LA TERREUR

TOME SECOND

 

LES PRISONS DE PARIS.

 

 

VII. — BEUGNOT À LA CONCIERGERIE.

 

Beugnot, procureur-général-syndic de l'Aube, avait eu occasion de rendre service à Danton, quand le futur tribun fut décrété de prise de corps, vers la fin de l'Assemblée constituante, après la triste exécution du Champ de Mars. Danton s'était réfugié à Troyes. C'était Beugnot qui, en sa qualité de procureur-syndic, était chargé de l'arrêter. Il connut sa retraite et il lui fit dire de se tenir tranquille. L'amnistie survint et le sauva. Beugnot, nommé alors député à l'Assemblée législative, vint à Paris, et quand l'Assemblée législative eut fait place à la Convention, Danton, qui n'avait pu l'attirer à son parti, aurait voulu tout au moins le sauver du péril. II sentait que la terre devenait brûlante pour lui et pour ses pareils et il songeait à le faire envoyer en mission à Gênes : mais Beugnot refusa[1]. Il refusa, et il resta à Paris, même quand la loi des suspects en rendait le séjour si dangereux à ceux de l'Assemblée législative qui n'avaient pas pris siège aux Jacobins ou à la Montagne ; et pourtant il avait plus qu'un autre des motifs de défiance. J'avais eu, dit-il, depuis deux ans, une scène violente avec le tyran en titre, et Couthon, son invalide Omar, était mon débiteur, mais il m'avait oublié si persévéramment à ce dernier titre... Étrange absence de perspicacité chez un si fin politique ! C'était précisément pour son débiteur le moment de s'en souvenir. Beugnot fut arrêté.

Le récit de son arrestation met en scène des personnages (inspecteurs de police, membres des comités révolutionnaires, gendarmes) qui jouaient leur rôle dans mille drames de cette espèce : ce sont des types qu'il est bon d'avoir vus et qu'on peut connaître par un exemple : Ab uno disco omnes. Profitons de l'occasion que nous en avons ici.

Le 18 vendémiaire, dit Beugnot, sur les neuf heures du matin, deux inconnus se présentèrent dans mon cabinet. A leur allure impérieuse, à leur ton forcément poli, je devinai le sujet de leur mission. L'un décline sa qualité : c'était l'inspecteur de police. L'autre balbutie quelques mots mal assortis pour m'instruire de la sienne : je n'entendais point du tout la langue qu'il parlait, mais je ne sais quoi de bas et de sinistre, répandu sur sa figure et sur toute sa personne, servit de commentaire à son discours, et je compris que le second individu était un de ces brigands patentés qu'on distinguait alors sous le nom de membres du comité révolutionnaire. Je demande à l'inspecteur communication de son ordre. Il me développe une liste fort sale qui contenait quelques vingtaines de noms, et me prie avec modestie d'y démêler le mien. Je parcours la liste et je lui réponds, ce qui était vrai, que je ne me reconnais dans aucun des noms, et qu'il s'est probablement trompé. L'inspecteur hésite, il paraît décidé à se retirer. Par réflexion, il propose au membre du comité de se rendre à la police et de demander s'il n'existe pas contre moi un mandat d'arrêt. Il lui donne pour renseignement une note au crayon dans laquelle il estropie mon nom et ma qualité.

