LA TERREUR

TOME SECOND

 

LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE DE PARIS.

 

 

IV. — LA LOI DU 22 PRAIRIAL.

 

Ce que nous venons de voir des actes du tribunal révolutionnaire nous montre quelle place il s'était faite dans le domaine de la justice. Le titre de tribunal extraordinaire, sous lequel il avait été créé, marquait assez qu'on ne prétendait pas l'astreindre bien rigoureusement aux règles de droit commun. Le titre de révolutionnaire dont il s'investit dès le commencement en disait plus encore : et c'est pourquoi Billaud-Varennes, dans la séance du 5 septembre, insistait pour qu'il le gardât préférablement au premier : Celui-ci, disait-il, suppose des formes, et l'autre n'en doit pas avoir[1]. Le tribunal n'était, comme le dit Saladin en citant cette parole, qu'un instrument entre les mains des comités, et surtout du Comité de salut public.

Le Comité ne se bornait pas à remplir les prisons par sa police — et l'interprétation que donnait Barère le 6 nivôse à la loi des suspects n'y devait guère laisser de vide : chaque classe, chaque état, chaque condition avait ses suspects[2] —. Il veillait à ce que l'on y fît de la place aux nouveaux arrivants par les décrets qu'il dictait à la Convention et par les arrêtés qu'il prenait de lui-même : décret du 8 ventôse, sur les personnes incarcérées ; décret du 23 ventôse qui élargissait effroyablement la catégorie des traîtres à la patrie et ordonnait la formation de six commissions populaires chargées de juger promptement les ennemis de la révolution détenus dans les prisons[3] ; arrêté du 24 floréal qui, au lieu des six commissions portées au décret, n'en formait qu'une, mais une commission de choix, avec le juré Trinchard pour président. Elle devait désigner les- détenus soit à déporter, soit à renvoyer devant le tribunal révolutionnaire[4]. Cette commission, qui siégea au Muséum (Louvre), semblait ne pas trop mal répondre aux intentions du Comité. Dans la liste des détenus à déporter on trouve les mentions suivantes :

Anne-Marie-Sophie Lenoir, veuve Delaunay, âgée de 62 ans, veuve d'un receveur général des finances ; — aristocrate, ne voyant que des gens comme il faut et ne s'étant jamais montrée pour la Révolution :

Guillemot, femme Leportien (M.-A.-Julie), à Port-Libre ; — ex-noble, femme d'un ci-devant capitaine au ci-devant régiment du Dauphin ; — femme très-fanatique, ne croyant pas aux bienfaits de la Révolution ; aristocrate prononcée.

Fille Saint-Chamand (Ad.-C.-Marie), 15 ans, ex-noble, fille d'un ci-devant lieutenant général ; — sœur d'émigré, beaucoup prononcée en fanatisme et contre la liberté, quoique très-jeune.

Sa sœur, âgée de dix-neuf ans, est comprise sur la même liste à côté d'elle, et d'autres que des ex-nobles aussi.

Bergeron, marchand de peaux ; — suspect, n'ayant rien fait pour la Révolution ; très-égoïste, blâmant les sans-culottes de ce qu'ils abandonnaient leur état pour ne s'occuper que de la chose publique[5].

Et cette commission nommée pour tenir lieu des six auxquelles le décret du 23 ventôse paraissait vouloir donner une juridiction indépendante, ne prononçait la mise en liberté comme la déportation que sous le bon plaisir du Comité, qui seul était juge : elle n'avait autorité que pour renvoyer au tribunal révolutionnaire ; or, c'était là surtout que l'on sentait la main du Comité de salut public. Un arrêté du 25 floréal portait :

Le Comité de salut public arrête que les tribunaux et commissions populaires établies pour réprimer les ennemis de la république enverront chaque jour au Comité du salut public la notice de tous les jugements qu'ils rendront, de manière qu'il puisse connaître les personnes jugées et la nature des affaires.

L'accusateur public du tribunal révolutionnaire, établi à Paris, remettra en outre au Comité, au commencement de chaque décade, la note des affaires qu'il se proposera de porter au tribunal dans le courant de la décade. Signé au registre : Robespierre,... Carnot[6].

