LA TERREUR

TOME SECOND

 

LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE DE PARIS.

 

 

VI. — APPLICATION DE LA LOI DU 22 PRAIRIAL.

 

Un jugement ne doit comprendre que l'auteur ou les auteurs du crime et leurs complices. Le tribunal révolutionnaire avait déjà foulé aux pieds cette règle, quand il avait associé Danton, Camille Desmoulins, et Philippeaux, accusés de modérantisme, à Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine, Chabot, Bazire, accusés de concussion ; et ici même il y avait intention de confondre les deux causes : ils étaient tous, au sentiment de l'Incorruptible, des corrompus. Comment y tenir davantage quand on avait si peu de juges, et qu'il y avait tant d'accusés dans les prisons ? Tous, d'ailleurs n'étaient-ils pas réputés coupables d'un crime commun : ennemis de la République ? Ce fut donc sans le moindre scrupule qu'on les amassa pêle-mêle sur les mêmes bancs, sans avoir d'autre souci que de la place qu'ils pouvaient tenir ou du temps qu'ils pouvaient demander aux juges. Pour le temps, nous avons dit comment on savait l'abréger. Qu'on aille au greffe, dit Wolff, un des commis-greffiers, témoin dans le procès de Fouquier-Tinville, qu'on prenne indifféremment le premier carton qui tombera sous la main, on y trouvera vingt ou trente dossiers qui retraceront la mort de quarante ou cinquante personnes jugées après une heure de délibération des jurés : pour prendre lecture de la nomenclature des accusés, il aurait fallu plus d'une demi-heure, et pour prendre celle des pièces, souvent plusieurs jours. J'ai dit qu'on prenne le premier carton, et si l'on n'y trouve pas la preuve des crimes que je dénonce, je consens à monter à la place des accusés et à subir leur sort. (Campardon, t. II, p. 198.) — Il parlait en connaissance de cause. Sa signature est souvent au bas de ces jugements !

Les actes d'accusation, dit le substitut Cambon, n'étaient ordinairement signifiés aux accusés que la veille de leur mise en jugement, à dix ou onze heures du soir, et souvent on ne les signifiait qu'au moment de leur entrée à l'audience. (t. II, p. 306, cf. p. 309.) Quand on les portait aux prisonniers, le plus souvent ils les recevaient par un soupirail, et les distributeurs, dans les épanchements de leur gaieté féroce, dit un détenu de la Conciergerie, appelaient cela le Journal du soir. Souvent, ajoute-t-il, il était impossible aux accusés d'en prendre connaissance, faute de lumière. Qu'était-il besoin au reste, de les lire ? En voir un, c'était les connaître tous[1]. Ces actes mêmes étaient souvent altérés, surchargés arbitrairement : Je me propose, dit le même substitut aux jurés qui devaient juger Fouquier-Tinville, de remettre sous vos yeux un grand nombre d'actes d'accusation contenant quantité d'interlignes, de ratures et de renvois non approuvés ; quantité de blancs, destinés à recevoir les noms d'un plus grand nombre de victimes, et qu'on n'a pas pris la peine de barrer ; des noms d'accusés, mis par une main étrangère dans des actes d'accusation, postérieurement à leur rédaction, etc. Les noms de certains individus, quoique mis en jugement et condamnés, se trouvent rayés dans l'acte d'accusation ; d'autres, au contraire, sont condamnés, sans que leurs noms aient été portés dans l'acte d'accusation, et sans même qu'il conteste leur comparution à l'audience. Tantôt le nom d'un accusé se trouve sans prénom et sans aucune désignation, tantôt vous verrez un numéro en blanc, sans nom, prénom ni désignation quelconque, de sorte qu'il serait à présumer qu'on se disposait à y classer le premier venu. (p. 308, 309.) Réal confirme ce fait dans son rapport : L'accusateur public, dit-il, avait soin de laisser sur cette liste des places en blanc pour ceux qui pourraient venir dans la journée augmenter le casuel[2] ; et ce blanc était rempli, dépassé même. Dans un acte d'accusation, dressé par Fouquier-Tinville, il y avait vingt-deux accusés. Un fut acquitté, vingt-sept furent condamnés et exécutés, en telle sorte que pour six il n'y eut ni procès ni débats[3].

