LA TERREUR

TOME SECOND

 

IV. — LA DÉMAGOGIE À PARIS EN 1793. - RÈGNE DE LA MONTAGNE.

 

 

II. — LE LUXEMBOURG. — PORT-LIBRE. — L'HÔTEL TALARU.

 

Quoi qu'il en fût du prix du loyer, il y avait, des différences notables entre les nouvelles prisons et les anciennes. Les nouvelles prisons étaient, je l'ai dit, des maisons particulières, d'anciens hôtels ou, plus généralement, d'anciens couvents, vidés à point par le décret du 17 août 1792 pour faire place à d'autres reclus ; et le temps n'avait pas permis de les convertir si tôt en véritables geôles :

Ces maisons d'arrêt nouvellement instituées, dit un de nos auteurs[1], le Luxembourg, le Port-Libre, les Carmes, les Bénédictins anglais, Saint-Lazare, les Anglaises du faubourg Saint-Antoine, où d'heureux détenus n'ont connu longtemps de chaînes que celles de l'amour, où ils coulaient des jours délicieux au milieu des jardins, des vergers, des berceaux et des présents de la nature, toutes ces maisons ne sont que des prisons muscadines. 0 vous qui avez vécu dans ces maisons, si vous voulez savoir ce que c'est que d'être en prison, tâchez de vous faire mettre à la Conciergerie.

C'est voir les autres trop en beau, comme on se les figurait peut-être dans les cachots de la Conciergerie : mais il y a pourtant quelque vérité dans ce que notre anonyme dit de ces maisons ; et ceux qui les habitèrent — on les en peut croire — font un tableau qui n'a rien de bien terrible de la vie qu'ils y menaient dans les premiers temps : En publiant la loi des suspects, dit Beaulieu, on eut soin d'abord de répandre dans le public, et d'énoncer dans le préambule de cet édit monstrueux, que les personnes dont le salut public ordonnait la réclusion seraient traitées avec tous les égards possibles, et pourraient être librement visitées par leurs parents et leurs amis. Elles jouirent effectivement de cette liberté pendant les premiers jours de leur détention[2] ; et chacun, certain qu'il ne s'était rendu coupable d'aucune action contraire aux lois, tâchait d'oublier la tyrannie et les tyrans, pour chercher le plaisir jusque dans les guichets des prisons révolutionnaires. On jouait à toutes sortes de jeux, on faisait de la musique, et bonne chère autant qu'il était possible ; chacun s'arrangeait de manière, enfin, qu'il lui restât le moins de temps possible de réfléchir à la triste situation où il était réduit. Les prisons étaient devenues le rendez-vous de la bonne compagnie ; tous les honnêtes gens qui n'y étaient pas encore détenus y accouraient en foule : c'était là où l'urbanité française s'était réfugiée ; elle n'osait plus se montrer en public. On l'avait chassée jusque de dessus nos théâtres, avec les acteurs dont les talents pouvaient en rappeler le souvenir[3].

Le palais du Luxembourg, séjour aimé de la reine Marie de Médicis, qui l'avait fait bâtir et orner pour elle, n'avait pas pu, du jour au lendemain, ressembler à la Conciergerie ou à la Force. A mesure qu'il arrivait de nouveaux pensionnaires, le sensible Benoît (c'est le concierge) les conduisait vers ceux qui, par leur profession, leur pays, leur caractère, leur section et leur âge, semblaient promettre au détenu une société plus agréable. Déjà se formaient les connaissances ; déjà les petits comités se resserraient dans un cercle plus étroit. L'amour avait le plus de part dans le choix des sociétés. Les Anglaises, moins vives, mais aussi tendres que les Françaises, se rangèrent à leur tour sous les drapeaux de la galanterie. Les petits vers ; les couplets, le jeu, la médisance et la musique remplissaient les journées. Parfois cependant on était interrompu par la visite de municipaux qui n'étaient rien moins que damoiseaux S[4]. Et il en donne la preuve en citant des paroles de l'administrateur de police Marino, qu'on ne saurait reproduire. Il fallut le scandale de quelques aventures, la pétulance de quelques dames, pour faire prendre à l'administrateur de police le parti de séparer les deux sexes. Mais l'un et l'autre furent encore traités avec quelques égards. C'était pour ceux qu'on y amenait un singulier contraste entre la prison et la rue. Dans la rue, les insultes, les cris de mort : A la guillotine !Ils arrivaient à demi morts au Luxembourg, où ils étaient tout étonnés de trouver un concierge humain et sensible qui prévenait leurs besoins et cherchait à deviner où il pourrait les placer pour qu'ils fussent plus avantageusement. Chaque arrivant était d'ordinaire conduit dans la chambre de ses co-sectionnaires : il trouvait en eux des camarades, des amis et des frères. L'on vivait ensemble dans la plus étroite union ; chacun à soli tour balayait la chambre, allait à l'eau, faisait la cuisine ; les frais étaient tous en commun, et chacun payait son écot qui, tout compris, n'excédait pas quarante sous par jour. Un citoyen était-il trop pauvre pour subvenir à sa subsistance ? Le bon concierge prévenait presque toujours une demande qui pouvait l'humilier, et chargeait un prisonnier opulent d'y pourvoir[5].

