I. Chez les Romains la procédure civile a parcouru trois phases distinctes. D’abord régnèrent les actions de loi, legis actiones, système de formes sacramentelles introduit par le génie mystérieux des patriciens et qui dura, comme l’aristocratie, jusque vers la fin de la république. Les legis actiones furent alors remplacées par le système des formules, soit que la révolution fût complète, ainsi que l’ont pensé quelques modernes, et que la formule eût été imaginée pour remplacer la legis actio, soit plutôt (et cette opinion, plus conforme au génie romain, a pour elle tout ce qui nous reste de Cicéron), soit plutôt que la formule eût existé de tout temps comme partie intégrante de la legis actio, et que la réforme se bornât à débarrasser la procédure d’entraves mystérieuses désormais sans valeur politique. Ce système formulaire fut celui des beaux jours de la jurisprudence romaine, celui qui parvint au plus parfait et au plus ingénieux développement, celui enfin sur lequel, depuis la découverte de Gaius, nous possédons les plus curieux documents. Cette procédure est la clef du droit romain, et sans une connaissance approfondie de l’institution, il est impossible de pénétrer avant dans les secrets de la science romaine. II. Le caractère commun des legis actiones et des formulæ, caractère qui distingue de façon tranchée l’ancienne organisation romaine de tous les systèmes judiciaires modernes, c’est que la procédure s’y divisait en deux parties distinctes : procédure devant le magistrat, qui engage l’instance et fixe le point de droit, puis procédure devant le juge, qui examine le point de fait en litige, applique le droit au fait et prononce jugement, l’exécution faisant retour au magistrat. Ainsi il y a une double instance, l’une devant le préteur, in jure, l’autre devant le juge, in judicio, et le magistrat et le juge ont chacun un rôle différent à jouer dans la procédure : l’un est juge du droit, l’autre est juge du fait. Du reste, cette distinction ne doit pas être prise dans un sens trop absolu ; le juge, comme nos jurés, décidait quelquefois une question de droit quand cette question était inséparable de la question de fait[2], et séparer le droit du fait était moins le but des . Romains que de séparer le droit de son application. C’est aussi le but politique de notre jury ; chez nous c’est un citoyen et non le magistrat qui doit décider de la vie et de la liberté du citoyen. Chez les Romains, plus inquiets que nous de la puissance du magistrat, ce ne devait pas être le préteur qui touchât aux intérêts privés du citoyen, ce devait cure un arbiter ou un judex librement élu par les parties. III. La procédure formulaire dura jusqu’au règne de Dioclétien ; mais déjà depuis longtemps, à côté de ce système régulier, s’était introduite exceptionnellement une nouvelle manière de procéder devant le magistrat seul, sans ministère de juge et par conséquent sans employer de formules De cet usage exceptionnel ou, comme on disait, de ce judicium extraordinarium, Dioclétien fit la loi générale, qui dès lors régna sans partage jusqu’à la fin de l’empire. C’est ce dernier système qui, modifié par le droit canonique et féodal, a donné naissance à celui qui règne aujourd’hui dans presque tous les tribunaux d’Europe, et à ce titre il mérite de notre part une attention sérieuse. Du reste, et ce caractère du génie romain reparaît en toutes leurs institutions, ce ne fut point brusquement et à la façon des codes modernes que ces systèmes s’entre succédèrent. La réforme fut la consécration légale d’usages établis jour à jour et parle progrès du temps d’exceptionnels devenus généraux. Au travers de ces changements successifs on ne peut méconnaître en effet l’influence des legis actiones sur la procédure formulaire, et l’on rencontre plus d’un souvenir des anciens judicia ordinaria dans la forme nouvelle qui les remplaça. IV. Le caractère scientifique de ces révolutions de la procédure romaine a été fort bien saisi par les savants qui dans ce siècle se sont occupés de cette intéressante question, et il y a peu de chose à faire après les travaux de Zimmern d’Heffter et de Mublenbruch ; mais il reste à déterminer le caractère politique de ces institutions, et sur ce point le livre de Bethmann-Hollweg[3], quelque remarquable qu’il soit, n’a point donné le dernier mot. Essayons de tracer un imparfait crayon de ce grand tableau ; aussi bien les grands principes d’équité de la jurisprudence romaine étant passés depuis longtemps dans les législations modernes et devenus comme le fond commun de nos codes, l’aspect politique de la législation romaine est certainement aujourd’hui le côté le plus curieux de ce grand monument