On se passe impudemment de témoins. Le silence des procès-verbaux d'audience le constate. Dans un jugement du 27 messidor, comprenant vingt-huit accusés, il y a trois témoins, dont deux connaissent un même accusé ; en telle sorte que pour les vingt-sept autres il n'y en a qu'un : un agent national du Comité de sûreté générale ! et les vingt-sept ne sont pas les complices d'un même acte : ils viennent de presque autant de pays différents[4]. On avait pourtant dans cette affaire dressé la liste des témoins à assigner pour divers accusés[5] : mais les témoins n'ont pas comparu. Bien plus, à propos de l'accusé Pelchet, architecte, on lit, à côté des noms de deux témoins à entendre, cette note de la main de Fouquier-Tinville à l'adresse de son substitut (Liendon) :

Ces témoins ne sont pas assignés sans doute par oubly, Je ne vois pas qu'il y ait impossibilité à faire juger sans témoin. Fais ce que tu pourras pour qu'il ne soit pas mis hors des débats. Tu auras dû voir bien s'il était besoin de témoins[6].

Il paraît que cela ne fut pas jugé nécessaire. Quant aux déclarations du jury, il y a des pièces où on lit : Tous les accusés ci-dessus dénommés ont été déclarés convaincus. Or, dans le nombre, il y en a qui n'ont pas comparu devant le tribunal et dont les noms, tirés de l'acte d'accusation où ils étaient compris, ont été rayés sans que la rature soit approuvée ! — Je ne parle pas des procès-verbaux d'audience. Quelquefois le greffier s'arrête au milieu de la liste des accusés[7] ; d'autrefois il les désigne en masse, renvoyant à. l'acte d'accusation ; sur les trois autres pages l'imprimé reste en blanc, sauf à la fin le nom du juge, Dumas, Naulin ou Coffinhal qui a signé par avance[8] !

Mais que dire des jugements ? Les jugements frappant en masse tant d'accusés qui pour la plupart ne s'étaient jamais vus ni connus, devaient se ressentir dans leur teneur de cet étrange amalgame. Souvent ils réunissaient dans le dispositif les faits spéciaux que l'accusation avait mis à la charge de chacun d'eux. C'est comme coupables de tous ces faits qu'ils étaient tous condamnés sans distinction de ce qui leur était propre. Tous devenaient solidaires, dans la sentence, des crimes divers imputés à chacun dans l'accusation[9].

Mais je signalais tout à l'heure une bien plus grande énormité dans les jugements. Le jugement, en effet, cette feuille de papier qui dispose de la vie d'un homme, était communément signé en blanc par les juges. Voici, dit Cambon, le mode qu'ils avaient adopté. Le greffier, mettait au bas d'une feuille de papier blanc ces mots : Fait et prononcé le... l’an II de la République française une et indivisible, à l'audience publique du tribunal, à laquelle siégeaient... qui ont signé le jugement avec le commis-greffier. Une fois cette formule signée, les juges ne s'occupaient plus de la matière avec laquelle le greffier composait le corps du jugement. Cet abus intolérable, continue-t-il, présente aujourd'hui les plus funestes résultats. Vous verrez que, dans presque tous les jugements rendus depuis le 22 prairial, les deux ou trois lignes commençant par ces mots Fait et prononcé... sont écrites de la même main, c'est-à-dire du greffier Legris, nous osons presque assurer de la même plume et de la même encre. Il en est plusieurs qui présentent un blanc considérable après les dispositions du jugement ; il en est d'autres dans lesquelles il a fallu écrire ces dispositions d'un caractère très-menu et très-serré, afin de pouvoir les encadrer dans le blanc laissé à dessein ; dans d'autres, on s'est servi, au contraire, d'un caractère très-gros et très-espacé pour rendre moins sensibles les blancs qui auraient resté ; dans d'autres enfin, il a fallu recourir aux marges pour ajouter les dispositions qui n'ont pu tenir dans le corps de l'acte[10]. (p. 310.)

Parmi les choses étranges qui sont la conséquence de cette rédaction irrégulière signalons ce fait. Dans la fournée des Carmes, le 5 thermidor[11], trois accusés furent acquittés. Vous les retrouverez à leur rang au nombre des condamnés comme le copiste les a trouvés dans l'acte d'accusation. Seulement leurs noms ont été rayés, mais plus tard, quand on s'aperçut de l'erreur, et sans que la rature soit approuvée. Ajoutons avec M. Campardon, qui a rangé les dossiers aux Archives — et j'ai vérifié le fait après lui — que dans quelques-uns, dans sept comprenant chacun une nombreuse fournée, il n'y a même pas de dispositif de jugement, ni ordonnance de prise de corps, ni déclaration du jury, ni condamnation.

