LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME PREMIER

 

PRÉFACE.

 

 

Si j'ai été amené dans ce livre à relever les causes de la Guerre de 1870 et à signaler les responsabilités de ceux qui l'ont déchaînée, ce n'est point par un détestable sentiment d'animosité contre les personnes. Un plus noble mobile m'y a déterminé : celui de l'historien, qui n'a d'autre passion que la vérité. Dans cette œuvre, écrite en pleine liberté, une figure doit planer au-dessus de tout. Cette figure, c'est la Pairie. A elle seule sont allées toutes mes pensées quand j'ai entrepris ce long et difficile labeur. Par l'exposé fidèle et impartial des faits douloureux dont nous souffrons encore, c'est à la France que je voudrais épargner de nouvelles illusions et de nouvelles épreuves. N'a-t-on pas dit, au mois de juillet 1909, à la Chambre des députés que, peu de temps auparavant, nous avions été conduits aux portes de la guerre et que nous n'étions pas prêts ? On se rappelle encore l'émotion et la surprise que cette déclaration sinistre jeta dans l'Assemblée et les graves incidents politiques qui en furent la suite. Malgré ce fait indéniable que la France peut toujours être exposée à un conflit brusque et presque immédiat, une école antipatriotique essaie de faire croire à des esprits naïfs que toute guerre est désormais impossible ; que les peuples n'en veulent plus et que, dans vingt ans, l'Europe ne sera plus qu'une vaste république qui supprimera, avec les armées, la misère et toutes les inégalités sociales. Cette école n'ose-t-elle pas enseigner que la pairie n'est qu'un vain mot et que, si elle existe, la patrie est là seulement où l'on peut vivre à son aise : Ubi bene, ibi patria ?

Ne dit-elle pas encore que si, par hasard, l'ennemi venait à envahir notre territoire, ce ne serait que pour un temps limité et que d'ailleurs le mal ne serait pas grand, car, après tout, les champs resteraient à leur place. Et combien d'esprits faux ajoutent foi à ces sottises ou à ces folies ! Pauvres gens, qui ne se rappellent pas que deux de nos provinces qui comprenaient cependant, elles aussi, de beaux champs fertiles, ont passé aux mains du vainqueur ! A quelles déceptions, à quels affreux périls ne s'exposent-ils pas, tous ceux qui acceptent des théories aussi misérables ? Comment croire sincèrement qu'il n'y aura plus de guerres et que si, par hasard, la menace en était faite, une révolution générale forcerait bien, par la terreur et par la violence, tous les gouvernements à y renoncer, ou bien par un désarmement général ramènerait d'or chanté par les poètes ?...

Au moment d'une crise extérieure menaçante, j'entendais dire, il n'y a pas longtemps : Pourquoi nous ferait-on la guerre, puisque nous ne la voulons pas nous-mêmes ? Et l'on croyait émettre ainsi un argument décisif, sans se douter que c'est au contraire les pacifistes à outrance qui appellent et attirent contre eux, presque à coup sûr, les hostilités les plus redoutables.

Avant le conflit qui amena la guerre russo-japonaise, qui n'a pas entendu certaines personnes, se disant bien informées, faire gravement cette réflexion : Les découvertes scientifiques modernes et les engins actuels, comme la mélinite et la roburite, les mitrailleuses et les canons perfectionnés, les torpilles nouvelles et les sous-marins auront des effets tellement effroyables que les gouvernements hésiteront à déchaîner de pareils fléaux. C'en est fait de la guerre. Ceci tuera cela. Hélas ! la réponse ne s'est pas fait attendre. Nous avons vu tous ces engins et tous ces explosifs travailler avec une fureur inouïe, et les territoires et les mers de l'Extrême-Orient se couvrir de cadavres. Le sort des armes a été funeste à la Russie qui se croyait pourtant en état de lutter victorieusement et, après la guerre étrangère, une révolution terrible a mis l'empire des tsars à deux doigts de sa ruine... Voilà comment il ne faut pas craindre de guerres futures !

