LA TERREUR

TOME SECOND

 

LES PRISONS DE PARIS.

 

 

VIII. — LES GIRONDINS, MADAME ROLAND, BAILLY À LA CONCIERGERIE.

 

Dans cette chambre qui avait reçu ou dû recevoir la reine, Beugnot trouva plusieurs des Girondins. Leur procès touchait à son terme, et Beugnot ne se refuse pas à les juger à son tour au point de vue politique. Mais, ce qui importe plus, il les a vus dans leurs derniers moments, et comme d'autres prisonniers de la Conciergerie, comme notre anonyme, comme Riouffe, il a pu rendre, par le souvenir, ces scènes que d'autres ont trop dépeintes par l'imagination.

On connaît le récit de Riouffe : c'est le plus autorisé. Arrivé le 16 octobre à la Conciergerie, il avait été, après treize jours de cachot, placé au n° 13, où étaient les principaux Girondins : Vergniaud, Gensonné, Brissot, Ducos, Fonfrède, Valazé, Duchâtel, etc. ; et c'est ainsi qu'il a pu donner sur eux des détails qui ont été souvent reproduits[1]. Beugnot, qui se trouva avec sept autres d'entre eux et Lamourette, dans la chambre qu'il a décrite, ajoute quelques traits nouveaux à ce récit.

Le jour du jugement, dit-il, nous étions restés seuls (lui et Lamourette). Le 2 novembre, sur les deux heures du matin[2], nous entendîmes la porte de notre chambre s'ouvrir avec fracas. Trois guichetiers, armés de flambeaux, y entrent avec empressement. Ils font l'inventaire du faible mobilier de nos compagnons et se mettent en devoir de l'emporter. Nous leur demandons s'ils sont jugés. Ils nous répondent que non, mais qu'ils ne reviendront plus en prison, quel que soit l'événement du procès, et que c'est toujours chose faite que de débarrasser la chambre de leurs meubles. — Tous devaient être réunis désormais à la vie et à la mort. — L'heure où se faisait cette expédition fournissait un triste commentaire au discours de ce guichetier, mais il est difficile de cesser d'espérer ce qu'on désire fortement. Nous cherchions toujours à soulager notre douleur de la perte des autres, en nous flattant que Ducos, Fonfrède et Fauchet (l'évêque constitutionnel du Calvados) auraient échappé. Cette assurance s'accroît même pour le dernier, lorsque, sur les sept heures et demie du matin, il envoya chercher son bréviaire, qui avait échappé à l'inventaire des guichetiers. Nous présumions que, peut-être, dans ces moments extrêmes, quelques-unes des victimes avaient été agitées par des souvenirs religieux, et que Fauchet restait auprès d'elles pour leur offrir des consolations. Nous nous trompions : Fauchet partageait l'honorable sort de ses collègues, et il voulait consacrer ses derniers moments à l'accomplissement d'un des devoirs de son état (p. 181, 182).

Beugnot nous fait un curieux portrait de Fauchet : Fauchet, dit-il, était né avec un cœur brûlant, une imagination vive jusqu'à l'exaltation, le goût du merveilleux, et, ce qui est le résultat de cette organisation, un penchant décidé vers la crédulité. Élevé dans le culte catholique et nourri dans ses écoles, son esprit s'était fourvoyé de bonne heure au sein des prophéties, des miracles, des prestiges. L'évêché du Calvados l'avait distrait des rêveries du cercle social, et il avait fini par être un prêtre de bonne foi. Chaque jour il disait son bréviaire avec piété, lisait l'Écriture sainte, et déclamait un chapitre de l'Imitation. Le livre de l'Écriture pour lequel il avait le plus de penchant était l'Apocalypse. Il prétendait que c'était précisément la Révolution française que saint Jean avait vue de l'île de Pathmos, et convenait que jusqu'à l'époque de la prise de la Bastille, il n'était pas aisé de l'entendre. Mais depuis, l'explication coulait d'elle-même. Fauchet trouvait dans l'Apocalypse la naissance, les progrès, les triomphes des Jacobins, le règne de Robespierre, les noyades de Carrier[3], les fusillades de Collot et jusqu'aux carmagnoles de Barère. Il faisait souvent des rapprochements si frappants et les développait avec tant d'éloquence, qu'il émouvait le froid, le matérialiste Gensonné, et que Brissot restait stupéfait. (Ibid., p. 182, 183.)

