IX. — LA VIE DES PRISONNIERS À LA CONCIERGERIE. Mais l'énergie se développait dans les cœurs en raison
même de ces épreuves ; car c'est le propre de la grandeur morale de
s'accroître d'autant plus qu'on la veut ravaler davantage. Le soldat, sur un
champ de bataille, peut s'élever à l'héroïsme devant la mort. Qu'est-ce donc
quand on a devant soi une mort injuste et que l'accusé se sent au fond de
l'âme au-dessus du juge qui dispose de sa tête ? Il y avait, dans l'impuissance
même où le réduisait la prison, une sorte de consolation qui le relevait à
ses propres yeux en face du despotisme. Les crimes
ordinaires, dit Riouffe, ne donnent des
remords qu'à ceux qui les commettent ; la tyrannie en donne au lâche qui la souffre
comme au scélérat qui l'exerce. Nous étions débarrassés de ce sentiment et
nous n'avions pas chaque jour, en nous levant, à nous reprocher l'existence
de Robespierre. On arrivait du dehors glacé par la terreur ; au milieu de
nous on redevenait homme. Rien n'égalait la véracité avec laquelle nous nous
exprimions. Lorsque tout tremblait au dehors, le courage s'était réfugié sous
les voûtes de nos cachots. Le bonheur de n'avoir pas désappris le langage de
la liberté, l'orgueil de souffrir pour sa cause, l'innocence de nos cœurs,
tous ces sentiments engourdissaient quelquefois nos cuisantes douleurs[1]. Nous verrons
devant le tribunal jusqu'où allait quelquefois cette force qu'inspire le
sentiment de la liberté. Mais au reste, dans la prison, on n'était pas à
chaque moment haussé sur le ton tragique, et l'on avait une autre manière de
témoigner son mépris de la mort dans l'usage même de la vie de tous les
jours. On était gai, même à la Conciergerie. On l'était même, selon Beaulieu,
plus que dans les simples prisons de suspects, où le cérémonial gardait un
reste d'empire. On avait oublié la politesse,
dit-il, au milieu du mouvement atroce de la Conciergerie ; tous ces
sentiments y faisaient explosion. On n'y réfléchissait plus[2] ; et il donne
aussi de cette fougue une raison plus vulgaire qui, certainement, n'est pas
la principale. On buvait beaucoup plus de vin et de
liqueurs que dans le cours ordinaire de la vie : les têtes s'échauffaient
alors, et c'était à qui débiterait le plus d'extravagances ; on bravait les
juges, les bourreaux, la mort ; rien n'intimidait[3]. Un autre
prisonnier est au moins aussi vrai quand il dit : Si
je vois de sang-froid le moment où je perdrai la vie, je le dois surtout au
spectacle qui se renouvelle à chaque instant dans cette maison ; elle est
l'antichambre de la mort. Nous vivons avec elle. On soupe, on rit avec des
compagnons d'infortune ; l'arrêt fatal est dans leur poche. On les appelle le
lendemain au tribunal ; quelques heures après nous apprenons leur
condamnation, ils nous font faire des compliments, en nous assurant de leur
courage. Notre train de vie ne change point pour cela : c'est un mélange
d'horreur sur ce que nous voyons, et d'une gaieté en quelque sorte féroce ;
car nous plaisantons souvent sur les objets les plus effrayants, au point que
nous démontrions l'autre jour à un nouvel arrivé de quelle manière cela se
fait, par le moyen d'une chaise à qui nous faisions faire la bascule. Tiens,
dans ce moment, en voici un qui chante : Quand
ils m'auront guillotiné, Je n'aurai plus besoin de nez[4]. Riouffe nous a raconté les lutineries qu'on faisait dans
sa chambre à un bon bénédictin : véritable illuminé,
dit-il, toujours les mains jointes sur la poitrine,
comme on peint saint Benoît, et tourmenté surtout de la fureur de faire des
prosélytes. L'aimable Ducorneau, jeune Bordelais, plein d'esprit, de talents
et de gaieté, qu'ils ont assassiné depuis pour fédéralisme, était le diable
de ce nouveau saint Antoine. Tantôt il lui volait son bréviaire, et saint
Antoine de courir après le diable, le manche à balai à la main ; tantôt il
lui éteignait sa bougie ; enfin, lui faisant autant de tours que Satan
faisait éprouver de tentations à saint Antoine, quelquefois il mêlait aux
psaumes chantés par le bonhomme le refrain d'une chanson égrillarde. Mais le
saint homme ne perdait pas courage : toujours aux aguets et toujours priant,
il avait les yeux sur son bréviaire et sur Ducorneau, qui, borgne, petit et
basané, la figure pétrie de malice, remplissait parfaitement l'idée qu'on se
fait d'un diablotin, tandis que l'autre, en arrêt, avait l'air d'un béat aux
prises avec lui. Le moine offrait ses souffrances à Dieu et se montrait
d'autant plus endurant, qu'il espérait bien qu'à la fin il en convertirait au
moins un ou deux.... Ce qu'il y a de singulier,
ajoute-t-il après avoir raconté mille autres tours, c'est que ce bonhomme se
plaisait dans ces tribulations et ne voulut jamais changer de chambre. Malgré
nos mauvaises plaisanteries, nous l'aimions et nous le respections : il le
savait bien. Nous le pleurâmes sincèrement, quand nous sûmes son assassinat
par le tribunal. Il fut enveloppé dans la conjuration du Luxembourg[5]. Vous le voyez, continue
Riouffe, nos cachots ont souvent retenti des longs
éclats d'une joie insensée. Que serait-ce si je vous parlais de nos repas,
plus philosophiques, il est vrai, que ceux de Platon, mais quelquefois aussi
plus bruyants que ceux des amants de Pénélope ? C'est là que notre rire avait
l'air d'un vertige et qu'on eût pu nous dire, comme aux prétendants dans l'Odyssée
: Ah ! malheureux, quel délire ! vous riez, et vos têtes, vos visages, vos
corps sont enveloppés des ombres du trépas ! Une table grossière rassemblait dix-huit ou vingt
prisonniers ; souvent la moitié s'y asseyait pour la dernière fois. Ce repas
