Un ancien ambassadeur des États-Unis en Espagne, Karl Schurz, s'entretenait en 1867 à Berlin avec le comte de Bismarck au sujet des résultats de la guerre avec l'Autriche. Maintenant, lui dit le chancelier, c'est le tour de la France. Et comme Karl Schurz manifestait quelque étonnement : Oui, continua Bismarck avec calme, nous aurons la guerre et c'est l'empereur lui-même qui nous la fera. Je sais que Napoléon III est personnellement pacifique et qu'il ne nous attaquera pas de son propre mouvement. Mais il y sera contraint par la nécessité de maintenir le prestige impérial. Nos victoires l'ont beaucoup diminué dans l'esprit des Français. Il le sait, et il sait aussi que s'il ne regagne pas rapidement son prestige, l'Empire est perdu. Selon nos calculs, cette guerre éclatera dans deux ans. Nous devons nous y préparer et c'est ce que nous faisons. Nous serons vainqueurs, et naturellement le résultat sera juste le contraire de celui qu'attend Napoléon. L'Allemagne fera son unité à l'exclusion de l'Autriche et lui-même se trouvera à terre. Ces propos, dont le fond et la forme semblent exacts en raison même de leur carrure audacieuse, sont confirmés par d'autres propos émis à la même date devant le conseiller Bernhardi par Bismarck lui-même, au lendemain de l'affaire du Luxembourg. Qui sait, disait le chancelier, si la guerre avec la France ne serait pas le meilleur moyen de donner aux nouvelles relations en Allemagne la cohésion nécessaire ? Feuilletez les Pensées et Souvenirs et vous y trouverez à plus d'une page le même aveu : Je regardais la guerre comme une nécessité à laquelle nous ne pouvions plus nous dérober honorablement[1]. — Je n'avais jamais douté que le rétablissement de l'Empire allemand ne dût être précédé de la victoire sur la France et, si nous ne réussissions pas cette fois à la remporter complète, d'autres guerres étaient en perspective, sans que notre unité définitive ait été auparavant assurée[2]. Déjà, en 1806, le grand-duc d'Oldenbourg et le duc de Saxe- Meiningen, réclamaient l'unité et le prince royal proposait de donner au futur monarque le titre de roi des Allemands. Tout en partageant pleinement les désirs de ces princes, Bismarck conseillait d'attendre des circonstances favorables qui amenassent les peuples et les rois à une entente sérieuse. Il préparait le terrain et ne voulait s'exposer à commettre aucune imprudence. Il envisageait toutes les hypothèses et se tenait prêt. Tous les amis de l'Empire français avaient déploré son inaction et son inertie, lors de l'agression de la Prusse contre le Danemark, puis contre l'Autriche. Quand on apprit, écrit le duc de Persigny dans ses Mémoires[3], qu'au profit de la Prusse, il abandonnait notre généreux allié du premier Empire, ce malheureux Danemark, quand on le vit surtout favoriser contre l'Autriche les relations de la Prusse avec l'Italie, il n'y eut plus personne en France qui ne s'attendit à quelque évolution considérable de notre politique, mais jamais déception ne fut plus amère, jamais rôle plus effacé ne répondit à une plus grande attente. Le Parlement français exagérait ses dispositions pacifiques et Napoléon laissait désorganiser les cadres de l'armée pour permettre à M. Fould d'économiser douze millions. On n'avait pourtant alors qu'une crainte : la guerre, et l'on ne prévoyait pas que cette politique mesquine attirerait tôt ou tard au pays les plus périlleuses hostilités dans les plus mauvaises conditions. On dissimulait les dépenses du Mexique. On les couvrait par des virements sur le budget de la Guerre. Les arsenaux étaient vides, les contingents renvoyés dans leurs foyers, toute démonstration sérieuse devenue impossible. Au Conseil privé, Persigny se fit, avec Drouyn de Lhuys, Walewski et Magne, l'écho de l'inquiétude générale. Quelques jours après éclatait le coup de foudre de Sadowa ; c'en était fait de notre influence en Europe. L'avenir lui-même était compromis. En vain, l'Autriche avait-elle consenti secrètement, avant la guerre, à céder la Vénétie à l'Italie à la condition qu'elle pût compter sur la neutralité de l'Italie et de la France, Napoléon III n'avait voulu prendre aucun engagement. Il s'était considéré comme solidaire avec l'Italie et moralement engagé envers la Prusse. Au lendemain de la défaite de l'Autriche et de la cession
faite par elle de la Vénétie à l'Italie, la reine Sophie de Hollande
manifestait sa perspicacité en écrivant à un tiers, M. d'André, le 18 juillet
1866, cette lettre qui fut montrée à l'Empereur : Vous
vous faites d'étranges illusions. Votre prestige a plus diminué pendant cette
dernière quinzaine qu'il n'a diminué pendant toute la durée du règne. Vous
permettez de détruire les faibles. Vous laissez grandir outre mesure
l'insolence et la brutalité de votre plus proche voisin. Vous acceptez un
cadeau et vous ne savez même pas adresser une bonne parole à celui qui vous
le fait. Je regrette que vous me croyiez intéressée à la question et que vous
ne voyiez pas le funeste danger d'une puissante Allemagne et d'une puissante
Italie. C'est la dynastie qui est menacée et c'est elle qui en subira les
suites... Je le dis, parce que telle est la vérité
que vous reconnaîtrez trop tard. La Vénétie cédée, il fallait secourir
l'Autriche, marcher sur le Rhin, imposer vos conditions. Laisser égorger
l'Autriche, c'est plus qu'un crime, c'est une faute[4]... Le roi
Guillaume le reconnut lui-même et dit plus tard au comte de Beust que
Napoléon III avait consommé sa ruine dès l'année 1866, attendu que l'empereur pouvait et devait attaquer l'armée
prussienne sur ses derrières. Et cependant, les avertissements avaient plu en cette
malheureuse année. Le 20 juillet, M. Magne, membre du Conseil privé,
remettait à Napoléon III un rapport confidentiel sur la situation extérieure
dans lequel il regrettait que le gouvernement ne se préoccupât point assez
des prétentions exagérées de la Prusse et de l'ingratitude injustifiable de
l'Italie. Les grandes difficultés devaient commencer quand il s'agirait de voir
les choses sous leur vrai jour. Le sentiment
national serait profondément blessé, cela me paraît hors de doute, si, en fin
de compte, la France n'avait obtenu de son intervention que d'avoir attaché à
ses flancs cieux voisins dangereux par leur puissance démesurément accrue.
Tout le monde se dit que la grandeur est une chose relative et qu'un pays
peut être diminué, tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces
s'accumulent autour de lui. Pour empêcher une telle dérogation au programme
de l'empereur, le pays, qui s'est jusqu'ici passionné pour la paix, se
montrerait tout aussi ardent pour les mesures extrêmes. Il ne tarderait pas à
pousser à la guerre, ce qui serait un malheur affreux. Je ne vois qu'un moyen
plausible de l'éviter, c'est, après avoir bien médité le plan des concessions
possibles, de déclarer nettement, clairement ce que la France veut, ce
qu'elle est résolue à faire prévaloir, ce qu'elle est au besoin en état
d'imposer. Or, il se dit beaucoup trop, depuis quelque temps, que la
France n'est pas prête. Il est évident que sa voix sera d'autant moins
écoutée que cette opinion sera plus répandue. Dans les Congrès, comme à la
guerre, la fortune aime à suivre ceux qui sont forts et résolus. Voilà
pourquoi, plus on est partisan de la paix, plus on doit désirer que l'empereur
use de tous les moyens qui sont en son pouvoir pour se mettre en état
d'appuyer ses prétentions, lorsque le moment sera venu de les préciser.
Alors, il ne serait plus temps d'y songer. Rien ne nous excuserait d'être
pris au dépourvu au milieu des complications qu'il est si naturel de prévoir.
Rien n'est d'ailleurs contraire à l'esprit d'économie comme l'imprévoyance
qui s'expose, à un moment donné, à subir l'urgence et la précipitation des
préparatifs[5].
Ces très sages conseils firent une certaine impression sur l'esprit de
Napoléon III, puis cette impression s'effaça rapidement. Après la faute lourde de l'abstention qui suivit la victoire de Sadowa, le malheureux souverain avait commis une autre faute, celle de faire à la Prusse des concessions territoriales en Allemagne sans demander aucun avantage pour la France. Ainsi, remarque le duc de Persigny, d'une part, la conspiration des principaux ministres et de toute une école funeste pour tenir le pays désarmé vis-à-vis des complications extérieures, et de l'autre, un prince agité, troublé au milieu des combinaisons les plus graves de la politique par des scènes d'intérieur, enfin l'isolement volontaire ou non de tout conseil dévoué, de tout avis patriotique, voilà les causes funestes de cette cruelle page d'histoire qui s'appelle Sadowa. Persigny croit pouvoir attribuer les échecs de la politique intérieure et extérieure de l'Empire à l'impératrice. L'ancien ministre n'aimait pas la souveraine qui, de son côté, ne lui avait point pardonné ses objections à l'union de l'empereur avec elle. Elle savait qu'il blâmait sa présence au Conseil qui donnait des armes aux ennemis de l'État ou à tous ceux qui voulaient ruiner d'avance la régence éventuelle, car il suffisait d'affirmer que son influence avait été prépondérante dans telle ou telle affaire, dont l'issue avait été malheureuse, pour la discréditer[6]. Le mémoire du 11 novembre 1867, où le duc avait en l'audace d'écrire cela à l'empereur lui-même, tomba sous les yeux de l'impératrice qui, tout en niant énergiquement son intervention dans les événements passés et en affectant de ne plus paraître au Conseil, fit en sorte que le serviteur trop indépendant et trop franc ne rentrât plus aux affaires. Ou sait que l'empereur, au lendemain de Sadowa, à l'insu de M. de Persigny, avait essayé d'obtenir de la Prusse quelque compensation territoriale, soit sur les bords du Rhin, soit en Belgique. Il aurait voulu faire rentrer l'Empire français en possession des territoires qui avaient été compris dans la délimitation de la France en 1814, c'est-à-dire amener la Prusse à obtenir de la Bavière et de la Hesse la cession des portions de territoire jadis possédées par elles sur la rive gauche du Rhin. A défaut de ces territoires, l'empereur demandait au roi de Prusse, par une alliance offensive et défensive, de le soutenir avec toutes ses forces au cas où il serait amené à faire entrer ses troupes en Belgique et à conquérir ce pays. En échange de cet appui, Napoléon III consentait à admettre et à reconnaître les acquisitions faites par la Prusse à la suite de la guerre contre l'Autriche et ses alliés, et ne s'opposait pas à une union générale de la Confédération du Nord avec les États du Sud, à l'exception de l'Autriche. On sait encore que ces propositions et ces intrigues n'aboutirent qu'à la déconvenue de l'Empire, qui non seulement n'obtint rien, mais eut encore l'humiliation, au lendemain de la déclaration de guerre du 15 juillet 1870, de voir divulguer ses intentions sur la Belgique, au grand détriment de ses intérêts. Sans doute, le chancelier prussien avait fait l'office de tentateur. Déjà en 1865, il avait dit à Lefebvre de Béhaine qu'il reconnaitrait volontiers à la France le droit de s'étendre partout où l'on parlait français. Sans doute, il redisait au même diplomate, en 1866, à Brünn que le gouvernement impérial pourrait aller confier au roi des Belges que, devant les agrandissements inquiétants