La mort des vingt-deux, ajoute Beugnot, répandit au milieu des prisonniers une sombre consternation. Qu'attendre pour soi, quand les hommes mêmes de la Révolution étaient frappés ? Le chemin était dès lors frayé pour tous. Il l'avait été quelques jours auparavant pour les nobles et pour l'ancien régime tout entier, par l'auguste victime qui fut pendant deux mois et demi à la Conciergerie (du 2 août au 16 octobre), et y laissa une empreinte impérissable. Il l'était maintenant pour tous les hommes du régime nouveau ; car ce n'était qu'un commencement. Après les Girondins, la Conciergerie vit passer Mme Roland, Sylvain Bailly, hôtes illustres dont la présence en ces lieux fit une vive sensation et qui méritent qu'on s'y arrête.

Riouffe et Beugnot ont conversé avec Mme Roland à la Conciergerie ; ils en ont également parlé dans leurs Mémoires. Il est curieux de comparer ces rapports de deux témoins oculaires. Rien ne sert mieux à montrer que le plus souvent les choses qu'on a vues sont décrites moins comme elles étaient, que comme on était porté à les sentir.

Et d'abord, Riouffe dit que Mme Roland avait de longs cheveux noirs et de grands yeux noirs[4] ; Beugnot, de beaux cheveux blonds et des yeux bleus[5]. Cela nous peut déjà faire soupçonner la diversité de nuances qu'on trouvera dans leur appréciation. Riouffe voit surtout en Mme Roland la femme forte, l'âme d'une républicaine dans un corps pétri de grâce, quelque chose de plus que ce qui se trouve dans la femme ; la liberté et le courage d'un grand homme dans ses conversations avec les prisonniers ; du respect pour les députés qui venaient de périr, mais sans pitié efféminée et tout en gardant l'indépendance de son jugement sur leur conduite ; et avec cela pourtant des signes qui empêchaient d'oublier la femme en elle, et ne faisaient que mieux ressortir l'empire ordinaire de sa raison. Quelquefois, dit-il, son sexe reprenait le dessus, et on voyait qu'elle avait pleuré au souvenir de sa fille et de son époux. Ce mélange d'amollissement naturel et de force la rendait intéressante. La femme qui la servait me dit un jour : Devant vous, elle rassemble toutes ses forces ; mais dans la chambre, elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre, à pleurer[6].

Ce qui captive Beugnot dans Mme Roland, c'est moins le personnage que la personne, et tout ce qu'il y avait de charmes en elle.

Mme Roland, dit-il, était âgée de trente-cinq à quarante ans. Elle avait la figure, non pas régulièrement belle, mais très-agréable, de beaux cheveux blonds, les yeux bleus et bien ouverts. Sa taille se dessinait avec grâce, et elle avait la main parfaitement faite. Son regard était expressif ; et, même dans le repos, sa figure avait quelque chose de noble et d'insinuant. Elle n'avait pas besoin de parler pour qu'on lui soupçonnât de l'esprit ; mais aucune femme ne parlait avec plus de pureté, de grâce et d'élégance. Elle avait dû à l'habitude de la langue italienne, le talent de donner à la langue française un rythme, une cadence véritablement neuve. Elle relevait encore l'harmonie de sa voix par des gestes pleins de noblesse et de vérité, par l'expression de ses yeux, qui s'animaient avec le discours ; et j'éprouvais chaque jour un charme nouveau à l'entendre, moins par ce qu'elle disait que par la magie de son débit (t. I, p. 194).

Beugnot était en effet assez peu d'accord avec elle sur la Révolution. II avoue qu'il la voyait elle-même avec des préventions défavorables ; et il le prouve quand il s'applique surtout à relever les petites passions qui, chez elle, se mêlaient aux grandes, l'amour-propre avec tout ce qu'il a d'aigreur quand il est froissé, le sentiment de son mérite et l'envie de paraître :

Elle ne dissimulait pas la joie que les deux ministères de son mari lui avaient apportée, et mettait tant d'art à prouver que le ressentiment n'était entré pour rien dans sa fameuse lettre à Louis XVI, qu'elle démontrait qu'il y était entré pour tout. Au risque de ravaler son mari au métier d'automate, et de ne lui laisser que sa douteuse vertu, elle s'attribuait tout haut la meilleure partie de ses productions littéraires et toute sa gloire politique. Elle enlevait aux autres le plaisir de la célébrer, en les prévenant sur ce point.

