IX. — LA CONSPIRATION DES PRISONS : LES CARMES ; SAINT-LAZARE ; L'HÔTEL TALARU ; LA MAISON DES OISEAUX ; LE PLESSIS. Les conspirations des prisons, qui donnaient tant à faire au bourreau, simplifiaient beaucoup la besogne de l'accusateur public. Quand il y avait un prisonnier, dit Réal, sur le compte duquel on n'avait pas d'indices certains, Fouquier-Tinville disait : Il n'y a qu'à le mettre à la première conspiration que nous ferons. On en fit pour toutes les prisons. On procédait par inoculation, méthode récemment inventée pour tout autre chose. On donnait à telle ou telle maison le mal de conspiration en y transférant des prisonniers du Luxembourg, comme du lieu qui en était notoirement infecté[1]. A partir de ce moment, s'il éclatait quelque murmure parmi les prisonniers, si quelques signes manifestaient qu'ils n'étaient pas contents de leur sort, c'en était assez, ils étaient pris en flagrant délit d'intelligence avec les conspirateurs déjà frappés ; et les rigueurs qui allaient s'aggraver dans cos derniers temps, les perquisitions, l'enlèvement de l'argent, des couteaux, des rasoirs, les gênes de la table commune, furent regardés dans les prisons, à la Force, à Saint-Lazare, à Port-Libre[2], comme autant de moyens inventés pour échauffer les esprits et y développer le germe de révolte qu'ils devaient recéler. A Port-Libre, on désespéra d'y réussir : Cette maison, dit Coittant, ne se démentit jamais par sa sagesse et sa prudence. Les administrateurs de police qui étaient chargés de son régime ne pouvaient dissimuler leur fureur, en voyant échouer les projets qu'ils avaient conçus pour faire révolter les prisonniers à force d'atrocités[3]. Et cependant, là aussi, il y eut des moutons (dénonciateurs), et le tribunal révolutionnaire trouvait des coupables, ne fût-ce que des coupables de blasphème envers le gouvernement[4]. Au Plessis, le geôlier Haly s'était affidé quelques brigands qu'il lançait parmi les détenus pour les épier et jouer ensuite le rôle de dénonciateurs et de témoins ; mais les listes de proscription furent rédigées avec un désordre et une confusion qui décelaient la fraude. Parmi ces conspirateurs signalés à la vindicte de Fouquier-Tinville, il y en avait plusieurs qui étaient déjà guillotinés[5]. Aux Carmes, la tentation était grande de supposer une conspiration ; car on y trouvait l'élite de l'ancien et du nouveau régime Boucher d'Argis, ex-lieutenant particulier au Châtelet ; le prince de Salm-Kirbourg, le prince de Montbazon, Rohan, ex-amiral, le général Gouy d'Arcy, le général Alexandre de Beauharnais, tous deux anciens constituants, le marquis Carcadot, le comte de Querhoent, maréchal de camp ; le comte de Soyecourt, Leroy de Grammont, Hercule de Caumont, l'Irlandais Thomas Ward, général de brigade à l'armée du Nord, et un autre vaillant combattant, celui-là dans la presse, ancien officier aux gardes française, Champcenetz, le spirituel rédacteur des Actes des Apôtres. Ajoutons Deschamps-Destournelles, ancien ministre des contributions publiques, celui qui a rempli de ses inscriptions philosophiques la chambre faussement dite des Girondins, et le fameux Santerre, ancien commandant de la garde nationale de Paris. On y avait compté le général Hoche qui, le 27 floréal, fut transféré à la Conciergerie ; on y compta bientôt Vigée et Coittant qui, le 6 thermidor, arrivèrent de Port-Libre. Parmi les femmes, il faut citer madame de Beauharnais qui fut l'impératrice Joséphine, et madame Charles de Lameth ; la duchesse d'Aiguillon, née de Noailles, et Delphine Sabran, veuve du jeune Custine. N'oublions pas, au milieu de cette brillante compagnie, les pauvres époux Loison, qui dirigeaient un petit théâtre de marionnettes aux Champs-Élysées, et furent emprisonnés, guillotinés, pour avoir habillé une de leurs poupées en Charlotte Corday et lui avoir fait crier : A bas Marat ![6] Les autres se trouvèrent tout à coup compromis par un cri contre Robespierre. Un chirurgien nommé Virol, dont les facultés étaient troublées par l'influence d'une captivité prolongée, se mit un jour à crier : Robespierre est un scélérat ! On regarda ce cri comme le signal de la conspiration. Une information rapide réunit tous les fils du prétendu complot. Un des témoins (Belavoine), déclarait que le 11 messidor, se promenant avec Virol et quelques autres, il fut question du projet de mise en liberté des détenus ; qu'alors Virol répondit avec humeur que Robespierre était un scélérat qui imaginait toujours de nouvelles