HISTOIRE DE LA PROCÉDURE CIVILE CHEZ LES ROMAINS

 

PRÉFACE.

 

 

1. Depuis vingt-cinq ans il s’est fait dans l’étude du droit romain une révolution profonde. La science, demeurée comme stationnaire depuis l’école française du seizième siècle, a pris un nouvel essor, grâce à la découverte de textes jusqu’alors ignorés. La République de CICÉRON, les Instituts de GAIUS, les Fragmenta Vaticana, le traité de LYDUS sur les Magistrats, les constitutions retrouvées du Code Théodosien, tous ces restes précieux de l’antiquité, enfouis sous d’anciennes écritures comme Herculanum sous la cendre, et remis en lumière par le zèle infatigable des MAI, des NIEBUHR, des HASE, des PEYRON, des CLOSSIUS, des VESME, tous ces trésors, dis-je, ont rendu presque inutiles les travaux des jurisconsultes nos devanciers. Des faits inconnus ont été subitement révélés, d’anciennes erreurs traditionnellement reçues se sont évanouies devant ces clartés nouvelles, et par une fortune bien rare, la science vieillie et délaissée s’est montrée tout à coup, comme la fée des anciens contes, jeune, brillante, et par sa beauté et sa richesse sollicitant les adorateurs.

2. Malheureusement ces découvertes n’ont eu longtemps en France qu’un retentissement stérile ; nous avons beaucoup parlé de Cujas et de son école ; mais nous avons peu suivi l’exemple de ces excelleras modèles ; et de ces découvertes faites sans nous (j’excepte le LYDUS), nous n’avons pas même su nous approprier le résultat par des travaux originaux. Cependant ces découvertes intéressaient au plus haut degré les philologues et les jurisconsultes : Mais en France la philologie est une science dédaignée et comme abandonnée à nos voisins d’outre-Rhin, et par une aberration singulière ; les quelques fidèles qui lui sont restés, délaissent, comme leur étant étrangère, l’étude de la jurisprudence ; aveugles, qui ne voient pas que la langue latine est avant tout une langue juridique, dont chaque mot a été frappé d’une empreinte sacramentelle par le préteur ou le jurisconsulte. Songe-t-on bien à ce qu’étaient les Romains et quelle était pendant la paix l’occupation (le ces vainqueurs du monde ? Théophile nous les dépeint comme les romans du moyen âge nous représentent les héros de la féodalité, c’est-à-dire consacrant aux luttes judiciaires leur indomptable activité, et toute l’antiquité romaine témoigne en faveur de Théophile[1].

Tu regere imperio populos, Romane, menento ;

Hœ tibi erunt artes, pacisque imponere morem.

Cette devise du génie romain est aussi celle de la langue latine ; cette langue n’est point, comme celle des Grecs, riche, précieuse et faite pour la poésie : c’est une langue précise, sévère, faite pour le commandement et la législation. Les plus grands écrivains de Rome, Cicéron, Salluste, Sénèque, Tacite, Pline le jeune, sont avant tout des jurisconsultes dont l’esprit ne sera jamais parfaitement saisi que par des savants familiers avec l’étude de la jurisprudence ; ajoutez que le droit offre à la philologie des trésors sans nombre dans l’admirable latinité des jurisconsultes du Digeste, et qu’enfin il est plus d’un point où les deux sciences se confondent et ne se peuvent passer l’une de l’autre, car toutes deux peuvent revendiquer à des titres égaux des grammairiens tels que Varron et Festus, ou des écrivains sans caractère précis, tels que Aulu-Gelle, Symmaque, Cassiodore, Boèce, Lydus et les auctores rei agrariæ, mine féconde et peu connue dont Niebuhr a le premier montré toute la richesse.

3. Quant aux jurisconsultes qui pouvaient s’occuper de ces textes nouveaux, hors de l’école il ne s’est rencontré que Jourdan., dont la mort prématurée fut une perte irréparable, car il eût fondé sans nul doute une école française, et aujourd’hui nous ne serions pas réduits à emprunter à nos rivaux la lumière qu’autrefois on venait chercher dans nos Facultés[2]. Dans l’école, il semble qu’en général on n’ait pas tiré de ces nouvelles découvertes tout le parti désirable. Presque tous les professeurs se sont tenus dans les limites étroites que donne à leur enseignement une loi faite depuis bientôt quarante ans ; dans ces textes nouveaux on n’a vu qu’un moyen d’expliquer avec plus de clarté quelques passages des Instituts, et Gaius, mutilé sur ce lit de Procuste, n’a servi qu’à doubler Vinnius ; c’est là, certes, un résultat bien faible et d’autant plus fâcheux que la science du professeur s’est trouvée perdue pour les étudiants dès que, par un scrupule exagéré de légalité, le professeur, se renfermant dans les Instituts, s’est interdit tout développement historique ou philologique qui eût changé les proportions de ce cadre médiocre. Ainsi, faute d’études chez les uns, faute de méthode chez les autres, le droit romain est resté en France à peu près ce qu’il était il y a vingt ans, c’est-à-dire une science qu’on apprend à son corps défendant, tant qu’on est sur les bancs, et qu’on se hâte d’oublier dès qu’on a quitté l’école ; l’enseignement est sans doute plus solide, et le professeur infiniment plus instruit ; mais le résultat final n’est guère moins triste qu’autrefois.