était pour eux le dernier repas. Quelle était la surprise des nouveaux venus
lorsqu'ils nous voyaient boire la gaieté dans la coupe de la mort et mêler
les chants de la liberté aux cris des bourreaux qui nous appelaient ? C'est à
cette table que Ducorneau, la veille de son supplice, improvisait cette belle
chanson, qui était comme le chant du cygne, et où il nous disait, en parlant
de lui et d'un autre qui allait partager son sort : Au
dernier moment Socrate Sacrifie
à la santé ; Notre
bouche démocrate Ne boit
qu'à la liberté. ou bien : Nos
reconnaissantes ombres, Planant
au milieu de vous, Rempliront
ces voûtes sombres De frémissements bien doux. Nous répétions en chœur. Quel
chœur ! quelle situation ! mais combien elle devint plus déchirante,
lorsque, après leur mort, nous chantions chaque jour, et avec un culte
religieux, ces paroles pénétrantes dont l'auteur avait disparu d'au milieu de
nous. La voix plus triste et plus sombre, les yeux fixés sur les profondeurs
ténébreuses du cachot, cherchant leurs traces, nous parodiions ce couplet
funèbre, et nous disions en pleurant : Leurs
reconnaissantes ombres, Planant
au milieu de nous, Remplissent
ces voûtes sombres De frémissements bien doux[6]. Le jeune girondin Ducos, le plus gai des prisonniers, avait, quelques jours avant sa mort, composé un pot-pourri dont les prisonniers s'amusaient à redire les couplets burlesques. Un jeune suspect de dix-sept ans, qui avait déjà son acte d'accusation, savait chanter, sous forme plaisante, la formidable alternative que le lendemain lui réservait : AIR : de la Croisée. Non, rien ne peut se comparer A la sombre Conciergerie. Le soleil craint de pénétrer La grille de barreaux garnie ; Mais demain on me jugera, On fixera ma destinée ; Et le tribunal m'ouvrira La porte... ou la croisée[7]. Et Montjourdain[8] achevait une romance, commencée de la veille, en y joignant deux couplets où il tournait son supplice en jeux de mots : Mes tristes et chers compagnons, Ne pleurez point mon infortune ; C'est dans le siècle où nous vivons Une misère trop commune. Dans vos gaietés, dans vos ébats, Buvant, criant, faisant tempête, Mes amis, ne m'avez-vous pas Fait quelquefois perdre la tête ? Quand au milieu de tout Paris, Par un ordre de la patrie, On me roule à travers les ris D'une multitude étourdie Qui croit que de sa liberté Ma mort assure la conquête, Qu'est-ce autre chose, en vérité, Qu'une foule qui perd la tête ?[9] II y eut quelquefois, sous l'excitation et comme par l'entraînement de ces exemples, non pas seulement du mépris pour la mort et du courage à la recevoir, mais une sorte d'ardeur à la rechercher. Les prisons eurent, à cet égard, leurs héros comme l'armée elle-même. Beaulieu et d'autres encore ont cité le jeune Gosnay, simple grenadier d'infanterie sous l'ancien régime, rentré dans sa famille, puis rappelé au service par le régime nouveau, mais détestant la République, engagé même dans une rixe contre les républicains et envoyé au tribunal révolutionnaire comme royaliste : Gosnay, dit Beaulieu, était fait au tour, d'une charmante figure, plein
d'aisance dans toutes ses manières ; il avait beaucoup d'esprit naturel et ne
manquait pas d'une certaine éducation. Obligé de coucher aux cachots, faute
de moyens pour payer un lit, dès qu'il sortait, il se déshabillait et se
lavait, au milieu de l'hiver, depuis les pieds jusqu'à la tête, sous un
robinet d'eau froide qui était dans la cour de la prison. Ainsi approprié, il
endossait un habit de hussard, d'un drap assez fin, sous lequel se dessinait
sa belle taille, et venait, dans cet état, causer, à travers les barreaux du
guichet, avec les femmes et autres parentes des royalistes détenus, à qui la
cause qu'il avait défendue le rendait encore plus intéressant. Une demoiselle
très-jolie en fut éprise et résolut de le sauver. Elle avait de la fortune, Gosnay
n'en avait pas, et à cet égard n'excitait aucune convoitise parmi ses juges ;
peu ou point de haine politique non plus, ce jeune militaire n'était qu'un
homme de main. La jeune fille se mit donc à solliciter le tribunal, depuis le
commis-greffier jusqu'à Fouquier-Tinville ; et on parut assez disposé à
l'acquitter, s'il se conduisait avec prudence. La jeune fille l'en
instruisit, se fit donner mille promesses, et il n'en tint aucune. Lorsqu'on
lui apporta la liste des jurés, il la prit et en alluma sa pipe, et il le fit
ainsi jusqu'à la troisième fois. Cette fois pourtant on devait procéder au
jugement. Plusieurs prisonniers se réunirent pour montrer à Gosnay la folie
de sa conduite : comment ne pas chercher à se conserver pour une femme
charmante qui l'aimait pour lui-même ? Gosnay, continue Beaulieu, ne cessa de faire des folies ; mais tout était naïf, il
n'y avait rien de forcé. Quand l'heure fut arrivée, il nous embrassa
tendrement et nous dit en riant : Vous m'avez cc donné un bon déjeuner dans
ce monde ; je vais vous faire préparer à souper dans l'autre, donnez-moi vos
ordres. Il suivit les gendarmes qui l'attendaient. Ni l'accusateur public, ni
le président du tribunal ne parurent suivre à son égard le système de
persécution qui leur servait de règle dans la plupart des affaires ; mais
Gosnay, au lieu de nier aucun des faits dont il fut accusé, au lieu de saisir
aucune des réponses qui lui furent indiquées, s'accusa de tout, donna à tous
les délits qu'on lui reprocha une intention positive. Lorsque son défenseur
voulut prendre la parole en sa faveur, il lui dit : Monsieur le défenseur officieux, il est inutile de me
défendre ; et toi, accusateur public, fais ton métier, ordonne qu'on me mène
