Le 6 juillet, au début de la séance, — j'en ai noté tous les détails, car j'y assistais, — le président Schneider pria les députés d'attendre un instant le ministre des Affaires étrangères qui avait à leur faire une communication. La salle du Corps législatif était comble ; les tribunes étaient bondées de curieux, tout le Corps diplomatique se trouvait là. L'agitation était très vive. Lorsque M. Émile Ollivier et le duc de Gramont apparurent à leurs bancs, un silence solennel se fit, puis le ministre des Affaires étrangères monta à la tribune et lut la déclaration que je tiens à reproduire avec les mouvements qu'elle a suscités : Je viens répondre à l'interpellation qui a été déposée hier par l'honorable M. Cochery. Il est vrai que le maréchal Prim a offert au prince Léopold de Hohenzollern la couronne d'Espagne et que le prince l'a acceptée. (Sensation.) Mais le peuple espagnol ne s'est point encore prononcé et nous ne connaissons point encore les détails vrais d'une négociation qui nous a été cachée. (Mouvement.) Aussi, une discussion ne saurait-elle aboutir maintenant à une conclusion pratique et nous vous prions de l'ajourner. Nous n'avons cessé de témoigner
nos sympathies à la nation espagnole et d'éviter tout ce qui aurait pu avoir
les apparences d'une immixtion quelconque dans les affaires d'une noble et grande
nation en plein exercice de sa souveraineté. Nous ne sommes pas sortis à
l'égard des divers prétendants au trône de la plus stricte neutralité et nous
n'avons jamais témoigné pour aucun d'eux ni préférence ni éloignement. (Marques d'approbation.) Nous persisterons dans cette conduite. Mais nous ne
croyons pas que le respect des droits d'un peuple voisin nous oblige à
souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le
trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel
des forces de l'Europe (Vifs
applaudissements) et mettre en péril les
intérêts et l'honneur de la France. (Nouveaux
applaudissements et bravos prolongés.)
Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour
l'empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l'amitié
du peuple espagnol. On peut affirmer que si la déclaration s'était arrêtée là, elle n'eût pas donné lieu aux observations qu'elle suscita en Europe et parmi les amis de la France. Elle était claire, énergique et calme ; elle établissait nos droits ; elle sauvegardait nos intérêts, elle évitait une intervention dans les affaires d'une puissance voisine, elle tendait uniquement à défendre l'équilibre européen. Mais elle eut tort de se terminer sur cette phrase menaçante : S'il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse ! Cette phrase énergique et menaçante souleva des applaudissements et des bravos enthousiastes sur tous les bancs de la majorité et jeta la minorité dans la stupeur. La séance fut interrompue de fait pendant plus d'une demi-heure et l'on put entendre répéter dans tons les groupes ces mots fatidiques : C'est la guerre ! C'est la guerre ! J'ai vu depuis, chez l'expert Charavay, le manuscrit de la déclaration du 6 juillet qui fut acheté 350 francs, le samedi 13 décembre 1902, à l'Hôtel des Ventes par un inconnu. Cette pièce, expertisée par M. Noël Charavay, émanait du fonds d'un sieur Brenot et offrait tous les caractères d'une incontestable authenticité. La première minute de la déclaration avait été préparée par le duc de Gramont. Elle fut soumise au Conseil et amena diverses objections et modifications relatées par le duc lui-même. Elle commençait ainsi : Nos informations confirment que le maréchal Prim..., etc. M. Émile Ollivier, qui tenait la plume, mit, à la place de ces mots, les suivants : Il est vrai que... Il fit ensuite quelques corrections de forme. Il effaça le mot pas dans la phrase Nous ne connaissons pas encore pour le remplacer par le mot point. Il enleva la conjonction et dans la phrase et nous vous prions de l'ajourner. Le paragraphe qui commence par ces mots : Mais nous ne croyons pas et finit par les intérêts et l'honneur de la France n'était pas à l'origine aussi accentué et se terminait par ces mots pour écarter un projet qui ne tend à rien moins qu'à détruire l'équilibre européen au détriment de nos intérêts. Au dire de M. Ollivier, l'empereur ne le trouva pas assez énergique et proposa la variante où il était question de la mise en péril des intérêts et de l'honneur de la France. M. Ollivier rédigea cette variante et y fit ajouter ce complément sonore trouvé par lui : en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint[1]. Quant à la phrase belliqueuse qui transformait la déclaration
en une sorte d'ultimatum, le duc de-Gramont avait écrit sur la minute : La fin a été discutée au Conseil et transcrite sur la
minute par M. Ollivier après avoir été acceptée et arrêtée unanimement par le
Conseil. Enfin, le ministre des Affaires étrangères ajoutait, à titre
d'explications, l'annotation suivante : C'est avec
ces éléments, savoir : la première minute — avec les corrections et
additions qu'elle portait — qu'a été composée la
déclaration définitive qui a été lue deux fois au Conseil, votée et arrêtée ne
varietur, transcrite par le ministre même en arrivant à Paris, dictée à
deux attachés du Cabinet par le ministre et lue par lui à la Chambre un quart
d'heure après. Donc, la première minute rédigée par le duc de Gramont a été modifiée sur la demande de l'empereur et de M. Émile Ollivier, d'accord avec le Conseil des ministres, et la partie menaçante : S'il en était autrement, etc. a été écrite de la main de M. Émile Ollivier. Il n'est pas vrai, dit-il, que Gramont ait apporté un texte violent que nous avons adouci. C'est nous qui avons donné plus de relief et plus d'accent au texte un peu pale qui avait été préparé... Si le fait d'en avoir eu l'idée et d'en avoir rédigé les parties principales crée la paternité, c'est à moi qu'elle appartient[2]. Ces quelques lignes, dont on ne comprit bien l'importance
qu'à la séance même du Corps législatif, tant elles produisirent d'émotion,
c'était, dans un avenir très prochain, le choc inévitable de deux grandes
nations, des morts par milliers, des ruines effroyables et, pour nous, des
milliards à payer et deux provinces à céder. Chose extraordinaire et qui
dénote la légèreté de son auteur, c'est M. Émile Ollivier, qui se disait le
plus porté à des intentions pacifiques, c'est lui qui allait, par la phrase
finale, amener infailliblement la guerre. Interrogé par la Commission
d'enquête sur cette déclaration, le maréchal Le Bœuf répondit : Le Conseil était partagé sur la formule. Plusieurs
membres, tout en reconnaissant que la rédaction proposée était justifiée par
les procédés de la Prusse, trouvèrent la forme trop vive. Qu'il me soit
permis de dire que l'empereur était de cet avis. On modifia la rédaction
séance tenante, ruais à notre arrivée à la Chambre, nous trouvâmes une grande
animation parmi les députés. Le sentiment patriotique était vivement
surexcité. On se laissa entraîner et la rédaction fut lue à la tribune.
A une question de Saint-Marc-Girardin qui voulait plus de précision, le
maréchal répondit : Des modifications avaient été
apportées à la première rédaction dans le Conseil des ministres. Elles ne
furent pas lues. Je le répète, on se laissa entraîner. Invité devant la Commission d'enquête à s'expliquer sur le même fait, le duc de Gramont répondit : La déclaration fut faite par moi et il est vrai qu'elle était un peu plus calme. Il arriva que, séance tenante, dans le Conseil, j'ajoutai, par respect pour l'opinion d'autres personnes de mes collègues, un passage que j'accentuai. Voilà la vérité. Cette explication est peu claire, car dans la minute il est dit par M. de Gramont lui-même que la fin a été discutée longtemps en Conseil et transcrite sur la minute par M. Émile Ollivier. Et l'on vient de voir que l'ancien garde des Sceaux en revendiquait hautement la paternité. Non seulement, il la revendique, mais il s'en glorifie. Cette déclaration, dit-il, est irréprochable et je la relis après tant d'années avec satisfaction. Sans doute, elle est catégorique et renferme un ultimatum pour le cas où on n'en tiendrait pas compte. C'était la condition même de son efficacité[3]. A de nouvelles questions de Saint-Marc-Girardin le duc de Gramont répondit : J'arrivai au Conseil muni d'une feuille rédigée. On trouva qu'elle ne répondait pas peut-être assez vivement à la situation exceptionnelle que nous faisait la Prusse, je veux dire, à un déni de discussion. A la demande de ceux qui faisaient cette observation, nous modifiâmes la note. Une fois la note modifiée, tous les ministres en furent solidaires, et moi tout le premier. Il n'est plus question de la motion de l'Empereur. Ce sont des ministres qui ont trouvé la note pas assez accentuée. Lesquels ? Le duc de Gramont ne le dit pas. Saint-Marc-Girardin répète alors à Gramont ce qu'avait rapporté le maréchal Le Bœuf, à savoir que, sur les objections de l'empereur lui-même et de plusieurs ministres qui avaient trouvé la note trop vive, on avait modifié la rédaction séance tenante, mais qu'au Corps législatif, sur la pression des députés très animés, le gouvernement, ne Coulant pas être moins sensible qu'eux au refus de discussion fait par Bismarck, serait revenu à la première rédaction. Le duc de Gramont déclara cette déposition absolument inexacte. La rédaction a été arrêtée en Conseil à Saint-Cloud. Je suis arrivé au ministère des Affaires étrangères où je n'ai eu que le temps de la dicter à deux membres de mon cabinet. La note a été lue telle qu'elle a été dictée à ces deux secrétaires. Pas un mot n'a été changé, pas un député ne m'a tu dans les couloirs avant la lecture. J'ai lu la note, comme j'en étais convenu. Je me serais fait scrupule d'en changer une virgule. Telle elle a été rédigée à Saint-Cloud, telle elle a été lue à la Chambre. Après cette déclaration, Saint-Marc-Girardin crut devoir conclure et dire que la différence entre les deux dépositions n'était pas grande, car, suivant l'une, la note était arrivée au Conseil plus vive qu'elle n'en était sortie, et, suivant l'autre, elle était arrivée au Conseil plus modérée qu'elle n'en était sortie. Mais la vivacité qu'elle avait prise au Conseil, elle l'avait scrupuleusement gardée à la Chambre Les personnes modérées ne sont pas, il est vrai, les mêmes selon les versions ; mais dans les deux versions, on voit qu'il y a eu dans le Conseil une lutte plus ou moins marquée entre les modérés et les belliqueux. Il y avait cependant autre chose. Le Bœuf prétendait que les modifications qui accentuaient la déclaration dans le sens belliqueux avaient été reprises à la Chambre par suite de l'entrai-liement général et que, d'autre part, l'empereur, que l'on disait si passionné, avait lui-même trouvé la note trop vive[4]. Ce qui le prouverait, c'est le passage suivant d'une brochure écrite par Napoléon III à Wilhelmshöhe et dont le marquis de Gricourt voulut bien accepter la paternité : Le ministère commit la faute grave de porter à la tribune une sorte de défi qui rendait tout arrangement politique difficile[5]. Toujours est-il que le ministre des Affaires étrangères et le garde des Sceaux défendirent une déclaration, par laquelle on jetait le gant à un voisin devenu un adversaire, sans se douter qu'ils allaient ainsi au-devant de son propre désir. Il est de toute évidence que les derniers mots mettaient le gouvernement prussien en demeure de s'excuser ou de se battre. Ce fut, dit justement Albert Sorel, un Wœrth diplomatique. Il fallait que la Prusse se soit-mît. Sinon, c'était la guerre. Ce dilemme embarrassait l'Europe qui ne voulait pas la guerre et qui n'entendait pas forcer la main au roi Guillaume. Après la lecture de la déclaration, lord Lyons télégraphiait à lord Granville que le ministère français ne s'était laissé aucune retraite. Devant l'émotion du Corps législatif, et en réponse à des questions pressantes de Garnier-Pagès, Crémieux, Jules Favre et Picard, M. Ollivier répondit : Le gouvernement n'a aucune inquiétude. A aucune époque, le maintien de la paix en Europe ne lui a paru plus assuré. Et il en donnait comme preuve la réduction du contingent. Il ajoutait que, dans leur langage avec les représentants des puissances étrangères, lui et ses collègues s'étaient montrés à la fois conciliants et fermes. Or, au prince de Metternich et à lord Lyons, le ministre des Affaires étrangères et le garde des Sceaux avaient dit : l'un, qu'il fallait que la Prusse cédât purement et simplement ; l'autre qu'il avait ressenti le procédé de la Prusse comme une insulte et que tout gouvernement qui consentirait à laisser un Hohenzollern devenir roi d'Espagne serait renversé. Cette indignation se comprenait. Il fallait seulement ne pas la crier sur les toits et à une manœuvre perfide opposer un sang-froid habile et une résolution tenace. Le cabinet anglais, le cabinet autrichien le jugèrent ainsi, car ils blâmèrent sans réserve la Déclaration par trop catégorique du 6 juillet[6]. Il fallait, a répondu le duc de Gramont, que le langage du gouvernement français fût accentué d'une manière particulière et qu'il fit savoir, par la seule voie qui lui restait encore, que la candidature Hohenzollern ne serait pas acceptée. Or, il eût suffi, sans casser les vitres, de réclamer et d'accepter les bons offices de Londres et de Vienne pour mettre le Cabinet prussien dans une situation difficile, pour laisser à des puissances bien intentionnées le temps d'examiner, de s'entendre et d'agir. Les brouillons, les agités, les maladroits qui se croyaient des politiques, ne le voulurent pas. Surpris par un coup habile, ils donnèrent de la tête au hasard. Ils avaient pourtant amené en partie la crise où ils allaient succomber avec l'Empire lui-même. En effet, c'est parce qu'ils avaient, au nom de l'empereur, combattu la candidature de Montpensier, qu'ils avaient permis à Bismarck de faire reparaître celle du prince Léopold. L'émoi fut général en Europe. Le général Govone fait dans ses Mémoires les réflexions suivantes. Il y avait