et, j’ose le dire, le plus immédiatement utile. Quoique jusqu’à ce jour l’organisation de nos tribunaux n’ait donné lieu qu’à un petit nombre de plaintes et que l’institution soit généralement acceptée, néanmoins et sans une grande clairvoyance ; il est aisé de prédire qu’avant un temps peu éloigné, la démocratie, maîtresse du principe de notre gouvernement, réalisera dans les institutions secondaires un triomphe désormais incontesté dans les régions supérieures. Au premier rang parmi ces institutions se rencontre l’organisation judiciaire, car nulle n’intéresse à un plus haut degré la liberté politique, et l’on se demandera certainement si, telle qu’elle est aujourd’hui, cette organisation s’accorde parfaitement avec le principe nouveau de la constitution. Alors se réveilleront dès questions remuées jadis par nos pères dans les premiers jours de la Constituante, questions qui, pour être restées quarante ans sous la cendre, ne se sont pas éteintes et qui se ranimeront avec une ardeur et une vivacité plus grandes que jamais. Infailliblement on se demandera si ce grand corps de la magistrature, permanent, irresponsable, et qui se recrute, à la façon des aristocraties, parmi un petit nombre de familles privilégiées, sans garantie de capacité ni de travail ; ne peut pas être dans un pays libre une gaie pour le gouvernement, un danger pour les citoyens. On se demandera si dans un pays libre le citoyen ne doit pas avoir une part à la nomination du juge civil, soit par une élection générale, comme est celle des juges commerciaux, soit par un droit spécial de récusation accordé à la partie intéressée, comme cela a lieu dans le jugement par jurés, et alors on débattra nécessairement l’institution d’un jury civil. Il est encore une question qui appellera les réflexions les plus sérieuses : l’appel est-il l’élément nécessaire d’une bonne justice, ou n’est-ce pas au contraire une institution d’origine féodale, qui ne se soutient comme tant d’autres que par l’empire de la coutume ? L’appel, supprimé sans inconvénient dans les procès criminels et dans les procès de la presse, là où, ce semble, il serait nécessaire, puisque ce n’est point de trop de discuter à deux fois des questions où la liberté et la vie même sont en jeu, l’appel sera-t-il maintenu dans les procès civils, où son utilité est douteuse et son danger certain ? N’est-ce pas une voie judiciaire qui éternise les procès et frappe les tribunaux inférieurs d’un discrédit fatal ? Et n’introduit-elle pas la hiérarchie là où elle ne devrait jamais exister ? Si l’on veut que le magistrat soit respecté, il faut que sa sentence soit infaillible ; c’est une vérité parfaitement comprise autrefois par les Romains, de nos jours par les Anglais et les Américains. Quelle que soit la, solution, ces questions et d’autres encore seront prochainement soulevées, et si nous demandons alors à l’histoire des leçons, des conseils, une décision peut-être, Rome nous présentera le plus excellent modèle d’un pays libre, où le pouvoir judiciaire, organisé conformément au principe de la constitution, a atteint son plus parfait développement. Nous aurions mauvaise grâce à rejeter cet enseignement, car si l’imitation servile de l’antiquité a amené en politique des résultats absurdes ou désastreux, l’expérience des générations passées ne doit cependant pas être perdue pour nous, et pour ma part je suis convaincu qu’une observation patiente de l’antiquité, faite du point de vue tout nouveau où nous place notre condition politique et sociale, est l’étude la plus profitable que puisse .faire tout homme que préoccupent les destinées du pays. Pour éclairer l’avenir, je ne sais pas de meilleur flambeau que le passé. V. A Rome, les rois d’abord, puis après les rois, les consuls, puis enfin les préteurs eurent en partage l’administration de la justice ; mais encore bien que le préteur eût la principale charge de la juridiction, néanmoins les autres magistrats, tels que les consuls, les censeurs, les édiles, avaient également dans leurs attributions le droit de rendre la justice en certains cas déterminés. C’est qu’à Rome on ne distinguait pas, comme on fait chez les modernes, le pouvoir judiciaire du pouvoir administratif, et tout au contraire les Romains faisaient de la juridiction un attribut de la puissance administrative. Cette confusion de pouvoirs s’explique aisément dans une démocratie ; dans cette forme de gouvernement, point d’hiérarchie, point de subordination ; chaque magistrat est indépendant et souverain dans ses fonctions, sauf sa responsabilité devant le peuple. Établir un pouvoir judiciaire distinct du pouvoir administratif est une idée moderne et d’une application