conspirations pour jeter la défaveur sur ces détenus et faire croire qu'ils étaient toujours un danger ; qu'on était bien loin de s'occuper d'eux ; que Saint-Just et Collot-d'Herbois étaient de f... gueux ; qu'il avait guéri de... un de ces coquins qui ne l'avait pas encore payé ; et le déclarant, autant qu'il se le rappelait, croyait qu'il avait nommé Saint-Just. Un autre confirmait le fond de cette déposition que Virol, interrogé, repoussa ; un troisième se plaignait d'avoir été molesté par plusieurs détenus, parce qu'il observait qu'ils entretenaient des correspondances avec leurs femmes au dehors, en leur jetant des écrits par une fenêtre qui a communication dans le jardin voisin. Un autre encore parlait d'un projet d'évasion : la corde du poids de l'horloge y devait servir ; et cette corde, habilement soustraite, avait été retrouvée en effet cachée sous le lit du comte de Champagnet. Celui-ci, interrogé à son tour, ne niait pas qu'il ne l'eût prise ; il convenait même qu'il y avait fait des nœuds pour que, si un événement malheureux fût arrivé, il en usât pour chercher à se sauver ; mais il soutenait qu'il n'avait point confié son secret à d'autres et qu'il n'y avait pas complot[7]. Mais il ne fallait pas tant de preuves pour les convaincre ; et tandis que Virol, effrayé, se jetait par la fenêtre et se brisait la tête, le 30 messidor (18 juillet), une liste de cinquante et un détenus était soumise au Comité de salut public. Une telle liste n'arrêtait pas longtemps l'attention du Comité. Nous le savons par le témoignage de Trinchard, un des jurés du tribunal révolutionnaire, président de la commission populaire du Muséum. Un jour (précisément au commencement de thermidor) comme il s'était rendu avec Subleyras, un de ses collègues, au Comité pour s'expliquer sur une lettre où Saint-Just se plaignait que la commission n'allait pas, il y rencontra Saint-Just, à qui le citoyen Lanne, adjoint à la commission civile, présentait une liste. Saint-Just jeta un coup d'œil dessus, signa en souriant et la passa de suite à Billaud-Varennes qui la regarda et dit : Je le veux bien, et la signa ; et il ajoute que cette manière de signer sans entendre aucun motif de ce que contenait la liste dont était porteur le citoyen Lanne, lui fit présumer que cette liste pouvait avoir des rapports aux prisons ; qu'il témoigna ce soupçon au citoyen Subleyras, son collègue, en touchant son coude ; que Subleyras lui fit signe de ne point manifester aucun signe d'approbation ni d'improbation[8]. Était-ce notre liste ? c'est bien possible, car les temps concordent[9] ; or, cette liste funèbre porte sur les registres du Comité les signatures de Saint-Just et de Billaud-Varennes, avec celles de Prieur et de Carnot[10]. Quoi qu'il en soit du rapprochement, les quarante neuf auxquels se trouvait réduite la liste primitive[11], transférés à la Conciergerie, comparurent le 5 thermidor (23 juillet) devant le tribunal. Quarante-six furent condamnés, et notamment le général Beauharnais, qui aurait dû en être moins surpris, lui qui écrivait, la veille de son jugement, à sa femme : Dans les orages révolutionnaires, un grand peuple qui combat pour pulvériser ses fers doit s'environner d'une juste méfiance et plus craindre d'oublier un coupable que de frapper un innocent[12] ; avec lui Champcenetz, plus justement suspect par son journal ; Champcenetz qui, sous le coup de la sentence, trouvait encore un mot pour rire, et s'adressant au président Coffinhal : Pardon, président. Est-ce ici comme dans la garde nationale ? peut-on se faire remplacer ? (t. I, p. 402.) Au train dont on allait, il semble qu'on ne pouvait pas manquer d'accomplir, et au delà la parole de Barère, rapportée par Trinchard, que le Comité avait pris des mesures pour que, dans deux mois, les prisons fussent évacuées[13]. Mais ce n'était point assez. En supprimant, par le décret du 27 germinal, les commissions de province dont le zèle ne paraissait point assez sûr, la Convention avait fait refluer tous les suspects des départements à Paris, et l'activité du tribunal révolutionnaire pouvait n'y plus suffire : c'est pourquoi le Comité de salut public prit, le 4 thermidor, l'arrêté suivant : 1° Il sera nommé, dans trois jours, des citoyens chargés de remplir les fonctions des quatre commissions populaires créées par décret du 13 ventôse. 2° Elles jugeront tous les détenus dans les maisons d'arrêt des départements. 3° Elles seront sédentaires à Paris. 