4. Que l’Allemagne se soit montrée moins dédaigneuse que la France, personne aujourd’hui ne l’ignore. On sait que le droit romain a été dans ce pays l’objet des plus sérieuses études, des plus heureux travaux ; Hugo, Haubold, Mulhenbruch, Schilling, Schrader, Zimmern, ces noms commencent de nous devenir familiers, et n’était la difficulté d’une langue peu répandue en France, Savigny serait chez nous aussi populaire que le, fut naguère cet autre Germain qui régna sans partage dans nos écoles, je veux dire Heinneccius.

En présence des travaux de l’Allemagne, quand la science a- été parcourue et fouillée dans toutes les directions, que nous reste-t-il à faire ? Irons-nous, fermant les yeux sur des résultats acquis, recommencer à nouveau des études longues et sérieuses au risque de refaire un chemin parcouru, ou bien, par un procédé plus prompt, nous saisirons-nous de l’œuvre allemande pour nous placer d’un coup au point ou les travaux de vingt ans ont poussé la science, et delà poursuivre, s’il en est temps encore, ce qui a échappé aux yeux pénétrants de nos rivaux ? La première méthode est lente, difficile et de plus incertaine, car tout dépend du mérite et du talent personnel de l’auteur ; la seconde est plus sûre, car elle n’exige que, la capacité médiocre d’un traducteur. Sans doute il est plus flatteur pour un écrivain de produire une œuvre originale que de se réduire au métier ingrat d’interprète : la gloire est ainsi plus sûrement, achetée ; mais il ne faut pas penser ici à un misérable amour-propre d’écrivain ; cet amour-propre, il faut le sacrifier à l’intérêt de la science, et faire connaître au plus vite le terrain parcouru, pour nous mettre à même d’ouvrir des voies nouvelles.

5. La nécessité de vulgariser en France la science allemande a été parfaitement sentie par un homme que la profonde connaissance du droit romain mettait plus que tout autre à même de produire une œuvre originale ; M. Pellat a fait preuve d’une abnégation du meilleur goût en consentant à se faire le traducteur de Marezoll et de Schilling. Cpt exemple nous a semblé le plus sage à suivre dans l’intérêt de la science, et c’est ce qui nous a décidé à laisser de côté des travaux depuis longtemps commencés, pour nous borner à un rôle plus modeste et plus utile. Parmi la foule de Manuels et d’Histoires du Droit qu’a produits l’Allemagne, notre choix ne pouvait être longtemps incertain ; nous devions d’abord écarter tous les ouvrages dogmatiques qui s’occupent principalement du droit romain, tel qu’on le pratique aujourd’hui en Allemagne ; le Manuel de MACKELDRY, le Système de THIBAUT, le Manuel des Pandectes de PUCHTA, les Pandectes de M. DE VANGEROW, comme la Doctrina Pandectarum de MUHLENBRUCH, et les Commentarii de WARNKŒNIG, sont des ouvrages qui, malgré leur mérite, n’ont pour nous autres Français qu’un intérêt secondaire, la pratique tenant le premier rang dans ces livres. Aussi, parleur objet même, ces écrits ne peuvent-ils se promettre chez nous qu’un succès restreint ; bons à consulter par des professeurs ou des jurisconsultes achevés, ces ouvrages sont une lecture presque dangereuse pour l’étudiant qui, hors d’état de discerner ce qui dans ces écrits appartient au droit romain pur, ou au droit romain de la pratique actuelle, se laissera facilement égarer par de douteuses clartés.