fort délicate, l’un de ces pouvoirs prenant nécessairement le dessus en certains points ; à Nome républicaine on n’eut jamais une telle pensée. Deux pouvoirs subordonnés eussent été considérés comme un danger pour la constitution dans une république où toute hiérarchie de pouvoirs était regardée comme un degré vers le pouvoir d’un seul. VI. À l’origine, ces premiers magistrats terminaient probablement par eux-mêmes le différend porté devant eux sans renvoyer à un judex l’examen de l’affaire. Cicéron semble le dire ainsi, et Denys nous affirme que Servius fut le premier qui institua des judices pour les affaires civiles[4]. Mais sous la république il en fut autrement, et il faut avant tout se faire une nette idée de ce qu’était le magistrat romain. Le magistrat n’était point un juge ; il ne touchait point directement aux intérêts privés, c’était l’administrateur et le dispensateur de la justice. Devant lui comparaissaient les parties pour se choisir librement un juge et pour obtenir une formula qui fût pour ce juge une règle de conduite ; le magistrat consacrait le choix des parties et leur octroyait la formule ; mais là se bornaient ses fonctions, là finissait la procédure in jure ; et l’instance nouvelle qui allait s’ouvrir, le judicium, n’était plus de son ressort. Dans cette sphère, le juge, sauf l’observation de la formule, était indépendant du magistrat[5], car son pouvoir ; le juge le tenait plutôt du libre choix des parties que de la consécration du préteur ; et son rôle était moins celui d’un officier public que celui d’un arbitre. VII. Ce privilège de la liberté romaine, de n’être jugé que par un judex librement élu par les parties, était aussi ancien que la république, et il resta le caractère principal de l’organisation judiciaire longtemps après que la république eut cessé d’exister. En un seul cas la loi remettait la décision à un véritable tribunal, c’était lorsque la propriété quiritaire et par conséquent l’intérêt de l’Etat ; était en jeu ; c’étaient alors les centumvirs qui jugeaient ; mais ce tribunal offrait la plus sûre garantie d’indépendance, car les centumvirs étaient, nommés par les tribus, Le juge ayant le caractère d’un arbitre, il n’y avait point d’appel de sa décision Il n’y avait point non plus d’appel du magistrat, car le magistrat n’avait point de supérieur. Cette mesure, qui nous est si familière, était tout a fait étrangère aux Romains et il rie faudrait pas confondre avec l’appel le veto par lequel un collègue du magistrat paralysait immédiatement l’instance introduite ; cd pouvoir rival empêchait la procédure, mais ne la réformait pas, car le tribun et le consul n’étaient point hiérarchiquement des magistrats supérieurs au préteur de Routé ; et le préteur avait également le droit de paralyser par son veto les décisions du consul. L’appel n’est possible que dans une forme de gouvernement où existe la hiérarchie des pouvoirs publics ; alors l’instance se porte du magistrat intérieur au magistrat supérieur, et en dernier ressort au souverain ; mais à Rome républicaine, tout magistrat étant un délégué immédiat du peuple souverain, se trouvait en vertu de cette délégation souverain dans ses attributions et indépendant dans son action. Chose remarquable, c’est dans une république que les pouvoirs publics sont les plus absolus et les plus durs, parce qu’ils agissent directement sur les administrés, sans qu’aucun rouage intermédiaire adoucisse leur énergique action ; le contrepoids de cette toute-puissance, c’est la courte durée des magistratures, l’indépendance et le veto des collègues, et enfin une énorme et facile responsabilité. VIII. On peut considérer ce système d’organisation judiciaire sous le double point de vue politique et pratique. Sous le premier point de vue, il est facile d’en saisir tous les avantages. Simplicité et économie des voies judiciaires ; bonne et prompte administration de la justice ; le magistrat mis hors d’état d’abuser de sa puissance, puisqu’il n’agit pas directement sur les intérêts privés ; le judex respecté par les parties qui l’ont élu, et par sa position indépendante mis à l’abri des influences qui circonviennent quelquefois un juge nommé par le gouvernement, placé par l’ambition sous la dépendance du maître, et dont l’obéissance aux caprices du pouvoir ou de l’opinion peut faire la fortune. Les Romains avaient si bien compris l’importance politique des fonctions de juge, qu’ils ne mettaient qu’au second rang la capacité scientifique. Rien de plus ordinaire qu’un judex homme du monde, étranger par son genre de vie aux débats judiciaires, et s’entourant, pour se décider, de conseils pris parmi les plus savants jurisconsultes[6], ce