une hypothèse que personne n'avait envisagée ou du moins qui, si on l'avait envisagée, avait été aussitôt rejetée, parce qu'elle paraissait inadmissible à cause de son absurdité. Nul ne pouvait croire qu'après avoir rompu, par égard pour des intérêts qui n'étaient pas les siens, les négociations qu'elle axait entamées en vue de se créer des alliances ; après avoir entrepris la réforme de sa politique intérieure, réforme que la paix seule pouvait rendre possible, après avoir affaibli la force, déjà bien insuffisante, de son état militaire ; après avoir conseillé ou permis à ses amis et alliés éventuels de procéder au désarmement ; après avoir négligé de les avertir et de s'entendre avec eux, la France, renonçant même à temporiser, dédaignant les longs pourparlers diplomatiques qui précèdent généralement les guerres, la France se jetterait le cœur léger et la tête baissée dans l'abîme ! Et c'était là l'hypothèse fantastique, inimaginable, faite pour déconcerter la raison et le bon sens plus encore que les prévisions, qui allait cependant devenir une réalité[7] ! M. Émile Ollivier, étonné lui-même du bruit fait par la Déclaration, de l'accueil frénétique qu'elle avait reçu de la majorité, des trois salves d'applaudissements et des acclamations qui l'avaient accueillie, télégraphia aussitôt à l'empereur que le mouvement avait dépassé le but et qu'on eût dit une déclaration de guerre. Tout en se défendant de provoquer des hostilités, il voyait juste. C'était la guerre fatale. Et cependant, que dit-il aujourd'hui ? Il est satisfait de son œuvre. Il se félicite même de ce qu'elle parut être un ultimatum. Mais pour parler ainsi, il eût fallu être sûr, absolument sûr de ses forces, de ses préparatifs et de ses alliances. Or, on n'était sûr de rien. C'était donc une faute grave que d'avoir jeté ainsi une menace de guerre à la tête de l'ennemi. A cette première faute allaient s'ajouter des fautes plus graves encore, des fautes irrémédiables. Un impérialiste convaincu, l'ancien ministre Ernest Pinard, a raconté lui-même dans son Journal que l'impression de tous les hommes rompus aux usages diplomatiques fut que le ministre avait, le 6 juillet, parlé trop longuement en insistant sur la sagesse de l'Allemagne et l'amitié de l'Espagne. Son langage, dit-il, touchait la libre patriotique, mais il avait quelque chose de hautain qui n'était pas de nature à favoriser une négociation ; le ministre avait songé surtout à flatter l'amour-propre national et à ménager une opinion publique surexcitée. La presse bonapartiste exulta. La presse modérée s'inquiéta. Un grand journal républicain libéral, le Temps, par l'organe de M. Nefftzer, exprima ainsi ses inquiétudes : C'est peut-être le commencement d'une guerre fatale, soit à notre liberté, soit à notre position politique, mais c'est à coup sûr la journée où un gouvernement présomptueux aura donné la pleine mesure de son incapacité. Le garde des Sceaux est venu protester de son amour passionné de la paix, après que le ministre des Affaires étrangères eût donné lecture d'une note délibérée en Conseil et qui, aux yeux de tout homme de lion sens, compromet la paix au plus haut point. C'est ce que disaient entre autres les dépêches de l'Angleterre et de l'Autriche. Cette note est en effet, ajoutait Nefftzer, un défi public à la Prusse et à l'Espagne, et elle met ces deux puissances à peu près dans l'impossibilité de reculer sans affront, pour peu que l'affaire soit sérieusement engagée entre elles, ce que nous sommes encore à ignorer. Le gouvernement l'ignore également, et ce qu'il y a de plus outrageant pour le bon sens public, c'est qu'il pose un ultimatum et formule un veto, tout en confessant qu'il manque d'informations suffisantes. — Les négociations, dit-il, lui ont été cachées. Mais qui donc, si ce n'est sa diplomatie, avait le devoir de le tenir au courant ?... Tout commandait d'attendre le retour de M. de Werther. On ne l'attend pas. On profite de l'interpellation Cochery pour se précipiter à la tribune et pour déclarer n'être pas en mesure de lui répondre. On y répond cependant et de façon à engager la question d'une manière peut-être irrémédiable. Une telle conduite est de l'emportement et de l'aveuglement. Ce n'est pas de la politique. Ces observations sont d'une justesse irréprochable et le temps les a confirmées. Le Journal des Débats soulignait, lui aussi, la gravité de la déclaration et constatait que la candidature du prince de Hohenzollern avait causé en France une surprise injustifiée et une irritation prématurée. En effet, ce n'était pas la première fois que l'hypothèse de cette candidature était mise sur le tapis. Quand le maréchal Prim racontait aux Cortés les voyages du jeune Anacharsis à la recherche d'un roi et parlait d'une candidature masquée qui avait envoyé un de ses conseillers tâter le terrain, on savait qu'il s'agissait du même prince et les Débats l'avaient annoncé. Le journal aurait pu ajouter que, dès 1868, Benedetti avait informé le gouvernement et que les archives des Affaires étrangères auraient dû renseigner le duc de Gramont. Quant à l'irritation ministérielle, les Débats trouvaient qu'elle était prématurée, parce que rien n'était fait et qu'il était possible que rien ne se fit. Dans un article un peu trop humoristique, John Lemoinne se moquait des alarmistes. L'aigle noir, disait-il, est devenu la bête noire de nos rêves et M. de Bismarck le bouc émissaire de tous nos mécontentements. Nous ne croyons M. de Bismarck ni si rêveur, ni si maladroit. Nous ne serions pas étonné qu'il fût tout à fait étranger à ce nouveau projet espagnol. Le spirituel écrivain n'était évidemment pas au courant de la politique bismarckienne et il a dû, peu de temps après, regretter son inclairvoyance. La vérité était que les gens avertis, peu nombreux malheureusement, regrettaient la vivacité de l'ultimatum du 6 juillet et prévoyaient qu'il faciliterait la tâche du chancelier, dont toute la politique consistait à amener ses adversaires à perdre leur sang-froid et à se jeter dans le piège préparé par lui. Au premier abord, l'attitude de la Prusse parut relativement modérée. Avec l'habileté dont il avait tant de fois fait la preuve, Bismarck, comprenant que la candidature d'un Hohenzollern ne serait pas suffisante pour entraîner la nation allemande dans une guerre aussi redoutable que la guerre avec la France, laissa nos ministres lui fournir le prétexte dont il avait besoin et s'embarrasser eux-mêmes dans leurs menaces. Il sembla rejeter la responsabilité de l'affaire sur l'Espagne qui était seule en apparence responsable[8]. Si le roi avait autorisé le prince Léopold à accepter la couronne offerte, c'était comme chef de la maison Hohenzollern et non connue roi de Prusse. Bismarck omettait naturellement le Conseil du 15 mars 1870 présidé par le roi et où fut prise à l'unanimité la résolution de l'acceptation du trône d'Espagne comme formant l'accomplissement d'un devoir patriotique prussien. Le roi lui-même, quoique secrètement irrité, ne voulait pas voir dans la candidature de son neveu un casus belli. Quand les ministres français, mandait-il à la reine Augusta, invoquent l'honneur de la France qu'ils défendent avec résolution et fermeté, personne ne soulève de protestations. Mais il s'agit de savoir en quoi l'honneur de la France est atteint à ce point de devoir faire la guerre, parce que l'Espagne choisit un autre roi que la France avait déclaré qu'elle eût. Il n'avouait, pas plus que Bismarck, que la candidature du prince Léopold avait été préparée avec son consentement et il ne voulait voir dans l'attitude de la France que la manifestation d'une vanité blessée comme au lendemain de Sadowa. Il croyait savoir, ainsi que le lui avait dit le baron de Werther, que la France aurait préféré le prince des Asturies comme roi d'Espagne, et cela après l'exclusion formelle des Bourbons. Suivant Guillaume, tout dépendait des Cortés, et avec de .l'argent on pouvait acheter des voix. Quant à lui, il n'irait pas jusque-là. Il est certain, disait-il, que nous ne donnerons pas un thaler pour acheter une voix ; aussi, la France a beau jeu ! Or, la France n'avait aucun candidat et ce fut sa faiblesse. Entre nous soit dit, ajoutait Guillaume, je voudrais tout autant que Léopold ne fût pas élu. L'agitation de la France l'inquiétait et il commençait à trouver que l'intrigue de Bismarck était un peu trop audacieuse, car le chancelier lui avait laissé croire que l'empereur ne soulèverait pas d'objections sérieuses contre l'élection d'un Hohenzollern. M. de Thile, inspiré par Bismarck, disait à l'ambassadeur d'Angleterre que la question n'existait pas pour le gouvernement prussien ; que l'affaire relevait surtout de l'Espagne qui avait fait l'offre et du prince qui l'avait acceptée. Il affirmait que le roi de Prusse n'avait agi que comme chef de famille et non comme chef d'État ; qu'il fallait attendre la décision des Cortés. En présence de ces affirmations et des renseignements officieux qui laissaient entendre que le roi de Prusse pourrait honorablement mettre fin à cette crise inattendue, si on n'offensait ni son honneur personnel, ni la dignité de son gouvernement, le duc de Gramont donna ordre le 7 juillet à Benedetti de quitter sa villégiature de Wildbad pour se rendre à Ems auprès du roi. Pourquoi tant de précipitation ? N'aurait-il pas fallu plutôt attendre la réponse de Guillaume auquel Werther avait transmis les observations de M. de Gramont ? Ce prince, à la sagesse duquel on avait fait un pressant appel, s'étonnait déjà qu'on eût lancé si brusquement du haut de la tribune française un ultimatum. Il eût été nécessaire, en cette circonstance, de montrer du sang-froid et de la précision, au lieu de l'impatience et de l'incohérence. Mais entrainé par une majorité présomptueuse, par une presse imprévoyante et une opinion surchauffée, le cabinet Ollivier voulut mettre immédiatement la Prusse dans son tort et lui infliger devant toute l'Europe une verte leçon. S'il eût été prêt à la guerre, s'il eût été absolument sûr de devancer l'ennemi et de le battre dès le premier engagement, on aurait pu excuser cette précipitation audacieuse. Mais, mal préparé, il se jetait à l'improviste sur son adversaire qui avait tout calculé et l'attendait de pied ferme sur un terrain plus solide qu'on ne le croyait. Dans une lettre particulière, le duc de Gramont demandait à. notre ambassadeur de chercher à obtenir que le roi ordonnât au prince Léopold de retirer sa candidature acceptée sans sa permission. Si Benedetti eût suivi ces instructions et exigé un ordre, la rupture eût été immédiate, car de part et d'autre on était aigri et froissé. Il était modéré, constate Guillaume en parlant de l'ambassadeur, excepté quand il citait les journaux français qui demandaient sa tête et un tribunal pour le juger. Ces violences de la presse provenaient de l'accusation portée virtuellement contre nos diplomates dans la déclaration du 6 juillet, où il était affirmé que les négociations de la. Prusse et de l'Espagne avaient été cachées au gouvernement. Au désir formulé avec tact par Benedetti relatif au retrait de la candidature, le roi répondit que cela ne dépendait pas de lui, mais du candidat dont il n'avait aucune nouvelle. Au même moment, il écrivait à la reine Augusta qu'il n'avait pas encore reçu de réponse à sa communication, ce qui semble indiquer que le roi avait secrètement invité le prince Antoine à prier son fils de retirer sa candidature. Mais il ne l'avouait pas publiquement, parce qu'il avait lui-même engagé le prince à accepter, et parce qu'il ne voulait pas paraître faire- personnellement des concessions que le chancelier et le parti militaire eussent sévèrement blâmées. Enfin, il ne lui convenait pas de s'incliner devant des exigences qui avaient pris l'air d'une menace. Le duc de Gramont ignorait tout cela. Il était tellement impatient qu'il avait écrit le 7 juillet à Benedetti qu'il fallait une réponse immédiate et catégorique, parce qu'en cas d'une réponse non satisfaisante, on commencerait les mouvements de troupes pour entrer en campagne dans quinze jours. Il ne se contentait pas d'une déclaration par laquelle on abandonnerait le prince Léopold à son sort. Il fallait que le roi lui donnât l'ordre de se retirer et désavouât son gouvernement qui avait contribué à créer une situation regrettable. Si vous obtenez du roi qu'il révoque l'acceptation du prince de Hohenzollern, ce sera un immense succès et un grand service. Le roi aura de son côté assuré la paix de l'Europe. Sinon, c'est la guerre. Il semble que le ministre des Affaires étrangères ait voulu en quelque sorte briser les vitres, au moment même où l'Autriche et l'Angleterre lui conseillaient la modération. Il obéissait évidemment aux suggestions de la Cour et notamment de l'Impératrice qui, croyant l'occasion excellente, cherchait à infliger à la Prusse l'affront d'une rétractation publique, ou, en cas de refus, à déclarer une guerre qu'elle assurait être victorieuse pour nous. Tout en exigeant du roi une désapprobation de la conduite du prince Léopold, Gramont conseillait cependant à Benedetti de voir ce prince et de l'amener de lui-même à se retirer. De son côté, M. Émile Ollivier paraissait si peu au courant de l'affaire qui préoccupait alors tous les esprits que, dans une lettre particulière, il demandait des renseignements sur les précédents Nemours, Leuchtenberg, etc. et faisait écrire à l'ambassadeur de France à Madrid pour obtenir de lui des arguments précis, afin de répondre à la Chambre sur cette question : Comment avez-vous été surpris par la candidature Hohenzollern et ne l'avez-vous pas prévue ?