à la guillotine. La jeune fille qui le voulait sauver assistait à l'audience, croyant qu'on allait le lui rendre : elle s'évanouit à ces paroles. On l'emporta sans connaissance. Gosnay, ramené après sa condamnation à la Conciergerie, traversa la cour d'un air de triomphe. Sa constance, sa gaieté même ne se démentirent pas jusqu'au dernier moment[10]. Les femmes ne savaient pas moins que les hommes échapper
aux obsessions de ce triste séjour, et elles se montraient d'autant plus
fortes ici qu'il y avait moins d'étourdissement et de bruit dans leur manière
de faire tète à la fortune. Beugnot a décrit, après notre anonyme, cette cour
des femmes, séparée par une grille d'un corridor accessible aux hommes[11] ; et il raconte
les scènes qui se passaient des deux côtés de cette grille, et de l'un à
l'autre côté. Au milieu, dit-il, de ces tableaux lugubres, qui se renouvelaient chaque
jour, les femmes françaises ne perdaient rien de leur caractère : elles
sacrifiaient avec la même assiduité au besoin de plaire. Le corridor était
notre promenade favorite : c'était la seule ; nous y descendions dès qu'on
nous avait extraits de nos cachots. Les femmes sortaient à la même heure,
mais pas aussitôt que nous : la toilette revendiquait ses imprescriptibles
droits. On paraissait le matin dans un négligé coquet, et dont les parties
étaient assorties avec tant de fraîcheur et de grâce, que l'ensemble
n'indiquait pas du tout qu'on eût passé la nuit sur un grabat, et le plus
souvent sur une paille fétide. En général, les femmes du monde qu'on
conduisait à la Conciergerie y conservaient jusqu'au bout le feu sacré du bon
ton et du goût. Quand elles avaient paru le matin en négligé, elles
remontaient dans leur chambre, et, sur le midi, on les voyait descendre
habillées avec recherche, coiffées avec élégance. Les manières n'étaient pas
celles du matin ; elles avaient quelque chose de plus prononcé et une sorte
de dignité. Sur le soir on paraissait en déshabillé. J'ai remarqué que
presque toutes les femmes qui le pouvaient étaient restées fidèles aux trois
costumes de la journée ; les autres suppléaient à l'élégance par la propreté
compatible avec le local. La cour des femmes possédait un trésor, une
fontaine qui leur donnait de l'eau à volonté[12] ; et je considérais chaque matin ces pauvres malheureuses
qui n'avaient apporté avec elles, qui ne possédaient qu'un seul vêtement,
occupées autour de cette fontaine à laver, à blanchir, à sécher, avec une
émulation turbulente. La première heure du jour était consacrée par elles à
ces soins, dont rien ne les aurait distraites, pas même un acte
d'accusation. — Je suis persuadé,
ajoute-t-il, que, à cette époque, aucune promenade
de Paris n'offrait de réunions de femmes mises avec autant d'élégance que la
cour de la Conciergerie à midi ; elle ressemblait à un parterre orné de
fleurs, mais encadré dans du fer. La France est probablement le seul pays, et
les Françaises les seules femmes du monde capables d'offrir des
rapprochements aussi bizarres et de porter sans effort ce qu'il y a de plus
attrayant, de plus voluptueux, au sein de ce que l'univers peut offrir de plus
repoussant et de plus horrible. J'aimais à considérer les femmes à midi, mais
je préférais de leur parler le matin, et je prenais ma part des entretiens
plus intimes du soir quand je ne courais risque de troubler le bonheur de
personne ; car le soir tout était mis à profit, les ombres croissantes, la
fatigue des guichetiers, la retraite du plus grand nombre des prisonniers, la
discrétion des autres (p. 200, 201). Le voisinage des femmes, dit-il encore, nous procurait des dissipations dont j'étais plus jaloux. Il nous arrivait souvent de déjeuner avec elles. Des bancs à peu près à hauteur d'appui étaient adaptés de part et d'autre à la grille ; on y posait pêle-mêle, et avec toute la confusion du local et du moment, non pas les apprêts, mais le sérieux du déjeuner, et s'il restait quelque espace du côté des femmes, les grâces ne manquaient pas de s'en emparer. A la vérité, ce n'était pas de celles qui se déploient avec abandon sur une chaise longue et qui s'arrondissent autour d'un thé élégant ; elles étaient moins empruntées et bien plus piquantes. Là tout en dépêchant des mets que l'appétit assaisonnait en dépit du fournisseur, les propos délicats, les allusions fines, les réparties saillantes étaient échangées d'un côté de la grille à l'autre. On y parlait agréablement de tout, sans s'appesantir sur rien. Là le malheur était traité comme un enfant méchant dont il ne fallait que rire, et, dans le fait, on y riait très-franchement de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et on semblait dire à toute cette valetaille ensanglantée : Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d'être aimables (p. 202, 203). Parmi ces femmes, il en est une à qui Beugnot a consacré une des pages les plus piquantes de ses Mémoires, une page qui la fera vivre. Elle se révéla à lui quand le duc du Châtelet, transféré des Madelonnettes à la Conciergerie, se montra à la grille de la cour, se lamentant sur son sort. Sachant qui il était : Fi donc, lui dit-elle, vous pleurez ? Sachez, monsieur le duc, que ceux qui n'ont pas de nom en acquièrent un ici, et que ceux qui en ont un doivent savoir le porter. On devine que le personnage de qui partait cette verte leçon était une aristocrate, et rien de si vrai. Cette aristocrate était une pauvre fille des rues de
dix-sept à vingt ans qui s'appelait Églé. La
malheureuse avait été victime, comme tant d'autres, de la corruption de nos
mœurs ; mais une âme s'était conservée forte dans ce corps flétri par mille
souillures. Églé détestait le nouvel ordre de choses et ne s'en cachait pas....