Des lettres de Fouquier-Tinville montrent avec quelle ponctualité il s'acquittait de ce devoir[7]. Et chaque décade Robespierre, Carnot ou tout autre membre du Comité signaient les listes, qui avec leur signature étaient déjà des arrêts de mort, à l'exemple du plus détestable des empereurs, de ce Caligula dont Suétone raconte que tous les dix jours il signait la liste des prisonniers à livrer au supplice, disant qu'il apurait ses comptes : Decimo quoque die, numerum puniendorum ex custodia subscribens, rationem se purgare dicebat[8].

Mais le décret par lequel le Comité de salut public lit de la justice révolutionnaire une justice à part, et de son tribunal un instrument d'extermination, c'est la loi du 22 prairial (10 juin 1794).

La loi du 22 prairial autorisa le tribunal révolutionnaire, agissant en vertu de son titre, à supprimer toutes les garanties assurées de tout temps aux accusés devant la justice. Le rapport de Couthon exposait avec franchise les principes que le gouvernement de la Terreur voulait établir :

Toutes nos idées dans les diverses parties du gouvernement, disait-il, étaient à réformer, elles n'étaient toutes que des préjugés créés par la perfidie et par l'intérêt du despotisme.

Il en donnait pour exemple l'ordre judiciaire, aussi favorable au crime qu'oppressif pour l'innocence, et, abordant plus directement la question :

Les délits ordinaires, disait-il, ne blessent directement que les individus et indirectement la société entière ; et comme, par leur nature, ils n'exposent point le salut public à un danger imminent, et que la justice prononce entre des intérêts particuliers, elle peut admettre quelques lenteurs, un certain luxe de formes et même une sorte de partialité envers l'accusé. Les crimes des conspirateurs, au contraire, menacent directement l'existence de la société ou sa liberté, ce qui est la même chose. La vie des scélérats est ici mise en balance avec celle du peuple ; ici, toute lenteur affectée est coupable, toute formalité indulgente ou superflue est un danger public. Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître ; il s'agit moins de les punir que de les anéantir.

II insistait sur cette idée :

Il n'est pas question de donner quelques exemples, mais d'exterminer les implacables satellites de la tyrannie ou de périr avec la république. L'indulgence envers eux est atroce, la clémence est parricide.

Après cela, comment avoir la pensée de détourner par la plaidoirie d'un avocat le glaive qui doit frapper le criminel ? La défense même est un crime :

Sous l'ancien despotisme, continue Couthon, la philosophie lui demandait en vain des conseils pour les accusés : impuissante ressource pour le faible opprimé contre la tyrannie des lois et des tribunaux de ce temps ; il eût beaucoup mieux valu instituer des lois et des juges tels, que ce remède ne fût pas nécessaire. Mais lorsque, appliquant ces souvenirs à tort et à travers, si j'ose ainsi parler, aux événements les plus extraordinaires de notre révolution, on demanda et on obtint des défenseurs officieux pour le tyran détrôné de la France, on fit, les uns sans le savoir et les autres le sachant trop bien, une chose également immorale et impolitique : on remit la liberté en question et la patrie en danger. Par ce seul acte, on abjurait la république. On fit précisément la même faute quand on donna des défenseurs officieux aux complices du tyran, c'est-à-dire à tous les conspirateurs.

Mais ce n'est pas à ces avoués mercenaires de la tyrannie, comme il les appelle, qu'il faut s'en prendre, c'est à la loi, à la loi qui voulait qu'un défenseur fût donné à l'accusé :

Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce sont les jurés patriotes ; les conspirateurs n'en doivent trouver aucun.

La loi qu'il proposa déterminait le nombre des vice-présidents, juges et jurés, et les nommait (art. 1-3). Elle indiquait le but du tribunal :

Art. 4. — Le tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple.

Et elle définissait les ennemis du peuple :

Art. 5. — Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par force, soit par ruse.

Définition qui, étendue dans l'article 6, enveloppait avec les accapareurs tous ceux que l'on pourrait comprendre aujourd'hui dans le délit d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement.

