bataillon excellent, le 18e, laissa entrer la foule sans dire un mot, sans faire un geste. Les troupes et les sergents de ville qui entouraient étroitement le Palais-Bourbon furent traversés en quelques minutes par le peuple qui formait un véritable torrent. Le Conseil des ministres aux Tuileries n'avait duré que quelques minutes et l'on eut bientôt l'impression qu'il fallait songer au salut de l'impératrice. Le général de Palikao, qui avait assisté à l'envahissement du Corps législatif et qui était venu dans le bureau des Archives du Palais-Bourbon, signer un dernier acte de résistance pour empêcher l'occupation de l'Hôtel de Ville, apprit par un de ces officiers qu'il était trop tard et partit en disant ces mots que j'ai moi-même entendus de sa bouche : Allons-nous-en ; il n'y a plus rien à faire ! Au moment où le Palais municipal était occupé par la foule, l'impératrice, aux Tuileries, avait auprès d'elle le général Mellinet, l'amiral Jurien de la Gravière, le préfet de police Pietri, M. de Metternich, le chevalier Nigra, la princesse Clotilde, Mme Lebreton et quelques amis fidèles. Alors, une partie du public, qui avait assisté à l'envahissement du Corps législatif, enfonça la grille fermée sur la place de la Concorde et courut jusqu'au jardin réservé en jetant de grands cris. Le général Mellinet était là avec un régiment de voltigeurs que la garde nationale remplaça bientôt. Mellinet harangua la foule et lui dit que l'impératrice était partie. Pendant ce temps, sur le conseil pressant de ses amis, l'impératrice se décida, après une vive résistance, à quitter les Tuileries. Elle prit un manteau de voyage et mit un chapeau recouvert d'un épais voile brun, puis, accompagnée de Mme Lebreton, de M. de Metternich et du chevalier Nigra, elle descendit à la porte qui donne sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois en passant par la salle des États, l'aile gauche du Louvre et le musée assyrien. Là, elle monta dans un fiacre fermé et donna au cocher l'adresse de M. Besson, conseiller d'État, puis du marquis de Pienne, un ami fidèle qui demeurait avenue de Wagram. M. de Pienne n'étant pas chez lui, elle indiqua le domicile du docteur Evans, avenue du Bois-de-Boulogne, et elle y reçut l'hospitalité[22]. Le 5 septembre au matin, elle partit en landau fermé avec les docteurs Evans et Crane, passa par Mantes et arriva le 6 au soir à Deauville. Là, à minuit, elle consentit à monter sur le yacht de sir John Burgoyne, un ami dévoué de l'empereur, et gagna, non sans péril, le port de Ryder par une mer déchaînée. De Ryder, elle se dirigea vers Hastings où, le 8 septembre, elle retrouva le prince impérial amené en Angleterre par le comte Clary. Le malheureux enfant avait suivi son père et l'armée de Sarrebruck à Verdun et à Châlons ; puis, forcé de quitter l'empereur qui lui promit que leur séparation serait courte, il avait gagné Ostende par Mézières, Maubeuge, Mons, Namur et Verviers. Le G septembre, il s'était embarqué pour l'Angleterre après un voyage douloureux qui lui semblait une fuite désespérée. L'impératrice et son fils allèrent s'installer à Chislehurst, dans une villa que leur avait louée le docteur Evans. Quelques jours auparavant, le comte de Granville avait mandé à lord Lyons en lui apprenant la capitulation de Sedan : Dans l'éventualité où S. M. l'impératrice se déciderait à quitter Paris avec l'intention de maintenir le gouvernement impérial, ne fût-ce qu'avec une ombre d'autorité, vous ne suivrez Sa Majesté dans aucune circonstance ; mais vous ferez tout ce qui sera en votre pouvoir pour contribuer à la sûreté et au confort de Sa Majesté, si vous êtes appelé à offrir votre conseil et votre assistance[23]. Cette dépêche prouvait déjà que le gouvernement britannique considérait la chute de l'Empire comme irrévocable et ne se souciait point d'aider l'empereur ni la régente à ressaisir le pouvoir. En quittant Paris, par une radieuse journée, devant