qui, à une époque où cette importance politique ne pouvait plus être comprise[7], faisait dire à Ammien Marcellin que les Barbares ne pouvaient assez se moquer de la coutume romaine, quæ interdum facundos, jurisque publici peritissimos, post indoctorum collocat terga[8]. IX. Les Romains ne s’étaient pas contentés de la garantie qu’offrait aux citoyens le jugement d’un homme librement élu, indépendant par position, et qui cependant ne pouvait se considérer comme supérieur aux citoyens qui se présentaient devant lui, puisqu’il pouvait le lendemain être partie devant ceux qu’il jugeait aujourd’hui ; la législation avait limité de la façon la plus ingénieuse le pouvoir même du juge, pour qu’il lui fût à peu près impossible d’abuser de sa puissance d’un jour. La formule posait au judex les questions une par une, et il devait répondre en quelque façon, comme chez nous les jurés, par un OUI ou par un NON. De ces questions, les parties avaient soigneusement débattu les termes devant le préteur ; et tout ce qui pouvait aider, différer ou même paralyser l’action se trouvait compris dans cette instruction qui saisissait le juge d’un pouvoir exactement limité[9]. En outre, suivant le caractère de l’action, caractère défini par l’édit même, il était ordonné ou défendu au judex d’avoir égard à des considérations d’équité. Ainsi, les Romains avaient été beaucoup plus loin que nous dans la limitation de l’arbitraire du juge, limitation d’autant plus nécessaire que l’appel n’existait pas chez eux. Restreindre la puissance du juge sans détruire la liberté d’opinion nécessaire, c’est là une des taches les plus difficiles que se puisse proposer un législateur, et si l’on veut examiner de près la construction des formules romaines, on s’apercevra bientôt qu’en aucun pays on n’a plus ingénieusement abordé cette question délicate. X. Enfin, et ce point est ; remarquable, la propriété était chez les Romains une chose si sainte, un droit si sacré, que le jugement d’un particulier qui pouvait ruiner un citoyen ne pouvait le déposséder. Toute condamnation prononcée par un judex était pécuniaire, quel que fût l’objet de la demande ; et c’était en ne laissant au défendeur d’autre alternative que la restitution volontaire de la chose ou le paiement d’une somme exagérée à dessein, qu’on arrivait dans les demandes réelles au résultat désiré. Ainsi, le citoyen se jugeait et s’exécutait pour ainsi dire de lui-même, sans que la main du pouvoir apparût au milieu de ces intérêts privés, souvent plus puissants sur les hommes que les principes. Si le défendeur ainsi condamné refusait d’obéir, alors commençait la procédure d’exécution ; mais là se retrouve ce même esprit jaloux de la démocratie romaine qui est le véritable esprit de liberté. Le magistrat assiste à l’exécution, mais ni lui ni ses officiers ne mettent la main sur la personne ou sur les biens du citoyen. C’est le demandeur qui exécute lui-même ; c’est lui qui saisit la personne du débiteur insolvable, sans que le magistrat sorte de son rôle passif ; et si plus tard le préteur introduit une exécution directe sur les biens, c’est bien plutôt dans l’intérêt du débiteur que dans celui du créancier. XI. Tels étaient les avantages politiques de ce système ; les avantages pratiques n’étaient pas moindres. Le magistrat n’avait point à s’embarrasser de ces mille questions de fait et de détail qui obscurcissent pour les meilleurs yeux la vue des véritables principes, c’était là le métier du judex ; le rôle du préteur était plus élevé, le magistrat était presqu’un législateur. A lui, de s’élever au-dessus de la sphère des intérêts particuliers pour embrasser les questions générales. A lui de tenir toujours la législation au niveau des besoins du jour. On n’a point assez réfléchi à ce qu’était l’édit du préteur et à l’influence que la procédure exerçait sur le droit civil. Chez les peuples modernes, hormis les Anglais, les lois civiles sont directement modifiées ; chez les Romains, c’était indirectement et parla procédure qu’on modifiait le droit civil ; là forme finissait par emporter le fond, et ce n’était pas une exagération, mais la simple expression d’un fait, quand les jurisconsultes nommaient le préteur l’interprète et la vive voix du droit civil. Cette modification si lente et si pénible de la législation, ces droits reconnus par le jus civile, mais inertes et sans valeur, parce que le préteur refuse de leur donner la vie juridique ; toute cette, complication de formalités qui nous sont étrangères, ont fait considérer la procédure romaine comme une institution vieillie et dont l’étude ne peut être d’aucune utilité. Il n’est cependant pas sans intérêt de considérer