de la Prusse, le seul moyen de rétablir l'équilibre était d'unir les destinées de la Belgique par des liens si étroits avec la France, que la monarchie belge constituerait au Nord le véritable boulevard de la France. Cette proposition, Bismarck l'avait répétée à Benedetti et lui avait dit qu'il fallait chercher un équivalent en Belgique, offrant à la France de s'entendre avec elle à ce sujet. Le chancelier avait en outre affirmé qu'en juin 1866, l'Empire lui avait proposé d'envoyer trois cent mille hommes contre l'Autriche, à la condition d'obtenir la cession d'une partie de la contrée entre le Rhin et la Moselle, sans Coblentz et Mayence. Il avait ajouté que cette proposition était inacceptable, et s'était moqué des prétentions de la diplomatie française. Benedetti avait eu tort de se prêter aux combinaisons imaginées par le rusé chancelier, de les transcrire sous sa dictée, de laisser cette rédaction entre ses mains et de se fier à sa discrétion. Bismarck devait la livrer audacieusement à l'Europe à l'heure choisie par lui, pour prouver que la France n'avait cessé de tenter la Prusse au détriment de l'Allemagne et de la Belgique, et pour affirmer qu'il n'avait jamais cru possible d'accepter des offres de cette nature. C'était tout au plus des illusions qu'il avait laissées aux diplomates français, aussi longtemps que cela était nécessaire dans l'intérêt de la paix. Le chancelier négociait dilatoirement, sans jamais faire de promesses[7]. Dans une communication du 29 juillet 1870 à ses agents à l'étranger, Bismarck allait ajouter : Les diverses phases de mauvaise humeur et d'envie de faire la guerre à la France, que nous avons traversées de 1866 à 1869, coïncident assez bien avec la bonne et la mauvaise disposition aux négociations que les agents français croyaient trouver chez moi. De même, j'avais été avisé dans le temps par un personnage haut placé, qui n'a pas été étranger à ces négociations, que, dans le cas d'une occupation de la Belgique, nous trouverions bien notre Belgique ailleurs ; de même, on m'a donné à entendre dans une occasion antérieure que, à la solution de la question d'Orient, la France ne chercherait pas sa part en Orient, mais bien sur ses frontières immédiates. Je pense que la conviction qu'on ne saurait arriver par nous à une augmentation du territoire français, a seule décidé l'empereur à l'obtenir par une guerre contre nous. L'impossibilité d'obtenir l'adhésion de la Prusse à une mainmise sur la Belgique, quoique la Prusse y eût poussé notre diplomatie crédule, amena Napoléon III à tenter en 1867 l'acquisition du Luxembourg, afin de calmer en France l'agitation des esprits qui ne comprenaient pas la façon dont notre neutralité, persistante pendant la guerre austro-prussienne, avait été récompensée. Là encore, après un semblant de succès, nous n'obtînmes qu'une modeste satisfaction : le départ de la garnison prussienne de la forteresse de Luxembourg. De part et d'autre, le résultat de cette affaire fut mal accueillie, et les hommes politiques les moins avisés comprirent que la guerre entre les deux puissances rivales n'était plus désormais qu'une affaire de temps. On s'y prépara résolument en Prusse. On prit quelques dispositions en France, mais elles échouèrent devant le Corps législatif qui, aussi bien dans la minorité que dans la majorité, sauf de rares exceptions, subordonnait ses intérêts personnels aux exigences de ses électeurs et ne plaçait les intérêts de la France qu'au second plan. Cependant, l'empereur voulait tenter une réorganisation sérieuse de l'armée. Il le dit, le 10 janvier 1870, à M. Emile : Cette nécessité m'est apparue en Italie. C'est l'insuffisance de notre armée et l'impossibilité d'en avoir une seconde sur le Rhin qui m'ont contraint à la paix de Villefranche. Et il ajouta : Comment rester inerte après les enseignements de la dernière guerre ? Le nouveau président du Conseil répondit qu'il fallait, momentanément au moins, renfermer la réorganisation militaire dans les limites du budget et des contingents actuels. L'empereur, peu convaincu, soutint, mais en vain, que le nombre avait à la guerre une importance décisive. Cependant, nous étions avertis depuis longtemps. Le 28 octobre 1868, le général Ducrot avait écrit au général Frossard, qui devait répéter ses confidences aux Tuileries, que la comtesse de Pourtalès, arrivant de Berlin, lui avait répété un propos de M. de Schleinitz, ministre de la maison du roi, sur la prochaine acquisition de l'Alsace par la Prusse. Elle relatait les énormes préparatifs faits de toits côtés et la confiance de l'armée et de tous les sujets du roi dans le succès. M. de Moltke disait : Lorsque nous serons en mesure de disposer de l'Alsace — et cela ne saurait tarder — en la réunissant au grand-duché de Bade, nous pourrons former une superbe province comprise entre les Vosges et la Forêt-Noire[8]... Le 31 janvier 1869, le général Ducrot, qui se trouvait à Strasbourg, avait fait connaître encore au général Frossard les préparatifs de la Prusse à Mayence et à Rastadt. Il est vrai qu'en novembre 1868 le lieutenant-colonel Stoffel avait informé de Berlin le préfet de police Pietri qu'il avait reçu la visite du banquier Bleichröder, familier de Bismarck. Ce banquier, qui devint un sous-Rothschild, arrivait de Varzin avec charge de lui dire : Le ministre désire la paix plus ardemment que jamais. Il fera tout son possible pour la conserver. Il est d'autant plus. sincère en s'exprimant ainsi qu'il explique lui-même pourquoi le Nord ne peut ni ne doit désirer aujourd'hui l'annexion des États du Sud ; que l'unité de l'Allemagne se fera tout naturellement d'elle-même tôt on tard et que sa mission à lui, Bismarck, n'est pas de bitter le moment, mais bien de consolider l'œuvre de 1866. Stoffel, qui parlait d'une entrevue possible. entre Napoléon III et le roi Guillaume pour atteindre ces résultats, ajoutait que la défiance ou l'animosité était générale contre la France. Il en donnait ainsi les causes : La Prusse aspire à réunir toute l'Allemagne... Quel obstacle voit la Prusse-à la réalisation de ce désir ? La France, la France seule. Nous sommes suspects à toute la nation prussienne ; certains partis nous détestent ; tous se défient de nous... De là cet état général de l'opinion que je résume par ces mots : défiance ou animosité générale contre la France... Telle est la conséquence fatale des événements de 1866. Rien n'y fera, tant que la situation générale restera la même, et l'état que je signale n'ira qu'en empirant[9]. Du 8 septembre 1866 au 5 juillet 1870, le colonel Stoffel, attaché militaire à Berlin, n'avait cessé de renseigner le ministre de la guerre au sujet de l'armée prussienne : armement, instruction, équipement, valeur intellectuelle et physique des troupes, organisation nouvelle, cavalerie, artillerie, infanterie, compagnies de chemins de fer, mobilisation, effectifs de paix et de guerre, armement de l'armée active et de la landwehr, expériences de tir comparatif entre le canon prussien et les canons étrangers, exercices d'hiver et manœuvres de toute guerre, étude de la loi française du 1er février 1868 et des chances de guerre, télégraphe militaire, instruction des recrues, voyages dits d'état-major, état des places fortes, etc., etc.[10] On ne peut donc pas soutenir que notre état-major et que le ministre de la guerre n'aient pas été tenus au courant des moindres faits concernant les forces militaires de la Prusse. Ces rapports prouvent que Stoffel avait, dès les premiers mois de son séjour à Berlin, prévu la guerre avec la Prusse et reconnu la supériorité de l'ennemi en préparatifs comme en discipline. Entre le 14 et le 18 juillet, le même officier apprit au maréchal Le Bœuf que les Allemands s'attendaient à voir une armée française se porter sur le Rhin et les gagner de vitesse, car on avait encore, malgré tout, une haute idée, de notre puissance. Il fit savoir en même temps que, dans un délai de vingt jours après le 15 juillet, la Prusse aurait plusieurs armées de cent mille hommes concentrées sur divers points de nos frontières, alors que nous croyions avoir huit jours d'avance sur l'ennemi. Les calculs de Stoffel étaient exacts, car du 4 au 6 août se livraient les combats de Wissembourg, Frœschwiller et Forbach. Et cependant, Stoffel a été accusé d'avoir donné de faux renseignements sur l'armée prussienne et d'avoir mal rempli sa mission. Ces reproches injustes ont été adressés également à Benedetti qu'on blâma de n'avoir pas su prévoir l'accord secret entre les cabinets de Berlin et de Madrid. On a dit formellement qu'il avait mal éclairé le gouvernement impérial, ignoré les négociations ouvertes pour livrer à un Hohenzollern la couronne d'Espagne, promis aveuglément le concours des États du Sud et provoqué ainsi le conflit où succombèrent nos armées. M. Émile Ollivier a été l'un des plus sévères et n'a épargné aucune raillerie et aucun blâme à notre ancien ambassadeur à Berlin[11]. Or, Benedetti avait, tout au contraire, éclairé le gouvernement en temps opportun sur les développements militaires de la. Prusse, sur la candidature du prince Léopold, sur les véritables dispositions des États du Sud, sur les vues du cabinet de Berlin, sur l'élan patriotique qui animait et unissait le Nord et le Sud comme sur la mobilisation rapide de la Prusse. C'est ainsi que, dès 1866, il faisait connaître au ministère
l'extension des armées prussiennes. Il donnait force détails sur la
Confédération du Nord et sur les desseins secrets de la Prusse. Le 5 janvier
1868, il dévoilait la conduite de cette nation qui tendait à asseoir sa
puissance sur l'Allemagne entière. On dirait que ce diplomate, dont la
prétendue impéritie a fait le thème injuste de tant de déclamations, avait
prévu les fautes énormes du cabinet Ollivier quand il prédisait une guerre
formidable d'où sortiraient l'unité allemande et des exigences inouïes dont
pâtirait la France. Il démasquait les plans de Bismarck et, le 27 mars 1869,
il télégraphiait à Paris que l'ambassadeur d'Espagne à Vienne, l'ancien
ambassadeur à Berlin, M. Rancès y Villanueva, était venu à Berlin sous
prétexte de prendre part à la fête du roi et de le remercier de la
bienveillance dont il avait été l'objet pendant cinq années. Sans affirmer
que le cabinet de Madrid négociât d'une façon précise avec celui de Berlin,
Benedetti mandait au ministre : Votre Excellence
sait toutefois qu'on a cité le prince héréditaire de Hohenzollern parmi les
membres des familles souveraines qui pourraient être élevés sur le trime
d'Espagne... Aurait-on songé de nouveau au
prince ? Je l'ignore, mais il m'a paru convenable de ne pas vous laisser ignorer
ces suppositions qui vous aideront à contrôler tout autre renseignement à ce
sujet. Sur ce, le ministre enjoignit à notre ambassadeur de chercher à
bien établir ses suppositions. Celui-ci répondit le 31 mars qu'il avait
interrogé M. de Thile, lequel lui avait donné
l'assurance qu'à aucun moment, il n'avait eu connaissance d'une indication
quelconque qui pouvait autoriser une semblable conjecture. M. de Thile
engagea même à ce sujet sa parole d'honneur. Or, de deux choses l'une : ou M.
de Thile ne savait réellement rien des projets de Bismarck, — ce qui est
inadmissible, — ou il était singulièrement audacieux, pour ne pas dire plus.