4° Les jugements de ces commissions seront révisés par les Comités de salut public et de sûreté générale en la forme établie[14]. Notons avec Saladin qu'il n'y avait pas de forme établie. Cet arrêté contenait un art. 6 ainsi conçu : Il sera fait un rapport à la Convention sur l'établissement de quatre sections ambulatoires du tribunal révolutionnaire pour juger les détenus dans les départements, renvoyés à ce tribunal. On a encore une expédition de cet arrêté où l'on trouve l'art. 6 en ces termes, avec la mention Signé au registre : Barère, Dubarran, Prieur, Carnot ; et pour extrait : Carnot, Collot-d'Herbois, Couthon, Saint-Just, etc.[15]. Et c'est en faisant allusion à cet arrêté que, le 5 thermidor, le jour de l'immolation des quarante-neuf détenus des Carmes, Barère disait à la tribune que, malgré la célérité des jugements des grands conspirateurs, le nombre en était si grand dans tous les points de la République, que la veille, les deux Comités avaient pris des mesures pour les faire juger tous en peu de temps[16]. Mais pourtant le Comité de salut public recula devant l'impression que devait produire cette quadruple forme du tribunal révolutionnaire, allant faire ses fournées partout, promenant dans les départements tout l'appareil de sa sanglante justice ; et l'art. 6 de l'arrêté primitif fut remplacé par l'article suivant : Il sera pourvu à la nomination des commissions révolutionnaires qui paraîtront nécessaires pour le jugement des détenus renvoyés au tribunal[17]. C'étaient des auxiliaires promis au tribunal séant à Paris. En effet, ses deux sections semblaient devoir succomber à la tâche. On n'avait même plus le temps de fournir à l'accusateur public les pièces dont il avait besoin pour donner une ombre de motif à ses réquisitoires. Le 7 thermidor, Fouquier-Tinville écrivait aux citoyens composant la commission populaire séante au Muséum : Citoyens, Le 2 du courant, le Comité de salut public m'a remis vos feuilles des détenus sous les numéros 3, 4, 5, 8, 9, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 40, 42, contenant cent cinquante prévenus ou environ ; il ne m'a été remis des pièces que pour cent ou environ, encore presque toutes ne consistent que dans le tableau donné par la section ; et il paraîtrait que c'est à la commission qu'elles sont restées ; pourquoi je vous invite à me les renvoyer sur-le-champ, et notamment celles concernant les nommés Bruni, la veuve Vigny et son fils, la femme Colbert Maulevrier, les deux femmes Narbonne-Pelet, la fille Guérin, leur femme de confiance ; la femme d'Ossun, Crussol-d'Amboise, Clermont-Tonnerre, la femme Chimay, la veuve d'Armentières, Frécot-Lenty, Saint-Simon, la femme Querrohent, Thiart, la femme Monaco, et Viothe, intendant de son mari. J'ai bien écrit aux sections, qui m'ont répondu vous les avoir envoyées, et ces particuliers sont demain mis en jugement. Salut et fraternité. Signé : A.-Q. Fouquier[18]. Ainsi une mise en jugement était décidée avant qu'on eût les pièces. Les pièces manquaient pour une cinquantaine de prévenus ; et l'accusateur public n'en devait pas moins faire, n'en fit pas moins son réquisitoire contre eux le lendemain ! Les choses, en effet, se précipitaient, comme si le Comité de salut public eût senti que le temps allait se dérober à lui et sauver ses victimes. Le Luxembourg et les Carmes avaient seuls payé encore leur tribut funèbre à la prétendue conspiration. Saint-Lazare allait suivre. Si les vexations de toutes sortes avaient suffi pour provoquer un complot, le désir secret du Comité de salut public aurait dû y être bien aisément satisfait. L'administrateur Bergot et le nouveau geôlier Semé semblaient s'entendre pour opprimer les malheureux, les injuriant, les volant, et ne les volant pas seulement pour les voler, mais pour leur imposer les privations les plus cruelles. Ces monstres, disait Bergot, en enlevant à un prisonnier une tabatière où était le portrait de sa femme, ces monstres se consolent avec les portraits, d'être privés des originaux, et ils ne s'aperçoivent plus qu'ils sont en prison. — Et les détenus ne conspiraient pas ! On en fut réduit à inventer là aussi, pour eux, le complot nécessaire. L'Italien Manini, dénonciateur émérite, et le serrurier Coquery en furent, l'un l'organisateur, l'autre l'agent aveugle, et le projet une fois conçu, on dressa les listes de ceux que l'on y voulait impliquer[19]. On tient ces détails d'un prisonnier qui, réputé patriote, fut consulté lui-même sur le complot et sur la composition des listes. Il déclara