Dans le premier, qui est du 26 prairial (W 386, dossier 898, 2e partie, pièce 69) on ne lit même pas la formule initiale ordinaire : Vu par le tribunal révolutionnaire. Au bas de la première page commence la transcription de l'acte d'accusation, avec des ratures non approuvées dans les noms et dans l'exposition, puis plus rien ; deux pages de blanc et au bas de la troisième le fait et prononcé, etc., de la main du greffier Legris avec les signatures de Naulin, de Maire et de Foucault au-dessous. On ne s'étonnera pas que le procès-verbal d'audience ne soit pas plus correct. On y lit les noms des juges et des jurés et à la quatrième page, au-dessous des blancs qui ne sont pas remplis, la signature du juge-président Naulin. Rien des accusés. Bien plus, dans les questions posées au jury et signées par Naulin, il n'y a pas de réponse. Au-dessous de la première signature il y a url blanc et après ce blanc la seconde signature : NAULIN (pièce 67). Chose singulière : les acquittés ont leur jugement particulier en règle (pièce 70) ; des condamnés nulle mention, ni dans les questions posées au jury ni dans la sentence. Seulement en tête du procès-verbal d'audience au-dessus de l'imprimé et comme à titre de renseignement on lit : Bacquelot, Billion Aubreau, Prévost, Dortet, Guérin, fille Godepain et Baudevin, morts ;Charbonnier, femme Maureau, Pitoys et Diot, acquittés.

Dans le jugement de la première fournée de Bicêtre (W 388, dos. 901, pièce 10) que l'on peut voir exposé au Musée des Archives, il y a le vu au commencement, le fait et prononcé à la fin, avec les noms des accusés et une partie de l'acte d'accusation dans l'intervalle, pour tout corps de jugement[12]. La déclaration ici est en règle : tous sont condamnés ; quant au procès-verbal d'audience (p. 7), il est comme tant d'autres : il donne les noms des juges et des jurés et promet ceux des accusés, mais on ne trouve plus qu'un imprimé menteur et des blancs jusqu'à la signature NAULIN.

Le jugement du 7 messidor, où sont compris Paysac et sa femme, coupables d'avoir donné asile à un proscrit du 31 mai, Rabaut Saint-Mienne (W 396, dossier 918, pièce 98), celui du 18, comprenant une fournée nouvelle de parlementaires de Toulouse (W¹ 408, dos. 939, 5e partie, pièce 65) et celui du 21, deuxième fournée du Luxembourg (W 410, doss. 943), ne sont pas autre chose que la transcription de l'acte d'accusation avec des blancs avant et après, et à la fin la formule ordinaire fait et prononcé et les signatures. Le 9 messidor (W 398, dossier 922), c'est bien plus exorbitant. Dans la feuille qui tient lieu de jugement (pièce 19) on ne trouve absolument que la formule finale à la deuxième moitié de la première page. Et non-seulement l'acte d'accusation n'est pas transcrit, mais il n'existe pas. Vous le chercheriez vainement parmi les interrogatoires antérieurs d'accusés et de témoins dont le dossier se compose. — Et ces hommes qui, d'après les pièces, ne sont ni accusés ni condamnés, n'en ont pas moins été exécutés.

Il n'y a pas seulement là un vice de forme ; et des exemples prouvent que ce n'est pas en vain que les formes sont rigoureusement prescrites en pareille matière. Cambon en cite dans son réquisitoire. Au ombre des magistrats du parlement Toulouse, se trouvait un conseiller nommé Perès. Il n'avait pas pris part à la protestation de ses collègues contre la dissolution du parlement. Un décret de l'Assemblée constituante l'avait reconnu ; les autorités de Toulouse s'étaient empressées de constater ses contre-protestations et sa conduite civique. Lorsque ses collègues furent renvoyés devant le tribunal révolutionnaire, l'accusateur public du tribunal de la Haute-Garonne l'y envoya avec les autres, non comme complice, mais comme témoin contre les accusés. Au jour du jugement, il vient à l'audience ; et le jugement rendu, il demande au greffier s'il est libre. Le greffier le prend pour un accusé ; et, comme il sait qu'on n'acquitte personne, il lui dit qu'il est condamné, et le fait ranger avec les autres. Perès proteste : son nom n'a pas été prononcé. Il invoque la liste. Le greffier feint de retourner le papier qu'il tenait à la main, et lui dit : Tu étais de l'autre côté. Et, malgré toutes ses réclamations, il fut guillotiné. Il n'était compris ni dans l'acte d'accusation, ni dans les questions posées au jury. Quant au jugement, il est resté en blanc. (t. II, p. 204).