Toujours est-il que l'empereur Napoléon fut alors mis an courant de l'affaire
par Benedetti lui-même et qu'il lui dit que la candidature du prince de
Hohenzollern était essentiellement antinationale. Le
pays ne la supportera pas et il faut la prévenir. Sur ce, Benedetti en
parla à Bismarck qui se borna à lui répondre que la souveraineté du prince
Léopold ne saurait avoir qu'une durée éphémère et qu'elle l'exposerait encore
à plus de dangers que de mécomptes. Dans cette conviction le roi, dit-il, s'abstiendrait
certainement de lui donner, le cas échéant, le conseil d'acquiescer au vote
du Congrès. Il ajouta que le prince Antoine, le père du prince
Léopold, n'était nullement disposé à compromettre sa fortune personnelle pour
aider son fils sur le trône d'Espagne. Ce n'était là qu'une dénégation vague
qui cachait de sérieuses intentions. Il tombait sons le sens que le
chancelier était à la recherche des avantages que sa politique pourrait
retirer de la vacance du trône espagnol et qu'il préparait lentement et
sûrement les pièges où devait tomber la crédulité française. Dans sa
conversation avec Benedetti, Bismarck fit entendre que le prince
Frédéric-Charles de Prusse aurait été disposé à courir l'aventure en Espagne,
si la religion protestante, dont il était un des adeptes, n'eût été un
empêchement insurmontable. D'ailleurs, ajouta
Bismarck, ce prince, vaillant officier, n'avait pas
fait preuve d'aptitude politique et serait incapable de se conduire au milieu
des complications espagnoles. Il ressortait de tous ces faits que le
chancelier s'était borné à dégager la responsabilité du roi, mais n'avait
donné aucune assurance formelle contre la possibilité de la candidature d'un
Hohenzollern à la couronne d'Espagne. Ces détails montrent nettement que le
ministère des Affaires étrangères de France et le gouvernement français
étaient forcément au courant, bien avant 1870, de l'intrigue machinée en
Prusse. Le 2 octobre 1869, M. Émile Ollivier, pressenti par Clément Duvernois sur. la question de savoir s'il consentirait à former un ministère, lui fit connaître les conditions dans lesquelles il était prêt à prendre, comme ministre, la responsabilité de la lutte de la liberté contre la révolution[12]. En ce qui concerne la politique extérieure, il disait : Je crois que la guerre, loin de rien résoudre, embrouillera tout et compromettra tout. Si les commerçants ne la craignaient pas, les esprits seraient beaucoup plus calmes. Le moment d'arrêter la Prusse est passé, irrévocablement passé, et le salut et la grandeur de l'Empire ne peuvent plus être cherchés que dans le respect du principe des nationalités. L'empereur l'a inauguré. S'il le combat, il sera vaincu par lui. Par conséquent, j'admets qu'on examine s'il y a lieu à s'opposer à l'annexion des États du Sud à la Confédération du Nord, si la Prusse veut l'opérer par la force ; je n'admets point qu'on s'y oppose sous aucun prétexte, si cette annexion s'opère par la volonté des populations (2)[13]. Quant au rôle que le futur chef du cabinet entendait laisser à l'empereur, il était ainsi défini par Clément Duvernois, le 8 novembre 1869, dans une lettre adressée à Napoléon III. Ollivier n'admet pas du tout que l'empereur doive avoir un rôle effacé, ni que le trône soit un fauteuil vide. Il désire que l'empereur gouverne avec l'opinion et clans le sens de l'opinion. Il ne veut à aucun prix amoindrir un prestige qu'il considère avec raison comme une des meilleures garanties de l'ordre. Son dévouement — un peu tendre — pour Votre Majesté le fortifie encore dans sa conviction. M. Émile Ollivier voulait encore mettre un terme à une anarchie ministérielle dont l'empereur avait reconnu ! plusieurs fois les inconvénients ; et à une opposition révolutionnaire disciplinée, il entendait opposer un gouvernement qui ne le fût pas moins. Clément Duvernois, en s'effaçant personnellement, donnait à la veille de la formation du ministère libéral, le 31 décembre 1869, ce judicieux conseil à son ami : Entourez-vous donc d'hommes sages et prudents qui vous modéreront. Le 2 janvier 1870, le Journal officiel contenait
cette note : M. Émile Ollivier, député, est nommé
garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Cultes, en remplacement de M.
Duverger dont la démission est acceptée. Pour l'empereur, Le
Garde des Sceaux : DUVERGER. Suivaient les autres décrets qui nommaient le comte Daru ministre des Affaires étrangères ; Chevandier de Valdrôme, ministre de l'Intérieur ; Buffet, ministre des Finances ; le maréchal Le Bœuf, ministre de la Guerre ; l'amiral Rigault de Genouilly, ministre de la Marine ; le marquis de Talhouët, ministre des Travaux publics ; Segris, ministre de l'Instruction publique ; Louvet, ministre de l'Agriculture ; le maréchal Vaillant, ministre de la Maison Impériale ; Maurice Richard, ministre des Beaux-Arts ; de Parieu, ministre président le Conseil d'État. Tous ces décrets étaient contresignés par M. Ollivier qui manifestement était bien le chef du nouveau Cabinet, comme le général de Palikao sera celui du 9 août et, en cette qualité, contresignera également les décrets nommant ses collègues. Dans sa réponse à des accusations du Pays, insérée le 22 avril 1880 dans le journal l'Estafette, M. Ollivier a dit qu'il n'était pas président du Conseil, que ce titre et ses prérogatives appartenaient seuls à l'empereur. Cependant, M. Ollivier avait mis trois mois et plus à former le cabinet du 2 janvier. Il en avait choisi tous les membres et il avait fait connaître à l'empereur quelle serait sa politique. Peut-être se trouvait-il dans la situation fausse d'avoir les charges et la responsabilité de premier ministre sans jouir du droit de discipline légale attachée partout à ce titre ? Cependant, il entendait si bien avoir une politique personnelle et réduire ses collègues à la défendre, qu'il amena lui-même la démission du comte Daru dans des conditions qui prouvent combien était grand son pouvoir. C'est à lui-même qu'il faut demander les détails de cette singulière affaire. Bismarck ayant, au début de l'année 1870, pressenti les puissances au sujet de la transformation du titre de Président de la Confédération du Nord en celui d'empereur allemand, le comte Daru répondit que ce serait passer le Mein moralement et que la France ne verrait pas cela avec satisfaction. Le ministre des Affaires étrangères de France ne cherchait aucune querelle, mais il entendait profiter de la résistance des États du Sud à leur entrée dans l'unité allemande. Bismarck essaya alors de donner une satisfaction momentanée au parti national-libéral en se déclarant prêt à accepter l'entrée de Bade dans la Confédération du Nord. M. Ollivier était d'avis qu'on pouvait reconnaître le fait, parce que cet acte était conforme au principe des nationalités, mais il avoue aujourd'hui qu'il était alors seul de son avis[14]. Il reproche au comte Daru des sous-entendus comminatoires ; il le blâme d'avoir suivi avec trop d'attention tous les incidents du côté de l'Allemagne du Sud, sans réfléchir que c'était pour prendre au besoin les résolutions nécessaires, car Daru ne voulait pas laisser la situation se modifier au détriment de la France. M. Ollivier eut alors l'idée de proposer un désarmement général que repoussa le chancelier allemand. Ce refus était, suivant le chef du Cabinet français, la perspective d'une guerre prochaine. Si telle était alors la pensée réelle de Bismarck, pourquoi n'avoir pas pris aussitôt des dispositions de nature à riposter avec avantage à une attaque que l'on jugeait fatale ? Loin de se préparer, on diminua le contingent annuel ; diminution aussi dangereuse qu'inutile, car cette concession pacifique n'atténua en rien les intentions hostiles de la Prusse. Le comte Daru crut devoir blâmer le discours du roi au Reichstag qui lui paraissait de nature à porter préjudice à l'équilibre européen et qui, si l'on passait des paroles aux actes, devait amener l'empereur à porter la question devant les Chambres et à en appeler à l'opinion. Le ministre se plaignit à l'ambassadeur allemand, le baron de Werther, des encouragements donnés par Bismarck au parti national libéral et à sa passion trop ardente pour l'unité. Cette attitude déplut à M. Ollivier qui trouva que la politique du ministre des Affaires étrangères était contraire au programme ministériel. Pour en juger de la sorte, ne fallait-il pas exercer réellement les droits de président du Conseil ? En effet, s'il n'eût été qu'un simple garde des Sceaux, il eût dû se cantonner dans les attributions du ministre de la Justice et ne pas chercher à imposer sa volonté en ce qui concernait la politique extérieure. Chaque jour, dit M. Ollivier, Daru préjugeait selon ses vues, absolument opposées aux miennes, la solution restée ouverte ; il ne communiquait, ni au Conseil ni à moi, aucune de ses dépêches, aucune de celles de ces ministres à l'étranger. J'étais informé pourtant et du langage qu'il tenait et de l'effet détestable qu'il produisait en Allemagne. La pensée que je pouvais être considéré comme consentant à continuer la politique de Moustier, de Rouher et de Thiers et à approuver ces pleurnichements anticipés sur les conséquences inévitables de faits que nous avions rendus irrévocables en les tolérant, cette pensée me remplissait de chagrin et de confusion... Que fit alors M. Émile Ollivier ? Ne voulant pas, dans le cas où les événements aboutiraient à l'union étroite du Sud et du Nord, qu'on le jugeât capable de considérer cette modification comme une atteinte aux intérêts de la France, il se crut autorisé à apprendre à l'Allemagne entière que les vues du ministre des Affaires étrangères n'étaient pas les siennes. Et alors, on le vit s'adresser au Dr Levison, correspondant de la Gazette de Cologne, le mettre au courant de son désaccord avec le, comte Daru et le prier de répéter qu'il n'était pas un adversaire résolu de la politique prussienne. Il se déclara même un des rares Français qui possédaient une intelligence complète du mouvement allemand et était avec ses collègues animé de sentiments bienveillants non seulement pour l'Allemagne, mais aussi pote la Prusse. Il révéla au correspondant prussien les intentions du cabinet de ne pas laisser le général Fleury, alors persona grata auprès d'Alexandre, persister dans la voie où il s'était engagé à Saint-Pétersbourg, parce que nos relations s'altéreraient avec la Prusse. Ce langage était déplorable, car si l'Empire axait accordé à la Russie ce qu'elle demandait depuis longtemps, son consentement à la révision du traité de 1856, la France n'eût pas vu se conclure contre elle l'entente de la Russie et de la Prusse, ce qui amena, plus que tout autre motif, l'inertie de l'Autriche et de l'Italie. Contrairement aux observations du comte Daru, M. Ollivier faisait dire par le journaliste prussien que le discours du comte de Bismarck qui avait excité les passions du parti unitaire, avait produit sur le cabinet a une impression favorable, parce qu'il indiquait la volonté du chancelier de ne pas vouloir brusquer la solution du mouvement unitaire. Il ajoutait qu'aucune agitation ne se manifesterait en France, si l'unité allemande se produisait, avec le temps, par un mouvement populaire si fort que toute résistance paraîtrait puérile et injustifiée. Il allait même jusqu'à déclarer que dans ce cas on pourrait dire au peuple français : Halte-là ! cela ne vous regarde pas ! Pour M. Ollivier, c'était le seul moyen de désarmer l'Allemagne et de déjouer les calculs du chancelier, en le laissant aux prises avec le particularisme et le libéralisme germaniques. Que cette considération soit juste ou non — pour ma part, je la trouve aussi fausse que médiocre, — elle eût dû être soumise au Conseil des ministres et débattue devant lui. Mais le chef du cabinet se considère, contre tous les usages, comme ayant le droit de passer outre et c'est à un étranger qu'il fait ces aveux politiques si imprudents. La Gazette de Cologne publie la communication de M. Émile Ollivier, sans le nommer, mais en laissant deviner l'auteur. Naturellement, le comte Daru s'étonne et s'inquiète. Il regrette qu'un journal allemand ait pu dire, d'après une source autorisée, que le général Fleury avait dû cesser de se plaindre de l'inexécution de l'article 5 du traité de Prague. Le 24 mars 1870, la Gazette de Cologne répond aux récriminations du comte Daru que la récente communication qui l'a tant offusqué, était du ministre même de la Justice. M. Émile Ollivier, affirme le Dr Levison, correspondant de la Gazette de Cologne, me disait encore, il y a à peine quarante-huit heures, qu'il n'existe pas en ce moment de question allemande. Le garde des Sceaux aurait dû savoir qu'il existait une autre question qui allait accentuer la question allemande, la question hispano-prussienne ; mais celle-là, il