Que la menace effroyable de Bismarck parlant, le 11 janvier 1887, au Reichstag, d'une guerre possible, reste toujours dans la mémoire des Français : Nous tâcherons, disait-il, de mettre la France hors d'état pendant trente ans de nous attaquer et de nous mettre nous-mêmes en état de nous armer complètement contre la France pour la durée an moins d'une génération. La guerre de 1870 serait un jeu d'enfants à côté, de celle de 1890 ou de je ne sais quand, au point de vue de ses effets pour la France. Et devant la promesse de nous saigner à blanc, le Reichstag enthousiasmé criait bravo et acclamait l'orateur. Dans cette même séance, le chancelier donnait au sujet de l'armée allemande des conseils au Reichstag que notre Parlement peut et doit méditer : Sans notre armée allemande, disait-il, une de nos bases et de nos hautes situations les plus fondamentales, sans le besoin de la défense commune contre des attaques du dehors, toute la Confédération sur laquelle repose l'Empire allemand ne serait point parvenue à s'établir. Ayez toujours cela devant les yeux, quand vous voulez fouler aux pieds cette première condition de son existence, car nous voulons tous être protégés contre le péril extérieur, tous, et vos électeurs aussi !

C'est ce que nous devons comprendre et vouloir pour nous-mêmes. Notre devoir, en effet, est de contribuer à mettre la France, par ses forces matérielles et ses qualités morales, en état d'occuper la première place sur la scène du monde, de regarder les périls en face et de ne baisser les yeux devant personne. Nous n'en sommes plus au temps où Renan demandait humblement au docteur Strauss pour notre patrie un peu de générosité et de pitié. Nous ne tolérerions pas qu'un étranger, aussi pédant qu'impertinent, parlait de nous fermer les chemins périlleux. C'est au souvenir de telles insolences que l'on apprécie l'avantage d'être forts et d'être prêts. Certains disent qu'il n'y a pas lieu de craindre de nouvelles catastrophes et que l'état paisible de l'Europe ne laisse pas entrevoir des périls prochains. A cela il est permis de répondre, comme le faisait M. Frédéric Dernburg, il y a quelque temps : Rien n'est plus tranquille qu'une poudrière avant qu'elle saute ! On objecte encore que, sous une République, les citoyens sont plus maîtres de leur destinée que sous une monarchie. Cependant, le peuple en République est souverain et il n'est pas plus que d'autres à l'abri des faiblesses et des pièges. Un ministre peut prononcer des paroles irréparables et amener une invasion subite du territoire. Quel que soit le régime, un peuple peut être entraîné à la guerre, s'il est imprévoyant, s'il est mal éclairé et s'il perd le calme et le sang-froid. Il est donc exposé aux mêmes dangers et son devoir est d'écarter ceux qui voudraient abuser de sa crédulité et le précipiter follement dans les pires aventures.

Il y a quelques années, une Revue internationale, l'Européen, osa poser cette question à ses lecteurs de tous pays : La France est-elle en décadence ? Des personnages variés répondirent, les uns en protestant de leur sympathie en notre faveur, les autres en constatant que nous étions toujours les premiers en matière littéraire et artistique, comme en mode et en art culinaire. Il fallait s'attendre à des réponses désagréables, puisque l'on faisait les étrangers eux-mêmes juges de notre situation intérieure et extérieure, de notre présent et de notre avenir. Mais, sans faire de cette question une sorte de jeu d'esprit international, jeu aussi blessant qu'inutile, il ne nous est pas défendu de nous interroger nous-mêmes, de voir si nous avons tiré quelques leçons utiles des terribles événements qui ont signalé la guerre de 1870, puis de rechercher courageusement et franchement si notre pays ne contient pas des germes morbides qui présagent une dissolution fatale, et s'il ne lui reste pas assez de vitalité et assez d'énergie pour triompher des maux qui pourraient par un nouveau désastre ruiner tout son être.

En 1868, Prévost-Paradol constatant dans son livre, la France nouvelle, que l'idée de la mort répugne à la nature animée et que tout en acceptant le mot, notre esprit s'arrête difficilement à la chose, se demandait où étaient la toute-puissante Rome, la séduisante Athènes, la vaillante Pologne. Or, à Rome, à Athènes, en Pologne, la perte de l'État avait été inutilement prévue et prédite par nombre d'esprits sensés. Leurs avertissements furent inutiles. Ce n'est pas que la foule elle-même, dans un État qui chancelle, ne soit agitée à son heure par le pressentiment confus du péril qui menace l'existence nationale. Comme un équipage inquiet qui a lu une partie de la vérité sur le front de ses chefs, la multitude est ordinairement avertie de la tempête qui s'approche par la tristesse croissante des bons citoyens.