L'autre part, et bientôt il revient précédé d'un gendarme. Le gendarme entre dans mon appartement le sabre nu, et après quelques minutes d'imprécations, demande où je suis et qui je suis. L'inspecteur me désigne à ses yeux hagards, échauffés de colère et humides d'eau-de-vie. C'est bien lui ! s'écrie-t-il, je le reconnais. Le voilà ! il y a quinze jours que je le cherche sans pouvoir le rencontrer. Son affaire est bonne. Pieds et poings liés, à la Conciergerie ! C'est du gibier de guillotine ! Et mon homme se promène fièrement dans ma chambre, distribuant de droite et de gauche des coups de sabre en l'air, en vociférant les proverbes du Père Duchesne, dont il me fait de temps en temps des applications qui égayent d'autant plus l'honorable assistance. J'attendais froidement que ses poumons ne répondissent plus aux efforts de sa mémoire. Ce moment arrive ; j'en profite pour demander la représentation du mandat d'arrêt. Le gendarme s'y oppose, et revient à son refrain favori de me lier les pieds et les poings. J'insiste ; l'inspecteur appuie ; j'obtiens enfin la lecture d'un mandat d'arrêt, signé Sou/ès et Marino, qui m'envoie en effet en droite ligne à la Conciergerie[2].

La lecture de cette pièce, véritable arrêt de mort, rendit à Beugnot son courage. En sa qualité d'ancien procureur-général-syndic, il savait comment se devait faire une arrestation. Il demanda qui était l'officier civil. Personne ne répond : Eh bien ! dit-il au membre du comité révolutionnaire, puisque vous ne le savez pas, je vous apprends que c'est vous, vous qui venez de faire le rôle d'officieux valet, qui êtes ici l'homme de la loi ; et à ce titre, je vous demande d'abord de me débarrasser (en montrant le gendarme) de cet insolent qui m'outrage à votre honte, depuis une demi-heure. Sa place n'est point ici, elle est à ma porte pour y attendre vos ordres, si j'oppose quelque résistance ; et vous avez une infaillible garantie de ma soumission, c'est que vous êtes vingt contre un. La rue était remplie de ces sbires déguenillés qui prêtaient main-forte à toute expédition de ce genre. Il insiste ensuite pour qu'on le conduise devant une autorité constituée quelconque, déclarant qu'il ne se reconnaît pas dans le mandat qu'on vient de lui lire : Prenez garde, ajouta-t-il, à ce que vous allez faire ; il ne s'agit point ici d'une arrestation ordinaire, mais d'éclaircir si je suis ou si je ne suis pas un criminel d'État.... A ce discours prononcé avec force, continue Beugnot, et surtout à ce mot de criminel d'État, mes trois hommes se troublèrent. Le gendarme, qui deux minutes auparavant m'envoyait sans façon à la guillotine, fixa sur moi un regard stupide comme sur un objet rare et qu'il voyait pour la première fois. Il semblait se dire à lui-même : Voilà donc comment est fait un criminel d'État. L'inspecteur de police protesta qu'il ne prendrait rien sur lui, et le membre du comité, embrassant étroitement son corps avec ses bras, levait les yeux au plafond en signe d'embarras. On le députe de nouveau vers la section. Il part et revient avec cette décision précise : Il n'y a rien à faire qu'à mettre le scellé et emmener le citoyen[3].

Passons la protestation de Beugnot, qu'on va emmener sans qu'il soit entendu, et la cérémonie des scellés mis au départ sur les portes, sur les fenêtres. Le gendarme, qui était devenu prévenant pour moi depuis qu'il savait que j'étais un criminel d'État et que j'avais proposé de le mettre à la porte, m'observe que je n'ai pas fait de paquet. Pourquoi un paquet ? lui dis-je. Croyez-vous que je languirai longtemps où je vais ?Citoyen, votre affaire durera six semaines ou deux mois. — Et sur quel fondement calculez-vous de la sorte ?J'ai entendu ce que vous venez de dire, votre affaire n'est-elle pas comme celle de Custine ?Pas tout à fait, repris-je en souriant, mais l'issue pourrait bien se ressembler. Nouvel embarras : le scellé était mis sur ma garde-robe. Il s'agit de le lever. Mes gens délibèrent s'ils en ont le droit. La patience m'échappe, j'approche d'un scellé, je le déchire avec violence. — Allons. messieurs, leur dis-je, la question est résolue, donnez-moi du linge et finissons. On s'empressa de me satisfaire. Enhardi par ce premier succès, je demande s'il m'est permis d'emporter quelques livres. On me répond que oui, pourvu qu'on sache quels sont ces livres. J'emporte, leur dis-je, s'ils ne vous sont pas suspects, Épictète, Marc-Aurèle et Thomas à Kempis. Ces trois auteurs passent sans difficulté à la faveur de leur obscurité. Mais le Tasse m'étant tombé sous la main, j'eus la maladresse de l'appeler par le titre de l'ouvrage plutôt que par le nom de l'auteur : Vous me permettrez, continuai-je, d'y joindre la Jérusalem délivrée ?Pour celui-là, me dit gravement l'inspecteur, cela n'est pas possible. Je ne devinai pas ce que le Tasse pouvait avoir à démêler avec les captureurs de l'an II de la République. — Mais la Jérusalem délivrée, en un temps où les arrestations étaient à l'ordre du jour ! — J'insistai ; le gendarme, s'approchant de moi, m'appuie la main sur l'épaule en signe d'intérêt et me dit à voix basse : Citoyen, croyez-moi, laissez ce livre-là. Tenez, dans ce moment-ci, tout ce qui vient de Jérusalem ne sent pas bon[4].