Pour la peine, elle était unique :

Art. 7. — La peine portée contre tous les délits dont la connaissance appartient au tribunal révolutionnaire est la mort.

Quant à la preuve, l'objet de la loi était de la simplifier :

Art. 8. — La preuve nécessaire pour condamner les ennemis du peuple est toute espèce de document, soit matérielle, soit morale, soit verbale, soit écrite, qui peut naturellement obtenir l'assentiment de tout esprit juste et' raisonnable. La règle des jugements est la conscience des jurés éclairés par l'amour de la patrie ; leur but, le triomphe de la république et' la ruine de ses ennemis ; la procédure, les moyens simples que le bon sens indique pour parvenir à la connaissance de la vérité dans les formes que la loi détermine.

On supprimait la formalité préalable de l'interrogatoire de l'accusé dans l'instruction (c'était presque toute l'instruction) ; on donnait le droit de supprimer, dans les débats publics, même ces témoignages :

Art. 13. — S'il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, indépendamment de la preuve testimoniale, il ne sera point entendu de témoins, à moins que cette formalité ne paraisse nécessaire, soit pour découvrir des complices, soit pour d'autres considérations majeures d'intérêt public.

Pour la défense, on rédigeait en article une des phrases à effet du rapport de Couthon :

Art. 16. — La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n'en accorde point aux conspirateurs.

Après cela on prenait des garanties contre l'indulgence de l'accusateur public et des juges :

Art. 18. — Aucun prévenu ne pourra être mis hors- de jugement, avant que la décision de la chambre ait été communiquée aux Comités de salut public et de sûreté générale, qui l'examineront.

La véritable chambre des mises en accusations, c'étaient en effet ces deux comités, et surtout le Comité de salut public, sur qui pèse, comme je l'ai dit, la responsabilité de ce régime.

Voilà cette loi qui, en organisant le tribunal révolutionnaire sur de telles bases, en lui prescrivant une semblable règle de conduite, lui fit donner un nom que depuis longtemps d'ailleurs il s'efforçait de mériter, le nom de tribunal de sang[9]. Et la Convention, que l'on avait vue couper court par décrets à la défense des Girondins et bâillonner Danton devant ses juges, qui avait autorisé le tribunal à clore les débats au bout de trois jours et à mettre hors de cause tout accusé dont la voix lui serait incommode, la Convention vota encore ! Elle se laissa dire par Barère que la loi était tout entière en faveur des patriotes, et accepta de Robespierre cet éloge que depuis longtemps elle discutait et décrétait sur-le-champ, parce que depuis longtemps elle n'était plus asservie à l'empire des factions. Cette loi horrible, qui supprimait jusqu'aux dernières apparences de la justice, la Convention la vota pour ainsi dire sans débat[10] ? Elle n'eut de regret que pour un article (art. 10), qui, par son silence même, abandonnait à la discrétion du Comité de salut public les conventionnels tout comme les autres. La nuit portant conseil, l'assemblée profita, le lendemain, de l'absence de Robespierre pour voter à la hâte et comme subrepticement, sur la proposition de Bourdon (de l'Oise) et de Merlin (de Douai), un ordre du jour motivé où elle déclarait que, par cet article ; elle n'avait pas entendu déroger aux lois qui défendent de traduire au tribunal révolutionnaire aucun représentant du peuple, sans qu'au préalable il ait été rendu contre lui un décret d'accusation. C'était ôter à la mesure ce qu'elle avait surtout en vue. Mais cette hardiesse ne se soutint pas. Le jour suivant, Robespierre est à la séance. Il se plaint de cet ordre du jour comme d'une insulte personnelle : des contre-révolutionnaires, de mauvais citoyens ont pu seuls mettre en doute le respect du Comité pour le droit inaliénable des membres de la Convention. Couthon avait déjà parlé dans le même sens ; Billaud-Varennes vient ensuite : La Convention, dit-il, ne peut rester dans la position où l'impudeur atroce vient de la jeter ; et pour achever, Barère, qui a toujours quelque nouvelle à effet entre les mains, vient lire à la tribune la traduction d'une dépêche anglaise où il est dit que, dans un bal masqué donné à Londres, on a vu une femme, déguisée en Charlotte Corday, poursuivant Robespierre un poignard à la main et menaçant de le maratiser. Ainsi, l'ordre du jour n'est plus seulement une irrévérence envers Robespierre, un acte d'une impudeur atroce, c'est presque une complicité d'assassinat. La Convention, effrayée d'avoir trempé sans le savoir dans un tel crime, s'empressa de désarmer la colère du tribun en retirant son ordre du jour : elle se livrait elle-même à Robespierre ![11]