la manière dont les Romains envisageaient le développement des institutions civiles. La différence tranchée qui se montre entre leur doctrine et la nôtre agrandira certainement les idées un peu étroites que nous nous faisons sur la nécessité absolue de la codification. Nous verrons, par l’exemple des Romains, que l’intervention du législateur n’est pas toujours aussi indispensable qu’on le suppose, et que le droit civil peut souvent naître et se développer en dehors d’une protection quelquefois dangereuse. XII. L’amélioration des ois civiles est une des grandes difficultés de notre époque, nous en voyons l’exemple par le Code, législation remarquable, mais qui demande aujourd’hui certaines modifications devant -lesquelles chacun recule, comme si une peine inconnue devait sécher la main téméraire qui osera toucher l’Arche sainte. Le grave inconvénient des Codes, c’est qu’une fois ces grands monuments établis, on ajourne par un pieux respect les modifications jusqu’au moment où elles deviennent inévitables, et qu’alors on réforme la législation tout entière par un à-coup terrible qui bouleverse toute la jurisprudence ; il faut ensuite de longues années pour que cette jurisprudence s’asseye solidement, et quand elle commence de s’assurer, des réformes nouvelles se présentent, qu’on écarte avec terreur pour ne point se rejeter dans les innovations ; les Romains avaient paré à cet inconvénient, leur législation civile se modifiait progressivement, pièce à pièce, et à mesure seulement que le besoin se faisait sentir. Le, changement était pour ainsi dire insensible, jusqu’à ce que, plusieurs années écoulées, on s’aperçût delà marche qu’on avait faite par l’éloignement du point de départ. Tout le mouvement législatif se faisait par l’édit que le préteur établissait à son entrée en charge ; c’était pour ainsi dire le code de l’année. Je n’ai pas besoin de dire que l’édit n’établissait point chaque année une législation nouvelle ; une pareille instabilité est aussi contraire à l’esprit d’une république qu’à celui d’une monarchie, et jamais législation rie fut plus constante et moins sujette à des variations de principes que la législation romaine ; au contraire, il y avait un fonds commun de législation qui, emprunté des édits anciens, faisait la plus grande part de l’édit nouveau[10] ; mais en même temps le préteur s’occupait d’introduire des formes nouvelles pour régulariser, en leur donnant la vie juridique, des usages devenus généraux et méritant à ce titre la consécration de la loi, d’écarter des rigueurs qui n’étaient plus dans les mœurs et qui s’opposaient à ce développement considérable que Rome devait prendre en peu de temps. Et ces réformes progressives, le préteur les introduisait de la façon la plus régulière, en s’attaquant seulement aux procédures, la partie du droit civil qui peut le plus facilement varier sans troubler la jurisprudence. C’était en accordant des exceptions (exceptiones, præscriptiones), qui paralysaient l’action rigoureuse (iniqua) du jus civile, en admettant l’existence de circonstances qui n’avaient point existé (fictiones) pour mettre l’une des parties dans la position et les conditions voulues par le jus civile, alors que ces conditions n’existaient pas, en un mot, c’était par des moyens de procédure, qui tournaient le droit civil sans le contrarier directement, qu’on introduisait la vie dans cette législation en apparence immobile. Du reste, et ceci est bien remarquable, le droit civil se trouvait ainsi placé en dehors dès orages de la vie publique ; les discussions des comices ou du sénat ne menaçaient point de bouleverser les intérêts privés pour satisfaire de misérables intérêts de parti ; et au milieu d’une république agitée et changeante, l’édit, se prêtant à toutes les variations des mœurs et du gouvernement, tint toujours, sans secousse, sans ébranlement, le droit civil au niveau du droit politique. XIII. Cette organisation dut nécessairement changer au renversement de la république ; quand, suivant la belle ex-pression de Gunther, l’empire devint la maison d’Auguste, et l’administration de l’État, celle d’un patrimoine, il fallut bien qu’Octave, seul saisi du souverain pouvoir, devînt aussi souverain juge. Reste seulement à dire à quel nom, sous quelle forme le fourbe s’attribua ce droit. On sait qu’Auguste s’empara de la souveraineté, non point violemment et en dictateur, comme César, mais en politique consommé, sans vouloir ni titre ni fonctions jusqu’alors inconnues, ni rien de ce qui pouvait sentir la tyrannie. Son seul moyen fut de réunir dans ses mains avares les diverses magistratures de la république, et dès lors il fut le maître absolu. Dans les