Voilà pour les procédures. Quant au fond des jugements, on ne sait que citer entre toutes les monstruosités dont ils abondent. Parmi ces magistrats de Toulouse, condamnés pour avoir protesté contre la dissolution du Parlement, l'un, Mourlins n'y siégeait plus depuis dix ans ; deux autres, Molineri et Barrès, étaient, depuis cinq ans, exclus des délibérations de la compagnie, pour cause d'immoralité ; un quatrième s'était retiré depuis plusieurs années à la campagne. (t. II, p. 317).

Il y eut des erreurs de qualité, équivalant à des erreurs de personnes, car c'est souvent la qualité qui était le prétexte de l'accusation ; mais, à cet égard, les protestations ne servaient pas davantage. Darmaing était cité, comme maire de Pamiers, en compagnie de neuf autres habitants de l'Ariège, et il n'avait jamais exercé ces fonctions. Je ne suis pas le maire, s'écria-t-il, ce n'est pas moi que l'on juge !Quoi, lui dit Coffinhal, tu n'es pas véritablement le maire ?Non, répond Darmaing, et il présente les preuves qui le constatent[13]. — Ces scélérats, reprit Coffinhal, ils voudraient nous faire croire qu'il fait nuit en plein midi ! Et il fut mis hors des débats, c'est-à-dire envoyé à l'échafaud, sans plus être entendu (23 prairial an II).

Dans cette même affaire, un homme de loi, Jean-Paul Larive ne fut pas même interrogé. Mis hors des débats avec les autres, il dit aux juges : Citoyens, je vois bien que vous êtes pénétrés de mon innocence, puisque vous ne m'avez rien reproché. Il fut condamné à mort (p. 203).

Trois Bretons furent ainsi condamnés, qui ne purent être ni interrogés ni entendus : ils ne savaient pas un mot de français, et il n'y avait pas d'interprète. C'est le greffier qui le révèle, ne songeant qu'à s'excuser pour la correction de son acte : Il a été impossible d'avoir les noms de Perron, André et Toupon exactement, parce qu'ils sont Bas-Bretons, et qu'on n'avait point d'interprètes[14].

Ce que nous avons vu du maréchal de Mouchy, voulant partir sans réveiller la maréchale, et se réservant de l'avertir lui-même quand on lui dit qu'elle doit venir avec lui, prouve qu'elle n'avait pas reçu d'acte particulier d'accusation et qu'elle n'était pas davantage comprise dans l'acte de son mari ; et c'est ce qui résulte de l'acte même[15]. Le maréchal est seul en cause ; c'est lui seul en effet que l'arrêté du Comité de sûreté générale, à la date du 28 prairial an II, renvoyait devant le tribunal révolutionnaire[16]. Le nom de sa femme ne se trouve même ni dans la liste des vingt-trois accusés, donnée par l'acte d'accusation, ni dans la reproduction qui est faite de cet acte au corps du jugement[17]. Pour que tout fût de même teneur dans cette sorte de justice, elle ne fut pas même interrogée ! Un témoin du procès de Fouquier le constate : Le 9 messidor, dit-il, j'étais à l'audience où le maréchal de Mouchy et sa femme furent mis en jugement. Fouquier et Naulin siégeaient. Le maréchal fut interrogé, mais sa femme ne le fut pas. On en fit l'observation au président. Fouquier dit : L'affaire est la même, cela est inutile. Elle fut condamnée sans avoir été entendue (9 messidor.) (t. I, p. 373.)

