HISTOIRE DE LA PROCÉDURE CIVILE CHEZ LES ROMAINS

 

CHAPITRE V. — Du Jugement.

 

 

Cette part de la formule qu’on nomme condemnatio donnait au judex mission précise de condamner ou d’absoudre[1], tel était le but de l’obligation qu’avait produite la litiscontestation[2]. Si donc le défendeur était trouvé débiteur au moment de la litiscontestation, il devait être condamné. Le juge ne devait pas l’absoudre, alors même qu’il se serait exécuté depuis cette époque, dureté que du reste corrigea la jurisprudence[3].

Au temps des legis actiones, la condemnatio pouvait atteindre directement la chose réclamée ; dans la procédure formulaire, il en fut autrement, la condemnatio n’eut plus pour objet la chose même, mais bien une sommé d’argent dont le chiffre dépendait du chiffre même de la demande[4]. S’agissait-il d’une somme déterminée (certæ pecuniæ), on introduisait ce chiffre dans la condemnatio[5] : JUDEX NUMERIUM NEGIDIUM AULO AGERIO HS. X MILLIA CONDEMNA ; SI NON PARET, ABSOLVE, et si le juge s’écartait de la lettre de la formule[6], il pouvait être pris à partie, litem suam faciebat. Quand au contraire il s’agissait d’un incertum, on fixait seulement au juge un maximum qu’il ne pouvait dépasser sans se rendre responsable du surplus : JUDEX NUMERIUM NEGIDIUM DUMTAXAT X MILLIA CONDEMNA ; SI NON PARET, ABSOLVITO[7]. En certains cas, par exemple dans les actions qui intéressaient la propriété, le juge n’avait point la main forcée et pouvait fixer à son gré le chiffre de la condamnation : QUANTI EA RES ERIT, TANTAM PECUNIAM N. N. A. A. CONDEMNA ; SI NON PARET, ABSOLVITO[8]. La condemnatio éprouvait une modification importante dans les actions dites arbitrariæ ; dans ce cas en effet une clause spéciale insérée dans la formule[9] chargeait le juge, s’il trouvait la demande fondée, d’essayer comme arbitre et par des moyens amiables de décider le défendeur à la prestation de la chose[10] sinon et après ces efforts superflus, de condamner le défendeur au paiement d’une certaine somme[11]. Du reste le dernier prononcé du juge devait être toujours d’une somme fixe, alors même que la condemnatio de la formule n’énonçait pas un chiffre certain[12]. Dans ce cas, le judex avait à estimer le litige en prenant en considération le chiffre de la demande[13]. Dans les actions stricti juris, c’était à l’époque de la litiscontestation qu’on avait égard pour évaluer la chose ; dans les autres actions, on estimait cette valeur à l’époque de la condamnation[14]. Dans les deux cas, du reste, on comprenait dans cette estimation la valeur des fruits perçus depuis la litiscontestation[15]. Quand il y avait dol de la part du défendeur, il était permis au judex de faire estimer la valeur du litige par le demandeur même, qui en ce cas était cru sur serment, quelque fût le chiffre de l’évaluation ; mais peu à peu ce droit si rigoureux pour le défendeur s’adoucit, et la jurisprudence autorisa le judex à limiter ce serment à une somme déterminée[16]. Dans les actiones arbitrariæ, quand le défendeur n’exécutait pas l’arbitrium, on avait recours à cette estimation par serment, estimation donnée quelquefois sine ulla taxatione in infinitum[17]. Il est évident que dans un cas pareil, le condamné avait un intérêt majeur à se soustraire à la condamnation pécuniaire en restituant la chose, et l’on évitait ainsi ces exécutions de vive force et manu militari dont on s’effraie toujours et non sans raison dans un État libre. Dans les actiones mixtæ, la procédure était tout autre, car alors la formule donnait pouvoir au judex d’adjuger la chose même[18], d’où, par une conséquence naturelle, le domaine quiritaire passait immédiatement aux mains de l’adjudicataire[19].