Examinant alors les signes qui devaient annoncer aux peuples leur propre décadence, Prévost-Paradol mentionnait entre autres le désordre ou le despotisme dans le pouvoir, l'anarchie dans le peuple, le culte général de la force et le mépris du droit. Il faisait remarquer qu'une nation n'est capable de maintenir l'ordre dans son sein, d'arriver à la pratique de la liberté et de défendre sa grandeur qu'à l'aide du sacrifice perpétuel de l'intérêt particulier à l'intérêt général, sinon l'intérêt général ébranlé entraîne les intérêts particuliers dans sa chute. Il faut donc que le sacrifice apparent de l'intérêt particulier soit volontairement fait par l'immense majorité des citoyens, sous l'influence de trois grands mobiles générateurs de toute moralité et de toute direction sûre : la religion, le devoir, l'honneur. Par l'action efficace du sentiment religieux, ressort perpétuel de la vie humaine, les instincts pervers sont réprimés, les mauvaises actions prévenues, les désordres empêchés au profit des lois et de l'ordre général. Pour qu'elle puisse produire ces bienfaisants effets, il faut que la religion soit libre et respectée. Si elle est méprisée, traquée, persécutée, comment obtiendrait-elle le respect des peuples et comment aurait-elle une influence salutaire ?... L'idée du devoir envisagée en lui-même, qui est une idée des plus grandes et des plus nobles, doit être également soutenue, car elle est un puissant facteur pour l'obéissance aux lois et elle se lie intimement à l'idée religieuse. Les anarchistes qui prêchent le mépris des lois le savent parfaitement, et c'est pourquoi ils ont trouvé cette formule menaçante qui résume en quatre mots brefs et nets leur doctrine destructrice : Ni Dieu, ni maitre.

Enfin, le point d'honneur, que Prévost-Paradol disait être particulièrement cher à la nation française, — parce qu'il est, lui aussi, une source de devoir et de sacrifice, — doit être soutenu, préconisé, développé dans toutes les âmes. Ce qui peut l'affaiblir et le dissoudre clans ce pays, c'est le spectacle de l'iniquité triomphante, la prédominance de la force sur le droit, le mépris de la justice, l'éloge de la fraude et de la violence.

Ayons donc le courage de nous dire : Où en sommes-nous à cet égard et faut-il jeter un cri d'effroi ou un cri d'espérance ?

Évidemment, et il serait aussi puéril que vain de le dissimuler, la France, comme d'autre pays, est en proie à de graves malaises. L'état de division des partis, l'amoindrissement du sentiment religieux et moral, la tendance à remplacer l'idéalisme par un positivisme grossier, la pratique vacillante de la liberté et l'esprit d'intolérance, l'influence délétère de minorités bruyantes et factieuses, l'accoutumance aux grèves qui, sous prétexte d'être un moyen naturel d'amélioration du sort dès classes ouvrières, sont devenues un facteur brutal de violences ou d'émeutes sanglantes, l'exagération de l'égoïsme individuel, la corruption des mœurs par une contagion détestable, l'abaissement des lettres et du théâtre moderne livré à des auteurs cyniques et à des histrions, le jeu public rétabli sous la forme démoralisante du pari quotidien, le mépris des lois et de toute censure, atrophie de la volonté chez les classes élevées, la disposition trop générale à charger l'État de l'existence et du bien-être des masses, à le faire intervenir en tout et partout, à empêcher parfois les initiatives généreuses et même à menacer la fortune publique comme celle des particuliers, voilà ce qui inquiète et préoccupe les bons citoyens. Ajoutez à cela des excitations malsaines contre les patrons et les riches, la dissolution de la famille par le divorce qui se répand partout, les périls de l'alcoolisme et une autre cause, bien grave aussi sur laquelle les esprits avisés ont raison d'insister, parce qu'elle pourrait réduire la France à n'être plus qu'une puissance de troisième ordre, je veux dire le déclin de la natalité.

Aux remèdes matériels nécessaires pour combattre de tels fléaux, il faudra ajouter les remèdes moraux, les plus efficaces de tous, et une guerre impitoyable à tout ce qui raille les principes, abaisse les convictions, dénature les consciences, énerve, engourdit, flétrit et déshonore les mœurs et la vitalité du pays, et qui, sous prétexte de libérer la pensée humaine, l'assujettit à un scepticisme tyrannique et corrupteur. C'est le cas de répéter l'adage si juste :

Quid tristes querimoniæ,

Si non supplicio culpa reciditur ?