On monte en fiacre : les hommes à piques se disputent les places dans la voiture, sur le siège du cocher. Beugnot eut grand'peine à faire réduire l'escouade à cinq personnes. On arriva enfin à destination. Les escaliers du Palais étaient garnis de femmes qui semblaient assises à un amphithéâtre, attendant un spectacle favori. En effet, le char de la mort était à la porte ; il attendait deux infortunés destinés aux fêtes pour ce jour-là. Lorsque je descendis de la voiture, l'amphithéâtre se leva tout entier et poussa un long cri de joie. Des battements de mains, des trépignements de pieds, des rires convulsifs, exprimaient le féroce plaisir de ces cannibales, à l'arrivée d'une proie nouvelle. Le court espace de chemin que je traversai à pied fut encore assez long pour que je reçusse à la figure des ordures qui pleuvaient de toutes parts sur moi, et je pus juger, par la réception qu'on me faisait en entrant, de celle qui m'attendait à la sortie[5].

Beugnot décrit le guichet et le greffe, que nous connaissons : Le jour de mon entrée, ajoute-t-il, deux hommes attendaient l'arrivée du bourreau. Ils étaient dépouillés de leurs habits et avaient déjà les cheveux épars et le col préparé. Leurs traits n'étaient point altérés. Soit avec ou sans dessein, ils tenaient leurs mains dans la posture où ils allaient être attachés, et s'essayaient à des attitudes fières et dédaigneuses. Leurs regards lançaient le mépris sur tout ce qui les approchait, et je jugeai par quelques mots qui leur échappaient par intervalles, qu'ils n'étaient pas indignes du sort qu'ils éprouvaient.... Quel spectacle présentait le lieu où ces malheureux attendaient leur dernière heure Des matelas étendus sur le plancher indiquaient qu'ils y avaient passé la nuit, qu'ils avaient déjà subi le long supplice de cette nuit. On voyait, à côté, les restes du dernier repas qu'ils avaient pris ; leurs habits étaient jetés çà et là, et deux chandelles, qu'ils avaient négligé d'éteindre, repoussaient le jour pour n'éclairer cette scène que d'une lueur funèbre. Je détaillais l'horreur de ce sépulcre animé, quand la porte s'ouvrit avec bruit ; je vis paraître des gendarmes, des guichetiers, des bourreaux. Je n'en vis pas davantage : j'éprouvai un saisissement subit ; il me semblait que tout mon sang venait de se glacer dans mon cœur ; et je tombai sur une banquette du greffe, poursuivi par cet appareil de la mort[6].