Voici maintenant quelle était la théorie des jurisconsultes romains relativement aux effets de la sentence. L’obligation contractée par la litiscontestation était considérée comme remplie, et au cas de condamnation, cette obligation se trouvait remplacée par l’obligation d’accomplir le judicatum[20]. Ainsi la litiscontestation avait absorbé en soi l’objet du litige, et la condamnation se substituait à son tour au lieu et place de la litiscontestation, ce qu’un ancien adage exprimait ainsi : Ante litem contestatam dare debitorem oportere, post litem contestatam condemnari oportere ; post condemnationem judicatum facere oportere. Cet effet novateur du jugement avait lieu, tantôt directement, tantôt indirectement et au moyen d’une exception[21]. Cette absorption du droit d’action pouvait être fort préjudiciable au demandeur quand il avait d’autres prétentions à faire valoir en vertu du même titre ; dans ce cas il pouvait réserver ses droits au moyen d’une præscriptio inscrite en tête de la formule[22].

Quant au délai dans lequel on devait rendre la sentence, je ne vois dans l’origine qu’une seule prescription résultant de la nature des choses. Les judicia imperio continentia, perdaient toute valeur dès que le magistrat qui les avait constitués avait dépouillé l’imperium ; leur plus longue durée était donc d’une année. Pour les judicia legitima, la loi Julia fixa un délai de dix-huit mois[23]. Si dans cet intervalle, le demandeur n’avait point obtenu jugement, son droit était à tout jamais perdu, toute action nouvelle étant ou déclarée inadmissible ou repoussée par une exception[24]. C’est ce qui explique pourquoi dans les judicia imperio continentia, on attendait l’entrée en fonction du magistrat pour intenter l’action et réserver ainsi une année entière pour les procédures[25].

Du reste il y avait plusieurs moyens qui produisaient même effet que la sentence du juge. Telle était la reconnaissance de la dette faite par le débiteur devant le magistrat. Cette reconnaissance, la loi des Douze Tables lui donnait l’effet du judicatum quand il s’agissait d’une somme d’argent[26]. Des dispositions ultérieures donnèrent le même effet à toutes les reconnaissances judiciaires, quel qu’en fût l’objet, et c’était une maxime constante que in jure confessi pro judicatis habentur[27].

En outre quand le préteur déférait le serment sur la validité du litige à l’une ou ‘à l’autre des parties, il fallait ou s’exécuter, ou accepter le serment, ou le déférer à son adversaire[28]. Cette délation ou cette référence du serment amenait les mêmes effets qu’un jugement ; en ce, sens que par le serment, qu’on assimilait en ce point à la transaction, une des parties se trouvait juge de l’affaire[29] ; mais il y avait cette différence que cette forme de décider n’entraînait pas après elle l’exécution, il n’en résultait qu’une action ou une exception ordinaire[30]. La formule du serment dépendait de celui qui le déférait[31].

Une transaction sur l’objet du litige avait également les effets du judicatum[32]. On pouvait aussi, durant le litige, arrêter l’instance en compromettant entre les mains d’un arbitre amiable[33]. Mais la décision de l’arbitre n’avait point les effets d’un judicatum, et il fallait actionner son adversaire en exécution de la stipulation pénale qui avait la réalisation de l’arbitrium pour objet[34].

 

 

 



[1] GAIUS, IV, 43, (sup., c. 2, n. 19). — l. 1, D, de re judic., XLII, 1. — l. 3, C., de Sentent., VII, 45.

[2] GAIUS, III, 180, (sup., c. 4, n. 4.)

[3] GAIUS, IV, 114. — § 2, Inst., de perpet, et temp. act., IV, 12.

[4] GAIUS, IV, 48, 49.

[5] GAIUS, IV, 43, (sup., c. 2, n. 19) 50, 52.

[6] GAIUS, IV, 57.

[7] GAIUS, IV, 43 (sup., c. 2, n. 19) 51, 52 (sup., n. 4). FESTUS, Taxat. — GAIUS, III, 224, donne un exemple de ces taxations.

[8] GAIUS, IV, 51 (sup., n. 7).

[9] CIC., in Verr., II (III), 12.

[10] La l. 68, D., de rei vind., VI, 1, parle d’une contrainte directe, mais cette rigueur était inconnue de l’ancienne législation. Voyez BETHMANN-HOLLWEG, Handbuch, I, § 29, 30.

[11] § 31, Inst., de Act., IV. 6. — GAIUS, IV, 163. — L. 18, pr. D., de dolo, IV. 2. — L. 16, § 3, D, de Pign., XX, 1. On peut citer comme exemples de ces actiones arbitrariæ la formula petitoria, CICÉRON, in Verr., 11, 12 ; l. 35, § 1, D., de rei vind., VI, 1 ; les actions Publicienne, Servienne, hypothécaire, quod metus causa, de dolo, ad exhibendum. Une actio arbitraria d’une nature toute particulière était l’action de eo quod certo loco. L. 2, pr. § 8, 1. 3, 4, § 1 ; l. 5, 7, D., de eo quod cert. loc., XIII, 4.