paraissait l'ignorer. Des explications assez vives ont lieu dans le Cabinet français au sujet de l'incident de la Gazette de Cologne. M. Émile Ollivier exprime devant l'empereur, qui le laisse dire, sa résolution de répéter son opinion toutes les fois que le comte Daru sortira de la réserve imposée par le programme ministériel. C'était la première fois qu'on voyait dans notre histoire, le chef d'un cabinet s'adresser à un journal étranger, hostile à la France, pour lui faire des communications pareilles, contrairement aux règles élémentaires d'un vrai gouvernement. Pour s'en excuser, M. Ollivier déclare que cela tenait à la situation fausse qui lui avait été faite, d'avoir les charges et la responsabilité d'un premier ministre sans jouir du droit de discipline légale attaché partout à ce titre. Ici, le garde des Sceaux ne conteste plus qu'il avait les charges et les responsabilités de premier ministre. Il regrette seulement de n'en avoir pas le droit de discipline légale. Pour justifier ses malheureuses communications à la presse allemande, il cite cette observation de lord Palmerston : Si le ministre secrétaire d'État aux Affaires étrangères eux oie une dépêche importante sans s'informer de l'opinion du premier ministre, il est coupable d'une infraction à son devoir[15]. Or, en constatant et en faisant constater publiquement que les dépêches du comte Daru, relatives au discours du roi Guillaume et de son chancelier, avaient ce caractère, M. Ollivier a usé bel et bien, et plutôt mal que bien, de ses droits de premier ministre ou de président du Conseil. Qu'il n'en ait pas porté le titre, cela n'est que chose secondaire. La vérité, c'est qu'il a cru agir comme président du Conseil et que l'empereur l'a laissé faire. Celui-ci l'a même approuvé, puisqu'il a consenti, quelque temps après, au départ du comte Daru et que M. Émile Ollivier a proposé pour remplacer celui qu'il osait appeler un pauvre homme, le duc d'Agénor de Gramont, dont il a vanté, en termes presque dithyrambiques, la perspicacité et la décision, la connaissance des chancelleries et des Cours, la pratique des affaires. L'empereur l'accepta mec une sorte d'indifférence en disant : N'importe qui conviendra, puisque nous sommes décidés à ne rien faire ! Quoique cette déclaration paraisse une preuve regrettable d'inertie ou d'impuissance, il eût mieux valu qu'elle se confirma, plutôt que d'être contredite par des agissements à jamais néfastes ! Dans le court intérim qui suivit le départ du comte Daru aux Affaires étrangères, M. Émile Ollivier, pour accentuer sa politique personnelle, prit la direction du quai d'Orsay. C'est alors qu'à la date du 19 avril Rothan, consul général à Hambourg, lui écrivit que le sentiment public au delà du Mein n'était pas sympathique aux tendances envahissantes de la Prusse comme le prétendait Bismarck ; qu'il y avait entente secrète entre l'opposition parlementaire du Wurtemberg et de la Bavière pour défendre leur autonomie ; que les Chambres du Sud marchandaient les crédits pour la transformation des armées sur le modèle prussien et s'efforçaient de rendre illusoire l'exécution des traités d'alliance imposés après Sadowa ; qu'en cas de guerre les rois de Wurtemberg et de Bavière n'entraîneraient pas aisément leur pays dans une lutte dont le caractère ne serait pas national ; que ces pays refuseraient même de marcher avec la Prusse qui voulait les asservir, si l'Autriche et la France défendaient leur autonomie. Rothan croyait devoir ajouter que le cabinet de Vienne, affectant le désintéressement, avait le tort de s'effacer à Stuttgard et à Munich et que la. France inquiétait la Prusse par ses divisions intérieures. On craint ou on espère, disait ce sage conseiller, que l'empereur, atteint dans son prestige et son autorité depuis les événements de 1866, ne soit entraîné par la politique des dérivatifs et que, si un prétexte plausible pour déclarer la guerre s'offrait à lui, il ne le saisisse volontiers. On prétend que la France n'accepte qu'avec une résignation mal déguisée la transformation allemande et qu'il serait aisé de donner à un conflit avec la Prusse un caractère patriotique. Rothan relevait la prudence et l'habileté du cabinet de Berlin qui jouait serré, les exagérations du parti démocratique dans le Wurtenberg, les préoccupations dynastiques du roi Louis qui semblait prendre une part plus active aux affaires dans un esprit peu conforme au sentiment bavarois. Il croyait pouvoir affirmer que le sentiment national, sur lequel était basé toute la politique de la Prusse, s'affaiblissait en Allemagne. C'était à nous à ne pas l'enflammer, à le réduire encore davantage. Notre devoir était de surveiller la diplomatie prussienne et de retarder avec adresse, sans froisser les passions nationales, la transformation qu'elle méditait[16]. C'est ce qu'avait voulu faire si sagement le comte Daru et c'est là ce qui avait amené son départ. Sans l'avouer, M. Ollivier répondit à Rothan, le 26 avril : Les appréciations que votre lettre renferme sur la situation générale de l'Allemagne et sur les tendances des différents partis dans ce pays m'ont paru très judicieuses. L'attention que le gouvernement de l'empereur doit prêter aux événements qui se produisent au delà du Rhin et qui sont de nature à avoir un contre-coup sur la politique des autres nations, me fait attacher beaucoup de prix à tout ce qui peut nous éclairer sur la marche des affaires allemandes. Et le ministre assurait personnellement M. Rothan de l'intérêt avec lequel il l'avait lu. Si, à ses yeux, les appréciations du consul général d'Hambourg lui paraissaient aussi judicieuses qu'intéressantes, c'est qu'il semblait reconnaître maintenant que certains États du Sud n'étaient pas aussi disposés qu'il l'avait cru à sacrifier leur autonomie et qu'une coalition européenne, prenant souci de leurs intérêts particuliers, pourrait bien rappeler la Prusse à la stricte observation de ses engagements internationaux. M. Émile Ollivier aurait dû prendre garde à cet avertissement- si grave de Rothan qui, moins de deux mois avant la déclaration du 15 juillet, émettait la crainte que l'empereur, se laissant entraîner à la politique des dérivatifs, ne saisit volontiers un prétexte plausible pour déclarer la guerre. Il aurait dû remarquer aussi combien était juste l'appréciation de la politique de Bismarck qui, tout en évitant de donner prise aux légitimes protestations des grandes puissances, n'était pas disposé è donner des gages contractuels de sa modération et à laisser brider son ambition par une interprétation restrictive des préliminaires imposés à Nikolsbourg, à moins d'une entente résolue de la Russie, de l'Autriche et de la France ; ce qui semblait pour le moment peu probable. L'attention du ministre intérimaire des Affaires étrangères était donc attirée sur les manœuvres de la diplomatie prussienne qui, tempérant quelque peu le mouvement unitaire, s'en remettait à un avenir prochain pour la réalisation de son programme. Il fallait surveiller ces manœuvres de près, sans sortir d'une prudente réserve et sans raviver le sentiment germanique momentanément affaibli. Le duc de Gramont était-il capable de suivre une pareille politique ? Avait-il plus de sagesse, plus de prudence, plus de sang-froid que l'honorable comte Daru dont le défaut, — si c'en est un pour un ministre des Affaires étrangères, — était un souci incessant des plus petits détails et une circonspection minutieuse. On a pu critiquer l'esprit pointilleux du comte Daru. On n'a jamais pu mettre en doute son esprit de conduite et d'ordre, son calme, sa mesure et sa discrétion[17]. M. Émile Ollivier fait, dans le treizième volume de
l'Empire libéral, un portrait extrêmement flatteur du duc de Gramont. Il
vante sa noblesse, sa distinction, son allure élégante et fière, son commerce
égal et agréable, son tour d'esprit enjoué et spirituel. Il voyait, dit-il, les
choses à vol d'oiseau (sic) et n'avait pas de goût à se perdre en leurs profondeurs,
mais cette vue était claire et juste. Il connaissait les prudences de la
diplomatie, mais il avait toujours voulu en ignorer les astuces. Il
est certain que le duc de Gramont était plus solennel que fin, plus
prétentieux que subtil, plus superbe qu'insidieux. Il se targuait en toute
occasion de la devise de sa maison : Gratia Dei
sum id quod sum. Il allait avoir affaire à un rival
extraordinairement habile, qui connaissait tons les tours de son métier et ne
dédaignait ni les stratagèmes ni les perfidies, ni les audaces ni les
impostures. Bismarck avait, paraît-il, en un jour de raillerie grossière, défini
M. de Gramont, qui se croyait grand politique, l'homme
le plus bête de l'Europe. Il l'avait même appelé ein Rindvieh. Cette définition brutale avait
blessé l'orgueil du diplomate français qui s'était juré de démontrer au
chancelier qu'il aurait tôt ou tard à compter avec lui. C'est là une des
raisons secrètes qui aggravèrent presque aussitôt le conflit naissant entre
la Prusse et la France. Dès qu'il eut connu l'arrivée aux Affaires étrangères
du duc de Gramont qui, pendant son ambassade à Vienne, avait plus d'une fois
contrecarré sa politique, Bismarck transforma le nouveau ministre en un homme
dangereux pour la sécurité européenne. Il fit dire par les reptiles de la
presse prussienne. que les relations intimes de Gramont avec Beust, sa
volonté de resserrer et de développer en Allemagne et en Orient l'entente
ébauchée à Salzbourg entre Napoléon et François-Joseph étaient de nature à
compromettre la paix. Le baron de Varnbuller disait alors à M. de
Saint-Vallier que la nomination de ce ministre avait excité de l'inquiétude
en Allemagne et que l'empereur des Français l'avait certainement choisi pour
une politique aventureuse dans laquelle il avait besoin
d'un ministre plus complaisant que sérieux. On faisait observer
encore que la nomination du duc de Gramont Coïncidait étrangement avec celle
de son ancien collègue à Vienne, le comte de Bray, comme président du Conseil
à Munich. La presse prussienne insinuait que l'Autriche avait lieu de se
féliciter de voir des diplomates, récemment accrédités à Vienne, occuper deux
postes considérables en Bavière et en France, pays dont le concours était
précieux à sa politique. Mais elle ajoutait avec une intention marquée que la
Confédération du Nord était, grâce à ses armements, en état de parer a tous
les dangers et à toutes les éventualités. L'arrivée du duc de Gramont aux
Affaires n'était donc pas, comme le croyait M. Émile Ollivier, une garantie
de la paix. Quoique le nouveau ministre acceptât les événements de 1866 avec
le maintien des stipulations du traité de Prague et parût consentir à
l'abstention dans le présent, la diplomatie prussienne lui prêtait des
projets ambitieux et menaçants. Le 22 mai, le duc de Gramont alla remettre à l'empereur d'Autriche ses lettres de rappel. A Vienne, il apprit par le comte de Beust que des négociations secrètes avaient été entamées entre Napoléon III, François-Joseph et Victor-Emmanuel en vue d'une alliance pour contenir les ambitions de la Prusse dans de justes limites, tout en respectant le traité de Prague. Ces négociations avaient eu lieu sous le ministère de La Valette qui, d'accord avec Napoléon, n'avait voulu admettre en cette affaire délicate aucun intermédiaire, pas même l'ambassadeur français. Le traité entre les trois puissances était resté à l'état de projet, parce que Napoléon n'ai ait pas consenti à reconnaître à Victor-Emmanuel le droit d'occuper Rome éventuellement. Les pourparlers avaient été donc suspendus, après que des lettres autographes des trois souverains avaient constaté le désir d'une entente réciproque. François-Joseph promettait de ne pas contracter d'alliance avec un tiers sans dans s'être mis d'accord avec les deux autres, et Victor-Emmanuel déclarait, en ami dévoué et fidèle, que, lorsque l'obstacle relatif à l'occupation de Rome serait écarté, il pourrait donner suite à la conclusion d'un traité d'alliance qui répondait à ses sentiments. A son retour à Paris, le duc de Gramont reprocha à l'empereur de ne lui avoir pas accordé toute sa confiance. Napoléon s'excusa de ne pas avoir eu le temps de l'informer, car son départ pour Vienne avait été trop précipité. Le ministre des Affaires étrangères, ne cachant pas son dépit, voulut une sanction aux protestations que lui faisait l'empereur et demanda le rappel de La Valette et de Benedetti, ambassadeurs à Londres et à Berlin. Napoléon aurait consenti à rappeler Benedetti, mais il hésitait pour La Valette, très en faveur auprès de l'impératrice. Comme il fallait que les deux diplomates fussent rappelés en même temps, et que l'impératrice s'opposait au départ de notre ambassadeur à Londres, ils restèrent l'un et l'autre à leurs postes[18]. L'empereur était tellement mystérieux, — car lui