républiques, en effet, il n’y a point de pouvoirs intermédiaires ; partant, il n’y a point, comme dans l’es monarchies, de transition d’une extrême liberté à une extrême servitude. Les différentes magistratures de Rome, toutes souveraines, toutes indépendantes, se contrebalançaient par cette mutuelle souveraineté ; mais quand Auguste les eut toutes réunies sans contrepoids, sans responsabilité, tout fut perdu avec l’apparence de la liberté, tout alla au despote, imperator, tribun, consul, princeps, censeur, maître de l’armée, du sénat, des provinces et du trésor. La puissance tribunitienne lui donna le suprême pouvoir judiciaire. Ce vieux nom de tribun servit, sous le masque de liberté et de défense des droits populaires, à l’introduction d’une puissance nouvelle et absolue. L’empereur eut, comme les tribuns, le droit d’intercéder, c’est-à-dire d’arrêter le cours de la justice ; mais ce droit ne fut plus limité à un mille autour de la ville, et (en ce point surtout fut ta révolution) l’empereur eut le droit de substituer un nouveau jugement au jugement attaqué. Pour les provinces, la puissance proconsulaire fut à l’empereur le titre de souveraine juridiction, en vertu de laquelle il reçut les appels. Ainsi s’établit en la personne de l’empereur un tribunal suprême, et ce ne fut pas seulement par des appels, devenus une voie de droit ordinaire, mais encore par des rescrits rendus dans le cabinet sur les requêtes des parties ou les référés des magistrats, que l’empereur exerça une influence régulière sur l’administration de la justice. XIV. Du reste, à part cette révolution politique qui dépouilla les magistratures républicaines de leur indépendance et les jeta sous la puissance supérieure de l’empereur, il n’y eut point en apparence de changements essentiels. Les formes républicaines persistèrent longtemps sous l’empire, et avec ces formes, sinon la liberté politique, du moins la liberté civile. A Rome, par exemple, l’instance civile continua de s’engager devant le préteur, et la judicis datio, non seulement se maintint, mais elle s’organisa même d’une manière plus complète et, sous le point de vue pratique, plus satisfaisante. Mais elle perdit son caractère politique, et ce fut sur une liste spéciale et à la disposition du pouvoir qu’il fallut prendre le judex. L’importance politique de la préture s’affaiblit également par la multiplication des magistrats et la fixation plus étroite de leurs attributions. Peu à peu l’esprit nouveau se fit jour dans l’organisation des magistratures, et à côté des préteurs et des consuls on vit s’élever des officiers impériaux, dont la puissance étouffa la préture et le consulat. Ces officiers furent le préfet de la ville et le préfet du prétoire. Le préfet de la ville fut, dès sa création, chargé de recevoir les appels[11] ; ce fut lui également qui, chargé de la police de la ville, comme autrefois les édiles, reçut les plaintes des patrons contre leurs affranchis, des esclaves contre leurs maîtres, donna les interdits quand il y avait voie de fait, et surveilla les argentiers, les marchés, les corporations[12]. Quant au préfet du prétoire, sa place n’avait point été créée dans un but de justice ni d’administration. Auguste, suivant son système de chercher en dehors de l’aristocratie romaine des appuis pour la forme nouvelle de son gouvernement, avait choisi deux chevaliers pour chefs des prétoriens et de tous les soldats de l’Italie ; Séjan agrandit cette puissance dans des vues d’ambition personnelle. Un seul chef commanda, non plus seulement les troupes du palais, mais toutes les armées avec le titre de préfet du prétoire. Cette dignité, encore unique sous Claude, fut ensuite partagée. C’était, comme la préfecture de la ville, une magistrature perpétuelle, révocable néanmoins au gré de l’empereur. Cet office, d’abord purement militaire, grandit si rapidement, qu’à l’époque d’Alexandre Sévère, le préfet était après l’empereur le premier personnage de l’État, Άρχή δεύτερα μετά τά σκήπρα, dit Zozime ; il avait alors la juridiction criminelle et la plein-,juridiction civile. C’était un maire du palais, héritier toujours prêt de ces empereurs qui disparaissaient si promptement du trône. L’agrandissement des préfets du prétoire ruina rapidement l’importance des magistratures républicaines ; il y avait dix-huit préteurs sous le règne d’Alexandre Sévère[13] ; il n’y en avait plus que trois sous le règne de Valentinien[14] ; encore toutes leurs fonctions se réduisaient-elles à la direction des jeux. Ils étaient obligés de contribuer pour une part considérable à ces spectacles dont le luxe augmentait tous les jours, si bien que dans les derniers temps nommer quelqu’un