La police l'avait fait arrêter et conduire à la
Conciergerie avec une de ses compagnes à qui elle avait inculqué son poison
aristocratique et la rage de le répandre. Chaumette avait eu le projet de
faire traduire ces deux malheureuses au tribunal en même temps que la reine
et de les envoyer toutes trois à la mort sur la même charrette.... Les comités du gouvernement d'alors trouvèrent quelque
inconvénient à cette gaieté : il fut décidé que Marie-Antoinette d'Autriche
irait seule à la mort, et on réserva la pauvre Églé pour une meilleure
occasion (p. 204). Trois mois s'étaient écoulés et on aurait pu l'oublier dans la Conciergerie, mais elle affichait si hautement ses opinions, que Fouquier résolut d'en finir avec elle. On ne se donna pas la peine de dresser un nouvel acte d'accusation contre ces deux filles : on retrouva celui qui avait été préparé lors du projet de Chaumette, et il fut signifié dans sa simplicité première ; en sorte qu'Églé et sa compagne se trouvaient textuellement et précisément accusées d'avoir été d'intelligence avec la veuve Capet, et d'avoir conspiré avec elle contre la souveraineté et la liberté du peuple. Je l'ai lu, et je l'atteste. Églé était fière de son acte d'accusation, mais indignée des motifs qu'il renfermait. Elle ne pouvait pas concevoir qu'on pût mentir d'une manière aussi bête et lançait contre le tribunal de ces sarcasmes grivois qui avaient bien leur mérite, mais dans sa bouche seulement. Je l'interrompais au milieu de l'une de ces philippiques et je lui disais : Malgré tout cela, ma chère Églé, si l'on t'eût conduite à l'échafaud avec la reine, il n'y aurait pas eu de différence entre elle et toi, et tu aurais paru son égale. — Oui, me répondit-elle, mais j'aurais bien attrapé mes coquins. — Et comment cela ? — Comment ? au beau milieu de la route, je me serais jetée à ses pieds, et ni le bourreau ni le diable ne m'en auraient pas fait relever (p. 205). Un juré qui la voulait sauver fit observer que lorsqu'elle avait tenu ces propos incriminés, elle était probablement ivre. Mais elle rejeta cette excuse. Elle dit qu'elle était prête à les renouveler, et, comme sa compagne, à qui on offrait le même moyen de salut, paraissait disposée à l'accepter, elle l'apostropha vivement ; elle lui dit qu'elle se déshonorait par cette faiblesse ; et la pauvre fille, confuse et tremblante en face d'Églé plus encore que devant ses juges, abjura un moment d'erreur et confessa qu'elle s'était rendue coupable aussi de sang-froid. Toutefois le tribunal, en condamnant Églé à la mort, se contenta d'envoyer l'autre pour quelques vingt ans à la Salpêtrière. Églé entendit sa condamnation en souriant ; mais, quand on en vint à l'article de la confiscation de ses biens : Ah ! voleur ! dit-elle au président, c'est là que je t'attendais. Je t'en souhaite de mes biens ! je te réponds que ce que tu en mangeras ne te donnera pas d'indigestion. Quand elle descendit du tribunal, elle plaignait sa compagne et se montrait contente de son sort. Seulement, troublée, non sans quelque raison, par les souvenirs de son ancien métier, elle craignait d'aller coucher avec le diable. L'ange de cette prison, le bon M. Émery, la rassura sur cette frayeur, et elle sauta sur la charrette avec la légèreté d'un oiseau[13] (p. 206, 207). Bien d'autres victimes devaient aller de la Conciergerie au tribunal, et de là à l'échafaud. Riouffe, qui y demeura jusqu'après la chute de Robespierre, les a passées en revue dans ses Mémoires ; et l'anonyme qui s'est trouvé dans le même lieu résume ainsi ses impressions en finissant : J'ai resté six mois à la Conciergerie, en proie aux plus horribles anxiétés ; j'y ai vu le tableau navrant de nobles, de prêtres, de marchands, de banquiers, d'hommes de lettres, d'artisans, de cultivateurs et de sans-culottes. La faux du tribunal sanguinaire en a moissonné les quatre-vingt-dix-neuf centièmes. J'ai vu des cultivateurs dire leurs prières matin et soir, se recommander à la bonne vierge Marie, faire le signe de la croix lorsqu'il tonnait, détester les brigandages de leur seigneur émigré, bénir la révolution, mais ne vouloir pas entendre parler du curé intrus, regrettant les messes, les sermons et les prônes du réfractaire. 