Un autre jour, on vit apporter au tribunal un homme sourd, aveugle et paralytique, tombé depuis trois ans en enfance, M. Durand de Puy-Vérine. C'est Trinchard, devenu président de la commission populaire, qui avait ordonné ce renvoi :

Es-tu noble ? lui avait-il dit.

Pas de réponse.

Pourquoi as-tu conservé des médailles sur lesquelles était la figure de Capet ?

C'étaient, répondit Mme de Puy-Vérine, des jetons à jouer, renfermés dans une bourse.

Oui, oui, c'est entendu, reprit Trinchard, les gens de votre caste sont toujours attachés à la royauté. Vous êtes coupable d'avoir laissé ces jetons à votre mari[18].

Mme de Puy-Vérine accompagna le pauvre vieillard devant le tribunal. Elle monta avec lui dans la même charrette  — la dernière charrette ! Ils furent guillotinés le 9 thermidor[19].

Riouffe n'exagérait donc pas beaucoup lorsqu'englobant jugements et procédures, avant comme après la loi du 22 prairial, dans la même réprobation, il disait : On vit alors des hommes condamnés par méprise, le frère pour le frère, le père pour le fils, la mère pour la fille ; et ce n'était pas seulement l'accusateur public ou le président du tribunal qui se rendaient coupables de ces confusions et de ces méprises, tout le monde y prenait part : La canaille des huissiers, des sous-greffiers et de tous les subalternes, composée d'anciens recors ou de misérables qui savaient à peine lire, se déchaîna contre l'existence des citoyens. Ils insultaient, dans un griffonnage barbare, à ceux qu'ils assassinaient. J'ai vu, ajoute-t-il, apporter à une femme un acte d'accusation sur lequel était écrit : Tête à guillotiner sans rémission... Souvent on recevait un acte destiné à une autre personne ; alors l'huissier se contentait de substituer votre nom à celui qu'il effaçait[20]. Plusieurs fois, en buvant avec les guichetiers, ils en fabriquaient tout à coup de gaieté de cœur. En effet, ces actes étant imprimés avec un protocole commun à tous, il n'y avait que quelques lignes à remplir, et c'est dans ce peu de lignes que se commettaient les méprises les plus absurdes et toujours impunément. La ci-devant duchesse de Biron, entre autres, monta avec un acte d'accusation rédigé pour son homme d'affaires[21]. J'ai cité plus haut, en parlant du Plessis, Courlet-Vermantois, ancien militaire, pris, dit-on, et exécuté pour le chanoine Vermantois[22]. Citons encore Mme veuve de Maillet ou de Mayet, appelée pour la vicomtesse de Maillé. L'erreur fut reconnue ; mais Mme de Mayet fut retenue sur les gradins pour la raison qu'elle y eût été amenée vraisemblablement sous peu de jours, et qu'autant valait lui faire tout de suite son affaire[23].

Il ne servait pas toujours d'être acquitté quand on n'avait pas l'assentiment de l'accusateur public. Fretteau, ancien conseiller du Parlement de Paris, et depuis juge du tribunal de l'arrondissement, en fit l'expérience. Lorsque Fouquier en reçut la nouvelle :

Comment, s'écria-t-il, a-t-on pu acquitter Fretteau ? N'était-il pas noble, ex-conseiller, ci-devant constituant, fanatique ?

Mais, lui répondit-on, il n'y avait rien contre lui.

Il fallait lui reprocher d'avoir refusé pour instituteur un prêtre assermenté pour lui en préférer un non-assermenté. Au reste, ajouta-t-il, nous le rattraperons, je ne le lâcherai pas, je saurai le reprendre de manière qu'il n'échappera pas.

Il tint parole. Il refusa au défenseur l'expédition de l'ordonnance d'acquit, et peu après Fretteau, remis en jugement, était condamné à mort[24].

Les femmes condamnées n'obtenaient même pas toujours sursis quand elles alléguaient qu'elles étaient grosses. Si les gens de l'art déclaraient qu'ils n'étaient pas encore en mesure de prononcer, on passait outre. C'est un exemple que le tribunal avait donné au sujet d'Olympe de Gouges, dans la première partie de son institution, et qui se multiplia après la loi du 22 prairial les juges Maire, De-liège, Félix, Hamy, Scellier et Lohier furent plus tard spécialement incriminés pour ce fait[25].