Riouffe et Beugnot devaient se retrouver plus tard dans les honneurs de l'Empire[7] ; mais alors Riouffe était girondin, et Beugnot, pour le moins, feuillant. Il ne faut donc pas s'étonner si le côté qui plaisait le plus à l'un dans Mme Roland n'était pas ce qui agréait le plus à l'autre ; à la femme politique Beugnot préférait beaucoup la femme : Séparez Mme Roland de la Révolution, continue-t-il, elle ne paraît plus la même. Personne ne définissait mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de mère, et ne prouvait plus éloquemment qu'une femme ne rencontrait le bonheur que dans l'accomplissement de ces devoirs sacrés. Le tableau des jouissances domestiques prenait dans sa bouche une teinte ravissante et douce ; les larmes s'échappaient de ses yeux lorsqu'elle parlait de sa fille et de son mari : la femme de parti avait disparu ; on retrouvait une femme sensible et douce, qui célébrait la vertu dans le style de Fénelon. Je n'ai pas assez connu Mme Roland ; j'ignore donc si elle justifiait dans la pratique la sublimité de sa théorie[8]. Elle me disait, en me parlant de l'union des cœurs vertueux, en vantant l'énergie qu'elle inspire : La froideur des Français m'étonne. Si j'avais été libre et qu'on eût conduit mon mari au supplice, je me serais poignardée au bas de l'échafaud ; et je suis persuadée que, quand Roland apprendra ma mort, il se percera le cœur. Elle ne se trompait pas (p. 197).

Je ne discute pas ici ces deux appréciations, et je laisse Mme Roland à la grande place qu'elle tient dans l'histoire. Je me borne à la prendre à la Conciergerie, où elle avait été transférée de Sainte-Pélagie, le 31 octobre 1793, le jour même de l'exécution des Girondins. Elle y retrouve, à la veille de sa mort, une sorte d'empire. Son ascendant, son heureuse influence se faisait sentir même sur ces femmes dégradées au milieu desquelles il semble qu'on se soit fait un jeu cruel de jeter les plus nobles femmes. La chambre où habitait Mme Roland, dit Beugnot, était devenue l'asile de la paix au milieu de cet enfer. Si elle descendait dans la cour, sa présence y rappelait le bon ordre, et ces femmes, sur lesquelles aucune puissance connue n'avait plus de prise, étaient retenues par la crainte de lui déplaire. Elle distribuait des secours pécuniaires aux plus nécessiteuses, et à toutes des conseils, des consolations et des espérances. Elle marchait environnée de ces femmes qui se pressaient autour d'elle comme autour d'une divinité tutélaire : bien différente de cette sale courtisane, l'opprobre de Louis XV et de son siècle, de cette Du Barry, qui se trouvait alors dans la même enceinte[9], et qu'elles traitaient avec une énergique égalité (p. 198).

Nos deux prisonniers, qui ont pu différer date leur jugement sur Mme Roland, ont gardé une. impression également vive et forte de ses adieux à la prison. Elle attendait à la grille, dit Beugnot, qu'on vînt l'appeler. Elle était vêtue avec une sorte de recherche ; elle avait une anglaise de mousseline blanche, garnie de blonde, et rattachée avec une ceinture de velours noir. Sa coiffure était soignée ; elle portait un bonnet-chapeau d'une élégante simplicité, et ses beaux cheveux flottaient sur ses épaules. Sa figure me parut plus animée qu'à l'ordinaire, ses couleurs étaient ravissantes, et elle avait le sourire sur les lèvres. D'une main, elle soutenait la queue de sa robe, et elle avait abandonné l'autre à une foule de femmes qui se pressaient pour la baiser. Celles qui étaient mieux instruites du sort qui l'attendait, sanglotaient autour d'elle et la recommandaient en tout cas à la Providence. Rien ne peut rendre ce tableau ; il faut l'avoir vu. Mme Roland répondait à toutes avec une affectueuse bonté ; elle ne leur promettait pas son retour ; elle ne leur disait pas qu'elle allait à la mort, mais les dernières paroles qu'elle leur adressait étaient autant de recommandations touchantes. Elle les invitait à la paix, au courage, à l'espérance, à l'exercice des vertus qui conviennent au malheur. Un vieux geôlier, nommé Fontenay, dont le bon cœur avait résisté à trente ans d'exercice de son cruel métier, vint lui ouvrir la grille en pleurant. Je m'acquittai au passage de la commission de Clavières ; elle me répondit en peu de mots et d'un ton ferme. Elle commençait une phrase lorsque deux guichetiers de l'intérieur l'appelèrent pour le tribunal. A ce cri, terrible pour tout autre que pour elle, elle s'arrête et me dit en me serrant la main : Adieu, monsieur, faisons la paix, il en est temps. En levant les yeux sur moi, elle s'aperçut que je repoussais mes larmes, et que j'étais violemment ému ; elle y parut sensible, mais n'ajouta que ces deux mots : Du courage ! (p. 199.)