Une erreur du concierge, une confusion de personnes entre Beugnot, qui dans ce moment ne payait pas de mine, et un élégant jeune homme, fabricateur de faux assignats, fit d'abord envoyer l'ancien législateur dans un cachot où il se trouva en assez mauvaise compagnie. — C'est par là que Beaulieu avait aussi passé d'abord : J'ai couché, dit ce dernier, ou plutôt je me suis trouvé trois nuits seulement avec une bande de voleurs, dans un cachot infect ; les uns juraient, les autres fumaient, ceux-là racontaient leurs prouesses. Il fallait boire de l'eau-de-vie avec eux, leur payer ce qu'ils appellent la bienvenue, sous peine d'être maltraité et peut-être assommé. Après avoir vomi des imprécations contre le ciel et la terre et déposé leurs excréments à côté d'eux, ils s'endormaient dans leur fumier ; car la paille sur laquelle ils couchaient n'était pas autre chose que du fumier, bien plus malpropre que celui des animaux, à cause de la vermine dont cette paille était remplie. Je n'osais pas me coucher dans cette infection, et la lassitude ne me permettait plus de me tenir debout. Enfin je passai ces trois nuits d'horreur, moitié assis, une jambe étendue sur un banc, l'autre posée à terre, et le dos appuyé contre la muraille. Lorsque, la quatrième nuit, je fus introduit dans une chambre où je vis des figures humaines et un mauvais grabat, quand je sus que j'allais me reposer, je crus être arrivé dans un lieu de délices[7].

L'auteur des Mémoires d'un détenu, Riouffe, qui précéda d'une quinzaine de jours Beugnot à la Conciergerie, y avait débuté de la même sorte. Lui aussi, il s'y rencontra avec des voleurs et des faussaires de la pire espèce ; et il eut l'occasion d'y connaître non pas seulement les procédés de leur industrie, qu'ils pratiquaient au sein même des cachots, mais la nature de leurs opinions politiques et sociales. Ils étaient aristocrates presque tous ; et voici comment et pourquoi : Ils détestaient les jurés, qu'ils traitaient d'ignorants ; ils étaient attachés au vieux barreau sous lequel ils avaient fait leurs premières armes, aux vieilles perruques parlementaires avec lesquelles ils avaient eu plus d'un démêlé dont ils s'étaient tirés avec bonheur[8]. Je ne sais s'ils regrettèrent aussi la Conciergerie ; mais quand Paris de L'Épinard, conduit dans cette prison, demanda par grâce qu'on le plaçât parmi les honnêtes gens, on lui répondit assez naïvement qu'il n'y en avait plus d'autres[9]. Les voleurs avaient dû trouver ailleurs à se loger. A la Conciergerie, il n'y avait plus de place que pour les honnêtes gens.

L'erreur commise envers Beugnot ne fut découverte qu'au bout de trois jours, et le nouveau prisonnier, suivi dans sa disgrâce par la faveur du citoyen Grandpré, inspecteur des prisons, fut envoyé dans un lieu que nous n'avons pas encore vu, qu'on lui vantait comme un lieu privilégié : l'infirmerie. Cette infirmerie, dit Beugnot, était bien l'hôpital le plus horripilant qui existât dans le monde. L'édifice est de vingt-cinq pieds de large sur cent pieds de long, fermé aux deux extrémités par des grilles de fer, et recouvert d'une voûte surhaussée. Il est construit en pierres de taille, pavé de longues dalles, et, au reste, comme sa construction est ce qu'il y a de plus lourd dans cet affreux genre, on croirait qu'il a été taillé dans un rocher. Les vapeurs du charbon et des lampes ont empâté la pierre d'une teinte sombre. La lumière ne parvient que par deux fenêtres en abat-jour, très-étroites et ménagées dans les cintres de la voûte, en sorte que rien ne ressemble mieux à ces palais des enfers que l'on voit à l'Opéra. C'est là que l'architecte a probablement été chercher ses modèles. Quarante à cinquante grabats garnissaient les deux parois de ce boyau, et on voyait jetés sur ces grabats deux à deux et souvent trois à trois, des malheureux atteints de maladies différentes. Il était impossible d'y renouveler l'air, on ne songeait pas seulement à le purifier ; on ne cherchait pas davantage à changer la paille et à nettoyer les couvertures, en sorte que le malheureux porté là était soudain enveloppé dans un tourbillon de méphitisme et de corruption. Elle était telle, cette corruption, qu'elle germait sur les dalles du pavé, et que par le temps le plus sec on ne passait pas par l'infirmerie. sans avoir sa chaussure souillée (p. 166, 167)[10].