qu'il ne savait rien du complot, et il ne dit rien des personnes que pour en faire rayer quelques-unes ; mais il ne réussit pas à sauver le jeune de Maillé, personnellement convaincu de conspiration pour avoir jeté un hareng pourri à la tête d'un guichetier : Je représentai inutilement, dit notre narrateur, qu'il n'était qu'un étourdi de seize ans qui ne songeait qu'à folâtrer. — Laissons-le toujours, me dit-on, il s'en retirera peut-être. Il ne s'en est pas tiré du tout[20]. Quand notre prisonnier eut signé son interrogatoire, le commissaire lui dit, en jetant les yeux sur les listes qu'il tenait dans les mains : En voilà une centaine ; il doit y en avoir plus que cela ici. — Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de conspirateurs ici, hasarda l'autre. — Nous en avons trouvé trois cents au Luxembourg ; nous en trouverons bien autant à Saint-Lazare, dit le commissaire ; et il termina l'entretien[21]. Notre détenu prévint ceux qu'il connaissait, et le bruit d'un complot se répandait en même temps parmi les prisonniers. Personne n'y croyait ; et comment y croire ? Il s'agissait d'un projet d'évasion ainsi combiné : on devait d'abord scier le barreau d'une fenêtre (c'était l'affaire du serrurier Coquery) ; de cette fenêtre à la terrasse du jardin, il y avait vingt-cinq pieds, et sous la fenêtre la guérite d'une sentinelle. C'est par-dessus la guérite de la sentinelle que l'on aurait, au moyen d'une planche, fait, de la fenêtre à la terrasse, un pont par où tous les prisonniers se seraient évadés. Voilà le complot de Saint-Lazare. Il est bien entendu que les prisonniers, une fois sortis, devaient assassiner les membres des Comités, etc. Parmi les vingt-cinq qui fuient traduits le premier jour (6 thermidor) pour cette prétendue tentative d'escalade et de meurtre, était l'abbesse de Montmartre, âgée de soixante-douze ans, et Mme de Meursin, atteinte d'une paralysie des jambes : on l'accusait d'avoir voulu s'échapper sur une planche suspendue, elle qui, les portes étant ouvertes, n'aurait pas même pu sortir de prison ! Tous les vingt-cinq n'en furent pas moins condamnés[22]. J'ai vu, dit Sirey, en parlant de Mme de Meursin et de l'abbesse de Montmartre, j'ai vu ces deux victimes descendre du tribunal pour aller à l'échafaud : on portait l'une, on traînait l'autre[23]. On ne se donnait pas, d'ailleurs, la peine de trouver partout un cas ou un symptôme de conspiration ; et, comme Port-Libre qu'on ne réussissait pas à faire conspirer, l'hôtel Talaru et la paisible maison des Oiseaux eurent aussi leurs fournées. A l'hôtel Talaru, on commença par l'ancien maître de la maison. Le 4 thermidor, le vieux marquis en fut enlevé avec Boutin, ancien trésorier de la marine, connu par son beau jardin anglais qu'il avait nommé Tivoli, et Laborde, ancien fermier général, renommé par son goût passionné pour les beaux-arts et en particulier pour la musique[24], et tous trois furent associés à la dernière fournée du Luxembourg. Trois jours après venait le tour de la maison des Oiseaux. Depuis plus de six mois,
dit l'auteur de notre récit, sur cent soixante
malheureux qui y étaient enfermés, deux seuls prisonniers avaient été tirés
de la maison pour être immolés, lorsque le 7 thermidor (25 juillet, vieux style), à cinq heures du soir, tandis que chacun était dans sa
chambre, ou paisiblement rassemblé dans celles de ses compagnons d'infortune,
on entendit un bruit confus de voix dans la rue, qui annonçait quelque
événement. Aussitôt on voit un chariot immense, traîné par quatre chevaux ;
quatre gendarmes se présentent à l'instant dans la cour, suivis d'un huissier
du tribunal révolutionnaire, qui semblait, par sa physionomie et sa stature,
n'être destiné qu'à annoncer des choses sinistres. Cet homme farouche donne
aussitôt l'ordre au concierge de sonner la cloche pour que tout le monde au
même instant se rassemble dans la cour ; chacun s'y rend en tremblant sur sa
destinée ; quelques-uns cependant se flattaient encore qu'il était peut-être
question de transférer des prisonniers dans une autre maison[25]. On fait
l'appel, et bientôt les doutes se dissipent : la princesse de Chimay, les comtesses
de Narbonne-Pelet et Raymond-Narbonne, le vieux Clermont-Tonnerre, Crussol
d'Amboise, l'évêque d'Agde (Siméon de
Saint-Simon) et plusieurs autres sont appelés, rangés sous la porte,
au delà de la ligne du ruisseau. C'est à peine si la comtesse Raymond-Narbonne
peut embrasser sa petite fille et la recommander à la duchesse de Choiseul.