Après sa condamnation, ajoute Riouffe, elle repassa dans le guichet avec une vitesse qui tenait de la joie. Elle indiqua, par un signe démonstratif, qu'elle était condamnée à mort. Associée à un homme que le même sort attendait, mais dont le courage n'égalait pas le sien, elle parvint à lui en donner avec une gaieté si douce et si vraie, qu'elle fit naître le sourire sur ses lèvres à plusieurs reprises. A la place du supplice, elle s'inclina devant la statue de la Liberté, et prononça ces paroles mémorables : Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ![10]

Deux jours après, c'était le tour de Bailly. Sur lui, Riouffe et Beugnot sont d'accord, et leur double témoignage peut suffire à le venger du ridicule que des pages comme celles dont j'ai fait justice dans le volume précédent voudraient jeter sur sa personne. L'homme qui, présidant au serment du Jeu de Paume, a rattaché son nom aux origines de la Révolution française, trouve dans l'éclat de ce premier jour de sa vie politique, et dans l'ignominie même de sa fin, une gloire qui efface au besoin tout le reste et peut défier toute insulte posthume.

Bailly, élu maire une deuxième fois, après les tristes événements de la sédition du Champ de Mars, s'était senti débordé. Il avait donné sa démission, mais il avait refusé de quitter la France, et après une année passée à Nantes, il venait chercher une retraite plus obscure auprès de son ami, l'illustre La Place, à Melun, quand à peine arrivé, il fut arrêté et mené à Paris, enfermé à la Conciergerie ; et son procès commença un peu après celui des Girondins. Notre anonyme de l'Almanach, et de l'Histoire des prisons dit que son jugement ayant été remis à une autre séance, Bailly, au retour, dit à ceux qui s'informaient de son sort : Petit bonhomme vit encore. Beugnot rejette ce trait comme en contradiction avec la gravité que garda Bailly au milieu des épreuves de sa longue agonie. Le tribunal fit traîner en effet pendant plusieurs jours le procès de Bailly ; et Beugnot est tenté de croire que des ordres particuliers avaient été donnés pour lui faire avaler goutte à goutte le calice qu'on lui préparait. Le moment de le traîner au tribunal était un quart d'heure de récréation pour les guichetiers. On l'appelait alors avec une affectation indécente, et lorsqu'il se pressait d'obéir pour mettre fin à ces cris redoublés, les guichetiers le poussaient en sens contraire, et se le renvoyaient de l'un à l'autre en s'écriant : Tiens, voilà Bailly ! à toi Bailly reprends donc Bailly ! et ils riaient aux éclats du ton grave que conservait l'infortuné au milieu de cette danse de cannibales. Oui, j'ai vu Bailly, chargé de gloire et de vertus, et respectable ne fût-ce que par ses années, Bailly, dont le nom s'associe aux actes les plus glorieux de la Révolution, souillé par les mains des guichetiers dont on avait marchandé la barbarie, chancelant sous l'atteinte des uns, relevé par la brutalité des autres, et devenu leur jouet, tel qu'un homme ivre en sert quelquefois à la populace qu'il a rassemblée (p. 185, 186).

Le calme de Bailly ne se démentait pas au milieu de ces outrages ; et parmi ses compagnons d'infortune, sans jamais appeler l'attention sur lui-même, il avait toujours quelques paroles propres à raffermir les cœurs. Le métier d'un honnête homme, disait-il, est le plus sûr, même en révolution ! Manuel allait quelques jours plus tard en donner la preuve (24 brumaire), Manuel, procureur-syndic de la Commune aux journées de septembre. A la Conciergerie, les prisonniers ne le reçurent qu'avec horreur. Quand on le mena au tribunal, ils le poussaient, malgré les gendarmes, vers un pilier teint encore du sang des victimes, en lui criant : Vois le sang que tu as fait répandre ; et quand il redescendit condamné, il fut accueilli par des applaudissements. Il est vrai qu'il ne fut condamné que parce qu'il était devenu modéré : mais les violents eurent leur tour. — Il y a, disait encore Bailly, une distance si grande entre la mort de l'homme de bien et celle du méchant, que le commun des hommes n'est pas capable de la mesurer. — Il faut savoir supporter la mort comme un inconvénient du métier d'homme de bien ; mais la vie a des appas pour les cœurs vertueux, et il ne faut pas rougir de la regretter. J'aurais mauvaise opinion de celui qui n'aurait pas, en mourant, un regard à jeter en arrière.... (Ibid., p. 187.)