6. Les œuvres dogmatiques écartées, nous na-vous plus à choisir qu’entre un petit nombre d’ouvrages purement historiques ; HUGO, SCHWEPPE, ZIMMERN, MAREZOLL, REIN ou WALTER, tels étaient les noms qui se présentaient à nous ; l’histoire de HUGO, dont il existe une médiocre traduction française, est un livre plein d’aperçus ingénieux, mais ce n’est après tout qu’un manuel destiné à la préparation ou au supplément du cours ; partant ; c’est un livre qui ne peut pas se soutenir seul, et qui, destitué de la voix puissante du maître, n’est qu’un squelette décharné ; SCHWEPPE est déjà ancien, et notamment en ce qui concerne la procédure, il n’a pu profiter des excellentes recherches de BETHMANN-HOLLWEG ; ZIMMERN n’est malheureusement pas complet, MAREZOLL est traduit, REIN n’a écrit que pour des philologues ; son histoire, destinée à faciliter la lecture des grands auteurs classiques, s’arrête aux premiers siècles de l’empire, et ne s’occupe pas de la plus brillante époque de la jurisprudence romaines C’est un livre que nous voudrions voir dans les mains de tous nos jeunes philologues, mais qui ne convient pas aussi parfaitement à des jurisconsultes, encore bien que nous regardions comme la condition indispensable d’une bonne éducation juridique de longues et sérieuses études philologiques, études auxquelles on se livre avec ardeur en Allemagne, mais dont en France, et a la Faculté même, on ne paraît pas soupçonner l’importance.

7. Restait l’ouvrage de Walter, et celui-là du moins remplissait toutes les conditions que nous pouvions exiger. Écrit récemment (la dernière partie date de 1840) par un professeur qui s’est constamment tenu au courant de la science, ce livre, purement historique, sans mélange aucun de droit actuel, nous semble l’œuvre sinon la plus originale, du moins la plus complète qu’on ait publiée sur l’histoire du droit romain.

Walter a ce grand mérite que tout en résumant parfaitement les mille recherches dont le droit romain a été l’objet, il est excessivement sobre de noms de commentateurs, et qu’au lieu de perdre le lecteur dans une foule de citations impossibles à vérifier, il se contente de donner l’indication des textes seuls, de façon que l’étudiant, n’eût-il même qu’une médiocre connaissance du droit romain, peut vérifier sans beaucoup de peine les assertions de l’auteur. En somme, ce livre, écrit avec une bonne foi parfaite, et dans lequel un travail immense se cache sous une grande simplicité, est un digne pendant de ce Manuel du Droit canonique, qui, depuis longtemps, a placé son auteur au meilleur rang parmi les jurisconsultes modernes.

8. Walter a divisé son livre en cinq parties : 1° Histoire de la Constitution ; 2° Histoire des Sources du Droit ; 3° Histoire du Droit privé ; 4° Histoire de la Procédure civile ; 5° Histoire du Droit criminel. Toutes ces histoires publiées séparément, à d’assez longs intervalles, n’ont pas toutes le même mérite. L’histoire de la Constitution, déjà parue depuis plusieurs années, est un ouvrage très estimable. Les derniers temps de l’empire sont vivement touchés : mais, et surtout dans la première partie, on reconnaît trop l’influence toute-puissante de Niebuhr ; certains chapitres ont besoin d’être revus, et l’auteur le sent mieux que personne, si, comme nous croyons le savoir, il s’occupe actuellement de refondre cette première partie de son livre, qui à elle seule peut faire un magnifique ouvrage.

L’Histoire des Sources est étranglée et tient à peine quelques pages ; mais l’Histoire du Droit privé, celle de la Procédure civile, et celle du Droit criminel, les derniers morceaux sortis de la plume de l’auteur, sont faits de main de maître et demandent un traducteur. Ce sont ces trois dernières parties, qui forment comme autant d’ouvrages distincts, que nous nous sommes proposé de traduire en premier, réservant pour la fin l’Histoire de la Constitution et celle des Sources, dont nous attendons le prochain remaniement.

9. Dans la traduction d’un ouvrage de ce genre, nous n’avons pas cru devoir nous astreindre à la rigueur d’une interprétation littérale, et nous ne nous sommes fait aucun scrupule d’ajouter certaines réflexions, d’étendre quelques points, d’en resserrer ou d’en déplacer quelques autres, de faire passer quelquefois le texte dans les notes, ou les notes dans le texte. En un mot, nous en avons usé avec la plus grande liberté, pensant qu’en cette affaire l’important était de faire connaître clairement à nos lecteurs, non pas le style de Walter, mais la substance même des idées et des lois romaines. A ce désir d’être clair, nous avons tout sacrifié, nous étant proposé pour but, non point d’affecter une savante obscurité, mais au contraire d’amener le jeune jurisconsulte, sans effroi, et même avec quelque plaisir, dans ces belles voies de la jurisprudence romaine ; nous croirons avoir gagné le prix, si nous l’enhardissons jusqu’à venir à nous, sans trop s’intimider de ces amas de commentaires qui obstruent l’entrée de la science, et à la vue desquels se sentent défaillir les glus fermes courages.