préteur, c’était le ruiner[15]. XV. Le changement fut plus considérable encore dans les municipalités d’Italie que dans le reste de l’empire. Ces municipalités vigoureuses, qui, dans les guerres sociales, vaincues en apparence, avaient fini cependant par triompher de la métropole, étaient trop puissantes pour ne pas porter ombrage au despotisme. Il fallait d’ailleurs niveler l’empire pour confondre tous les habitants dans l’égalité de la servitude, et le grand moyen pour parvenir à ce but, c’était d’empêcher la libre administration de la justice, dernière mais toute-puissante garantie. Cette révolution, préparée par Tibère, ce fut Adrien qui l’acheva quand il remit l’administration de l’Italie à quatre consulaires ; dès lors, en ce qui concerne l’administration de la justice, la distinction de l’Italie et des provinces ne fut plus que nominale. Chacun de ces consulares ayant, comme le gouverneur dans sa province, pleine juridiction, la juridiction illimitée du magistrat municipal fut contrainte de s’effacer devant cette puissance nouvelle. La compétence de ces magistrats municipaux fut singulièrement réduite, l’imperium leur fut enlevé, et dans ces limites étroites leurs jugements furent encore soumis à l’appel du préteur de Rome ou du juridicus, qui avait remplacé le consulaire. Dans les provinces où il n’y avait point de liberté politique à détruire, le changement le plus sensible fut l’introduction de l’appel, qui fut sans doute un bienfait pour les provinciaux. Ainsi dans tout l’empire s’établit ce système de centralisation et de subordination de pouvoir qui devait aboutir à la monarchie despotique de Dioclétien. La hiérarchie de l’appel centralisa la justice, comme la hiérarchie des magistrats avait centralisé l’administration. XVI. Les officiers impériaux apportèrent dans l’administration de la justice un esprit nouveau qui n’était pas, on le pense bien, celui de la république ; le vieil esprit romain était débordé à la fois et par le nouvel esprit du gouvernement et par l’influence immense des provinces et surtout du monde oriental ; tous ces empereurs, dont quelques-uns ne mirent pas même le pied à Rome, étrangers aux idées romaines, bouleversèrent par leurs rescrits une législation qu’ils ne comprenaient plus ; l’administration de la justice eut le contrecoup de ces changements. La judicis datio s’était maintenue lors de l’établissement de l’empire, car, hormis l’indépendance du préteur, rien n’avait été changé dans l’organisation judiciaire. D’ailleurs il eût été impossible de toucher à cette institution sans tout renverser ; comment un aussi petit nombre de préteurs et de gouverneurs de provinces auraient-ils pu, sans le secours de judices, répondre à toutes les demandes de leurs nombreux administrés ? Mais, en perdant son caractère politique, cette institution s’altéra rapidement ; le judex n’étant plus qu’un officier judiciaire subalterne, dont la nomination allongeait les procédures, le magistrat connut directement (extra ordinem) du litige toutes les fois qu’on voulut une solution rapide ou que la nature de l’affaire fit désirer que le magistrat se chargeât de la décision. La compétence directe du magistrat s’accrut ainsi de jour en jour au préjudice du judex, jusqu’à ce qu’enfin Dioclétien abolit l’ancien système, déjà presque anéanti[16]. XVII. Ce changement fut l’effet inévitable de la révolution qui avait changé la face de l’État. Cette institution, seule demeurée debout des formes républicaines, n’était plus compatible avec l’esprit du gouvernement despotique, qui remettait tous les pouvoirs entre les mains des officiers de l’empereur. D’autre part, avec la chute des institutions libérales, surtout avec la ruine de l’administration municipale, s’était évanoui cet esprit civique sans lequel un juge privé est plais dangereux qu’un juge choisi par le pouvoir, car avec la même dépendance il a de moins cette capacité et cet esprit de suite que donné l’exercice d’une fonction publique. Ce qui dans un pays libre fait paraître la fonction de juge un honneur et, rend capable de la remplir, c’est l’habitude de la vie publique et le désir de mériter l’estime de ses concitoyens, qui ont les yeux sur vous ; mais ôtez ce noble stimulant, la fonction de juge n’est plus qu’une charge lourde et sans compensation. Aussi nul doute qu’aux derniers temps de l’empire on ne cherchât à fuir ce fardeau pénible et que là fonction ne fût si mal remplie par ceux qu’on y obligeait que ce fut certainement un bienfait pour les justiciables lorsque vers la fin du troisième siècle un décret de Dioclétien transféra aux officiers impériaux les fonctions du juge. D’ailleurs on pouvait alors se passer