Quid leges sine moribus

Vanæ proficiunt ?

Y a-t-il lieu maintenant, après cet attristant tableau, de croire que tout pays, et naturellement le nôtre, doive, comme tout individu, aller de la jeunesse à l'âge mûr, puis à la vieillesse et à une mort fatale ? Non. Rappelons-nous, comme il est dit au livre de la Sagesse, que Dieu a fait les nations guérissables. Cette grande et consolante parole devrait être répétée souvent, et souvent méditée.

La doctrine qui consiste à étendre à la vie spirituelle et morale des peuples la loi de la vie corporelle, est essentiellement une doctrine matérialiste ; la même doctrine qui consiste à refuser à ces peuples le pouvoir de reconnaître leurs erreurs, de se corriger de leurs vices, d'acquérir ou de retrouver les vertus qui leur manquent, est une doctrine fataliste. Elle nie ainsi, comme le remarquait jadis le savant Amédée de Margerie, la liberté morale qui se manifeste par l'effort énergique des Mues pour revenir au bien ; elle fait descendre les nations dans l'infime catégorie des corps en leur assignant les mêmes phases de déclin et de dissolution et, contrairement aux données d'une saine philosophie, elle enseigne que les maladies sont incurables et les conversions impossibles.

Toutefois, il n'est pas douteux que si un peuple s'abandonne à ses vices, s'il marche aveuglément au suicide, il peut lui arriver ce qui est arrivé aux peuples de l'antiquité qui n'avaient rien de surnaturel en eux-mêmes et qui tombèrent victimes de leur religion sensuelle et de leur fausse philosophie. Il est certain encore que si l'athéisme envahissait la France et qu'au sentiment religieux succédât une incroyance absolue, tout serait à craindre et la décadence serait alors inévitable. Mais la France a encore en elle assez de ressort pour se redresser et son histoire est là pour le prouver victorieusement. N'est-ce pas, entre autres, au moment où ses ennemis criaient le Finis Galliæ, que celle qu'on disait déjà morte, au siècle de Jeanne d'Arc, a brisé la pierre de la tombe et est ressuscitée ? Mais pour vivre et revivre, il ne faut pas se contenter d'espérer un secours miraculeux, il faut vouloir, il faut agir. Avant tout, il faut résolument écarter les sophistes et les froids intellectuels, repousser leurs criminelles doctrines. qui amèneraient l'homme à négliger les principes de vie, le courage, le dévouement, le sacrifice, en un mot tout ce qui relève, ennoblit, fortifie et régénère.

Il nous faut des professeurs d'énergie, car l'énergie morale, on l'a justement dit, est plus importante encore que l'instruction. Les générations d'autrefois étaient élevées dans le respect des anciens Romains dont le mobile suprême était l'amour de la liberté et de la pairie. Une des choses, disait excellemment Bossuet, leur faisait aimer l'autre, et parce qu'ils aimaient la liberté, ils aimaient aussi leur patrie comme une mère qui les nourrissait dans des sentiments généreux et libres. La pauvreté leur paraissait aussi comme le moyen de garder leur liberté plus entière et ils ne comptaient que sur leur labeur pour vivre indépendants et honorés. La vertu était pour eux l'ensemble de toutes ces qualités que nous appelons viriles. Mais ne désespérons pas de nous-mêmes. Malgré les exemples de cupidité et d'égoïsme dont nous sommes les témoins attristés, les vertus simples et droites sont encore en honneur sur notre vieux sol français. Quand on songe à cette France qui a produit tant de penseurs et de savants désintéressés, tant d'artistes et d'écrivains généreux, qui peut faire surgir encore des légions d'hommes dévoués, entreprenants et audacieux, tant de novateurs et de héros et qui, malgré les railleries provoquées par un dénigrement systématique et un cynisme impudent, voit chaque jour ses enfants montrer quelle part prépondérante ils exercent dans tous les travaux et dans tous les progrès sur la terre, sur la mer et jusque dans les cieux ; qui, à côté de tant d'illustrations et de célébrités, peut citer un si grand nombre d'hommes et de femmes voués aux plus nobles œuvres de foi, de charité, de philanthropie et de solidarité sociale ; qui, dans ses villes et dans ses campagnes, compte tant de foyers honnêtes et travailleurs ; qui est certaine que tous ses enfants, môme les plus turbulents en apparence, sentiraient, aux jours des grandes épreuves, brûler .en eux la flamme sacrée du patriotisme et ne voudraient pas que leur généreux pays fût inférieur aux antres en vaillance et en valeur ; quand on se rappelle tout cela, on peut dire : Non ! la France n'est pas en décadence ! Si elle a connu, hélas ! des temps mauvais, si elle a subi des revers et des désastres, si elle a parfois encore des heures douloureuses, elle a aussi, dans sa longue et glorieuse histoire, au lendemain même des jours néfastes comme ceux de 1870 et de 1871, entendu sonner des heures moins lugubres et plus d'une fois elle a, en des pays lointains où combattirent ses jeunes soldats, au Soudan, à Madagascar, au Maroc, vu briller son cher drapeau