Ce n'est pas elle qui eût sollicité une faveur de ses bourreaux, elle qui,
reprenant sa place et voyant une de ses compagnes demander quelque chose à l'huissier,
lui dit : Ne vous avilissez pas à faire la moindre
demande aux hommes de cette espèce[26]. La charrette n'en reçut que onze ce jour-là : elle allait achever son chargement à la Bourbe (Port-Libre) ; mais elle revint le lendemain. L'horreur que cette voiture inspira à ceux qui purent la voir de leurs fenêtres fut extrême ; la terreur profonde qu'avait encore laissée l'événement de la veille grossissait à leurs yeux le chariot de la mort, si bien qualifié par un des détenus du nom de la grande bière roulante. Elle parut à tout le monde le double de celle de la veille ; elle était vide, et tout portait à croire qu'on venait la remplir par trente ou quarante prisonniers. Aussitôt la cloche sonne : glas funèbre ! Le concierge aurait voulu qu'on procédât par appel individuel et dans les chambres : plusieurs femmes étaient encore malades des émotions de la veille ; mais l'huissier refusa : Il le faut, dit-il, pour que cela serve d'exemple aux autres. — On sonne donc, on ordonne à tous les détenus de descendre dans la cour pour y entendre leur destinée : chacun descend en tremblant ; on hésitait au bas des escaliers, craignant que chaque pas n'approchât du ruisseau qui faisait la ligne de démarcation entre la vie et la mort[27] ; et les victimes mises sur la charrette, on part pour l'aller remplir dans une autre maison. La veille elle était allée prendre au Plessis une autre
noble femme, Thérèse-Françoise de Stainville, princesse de Grimaldi-Monaco : la femme Monaco, comme disait Fouquier. Jamais, dit un de nos récits, plus de grâces, de charmes, d'esprit et de courage ne
furent réunis dans la même personne. Déclarée suspecte en vertu de la
loi du 17 septembre, et d'abord gardée chez elle, elle avait pris la fuite,
ayant su qu'on la voulait mettre en prison, et elle fut recueillie par une
amie qui brava les perquisitions pour lui sauver la vie. Mais ne voulant pas
la compromettre, elle gagna la campagne, puis revint à Paris, où elle fut
arrêtée[28].
Quand on lui remit son acte d'accusation, elle refusa de le lire : Pas la plus légère émotion n'altéra ses traits ; elle
distribua aux indigents, qu'elle soulageait habituellement, tout l'argent qui
lui restait, embrassa sa femme de chambre, et se sépara de nous, comme après
une longue route on quitte des compagnons de voyage dont la société nous fut
utile et douce[29]. Condamnée (8 thermidor), elle se déclara grosse ; mais
dès le lendemain — le 9 thermidor ! que n'attendait-elle un jour de plus ? —,
elle écrivit à Fouquier-Tinville pour retirer sa déclaration ; elle n'avait
voulu gagner un jour que pour couper elle-même sa chevelure et l'envoyer à
ses enfants, comme elle le disait à Fouquier dans sa lettre : Citoyen, Je vous préviens que je ne suis pas grosse. Je voulais vous le dire ; n'espérant plus que vous veniez, je vous le mande. Je n'ai point salit ma bouche de ce mensonge dans la crainte de la mort ni pour l'éviter, mais pour me donner un jour de plus, afin de couper moi-même mes cheveux, et de ne pas les donner par les mains du bourreau. C'est le seul legt que je puisse laisser à mes enfants ; au moins faut-il qu'il soit pur. Choiseul-Stainville-Josèphe GRIMALDI-MONACO, princesse étrangère, et mourant de l'injustice des juges français. Et au dos : Au citoyen Fouquet de Tinville. — Très-pressée[30]. Elle arracha ses cheveux avec un morceau de verre, elle y joignit des lettres pour ses enfants, pour leur gouvernante, et c'est Fouquier-Tinville qu'elle chargeait de l'envoi par ce billet tracé d'une écriture belle et ferme : Citoyen, Je vous demande au nom de l'humanité de faire remettre ce paquet à mes enfants : vous m'avez eu l'air humain, et, en vous voyant, j'ai eu regret que vous ne fussiez pas mon juge ; je ne vous chargerai peut-être pas d'une dernière volonté si vous l'ussiez été. Ayez égard à la demande d'une mère malheureuse qui périt à l'âge du bonheur, et qui laisse des enfants privés de leur seule ressource ; qu'au moins ils reçoivent ce dernier témoignage de ma tendresse, et je vous devrai