aussi avait son secret — qu'il avait caché ces détails à M. Ollivier, lequel ne les connut qu'après la guerre par Gramont. Le bruit avait couru que Napoléon avait eu l'intention de changer le ministère du 2 janvier qu'il trouvait incapable et qu'il s'était adressé au baron Haussmann pour lui confier le soin de faire un grand ministère. Il paraît que cela n'est point exact et que l'empereur n'a jamais eu cette idée. Est-il vrai que le silence gardé par lui sur l'entente avec l'Autriche et l'Italie était la preuve qu'il considérait comme superflues des négociations engagées en vue d'éventualités auxquelles il ne croyait point ? Cela est peu vraisemblable ; car s'il n'y croyait pas, pourquoi aurait-il négocié ou fait négocier ? Il est plus juste de reconnaître que le malheureux souverain ne pouvait plus s'arrêter à un plan fixe et que, débordé par les circonstances, assailli par des événements imprévus, il allait de projets en projets sans prendre une résolution définitive. Cependant, lorsque se présenta la possibilité d'une guerre au moment de la candidature avouée du prince Léopold de Hohenzollern, il revint à ces pourparlers qui furent conduits, du côté de la France, par le duc de Gramont, du côté de l'Autriche par le prince de Metternich et le comte de Vitzthum, et du côté de l'Italie par Nigra et Vimercati. Je consacrerai un chapitre spécial à ce point si important de la politique impériale et j'espère y apporter des lumières nouvelles[19]. Le ministère du 2 jantier, avec le comte Daru aux Affaires étrangères, s'était tout d'abord montré conciliant et sage. Il affirmait ses intentions pacifiques, mais en faisant comprendre qu'il saurait au besoin s'opposer à une violation du traité de Prague et défendre l'autonomie du Sud. Bismarck, qui voyait ses desseins déjoués par cette politique adroite, ne trouvait d'autre moyen polo inquiéter les monarchies du Sud que d'insister sur l'esprit révolutionnaire toujours prédominant en France et sur la nécessité pour l'Empire de faire la guerre, afin d'échapper à des dissensions intérieures. Mais, comme l'esprit particulariste se réveillait des deux côtés du Plein, que la Confédération du Nord apparaissait comme une œuvre mal équilibrée, que la question unitaire ne faisait plus un pas, le chancelier résolut d'avoir le consentement des princes allemands pour arriver à l'unité tant désirée. Il négocia secrètement à Munich, à Stuttgard, — comme je l'ai dit plus haut, — afin d'obtenir la transformation du titre du roi de Prusse en celui d'empereur allemand. Il s'en était ouvert au grand-duc de Bade, aux ducs d'Oldenbourg et de Weimar, et, d'accord avec eux, il avait fait dire aux rois de Wurtemberg et de Bavière que le Cabinet de Berlin n'avait, en demandant le titre d'empereur pour le roi de Prusse, que le but de consolider l'alliance de toutes les dynasties allemandes contre la révolution, qui avait déjà, en Wurtemberg, essayé de proclamer la République et qui n'attendait qu'un mouvement insurrectionnel en France pour oser davantage. Le moment paraissait donc opportun pour consacrer une fois pour toutes l'union de l'Allemagne vis-à-vis de l'étranger et conjurer à la fois la guerre et la révolution. Mais ces propositions, si séduisantes et si modérées qu'elles parussent, car il ne s'agissait nullement de modifier les traités d'alliance, furent écartées par les rois de Bavière et de Wurtemberg, et leur échec produisit la plus mauvaise impression à Berlin. C'est ce qui explique pourquoi, un mois après, le roi de Prusse, en ouvrant le Parlement, affirma avec hauteur le droit de la Prusse de se constituer au gré de ses aspirations en dehors de tout contrôle international. Le ministère français, et le duc de Gramont tout le premier, était donc averti que, sans le refus des rois de Bavière et de Wurtemberg, la France aurait pu se trouver subitement en face de l'Empire germanique, ce qui l'aurait atteinte dans son prestige et menacée dans sa sécurité. Il lui importait de faire bonne garde, car le chancelier prussien, ayant été battu sur ce terrain, devait nécessairement en chercher un autre sur lequel il espérait triompher. Puisque par des négociations pacifiques, il n'avait pu faire l'unité, il allait choisir des moyens plus rudes et plus expéditifs. Il voulut la guerre, mais de façon à donner à l'Europe l'impression et la certitude qu'il y avait été provoqué par un Empire ambitieux et par une France turbulente. Le moment était venu où de grands périls allaient menacer la sécurité extérieure. Il fallait plus que jamais à la direction des affaires publiques des hommes expérimentés, calmes, prudents et résolus, ayant assez de force pour dominer les événements et n'être point les esclaves d'une opinion publique mal informée. Le plébiscite avait paru un instant consolider la situation de l'Empire français. Nul ne pouvait penser que Napoléon III, dont la santé était précaire et plus encore qu'on ne le disait, dl l'idée de se jeter subitement dans une guerre extérieure. Le ministère accentuait ses dispositions pacifiques. Il avait réduit le contingent et accepté une diminution de 13 millions sur le budget de la Guerre. L'empereur s'en inquiétait et aurait voulu s'adresser individuellement à chaque député pour les mettre en garde contre des réductions néfastes. Une note, datée de février 1870 et retrouvée dans les papiers des Tuileries, relatait que l'Allemagne du Nord pouvait compter sur 900.000 hommes en cas de guerre. Que l'on compare, disait l'empereur, et que l'on juge si ceux qui veulent encore réduire nos forces nationales sont bien éclairés sur les véritables intérêts du pays ! Cette note ne fut pas envoyée aux députés[20] et l'empereur laissa faire. M. Ollivier nous apprend qu'au mois de mai 1870 le ministre de la guerre répondait à l'intendant général Blondeau au sujet de la demande par lui d'un crédit supplémentaire de 3 millions pour les fourrages, que nous étions absolument à la paix et qu'il n'y avait aucune prévision de guerre, . Toutefois, la Prusse se préparait fébrilement à des hostilités prochaines et nous, nous ne faisions aucun préparatif. Confiant dans son désir de la paix, ne voulant pas croire qu'on cherchait à nous attaquer, parce qu'il était franchement décidé à ne tenter aucune provocation et à écarter toute occasion d'en faire, le ministère se reposait dans une sécurité aussi absolue qu'absurde. C'est en nain que survenaient de tous côtés des avertissements comme celui-ci de Benedetti, à la date du 27 janvier 1870 : Une démarche prématurée, un mot imprudent suffiraient pour blesser le sentiment public. Le gouvernement prussien en obtiendrait toutes les concessions qu'il aurait lieu de désirer. Tout nous révélait le réseau d'intrigues qui se nouaient autour de nous, et les ministres de la Guerre, de la Marine et le président du Conseil affectaient un calme, une sécurité sans pareils[21]. Et cependant, que de provocations peu déguisées ! Le 25 mai, au Reichstag, lors d'une interpellation relative à la subvention à accorder au chemin de fer du Saint-Gothard, Bismarck n'avait-il pas dit : Les motifs qui ont amené le gouvernement à recommander de subventionner cette ligne sont, en partie, d'une nature tellement délicate que je vous saurai gré de me dispenser de les répéter en public. Les gouvernements alliés doivent être convaincus qu'il est conforme à leurs intérêts politiques de se ménager une communication entre l'Allemagne et l'Italie qui soit exclusivement indépendante de la Suisse neutre et qui ne soit pas entre les mains d'une grande puissance européenne. L'intérêt principal de la Prusse lui commande d'être, pour ainsi dire, en communication directe avec l'Italie qui nous est, je le crois, unie par les liens d'une amitié durable. n Cette affirmation du chancelier qui tendait à démontrer que l'Italie, a laquelle la France avait rendu tant de services, pouvait être détachée de l'alliance française et unie à l'Allemagne, était des plus inquiétantes. Lors d'une interpellation faite le 20 juin au Corps législatif au sujet du chemin de fer du Saint-Gothard, que M. Ollivier attrait voulu ajourner, car il disait à l'interpellateur, le comte de La Tour : Vous ignorez donc à quel point la situation est tendue avec la Prusse, qu'à la première incartade de M. de Bismarck, la guerre serait inévitable ? le duc de Gramont fut plus modéré qu'on ne le pensait. Il se borna à déclarer que la France ne pouvait s'opposer au travail en voie d'exécution et qu'il n'avait pas besoin, comme ailleurs, de faire appel au patriotisme de la Chambre. Mais, de part et d'autre, on sentait que le terrain était lutiné et que la première étincelle allait produire une explosion terrible. On le savait encore plus en Prusse, puisque c'était de là que devait partir l'étincelle et l'on était prêt à toutes les éventualités beaucoup plus que chez nous. On cherchait un moyen de nous surprendre, et cela était assez facile, car le Cabinet français, malgré tous les avertissements, ne songeait nullement à une guerre imminente, puisqu'il avait donné à M. Thiers les assurances pacifiques les plus sûres[22]. Il ne pensait qu'à ses réformes libérales et, dès l'apparition du conflit, le chef du Cabinet avouait sa surprise en ces termes dramatiques : Un cyclone s'abat sur mon œuvre, la fracasse et me rejette au nombre des vaincus condamnés à l'ostracisme. Il rappelle à ce sujet un souvenir classique : la tortue qui tombe sur Eschyle et tue le poète au moment où il composait un beau poème tragique. Mais il ajoute que, quelle que soit la cruauté de cette fin, Eschyle n'en a pas moins composé un beau poème. Reste à savoir si le poème libéral de 1870 suffit pour consoler la nation de ses douleurs et de ses pertes immenses. Sans aucun doute, les ministres qui ont engagé, il y a quarante ans, la plus dangereuse de toutes les parties, n'ont pas eu, dès les premières négociations, le parti pris d'égarer l'opinion publique et de commettre une faute irréparable. Ils ont déclaré sincèrement qu'ils aimaient la France, qu'ils voulaient la servir loyalement, qu'ils comptaient défendre avec la dernière énergie son honneur et ses intérêts les plus chers en dénonçant une odieuse intrigue et en relevant une provocation intolérable. Ils ont dit qu'ils avaient eu affaire à des adversaires affranchis de tout scrupule et qu'ils n'avaient pas cherché à opposer à leur dissimulation et à leur fourberie les mêmes procédés. Mais il est incontestable que, mis en face de joueurs fallacieux et retors, ils n'ont rien compris à leur. jeu perfide. Dans une négociation peu aisée et rendue plus difficile encore par les stratagèmes de l'adversaire, ils n'ont pas su employer toutes les habiletés et toutes les ressources de la politique et de la diplomatie. A la dextérité, à l'astuce, à l'audace d'un homme d'État rompu à toute les besognes, ils ont donné pour contre-partie une morgue stérile ou une superbe ingénuité. Quand on prétend faire de la haute politique, quand on assume la charge si lourde de gérer les affaires de son pays, il faut savoir dire clairement ce que l'on veut et où l'on va ; il faut connaître ses propres ressources et ses propres forces. Si on a l'intention de croiser le fer, il faut être soi-même vigoureusement armé et savoir aussi bien parer qu'attaquer, feindre et riposter, scruter le fort et le faible de l'adversaire, chercher à deviner ses finesses et ses ruses, éviter les coups trop compliqués et rompre à temps ; en un mot, il faut être aussi habile, aussi ingénieux, aussi souple, aussi prompt et aussi décidé que lui. Albert Sorel a résumé en quelques mots précis tout ce que l'on est en droit d'exiger d'un gouvernement : Il manque à son devoir, a-t-il dit, quand il ne sait ni prévenir l'attaque ni la repousser. C'est ce qui est arrivé au mois de juillet 1870 au cabinet Ollivier. Quant à l'empereur Napoléon III, sa responsabilité n'est
pas moins évidente que celle de ses ministres et de ses conseillers. Esprit
brillant et cultivé, mais en proie aux rêveries et aux chimères, ainsi qu'aux
contradictions les plus surprenantes, s'ingéniant à créer lui-même autour de
la France des États puissants qu'il croyait faire graviter dans son orbite
tutélaire, ayant formé une Italie qui devait l'étonner lui-même par son
ingratitude, ayant laissé écraser le fidèle Danemark et amoindrir l'Autriche
qui aurait pu être pour nous une alliée sûre et utile, ayant fait les
affaires de la Prusse qui lui semblait incarner l'avenir, et quel avenir ! il
ne s'apercevait pas qu'il sapait l'œuvre de nos meilleurs ouvriers politiques
et allait bientôt renverser l'édifice tout entier. Ce prince, auquel on
prêtait des conceptions mystérieuses et grandioses, avait parfois de
prodigieuses ingénuités. Il croyait à des fantômes comme la solidarité
internationale et à la reconnaissance des nations bien nanties. Nous descendons doucement vers la cataracte du Niagara,