les habitants qui saluaient par des cris joyeux la chute du régime impérial comme une délivrance, l'impératrice avait dit avec amertume à Mme Lebreton : En France, on n'a pas le droit d'être malheureux ! Puis au docteur Evans, auquel elle avait confié ses regrets de ne pouvoir rester à Paris pour courir les dangers du siège, partager les souffrances des Parisiens, visiter les hôpitaux, secourir les misères : Oh ! pourquoi ne m'a-t-on pas laissé mourir dans les murs de Paris ? Les Français ont de grandes et brillantes qualités, mais ils n'ont guère de convictions et ils manquent de constance. Ils ont l'esprit simple, mais le caractère mobile[24]. Ils aiment la gloire, mais ils ne savent pas supporter les revers de la fortune. Pour eux, le droit se confond avec le succès... Il n'y a pas de pays au monde où la distance entre le sublime et le ridicule soit aussi courte qu'en France. Et comme l'histoire de France se répète ! Depuis cent ans tous les gouvernements ont fini par la révolution ou par' la fuite. Tout récemment encore quelques personnes exprimaient la crainte qu'une nouvelle dépêche ne provoquât la chute du gouvernement impérial. Je leur déclarai que je ne quitterais jamais les Tuileries en fiacre comme Louis-Philippe. Et c'est précisément ce que j'ai fait ! Et malgré la gravité des circonstances, l'impératrice ne put s'empêcher de sourire. Sur cette journée du 4 Septembre qui fut radieuse de lumière, illuminée par un de ces beaux soleils qui mettent Paris en joie quand ils éclairent un dimanche d'été[25], je ne vois rien de plus saisissant que ces quelques lignes de Mérimée à Panizzi : Tout ce que l'imagination la plus lugubre pouvait inventer de plus noir est dépassé par l'événement. C'est un effondrement général. Une armée qui capitule, un empereur qui se laisse prendre, tout tombe à la fois. Je vous écris du Sénat. Mérimée était allé prendre péniblement sa place au palais du Luxembourg. Il ne lui eût pas déplu de mourir sur la chaise curule, mais l'émeute dédaigna le Sénat. On s'ajourna au lendemain, un lendemain qui n'est jamais venu. Que restait-il des objurgations et des appels à la guerre lancés par ces vieillards exaltés ? Un murmure et encore !... Mérimée apprenait l'envahissement du Corps législatif, le triomphe de l'émeute, le règne de la garde nationale. Je ne me représente pas ce que peut devenir notre amie, écrivait-il à Panizzi. Je crois peu probable qu'elle aille en Angleterre et si j'avais un conseil à lui donner sur ce sujet délicat, je ne le lui proposerais pas. J'aime mieux le Far-West ou quelque endroit ignoré de l'Adriatique. Enfin qui vivra verra ! Peu de temps après la chute du régime impérial, il faisait à son amie Mme de Beaulincourt ces aveux sincères : J'ai toute ma vie cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d'être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent de rien ! Je saigne aujourd'hui des blessures de ces imbéciles de Français. Je pleure de leurs humiliations et quelque ingrats et absurdes qu'ils soient, je les aime toujours ! Voilà ce que de tragiques événements avaient fait du scepticisme de Mérimée ! Combien de sceptiques comme lui, au lendemain de Sedan, comprenaient et regrettaient maintenant la quiétude indifférente où ils avaient si longtemps vécu et l'ignorance où ils avaient été des projets de la Prusse contre la France. Une lettre de Gambetta à Mme Adam, écrite le 4 septembre
1874 et publiée tout récemment, rappelait en ces ternies émouvants la journée
fameuse : Le souvenir de ce douloureux et tragique
anniversaire nie met toujours un crêpe noir sur l'esprit. En dépit des
délivrances dont ce jour fut marqué, je ne puis chasser la cruelle pensée que
nous n'avons pas renversé l'Empire de nos mains ; que nous l'avons vu sombrer
sous les coups de l'étranger et je me reporte à cette marche de tout un
peuple vers l'Hôtel de Ville dont il avait pendant vingt ans oublié le chemin...