[12] GAIUS, IV, 52 (sup., n. 4).

[13] CIC., pro Tullio, 2.

[14] L. 3, § 2. D., Commod., XIII, 6. Cette distinction résout l’antinomie apparente des l. 22. D., de Beb. cred., XII, 1, et l. 3. D., de Cond. trit., XIII, 3.

L. 17, § 1. D., de rei vind., VI, 1. 1. 20, ibid. L. 35, § 1, ibid. l. 25, § 8. D., de Ædil. edict., XXI, 1. — L. 2, 3, § 1 ; l. 10, 15, 19, § 1 ; l. 34, 35, 36, 38, § 7, 15. D., de Usur., XXII, 1.

[15] L. 12, § 1. De in litem jur., 12, 3. — L. 4, § 4. — L. 5, pr., § 3. L. 6, ibid. — L. 16, § 3. D., de Pign., XX, 1. — L. 41. D., de re jud., XLII, 1.

[16] De in lit. jur. D. XII, 3, 1. 4, § 2. — L. 18, pr. de Dolo, IV, 3 (sup., n. 11).

[17] L. 1, l. 2, § 1, l. 8. de in lit jur., DXII, 3. — L. 68, D, de rei vind., VI, 1.

[18] Sup., ch. 3, n. 45-47.

[19] Ulpien, XIX, 16. — Le § 47 des Fragm. Vat. ne prouve pas, comme on l’a prétendu, que l’adjudicatio ne transférât le domaine que lorsqu’elle était prononcée judicio legitimo.

[20] GAIUS, III, 180 (sup., c. 1, n. 4), L. 3, § 11, D., de Pecul., XV, 1.

[21] GAIUS, III, 181 (sup., c. 4, n. 4) ; IV, 106-108 (sup., c. 4, n. 4.)

[22] GAIUS, IV, 130-131 (sup., c. 2, n. 23). CIC., de Orat., I, 37.

[23] GAIUS, IV, 104-105 (sup., c. 1, n. 71.) On trouve des traces de cet ancien état de choses dans certains fragments du Digeste. L. 18, § 4, D., de Dolo, IV, 3 ; l. 32, de judic., V, 1, l. 30, § 1 ; D., ad leg. aquil., IX, 2. L. 3, § 1, D., quœ in fraud. credit., XLII, 8. L. 2, D., de div. temp. prœscr., XLIV, 3.

[24] GAIUS, III, 181 (sup., c. 4, n. 4) ; IV, 106-107 (sup., c. 4, n. 4.)

[25] JUVÉNAL., Sat., XVI, 42. SERVIUS, ad Æn., II, 102. (Inf, c. 6, n, 39.)

[26] GELLIUS, XX, 1 (inf., c. 8, n. 1).

[27] L. Rubria de Gallia Cisalp., c. 21, 22, (sup., c. 3, n. 38.) L. 56, D., de Re jud., XLII, 1. L. 1, l. 3, 4, 6, D., de Confes., XLII, 2. PAUL, Sent. recep., V, 5 a, § 2, 3, 4.

[28] L. 34, de Jurej., D., XII, 2, § 6, 7. — PAUL, Sent. recep., II, 1, § 1, 2. QUINTILIEN, Inst. orat., V, 6.

[29] De Jurej., D., XII, 2, l. 1, 2. l. 5, § 2. l. 7. l. 42, § 3, ibid. — l. 56, D., de Re jud., XII, 1. — l. 1, pr., D., qua res, XLIV, 5.

[30] D., de Jurej., XII, 2. 1. 7, (sup., n. 30.) l. 9 pr. § 1. — l. 11, l. 26, § 10. l. 29, ibid. — § 11, Inst., de Act., IV, 6.

[31] D., de Jurej., XII, 2. l. 3, § 4. l. 33, ibid. l. 34, § 5.

[32] L. 16, D., de Transact., II, 15. L. 6. C., de Transact., II, 4. L. 20.

[33] CIC., pro Quint., c. 5. D., de Recept., IV, 8, l. 1. — Ibid. l. 3, 4, 5, 6, 13, § 3, 4.

[34] PAUL, Sent., V. a. § 1 ; 1, 2, D., de Recept., IV, 8. — Ibid. l. 11, § 3. l. 27, § 7. l. 38. — l. 1, 5, C., de Recept., II, 56.