 

 

 



[1] L'Humanité méconnue, par Paris de l'Épinard, dans les Mémoires sur les prisons, t. I, p. 158. Voyez aussi ce que dit Riouffe, ibid., p. 83 : Des guichetiers, chargés d'actes d'accusation, les colportaient de chambre en chambre, très-avant dans la nuit. Les prisonniers, arrachés au sommeil par leurs voix épouvantables et insultantes, croyaient quo c'était leur arrêt. Ainsi ces mandats de mort, destinés à soixante ou quatre-vingts personnes, étaient distribués chaque jour de manière à en effrayer six cents.

[2] Rapport de Réal dans les Mémoires sur les prisons, t. II, p. 489.

[3] Histoire des prisons, t. 1V, p. 276. — J'ai constaté la vérité des assertions de Cambon et de Réal dans un grand nombre des dossiers déposés aux Archives.

[4] Archives nationales, W 414, dossier 949, partie III, pièce 94.

[5] Archives nationales, W 414, dossier 949, partie III, pièce 95.

[6] Archives nationales, W 414, dossier 949, partie III, pièce 97.

[7] Archives nationales, W 409, dossier 941, etc., première fournée du Luxembourg ; W 428, dossier 963, etc. ; 433, dossier 972 (saint-Lazare, 8 thermidor). etc.

[8] Voyez le dossier des parlementaires de Toulouse, W 408, dossier 939, Ve partie, pièce 60 ; et encore W 386, dos. 897 (ici le procès-verbal n'est pas même signé), et 898 ; W 388, dos. 901 (première fournée de Bicêtre) ; W 396, dos. 918 ; W 411, dos. 945, etc. La mention imprimée que le président a prononcé aux accusés leur jugement de condamnation, etc., n'est ni remplie dans les blancs ni rayée : on se rappelle que, depuis le jugement de Danton, après avoir fait sortir les accusés pendant la déclaration du jury, on se dispensait généralement de les faire revenir pour entendre leur sentence. Le commis-greffier allait leur en donner lecture dans la prison. Une fois par exception cette formalité est mentionnée au procès-verbal : c'est dans l'affaire où La Roche Lupy et vingt autres furent condamnés (4 thermidor) :

Et de suite moyd' greffier me suis rendu à la Conciergerie en compagnie du citoyen Hervé, huissier du tribunal et y ayant trouvé les condamnés cy-contre leur ai fait lecture de leur jugement aujourd'huy rendu par le tribunal ; après quoy nous sommes tous deux rendus à nos postes respectifs à Paris. Le quatre thermidor, etc.

signé : DERBEZ, greffier, HERVÉ.

(Archives nationales, W 428 dossier 964.)

[9] Voyez entre beaucoup d'autres un jugement du 7 thermidor contre dix-huit accusés de diverses origines (Archives nationales, W 432, dossier 970).

[10] Voyez entre autres la deuxième fournée de Bicêtre (Osselin, etc., W 397, dossier 920). — Cela se pratiquait déjà avant le 22 prairial. On le peut voir dans le jugement de Mme' Elisabeth et des vingt-quatre autres, condamnés avec elle. Il y a un blanc d'une demi-page environ entre le corps du jugement et la formule fait et prononcé. (Archives nationales, W 363, dossier 787 (armoire de fer), pièce 1 bis.) — Combien plus coupables sont ceux d'entre eux qui, chargés des fonctions de président, se sont permis de recevoir' la déclaration du jury sans la constater par écrit ! Quelle excuse légitime allégueraient ceux qui, après avoir signé les questions soumises à ce jury, ont laissé un intervalle en blanc, après quoi ils apposaient leur signature, s'embarrassant très-peu de la manière dont le greffier rédigerait la déclaration des jurés ! Il existe trois déclarations de cette nature, une de Coffinhal, une de Naulin et une de Scellier, et si vous voulez étendre vos recherches, vous découvrirez que plusieurs déclarations de jury ont été écrites après coup et sur des blanc-seings. On trouve, en effet, des questions posées de la main du président, écrites de la même plume, de la même encre, tandis que la déclaration du jury parait évidemment écrite d'une main, d'une plume et d'une encre différentes. (Réquisitoire de Cambon du Gard, Campardon, t. II, p. 311.) — Elle est souvent écrite par le greffier.

[11] Archives nationales, W 429, dossier 965.