Beugnot confirme expressément par son témoignage ce qu'il avait pu lire de notre anonyme dans l'Almanach des prisons sur les médecins qui avaient la direction du service de cette infirmerie. C'était une chose curieuse, dit cet auteur, de voir avec quel dédain et quelle suffisance ils faisaient leurs visites. Un jour le docteur en chef s'approche d'un lit et tâte le pouls du malade. Ah ! dit-il, il est mieux qu'hier. — Oui, citoyen docteur, répond l'infirmier, il est beaucoup mieux ; mais ce n'est pas le même, le malade d'hier est mort. — Ah ! c'est différent : eh bien, qu'on fasse la tisane[11]. L'auteur ajoute que depuis on a formé un établissement à l'Évêché où les malades, à ce que l'on dit, furent traités avec beaucoup plus d'égards. Ce n'est pas ce que dit Paris de L'Épinard, qui de la Conciergerie avait été transféré à l'Hôtel-Dieu, et de l'Hôtel-Dieu à l'Évêché, quand le nombre croissant des prisonniers malades fit transformer ce lieu en succursale de l'hospice. Là, à la tisane les médecins joignaient la saignée, sans parler de la diète qui était le régime commun. Le premier médecin était un docteur Théry — c'est le Théry de la Conciergerie : on peut le reconnaître aux exécrations qui le suivirent quand il partit de l'Évêché — ; le second, un nommé Naury, homme ignorant, saigneur impitoyable ; le troisième, Bayard, était au contraire un homme bon et humain qui sauvait, au milieu de ces monstres, l'honneur de sa profession. Plus d'une fois il refusa de livrer un malade, qu'on venait chercher sur une civière pour le porter au tribunal, c'est-à-dire à l'échafaud ; mais il ne resta pas longtemps. A Théry, Fouquier avait fait donner pour successeur un nommé Enguchard, chassé de plusieurs hôpitaux, et notamment de celui de Compiègne. Sa figure, sa manière de se coiffer, son maintien, tout, aux moustaches près, annonçait un de ces hussards qu'on expose quelquefois sur nos théâtres à la récréation publique. Ce coupe-jarret avait indubitablement le mot d'ordre pour exécuter les empoisonnades, comme Carrier les noyades, Collot les fusillades. La grande recette de celui-ci était la saignée, encore la saignée et toujours la saignée[12].

Cet Enguchard et Naury se liguèrent avec l'apothicaire, nommé Quinquet, autre jacobin à face jésuitique, pour expulser Bayard. C'est ce Quinquet qui, beaucoup moins soucieux de la vie de ses confrères que du bon état de sa boutique, disait, en se plaignant de la voir si mal pourvue encore : J'espère qu'on guillotinera quelques apothicaires, afin que rien n'y manque[13]. Et de rire ! — rire de crocodiles. A voir le régime de la maison, il semble pourtant qu'on pouvait bien suffire à tout. sans guillotiner tant d'apothicaires !

Mais revenons à la Conciergerie cù nous avons laissé Beugnot.