Si haut qu'un peu d'azur est resté dans ses plis !

Elle sait que son nom est toujours en honneur parmi tous ceux qui l'ont vue si souvent à l'œuvre pour défendre les humbles et les opprimés, héritage glorieux qu'elle n'a jamais repoussé, et elle a tressailli naguère, lorsqu'elle a entendu sur la terre italienne rappeler les exploits de ses héros.

Le feu patriotique brûle toujours sur ce sol généreux qui a manifesté en des fêtes spontanées et inoubliables le culte voué à la sainte de la Patrie, à cette fille sublime qui, dans des jours d'angoisses et de misères, a tenu fièrement la bannière de France et bouté hors du sol ses ennemis. Enfin, n'avons-nous pas recueilli, avec un frisson d'espoir, ces belles paroles venues d'une terre sur laquelle a coulé en 1870 le sang de nos chers soldats et qui, malgré les rigueurs d'un traité inexorable, reste et veut rester française : Nous n'oublions pas que pendant deux siècles et jusqu'à l'Année terrible, les joies et les douleurs de la France furent nos joies et nos douleurs. L'histoire d'un peuple est faite des souvenirs vivants de toutes ses gloires. Notre province, qui fut si souvent le théâtre de luttes héroïques, a eu une histoire particulièrement agitée. Sous toutes les dominations, elle sut rester elle-même et ne se donner qu'à ceux qui s'appliquèrent à mériter son estime et son affection. Elle garde précieusement la mémoire des bienfaits reçus et ne permettra jamais qu'on déchire, qu'on efface et qu'on rature une des pages où sont écrits les fastes glorieux de son passé[1]. La France qui, elle aussi, se souvient, aime à répéter les deux mots inscrits sur le drapeau des vétérans de l'Alsace : Oublier ?Jamais !

Maintenant, qu'une catastrophe éclate, qu'une épreuve formidable surgisse tout à coup, et ce pays que l'on disait, que l'on croyait sans énergie et sans ressort, se redresse. Le même frisson court dans toutes les veines et pousse tous les citoyens à l'action. Est-ce que les désastres, causés par les dernières inondations, n'ont pas, devant le monde étonné, révélé chez nous un dévouement, une générosité, un sang-froid et un courage sans pareils ? Prêtres, soldats, marins, sergents de ville, ouvriers, femmes du monde et femmes du peuple, gens de tontes les classes et de tous les partis, chacun a fait plus que son devoir. Toutes les bourses se sont ouvertes et des millions en sont sortis. Un philosophe a trouvé pour apprécier ce mouvement une expression aussi vraie qu'originale : Ce fut une crue de vertu. Riches ou pauvres ont apporté leur or, leur petit denier, ou le secours de leurs bras à ceux qui souffraient et qui avaient tout perdu. De telles preuves de vaillance, de bonne et allègre humeur, de charité et de solidarité absolues sont faites pour donner tonte confiance.