J'ai souvenance, avec autant d'amertume qu'au
premier jour, qu'en me rendant le 4 Septembre à l'Hôtel de Ville, au milieu
des acclamations du peuple de Paris, le long des quais de la Seine, je disais
à mon compagnon de route : — Les cris, les
joies de ce peuple me rendent triste jusqu'à la mort. Les malheureux
n'entendent pas le bruit des légions germaniques dans le lointain ! J'en
voulais à ce magnifique soleil qui jetait comme l'éclair d'une dernière fête
sur la décadence d'un grand peuple. Comme je l'avais dit quelques semaines
plus tôt à la tribune du Palais-Bourbon, la France roule vers l'abîme sans
s'en apercevoir ! Mais elle devait à l'appel de celui-là même qui, au
lendemain de Sedan, redoutait pour elle les plus douloureuses destinées,
ressaisir les tronçons du glaive, soutenir, pendant cinq mois encore, une
lutte héroïque coutre les masses ennemies qui l'enserraient de toutes parts
et forcer l'admiration d'une Europe trop longtemps hostile ou indifférente. Un illustre témoin de la guerre a, dans une page admirable, su faire un juste éloge de la Défense nationale : Le souvenir de 1792 et de la lutte si heureusement soutenue à cette date fameuse par l'indépendance nationale n'avait pas cessé d'être présent à tous les esprits. On l'invoquait pour relever les courages et raviver les espérances. Il y avait là toute une légende héroïque : le sol de la patrie se soulevait en quelque sorte de lui-même sous les pas de l'envahisseur. C'était un prodige. Mon père, qui l'avait-tu, en axait entretenu notre enfance. Jusqu'à la dernière heure, dans le plus extrême péril, et à défaut de tout secours humain, nous levions les yeux vers le ciel dans l'attente que quelque signe nous en promettrait le retour. Pourquoi non ? N'était-ce pas la même cause à défendre, souvent contre la même adversaire ? Si c'était une illusion, elle fut salutaire, car elle fortifia bien des âmes, et plus d'un mort glorieux en a emporté la consolation dans la tombe ![26] |
[1] Considérations sur l'histoire du Second Empire (3e édit., 1874).
[2] Des causes qui ont amené la capitulation de Sedan. Bruxelles, chez Rozez, in-8°, 1871.
[3] D'après une note de Napoléon au comte de La Chapelle, l'empereur s'était plaint qu'il y eût eu deux gouvernements, l'un à l'armée sans intermédiaires légaux pour s'exercer, l'autre à Paris sans les prérogatives du pouvoir entier, et qui convoquât les Chambres et choisit les ministres sans le consentement de l'empereur.
[4] Les Derniers jours de Saint-Cloud. — Figaro du 27 mai 1894.
[5] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 220.
[6] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 420.
[7] Causes de la capitulation de Sedan.
[8] Avez-vous réfléchi, mandait l'impératrice à Napoléon III le 22 août, à toutes les conséquences qu'amènerait votre rentrée à Paris sous le coup de deux revers ? Pour moi, je n'ose prendre la responsabilité d'un Conseil. Si vous vous y décidez, il faudrait au moins que la mesure fût présentée au pays comme provisoire : l'empereur revenant à Paris réorganiser la deuxième armée et confiant provisoirement le commandement de l'armée du Rhin à Bazaine (Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 64).
[9] L'Empire libéral, t. XIV, p. 485.
[10] Dans une lettre à Meurice (26 août 1870), Victor Hugo disait dans ce style sibyllin qu'il affectionnait alors : La France a droit à la victoire, l'Empire a droit à la chute. Qui Dieu va-t-il choisir ?
[11] L'Empire libéral, t. XIV, p. 490-491.
[12] L'Empire libéral, t. XIV, p. 446.
[13] L'Empire libéral, t. XIV, p. 486.
[14] Chap. XVI, p. 190 à 192.
[15] L'Empire libéral, t. XIV, p. 233-234.
[16] V. Mémoires de Canrobert, t. IV.
[17] C'est cette dépêche qui me fit penser que Bazaine allait se mettre en route et que je le trouverais aux environs de Montmédy. Par suite, je donnai les ordres nécessaires pour partir le lendemain dans la direction de l'Est. C'est cette dépêche seule qui modifia mes projets et me détermina à me diriger sur Metz par Stenay. (Déposition de Mac-Mahon. — Enquête sur la Défense nationale.)
[18] La Dépêche du 20 août 1870, p. 32.
[19] Mérimée et ses amis.
[20] Vie et travaux de Louis Buffet, par le baron DE COURCEL, membre de l'Institut, p. 80 à 82.
[21] Déposition Buffet devant la commission d'enquête sur la Défense nationale.
[22] Voir pour les détails complets du départ de l'impératrice, les Souvenirs du docteur Evans et le livre de M. Quentin-Bauchart.
[23] Archives diplomatiques (1871-1872, t. II).
[24] Mérimée et ses amis, par A. FILON.
[25] Mérimée et ses amis, par A. FILON.
[26] Discours du duc de Broglie, à l'Académie française, le 7 février 1895.