encore de la reconnaissance. Fouquier a-t-il envoyé les cheveux à leur adresse ? Je ne sais. Quant aux billets, il les plaça, dit M. Campardon, parmi les papiers de sa correspondance ordinaire, et ils y sont encore[31]. Un de nos récits ajoute aux derniers moments de la princesse de Monaco un trait qui, s'il est vrai, serait bien de sou temps. Avant de partir pour l'échafaud, elle aurait mis du rouge afin de dissimuler sa pâleur si elle avait un moment de faiblesse[32]. Tous les témoignages s'accordent d'ailleurs à nous dire avec quelle force et quel calme en même temps on la vit encourager les autres et marcher à la mort. On n'en avait pas fini avec les autres prisons. Le 6 thermidor, nous l'avons 'vu, vingt-cinq détenus de Saint-Lazare avaient été envoyés au supplice par le tribunal révolutionnaire. Le lendemain, 7 thermidor, il y en eut vingt-six, parmi lesquels, et en première ligne, le poète Doucher, le prisonnier assurément le plus soumis, le plus docile[33], qualifié chef de la conspiration de Saint-Lazare. Dès le 5, averti que son nom était sur la liste des proscrits, il renvoya son petit 1rnile à sa femme, brûla ses papiers inutiles, et remit en mains sûres les lettres de sa fille qui, jointes aux siennes, complètent une correspondance si intéressante sur la vie des prisons au temps de la Terreur. Le 6, il fit faire par le peintre Leroy son portrait avec cette inscription et ces vers tracés de sa main : À MA FEMME, À MES AMIS, À MES ENFANTS. Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux, Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ; Lorsqu'un savant crayon dessinait cette image, J'attendais l'échafaud et je pensais à vous. Le 6 au soir, il fut transféré à la Conciergerie ; et le 7 il était envoyé, lui vingt-sixième, à l'échafaud, avec André Chénier, le grand poète qui se plaignait de n'avoir rien fait pour la postérité et disait en se frappant le front : J'avais quelque chose là ; le baron de Trenck, Gratien de Montalembert, le marquis de Roquelaure, Créqui-Montmorency, etc. ; le 8 thermidor, vingt-cinq ; le 9 thermidor.... Mais nous voici au 9 thermidor, au jour des représailles. Le tribunal ne sera•t-il pas fermé ? Non, le président Dumas est arrêté, mais l'audience, commencée avec lui, se continue sous le juge Maire[34] ; Scellier préside la seconde section : vingt-quatre sur vingt-cinq d'une part, vingt-deux sur vingt-trois de l'autre sont condamnés. Quelqu'un demande que l'exécution soit remise au lendemain. Fouquier déclare quo rien ne doit arrêter le cours de la justice ; et les quarante-cinq montent encore sur les charrettes. Iront-ils jusqu'au lieu de l'exécution ? La révolution gronde dans la rue ; le peuple veut suspendre le convoi, détèle les chevaux, et. les bourreaux sont incertains ; mais des cavaliers accourent au triple galop : c'est Hanriot et tout son état-major ; il sabre le peuple, et le sacrifice s'achève[35]. C'est le dernier exploit d'Hanriot : Hanriot qui va manquer de cœur pour se défendre à l'hôtel de ville, lui et ses collègues ; que Coffinhal furieux jettera par la fenêtre, et que l'on ira ramasser tout couvert de fange dans un égout, pour le traîner, le 10 thermidor, devant le tribunal. Car le 10 thermidor le tribunal révolutionnaire s'ouvre encore, et Fouquier-Tinville est à son siège. C'est pour requérir la peine de mort contre Robespierre, mis hors la loi, et contre les autres, sur la constatation de leur identité. |
[1] Le Luxembourg, dit un de nos auteurs, avait déjà été taxé d'un semblable projet, et la mort sur l'échafaud de près de deux cents personnes semblait en attester la vérité. Il paraissait donc naturel qu'il communiquât le germe d'un pareil complot ; pour le rendre vraisemblable et pour y réussir, on inocula toutes les prisons en même temps, par le transfèrement dans chacune d'elles d'un prisonnier du Luxembourg. (Mémoires sur les prisons, t. I, p. 243.) Les geôliers ne manquaient pas de dire que c'étaient les prévenus qui se faisaient transférer pour propager l'insurrection partout. Témoin cette lettre du concierge de Saint-Lazare à Fouquier-Tinville :
Maison d'arrêt Lazare, du 6 thermidor l'an II de la
République une et indivisible.