[9] Le roi de Prusse, d'accord en cela avec Bismarck, répéta plusieurs fois à notre ambassadeur que le gouvernement français n'avait qu'à s'en prendre au gouvernement espagnol qui avait fait librement son choix. Mais Benedetti, se conformant aux instructions de Gramont, ne voulut pas se contenter de ce qu'il regardait comme une échappatoire. Il insista sur l'ordre à donner au prince de renoncer à la couronne. Il croyait qu'un mot du roi arrangerait tout. Alors Guillaume, qui se sentait encouragé à la résistance par son chancelier, au cas où on lui 'demanderait quelque chose qui ressemblât à des excuses, le prit de haut. Il répliqua que c'était au gouvernement impérial à réparer la faute commise le 6 juillet, c'est-à-dire l'accusation lancée contre la Prusse qui n'avait, osait-il dire, rien à voir dans l'affaire[10]. Les propos imprudents du duc de Gramont à lord Lyons et à Metternich étaient arrivés à Ems. Le comte de Solms mandait en effet de Paris au roi que la France ne tolérerait pas l'établissement d'un prince prussien sur le trône d'Espagne ; que c'était pour elle une insulte et qu'elle s'y opposerait par tous les moyens ; que le gouvernement impérial, en un mot, voulait la guerre. Évidemment, le roi ne disait pas toute la vérité, quand il affirmait qu'il ne s'était mêlé de rien comme chef d'État, que l'Espagne était libre et qu'il avait donné un consentement au prince. Mais qu'importe ? Il fallait se contenter de la déclaration par laquelle il se disposait à approuver la renonciation au trône, si le prince y acquiesçait. Il tombait sous le sens le plus ordinaire qu'on ne pouvait exiger un retrait public et immédiat du consentement donné par le roi, sous peine d'hostilités prochaines. C'était un nouvel ultimatum et non plus une négociation courtoise. Il convenait d'amener le prince à se désister en laissant au roi le temps d'approuver le désistement, sans se préoccuper d'une agitation factice soulevée au Corps législatif par les ultras, et dans la presse par des faiseurs. Un ministère énergique, et sachant ce qu'il voulait, se fût habilement tiré d'affaire. Il eût réduit au silence et peut-être amené à la retraite le grand machinateur de l'intrigue qui voyait l'Europe surprise et mécontente. Il ne fallait pas lui donner la possibilité de se retourner et de chercher à prouver que le véritable agresseur ce n'était pas lui, mais le gouvernement fiançais. Or, c'est ce qu'on ne comprit pas, ou plutôt, ce qu'on ne voulut pas comprendre. Benedetti essaya de mettre la modération de notre côté et voulut attendre ce que le roi lui promettait, la réponse des Hohenzollern. Le prince Antoine répondit négativement le 10 juillet. Il est très agité, confiait le roi à la reine Augusta, mais déclare qu'on ne peut pas reculer. On devine ici le conseil de Bismarck qui fait mouvoir le prince à sa guise. C'est lui qui avait suggéré à Léopold une promenade dans les Alpes pour le soustraire à toute suggestion contraire à ses plans, et ce prince, sur ses ordres, n'avait pas fait encore de réponse personnelle. Mais, au lieu de temporiser, le duc de Gramont, malgré les conseils de lord Lyons, exigeait au plus tôt une réponse décisive. L'opinion publique s'enflamme, disait-il... Si le roi ne lent pas conseiller au prince de renoncer, eh bien, c'est la guerre tout de suite, et dans quelques jours nous sommes au Rhin ! Quant on relit cette dépêche après les événements qui l'ont suivi, événements qui datent de quarante ans et qui semblent d'hier, on est littéralement stupéfié par l'aveuglement de ce ministre et de ses collègues. Dans quelques jours nous sommes au Rhin ! Hélas ! dans quelques jours nous allions, malgré l'héroïsme de nos troupes, battre en retraite sur la Moselle. Le malheureux ministre des Affaires étrangères n'avait pour toute excuse d'une telle précipitation que ce mot à invoquer : L'opinion publique est exaltée ; l'opinion nous déborde de tous côtés et nous comptons les heures. Il nous faut une réponse demain. Si les hommes du ministère avaient été des hommes fermes et solides, conscients de leur valeur, ils ne se fussent pas ainsi exposés au souffle capricieux de l'opinion publique. Ils se laissaient accuser devant l'Europe d'avoir posé la question le 6 juillet si péremptoirement qu'ils ne minaient plus entretenir des communications normales avec un gouvernement qui se prétendait désintéressé dans l'affaire espagnole. Encore une fois, ils avaient affaire à des adversaires retors et perfides, mais ils auraient dé le savoir et déjouer toutes leurs ruses. Il est évident que dans les réponses dilatoires du roi, dans l'attente prolongée de la décision du prince Léopold, il y avait quelque chose d'irritant et de blessant. Mais comme, en réalité, on n'était pas absolument certain du triomphe immédiat de nos armées ; comme on n'ignorait pas que nos préparatifs, quoi qu'on en ait dit, étaient inférieurs à ceux des Prussiens et que notre mobilisation serait plus lente que la leur ; comme on devait savoir enfin que les États, dont nous désirions l'alliance, blâmaient toute précipitation et demandaient du temps pour se préparer et se décider à leur tour, il y avait lieu d'être moins pressés et moins exigeants. Je sais bien qu'on objectera l'impatience du Corps législatif et l'agitation des journaux en même temps que celle des boulevards. Mais Paris n'était pas seul engagé dans l'affaire. La province était calme et ne se souciait nullement d'une guerre avec la Prusse. Le commerce, l'industrie, les finances ne la demandaient pas. Si le ministère eût en une volonté personnelle et énergique, s'il eût moins écouté la Cour, l'extrême droite et la presse exaltée, s'il eût su nettement ce qu'il voulait, qu'auraient fait deux ou trois jours de plus, quand il s'agissait du salut public ? J'admets même que des impatients l'eussent renversé. Ces impatients-là eussent alors pris pour eux seuls la responsabilité d'hostilités effroyables, et le ministère du 2 janvier aurait gardé son caractère qui était de donner des libertés à la France et non de la conduire aveuglément à l'abîme. Si ceux qui dirigeaient alors les destinées de la France eussent prévu que les conséquences de la guerre seraient Pour nous la perte de deux provinces, cinq milliards d'indemnité, neuf milliards de dépenses militaires, 130.000 morts et 140.000 blessés, eussent-ils accepté aussi légèrement un pareil enjeu ? Le 11 juillet, le roi de Prusse informait la reine qu'il avait reçu une nouvelle lettre du prince Antoine. Il est, disait-il, naturellement impressionné de la tournure que prennent les choses à Paris, mais il croit qu'il ne peut reculer dans cette affaire et que je dois rompre. On peut affirmer ici encore, et sans se tromper, que le prince n'agissait aussi hardiment que sur le conseil du chancelier. Quant au roi, qui était moins sûr des avantages futurs de la Prusse et avait alors de la formation de l'Empire allemand plus d'appréhension que son ministre, il déclarait qu'il ne pouvait rien, mais qu'il s'associerait avec joie à la renonciation. Il disait à la reine le désir exprimé par Benedetti de pouvoir télégraphier que le roi engageait le prince Léopold à se retirer. Il avait répondu à l'ambassadeur que le prince voyageait dans les Alpes, et Benedetti avait riposté qu'on ne croyait guère à l'absence du prince. Le roi s'était étonné, avec un accent de mauvaise humeur, que l'on doutât de sa parole ; mais, préoccupé de la forme que prenaient les événements, il s'agaçait de n'avoir pas encore eu de réponse de son neveu. J'espérais, mandait-il le 11 juillet à la reine, avoir des nouvelles du candidat dans les vingt-quatre heures. J'avais envoyé le colonel von Stratt à Sigmaringen avec une lettre et des communications pressantes... Dieu veuille que les Hohenzollern soient raisonnables ! Sur ces entrefaites, lord Lyons informa le duc de Gramont que des nouvelles d'Espagne, dont il avait eu personnellement connaissance, annonçaient le retrait de la candidature et le supplia d'avoir la patience d'épargner à la France une guerre que chacun regretterait. Si l'opinion reprochait aux ministres français leur lenteur, leur manque d'énergie, il fallait laisser dire et braver une impopularité passagère. Quel ne serait pas le mérite de ceux qui termineraient ce grave différend à l'honneur et à l'avantage de la France ? Mais le ministère flottait dans l'indécision. La plupart de ses membres étaient cependant disposés à la paix. L'empereur, accablé par la maladie, ne se souciait point de pousser à des hostilités prochaines et chargeait Olozaga d'amener Prim à conseiller le désistement du prince Léopold. Son entourage était plus belliqueux, et l'impératrice, ne comprenant rien aux atermoiements de la Prusse, croyait y voir au contraire une ruse pour gagner de l'avance sur l'année française. Le duc de Gramont vint au Corps législatif déclarer que le gouvernement comprenait l'impatience des députés et du pays, mais qu'il attendait encore la réponse dont dépendaient ses résolutions. Il affirmait un peu audacieusement que tous les Cabinets paraissaient admettre la légitimité de nos griefs, alors que la Russie avait partie liée avec la Prusse ; que l'Angleterre détournait les Neutres d'une intervention possible ; que l'Autriche regrettait notre ultimatum du 6 juillet et que l'Italie se réservait très prudemment. Au sortir de la séance où il avait été reçu avec froideur, — car ses explications avaient été peu claires et peu rassurantes, — le duc de Gramont invita Benedetti à accentuer son langage à Ems et à demander au roi de défendre au prince de Hohenzollern de persister dans sa candidature, car le silence et l'ambiguïté seraient considérés comme un refus. Sur de nouvelles instances de Benedetti, le roi déclara encore une fois que son consentement, comme chef de famille, ne saurait engager ni le souverain ni son gouvernement. L'ambassadeur répondit qu'il ne pouvait, à son grand regret, séparer en lui ces deux qualités, puisque étant roi, il était ipso facto chef de la famille des Hohenzollern. Il le pria instamment d'engager le prince à se désister. Le monarque répliqua qu'il n'y tuait point péril en la demeure et qu'un jour ou deux de retard ne sauraient rien aggraver. Ce retard, au dire de Benedetti qui réitéra ses instances, était préjudiciable à la paix. Guillaume riposta que la France faisait des préparatifs de guerre et qu'il était forcé d'en faire, lui aussi, de son côté. Puis il demanda une seconde fois qu'on lui laissa le temps nécessaire pour contribuer utilement à la paix. Il ajouta qu'il recevrait le soir même — c'était le 11 juillet ou le lendemain, une réponse du prince Léopold et promit de donner aussitôt la sienne. Puis, il permit au baron de Werther de retourner à Paris, ce qui fit croire à Benedetti que l'ambassadeur avait mission de manifester au ministre des Affaires étrangères le désir de Guillaume d'aboutir à une solution pacifique et même de la faciliter. Les lenteurs de la réponse des princes, les atermoiements personnels du roi de Prusse, les exigences impatientes du quai d'Orsay, les nouvelles inquiétantes reçues de Paris avaient agité Bismarck qui, sortant de son château de Varzin, s'acheminait sur Berlin et comptait se rendre à Ems pour en finir d'une façon ou d'une autre. Il avait laissé le roi accorder trois entrevues à Benedetti ; il trouvait maintenant que c'était assez. Il fallait décider les princes à agir. Il est toujours intérieurement pour le candidat, mandait Guillaume à Augusta, mais il dit que la question est devenue si sérieuse qu'il faut mettre les Hohenzollern de côté, leur laisser à eux-mêmes la faculté de prendre une décision et ne pas nous en charger, nous. Était-ce sincère ? Je ne le crois pas, et ce qui va suivre prouvera que Bismarck jouait un double jeu. Le ministère français eût dû accepter la réponse que lui transmettait Benedetti, par laquelle il était informé que le prince Léopold devait renoncer spontanément à la couronne et que le roi n'hésiterait pas à approuver sa résolution. On ne pouvait demander plus au roi. Telle était d'ailleurs la première pensée du duc de Gramont, comme on l'a vu plus liant. Imposer une rétractation personnelle sous le coup d'une menace de guerre, c'était chose impossible. Il suffisait d'amener le roi à approuver la renonciation. C'eût été de plus un échec évident et fort grave pour la politique intrigante de Bismarck. Nos amis sincères en Europe étaient tous de cet agis. Se conformant au désir du roi exprimé par le colonel de Stratt, agent du roi de Roumanie à Paris, et sur les instances de la princesse sa femme, le prince Antoine de Hohenzollern manda le 12 juillet au maréchal Prim et à Olozaga qu'il retirait au nom de son fils Léopold sa candidature au trône d'Espagne. Il donna pour motif de ce retrait les complications que cette candidature paraissait rencontrer et la situation pénible que les derniers événements avaient créée au peuple espagnol en le mettant dans une alternative où il ne saurait prendre conseil que de son indépendance. Le Mercure de Souabe inséra, par ordre du prince héritier de Hohenzollern, la nouvelle qu'il renonçait à sa candidature au trône, parce qu'il était fermentent résolu à ne pas laisser sortir une question de guerre d'une affaire de famille, secondaire à ses yeux. Toute l'Europe eut connaissance de cette nouvelle si importante qu'Olozaga avait aussitôt transmise à Napoléon M. C'est ce qu'avait voulu Guillaume lui-même. Il n'entendait donner son acquiescement à la renonciation spontanée du prince que lorsque celui-ci l'aurait fait connaître officiellement. Pour assurer la paix, il suffisait donc de prendre acte de cette renonciation. On savait par Benedetti que le roi avait promis d's acquiescer et que M. de Werther tenait à Paris en apporter l'affirmation certaine. On comprend encore que, pour donner plus de satisfaction aux impatients et aux incrédules, le duc de Gramont ait incité Benedetti à constater que cette renonciation lui avait été annoncée, communiquée ou transmise par le roi de Prusse ou par son gouvernement. Rien n'empêche de croire que le roi, une fois le télégramme connu dans toute l'Europe, étant satisfait d'avoir fait constater par tous que la renonciation du prince était un acte spontané, n'eût ratifié cette déclaration. C'est ce qui devait avoir lieu le 13 juillet. Mais déjà Bismarck, averti du télégramme publié dans le Mercure de Souabe et par toutes les