Il avait été reçu à l'infirmerie par un personnage qu'il trouva, vu la disposition d'esprit où il était, fort importun, mais que son récit nous rend très-amusant.  C'était un vieux légiste angevin qui, délaissé par le contre-coup du nouveau régime et froissé dans son amour-propre d'avocat, s'était mis à faire des plaidoyers historico-politiques. Il composait un dialogue entre Henri IV et la Nation, où Henri IV traitait cavalièrement la Nation, lorsqu'on l'arrêta. On l'arrêta, le malheureux, avant qu'il ait eu le temps de donner la parole à la Nation pour la réplique ! Il lut à Beugnot son discours d'Henri IV, que Beugnot trouva bien raide. Tant mieux, morbleu ! s'écriait l'auteur, tant mieux C'est là où je vous attendais, voilà la preuve que j'ai conservé la vérité de l'histoire ; car cet Henri IV était un gaillard à poil. Vous le voyez avec son panache, sa longue épée, sa moustache..... Il voulait lui lire aussi la réplique de la Nation, qu'il avait faite depuis qu'il était sous les verrous, mais trop tard ! On l'envoya dans l'autre monde continuer avec Henri IV son dialogue des morts[14].

Beugnot, toujours protégé par Grandpré, passa de l'infirmerie à la petite pharmacie[15]. Cette chambre, dit-il, était destinée à recevoir une femme fameuse ; aussi avait-elle, de plus que les autres, une double porte de cinq pouces d'épaisseur, revêtue de fer et chargée de trois énormes serrures. De deux fenêtres qui l'éclairaient auparavant, l'une était hermétiquement bouchée, l'autre presque entièrement ; mais, en revanche, elle était tapissée d'un papier qui multipliait autour de nous les emblèmes et les mots de liberté, égalité, droits de l'homme, constitution. En parlant d'une femme fameuse à laquelle cette chambre était destinée, Beugnot ne peut point avoir en vue Mme Roland qui vint quelques jours après à la Conciergerie (1er novembre), qui s'y trouvait donc en même temps que lui, et qui d'ailleurs fut logée dans le quartier des femmes, dans un lieu infect, comme elle le dit[16]. Il ne paraît point penser davantage à l'auguste captive qui venait d'en sortir et pour qui précisément on avait déployé ce luxe de devises, d'emblèmes patriotiques et de serrures. La chambre du Conseil où Marie-Antoinette fut placée à son arrivée et qu'un autel expiatoire a consacrée comme lieu de son séjour a fixé tous les regards ; elle a détourné l'attention de cette autre chambre, qui cependant fut préparée pour elle à la suite de la conspiration de l'Œillet dont il a été question plus haut. Après cette tentative vraie ou prétendue d'enlèvement, la chambre du Conseil, située au rez-de-chaussée sur la galerie qui menait au guichet d'entrée, n'avait plus été jugée assez sûre ; et les administrateurs de police prirent un arrêté pour transférer ailleurs leur prisonnière. On le trouve au dossier de l'administrateur de police Michonis et des autres, impliqués avec lui dans le complot, et cette pièce est assez importante pour être placée sous les yeux du lecteur :

DÉPARTEMENT DE POLICE.

COMMUNE DE PARIS.

Du 11 septembre 1793,

l'an IIe de la République une et indivisible.