de judex : la séparation du pouvoir militaire et du pouvoir administratif, la division des provinces, la multiplication des officiers, l’établissement dans les cités de juges spéciaux pour une foule d’affaires peu importantes, l’augmentation des officiers de justice subalternes, mille changements, avaient rendu possible de remettre les fonctions de juge à ces magistrats nouveaux, qui ne ressemblaient plus même de nom aux magistrats d’autrefois. XVIII. Du reste, ce n’est jamais impunément que la liberté se retire d’un empire. Quand la justice fut enfermée dans le cabinet étroit du magistrat et qu’un rideau vint même souvent soustraire le juge aux yeux des assistants, comme si la justice n’était pas l’intérêt commun de tous, le juge devint un fonctionnaire subalterne et si petit fonctionnaire qu’il fut défendu aux personnes en dignité de comparaître devant lui. Méprisé du pouvoir, le juge, sans considération, en vint à se mépriser lui-même, et n’étant plus sous le regard du public, n’ayant point l’honneur pour salaire, il se mit à se payer par ses mains ; la justice devint tout à fait vénale, et les frais de justice, les sportulæ, ce mal inconnu jusqu’alors, furent exigés avec une insatiable rapacité. Ainsi se manifesta dans l’administration de la justice ce détestable caractère de vénalité qui tache les autres institutions du Bas-Empire, et l’arbitraire du juge fut aussi grand dans l’application du droit que l’arbitraire de l’empereur dans la confection des lois. En même temps disparut ce principe de l’ancien droit, que le magistrat ne doit point agir par voie de contrainte directe, mais seulement autoriser l’action du créancier ; tout au contraire, la main du magistrat parait, partout : ce sont ses officiers qui font l’assignation, c’est lui qui exécute par la main des soldats ; en un mot, partout et toujours se manifeste sa coûteuse protection. XIX. Ainsi dans la législation, dans l’administration de la justice, comme dans les autres institutions, se révèle la décadence morale de l’époque, et les rescrits impériaux accusent autant l’arbitraire et l’injustice des magistrats provinciaux que l’impatience ou la cupidité de ceux qui se plaignent. On reconnaît néanmoins de nobles efforts du gouvernement pour la justice ; il y a toute une série de constitutions de Constantin pleine de généreux sentiments ; mais on sent à la violence des menaces l’impuissance de les mettre à exécution. Tout aussi inutilement Justinien essaie-t-il de s’appuyer sur la sanction des idées religieuses[17] : ce sont des remèdes violons appliqués sans espoir à une incurable maladie[18]. Nos tamen, dit Gunther, frustra temporibus aut principibus irasceremur. Habent enim omnia magna imperia ortus suos et occasus et conversiones quasdam naturales quibus nulla cautio mederi potest. Ut ætate defecti homines cibos non capiunt quibus alantur, sed arte quadam illorum vita protrahitur, quæ paulo momento naturæ defectu evanescit. Je n’admets point cette patience philosophique de Gunther, mais l’étude de ces temps misérables a aussi son importance et son utilité. Quelque affreux que puisse être le spectacle de ces maladies de l’humanité, le médecin empêche son cœur de se révolter, et il interroge même le mal avec une anxiété curieuse, car dans ces souffrances du passé il y a une leçon et peut-être un remède pour l’avenir. |
[1] Ce chapitre est du traducteur.
[2] CICÉRON, pro Quint., c. 20.
[3] Gerichts verfassunq und Prozess des sinekenden Rœmischen Reichs, Bonn, 1834.
[4] CICÉRON, Rep., V. 2. DENYS, IV, 25.
[5] CICÉRON, pro Quint., c. 9. Illud etiam restiterat, quod hesterno die fecerunt ut te (Aquilius le juge) in jus adducerent, ut nobis quamdiu diceremus, prœstitueres, quam rem facile a prætore impetrassent nisi tu quod esset tuum jus et officium, partesque docuisses.
[6] Ovide, par exempte, fut centumvir et judex.
Nec
male commissa est nobis fortuna reorum,
Lisque
decem decies inspicienda viris
Res quoque privatas statui sine crimine judex.
Tristes, II, 92 et sq.
[7] Dans le procès de Quintius, Aquilius Gallus, le judex, a pris pour conseils trois jurisconsultes, M. Marcellus, P. Quintilius et L. Lucullus. — PLINE, Ep., I, 20. Frequenter egi, frequenter judicavi, frequenter in consilio fui.
[8] AM. MARC., XXIII, in fin.
[9] L. 18, D., Comm. divid., X, 3.
[10] CICÉRON, ad Att., VI, 1.
[11] SUÉT., Oct., 37, l. 1, § 4. D. de Off. Præf. urb, I, 12.
[12] L. 2. D., ibid.
[13] L. 2, § 32, de O. J.
[14] L. 2. C., de Off. præf.
[15] Bœth., consol., phil., III, 4.
[16] L. 1, C., de Pedan. Jud., III, 3.
[17] L. 2, pr. § 8. C., de Jud., II, 59 ; l. 13, 4 ; l. 14, pr. C., de Jud., III, 1. NOV. 90, c. 9, fin.
[18] De Offic. dom. aug., I, 27.