agences, axait considéré cet acte comme un échec et refusé de venir à Ems pour ne pas aboutir, dit le roi à la reine Augusta, à un compromis pourri[11]. Il avait même envoyé au Roi sa démission de ministre-président et de chancelier de la Confédération de l'Allemagne du Nord. Ce fait, avoué par Bismarck lui-même, prouve combien il blâmait et regrettait la concession faite au gouvernement français par le retrait de la candidature ; combien il déplorait que ses ruses eussent été déjouées. Si le cabinet Ollivier eût pu attendre vingt-quatre heures, il remportait pour notre pays une victoire diplomatique incomparable et infligeait à la diplomatie prussienne un immense échec. La face des choses était changée. Le roi de Prusse tenait si peu à la guerre que lorsqu'il reçut le télégramme du colonel de Stratt, son messager à Sigmaringen, qui lui annonçait le désistement du prince Léopold, il s'écria : C'est une pierre qui m'est enlevée de la poitrine ! Seulement, il tenait essentiellement à éviter le reproche d'avoir fait une concession personnelle, ce que n'aurait pas manqué de dire la presse allemande. Il fallait que tout retombât sur les Hohenzollern : N'en parle à personne, disait-il à Augusta, afin que la nouvelle ne vienne pas de nous ! Je n'en dirai rien à Benedetti jusqu'à ce que nous ayons demain la lettre en main par Stratt. Il importe donc encore davantage que toi tu fasses savoir à dessein que j'avais tout remis à la discrétion des Hohenzollern, soit pour accepter, soit pour prendre une résolution définitive. Voilà tout le secret des atermoiements, en apparence si étranges, du roi Guillaume, et ce secret, le Cabinet français ne sut pas le deviner. Une étourderie de son chef fit d'un succès certain un échec irréparable. M. Ollivier, à peine eut-il eu connaissance de la renonciation du prince de Hohenzollern par le ministre de l'Intérieur qui avait saisi en passant la dépêche en clair expédiée par le prince Antoine à Olozaga, qu'il courut la porter au Corps législatif. Il ne laissa pas le temps à son collègue, le duc de Gramont de demander à Benedetti la ratification promise par le roi à l'ambassadeur, et il fit circuler la dépêche dans les couloirs. Il affirma à tous et cela de très bonne foi — car il voulait la paix — que c'était la satisfaction accordée par la Prusse au gouvernement, ignorant sans doute la promesse d'une adhésion officielle du roi annoncée par Benedetti et qui devait ne survenir que le lendemain. Nous avons la paix, répétait joyeusement M. Ollivier. Nous tenons la paix... Nous ne la laisserons pas échapper ! Il crut qu'il pouvait parler publiquement d'un fait que tout le monde allait connaitre sous peu et ne comprit pas qu'il eût mieux valu, avant de livrer la dépêche au public, s'entendre avec le ministre des Affaires étrangères et avec les autres ministres pour en faire l'objet d'une communication officielle qui eût eu un tout autre aspect et eût empêché peut-être la formation d'intrigues et de protestations néfastes. Il était joyeux d'une solution aussi heureuse et montrait sa joie. Hélas ! c'était se réjouir en pure perte. Le parti bonapartiste qui voulait la guerre, parce qu'il espérait la victoire et avec elle la disparition du parti libéral, se moqua de la dépêche du père Antoine qu'on lui communiquait sans plus de cérémonie. L'Impératrice, à qui l'on porta la dépêche à Saint-Cloud, la lut avec colère et, devant le général Bourbaki, s'écria : C'est une honte ! L'Empire va tomber en quenouille ![12] Les députés de la majorité blâmaient hautement la crédulité, la faiblesse, la lâcheté des ministres. Les journalistes s'en mêlaient et n'avaient pas assez de quolibets pour railler des gens aussi naïfs. Le plus enragé de tous, Émile de Girardin, demandait qu'au lieu d'accepter un désistement dérisoire, on repoussât les Prussiens à coups de bottes au delà du Rhin[13]. Ce fut en vain que le Constitutionnel, journal officieux du ministère, inséra, sur la prière de M. Ollivier, cette note : Le prince de Hohenzollern ne régnera pas sur l'Espagne : nous n'en demandons pas davantage et c'est avec orgueil que nous accueillons cette solution pacifique, une grande victoire qui ne nous coûte pas une larme, pas une goutte de sang !... Cela aurait pu être vrai si l'on avait attendu l'acquiescement, maintenant certain, du roi, mais la précipitation imprudente avec laquelle on avait communiqué la dépêche fut un coup mortel pour la cause de la paix. L'ancien ministre de l'Empire, M. Pinard, peu suspect de parti pris ou de rancune, a dit loyalement dans son Journal que ce fut une faute de n'avoir pas annoncé directement aux Chambres le désistement du prince Antoine au nom de son fils, et que la guerre allait fatalement sortir de cette imprudence. La communiquer officieusement aux députés, aux journalistes, au lieu de l'apporter à la tribune, écrit-il, c'était entrer dans un fatal engrenage. Avoir cette déférence pour ceux qui font le plus de bruit, c'était se condamner à les suivre jusqu'au bout. Le ministre de l'Intérieur avait les rapports de ses préfets qui constataient presque tous un désir ardent de la paix dans les provinces et surtout chez les populations rurales. Mais les clameurs de la cité semblèrent un danger immédiat auquel il fallait pourvoir. Les amis empressés du Cabinet lui montraient l'extrême droite toute prête à profiter de ses hésitations pour le renverser. S'il disparaissait, son œuvre constitutionnelle toute récente n'allait-elle pas sombrer avec lui ? Au moment de la première Révolution, les Girondins avaient fait la guerre pour échapper à des difficultés intérieures. Le ministère du 2, janvier devait les imiter. Prêtant une oreille effrayée à ceux que formaient pour lui l'opinion publique, il voulut, non pas seulement les satisfaire, niais les devancer. Ils avaient poussé le cri de guerre ; lui, le répéta, et pour prouver qu'il sentait mieux que tout autre les offenses faites à l'honneur national, il déclara, le premier, cette guerre dont il n'avait pas voulu[14]. La droite bonapartiste chercha à faire croire que le ministère trop naïf avait été dupé par Bismarck et par le roi. Elle insista sur les atermoiements du roi pour affirmer que s'il tardait ainsi, c'est qu'il ne voulait pas ratifier le retrait de la candidature. Elle se moqua de l'empressement joyeux avec lequel M. Émile Ollivier avait accueilli et propagé le désistement annoncé par le prince Antoine. Un des rédacteurs du Temps raconte ainsi l'incident du 12 juillet. Nous venons d'entendre M. Ollivier lui-même déclarer catégoriquement au milieu d'un groupe : Nous n'avons jamais demandé que le retrait de la candidature du prince de Hohenzollern. Nous n'avons jamais demandé que cela et nos communications à la Prusse n'ont jamais porté sur le traité de Prague. Il n'y a donc plus de candidature. Nous n'en voulions pas. Donc, plus d'incident. Et le rédacteur ajoutait : La crise franco-prussienne est terminée. Toute menace de guerre a heureusement disparu. Nefftzer, de son côté, disait que le gouvernement ne pouvait pas ne pas se déclarer satisfait. Il obtient pleinement ce qu'il a demandé, quoiqu'il l'eût fait dans des conditions insolites et peu faites pour amener une réponse favorable. Si nous voulions poursuivre l'affaire en soulevant de nouveaux griefs, nous placerions notre conduite dans un mauvais jour et nous nous trouverions dans une situation fâcheuse vis-à-vis du soulèvement national allemand et vis-à-vis de l'Europe tout entière. C'est, hélas ! ce qui allait arriver. Lorsque l'extrême droite eut connaissance de la dépêche du prince Antoine communiquée dans les couloirs par M. Émile Ollivier aux députés et aux journalistes, Clément Duvernois et d'autres exaltés se réunirent dans un bureau et le résultat de leurs conciliabules fut le dépôt d'une interpellation ainsi libellée : Nous demandons à interpeller le Cabinet sur les garanties qu'il a stipulées ou qu'il compte stipuler pour éviter un retour de complications avec la Prusse. Duvernois, qui ne pouvait pardonner à M. Émile Ollivier de l'avoir fait écarter du ministère, avait annoncé dès le matin que, si les affaires tournaient à la paix, il interpellerait. C'était une manœuvre déplorable, car elle allait amener le ministère à élever de nouvelles prétentions et à mettre une seconde fois la paix en péril. M. Jérôme David demandait, lui aussi, à interpeller le Cabinet et le faisait dans les termes les plus blessants, en stigmatisant la lenteur de ses négociations. Le ministre qui, en toute bonne foi, avait si joyeusement propagé la dépêche du prince Antoine, ne se présenta pas à la tribune pour donner la moindre explication. Il avait quitté le Corps législatif pour conférer avec l'empereur qui aurait bien voulu que la dépêche du prince au maréchal Prim fût annoncée aux députés, en faisant ressortir que le retrait s'était fait sur l'injonction du roi. Mais il était trop tard et M. Ollivier n'avait point pensé à réunir le Conseil. Le duc de Gramont, qui n'avait pas été consulté et qui voulait rester bien en Cour, se borna à demander l'ajournement des interpellations, alors qu'il aurait pu faire pressentir en quelques mots habiles qu'a la renonciation du prince Léopold, annoncée par le prince Antoine, allait succéder l'acquiescement du roi et que les esprits pouvaient facilement attendre vingt-quatre heures pour retrouver leur calme. Mais, dans son ardeur à montrer à Bismarck, qu'il avait affaire en sa personne à un redoutable homme d'État, il le prit de haut, comme le conseillaient Duvernois et ses amis, sans loir qu'il allait tomber tête baissée dans le piège tendu sous ses pas. Il laissa entendre que les négociations se poursuivaient et jeta ainsi dans beaucoup d'esprits de nouvelles inquiétudes. Il s'était jusqu'ici contenté de demander la participation du roi au désistement ; il allait vouloir davantage. Le mot formel de garanties avait été lancé dans le début. Pour notre malheur, il allait être relevé. Au moment où le duc de Gramont méditait la formule des garanties à demander à la Prusse, il reçut la visite du baron de Werther, envoyé par le roi avec la mission évidente de trouver le joint nécessaire pour arranger les choses sans compromettre la dignité royale. C'était un peu axant trois heures. A peine avaient-ils échangé quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne sollicita une audience du ministre pour une communication urgente et de la plus haute importance. Le duc de Gramont demanda au baron de Werther, dans l'intérêt même de l'affaire qui les préoccupait, l'autorisation de prendre connaissance du message de M. Olozaga. C'était l'affirmation péremptoire que l'Espagne retirait d'elle-même l'offre du trône au prince Léopold. En effet, le prince Antoine avait cru devoir, au nom de son fils, informer le représentant de l'Espagne à Paris du retrait de sa candidature. Olozaga s'en félicitait, car au point de vue du cabinet de Madrid, cette solution était d'autant plus complète que, d'accord avec l'empereur, elle était l'œuvre de l'ambassadeur espagnol. Deficiente causa, tollitur effectus... Mais le duc de Gramont ne sut pas profiter de cette aubaine inattendue. Il équivoqua, il ergota comme un mauvais procureur. Il dit que, dans la dépêche, il n'y avait pas un mot de 1a France, pas un mot de la Prusse ; que tout se passait entre les Hohenzollern et l'Espagne. Cependant, du moment que l'ambassadeur venait communiquer officiellement le message au quai d'Orsay, il s'agissait bien de la France et de la Prusse, intéressées plus que toutes autres puissances à l'affaire. Le duc de Gramont ajouta que la dépêche avait été expédiée en clair et était connue de tout le inonde. Or, elle n'avait été connue que par la communication du président du Conseil faite à quelques députés et à quelques journalistes. Gramont dit encore qu'il y avait dans la dépêche une certaine affirmation de la part du prince Antoine à établir que la France aurait voulu mettre l'Espagne dans l'alternative de ne prendre conseil que du sentiment de son indépendance. Mais cette même Espagne s'offensait si peu qu'elle apportait elle-même la communication d'un document destiné à terminer le conflit. Le ministre des Affaires étrangères ne tint pas compte de tout cela et congédia Olozaga désappointé en lui laissant entendre qu'il allait aviser à de nouveaux expédients. Il revient alors auprès du baron de Werther et lui demande
si le roi ne s'est pas rendu compte qu'en autorisant le prince Léopold à
accepter le trône d'Espagne, il a blessé la France. Werther répond que le roi
ne soupçonnait pas, eu égard aux relations du prince avec l'empereur, que
cette candidature serait niai accueillie. Gramont objecte que la France, la
plus proche voisine de l'Espagne, a un intérêt particulier à l'occupation du
trône de ce pays. Le secret gardé sur la candidature Hohenzollern l'avait
offensée, et le Corps législatif avait manifesté à cet égard son
mécontentement. Puis, oubliant tout à coup ses instructions à Benedetti qui
portaient que l'ambassadeur de France devait demander au roi d'intervenir,
sinon par ses ordres, an moins par ses conseils, auprès du prince Léopold pour
l'inviter à revenir sur son acceptation, le duc de Gramont dit à Werther qu'il considérait la renonciation du prince de
Hohenzollern a trône d'Espagne comme une chose secondaire, car le
gouvernement français n'aurait jamais permis son installation. Il
estimait qu'il fallait, avant tout, rétablir des rapports amicaux avec la
Prusse et qu'il s'en remettait à l'appréciation de l'ambassadeur pour savoir
si le véritable expédient ne serait pas une lettre du roi à l'empereur. Et il
propose aussitôt à Werther cette note dont le roi aurait à s'inspirer : En autorisant le prince Léopold à accepter la couronne
d'Espagne, le roi ne croyait pas porter atteinte aux intérêts ni à la dignité
de la nation française. Sa Majesté s'associe à la renonciation du prince de
Hohenzollern et exprime son désir que toute cause de mésintelligence
disparaisse désormais entre son gouvernement et celui de l'empereur.