[12] Vitrine 219 n° 1407 ; le blanc est de quatre pages et demie.

[13] Sur la complicité de Vadier dans cet assassinat de Darmaing, voyez Saladin, Rapport, etc., p. 40 et suiv., et les Pièces justificatives, n° 27, 28, 29, 31 et 35.

Vadier mit à la poursuite de Darmaing et de ses concitoyens envoyés de Pamiers au tribunal révolutionnaire, un incroyable acharnement. S'ils étaient acquittés, écrivait-il à Fouquier-Tinville (4 prairial), ce serait une calamité publique. (Saladin, Rapport, etc. ; Pièces, n° 33.) Pour être plus sûr de leur condamnation, il.se proposait d'assister au jugement. Il en fut empêché ; mais il écrivit à l'accusateur public un nouveau billet où il insiste sur le résultat qu'il attend, rappelant les pièces qu'il a envoyées et garantissant qu'il y en a de plus fortes : Tout ce que je puis te dire, en vrai républicain, c'est qu'il n'en est pas un sur les dix qui ne soit l'ennemi forcené de la Révolution et n'ait employé tous les moyens pour la renverser ; et je te répète que ce serait une grande calamité publique, s'il en échappait un seul du glaive de la loi (22 prairial). (Saladin, Rapport, p. 44.)

[14] Campardon, t. I, p. 371. Voir la pièce aux archives, W 395, dossier 916, IIe partie, pièce 78. Dans les questions posées au jury (pièce 76), on trouve les noms Correntin Perron, Thomas André, Mathieu Toupin, espacés, sans qu'on y ait joint aucune autre désignation. Ils avaient été jugés une première fois par le tribunal criminel du Finistère les 17 et 18 brumaire et renvoyés par décret du 22 floréal devant le tribunal révolutionnaire pour incompétence du premier tribunal.

[15] Noailles Mouchy était l'agent de Capet pour la distribution des sommes au moyens desquels ils soudoyent les prêtres réfractaires, les émigrés et tous leurs autres complices de leurs infâmes manœuvres et dont le tyran [a] payé les crimes ; puis l'accusateur passe à un autre accusé sans rien dire de Mme de Mouchy. (Archives, W¹ 397, dossier 921, IVe partie, pièce 21.)

[16] CONVENTION NATIONALE.

COMITÉ DE SÛRETÉ GÉNÉRALE ET DE SURVEILLANCE DE LA CONVENTION NATIONALE.

Du 28 prairial l'an IIe de la Rép. une et indivisible.

Le Comité de sûreté générale renvoye au tribunal révolution-a aire le ci-devant maréchal duc de Noailles-Mouchy, comme prévenu d'avoir conspiré avec le tiran, en se rendant l'un des agents de ce dernier pour la distribution des sommes au moyen desquelles il soudoyoit les prêtres réfractaires, les émigrés et tous autres instigateurs ou complices de la contre révolution.

Le présent arrêté ensemble les documents relatifs au crime dont il s'agit seront adressés sans délai à l'accusateur public.

Les représentants du peuple, membres du Comité de sûreté générale.

(Signé) DUBARRAN, ÉLIE LACOSTE, LOUIS (du Bas-Rhin), VADIER, VOULLAND.

(Archives nationales, W 397, dossier 921, IIe partie, pièce 1.)

[17] Par compensation la mention Anne-Claude Louise Arpajon, femme Noailles-Mouchy, 66 ans, née à Paris, y demeurant, rue de l'Université se trouve deux fois reproduite dans la liste qui figure en tête du jugement, une première fois au n° 2 après le maréchal, une deuxième fois entre le n° 7 et le n° 8

[18] On voit si c'était sans raison que Brienne et Villeroi refusaient de jouer une partie de piquet, parce que les cartes n'étaient pas républicaines. (Mémoires sur les prisons, t. I, p. 8.) Qui eût tourné le roi, eût couru grand risque d'être capot. Cela ne les sauva pas, et le lendemain ils marchaient à la mort avec une entière assurance.