E quanto a dir quai era, e cosa dura,

Questa selva selvaggià, ed aspra e forte

Che nel pensier rinuova la paura,

Tanto e amara che poco e piu morte[3].

Si le lecteur a le courage de s’aventurer à notre suite, peut-être sera-t-il étonné de voir combien l’histoire est une sûre maîtresse pour l’enseignement de la science, et comme avec un pareil guide la marche devient facile ; la procédure civile est la partie la plus obscure et la moins connue de toute la jurisprudence romaine, et cependant nous espérons qu’après une lecture attentive de cet ouvrage, qui n’est pas de bien longue haleine, les plus grandes difficultés seront disparues, et que le lecteur se fera des institutions judiciaires des Romains une idée beaucoup plus nette que s’il se fatiguait à lire les innombrables commentaires écrits sur le quatrième livre des Instituts ; c’est qu’en effet les erreurs et l’obscurité des commentaires viennent presque toujours du défaut de notions historiques exactes, et que la logique la plus rigoureuse est impuissante à trouver un principe de droit positif qu’un passage de Cicéron ou un fragment de Gaius révèleront sans peine au lecteur le moins attentif.

10. Il est encore une modification que nous avons faite au livre de Walter, et dont, nous l’espérons, on ne nous saura pas mauvais gré. Walter ne fait qu’indiquer le texte des lois ou des auteurs classiques qu’il cite à l’appui de ses opinions ; nous avons mis au ]rias des, pages les textes entiers pour que le lecteur jugeât, pièces en main, le mérite et la vérité des idées de l’auteur. L’usage de renvoyer au Code ou au Digeste pour la vérification des textes allégués va directement contre son but, qui est de faire travailler l’étudiant ; il est impossible qu’au bout d’un temps fort court, le lecteur le plus courageux ne soit fatigué de ces recherchés longues et difficiles ; et alors, ou il abandonne une étude pénible, ou, ce qui est aussi n1àui vais, il croit son maître sur parole et renonce à toute recherche. Que si, au contraire, vous lui facilitez le travail en lui mettant. sous les yeux les preuves les plus importantes ; si vous l’initiez du premier coup aux mystères d’une science qui roule sur un nombre de textes plus limité qu’on ne pense, vous l’intéresserez peu à peu à la lecture de ces anciens monuments ; il prendra goût à la langue d’Ulpien comme à celle de Cicéron ; il s’habituera au style de Dioclétien comme à la phrase pompeuse des Novelles, et quand il abordera le Digeste même ou le Code, il retrouvera, à chaque pas, d’anciens souvenirs qui lui rendront plus légers les ennuis clé la route, D’ailleurs on n’écrit pas toujours pour les seuls étudiants ; les savants, autres que les jurisconsultes, et même les gens du monde qui ne sont savants ni par goût ni par état, peuvent désirer connaître au moins superficiellement les mystères de la jurisprudence romaine. Pourquoi ne pas leur présenter sous un format commode et à peu de frais ce que le droit romain a de plus précieux comme histoire, comme morale, comme littérature ? Il me semble que dès qu’on soumet un livre au public, toute la peine doit être pour l’auteur, tout le plaisir pour le lecteur ; mais dans la plupart des livres de jurisprudence, c’est le contraire qui a lieu, et il semble à voir citer en guise de preuves toutes ces indications abrégées des lois romaines, qui semblent autant de mots de grimoire, que l’auteur se fasse un malin plaisir de défier la bonne volonté de ses lecteurs en la fatiguant à outrance par une suite d’énigmes indéchiffrables. A la vue de ces signes bizarres on pense involontairement à l’Intimé, ce modèle parfait en l’art des citations.

 

La loi si quis carvis, DIGESTE

DE VI, paragrapho, Messieurs, caponibus

Est manifestement contraire à cet abus.

 

 

 



[1] THÉOPHILE, Inst., I, 6 § 4. Les Romains, qui passaient toute l’année en guerre, quand venait l’hiver et ses empêchements, déposaient leurs armes et s’occupaient d’affaires ; car la paix venue, ils ne pouvaient vivre sans plaider.

[2] Jourdan a eu, nous le croyons, quelque part dans un résumé fort bien fait de l’histoire de la procédure romaine, résumé qui attestait chez son auteur les plus heureuses dispositions pour l’étude du droit ; je veux parler de la thèse soutenue par M. Burnouf de Re judiata et de rei judiciariæ apud Romanos disciplina. Paris, 1524. Il est à regretter pour la jurisprudence que M. Burnouf, comme un autre Leibnitz, ait abandonné cette science dans laquelle il avait si brillamment débuté.

[3] Dante Alig., Cant. I, chap. I, v. 4-7.