écrivait déjà Lamartine à son ami 'Dargaud, le 9 janvier 1861. Dans deux ans,
sauve qui peut ! Vous savez ma pensée sur l'unité italienne, prélude de
l'unité allemande, deux stupidités et deux trahisons commises par des
Français ! Jamais le Quos vult perdere dementat n'a été aussi évident
! Substituer d'une part à de petits États morcelés des États considérables et fortement unis, sacrifier de l'autre les droits des faibles à l'avidité des plus forts, c'était encore une fois compromettre la puissance et les intérêts majeurs de son propre pays et s'exposer un jour ou l'autre au châtiment réservé aux esprits aventureux, indifférents ou complices. Sans doute, l'empereur ne croyait pas au succès de la politique audacieuse du comte de Bismarck et raillait doucement celui qu'il considérait comme un sauvage de génie. Il aimait à sourire de ses fantaisies et de ses sarcasmes, de ses confidences on de ses aveux étranges, et parfois même il se demandait si cet homme-là était vraiment sérieux. Il l'était, hélas ! beaucoup trop. Et sous ces dehors plaisants ou ironiques, se dissimulaient une brutale et âpre volonté, une énergie féroce, une opiniâtreté indéracinable. Rien, rien ne pouvait le détourner de son but, c'est-à-dire de l'unité allemande destinée à être forgée à grands coups de marteaux sur l'enclume de fer, dans le feu et dans le sang Tout à coup, par un revirement inattendu, Napoléon III ajoutait foi aux promesses de ce Prussien qu'il raillait naguère, et il devenait sa dupe. Il prenait au sérieux ses suggestions captieuses, relatives à la cession à la France du territoire entre la Moselle et le Rhin. Il voyait dans la Prusse l'auxiliaire de ses desseins et, par une neutralité bienveillante, lui laissait les coudées franches pour tenter ce qu'elle voudrait contre l'Autriche qui, à ses yeux, représentait un passé néfaste. Et les conseillers avisés de l'empereur ne pouvaient dissiper en lui une confiance qui revêtait plutôt les formes de la crédulité. L'empereur acceptait, comme assurés d'avance par son partenaire, les plus larges pourboires et les plus vastes compensations. Le coup de tonnerre de Sadowa avait bien un peu ébranlé le souverain, mais bientôt vernis de son émoi, il avait essayé de négocier avec le vainqueur qui, persistant à en faire sa dupe, l'amenait à révéler ses ambitions sur le Luxembourg et la Belgique. Et quatre ans après, comme on le sait, ces ambitions allaient être signalées par le comte de Bismarck à l'Europe surprise et vertueusement indignée. Ayant perdu sa supériorité et une partie de son prestige, Napoléon célébrait cependant lui-même la puissance et l'éclat de son Empire et s'appuyait sur les merveilles de l'Exposition universelle de 1867 pour attester au monde les ressources et les forces de la France. Il ne voulait pas avouer que la grandeur du régime impérial était déjà amoindrie, que le pays s'affaiblissait et commençait à s'irriter de son affaiblissement, que l'esprit public décontenancé s'émouvait et s'irritait. Toutefois, il essayait de sortir de ses illusions pour tenter quelque chose de pratique. Sous l'impulsion d'un orateur très éloquent, mais resté orateur sans être devenu un véritable homme d'État et n'ayant qu'une connaissance incomplète ou fausse du monde diplomatique et des affaires extérieures, il créait l'Empire libéral et ne s'apercevait pas que toutes les concessions faites à l'opposition rebelle ne servaient qu'à affaiblir l'Empire. Par suite du flottement de ses idées, de l'imprécision et du vague de ses desseins, il allait se voir réduit à laisser l'unité allemande se réaliser, ou à essayer, à la première occasion, de l'empêcher par une guerre sans merci. L'empereur acceptait l'idée de cette guerre, mais sans rien tenter de sûr pour rendre la guerre efficace. Il commençait des réformes qu'il n'était pas en état de faire aboutir ; il entreprenait des préparatifs qu'il ne pouvait mener jusqu'à leur achèvement normal ; il n'arrivait pas à dompter l'inertie ou le mauvais vouloir d'une majorité plus occupée de ses intérêts électoraux que des intérêts du pays. Il essayait, il est vrai, secrètement auprès d'elle des démarches qui, malgré son insistance n'aboutissaient pas, car il ne se faisait ni obéir ni craindre, et trouvait dans ses propres Conseils des hommes. qui se mettaient en travers de ses meilleurs desseins. Il comptait aveuglément sur la neutralité des États du Sud, où cependant les agents de Bismarck faisaient croire que la France était le seul obstacle à l'unité allemande. Il négociait des projets d'alliances avec l'Italie et l'Autriche, alliances qui demeuraient malheureusement à l'état d'ébauches. Il se contentait des lettres majestueuses d'un empereur et d'un roi, au lieu de traités formels. Jouet de ses propres caprices et de ses velléités, dupe de ses conseillers et de ses amis, il menait le pays vers une guerre fatale, sans vues déterminées, sans ressources suffisantes, sans appuis extérieurs. Il flattait l'Italie en même temps qu'il la froissait. Il faisait des avances sans portée à. l'Autriche qui n'osait croire à la sincérité absolue de ses desseins et redoutait toujours quelque mauvais coup préparé clans l'ombre contre elle. Il paraissait compter sur la bienveillance loyale de la Russie, dont il contrecarrait la politique en Orient, sourd à des invites de sa part qui, bien comprises, eussent peut-être pu déconcerter les plans des Prussiens. Depuis la vacance du trône espagnol en 1868, Napoléon était averti, comme on l'a vu, que l'intrigue Hohenzollern se préparait contre l'Empire et allait servir de prétexte à la guerre, conséquence inévitable des journées de Düppel et de Sadowa. En 1869, il savait parfaitement qu'elle prenait corps et ne s'en inquiétait qu'à demi. En juin 1870, il la voyait sortir de l'ombre et cette fois se dresser menaçante. Il apprenait en même temps que la Russie l'abandonnait pour se rallier à la politique de la Prusse. Il était informé que le comte de Bismarck se disposait, avec une adresse infernale, à faire croire à. l'Europe que l'Empire français était la cause de toutes les inquiétudes et voulait, par ses ambitions excessives, troubler la paix générale. Il savait que le prince Frédéric-Charles, le vainqueur de Sadowa, avait à un moment pensé lui-même à la couronne d'Espagne ; que l'ancien secrétaire d'ambassade à Berlin, Salazar y Mazarredo, avait proposé le prince Léopold de Hohenzollern au comte de Bismarck qui avait approuvé sous certaines réserves, mais de pure apparence. Il savait encore que le roi de Prusse, tout en se défendant d'avoir encouragé le prince, avait, comme chef de famille, acquiescé à sa candidature. Il n'ignorait pas que le chancelier prussien avait dit au maréchal Prim que cette candidature pourrait à un moment donné être opportune. Tout cela, il l'avait appris par les uns et par les autres, par ses agents diplomatiques comme par la presse. Que le roi de Prusse eût agi comme chef de famille, ou comme chef d'État, Napoléon aurait dû comprendre que son bon frère s'associait secrètement à une intrigue dirigée contre lui et son Empire, et qu'il la pousserait vigoureusement, si elle avait des chances de donner tout ce qu'on en espérait, ou qu'il l'abandonnerait sans regret, si elle tournait mal. Doué d'un caractère plus décidé, il eût pu habilement relever le défi, démontrer à l'Europe que seule la Prusse menaçait la paix, qu'il y avait là non pas une simple affaire de famille, mais une affaire européenne des plus graves et que la candidature d'un Hohenzollern n'était qu'un prétexte pour nos éternels adversaires. Mais alors il eût fallu agir avec autant de prudence que d'énergie, avec autant d'adresse que de résolution. Le gouvernement impérial ne fit malheureusement preuve d'aucune de ces qualités nécessaires. Dès lors, Bismarck devait avoir raison de l'impéritie et de l'irrésolution d'un prince appelé encore, par ironie sans doute, souverain. Jusqu'à la dernière minute, déguisant sa faiblesse sous des paroles sévères et des gestes menaçants, le pauvre empereur crut qu'il imposerait la paix par un nouveau et solennel Quos ego ! Il se fia au hasard, au caprice des événements. Mais le hasard, le caprice, la chance, — appelez comme vous le voudrez, ces dispensateurs étranges de la fortune — ne favorisent en général que ceux qui à l'audace ajoutent la clairvoyance et le sang-froid. Ici tout devait faire défaut à Napoléon III et il était condamné à partir pour une campagne longue et difficile, le corps brisé, l'âme encore plus malade, l'esprit agité des plus sombres pressentiments. Ainsi l'armée, l'administration, le pays livrés à une direction funeste, allaient, comme par une sorte de fatalité, des déceptions les plus attristantes aux désastres les plus tragiques. Et parmi les conseillers qui entouraient Napoléon, pas un n'avait su découvrir l'abîme où tout devait s'engouffrer. Voilà ce que nous avons vu il y a quarante ans, voilà ce qu'on pourrait revoir encore si l'on oubliait le passé, si l'on ne se préparait de toute façon et à tout instant contre des hostilités toujours possibles, si l'on ne remplissait les arsenaux, si l'on ne solidifiait les forteresses et complétait leur armement, si l'on n'instruisait pas à fond les réserves, si enfin l'on ne renforçait le moral de la nation, son énergie, sa discipline, sa virilité. J'ai dit et je maintiens que, malgré les reproches qui lui ont été adressés de côté et d'autre, Benedetti a été un informateur actif et prévoyant. Albert Sorel l'a amplement démontré dans l'Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, et il n'entre pas dans mon intention de revenir en détail sur ce sujet. Je ne veux que résumer les faits pour établir nettement cc qui est l'objet même de ce travail — les causes et les responsabilités de la guerre de 1870. Il appert de l'étude des documents authentiques que le roi de Prusse qui avait, en 1869, considéré la candidature du prince Hohenzollern Comme dangereuse et inopportune, Il'1, fit pas la même opposition en 1870, quand il lui parut que l'année allemande était complètement organisée et qu'il pouvait espérer l'avantage sur l'armée française, moins nombreuse et moins préparée. Il permit donc au prince Léopold d'acquiescer aux propositions espagnoles, appuyées par Bismarck, et se garda bien de faire part de son autorisation au gouvernement impérial, ce qui était, sans conteste, un acte discourtois et même provocateur. Je considère en effet, comme tous les historiens impartiaux, que la provocation est directement venue de la Prusse, mais je dois dire et répéter ?le nous n'avons pas su, devant cette provocation, montrer le sang-froid et l'habileté nécessaires pour mettre l'Europe de notre côté. La candidature Hohenzollern est donc posée dès le mois
d'octobre 1868. Elle est dénoncée par Benedetti au gouvernement impérial qui
ne s'en préoccupe guère. De nouvelles combinaisons effacent quelque temps
cette candidature, puis le maréchal Prim y revient le 27 mai 1869. Rancès y Vallenueva
se rend à Berlin pour la représenter et la soutenir. Napoléon III, averti par
Benedetti, déclare cette Ibis qu'il ne le tolérera pas. Bismarck — comme je
l'ai mentionné plus haut — prend la chose sur un ton léger et croit pouvoir
affirmer seulement que la souveraineté offerte au prince Léopold n'aurait
qu'une durée éphémère. Mais, en secret, il la fait recommander par Bleichröder
à Serrano. Quelques mois après, le 17 septembre, don Eusebio Salazar y
Mazarredo vient à la Weinburg, amené par M. de Wertber, ministre de la Prusse
à Munich, offrir la couronne au prince qui répond qu'il ne pourra l'accepter
que s'il est élu par les Cortès à l'unanimité et sans concurrent. Au mois
d'octobre, Salazar, revenu d'Allemagne, croit devoir soumettre à Prim, dans
un mémoire très étudié, les appréhensions que lui causait la candidature du
prince Léopold de Hohenzollern par rapport au gouvernement français. Prim lui
répond avec vivacité : Sommes-nous allés offrir
d'abord la couronne à un prince prussien ? Que n'a pas dit le peuple français
des déboires que nous avons éprouvés à Lisbonne, à Cintra, à Florence et à
Harlow ? Fallait-il donc pour cela condamner à un éternel interrègne l'œuvre
de Septembre ? Que peut craindre la France d'un prince prussien qui serait
appelé à s'asseoir sur le trône d'Espagne ? En premier lieu, Léopold
appartient à la branche catholique de Prusse. En second lieu, un roi
parlementaire peut-il entraîner son pays dans une guerre étrangère ? D'autre
part, que devrait le prince Léopold à la Prusse ? Absolument rien. Il devrait
tout à la volonté des Cortès. Le gouvernement prussien n'est pas intervenu
dans cette négociation et le roi de Prusse a été étonné quand le prince aîné
lui a écrit à Ems ses résolutions définitives par forme de courtoisie...