Le duc de Gramont avait même été plus loin. Il avait rédigé le projet même de
la lettre que devait écrire le roi. Le voici : En renonçant spontanément à la candidature du trône d'Espagne qui lui avait été offerte, mon cousin le prince de Hohenzollern a mis fin à un incident dont on a mal interprété l'origine et exagéré les conséquences. J'attache trop de prix aux relations amicales de l'Allemagne du Nord et de la France, pour ne pas me féliciter d'une solution qui est de nature à les sauvegarder[15]. Ainsi, le roi n'aurait eu qu'à signer cette simple déclaration et, dans la pensée du ministre des Affaires étrangères, tout était fini. Réflexion faite, le ministre se contenta pourtant de la note impersonnelle qu'il jugea plus convenable et de nature à faciliter le rapprochement désiré. Il a .eu beau dire par la suite que ce n'était point là une demande d'excuses. Il suffit de relire la note pour comprendre qu'elle ait tout d'abord surpris l'ambassadeur prussien et lui ait fait observer que cette démarche serait rendue extrêmement difficile, surtout après la déclaration du duc de Gramont, en date du 6 juillet, qui contenait des paroles qui avaient dû froisser profondément S. M. le roi. A ce moment de l'entretien, survint M. Émile Ollivier que le ministre fit entrer dans son cabinet après l'avoir mis en deux mots au courant de l'affaire. Il appuya de tout son pouvoir, dit Gramont, les arguments que j'avais déjà présentés. Il en fit valoir de nouveaux pour bien pénétrer le baron de Werther de la nécessité d'agir dans l'intérêt de la paix. L'ambassadeur, qui inséra la note de Gramont dans son rapport au roi, dit, lui aussi : M. Émile Ollivier soutint d'une façon pressante la nécessité d'agir dans l'intérêt de la paix et nie pria instamment de soumettre à S. M. le roi l'idée d'une lettre dans ce sens. Werther mentionne en outre ces singulières exigences des ministres : Tous deux nie dirent que si je ne croyais pas pouvoir l'entreprendre, ils se verraient obligés de charger le comte Benedetti de soulever celte question. Les deux ministres, en faisant ressortir qu'ils avaient besoin d'un arrangement de ce genre pour calmer l'émotion des esprits, eu égard à leur situation ministérielle, ajoutèrent qu'une telle lettre les autoriserait à se porter défenseurs contre les attaques qui ne manqueraient pas de surgir contre S. M. le roi... Dans leur vif désir de hâter les choses, les deux ministres désiraient que je communiquasse cet entretien par voie télégraphique ; niais je ne le jugeai point nécessaire. M. Émile Ollivier croit maintenant pouvoir affirmer qu'à son arrivée l'entretien changea de nature et cessa d'être officiel. Il devint, dit-il, une de ces conversations libres que les hommes politiques ont entre eux[16]. Cela ne résulte nullement du rapport de Werther, qui ne fait aucune restriction à cet égard et souligne au contraire l'insistance des deux ministres, leur dessein de confier le projet de lettre à Benedetti, si l'ambassadeur ne peut s'en charger, leur promesse de défendre le monarque contre des attaques inévitables, enfin leur désir d'un arrangement très rapide, même par voie télégraphique. Ce n'était certes point là un entretien ordinaire, mais une démarche officielle, caractérisée par des demandes précises et graves. Or, cette démarche était aussi inopportune qu'imprudente et devait offenser le roi, aussi bien par les conditions qu'elle mentionnait que par les termes insolites et peu discrets de leur rédaction. En effet, le roi, dès qu'il en eut connaissance, ne put s'empêcher de dire que Werther aurait dû immédiatement se retirer et renvoyer MM. de Gramont et. Ollivier à M. de Bismarck. Cependant, M. Émile Ollivier n'y veut rien voir de nature à changer le caractère de la négociation. Il y trouve au contraire une démarche amicale propre à rétablir entre les deux États la cordialité des rapports et à donner à son collègue et à lui le moyen de poursuivre leur œuvre pacifique. Il ajoute un détail, c'est que la demande, qu'il appelle une suggestion, n'ayant été approuvée ni par l'empereur ni par le Conseil, elle n'avait aucune espèce de valeur officielle, tandis que le duc de Gramont affirme de son côté que rien n'était plus officiel que cet entretien. Certes, il ne faut pas chercher dans la demande faite par les deux ministres à l'ambassadeur de Prusse une machination insolente et provocatrice, mais il faut y voir ce qu'elle était réellement : un expédient maladroit et périlleux au dernier chef, formulé ou plutôt bâclé avec une rapidité telle que nul n'en pesa alors la redoutable gravité. Après l'entretien, le duc de Gramont promet à son collègue de ne prendre aucune autre résolution avant le Conseil du lendemain et se rend à Saint-Cloud pour conférer de la situation avec l'empereur et lui faire savoir le mécontentement des députés et des sénateurs, qui auraient voulu une humiliation complète de la Prusse. Il lui raconte l'entretien avec M. de Werther et le met au courant des garanties que, d'accord avec M. Émile Ollivier, il a cru devoir demander au roi de Prusse. L'empereur qui, au premier moment, avait reconnu aux Tuileries, devant M. Émile Ollivier lui-même, que le désistement du prince enlevait tout prétexte de guerre, se laisse impressionner par l'idée que les Chambres et la Cour qualifiaient de honte l'acceptation du désistement. Et comme le ministre des Affaires étrangères n'axait pas avisé Benedetti de la demande de garanties imposées au baron de Werther, — omission singulière qui pouvait avoir de très grilles conséquences, — il engagea le duc de Gramont à envoler à l'ambassadeur français à Ems une dépêche qui expliquait pourquoi, à la suite de la réception par l'entremise de l'ambassadeur d'Espagne de la renonciation du prince de Hohenzollern, le gouvernement pensait qu'il était nécessaire que le roi de Prusse s'y associât et donnât l'assurance qu'il n'autoriserait pas de nouveau cette candidature. Mais le ministre des Affaires étrangères, en transmettant cette dépêche, ne lit aucune allusion à la demande faite au baron de Werther et destinée au roi dans les termes que l'on sait, ce qui indique une étrange manière de négocier. Il y avait là un oubli dont le diplomate français a eu bien raison de se plaindre. Tout en regrettant que l'interpellation Duvernois l'obligeât à hâter des explications que la prudence commandait de différer, Napoléon III consentit que Benedetti allât auprès du roi solliciter une assurance qui engageât l'avenir, car l'animation des esprits était telle qu'il lui paraissait impossible de la dominer. On a dit que les députés liés avec l'empereur, comme Clément Duvernois et de Leusse, avaient été secrètement poussés par lui à interpeller afin d'obtenir les garanties jugées nécessaires. Ces députés démentirent le fait et déclarèrent qu'ils avaient interpellé seulement en leur nom personnel, à l'insu de l'empereur, car ils étaient persuadés, comme la majorité des journaux, qu'il fallait empêcher la candidature Hohenzollern de reparaître une troisième fois, puisqu'elle avait déjà paru en 1868 et 1869, et créer enfin un modus vivendi entre les deux pays[17]. Donc, le 12 juillet, en revenant de Saint-Cloud, Gramont expédia à sept heures du soir à Benedetti une dépêche relative à la demande an roi de l'assurance qu'il n'autoriserait pas de nouveau la candidature du prince Léopold. Le duc ne se contentait plus d'inviter, comme il l'avait fait le même jour à I h. 40, Benedetti, à constater que la renonciation. du prince lui était annoncée ou transmise par le roi de Prusse. Il lui fallait une garantie pour l'avenir. Dans le XIVe volume de l'Empire libéral, M. Émile Ollivier regrette amèrement cette dépêche qui pour lui est un incident inattendu, car, à son avis, si ce jour-là on eût laissé aller les choses, le roi de Prusse aurait le lendemain communiqué à Benedetti la renonciation officielle du prince Léopold qu'il attendait de Sigmaringen[18]. Il l'eût, suivant sa promesse, approuvée sans réserve et il eût autorisé notre ambassadeur à annoncer à la fois la renonciation et son approbation personnelle. Ainsi eussent été obtenues les deux conditions désirées par nous depuis l'origine du conflit : le retrait de la candidature Hohenzollern et la participation du roi à ce retrait. Bismarck, dérouté dans ses plans et dans ses intrigues, eût été réduit à donner sa démission et la France eût remporté une éclatante victoire diplomatique. M. Émile Ollivier ne peut se consoler d'une faute à laquelle il n'a point, affirme-t-il, participé, c'est-à-dire à une demande officielle et insolite de garanties. Il n'a donc pas assez de blâmes pour critiquer la dépêche du 12 juillet envoyée à sept heures du soir. II dit sa surprise et sa désolation quand il apprit dans la même journée à onze heures, que le duc de Gramont avait envoyé sans le prévenir cette nouvelle et malencontreuse dépêche. Voyons ce qu'il y a de fondé dans cette critique et dans ces regrets. Sans aucun doute, et même couvert par un acquiescement et par une lettre ultérieure de l'empereur, ce qu'avait fait là le duc de Gramont était infiniment déplorable. Mais en quoi cette dépêche était-elle plus draie que la note dictée à Werther pour le roi et que les commentaires dont les deux ministres rataient entourée ? M. Ollivier considère la dépêche de sept heures comme un acte de pouvoir personnel, un acte qui les fera accuser, lui et Gramont, d'avoir prémédité la guerre et de n'avoir tu dans la candidature Hohenzollern qu'un prétexte de la provoquer. Cette observation est juste. Mais le rapport Werther n'en subsiste pas moins et les demandes impolitiques qu'il contient constituent aussi bien contre le garde des Sceaux que contre le ministre des Affaires étrangères un document capital. M. Émile Ollivier, dans son dernier volume, nous déclare
qu'il a connu en même temps que la dépêche de sept heures une lettre où
Napoléon III invitait Gramont à accentuer encore cette dépêche[19]. Le garde des
Sceaux croit deviner que l'action de la Cour à Saint-Cloud a provoqué la
dépêche dont il se plaint et que la poussée violente des Jérôme David et des
Cassagnac a déterminé la lettre de Napoléon. il affirme qu'il a été trompé.
En effet, il était convenu avec l'empereur que toute décision serait ajournée
au lendemain matin 13 à la réunion du Conseil, et voici qu'à onze heures du
soir, il se trouvait en face d'une résolution des plus graves, prise sans son
adhésion. Il eut alors l'idée de prier Gramont de se rendre avec lui auprès
de l'empereur afin de l'amener à rétracter ses injonctions. Mais il réfléchit
qu'il était minuit et qu'il ne pouvait faire réveiller l'empereur ;
d'ailleurs, s'il l'eût fait, aurait-il pu arriver à le convaincre et à lancer
à Benedetti un contre-ordre opportun. Le fait était
irrévocablement accompli, dit-il. Je n'avais
l'option qu'entre deux partis, ou protester par une démission, ou m'ingénier
à annuler les conséquences de ce fait que je ne pouvais plus empêcher[20]. Il se décida
pour le second parti et rédigea une nouvelle dépêche à Benedetti, qui partit à
1 heure 45 du matin et parvint à Ems le 13 juillet, à 10 heures et demie.
Cette dépêche, moins comminatoire que la précédente, disait qu'il était
indispensable que le roi voulût bien nous faire savoir qu'il ne permettrait
pas au prince de revenir sur la renonciation communiquée par le prince
Antoine. Dites bien au roi, ajoutait-elle, que nous n'avons aucune arrière-pensée, que nous ne
cherchons pas un prétexte de guerre et que nous ne demandons qu'à sortir
honorablement d'une difficulté que nous n'avons pas créée nous-même. M.