0 Voltaire ! Rousseau ! mes divins maîtres ! vous ne les auriez pas fait guillotiner ; vous leur eussiez fait un catéchisme de la raison, et ils eussent été bons citoyens (p. 40). — Ce catéchisme n'a malheureusement pas empêché les autres de s'en faire les bourreaux. — J'ai vu des jeunes gens bien étourdis, bien écervelés, pirouetter avec grâce entre deux guichets, chanter avec goût l'ariette du jour et faire des épigrammes sur le gouvernement actuel. Ô Montesquieu ! tu ne les aurais pas fait guillotiner ; quelques mois de détention — (comme on s'habitue à la légitimité de la prison ! — auraient rasséréné leurs sens, ils auraient pu devenir de bons époux, et la patrie les aurait comptés parmi ses enfants[14]. Il y avait, à la Conciergerie, un homme qui enseignait un tout autre catéchisme que celui dont il était parlé tout à l'heure, un de ces réfractaires dont ces pauvres paysans voulaient, au prix de leur vie, entendre la messe, et qui pourtant, lui, ne fut pas envoyé à l'échafaud : c'est M. Émery, que l'on a vu cité plus haut. Comment, les autres périssant, fut-il épargné ? On n'en sait rien, à moins de lui appliquer ce qu'on lit ailleurs dans l'Histoire des prisons[15]. L'auteur se demande si l'on ignorait qu'il y eût dans les prisons des prêtres exerçant leur ministère de réconciliation auprès des prisonniers ; il répond : Non. Il y avait, ajoute-t-il, trop d'observateurs soudoyés, et ces observateurs étaient trop clairvoyants pour ne pas s'en apercevoir. L'un d'entre eux avertit Robespierre qu'à la Conciergerie un prêtre d'un grand mérite, qu'on lui nomma, avait confessé en un seul jour tant de personnes (il grossit peut-être le nombre). Voici sa réponse : Laissez-le faire, il ne faut pas qu'on le juge si tôt ; c'est un homme qui nous est utile, il fait qu'on va à la mort sans se plaindre. Son jour viendra. — Son jour n'est pas venu, il est libre. J'ai parlé de ceux que le jugement du tribunal révolutionnaire envoyait à l'échafaud. Quelques-uns y allaient bien aussi sans occuper beaucoup le tribunal r les mis hors la loi ; par exemple, Cussy, ancien constituant et député à la Convention, ancien directeur de la monnaie de Caen, très-habile dans la fabrication des monnaies ; mais ses connaissances étaient inutiles : on ne fabriquait plus que des assignats[16]. Arrêté et emprisonné à la Conciergerie, il avait de bonnes raisons de croire que le décret de la Convention ne lui était pas applicable, et il avait adressé une pétition à ses anciens collègues. Ses compagnons de chambre, qui connaissaient l'humeur de l'Assemblée, guettaient chaque soir le journal, afin que le résultat ne lui en fût pas appris sans quelque préparation. Un jour, leur vigilance est trompée : c'est à lui que le journal est remis ; c'est lui qui l'apporte et en fait la lecture. Il arrive à l'article de la séance de la Convention où le Comité de salut public rend compte de sa pétition et propose de passer à l'ordre du jour, c'est-à-dire de n'y avoir aucun égard. Il lit le décret qui l'a ainsi ordonné. Cette ligne était pour lui le coup de hache. Il poursuit sa lecture du même ton, sans éprouver, ou au moins sans laisser paraître la moindre affectation. La lecture finie, il dit d'un ton tranquille : A la bonne heure ! ce sera pour demain ; j'ai la nuit pour mettre ordre à mes affaires. Après ce peu de paroles, il embrasse celui des assistants qui était le plus voisin de lui et qu'il connaissait de longue date ; par une sorte de mouvement sympathique, chacun de nous l'embrasse à son tour ; il remercie avec émotion et ajoute : Chers camarades, vous consolez mes derniers moments, c'est comme la mort de Socrate : mais il ne nous sera pas permis de discourir philosophiquement ensemble jusqu'à l'arrivée de la ciguë. Il achevait à peine qu'un guichetier vient le saisir au collet pour le conduire dans la loge des condamnés (Beugnot, t. I, p. 220)[17]. D'autres aussi, sans être hors la loi, surent se mettre hors de la portée du tribunal, par exemple Clavières, ex-ministre des finances du ministère Roland. Il avait pris la place occupée par quelques Girondins dans la chambre de Beugnot, avec Lamourette, un ancien prieur de Molesme, Bose, le peintre de portraits, et un tailleur de Paris ; chambre modèle : on lui avait donné le nom de chambre des sept sages. Le jour qu'il reçut son assignation, quand il vit qu'on ne lui laisserait même pas le temps de produire les pièces nécessaires à sa défense, sa résolution fut prise. Il dîna comme d'habitude à cette table de huit, dont il était le commensal et, sans qu'il y parût, déroba le couteau à découper, qu'il rapporta dans la chambre commune. On ferme les portes, la conversation s'établit, et Lamourette y entremêle des réflexions sur la brièveté de la vie, comme pour préparer Clavières à son sort. Il ne savait pas comme il y était préparé. Une heure après que nous étions couchés et endormis, dit Beugnot, je suis réveillé par ce cri de Lamourette : Clavières ah ! malheureux, qu'avez-vous fait ? Et j'entends alors distinctement deux bruits également horribles : le râle d'un homme qui s'éteint et le bruit de son sang qui, du lit, tombe sur les dalles, Je me jette hors de mon lit : nous en faisons tous les cinq autant. Que faire ? que devenir ? nul secours à appeler du dehors ; pas