Ainsi donc, Léopold serait un roi espagnol qui
n'inspirerait aucun soupçon ni à raison de sa conduite, ni à raison des liens
qui le rattachent à notre puissant voisin. Quelle que soit l'issue de la
candidature du prince Léopold, je crois avoir rendu service à mon pays[23]. Le parti
républicain espagnol, averti de ces manœuvres, s'agite et accuse Prim de
vouloir agir en dictateur. Celui-ci veut en finir et renvoie Salazar à Berlin
le 17 février 1870. Bismarck, après avoir conféré avec lui, invoque dans un
mémoire au roi l'importance toute spéciale qu'aurait pour l'Allemagne
l'acceptation de la couronne espagnole. Le 15 mars, dans un Conseil présidé par le roi de Prusse où se trouvent, à côté des princes Antoine et Léopold de Hohenzollern, le comte de Bismarck, de Thile, de Roon, de Moltke, Schleinitz et Delbrück, on entend le chancelier plaider la candidature avec chaleur et dire au prince Léopold : C'est un devoir patriotique prussien. Le prince refuse encore. Bismarck insiste : C'est, dit-il, une nécessité politique. Le prince continue à refuser. Alors, Bismarck envoie en Espagne un de ses intimes, Lothar Bucher, avec le major de Versen pour étudier la situation politique et la valeur réelle de l'armée espagnole. Son enquête terminée, il supplie le prince Antoine de faire tous ses efforts pour amener Léopold à accepter la couronne dans l'intérêt de l'Allemagne... Vaincu par tant d'insistance, Léopold accepte enfin, le 4 juin, parce que l'intérêt de l'État l'exige, et le roi de Prusse donne son assentiment, comme chef de famille. Le roi a toujours dit qu'il ignorait ces intrigues. Les documents et les faits prouvent au contraire qu'il les connaissait parfaitement[24]. Le 10 juin, Prim, auquel Bismarck a fait dire : N'oubliez pas que tout doit se passer entre nous deux,
parce que le roi de Prusse doit censer l'ignorer, fait entendre aux
Cortès qu'il a trouvé un candidat, mais les laisse clore leur session le 24,
s'imaginant qu'il pourra déterminer personnellement Napoléon III à accepter
la candidature de Léopold. Il sait que Bismarck veut éviter tout ce qui
pourrait susciter une fermentation politique en France et qu'il préfère que
Prim, à une question venue de ce pays, réponde en ces termes : Que voulez-vous ?... Entendez-vous
dicter les décisions de la nation espagnole et d'un particulier allemand ?
Il aurait voulu ainsi mettre la France dans son tort en prouvant qu'elle se
permettait, malgré le principe de non-intervention, de se mêler du choix
d'une nation sans craindre de la blesser. L'art du chancelier allemand était
de faire du maréchal Prim une sorte de provocateur et de le pousser seul à
une entreprise aventureuse. Aussi, l'ajournement inopiné des Cortès troubla
la première partie du plan bismarckien. Or, pour agir sur Napoléon et
l'amener à consentir à la candidature du prince Léopold, le secret était
chose essentielle. Le 24 juin, Mercier de Lostende, notre ambassadeur à
Madrid, informa confidentiellement le ministre des Affaires étrangères du
projet de la Prusse. C'est un projet, dit-il,
qui a existé, qui est abandonné momentanément, mais
qui peut renaître. Ce serait un échec dont je ne me consolerais pas. D'abord,
quoique je l'en croie très capable, je ne comprends vraiment pas que M. de
Bismarck veuille risquer une aventure où, en définitive, il a tout à perdre
et si peu à gagner. Ce fin diplomate affirmait qu'un Hohenzollern
quelconque aurait du mal à s'implanter en Espagne, mais il répétait qu'il y avait anguille sous roche et qu'il fallait se tenir
en garde[25]. Un publiciste des plus distingués, M. G. de Coutouly, se trouvait alors à Madrid et était en relations assez suivies avec l'ambassadeur français. II remarqua que la nouvelle des démarches faites par les émissaires de Prim en Allemagne n'avait pas trop ému l'opinion espagnole et que celle-ci attendait, pour s'agiter, l'effet produit à Paris. Le nom barbare du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen prêtait à des plaisanteries populaires et les gamins criaient dans les rues : Olé ! Olé ! Siga meringa ! Allons ! Allons ! Vienne la meringue ! Les caricaturistes amusaient le public en figurant dans une plaine remplie de cailloux une meringue crémeuse, coiffée d'un casque à pointe. Évidemment, le choix fait par-Prim n'était pas populaire. Les radicaux s'en divertissaient et. le tournaient, eux aussi, en dérision, ce qu'ils n'avaient pas fait pour les candidatures de l'infant don Alfonso et du duc de. Montpensier, qui leur semblaient des plus sérieuses. Mercier de Lostende, tout en surveillant la candidature Hohenzollern, croyait qu'elle n'aboutirait pas ; que le prince Antoine retirerait l'autorisation donnée par lui à son fils et que l'Empire allait ainsi obtenir une réelle victoire diplomatique. L'optimisme de l'ambassadeur français se prolongea au delà des limites raisonnables et ce fut avec verve que Mercier de Lostende essaya de dissiper les inquiétudes de M. de Coutouly qui cependant avait vu plus clair dans le jeu du comte de Bismarck[26]. Afin d'échapper à de trop gênantes interrogations, Prim s'en va chasser dans les monts de Tolède, mais le 28 juin, l'indiscrétion d'un tiers révèle subitement la candidature projetée et celle fois le feu est mis aux poudres. Prim s'effare. Labeur perdu ! s'écrie-t-il. Candidature perdue ! Dieu veuille que ce ne soit que cela ! Le 30 juin, on discutait au Corps législatif la loi du contingent et Thiers se levait pour défendre la quantité d'hommes demandée par le gouvernement. Devant les réductions réclamées par Garnier-Pagès et ses amis, l'orateur disait : Savez-vous pourquoi l'Autriche,
avec une armée admirable, une armée dévouée à l'Empire, a éprouvé de si
grands malheurs ? C'est parce que, par des réductions imprudentes dans le
budget de l'armée, on avait mis le gouvernement autrichien dans
l'impossibilité de faire face à tous les besoins de la guerre. Thiers
affirmait que l'on avait à peine le nécessaire avec un contingent de
quatre-vingt -dix mille hommes. Votre politique,
ajoutait-il, serait incomplète, si, tout en étant
résolument pacifique, elle n'était pas appuyée sur des armements suffisants...
Savez-vous pourquoi à Sadowa on a assisté à un
spectacle aussi imprévu, — car il y avait bien peu de gens qui
crussent à la victoire de la Prusse sur l'Autriche, —
c'est parce qu'on n'était pas préparé à Vienne et qu'on l'était à Berlin
depuis plusieurs années ; c'est parce qu'il y avait un homme profondément
prévoyant qui avait préparé ses forces, et c'est par des raisons de ce
genre que les Empires grandissent ou périssent... Il ne faut pas faire la guerre, si elle n'est pas
indispensable ; mais si on la fait, il n'y a rien de plus humain que de la
faire prompte, habile, énergique, car c'est le moyen d'économiser à la fois
l'argent et le sang. C'est pour cela que les grandes nations veulent avoir
aujourd'hui dans l'armée de la paix, l'école de la guerre... Les nations qui cessent de croire à ces grands principes
de conduite, ces nations-là sont très menacées... Vous êtes dans une situation politique qui vous commande
une paix attentive et pleine de sollicitude, mais une telle paix comporte mie
administration sachant faire pour la grandeur et la sécurité du pays les
sacrifices nécessaires... Ceci fut entendu et applaudi par la majorité
et notamment par les ministres de la Guerre et de la Marine. Ce discours si
clairvoyant, si patriotique, devait être, comme on le verra bientôt,
transformé par les adversaires de Thiers en un discours approbatif de la
guerre et dans lequel son auteur aurait oublié d'éclairer la Chambre et le
pays sur la situation réelle de nos forces. Le 2 juillet, Prim était forcé de
s'expliquer avec l'ambassadeur Mercier de Lostende qui ne savait pas que
l'ambassadeur prussien avait reçu l'ordre de rester à Madrid et ne se doutait
de rien : J'ai, dit Prim à Mercier, à vous parler d'une chose qui, je le crains, ne sera pas
agréable à l'empereur ; il faut que vous m'aidiez à éviter qu'il ne la prenne
en mauvaise part. Il avoue alors qu'on est venu lui mettre la
combinaison nouvelle dans la main et qu'il ne peut la repousser. Mercier ne
fait que cette courte réponse qui embarrasse singulièrement Prim : La France ne l'acceptera pas ![27] L'ambassadeur français était fermement convaincu que si la Prusse maintenait ses prétentions, la France pourrait combattre dans les conditions les plus favorables et remporter des succès certains. Il croyait à la haine des 'Wurtembergeois, des Hessois, des Bavarois et des Badois contre les Prussiens et s'imaginait que l'insolent triomphe de 1866 avait fait oublier à ces peuples leurs vieux ressentiments contre les Français. Il n'admettait pas la possibilité de voir les États du Sud unis à la Prusse dans une guerre déclarée à la France. Il savait que MM. de Bray et Varnbüller, d'accord avec le comte de Beust, avaient laissé entendre que si la Prusse provoquait la France, ils refuseraient de joindre leurs troupes aux troupes prussiennes. Mais alors, il était loin de prévoir que la politique astucieuse de Bismarck amènerait les États du Sud à croire que Napoléon voulait menacer non seulement la Prusse, mais l'Allemagne tout entière, et qu'il allait se présenter au delà du Rhin non comme un libérateur, mais comme un ennemi insatiable. M. de Coutouly, mieux avisé, ne doutait pas que, malgré les rancunes subsistant dans le Sud depuis la campagne de Bohème, un subit accès de chauvinisme en ferait l'auxiliaire du Nord, si une apparence quelconque permettait an Nord de se dire victime d'une agression napoléonienne. L'attitude maladroite du cabinet Ollivier le désola et il ne put cacher sa tristesse à Mercier de Lostende qui repoussa ses inquiétudes avec une étonnante sérénité. Les événements allaient bientôt montrer que le publiciste avait mieux jugé la situation que l'ambassadeur lui-même[28]. Au moment où tout présageait la crise extérieure la plus grave, une consultation médicale aux Tuileries, nécessitée par la santé précaire de l'empereur, révélait un état tellement dangereux que la simple hypothèse d'une campagne aurait dû être écartée[29]. On dissimula à l'impératrice la vérité, et c'est ainsi que l'empereur, ne croyant lui-même qu'a une violente attaque de rhumatisme, n'hésita pas, quand la situation se compliqua subitement, à envisager le commandement possible des armées françaises. Le 3 juillet, l'agence Havas communiquait à la presse la nouvelle de la candidature Hohenzollern. Ce fut une émotion générale. Les hommes prudents — ils étaient le petit nombre furent inquiets. Les autres furent enchantés de cette nouvelle et s'écrièrent que c'était enfin l'occasion de venger Sadowa. Le duc de Gramont invita aussitôt Le Sourd, chargé d'affaires à Berlin, en l'absence de Benedetti, à dire au cabinet de Berlin que l'impression causée par cette candidature était mauvaise. Le Sourd transmit cette impression à M. de Thile qui déclara que le gouvernement prussien ne savait rien de cette affaire. D'autre part, le duc de Gramont avisa l'ambassadeur de Prusse à Paris, M. de Werther, que la France ne tolérerait pas l'établissement d'un prince prussien sur le trône d'Espagne. Le 5, la nouvelle se répandit que les Cortès allaient être convoqués pour l'élection du roi. Ces nouvelles augmentèrent l'agitation. Dans le groupe qui entourait Thiers, dans le centre gauche l'inquiétude fut grande, et des hommes comme Cochery, le baron d'Yvoire, Le Cesne, d'Hésecques, Riondel, Genton et Planat déposèrent une interpellation. Elle répondait, dit Albert Sorel, aux préoccupations de l'opinion publique ; mais elle était une faute grave, car, en portant l'affaire à la tribune, M. Cochery et ses amis coupaient court à toute intervention diplomatique de l'Europe. Avec l'assentiment de Thiers, M. Cochery déclara à ses cosignataires qu'il posait simplement la question et qu'après la réponse du