Ce procès qu'on lui faisait si long n'était que le prélude d'une autre agonie. La veille de sa mort, dit Beugnot, Bailly présageait ce qui se passerait le lendemain, mais il en parlait sans émotion. — On a monté tous les assistants sur mon compte, disait-il, et je crains que la simple exécution du jugement ne leur suffise plus ; ce qui serait dangereux pour ses conséquences, car je me persuade que la police y veillera. — Comment ! lui répondis-je, mais hier encore, mais tous les jours vous avez paru tranquille sur la tournure que prenaient les débats et les dispositions du tribunal. Vous nous trompiez donc ? — Non, répondit Bailly, mais je vous ai donné l'exemple de ne jamais désespérer des lois de votre pays ! (ibid., p. 188, 189.)

Bailly fut enfin condamné. Quand Beugnot, qui avait passé la nuit à lui chercher, dans son esprit, des chances de salut, descendit dès le matin à sa chambre, il le trouva qui avait dormi à son ordinaire, prenant son chocolat. Il le quitta bientôt, mais avec la pensée de lui faire son dernier adieu au passage : Je le vis, ajoute-t-il, pendant trois quarts d'heure s'entretenir avec un jeune homme habillé en garde national, et qui était un de ses parents. Le jeune homme était ému jusqu'aux larmes, Bailly conservait sa tranquillité. Vers la fin de l'entretien, il prit coup sur coup deux tasses de café à l'eau. Le jeune homme retiré, je passai dans la galerie. Il parut disposé à me parler. Je tremblais et je ne savais par où débuter. Enfin, je lui exprimai mon étonnement de ce qu'il prenait du café à l'eau sur du chocolat. J'ai pris, me dit a Bailly, du chocolat parce qu'il nourrit et adoucit ; mais comme j'ai un voyage assez difficile à faire, et que je me défie de mon tempérament, j'ai mis par-dessus du café, parce qu'il excite et ranime, et avec cet ordinaire j'espère que j'arriverai jusqu'au bout. On l'appela dans ce =ment, je l'embrassai pour la dernière fois. (p. 190.)

Riouffe, dans ses Mémoires, suit Bailly au delà du seuil de la prison. Il montre toutes les injures prodiguées à celui qui avait été l'idole de Paris et qu'on traitait maintenant comme l'assassin du peuple ; l'échafaud qu'on avait élevé sur le Champ de Mars, théâtre de ce prétendu crime, démonté, transporté au bord de l'eau, pour être dressé sur un tas d'ordures, et Bailly endurant trois heures les apprêts du supplice sous une pluie glaçante de brumaire, au milieu des avanies, des coups, des crachats, d'insultes de toutes sortes : Tu trembles, Bailly ?Mon ami, c'est de froid[11].

Tous ces détails et d'autres pareils, nos auteurs prisonniers ne les rapportent plus en témoins ; mais ils les tenaient, par l'intermédiaire des guichetiers, du témoin le plus immédiat, d'un témoin qui, ayant chaque jour affaire à la prison, y racontait comment les autres étaient morts le bourreau[12]. — Terribles confidences, et qui ne devaient pas s'effacer de leur esprit.

 

 

 



[1] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 49 52.

[2] Le comte Beugnot commet ici une erreur de date. Les Girondins furent condamnés dans la nuit du 30 octobre et exécutés le lendemain 31.

[3] Ici Fauchet aurait été un peu prophète lui-même. Il a été exécuté le 10 brumaire an II (31 octobre 1793), et les premières noyades n'ont eu lieu que sept jours après, le 17 brumaire (7 novembre). Voyez la lettre de Carrier à la Convention, sous cette date, citée par M. Berriat-Saint-Prix (La Justice révolutionnaire Paris et dans les départements. Cabinet historique, t. XIV, p. 45).

[4] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 55 et 57.