Ce jourd'huy onze septembre mil sept cent quatre-vingt-treize, l'an second de la République une et indivisible, nous, administrateurs de police, en vertu de notre arrêté de ce jour, nous sommes transportés ès prisons de la Conciergerie, à l'effet d'y choisir un local pour la détention de la veuve Capet autre que celui où elle est maintenant détenue ; y étant arrivés, et après avoir vu toutes les chambres qui en dépendent, nous nous sommes arrêtés à la chambre où est déposée la pharmacie du citoyen Guillaume-Jacques-Antoine Lacour, pharmacien de ladite prison, en conséquence avons choisi ce local pour servir à la détention de ladite veuve Capet ; au moyen de quoi arrêtons que ledit Lacour débarrassera dans le jour ledit local de tout ce qui peut lui appartenir et faire partie de sa pharmacie, même de la boiserie et vitres qui en dépendent ; arrêtons en outre que la grande croisée qui donne sur la cour des femmes sera bouchée au moyen d'une taule d'une ligne d'épaisseur jusqu'au cinquième barreau de traverse ; que le surplus de ladite croisée sera grillé de fil de fer en mailles très-serrées : que quant à la deuxième croisée, ayant vue sur l'infirmerie, elle sera condamnée en totalité par le moyen d'une taule la même épaisseur que celle ci-dessus ; que quant à la petite croisée ayant vue sur le corridor, elle sera bouchée entièrement en maçonnerie ; qu'un seuil de trois pouces d'épaisseur et en bois sera mis entre les deux poteaux d'apui et de leur épaisseur ; qu'il sera en outre posé une seconde porte de forte épaisseur, laquelle ouvrira en dedans de la chambre et sera fermée avec forte serrure de sûreté, qu'il sera mis à la porte qui existe deux verrouils à l'extérieur ; que la gargouille qui existe pour l'écoulement des eaux sera bouchée en maçonnerie ; de l'exécution de tous lesquels ouvrages cy-dessus chargeons le citoyen Godard, notre collègue, qui s'oblige à les faire terminer dans le plus bref délai possible ; et aussitét après laquelle confection ladite veuve Capet sera extraite de la chambre où elle est maintenant détenue et sera transférée dans le local cy-dessus désigné pour y rester jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.

Fait à la Conciergerie, en ladite chambre de pharmacie, les jour et an susdits, et avons signé : N. Froidure, Soulès, Gagnant, Figuet, Cailleux, Godard.

Pour copie certifiée conforme par nous administrateurs de police soussignés ;

Signé :

SOULÈS, GODARD, N. FROIDURE[17].

Les détails contenus dans cette pièce rappellent presque textuellement cette double porte et ces deux fenêtres dont l'une était hermétiquement fermée, l'autre presque entièrement, comme le dit Beugnot ; et ce voisinage de l'infirmerie confirme par surcroît ce que j'ai dit de la véritable situation de ce lieu. Marie-Antoinette était entrée à la Conciergerie le 2 août ; l'affaire de l'Œillet est du 3 septembre ; l'arrêté des administrateurs du 11 ; cet arrêté a-t-il été exécuté ? Quant à l'appropriation de la chambre, cela est certain. La description de Beugnot le prouve. Il ne connaissait point l'arrêté, et ses souvenirs ont ici une précision qu'on ne rencontre pas toujours ailleurs dans ses Mémoires. Quant à la translation de la reine, on en pourrait douter devant le silence de tous les récits, l'absence de toute tradition, et la déclaration contraire de l'inscription placée dans le cachot de Marie-Antoinette en 1816 : HOC IN LOCO. PER DIES LXXVI. Mais l'inscription ne fait que suivre aveuglément la tradition, et l'expédition de cet arrêté, jointe au dossier de Michonis, sans aucune autre pièce qui le révoque, pourrait donner quelque raison de croire que les mesures que l'on y commande et que l'on prit ne furent ni prescrites ni exécutées en vain. Je laisse le point à éclaircir à ceux qui ont pris pour sujet les derniers jours de Marie-Antoinette. Je n'ai pas eu la prétention d'en faire ici l'histoire. Cette figure est trop grande pour trouver convenablement sa place dans une revue aussi sommaire. Le récit de la captivité de Marie-Antoinette doit remonter plus haut et veut être traité à part[18].

 

 

 



[1] Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 249, 250.

[2] Mémoires de comte Beugnot, t. I, p. 154, 155.

[3] Mémoires de comte Beugnot, t. I, p. 156, 157.

[4] Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 157, 158.

[5] Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 159.

[6] Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 160, 161. — Si le comte Beugnot ne s'est pas trompé sur le jour de son entrée à la Conciergerie, tout ce récit devrait paraître plus dramatique que vrai. Il n'y a pas eu d'exécution le 18 vendémiaire (9 octobre 1793). Les exécutions les plus rapprochées sont celles du journaliste Gorsas et du cultivateur Dupin, condamnés et exécutés, le premier le 16, le second le 17 ; et celles de l'instituteur J. J. Barbot, et du curé Barthélemy, condamnés le 20 et le 21 et exécutés le lendemain de leur condamnation. (Voyez Bulletin du tribunal révolutionnaire et Compte rendu de Dame Guillotine, à ces dates.)