moyen de se procurer de la lumière ; seulement un réverbère, placé dans l'un des passages du Palais de Justice et qui se trouve en face de la croisée de notre chambre, y jette quelques faibles rayons, assez pour indiquer cette scène d'horreur, pas assez pour l'éclairer. Les deux prêtres se jettent à genoux et nous invitent à en faire autant pour demander à Dieu la grâce de l'infortuné que nous voyons s'éteindre, Chacun se prosterne, Au bout d'une demi-heure, on n'entendait plus que le sang qui tombait encore.... Lorsqu'une sorte de calme eut succédé, nous pûmes rapprocher plusieurs circonstances qui auraient dû nous avertir de la détermination de Clavières. Plus d'une fois il avait protesté qu'il n'avilirait pas la dignité de l'homme au point de paraître devant l'infâme tribunal. Il avait consulté le peintre Boos (Bose) sur l'attitude que les statues et les tableaux donnaient aux personnages qui se frappaient du poignard, et il avait marqué la place du côté gauche où il faut enfoncer pour arriver plus sûrement à l'oreillette du cœur, Enfin il était évident, par ses discours de la veille, qu'il récusait le tribunal, et, pour y échapper, il lui fallait mourir dans la nuit même. Mais le genre de mort qu'il avait choisi suppose un courage incroyable : on ne conçoit pas que, couché sur un lit de sangle et avec des points d'appui faibles ou incertains, il ait pu, en soutenant le poignard de la main gauche à l'endroit où il voulait qu'il pénétrât, l'enfoncer de la main droite en frappant à coups redoublés, et cela sans jeter un cri, sans faire quelque mouvement maladroit qui nous eût éveillés. Telle a été néanmoins, suivant le rapport des hommes de l'art, la seule manière dont il ait pu se donner la mort (p. 214). Je vois quelques difficultés dans ce récit, non pas sur le fait principal, mais sur les témoins de la scène. Le soir même de la mort de Clavières, le 18 frimaire, à dix heures et demie de relevée, procès-verbal en fut dressé dans la chambre où il était mort, chambre dite des Douze, au premier étage, dont la fenêtre donne sur la cour des femmes ; et ceux qui occupaient la même chambre furent entendus comme témoins. Or, parmi ces témoins, on trouve Antoine Michet, député de Rhône-et-Loire, détenu à la Conciergerie depuis le 8 septembre, les citoyens Germain, Pinteville, Bailleul, Ducourneau, Mesquinet dit Lapagne et deux guichetiers ; mais nullement Lamourette, ni Beugnot, ni aucun de ceux que Beugnot fait assister avec lui à cette scène. Si Beugnot y était, le fait de n'avoir pas comparu comme témoin est bien une de ses plus grandes habiletés ; car s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il fût à la Conciergerie sans avoir été écroué, son nom porté dans un acte public, parmi les témoins de la mort de Clavières, aurait pu, en révélant sa présence, contribuer à le faire envoyer, au lieu du suicidé, devant le tribunal[18]. Beaucoup d'autres, parmi les compagnons de Clavières, se dérobaient au supplice par un moyen moins violent. Cabanis avait imaginé des pastilles dont la base était du laudanum, mais si bien préparées qu'elles conduisaient à petit bruit dans l'autre monde. Tous les détenus qui appartenaient à sa secte philosophique en étaient pourvus (p. 222). Elles leur étaient fournies par un autre médecin, le docteur Guillotin, un peu revenu sur l'excellence de sa machine. Beugnot aussi gardait sa pastille, quoique peu disposé à en faire usage — et vers la fin on n'avait plus le temps d'en user —. Il aima mieux sortir de là de tout autre façon. La vie à la Conciergerie était une agonie véritable pour ceux dont l'emprisonnement se prolongeait. Chaque jour pouvait être la veille du supplice. J'avais, dit-il, successivement perdu mes amis anciens, c'est-à-dire ceux avec lesquels j'avais pu passer un mois ou six semaines en prison. Je ne me souciais pas de contracter de nouveaux liens que le fer de la guillotine tranchait au bout de la semaine, et je restais pour ainsi dire seul à la Conciergerie, quoiqu'elle fût plus remplie que jamais (p. 232). Ce qui diminuait pour lui le danger, c'est que, vers la fin de 1793 et dans les premiers mois de 1794, l'attention était portée ailleurs. Mme Beugnot, qui pénétrait quelquefois jusqu'à lui en achetant d'une femme de service le droit de prendre son costume, et du concierge la permission de le tromper, le pressa de consulter l'avocat Lafeutrie, qui le confessa et, sachant qu'il était arrêté comme complice de Capet, de sa femme et de La Fayette, le rassura en lui disant que les royalistes n'étaient pas à l'ordre du jour dans les comités du gouvernement. On s'occupe des fédéralistes, ajoutait-il ; le tribunal en a encore pour trois mois à expédier, et d'ici à trois mois le roi, vous ou l'âne, vous serez morts. En