[5] Mémoires du comte Beugnot, p. 194. — Le livre d'écrou de Mme Roland, à Sainte-Pélagie, donne tort à l'un et à l'autre, tout en se rapprochant pourtant beaucoup plus du premier : Marie-Jeanne Philipon, femme Roland, ex-ministre, âgée de 39 ans, native de Paris, demeurant rue de la Harpe, n° 51 : taille de 5 pieds, cheveux et sourcils châtains foncés, yeux bruns, nez moyen, bouche ordinaire, visage ovale, menton rond, front large. (Lettres inédites, publiées par M. Dauban, p. 65.) — On ne peut pas supposer d'erreur de plume : car le signalement est répété deux fois. Mme Roland a deux écrous sur le livre de Sainte-Pélagie ; le premier à la page 87, comme femme suspecte aux termes de la loi ; le second à la page 88, plus caractérisé : Ledit ordre motivé par la lettre trouvée chez l'ex-ministre Roland, la fuite de son mary, la suspicion de sa complicité avec lui et la notoriété de ses liaisons avec des conspirateurs contre la liberté, et la clameur publique qui s'élève contre elle. — Son écrou à l'Abbaye, du 1er juin, ne portait ni signalement ni motif. (Archives de la Préfecture de police.) — Le portrait qu'on a toute raison de croire de Mme Roland, portrait qui a dû appartenir à Buzot et qui se trouvait parmi les papiers remis à Mme Bouquay par les Girondins réfugiés à Saint-Émilion, la représente avec des cheveux noirs. Voyez-le au Musée des Archives, vitrine 220. Voyez aussi M. Vatel, Charlotte de Corday et les Girondins, t. III, p. 575 et suiv.

[6] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 56.

[7] Riouffe devint membre du tribunat, puis préfet de la Côte-d'Or et ensuite de la Meurthe, jusqu'en 1813, date de sa mort ; Beugnot, préfet de la Seine-Inférieure, puis conseiller d'État, ministre des finances du nouveau royaume de Westphalie, comte de l'Empire, et bientôt chargé d'organiser le grand-duché de Berg que Napoléon destinait au fils du roi de Hollande ; commissaire au ministère à l'intérieur, après la première chute de l'empereur, directeur général de la police, ministre de la marine pendant la première Restauration ; directeur général des postes, mais pour peu de temps, au commencement de la seconde. II devint alors député, fut nommé pair de France, un peu avant la révolution de Juillet, ne siégea plus après, et mourut en juin 1835.

[8] Voir ses lettres à Buzot récemment publiées. C'est pourtant une trouvaille extraordinaire, et à un moment où l'opinion publique a été mise en éveil par l'audace des fabricateurs d'autographes, on aurait bien le droit d'être en défiance. Voici ce qu'en raconte l'éditeur lui-même (p. 2) : Vers les derniers jours de novembre 1863, un jeune homme se présente chez un libraire du quai Voltaire qui lui avait été désigné comme pouvant lui acheter des autographes et des manuscrits. Il avait sous le bras une liasse de vieux papiers trouvés dans le fond d'une caisse où son père, grand amateur de bouquins, les avait laissés. Le libraire examine, hésite, refuse. Ces papiers ont si peu d'intérêt ! — Mais il y en a d'autres, dit le jeune homme, je reviendrai. Devint une deuxième fois, avec d'autres liasses : on fait un bloc du tout, qui est payé 50 francs. — Un mois après, paraissait le catalogue d'une vente d'autographes, mentionnant une lettre de Mme Roland à Buzot, une lettre de Buzot à son ami Jérôme Letellier, etc. C'étaient les papiers du jeune homme. Disons pourtant qu'au prix de 50 francs un faussaire n'aurait pas fait payer bien cher son industrie, et que l'écriture des lettres est toute semblable à celle des Mémoires, dont M. Dauban a donné également un fac-simile dans son édition. Je ne fais donc pas le procès des lettres, et je laisse pendant le procès nouveau qui pourrait s'ouvrir à ce titre contre Mme Roland. — L'authenticité des papiers cités plus haut vient d'être mise hors de doute par M. Vatel, dans un appendice de son ouvrage sur Charlotte de Corday et les Girondins, t. III, p. 434.

[9] Mme Roland périt le 18 brumaire ; Mme Du Barry ne fut arrêtée que le 29.

[10] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 57.

[11] Riouffe, Mémoires sur les prisons, t. I, p, 62. Comparez le récit plus étendu, imprimé dans l'Histoire des prisons, t. IV, p. 371, 372.

[12] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 63.