Citoyen,
Je te préviens que le nommé
Deselle qui a été transféré hier de Lazare à la Conciergerie avoit été au
Luxembourg, et qui étoit de la même fabrique de conspiration de ceux qui ont
passer sous le glaive de la Loy. Il a été transféré à Lazare d'après une dispute
avec les administrateurs de police et je me persuade à croire qu'il se sont
fait transféré a plusieurs du Luxembourg pour faire part de la conspiration
dans les autres maisons d'arrêt. Voici les noms de ceux qui ont été transféré
avec de Selle, scavoir Vaudin et Labaye, aux Madelonnettes.
Salut
et fraternité.
VERNEY, concierge,
ci-devant porte-clefs au Luxembourg.
Au citoyen, Fouquier, accusateur près le tribunal révolutionnaire au Palais de Justice.
(Archives nationales, W 431, dossier 968, pièce 24.)
[2] Histoire des prisons, t. I, p. 166 et suiv. ; Mémoires sur les prisons, t. I, p. 233 et 245 ; etc.
[3] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 11.
[4] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 110.
[5] L'humanité méconnue, dans les Mémoires sur les prisons, t. I, p. 175.
[6] Les motifs énoncés dans le jugement sont moins graves. On se borne à dire qu'ils se sont montrés ennemis du peuple par les différents propos qu'ils ont tenus ; mais il est dit de la femme : Elle partageait les idées de son mari ; à la fête de l'inauguration de Marat, elle insulta à la mémoire de ce martyr de la liberté en le traitant de gueux et de scélérat. — Notons qu'ils sont qualifiés ex-nobles et parents d'émigrés (Archives, W 433, dossier 973, pièce 82) : — une manière de leur ôter l'intérêt que leur eût pu valoir leur qualité de joueurs de marionnettes !
[7] Saladin, Rapport, etc., Pièces, n° 23.
[8] Saladin, Rapport, etc., Pièces, n° 8, p. 114. Archives nationales, F⁷, 4438.
[9] Saladin, Rapport, etc., Pièces, n° 8, p. 112.
[10] Saladin, Rapport, etc., Pièces, n° 23, p. 183, 184.
[11] Virol, porté en tête de la première liste avec cette mention s'est donné la mort, ne figure plus sur la seconde. On y a retranché Dufourny, ex-président du département de Paris, et Destournelles, ex-ministre. On y a ajouté Bourgeois, ex-avocat.
[12] Sorel, p. 255. — Joséphine avait tenté en vain de prévenir l'emprisonnement et de sauver la tête de son mari. (Voyez sa lettre à Vadier, ibid., p. 256.) Elle fut emprisonnée elle-même ; et ses deux enfants, Eugène, âgé de 12 ans, et Hortense, de 11 ans, écrivaient à leur tour pour solliciter sa délivrance (19 floréal an II, 8 mai 1794). Elle ne fut sauvée que par le 9 thermidor.
[13] Saladin, Rapport, p. 46, et Pièces, n° 8, p. 114.
[14] Saladin, Pièces, n° 37. Minute de l'arrêté du 4 thermidor an II, relatif aux commissions révolutionnaires destinées pour les départements.
[15] Saladin, Pièces, n° 38. La pièce est aux Archives nationales, F⁷, 4438, n° 7.
[16] Saladin, Rapport, p. 22.
[17] Archives nationales, F⁷, 4438, n° 12.
[18] Saladin, Rapport, p. 26, 27.
[19] Voyez Mémoires sur les prisons, t. I, p. 244 et 292-296, et l'enquête faite à Saint-Lazare le 23 messidor par les administrateurs de police. (Archives nationales, W 431, dossier 968, pièces 21-21 ter.)
[20] Histoire des prisons, t. III, p. 9.