y réfléchissant, Beugnot se rassura un peu. Il vit qu'en effet, dans les derniers mois de 1793, le tribunal donnait la préférence à cette sorte de suspects, et ne faisait d'exception qu'en faveur des généraux. On sacrifiait deux ou trois de ceux-ci par décade pour l'exemple, et apparemment pour entretenir l'émulation dans l'armée. C'est un grand sujet à méditer, ajoute-t-il, que le sort de ces généraux, hommes de force et de vaillance, qui ont conquis leurs grades par des prodiges devant l'ennemi, et que des gens qualifiés de représentants du peuple enlèvent à volonté du milieu de leurs bataillons et envoient pieds et poings liés à la Conciergerie, comme on expédie des moutons à une boucherie ; et tous se laissaient faire comme des moutons ! Nous ne sommes encore que des Français d'avant 1789, très-façonnés à l'obéissance, et à qui un pouvoir nouveau et fort hideux, assurément, n'en a pas fait perdre l'habitude (p. 222). Cependant Beugnot était à la Conciergerie depuis tantôt quatre mois, et quand la population s'en renouvelait si souvent une figure qu'on retrouvait toujours devait frapper les inspecteurs de police. On pouvait bien d'ailleurs s'apercevoir qu'il était toujours là sans le voir lui-même. Il suffisait de jeter les yeux sur le livre d'écrou. Un matin, Beugnot est mandé au greffe. Il s'y rend sans défiance ; le greffier l'employait volontiers à copier des états ; mais il s'agissait de tout autre chose. Il y trouve les citoyens Soulès et Marino, qui ayant découvert, en parcourant les registres d'entrée[19], que depuis quatre mois qu'il était en prison il n'avait subi aucun interrogatoire, lui en demandent la raison et s'indignent d'un pareil déni de justice : un citoyen dans les fers durant quatre mois sans qu'on l'ait interrogé, quand la loi exige qu'il le soit dans les vingt-quatre heures ! Ils admirent ma patience, dit Beugnot, ils me traitent d'imbécile, pour n'avoir pas réclamé et me donnent l'assurance qu'ils vont sur-le-champ au cabinet de l'accusateur public, pour lui en laver la tête et lui enjoindre de m'interroger, sinon le soir même, au moins le lendemain matin. Beugnot était perdu si d'ici là il n'était tiré de prison ou transféré ailleurs. Il le mande à sa femme, qui d'ailleurs était depuis longtemps en campagne. Elle voit l'officier municipal Dangé qui avait la police de la Conciergerie ; elle voit ce fonctionnaire de l'intérieur (Grandpré), qui déjà avait recommandé Beugnot dans cette prison ; et, avant le soir, elle obtient l'ordre de transfèrement. Dangé le signe ; restait à l'exécuter : autre péril. Le soir est venu ; on va fermer les portes, et il n'y a pas de gendarmes, pas de voiture. Enfin l'officier chargé de le conduire prend sur lui de le déposer provisoirement au poste du Palais ; une voiture vient le prendre et le mène à la Force. Cette prison, où tant d'autres n'étaient entrés qu'avec horreur, lui parut être comme le port du salut, et ce fut elle qui le sauva[20]. |
[1] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 112,
[2] Essais, t. IV, p. 316.
[3] Essais, t. IV, p. 302.
[4] Histoire des prisons, t. II, p. 19.
[5] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 105-107.
[6]
Mémoires sur les prisons, t. I, p. 107-109. D'autres chansons de
Ducorneau ou Ducourneau sont reproduites dans l'Histoire des prisons, t.
II, p. 23-27. Les prisonniers, ajoute l'auteur,
confirmant l'assertion de Riouffe, conservèrent longtemps l'habitude de chanter
ces différents couplets (ils appelaient cela faire leur office), et le couplet
finissant par ces mots :
Mourons pour la patrie,
C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie.
[7] Histoire des prisons, t. II, p. 129.
[8] Sous-chef de la régie du domaine, condamné le 16 pluviôse an II (4 février 1794).
[9] Mémoires sur les prisons (Éclaircissements), t. I, p. 279.
[10] Beaulieu, Essais, t. V, p. 312-316. Cf. Histoire des prisons, t. II, p. 35-38. Voyez ce que Beaulieu raconte encore de la fière insouciance de Biron, de l'égalité d'âme du duc d'Orléans. (Essais, t. V, p. 303-306.)
[11] Cette description peut se vérifier encore sur les lieux.
[12] Cette fontaine existe encore à la même place.
[13] Je dois dire que parmi les dossiers du tribunal révolutionnaire à cette époque, je n'en ai trouvé aucun où la personne dont parle Beugnot puisse se reconnaître.
[14] Histoire des prisons, t. II, p. 40, 41.
[15] Histoire des prisons, t. IV, p. 393.
[16] Histoire des prisons, t. IV, p. 344.
[17] L'ordre du jour sur la pétition de Cussy, qui eut lieu dans la séance du 24 brumaire (14 novembre) est au Moniteur du 26. La condamnation sur l'identité constatée est du 25, et fut exécutée le soir même (Moniteur du 27), — à 4 h. du soir. (Bulletin du tribunal Révolutionnaire, n° 90.)