Ollivier croit voir dans cette nouvelle dépêche une atténuation considérable,
puisqu'elle contenait une assurance pacifique et un amoindrissement de la
demande de garanties. Le duc de Gramont trouva le conseil du garde des Sceaux
excellent, mais ne le suivit qu'à demi. Il juxtaposa
son texte qui restreignait la garantie du fait présent à son texte qui la
réclamait pour l'avenir et il mit ainsi une contradiction dans la
nouvelle dépêche qu'il adressa à Benedetti. Ainsi, M. Émile Ollivier se
voyait dupé ou trahi par l'empereur et par le ministre des Affaires
étrangères. Il était le jouet de la Cour et d'une faction ; il le sentait et
il restait !... C'était vraiment trop de faiblesse. Mais revenons à la seconde dépêche par laquelle M. Ollivier croyait atténuer la première, restreindre le champ de la discussion et tout pacifier. Il convient de remarquer que cette dépêche, aussi ingénieuse qu'ingénue, était hélas ! inutile, car elle ne devait arriver que longtemps après celle de sept heures et après l'entretien de l'ambassadeur français et du roi de Prusse. D'autre part, cet entretien, où le roi apprit par Benedetti la demande nouvelle de garanties, l'indisposa certainement, mais ne l'empêcha pas de promettre pour le même jour une nouvelle audience à Benedetti. Seulement, dans l'intervalle survint le rapport de Werther, dont les termes inouïs offensèrent Guillaume au point qu'il résolut de ne plus communiquer avec l'ambassadeur français que par l'entremise de son aide de camp Radziwill. Il suffit de relire la lettre du roi à la reine Augusta, le 13 juillet, pour se convaincre de la réalité de son indignation : Hat man je eine solche Insolenz gesehen ? A-t-on jamais vu pareille insolence ? Il faut que je paraisse devant le monde comme un pécheur repentant ? Als reuiger Sünder ! Ce monarque qui avait de la dignité royale le sentiment le plus élevé, qui tenait plus que tous les autres souverains de l'Europe à la moindre de ses prérogatives, ne pouvait admettre des procédés inexplicables n et s'étonnait que l'empereur des Français se laissât déborder uberflügelt par ceux qu'il appelait des faiseurs inexpérimentés[21]. Et dans un billet que le roi adressait au conseiller Abeken, après la lecture du rapport, on trouve ces autres lignes irritées : Il est nécessaire de chiffrer à Werther que je suis indigné de l'exigence des ministres français et que je me réserve d'y donner suite comme je l'entends ! M. Ollivier a traduit dans ce billet le mot Zumutung par suggestion. C'est une erreur, Zumutung veut dire exigence et même exigence étrange. Donc, le roi avait vu dans la demande de la lettre, faite par les deux ministres, une exigence et non pas une suggestion. Aussi, la suite promise par lui ne se fit-elle pas attendre. Werther reçut l'ordre de quitter Paris immédiatement. Le roi ne communiqua plus directement avec Benedetti, et Bismarck, qui attendait une faute de ses adversaires pour prendre sa revanche, saisit l'occasion et mit le feu aux poudres en donnant perfidement, comme on ie verra bientôt, à la dépêche, que lui adressait Abeken de la part du roi, une forme insolente et comminatoire. Dire après cela que le rapport Werther ne modifia nullement l'attitude du roi de Prusse vis-à-vis notre ambassadeur, c'est se tromper singulièrement. Benedetti, auquel les deux ministres avaient négligé de faire connaître les exigences soumises par eux à Werther, a eu raison de dire — et il l'a fait en toute justice et en toute loyauté — que le rapport de l'ambassadeur de Prusse impressionna le roi de la façon la plus déplorable et modifia ses dispositions. Ce sont nos propositions de la dernière heure, a-t-il déclaré, qui ont permis à M. de Bismarck de mettre le gouvernement français dans l'alternative de souffrir la plus cruelle injure ou de tirer l'épée. Ce n'est donc pas tant la dépêche du 12 juillet 1870, que la demande, faite à Werther par le ministre des Affaires étrangères et par le garde des Sceaux, qui a été la faute lourde, la faute irréparable. Voilà la raison réelle du refus du roi qui, exploité par l'habileté perverse de Bismarck, contribua à déchaîner la guerre. Ce qui prouve péremptoirement que la communication officielle par l'Espagne de la renonciation du prince Léopold était pour le moment chose suffisante, c'est que lord Lyons exprima, à l'instant même où elle survenait, au duc de Gramont sa surprise de ne pas la voir acceptée comme une solution du litige. Il rappela au ministre que celui-ci l'avait autorisé à mander au gouvernement de la reine, que si le prince Léopold retirait sa candidature, tout serait fini. Il constata que la renonciation avait modifié totalement la position de la France et il fit entendre ces graves paroles : Si la guerre survenait à présent, toute l'Europe dirait que c'est la faute de la France et que la France s'est jetée dans une querelle sans cause sérieuse, simplement par orgueil et par ressentiment. A présent, dit Lyons, la Prusse peut espérer rallier l'Allemagne pour résister à une attaque qui ne pourrait être attribuée qu'à un mauvais vouloir et à la jalousie de la part de la France. En fait, la France aura contre elle l'opinion du monde entier, et sa rivale aura tout l'avantage d'être manifestement contrainte à la guerre pour se défendre et pour repousser une agression. Malgré cet avertissement sévère, le duc de Gramont allait télégraphier à Benedetti : J'ai lieu de croire que les autres Cabinets nous trouvent justes et modérés. Et ce qui était plus faux encore : L'empereur Alexandre nous approuve chaleureusement[22]. Un fait qui stupéfie dans cette affaire si importante d'où la guerre allait infailliblement sortir, c'est que deux ministres, sans consulter leurs collègues, sans interroger des hommes qui, comme Chevandier de Valdrôme, Segris, Mège et Plichon, étaient au fond résolus à la paix, ont pris sur eux le droit de recourir à des expédients aussi périlleux, et tout cela à cause de l'agitation du Corps législatif et des articles violents d'une partie de la presse. La situation ministérielle était absolument compromise si on ne mettait pas le roi de Prusse en demeure de s'excuser. Le duc de Gramont et M. Émile Ollivier voulurent donc sauner le ministère à tout prix. Si les hommes qui avaient dicté une note inouïe à l'ambassadeur de Prusse pour en faire le canevas d'une lettre à rédiger par son souverain, avaient pu prévoir les conséquences effrayantes de leurs exigences, il est certain qu'ils auraient laissé aux Clément Duvernois et aux Jérôme David la lourde responsabilité de former un nouveau Cabinet. Mais ils n'envisagèrent pas un aussi formidable avenir et ils crurent naïvement que devant leur nouvel ultimatum le roi céderait et que l'Empire obtiendrait ainsi le plus éclatant des triomphes. Ce qui devait arriver arriva. La question des garanties allait tout compromettre[23]. Lorsque l'ambassadeur français eut, le matin du 13 juillet, rencontré le roi à la promenade dès Sources et lui eut dit avoir reçu de Paris la nouvelle du désistement, le roi considéra l'affaire connue terminée. Mais quand Benedetti demanda au roi de donner l'assurance positive de ne plus accorder son consentement si éventuellement la question revenait sur l'eau, le roi refusa absolument. Il maintint son refus, lorsque Benedetti revint itérativement et d'une manière de plus en plus pressante sur sa proposition[24]. Benedetti avait eu soin la veille d'informer le duc de Gramont qu'il avait mis nue instance énergique à demander au roi de prendre une résolution immédiate et d'en donner connaissance au gouvernement français sans autre ajournement. Il l'avait fait cependant avec mesure et constatait que si, en arrivant à Ems, il avait posé un ultimatum au roi, il aurait fait croire que nous voulions la guerre à tout prix. Or, à présent, c'était un ultimatum qu'il était chargé de poser. Le 13 juillet à dix heures du matin, l'ambassadeur avait donc, comme on l'a vu, supplié le roi d'annoncer que si le prince revenait à son projet, il y mettrait obstacle de son autorité propre. Vous me demandez, répondit alors Guillaume, un engagement sans terme et pour tous les cas. Je ne saurais le prendre. Le roi expliquait qu'il ne pouvait aliéner sa liberté de résolution et devait se réserver la faculté de tenir compte des circonstances dans les diverses éventualités qui pouvaient se produire, mais qu'il n'avait aucun dessein caché ; que cette affaire d'ailleurs lui avait donné de trop graves préoccupations pour ne pas désirer qu'elle Mt irrévocablement écartée. Il mit fin à la conversation en exprimant ses regrets de ne pouvoir faire ce qu'il appelait une concession nouvelle et inattendue. Là est la vérité. Sans aucun doute, et je tiens à le répéter, le roi a eu tort de faire attendre son acquiescement à la renonciation du prince Léopold, mais sa seule excuse était qu'il fallait que l'Allemagne' comprit bien qu'il laissait au prince toute son initiative, afin d'éviter pour lui-même le reproche d'une concession hâtive. Il tenait à faire constater qu'il avait agi comme chef de famille et que, n'ayant point, comme roi, donné d'ordre pour accepter la candidature au trône espagnol, il ne pouvait pas en exiger le retrait. Il le disait et il voulait que cela fuit cru. Il attendait la lettre du prince qui devait venir de Sigmaringen pour se prononcer et acquiescer au désistement. Cette satisfaction, qui se faisait attendre, mais qui cependant allait avoir lieu, notre intérêt politique était de consentir et de patienter encore quelques heures pour l'obtenir. Mais non seulement les ministres la voulaient immédiate, mais encore ils la voulaient avec l'assurance que le roi ne permettrait plus au prince de revenir sur sa renonciation. Voilà le fait. Que l'on blâme, et avec raison, les précédentes réponses subtiles et évasives du roi, il n'en demeure pas moins vrai que la demande nouvelle du Cabinet français était de nature à aggraver le mécontentement que la renonciation du prince Léopold provoquait déjà en Allemagne et dont la responsabilité pèserait moins sur le prince que sur le roi, si celui-ci souscrivait à l'obligation imposée. C'est ce qu'avait prévu Bismarck, qui d'ailleurs, — on le sait maintenant — avait conseillé au roi d'attendre l'effet produit à Paris par la nouvelle de la renonciation avant d'y adhérer. C'était le piège tendu par lui, piège où l'on allait tomber aveuglément. Benedetti est venu à la
promenade, mande Guillaume à Augusta, et au lieu de se montrer satisfait de
la renonciation du prince, il m'a demandé de déclarer à tout jamais que je ne
donnerais en aucun cas mon assentiment, si cette candidature venait à se
renouveler. Naturellement, je m'y refusai énergiquement et commue il devenait
plus pressant et presque impertinent, je finis par dire : Mettons que votre
empereur lui-même adopte cette candidature, il une faudrait donc, par cette promesse
qu'on me réclame, me mettre en opposition avec lui ?[25] Tout en refusant
de consentir à cette exigence nouvelle, le roi dit à Benedetti qu'il le ferait
appeler dès qu'il aurait reçu de Sigmaringen la lettre officielle du
désistement. Malheureusement, dans cet intervalle, arriva le rapport de l'ambassadeur. Il est fâcheux, écrivait Guillaume à la reine Augusta, que Werther n'ait pas immédiatement, sur une pareille exigence, quitté la place et renvoyé ses interlocuteurs au ministre Bismarck ! Voici que le nom redoutable du chancelier est prononcé. Dès lors, tout va changer de face. Les dépêches authentiques prouvent qu'au début de l'affaire le due de Gramont se serait contenté de la simple renonciation. Ce n'est, ainsi qu'on le sait, qu'à la suite des exigences du parti bonapartiste exalté, des interpellations prochaines et des violents articles de certains journaux qu'il a exigé davantage. Quoi qu'on dise, quoi qu'on invente, — on ne saurait assez le répéter, — il demeure établi que si l'on eût accepté la renonciation transmise par l'ambassadeur espagnol et que l'on eût eu la patience d'attendre l'acquiescement du roi, l'affaire était terminée à notre avantage. Bismarck le craignit un instant et s'apprêta à quitter le pouvoir. Ce fut la note du 19 juillet insérée dans le rapport Werther et les dépêches du même jour adressées à Benedetti sur l'initiative du duc de Gramont, puis sur la volonté de l'empereur poussé par l'impératrice et par la Cour, qui amenèrent la catastrophe finale. Les responsabilités de ce fait si grave se mesurent ainsi : une minorité turbulente du Corps législatif imposant ses volontés à la majorité et au Cabinet, une presse et une capitale affolées n'écoutant que leurs passions et leurs ressentiments, un souverain et. une souveraine se laissant diriger par une opinion mal éclairée et par des courtisans ignorants, un chef de Cabinet et un ministre des Affaires étrangères présomptueux et étourdis. Si, comme le déclare M. Émile Ollivier, la politique de l'empereur était un retour aux agissements du pouvoir personnel, si le duc de Gramont avait outrepassé ses droits, il fallait rappeler le souverain à la pratique de ses devoirs constitutionnels, mettre le duc de Gramont dans l'obligation de se retirer ou se retirer soi-même. C'est ce qu'on ne fit pas. Le courrier de Sigmaringen arriva enfin à Ems, mais après le rapport de Werther, vers une heure. Le roi avait promis à Benedetti de le faire appeler, mais, pour éviter toute discussion nouvelle, il lui envoya le prince de Radziwill, son aide de camp, qui lui annonça d'abord le désistement officiel du prince Léopold et lui dit que le roi considérait l'affaire comme terminée. Benedetti remercia le prince Radziwill, puis insista pour avoir la certitude que le roi ne permettrait pas à la candidature du prince Léopold de se renouveler dans l'avenir. Le prince de Radziwill transmit à son souverain la demande de l'ambassadeur et rapporta cette réponse officielle : Le roi a consenti à donner son approbation entière et sans réserves au désistement du prince de Hohenzollern. Il ne peut faire davantage. Le roi autorisait l'ambassadeur à faire connaître aussitôt cette réponse à Paris. Benedetti, qui personnellement se serait contenté de cette
concession, dut obéir, quoique à regret, aux ordres formels qu'il avait
reçus, et sollicita un nouvel entretien du roi. Celui-ci fit répondre par le
même aide de camp qu'il était obligé de refuser absolument d'entrer dans de
nouvelles négociations au sujet d'une assurance qui le lierait pour l'avenir.