Aussi, quelles que soient les difficultés et les inquiétudes de l'heure présente, convient-il d'espérer en un avenir réparateur et de ne pas se laisser déprimer par un sentiment de défiance et de découragement. Que faut-il en effet pour rendre à la France toute la place à laquelle elle a droit, toute la prospérité qui doit être son apanage ? Il lui faut la foi en elle-même et en son immortel génie, le respect de l'initiative privée et de la dignité individuelle, un meilleur équilibre social fondé sur l'égalité politique et l'union de tous ses enfants dans cette sage et vraie liberté, dont une bouche éloquente proclamait, en termes émouvants, la vertu éducatrice et pacificatrice[2]. Est-ce que vraiment tout cela est impossible à un pays qui, au lendemain des plus affreuses épreuves qui puissent accabler un peuple, a stupéfié l'Europe par son retour subit au calme, à l'ordre et à la prospérité, et qui, depuis, malgré les obstacles suscités par un ennemi jaloux, a augmenté son empire colonial, a fait entendre une voix autorisée dans le concert des nations et s'est constitué de solides alliances ?

Pour compléter cette œuvre, pour fortifier et agrandir plus encore la France, pour la rendre invulnérable, c'est à ceux qui disposent de la parole, de la plume, de l'action qu'il faut demander des efforts hardis, constants et sincères. Et à ce sujet que ne peut tenter, que ne doit pas faire l'historien français ? Considérez ce qui s'est passé chez nos voisins les Allemands. Si leurs historiens ont, dans leurs Universités et dans leurs livres, puissamment collaboré à la création de l'unité allemande ; s'ils ont perpétué la flamme patriotique dans l'âme de leurs concitoyens ; s'ils ont eu une action décisive sur la jeunesse laborieuse dont ils ont éclairé l'esprit et guidé les élans ; s'ils ont cherché à inspirer le mépris de tout ce qui peut engendrer un scepticisme décevant ou un pessimisme démoralisateur ; s'ils ont pu prôner et vanter la force et la grandeur de la guerre ; c'est qu'ils ont en même temps conseillé l'action et la pratique des mâles vertus qui s'appellent la foi, l'honneur, le courage, l'énergie, le dévouement, l'héroïsme. Ils l'ont fait. Ils le font encore. Pourquoi ne pas les imiter dans cette tâche virile ? Nous n'avons pas, nous autres, une unité territoriale à créer ; mais nous avons une unité morale à soutenir, à cimenter. Nous devons comprendre, nous les historiens français, que l'histoire est, avant tout et surtout, œuvre noble, œuvre d'éducation nationale. Retenons et appliquons ce que disait un homme qui connaît parfaitement l'Allemagne contemporaine, M. J. Bourdeau[3] : Il faut aux nations une histoire comme il leur faut une religion, une source toujours jaillissante de fortes émotions et de piété fervente envers les grands hommes d'État et de guerre qui ont fait la patrie et qui sont pour un peuple l'incarnation et le symbole de ses plus hautes aspirations et de ses meilleurs instincts.

Loin de nous donc la frivolité banale et le vain dilettantisme, le scepticisme railleur et l'intellectualisme raffiné, la littérature dissolvante et les bagatelles sonores, les théories malsaines et corruptrices voilées habilement sous une forme officiante, enfin tout ce qui occupe et préoccupe les esprits médiocres et légers, tout ce qui fait des esthètes, des jouisseurs, des efféminés et non des hommes !... Avant la catastrophe, Athènes avait l'œil plus distrait par une belle statue que par une belle armure et plus attentive à un vers harmonieux ou à une période cadencée qu'à l'appel vibrant des combats. Pour échapper aux périls qui menacent toujours une démocratie, il faut dénoncer et écarter ces écrits sophistiques qui ne laissent intacts, dans leur ironie amère et leurs insinuations perfides, aucun mérite, aucune force, aucune gloire, aucune renommée ; qui se complaisent aux aphorismes décevants, aux paradoxes menteurs, aux subtilités dégradantes ; qui, comme le disait excellemment un philosophe[4], veulent la liberté entière sans le contrepoids d'aucune responsabilité, l'égalité brutale ou l'uniformité absolue des citoyens sans différence des intelligences et des mérites, le nivellement par en bas et, en fin de compte, le retour à l'état barbare, le triomphe de la matière sur l'esprit, le triomphe de la force, du nombre et de la ruse, l'émiettement de la nation au profit des individus, des groupes et des syndicats, la pulvérisation de ce grand corps qui est la patrie ! Que les hommes éclairés s'opposent donc à ces doctrines qui poussent l'exagération des droits de l'État jusqu'au despotisme destructeur des droits du citoyen ; qui se plaisent à l'instabilité, à l'irresponsabilité et, pour dire le mot vrai, à l'incohérence, à l'anarchie. Un peuple qui préférerait à de sages conseillers des sophistes trompeurs, est un peuple voué à une sûre décadence. C'est par la pratique des hautes et fières vertus que nous réparerons nos pertes et que nous terminerons la tâche qui nous reste à remplir. C'est là ce que doit enseigner un historien qui aime réellement sa patrie et qui la veut grande et respectée.