[18] Le juge de paix et le commissaire de police, clans leur procès-verbal, après avoir constaté l'état des lieux, le caractère du suicide, une blessure à gauche à l'endroit du cœur et l'arme qui y avait servi, un couteau dit à la Destaing, à manche d'yvoire, garniture d'argent, long de six pouces de lame et trois et demi de manche, étendu ouvert à côté de la blessure et dont la lame avait cinq pouces de teinte de sang, ajoutent :
Avons de suite fait
comparaître les prisonniers qui occupaient ladite chambre ; et le citoyen
Antoine Michet, âgé de 49 ans, député à la Convention du département de
Rhône-et-Loire, détenu à la Conciergerie dans ladite chambre, depuis le 8
septembre (vieux style), a déclaré que sur les six heures le citoyen Chauveau,
défenseur officieux dudit prisonnier, s'est présenté dans ladite chambre... que
le déclarant, comme tous les prisonniers de ladite chambre, se sont retirés
pour le laisser seul ; quelque temps après, Chauveau s'étant retiré, ledit
Michet a passé devant ladite chambre ; que le déclarant lui a conseillé de se
coucher pour reposer et a de suite passé dans la chambre voisine, au n° 13 ;
qu'environ un quart d'heure après le citoyen Pinteville, de la même chambre où
était Clavières, est venu lui dire que Clavières était dans son lit et
paraissait se trouver mal ; qu'alors lui, déclarant, ledit Pinteville, les
citoyens Bailleul, Germain et Laruelle sont venus dans ladite chambre où était
Clavières couché dans son lit, et concevant des inquiétudes sur le râle qu'ils
lui entendaient pousser, ils ont dit unanimement qu'il fallait avertir le
concierge, et ledit Laruelle y est allé. Et ledit Michet a signé sa déposition.
Et Antoine Germain, âgé de 40
ans, ci-devant officier d'infanterie... détenu dans ladite chambre, nous a dit que
sur les neuf heures environ du soir étant entré dans ladite chambre avec le
citoyen Laruelle, ils ont trouvé Clavières couché dans son lit et poussant des
râlements qui les ont inquiétés au point qu'ils ont cru devoir en avertir ceux
qui étaient dans la chambre voisine, au n° 13.
(Cette déposition a été confirmée par Pinteville et Bailleul.)
Avons de suite fait
comparaître le citoyen Pierre Ducourneau, de Bordeaux, lequel a déclaré que
Clavières lui a lu la lettre qu'il écrivait à l'accusateur public (avant
l'entrevue de Chauveau) pour lui demander un sursis à sa comparution au
tribunal ; qu'il était fort inquiet de ne point voir Chauveau, et le citoyen
Ducourneau a signé sa déposition.
Et le citoyen Mesquinet dit
Lapagne, maire d'Ingouville (Seine-Inférieure), a dit que sur les cinq heures
et demie, comme il engageait Clavières, qui s'impatientait, à prendre courage,
celui-ci lui répondit avec un mouvement de désespoir, en levant la main : Que
voulez-vous que je fasse, mes témoins sont mes plus cruels ennemis !
Avons de suite fait
comparaître le citoyen Larivière, guichetier de service à la porte d'entrée,
lequel a dit qu'environ les huit heures et demie, il a vu Clavières reconduire
Chauveau, qui lui a dit : Adieu, soyez tranquille.
Et le citoyen Dominique
Lacapy, guichetier, a déclaré après lecture faite de l'état où nous avons
trouvé le corps de Clavières lors de notre entrée dans ladite chambre, que
c'est précisément le même où il était lorsqu'il est entré vers les neuf heures,
et a ajouté qu'environ trois minutes après il est expiré.
Et après avoir inutilement
fait appeler deux chirurgiens pour constater l'état de la blessure, nous
l'avons examinée de plus près et avons trouvé qu'elle était deux pouces
au-dessus du téton gauche et large d'environ cinq lignes.
Signé :
THILLY, juge de paix ; DEBRAUX,
commissaire de police. Pour copie conforme : DEBRAUX.
(Archives nationales, W 300, dossier 308 bis, pièce 6.) Avec cette pièce on y trouve sous le n° 4 la constatation des deux médecins de la Conciergerie, Théry et Naury, en date du lendemain 19 frimaire.
[19] Je laisse à concilier cette déclaration de Beugnot avec ce que dit M. Dauban, que son nom ne se trouve pas sur les registres d'écrou. (Dauban, les Prisons de Paris sous la Révolution, p.169.) Le registre est aujourd'hui brûlé ; mais on a gardé aux archives de la Préfecture un certain nombre de mandats d'arrêt qui se rapportent à cette date pour la Conciergerie, et le nom de Beugnot ne s'y trouve pas davantage. — Sa présence à la Conciergerie n'est constatée que par le livre des écrous de la Force. Voici la mention qui le concerne : 16 nivôse. Dangé, administrateur de police. -- BEUGNOT (Jacques-Claude), âgé de 32 ans, natif de Bar-sur-Aube, homme de loi, demeurant à Paris, rue des Deux-Portes, n° 17. — Cause non expliquée. — Venu de la Conciergerie. — Liberté par le comité de sûreté générale le 4 fructidor. (Registre des écrous de la Force, aux archives de la Préfecture de police.)
[20] Je suis obligé de signaler encore quelques inexactitudes sur plusieurs points de ce récit. Beugnot parle d'un séjour de quatre mois à la Conciergerie. Or si, comme il le dit, il est entré le 19 vendémiaire (9 oct. 1793), et si, comme le prouve son écrou de la Force, il en est sorti le 16 nivôse (5 janvier 1794), cela fait un peu moins de trois mois. Il parle de Lamourette (p. 212) et de Ducourneau (p. 233) comme s'ils étaient morts pendant la durée de ce séjour. Or Lamourette a été condamné le 22 nivôse et Ducourneau le 26 nivôse (11 et 15 janvier 1794), c'est-à-dire quelques jours après que Beugnot était sorti.