 

 

 



[1] Saladin, Rapport de la commission des 21 (12 ventôse an III) p. 20.

[2] Rapport fait au nom du Comité de salut public sur les moyens d'exécution du décret du 17 septembre concernant les personnes suspectes et du décret rendu le 30 frimaire. (Saladin, Pièces, n° 4.)

[3] Saladin, Rapport, p. 45.

[4] Cet arrêté, pris par les Comités de salut public et de sûreté générale, porte la signature des membres des deux Comités : Vouland, Amar, etc., Robespierre, Billaud-Varennes, Couthon, Carnot, etc. (Saladin, Pièces, n° 36.)

[5] Saladin, Pièces, le 10, p. 129, 131, 133 ; et cent autres exemples analogues.

[6] Saladin, Pièces justificatives, n° 5.

[7] Saladin, Pièces justificatives, n° 6 et 7, et plusieurs des originaux aux Archives nationales, F⁷, cartons 4438 et 4436. — Dans une de ces lettres (F⁷, 4436, pièce n° 12) à la date du 19 prairial, Fouquier fait remarquer la difficulté de s'en tenir rigoureusement à ces prescriptions. Il y a des raisons qui peuvent ajourner le jugement de certains accusés, et il faut en mettre d'autres sur la liste pour que les audiences ne vaquent pas ! — Et en fait, dans beaucoup d'actes d'accusation, on trouve des noms rayés sur la liste primitive ; et même la partie qui les concerne dans l'acte d'accusation, reproduite au jugement, est biffée, tandis que d'autres noms ont été mis à la place.

[8] Suétone, Caligula, 29, cité par Courtois, Rapport sur les papiers de Robespierre, p. 19. Nous trouverons plus bas le témoignage de Trinchard, président de la commission du Muséum, sur la manière dont ces listes étaient signées. (Saladin, Pièces, n° 8, p. 114.)

[9] On croyait assez généralement, avant le 22 prairial, dit Riouffe, que ce tribunal conservait quelques formes mais je puis attester qu'il n'a jamais été qu'un tribunal de sang, ne suivant d'autres lois que son caprice, ou la férocité des tyrans auxquels il n'a jamais cessé d'être vendu ; j'en ai la preuve dans les différents jugements dont j'ai eu connaissance pendant une année de détention. Il est vrai qu'il ne poussa pas tout à coup l'impudence jusqu'à entasser, comme Caligula, dans un même procès, au nombre de soixante, ou quatre-vingts, des hommes qui ne s'étaient jamais connus, et jusqu'à les juger en une heure ; mais, s'il était moins scandaleux, il n'était pas moins atroce. Longtemps avant le 22 prairial, un de mes camarades de chambre, receveur de district, assassiné pour fédéralisme, trouva dans le même homme son dénonciateur, son témoin et son juré : et ce juré, il l'avait fait condamner pour émission de faux assignats. Si l'on ose le dire, ajoute-t-il, cette loi fut salutaire, puisqu'elle ôta tout à fait le masque dont se couvrait ce fantôme de tribunal qui, au fond, ne fut jamais composé que d'assassins. (Mémoires sur les prisons, t. I, p. 76, 77, 79.)

[10] Voyez la séance du 22 prairial, et Saladin, Rapport, etc., p. 90-92.

[11] Séances des 23 et 24 prairial, Moniteur des 24, 25 et 26. Voyez aussi Saladin, Rapport, p. 92-94.