gouvernement, si elle n'était pas satisfaisante, Thiers prendrait la parole. Celui-ci n'avait pas l'intention de pousser à la guerre, comme certains auraient voulu le faire croire, mais désirait seulement prévenir une situation dangereuse résultant de la constitution d'une monarchie allemande en Espagne. L'interpellation, conçue dans les meilleures intentions, avait cependant le tort d'amener le parti bonapartiste exalté à exagérer les faits, à transformer une intrigue imaginée par Bismarck en une manœuvre allemande et à pousser le ministère français à des manifestations regrettables, à parler d'outrage fait à la France et de menaces pour la paix de l'Empire. C'est ce qui eut lieu, et le duc de Gramont parla avec une telle vivacité aux ambassadeurs d'Angleterre et d'Autriche que ceux-ci comprirent que le gouvernement impérial était absolument décidé à s'opposer à la candidature du prince Léopold. C'était son droit, c'était même son devoir ; mais il fallait le faire avec calme, avec sang-froid et sans négliger d'intéresser à la cause française l'Europe qui avait pu y voir une juste cause d'offense. M. Ollivier, aussi ardent que le duc de Gramont, dit à lord Lyons que le procédé allemand était une insulte et que, lui, s'associait pleinement à l'indignation publique, laquelle se manifestait déjà avec passion clans la presse et clans la rue. L'interpellation Cochery, approuvée et grossie par les journaux, considérée déjà comme une réponse énergique à un insolent défi, n'allait pas être discutée. Avant même que son auteur eût pris la parole, le ministre des Affaires étrangères apportait mite déclaration qui mit le feu aux poudres. J'aurai à m'appesantir sur cette déclaration si grave, car j'apporterai à ce sujet des faits peu connus. Gramont croyait que l'offensive rapide de nos troupes amènerait le Sud à une neutralité forcée ; que l'Autriche et l'Italie, même sans engagements écrits, nous seraient favorables et que nos premières victoires, certaines à son avis, nous assureraient leurs alliances. Le maréchal Le Bœuf, qui avait une confiance absolue dans les talents diplomatiques de son collègue et dans la neutralité de l'Autriche et des États du Sud, espérait en quinze jours mettre 350.000 hommes en ligne et n'avoir affaire au début qu'à 400.000 Allemands. Il comptait sur la valeur de nos troupes pour battre l'ennemi dès les premières rencontres et il ne doutait pas, lui non plus, de notre succès. La plupart des ministres partageaient cet espoir et, se croyant acculés à une guerre fatale, n'hésitaient pas à pousser à une démonstration énergique. Averti de la fermentation des esprits, le roi de Prusse mandait le 5 juillet à la reine Augusta : La bombe espagnole a éclaté tout d'un coup, mais d'une autre manière qu'on ne l'avait dit. Le cousin ne nous en a pas soufflé mot. L'explication de ces lignes est facile à donner. En même temps qu'il écrivait à la reine Augusta, le roi informait le prince Antoine qu'il s'étonnait que Prim eût confié à Mercier de Lostende l'acceptation du prince Léopold avant la convocation des Cortes. Il regrettait maintenant qu'on n'eût pas, comme son cousin l'avait proposé, demandé l'assentiment préalable de la France. Il avouait que la responsabilité en revenait à Prim qui avait dévoilé le secret et à Bismarck qui avait fait valoir le droit pour chaque nation de choisir librement son roi. M. de Thile avait, de son côté, répété que la Prusse était complètement étrangère à la question. C'était une tragi-comédie dont toutes les scènes et tous les rôles avaient été parfaitement réglés. A Paris, ajoutait Guillaume à la reine Augusta, le ministre (Gramont) a également questionné Werther qui a pu dire, en toute conscience, qu'il ne savait rien. Cet ambassadeur, auquel il avait été déclaré que la France ne tolérerait pas la candidature Hohenzollern, partait pour Ems, soi-disant pour offrir ses devoirs à son souverain, en réalité pour recevoir ses ordres au sujet de sa conduite à Paris. Les complications étaient certaines, mais le vieux roi semblait à ce moment en prendre son parti et s'écriait : Vogue la galère !... Qui vivra verra ?[30] Bismarck, très au courant des difficultés intérieures de la France, de l'esprit pacifique qui animait le Cabinet et qu'il prenait pour un esprit prudent motivé par une incapacité momentanée à courir les périls d'une guerre, croyait que notre pays subirait l'accession d'un prince prussien au trône espagnol et ne voudrait pas avoir affaire à la Prusse et à l'Espagne tout à la fois. Si, par hasard, la France se rebellait contre l'audace du gouvernement prussien, eh bien ! on la mettrait dans son tort et l'on dirait à toute l'Europe qu'elle avait voulu, qu'elle avait cherché la guerre. |
[1] T. II, p. 101.
[2] Pensées et Souvenirs, t. II, p. 131.
[3] Mémoires du duc de Persigny, p. 313. Plon, 1896.
[4] Papiers de la famille impériale, t, Ier — La reine Sophie répétait ainsi le mot de Fouché au lendemain de l'exécution du duc d'Enghien.
[5] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 241.
[6] Mémoires du duc de Persigny, p. 394. — C'est ainsi qu'on attribuait à l'impératrice, par des encouragements aux prétentions cléricales, d'avoir causé les difficultés avec l'Église, puis d'avoir fait prévaloir la politique qui avait échoué à l'égard de la Pologne et déterminé l'expédition du Mexique.
[7] D'autre part, d'après la Volkszeitung du 19 septembre 1898, qui tenait ses renseignements de Moritz Busch, Bismarck aurait fait offrir au cabinet de Vienne par le frère du général Gablentz, avant la guerre de 1866, des propositions de paix sur la hase du dualisme, tendant à avoir les forces de la Prusse et de l'Autriche contre la France pour reconquérir l'Alsace et faire de Strasbourg une place forte fédérale. Il n'y avait pas, sans doute, avouait Bismarck, une cause juste à une telle guerre, mais nous pourrions dire aux antres puissances que la France avait agi aussi injustement en prenant l'Alsace et Strasbourg d'où elle ne cessait de menacer l'Allemagne. Ces propositions furent écartées et la guerre de 1866 eut lieu. Ceci montre quelle fertilité d'expédients et quel peu de scrupules avait Bismarck dans ses intentions d'attaquer la France sous quelque prétexte que ce fût.
[8] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 227.
[9] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 231.
[10] Rapports militaires du colonel Stoffel. — 1871, in-12.
[11] L'Empire libéral, t. XIV, p. 166, 275, 301, 387, 399.
[12] Papiers de la famille impériale, t. Ier, p. 257.
[13] Le 1er janvier 1867, M. Émile Ollivier avait écrit au comte Walewski qu'il fallait se borner aux ressources du budget et du contingent actuels. Il considérait l'unité allemande comme un fait irrévocable que la France pouvait accepter sans péril ni diminution... Tout ce qu'on tentera contre la Prusse facilitera son œuvre au lieu de l'entraver. (Cf. le discours du même, 15 mars 1867.)
[14] L'Empire libéral, t. XIII, p. 22.
[15] L'Empire libéral, t. XIII, p. 86.
[16] L'Allemagne, t. Ier, p. 354.
[17] M. Buffet était parti un peu avant le comte Daru, parce qu'il était nettement opposé à la politique plébiscitaire. Il fut remplacé aux Finances par M. Segris ; quelque temps après, M. Plichon succéda au marquis de Talhouët aux Travaux publics.
[18] Les Coulisses de la Diplomatie, par Jules HANSEN, p. 212.
[19] Voir chapitre VI, les Alliances en 1870.
[20] Voici des extraits de cette note citée par M. A. Rapst dans le 4e volume de Canrobert, p. 125 :
Le budget de la guerre est
toujours en butte aux attaques de ces esprits à courte vue qui, pour se donner
un vernis de popularité, ne craignent pas de désorganiser notre armée sans
alléger notablement les charges budgétaires.
En 1865, les pouvoirs publics
exercèrent une véritable pression sur les ministres afin d'obtenir des réductions.
La conséquence de ces mesures
fut désastreuse. La France ne put jouer un rôle digne d'elle au milieu des
événements (Sadowa) et notre considération dans le monde s'en ressentit...
Certes, l'influence de la France fut assez forte pour arrêter le vainqueur aux
portes de Vienne, mais sa voix dit été mieux écoutée si nous avions été
prêts à faire la guerre. Aussi, le sentiment national comprit bientôt le
danger que notre pays avait couru en négligeant son année, et une année s'était
à peine écoulée depuis qu'on l'avait réduite pour économiser 5 ou 6 millions,
que la Chambre votait 280 millions pour reformer nos cadres, perfectionner
notre armement et mettre en étal nos places fortes.
Mais les réductions opérées
désorganisèrent nos forces sans procurer d'économies notables. Elles nous
obligèrent, en face de l'Europe armée, à prendre une autre attitude que celle
qui aurait convenu à la France.
Il est des hommes auxquels
l'expérience n'apprend rien... En présence de l'Allemagne qui peut mettre sur
pied un million d'hommes exercés, on parle encore de réduire les cadres. Nous
allons comparer l'armée française à l'armée de la Confédération du Nord et en
présence de notre infériorité, on renoncera, nous en sommes convaincus, à
affaiblir encore notre organisation militaire.
Et le tableau que donnait
l'empereur montrait que la Confédération du Nord, en dehors de l'Allemagne
du Sud, avait 900.000 hommes exercés à sa disposition.
Que l'on compare... et que l'on juge si ceux qui veulent encore réduire nos forces nationales sont bien éclairés sur les véritables intérêts du pays ! Cette note était sage, mais elle révélait, hélas ! le peu d'influence que l'empereur avait sur ses ministres. Dès 1863, il reconnaissait que sa voix n'avait pu être écoutée et, en 1870, cinq mois après cette note, il consentait à la guerre !
[21] Il convient de rappeler que, par suite du nouveau régime libéral, l'Empire semblait préférer la paix avec un gouvernement parlementaire. On procéda donc en France, remarque le général Govone, à la diminution du budget de la Guerre. Ou fit subir au contingent annuel une diminution de 10.000 hommes. L'Autriche s'engagea, elle aussi, dans la voie des économies militaires et, tout en continuant à étudier d'accord avec l'état-major français un plan de campagne éventuel, elle avait averti la France qu'elle aurait besoin de quarante-riens jours pour mobiliser et que, par conséquent, il faudrait, en cas de besoin, la prévenir à temps. L'Italie, qui était déjà entrée dans la voie des économies, questionna l'empereur avant de s'engager encore plus résolument dans cette voie. Il lui répondit qu'il ne prévoyait aucun conflit, qu'il espérait que son gouvernement réussirait à amener la Prusse à l'idée d'une réduction des dépenses militaires et conservait l'espoir que tous les gouvernements pourraient se consacrer à tics rouvres de paix. (Mémoires, p. 357, 358.) Le Bœuf, effrayé des réductions qu'on voulait imposer encore à nos effectifs, avait parlé de se retirer. Ce n'est que devant des affirmations ultra-pacifiques qu'il était resté.
[22] Cependant, l'empereur semblait se disposer à l'offensive, car il avait envoyé à Vienne le général Lebrun pour s'entendre, avec l'archiduc Albert, sur la manière de conduire, d'accord avec l'Autriche et l'Italie, une campagne contre la Prusse et cela à l'insu de ses ministres. M. Ollivier n'eut connaissance de cette démarche qu'en 1875. (Voir les Mémoires du général Lebrun.)
[23] Extrait du Journal des Débats du 12 juillet 1870.
[24] Voir entre autres le livre du Dr ONCKEN, Unser Helden Kaiser, notre héros impérial, écrit d'après les documents mêmes des Archives de l'Empire.
[25] Catalogue d'autographes de Noël CHARAVAY, 13 décembre 1902, p. 33.
[26] Voir le Temps du 11 janvier 1910. — Le dernier ambassadeur de Napoléon III en Espagne.
[27] Cf. Jehan DE WITT, Quinze ans d'histoire (1866-1881), chap. VI, p. 150.
[28] Cf. le Temps du 11 janvier 1910.
[29] Papiers des Tuileries, t. II, p. 39.
[30] Unser Helden Kaiser, par le Dr ONCKEN.