Le roi avait dit le matin son dernier mot dans cette affaire et l'ambassadeur
devait s'y référer purement et simplement. Pour ce
motif, dit le rapport officiel, le roi refusa
une nouvelle audience, attendu qu'il n'avait d'autre réponse à donner et qu'il
partir de ce moment toutes les négociations devaient avoir lieu par
l'entremise des ministres. Le roi a satisfait au désir du conne Benedetti de
pouvoir prendre congé de lui à son départ, en saluant le ministre à son
passage à la gare lorsqu'il allait se rendre à Coblentz. M. Alfred
Mézières, qui se trouvait à Ems au même moment, se joint à Benedetti pour affirmer
qu'il n'y a eu en cette occasion ni insulteur ni insulté
et que les relations du roi et de l'ambassadeur sont restées empreintes,
jusqu'à la dernière minute, de la plus parfaite courtoisie. Il prit, en même
temps que l'ambassadeur, le train qui les ramenait à Paris et il eut le temps
de se convaincre avec lui de cette vérité indiscutable. Du refus du roi de continuer à parler de l'affaire Hohenzollern, il appert que Guillaume ne voulait plus engager sa personne dans des pourparlers qui cessaient de prendre un caractère d'entretien particulier et revêtaient pour lui un caractère offensant. C'était la remise de l'affaire politique aux mains de Bismarck auquel le roi fit adresser un rapport et un exposé rédigé sous ses ordres et sous son approbation immédiate. Ce rapport et cet exposé étaient ceux du prince Radziwill[26]. La fameuse dépêche d'Ems, la dépêche d'Abeken, n'est venue qu'après. Elle a donné lieu à de nombreux commentaires au sujet de la façon dont elle a été arrangée ou sabrée par Bismarck. Elle a créé une légende qui, comme l'a si bien démontré Albert Sorel, devait enflammer à la fois les esprits en Allemagne et eu France. — On allait voir en effet, a-t-il dit, le gouvernement impérial s'emparer de l'arme perfide que lui tendait Bismarck, et se sertir, pour surexciter l'opinion publique en France, de cette même invention d'insulte dont on se servait en Allemagne pour émouvoir la foule. La même fable trompa les deux pays. Je ferai connaître, dans le chapitre suivant, quelques détails complémentaires à ce sujet. Il paraîtrait qu'au lendemain de la demande de garanties, il y eut de vives protestations de la part de certains ministres dans le Conseil du matin, contre les instructions nouvelles envoyées sans leur assentiment à Benedetti. Pour mettre fin au bruit de ces dissentiments, le Constitutionnel publia un communiqué officieux qui affirmait que le ministère était uni comme au premier jour, uni avec la Chambre et le pays dans le but de sauvegarder la paix de l'Europe sans sacrifier l'honneur et les intérêts de la France. Cette union n'était qu'apparente, car la politique du duc de Gramont n'était pas celle de M. Émile Ollivier, quoique celui-ci eût été forcé, de par les circonstances, à y adhérer. Il y avait chez le ministre des Affaires étrangères un orgueil et une satisfaction de soi-même extraordinaires qui tenaient lien de mérite. Il me semble encore le revoir, après sa lecture de la déclaration, le 6 juillet, assis sur une des banquettes de la salle des pas perdus, adossé à l'une des grandes fenêtres qui donnent sur la cour d'honneur du Palais Bourbon. Devant lui sept à huit députés de la droite, debout et rads, le contemplaient avec une déférence émue. Lui, encore sous le charme des acclamations enthousiastes qui étaient accueilli ses paroles menaçantes, savourait ce qu'il croyait être un triomphe. Sa tête hautaine émergeait d'un grand col qu'entourait une large et longue cravate de soie noire. Sa main fine reposait sur une serviette bourrée de papiers où chacun de ses admirateurs croyait voir reposer tous les secrets de l'Europe. Sa prestance superbe imposait. Il portait beau. Il semblait l'arbitre vivant de nos destinées. Dans les quarante-huit heures, disait-il à son auditoire émerveillé, l'incident franco-prussien sera vidé ! A voir ainsi le ministre entouré, félicité, adulé, à contempler cette physionomie grave et solennelle, ce regard à la Metternich, ce sourire à la Talleyrand, je comprends que plus d'un membre de la majorité, peu au courant des affaires diplomatiques et le considérant comme un oracle, ait cru qu'à ce moment le comte de Bismarck avait enfin trouvé son maître[27]. Moins satisfait de lui-même en apparence et pourtant aussi sûr de son infaillibilité, niais plus vibrant et plus fébrile, apparaissait M. Émile Ollivier. Grand et maigre, toujours vêtu de noir comme s'il fût convié à quelque cérémonie funèbre, des lunettes d'or fixées sur des yeux très mobiles, le visage pâle et glabre encadré de minces favoris noirs, la bouche forte et accentuée, le front haut, les gestes rapides et brefs, la parole incisive et précipitée, toujours prêt à la riposte, soutenu par sa grande réputation d'avocat et d'orateur politique, défiant n'importe quel adversaire sur n'importe quel terrain et acceptant à .toute heure les luttes les plus diverses, sans se sentir un instant fatigué. Depuis le 2 janvier, il était monté nombre de fois la tribune pour parler sur l'amnistie, sur le procès du prince Pierre Bonaparte, les poursuites contre Henri Rochefort, la grève du Creusot, le régime de la Presse, la magistrature, les candidatures officielles, l'Algérie, le plébiscite, la réforme des Codes, la publicité des Conseils généraux, la nomination des maires, la politique étrangère du ministère, les lois d'exil contre les Bourbons, la candidature Hohenzollern. Doué d'une assurance qui était due à son éloquence passionnée et à ses vives ressources intellectuelles, il avait accepté la tâche si lourde qui lui axait été offerte avec l'espoir, avec la certitude de triompher de tous les obstacles. Mais sa clairvoyance n'égalait pas son talent oratoire. Comment aurait-on pu y croire quand le 30 juin 1870, six jours avant le discours du duc de Gramont, quinze jours avant la déclaration de guerre, on entendait sortir de sa bouche cette affirmation surprenante en réponse à une interrogation pressante de Jules Favre : Le gouvernement n'a aucune inquiétude. A aucune époque, le maintien de la paix ne lui a paru plus assuré. De quelque côté qu'il porte ses regards, il ne voit aucune question irritante engagée ; tous les Cabinets comprennent que le respect des traités s'impose à tous. Il y a deux traités notamment auxquels la paix de l'Europe est plus particulièrement attachée : ce sont le traité de 1856 qui assure la paix en Orient et le traité de Prague qui assure la paix en Allemagne. Il est aujourd'hui constant dans la diplomatie européenne que l'un et l'autre seront respectés. Si le gouvernement avait la moindre inquiétude, il ne tous eût pas proposé cette année-ci une réduction de 10.000 hommes sur le contingent. Et la majorité, qui applaudissait de confiance ces assurances si décidées, ne se doutait point que, dans peu de temps, le traité de Prague ne serait plus qu'un lambeau et que le traité de Paris serait livré au caprice d'une conférence où la France n'assisterait pas !... Deux jours après, M. Ollivier se disait l'interprète de la grande voix des foules, de ce peuple de France qui hier encore nous criait : Paix ! Paix ! Le 6 juillet, il déclarait que s'il croyait la guerre inévitable ; le Cabinet, dont il était le chef, ne l'engagerait qu'après avoir demandé et obtenu le concours du Parlement. Il le demanda en effet, mais quand la question était tellement avancée que tout espoir de revenir à une situation pacifique était devenu absolument impossible. Il le demanda amer une ardeur saisissante, avec une conviction incontestable, mais il était en ces circonstances tragiques plus orateur qu'homme d'État, plus poète qu'homme d'action, plus artiste que politique. Qu'il le veuille ou non, son style recherché, sa pensée tourmentée, ses formules préparées, sa diction vibrante, son emphase solennelle peuvent faire illusion sur un auditoire toujours sensible à l'éloquence, mais tout ce talent et tous ces effets n'effaceront pas les fautes qu'il rejette âprement sur d'autres qui ont disparu à présent et qui ne peuvent lui répliquer, fautes qui lui constituent une responsabilité particulière et ineffaçable. S'il s'était fourvoyé tout seul dans la terrible aventure de 1870, on eût pu après tout le plaindre, mais comment être attendri sur son sort personnel, quand on pense quel a été le sort du pays ?... C'est évidemment une belle phrase que celle-ci : Il est peu d'histoires aussi tragiques que celle du ministère du 2 janvier. Elle rappelle celle des musiciens de Roméo et Juliette qui, conviés au festin nuptial, arrivèrent pour chanter les complaintes de la sépulture. Mais, hélas ! ce n'est qu'une phrase. A M. Deluns-Montaud, archiviste des Affaires étrangères, M. Emile Ollivier disait, un jour aux Archives : J'allais donner ma démission à Saint-Cloud, lorsqu'on m'apprit que, sans me consulter d'ailleurs, la guerre avait été déclarée. Que vouliez-vous que je fisse9 Que vouliez-vous que fit un homme d'honneur, lorsque le pays est en danger ? Rester. Et je restai. Quant aux éléments en face desquels je me trouvais, qu'on y réfléchisse un instant : Bismarck, ce fourbe éhonté, un empereur malade, une femme affolée, enfin une camarilla toute-puissante et qui n'avait qu'un souci : dissimuler au souverain l'état véritable de la France et de ses dangereux adversaires ! A quoi voulait-on que tout cela aboutît ? Il est évident qu'en restant au pouvoir dans ces conditions, M. Émile Ollivier pensait faire preuve de courage et de désintéressement, mais sa présence laissait croire à la majorité que nos griefs étaient plausibles et que notre conduite politique n'avait point de reproches à craindre. Aucun membre du Corps législatif, même du parti exalté, n'était au courant des agissements et des fluctuations de notre diplomatie. Tous s'imaginaient que DOS demandes avaient toujours eu le même but, la même forme et que toute satisfaction leur avait été refusée. Tous croyaient que nous marchions à la guerre avec le bon droit entier de notre côté, avec des préparatifs excellents, avec une armée des mieux pourvues et des plus solides, avec un plan nettement organisé, avec des alliances certaines. Comment la majorité n'aurait-elle pas soutenu un gouvernement qu'elle estimait plein de prévoyance et de fermeté ? Elle ne savait pas que, dans ce ministère qu'elle pensait être uni et résolu, il y avait des hommes qui étaient foncièrement attachés à la paix. Elle ne savait pas que le souverain passait dans le même jour et plusieurs fois par jour d'une idée à une autre, ignorant s'il devait mobiliser ou non. Elle ne savait pas que le maréchal Le Bœuf et l'amiral Rigault de Genouilly menaçaient de démissionner, si on ne leur donnait pas la possibilité immédiate d'appeler les réserves. Elle ne savait pas que ses refus de procurer au ministère les moyens de défense et d'action nécessaires avaient affaibli les cadres et les effectifs. Elle avait voté la loi de 1868 à son corps défendant, en y supprimant toutes les mesures utiles à ses effets et en réduisant les crédits pour son application normale. L'opposition elle-même avait dans cette question pris une grave responsabilité, et nul n'a oublié que Garnier-Pagès, Jules Favre, Eugène Pelletan et d'autres avaient contesté les dépenses utiles à nos forces militaires, et nié la possibilité d'une invasion. La majorité avait consenti à la réduction du contingent, et, le 2 juillet, Ernest Picard trouvait cette réduction encore trop insuffisante. La majorité ignorait que l'Angleterre avait fait, le 13 juillet, représenter au gouvernement impérial la responsabilité qu'il encourrait s'il ne se déclarait pas satisfait par la renonciation du prince Léopold. Le gouvernement ne lui disait rien de tout cela. Émue par les manifestations et par les articles belliqueux de la presse, redoutant une impopularité où sombrerait son avenir, cherchant à reprendre dans le pays quelque prestige, la majorité allait aveuglement à la guerre. Le 14, au lieu de rassurer la Chambre, au lieu de dissiper tout malentendu et d'assurer que l'acquiescement du roi de Prusse devait, comme le déclarait Benedetti, suivre la renonciation du prince Léopold, le duc de Gramont se bornait à lui annoncer la renonciation officielle parvenue par l'entremise de l'Espagne et à lui dire que les négociations avec la Prusse n'étaient pas encore terminées. Cette communication fut accueillie par des murmures de désappointement et par les exclamations de la droite bonapartiste, qui ne cherchait qu'à faire pièce au ministère Ollivier. Le parti de la guerre prenait