[19] T. II, p. 203-204, cf. t. I, p. 541. — Un jour, dit Riouffe, parmi les victimes entassées pour le supplice se trouvait un vieillard de Saar-Libre (Saarlouis), âgé de quatre-vingt-dix ans. Il était d'une telle surdité et possédait d'ailleurs si peu de français, qu'il ne savait même pas de quoi il était question. Il s'endormit à l'audience, et on ne le réveilla que pour lui prononcer son jugement qu'il ne comprit pas plus que le reste. On lui persuada qu'on le transférait dans une autre prison, lorsque, sur la charrette, on le transférait à la mort, et il le crut. (Mémoires sur les prisons, t. 1 p. 113.)

[20] J'ai été bien étonné, dit Sirey, à l'expiration de la Terreur (frimaire an III), lorsque j'ai vu le tribunal conserver en fonctions les plus vils satellites du tribunal septembriseur. Jadis, un huissier présentait un acte d'accusation à, un malheureux qui répondait n'être pas le dénommé dans l'acte. Cet huissier lui répliquait froidement : Marche toujours, un jour plus tôt, un jour plus tard, que t'importe ! — D'autres fois, sur ses genoux, il raturait le nom de l'absent, y substituait le nom du présent. Les délits d'accusation n'avaient plus aucun rapport avec l'accusé, n'importe ; on l'appelait le lendemain, il montait, il était guillotiné pour un autre, grâce à cet huissier faussaire. (Sirey, Tribunal révolutionnaire, p. 21.)

[21] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 79, 80.

[22] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 275. — On ne trouve pas au dossier la preuve de cette assertion, mais le nom de Courlet Boulop se trouve remanié de toute manière. Dans l'acte d'accusation, on lit avec surcharge : François-Désiré-Mathieu Courlet-Boulot dit Vermantie, corrigé en Vermandois, âgé de 31 ans, né à Besançon, etc. Dans les questions posées au jury il n'y avait primitivement que dit Vermantie, et dans la reproduction de l'acte d'accusation au jugement on trouve Boulop, écrit dans un vide, et, d'une autre encre : dit Vermantie ; dans la condamnation : Courlet-Boulop dit Vermantois. (Archives nationales, W 434, dossier 974, pièces 87, 88, 90.)

[23] Histoire des prisons, t. II, p. 19. — On était au 7 thermidor. Quelques jours encore, et elle était sauvée ! Disons pourtant que le nom de Maillé ne se trouve que dans les questions posées au jury avec une correction qui le change en Mayet et cette addition en marge de la main de Coffinhal : ex-noble et lieutenant des maréchaux de France. Pour sa résidence Rouen est effacé et remplacé par ces mots, de la main du même Coffinhal : commune de Friardy [Friardel], district de Lisieux, même département [Calvados]. Dans le procès-verbal d'audience, dans le jugement comme dans l'acte d'accusation, on lit Maillet. Quant aux motifs de l'accusation, ils étaient de ceux qui pouvaient s’appliquer à tout le monde : Les Montalembert, les Maillet, Oudetot... ont tous été complices des trames de Capet et des conspirateurs de Coblentz, etc. (Archives nationales, W 431, dossier 968.) Depuis le 10 thermidor, dit Sirey, j'ai vu, dix fois au moins, les huissiers de la Convention ou du tribunal appeler tel ou tel citoyen pour les mettre en liberté. On les cherchait, on s'informait ; et leurs compagnons, en pleurant, descendaient nous apprendre et répondre aux huissiers que ces mêmes citoyens, jugés aujourd'hui dignes de la liberté, avaient, sous le tyran, été guillotinés par un quiproquo, par une erreur de nom. (Sirey, Tribunal révolutionnaire, p. 22.)

[24] Acquitté le 27 floréal, condamné le 26 prairial. Voyez t. II, p. 421, et mon Histoire du tribunal révolutionnaire de Paris, à ces dates.

[25] T. II, p. 185. — Sous le règne de nos anciens despotes, dit Cambon, dans son réquisitoire, une femme enceinte était crue sur sa simple déclaration ; elle n'était pas soumise à des recherches contraires à la décence, aux bonnes mœurs, parce que le résultat de ces recherches n'eût offert souvent que des incertitudes. Eh bien, citoyens jurés, malgré tous les principes d'humanité, malgré que les gens dé l'art eussent rapporté qu'il ne leur était pas possible de prononcer sur l'état de grossesse, ces juges accusés n'ont pas craint, sous le faux prétexte d'un défaut de communication avec les hommes, d'ordonner l'exécution de cinq femmes dont l'état de grossesse était au moins incertain. (t. II, p. 322.)