A quoi, en effet, serviraient nos études sur tel ou tel point et particulièrement sur l'histoire de la dernière guerre, si elles ne nous ramenaient sans cesse à nous-mêmes, et ne nous permettaient de tirer de ces graves souvenirs d'utiles et fortes leçons ? Nous retrouverons ici à chaque page l'action de ce Bismarck qui a eu le culte ardent et presque féroce de son pays. C'est par l'étude, c'est par l'imitation de ce que peut une volonté opiniâtre, servie par des moyens puissants, que nous arriverons à nous faire une idée plus grande de notre pays, à en connaître les défauts et les qualités, les faiblesses et les forces, à retrouver et à ressaisir les grandes et belles idées qui dirigeaient nos pères et qui leur permettaient de donner, par l'exemple d'une France unie, glorieuse et admirée, le plus bel exemple de vaillance et de sagesse qui pût être présenté aux autres nations. Si la Prusse de 1806, qui est devenue l'Allemagne de 1871, est sortie d'une humiliation profonde pour s'élever à une situation prodigieuse, c'est qu'elle a entendu et compris les conseils que des patriotes, tels que Stein, lui ont donnés au lendemain de ses revers. Il ne sera pas dit qu'en France il ne se trouvera point, comme dans la Prusse de 1808, des hommes ardents, des hommes capables de communiquer leur flamme et leur élan à un pays toujours généreux, toujours vibrant, toujours prêt à soutenir, en même temps que ses droits et ses justes intérêts, les causes les plus sacrées !

Nos soldats ne seraient-ils plus capables de' comprendre-ces brèves et éloquentes paroles, répétées journellement à un peuple jeune et ardent qui vient de faire preuve dans la guerre de l'Extrême-Orient des plus belles qualités guerrières :

D. — Qu'est-ce que l'esprit militaire ?

B. — L'obéissance et le sacrifice.

D. — Qu'entends-tu par la vaillance ?

R. — Ne jamais regarder le nombre et marcher en avant.

D. — D'où vient la tache de sang qui a rougi ton drapeau ?

R. — De celui qui le porte à la bataille.

D. — A quoi cette tache te fait-elle songer ?

R. — A son bonheur !

D. — L'homme mort, que reste-t-il ?

R. — La gloire !

Ce catéchisme des recrues japonaises, n'est-ce pas le vieux catéchisme militaire des Français ?

 

Mais un fait douloureux nous surprend et nous émeut parfois : c'est le triomphe de la force brutale sur la justice. Cela est vrai, mais ce triomphe n'est qu'un triomphe momentané, car tôt ou tard le droit, foulé aux pieds, se redresse contre son oppresseur. Comment ne pas le reconnaître en lisant les pages dramatiques de cette histoire ? En effet, si elle nous laisse le souvenir des succès prodigieux de Bismarck, obtenus par la ruse et la violence, elle nous apprend aussi que c'est dans un cri de colère et de douleur que ce grand admirateur de la force, ce grand contempteur des misères humaines a disparu ? Ses années de disgrâce ont été lamentables. Considérez-le en face de son œuvre. Le chancelier allemand qui nous a fait tant de mal, arrivé à l'apogée d'une puissance extraordinaire, a subi tout à coup, devant le monde étonné, une disgrâce inouïe. C'est au moment où il se croyait le plus assuré de son maintien en maître aux affaires, qu'il est tombé, et ses huit années de ressentiments et de fureurs, ses plaintes, ses regrets, ses remords cruels ont été la vengeance inespérée de ses victimes. Les nations, qu'il a voulu séparer par la haine ou par l'indifférence, se rencontrent enfin et s'unissent. Les populations, qu'il a voulu incorporer dans l'Empire, se roidissent contre la force et gardent une fidélité touchante à leur ancienne patrie. Les socialistes, qu'il a voulu anéantir, augmentent de jour en jour leurs phalanges et leurs revendications redoutables. Alors, exaspéré, il prédit des révoltes, des catastrophes, un cataclysme même, et il s'en va, chargé d'ans, de regrets et de remords, vers le Tribunal suprême qui pèse dans la même balance les actes des ministres, des sujets et des rois.