[7] Essais, t. V, p. 291.

[8] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 44.

[9] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 156.

[10] Cette description me parait répondre à la galerie d'entresol (aujourd'hui partagée en deux sur sa longueur par des cloisons) qui s'étend au nord de la cour des femmes, et précisément au-dessus de la galerie du rez-de-chaussée par où l'on va à la prison de Marie- Antoinette et à la chapelle, au-dessous de la grande galerie qui mène à l'ancienne cour d'assises et à la cour de cassation. Vous y trouvez les proportions en longueur et largeur qui la font appeler un boyau, les longues dalles, la voûte surhaussée, les deux petites fenêtres en abat-jour (il y en a trois), ménagées dans les cintres de la voûte ; enfin, les lieux d'aisances, situés au voisinage Les grilles qui la fermaient aux deux extrémités marquent, bien qu'elle était prise sur une galerie ; et notre galerie, large de 6 mètres, en avait 50 de long d'après les plans antérieurs aux reconstructions récentes. On y retrouve aussi l'escalier qui, selon Beugnot (p. 172), était adossé à l'infirmerie. — La pièce qui, dans ces derniers temps, a servi d'infirmerie, auprès de la lingerie actuelle, non plus qu'aucune des autres pièces qui se trouvent entre la cour des femmes et la petite cour d'entrée ouverte sur la cour du Palais de justice, ne satisfait à cette forme de boyau et aux autres détails.

[11] Histoire des prisons, t. 1I, p. 17.

[12] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 165.

[13] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 171.

[14] Mémoires de Beugnot, p. 169-171.

[15] Elle correspondait probablement aux deux premières pièces du logement occupé aujourd'hui par le brigadier, pièces donnant sur la cour des femmes et attenantes à la galerie où je crois retrouver l'infirmerie dont il a été parlé plus haut. Elles sont voûtées, comme tout cet entresol, mais pouvaient ne faire qu'une seule chambre par l'ouverture de l'arcade qui les divise ; et il devait en être ainsi pour qu'on y pût loger huit à neuf personnes en même temps. Celte chambre, d'après la description de Beugnot, devait donner sur la cour des femmes, et ses compagnons n'avaient de promenoir que dans le corridor, séparé par des grilles de cette cour, où ils descendaient dès qu'on les avait extraits de leurs cachots. On ne peut donc la chercher ailleurs ; et il est constant aujourd'hui encore qu'elle a servi de pharmacie.

[16] Notes sur mon procès et l'interrogatoire qui l'a commencé, dans les Mémoires de Mme Roland. Ed. Dauban, p. 423.

[17] Archives, W 296, dossier 261, pièce 4.

[18] M. Campardon a réuni les pièces et les récits contemporains de la captivité de Marie-Antoinette à la Conciergerie, dans un petit volume qui porte ce titre : Marie-Antoinette à la Conciergerie. Quant à Madame Élisabeth, elle n'y a pas laissé de traces. Enlevée du Temple le 20 floréal an II (9 mai 1794), à neuf heures du soir, elle était interrogée à dix heures par le juge Deliège dans la chambre du conseil du tribunal révolutionnaire. Chauveau-Lagarde, qui lui fut donné pour conseil, ne la put voir que le lendemain, avec vingt-quatre autres accusés, sur les gradins du tribunal, et peu après, elle était menée à l'échafaud. (Voyez M. de Beauchesne, la Vie de Madame Élisabeth.) Saint-Edme indique, comme de Madame Élisabeth, la petite pièce voisine du cachot de la reine, servant de sacristie à la chapelle, et dans laquelle fut déposé Robespierre avant d'être conduit à l'échafaud.