le dessus. Au sortir du Corps législatif, qui avait ajourné les malencontreuses interpellations de Clément Du vernois et de Jérôme David, le duc de Gramont reçut la dépêche de Benedetti qui l'informait du refus du roi pour la garantie d'avenir. Le ministre crut devoir insister sur cette exigence, malgré les conseils contraires de lord Lyons qui était surpris et attristé de cette insistance si impolitique. Le duc invita donc Benedetti à faire un dernier effort auprès du roi et à obtenir de lui une simple défense au prince Léopold de revenir sur sa décision. Il était trop tard. Le rapport Werther avait fait son œuvré et le roi, froissé de l'exigence que les deux ministres français avaient osé lui proposer par l'intermédiaire de l'ambassadeur, se décidait à envisager la nécessité de la guerre. C'est alors que Bismarck, qui a tout préparé depuis 1868, mais en affirmant qu'il n'avait qu'accidentellement connaissance de la candidature Hohenzollern par une des personnes privées mêlées aux négociations espagnoles, Bismarck, qui a ourdi patiemment l'intrigue où il a failli perdre un moment sa réputation d'adroit politique et sa place de chancelier, reprend l'avantage. Il excite les journaux prussiens, confesse publiquement le mécontentement de l'Allemagne, regrette l'extrême modération du roi et parle de réparation à exiger de la France. Il faut à présent que le gouvernement français rétracte les paroles du duc de Gramont, sinon les relations diplomatiques seront rompues. Il a mis sept jours à méditer la déclaration du 6 juillet et il la déclare aussi menaçante qu'offensante pour la Prusse. Il dit que la candidature Hohenzollern n'est qu'un prétexte et que la France ne cherche qu'à venger l'humiliation de Sadowa. Il veut lui aussi des garanties, des garanties contre le danger d'une attaque soudaine. Il veut que le gouvernement français constate que l'incident espagnol est réglé et rende justice à la modération du roi. Quand il a ainsi jeté feu et flammes, il est prêt à l'action et alors intervient la dépêche d'Ems. Bismarck ose affirmer, dans ses Pensées et Souvenirs[28], qu'il considérait l'affaire Hohenzollern uniquement comme une question espagnole et non pas comme une question allemande. Il avoue cependant qu'il ne tarda pas à examiner toutes les conséquences possibles de ce fait pour les intérêts allemands. C'était d'ailleurs son devoir. Mais il pensait moins aux rapports politiques qu'aux rapports économiques que pouvait favoriser un roi d'Espagne d'origine allemande. Ce que le chancelier attendait du prince Léopold, c'était de l'habileté pour apaiser ce pays et y consolider le pouvoir monarchique. Naturellement, le nouveau roi aurait été appelé à entretenir des relations industrielles et commerciales étendues avec l'Allemagne. La politique allemande n'exigeait aucunement qu'on écartât cet élément favorable à ses intérêts, à moins qu'on ne prétextât la crainte de mécontenter la France. Mais cette puissance ne devait avoir aucune inquiétude. En effet, dans une guerre franco-allemande, à laquelle il fallait s'attendre tôt ou tard, le roi d'Espagne n'aurait pu, même avec la meilleure volonté, songer à attaquer la France. Ce qui le démontra plus tard, ce fut l'attitude même de l'Espagne dans le conflit Hohenzollern. Le chancelier s'évertue à déclarer que politiquement il était assez indifférent à cette affaire, et que le prince Antoine, pas plus que lui, ne voulait la faire aboutir au détriment de la paix. Il nie la réunion du Conseil des ministres qui examina la question à Berlin. Il nie également avoir dit que la candidature Hohenzollern était une excellente chose. Il affirme que la politique de Napoléon a eu, dès le début, un caractère injustifié et provocateur. Il accuse l'empereur d'avoir saisi le premier prétexte venu pour chercher querelle à la Prusse. Il s'étonne que l'Espagne, nation pleine d'amour-propre, soit restée, l'arme au pied, à regarder les Allemands se battre à mort contre les Français pour lui assurer la libre élection de son roi ; il regrette que le point d'honneur espagnol, qui fut plus tard si sensible dans l'affaire des Carolines, ne se soit pas manifesté aussi ardent en 1870. Il répète que son ministère ne savait rien au début de l'affaire Hohenzollern et que tout se bornait à des rapports personnels entre le roi et un prince de sa famille. Au lien de s'en prendre à l'Espagne, responsable de son choix, la France a eu tort, suivant lui, de s'en prendre au roi de Prusse qui n'était mêlé à cet incident que par le nom de sa famille et par la nationalité allemande. Le caractère offensant des prétentions françaises fut aggravé par les provocations de la presse et par les discussions du Corps législatif. La déclaration du 6 juillet fut donc une menace officielle faite devant l'Europe, la main sur la garde de l'épée. Telle est la version de Bismarck. Si l'on croit à ses affirmations, il n'est pour rien dans l'intrigue Hohenzollern. Il ne l'a ni connue ni préparée. C'est la France qui a fait d'une affaire très simple, une affaire redoutable. Elle a saisi n'importe quel prétexte pour menacer la Prusse et la forcer à une retraite impossible, en voulant sacrifier l'honneur et l'indépendance de cette nation à ses prétentions injustes. S'y soumettre, eût été une humiliation autrement grave que celle d'Olmütz. Le chancelier accepta donc la guerre comme une nécessité, niais il en rejeta la responsabilité sur la France. On sait, par ce que j'ai dit et établi, ce qu'il faut penser d'une si audacieuse affirmation. |
[1] Il le reconnaît lui-même dans le tome XIII de l'Empire libéral, p. 107 et 570.
[2] L'Empire libéral, t. XXV, p. 107, 108.
[3] L'Empire libéral, t. XIV, p. 110.
[4] Il parait que, dans l'intimité, le maréchal Le Bœuf a toujours soutenu que la déclaration du 6 juillet avait subi des retouches importantes à la dernière heure, sur l'avis que le Corps législatif n'admettrait pas des phrases trop vagues et trop faibles. Mais, d'autre part, M. Émile Ollivier produit la déclaration suivante du maréchal Le Bœuf au duc de Gramont : Devant les affirmations de mes anciens collègues, je dois faire céder mes souvenirs personnels. Je me réserve cependant de vous entretenir, à notre prochaine rencontre, des circonstances sur lesquelles ces souvenirs étaient basés. Il y a là, on le voit, une réserve à noter.
[5] Les Relations de la France avec l'Allemagne sous Napoléon III. Bruxelles, Rozez, 1871, in-8°.
[6] C'était, a dit Gramont, pour empêcher que le fait accompli ne vint se substituer à un simple projet que le langage du gouvernement français, le 6 juillet, avait été accentué d'une manière aussi particulière. (Enquête, 30 décembre 1871.) Le même a ajouté : Nous nous trouvions en face d'un refus de discussion et nous nous trouvions dans la nécessité de frapper un grand coup pour arrêter ce qui devait se faire. Les Cortès étaient convoquées pour le 20 et l'on voulait nous opposer un fait accompli. (Enquête, 4 janvier 1872).
[7] Général GOVONE, Mémoires (page 359) publiés par le commandant WEIL.
[8] Voici comment Bismarck appréciait on commentait la Déclaration du 6 juillet dans une note rédigée le 13 juillet et destinée à la presse allemande. Ce commentaire répondait à une note du Secrétaire d'État.
NOTE |
COMMENTAIRES DE BISMARCK |
Gramont vient de déclarer en réponse à une interpellation de Cochery
que Prim a offert le trône d'Espagne au prince Léopold de Hohenzollern, |
Il ne peut rien faire de semblable ; les Cortès ont seules voix
au chapitre. |
et que le prince l'a accepté. |
Il ne pourra se prononcer que lorsqu'il aura été élu. |
Cependant, les Espagnols n'ont pas encore exprimé leurs désirs. |
C'est pourtant le point important |
Et le gouvernement français ne veut pas entendre parler des
négociations en question. |
Il n'y a pas de négociations, si ce n'est entre l'Espagne et les
candidats éventuels. |
Gramont demande que la discussion soit retardée (au Corps
législatif) puisqu'elle est inutile pour le montent. |
Tout à fait inutile. |
Le gouvernement français ne per mettra pas à une puissance
étrangère d'élever un de ses princes sur le trône d'Espagne. |
Aucune puissance n'a cette intention, sauf peut-être en France. |
Les Français se fient à la sagesse des Allemands |
Ils n'ont rien à faire la dedans. |
et à l'amitié du peuple espagnol. |
Nous aussi. |
S'ils sont déçus dans leurs espérances, ils feront leur devoir
sans hésitation ni faiblesse. |
Nous aussi. |
Cf. Mémoires de Bismarck, par M. Busch, t. Ier
N. B. — A ce commentaire impérieux, Bismarck devait ajouter, devant le Bundesrath, le 16 juillet, que l'accueil fait à la déclaration de Gramont par le Corps législatif, ainsi que l'attitude du gouvernement français ne laissaient aucun doute sur la volonté de ce gouvernement d'humilier la Prusse ou de provoquer la guerre.
[9] Catalogue d'autographes, Noël CHARAVAY, 13 décembre 1902.
[10] Unser Helden Kaiser, par le Dr W. ONCKEN.
[11] Unser Helden Kaiser, par le Dr W. ONCKEN.
[12] L'Empire libéral, t. XIV, p. 253.
[13] Voir sur Émile de Girardin le jugement de son ami le prince Napoléon (Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 393). Émile Ollivier l'avait généreusement mis, le 27 juillet 1870, sur une liste de nouveaux sénateurs en considération des services rendus par lui comme publiciste.
[14] Mon Journal, t. II, p. 17-18.
[15] La France et la Prusse avant la guerre, p. 123.
[16] L'Empire libéral, t. XIV, p. 248.
[17] Voir l'Ordre du 15 janvier 1871.
[18] L'Empire libéral, t. XIV, p. 255.
[19] Je tiens d'un ancien et éminent diplomate, qui fut très au courant des faits de la deuxième guerre, que Nigra avait été appelé avec Metternich chez l'empereur, aussitôt que celui-ci eut pris connaissance de la dépêche du prince Antoine de Hohenzollern. Napoléon leur dit avec joie que la paix était assurée. Les deux ambassadeurs constatèrent seulement que le général Bourbaki, aide de camp de l'empereur, ne cachait pas ses regrets et les manifestait même violemment. Nigra alla le soir même porter la bonne nouvelle à la princesse Mathilde à Saint-Gratien. La joie fut aussi grande qu'aux Tuileries. La compagnie qui était assez nombreuse chez la princesse porta de nombreux toasts à la paix et Nigra s'écria que c'était une grande victoire morale pour la France. Le lendemain matin, la princesse Mathilde alla à Saint-Cloud féliciter l'empereur. Elle fut reçue par lui fort tristement. Napoléon, vieilli et fatigué, se promenait lentement au bras du général penaud et répondit à ses compliments : Hélas ! tout est changé et nous voici de nouveau à la guerre !
[20] L'Empire libéral, t. XIV, 270.
[21] Unser Helden Kaiser. — Lettres de Guillaume à la reine Augusta.
[22] Archives diplomatiques, 1870-1871.
[23] C'est ce qu'a déclaré Benedetti au Standard le 12 décembre 1870. Il a affirmé à ce journal que la paix était sauvée lorsque nous élevâmes les nouvelles prétentions qui nous conduisirent cette guerre fatale. Il l'a répété dans son livre Ma Mission à Ems : C'est cette nouvelle prétention qui a rendu tout impossible ; et il l'a confirmé dans ses Essais diplomatiques de 1895.
[24] Rapport officiel sur ce qui s'est passé à Ems, rédigé sous la surveillance du roi Guillaume. (A. D.)
[25] Unser Helden Kaiser, par le Dr W. ONCKEN.
[26] Voir Archives diplomatiques (1871-72), n° 107 et 108.
[27] Ludovic Halévy qui assistait, la veille de la guerre, à une représentation de la Muette à l'Opéra où, par ordre, Marie Sasse chanta la Marseillaise, nous a laissé ce croquis du duc de Gramont entrevu dans une petite loge sur le théâtre : A côté du chambellan M. de Laferrière, se trouvait notre ministre des Affaires étrangères, M. de Gramont, fort galant homme, paraît-il, mais qui a eu le tort de se mettre en tête d'avoir du génie. Cela n'était pas sa destinée. Il a voulu être le Bismarck français et nous savons ce qui en est résulté. Le duc de Gramont est un de ces hommes qui, du matin au soir, se disait : Soyons M. de Talleyrand ! A l'un de mes amis, reçu en 1870 en audience de congé, il débitait gravement cette phrase extraordinaire : Un diplomate doit toujours écouter en silence et quand son interlocuteur a fini de parler, il doit répondre : Je le savais. Mon ami crut n'avoir pas bien entendu et se fit répéter la phrase. Le duc de Gramont est beau, un peu trop beau. Roide, froid, digne, il s'appliquait évidemment, pendant que Marie Sasse chantait la Marseillaise, a être plus impénétrable et plus impassible que jamais. Il se disait : On ne doit rien lire sur mon visage, et l'on ni lisait rien, absolument rien.
[28] Tome II, p. 94.