[21] Histoire des prisons, t. III, p. 10.
[22] Histoire des prisons, t. IV, p. 268. — Parmi les autres victimes, on trouve avec le jeune de Maillé son parent François de Maillé, grand vicaire du Puy-en-Velay, le comte Jean de Flavigny et Madeleine-Henriette-Louise de Flavigny, comtesse Desvieux, Élisabeth Dubois, veuve de Joli de Fleury, ancien avocat général, Catherine de Soyecourt, veuve du baron d'Hinnisdal de Fumale, le comte Gravier de Vergennes et son fils, Amable de Bérulle, ancien premier président du parlement de Grenoble, la duchesse de Beauvilliers de Saint-Aignan, les abbés de Montesquiou et de Boisbernier, Jean-François Gauthier, ex-page du tyran, âgé de 24 ans. (Voyez Campardon, Histoire du tribunal révolutionnaire, t. I, p. 532-534.) — MM. d'Hinnisdal, Joli de Fleury, de Meursin, de Saint-Aignan se déclarèrent enceintes. Mm. de Saint-Aignan, dont la grossesse remontant à trois mois et demi fut constatée, fut seule épargnée. (Archives, W 431, dossier 968, pièces 6, 12, 13.) Les trois autres furent envoyées à l'échafaud par un nouvel arrêt du 7 thermidor. (Ibid., pièce 14.)
[23] Sirey, le Tribunal révolutionnaire (frimaire an III), p. 24. — Voyez encore sur Saint-Lazare le récit d'un prévenu nommé Rouy, qui a pour titre : Assassinat commis sur quatre-vingt-un prisonniers de la prison dite Saint-Lazare par le tribunal révolutionnaire, les moutons et les fabricateurs de conspirations dans ladite prison, ensemble les horreurs qui furent exercées envers les détenus de ce tombeau des vivants (32 pages in-8°, sans date).
[24] Histoire des prisons, t. III, p. 100.
[25] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 189.
[26] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 191.
[27] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 194.
[28] Histoire des prisons, t. III, p 119.
[29] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 272.
[30] Archives, W¹ 431, dossier 968, pièce 7,
[31] Ces deux billets sont écrits sur deux petits carrés de papier. Celui qu'elle adresse à la gouvernante est enveloppé dans un autre quart de feuille portant ces mots : La citoyenne Chenevoy, gouvernante de mes enfants, rue de Monsieur. (Archives nationales, W 121. Voyez Campardon, t. I, p. 411-414.) L'arrêt du tribunal qui la déclare non enceinte et ordonne que l'exécution ait lieu dans les vingt-quatre heures est du 9 thermidor. (W 923, dossier 971, pièce 47.) Elle se trouva donc sur la dernière charrette !
[32] Histoire des prisons, t. III, p. 119.
[33] Depuis le 26, disait-il le 28 prairial, il nous est défendu d'avoir de la lumière dans nos chambres. Il faut souper et se coucher dans les ténèbres. Tous les détenus, il est vrai, ne se conforment pas à cet ordre. Mais, mon wiseman et moi, nous courbons la tête sous l'autorité, persuadés qu'il faut lui obéir partout, en liberté comme en prison, en prison surtout. On ne nous a pas mis ici pour avoir nos aises. D'ailleurs, le détenu le plus sage est celui qui se fait le moins remarquer. Cache ta vie est un mot qui aurait dé être fait tout exprès pour les maisons de détention. Du moins j'en ai fait ici la règle de ma conduite. (Lettres, t. II, p. 253.)
[34] Voici la trace qu'on en trouve dans le prononcé du jugement. La formule ordinaire est reproduite (elle était, comme toujours, écrite à l'avance) : Fait et prononcé le 9 thermidor de l’an II de la République, à l'audience publique, où siégeaient René-François Dumas, président, Ant.-Marie Maire, Gabriel Deliége et J.-B. Henry-Antoine Felix, juges, qui ont signé le présent jugement avec le commis greffier. — Puis avant les signatures la même main a ajouté : Et à l'instant de la prononciation de la déclaration du jury, le président s'étant retiré, le citoyen Maire a rempli les fonctions de président. Signé Maire, Deliége, Felix, Pesme, commis greffier. (Archives nationales, W¹, 433, 973, pièce 82.) — La signature de Dumas ne s'y trouve pas. Donc, cette fois au moins, il n'avait pas signé à l'avance.
[35] On trouvera un expose plus étendu de ces derniers actes du tribunal et de tout le drame sanglant de la conspiration des prisons dans mon Histoire du tribunal révolutionnaire de Paris.