Faut-il nier maintenant que l'Histoire soit une grande donneuse de leçons et, comme l'affirmait Tacite, la maîtresse de la vie ?

 

Dans l'ouvrage que je viens d'écrire, l'attention du lecteur devra particulièrement être appelée sur les origines de la guerre de 1870, sur les causes qui l'ont amenée, sur la déclaration du 6 juillet, la demande de garanties du 12, la dépêche d'Ems du 13 et les graves incidents auxquels elle a donné lieu, sur la déclaration de la guerre et sur la question si délicate et si controversée des préparatifs et des alliances, sur la politique du cabinet Ollivier et particulièrement sur le rôle du président du Conseil et du ministre des Affaires étrangères, sur la responsabilité du comte de Bismarck et de son roi, de Napoléon III, de l'impératrice et de leurs conseillers, comme sur celle de la Presse et du Parlement ; sur les intrigues de Bazaine et sur la fondation de l'Empire allemand ; enfin sur le relèvement de la France au lendemain de ses désastres par les nobles efforts de Thiers et de l'Assemblée nationale. Les documents nouveaux que j'ai versés dans le récit au sujet des origines de la Guerre, de ses suites et de ses plus importants événements, les considérations particulières auxquelles je me suis attaché, seront, je l'espère, de nature à donner une physionomie plus claire et plus précise à des faits connus en partie, mais qui avaient besoin d'être soulignés encore et mis eu relief. Il est à cet égard une maxime de Vauvenargues qui rendra bien ma pensée : Il y a beaucoup de choses que nous savons mal et qu'il est très bon qu'on redise.

Ancien attaché aux Archives du Corps législatif de 1868 à 1870, secrétaire-archiviste à l'Assemblée nationale de 1871 à 1876, j'ai assisté à toutes les séances parlementaires et noté les principaux incidents historiques de cette époque. Au cours de ces fonctions, j'ai dépouillé et étudié tous les papiers, les dépêches, les rapports et les notes de la guerre de 1870. Avec l'autorisation du Président de la Chambre des députés, j'ai fait reproduire plusieurs pièces d'une importance capitale, comme la protestation des députés de l'Alsace et de la Lorraine, la motion de déchéance de l'Empire et la carte des exigences territoriales de l'Allemagne en 1871. J'y ai joint une lettre du général de Castagny au colonel Saussier sur l'incinération des drapeaux de Metz, due à l'obligeance de l'architecte Moreau. A d'autres précieux documents et à de fréquents entretiens avec la plupart des témoins ou acteurs de ces grands événements dont j'ai pu recueillir les souvenirs, j'ai ajouté l'étude des meilleurs ouvrages parus sur la guerre en France et à l'étranger. On en trouvera l'indication au cours des différents chapitres de cet ouvrage ; mais il en est un que je tiens à mettre immédiatement en tète des autres : c'est l'Histoire de la Diplomatie de la guerre franco-allemande par mon ami si regretté, Albert Sorel. Nous en avons souvent parlé ensemble dans les longues promenades qui suivaient nos labeurs communs, et de ces graves conversations j'ai retenu des attestations qui ont servi à corroborer plus d'une de mes recherches. Appuyé sur des bases solides, écrit avec une sincérité et une bonne foi entières, mon ouvra8e, je le répète, n'a été inspiré que par la passion de la vérité et par un amour commun à tous les Français, celui de la pairie.

Qu'à ce cri superbe des Allemands : Deutschland, Deutschland, über alles ! réponde donc notre cri vibrant et sincère : La France, la France par-dessus tout !

H. W.

Paris, juin 1910.

 

 

 



[1] Discours de l'abbé Wetterlé, député d'Alsace-Lorraine an Reichstag, près de la tombe du général Abel Douay, aux fêtes de Wissembourg, le 17 octobre 1909. Quelque temps après, l'orateur a payé de la perte de sa liberté l'appréciation hardie q n'il avait portée sur l'attitude provocante d'un proviseur allemand, et il a une fois de plus ainsi défendu l'honneur et l'indépendance de l'Alsace.

[2] Discours de M. A. Ribot au Sénat, le 5 novembre 1909.

[3] Étude sur Henri de Treitschke.

[4] M. Alfred FOUILLÉE. — Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1909.