Port-libre, rue de la Bourbe (aujourd'hui l'hospice de la Maternité), quoique bâti pour des religieuses, et non pour une reine, offrait des avantages qui le disputaient à ceux du Luxembourg. Il faut citer quelques morceaux des pages qu'un des prisonniers suspects, nommé Coittant, a écrites en tête de son journal :

Les hommes, dit-il, habitaient ce qu'on appelle le grand bâtiment, composé de deux étages ayant chacun un grand corridor et trente-deux cellules, les unes ayant vue sur l'Observatoire et sur la rue d'Enfer, et les autres sur le cloître qui servait autrefois de cimetière.

Au bout de chaque corridor, il y avait deux grands poêles chauffés.

Il y avait en outre, un autre bâtiment, faisant face à la rue d'Enfer, et ayant vue sur la campagne ; il était élevé de trois étages, à chacun desquels il y avait trois grandes salles communes... Les femmes occupaient un bâtiment séparé par un guichet...

Les riches étaient au corridor du premier, dans des cellules à deux lits ; et les sans-culottes au deuxième ; car on en avait beaucoup amené de la Force et autres prisons...

II y avait au fond du corridor du premier un grand foyer, qu'on appelait le salon, dans lequel on dressait six tables de seize couverts chacune, où dînaient les riches. On donnait trente sous par jour à ceux qui ne pouvaient pas se nourrir, et le pain à tous les prisonniers aux dépens des riches, qui donnaient chacun en raison de leurs facultés.

Pour subvenir aux dépenses de la maison, on avait-établi une administration intérieure qui était parfaitement organisée. Un trésorier faisait la collecte, et ordonnançait toutes les dépenses : bois, eau, lumière, poêle, tablettes dans les cellules, chaises et autres menus meubles. Tout s'achetait et se faisait aux dépens des riches...

Le soir on se réunissait au salon, au milieu duquel on dressait une grande table ; chacun apportait sa lumière, hommes et femmes.

Les hommes se mettaient autour de la grande table : les uns lisaient, les autres écrivaient ; c'était un véritable cabinet de littérature. On observait le plus grand silence, ceux qui se chauffaient ayant l'attention de parler bas.

Les femmes se rangeaient autour d'une petite table, et y travaillaient aux ouvrages de leur sexe, les unes à broder,' les autres à tricoter.

Ensuite venait un petit souper ambigu ; chacun s'empressait de mettre le couvert, et la gaieté remplaçant le silence faisait oublier qu'on était en prison.

Effectivement rien n'y ressemblait moins que cette maison. Point de grilles, point de verrous ; les portes n'étaient fermées que par un loquet. De la bonne société, excellente compagnie des égards, des attentions pour les femmes ; on aurait dit qu'on n'était tous qu'une seule et même famille réunie dans un vaste château...

Le nombre des citoyennes ayant augmenté en raison des arrestations, elles venaient au salon à sept heures du soir : alors les lecteurs levaient le siège ; les femmes prenaient la place, y faisaient leurs petits ouvrages, surtout de la charpie, et les hommes conversaient avec elles. Puis, à des jours déterminés, on' variait les loisirs par de la musique, ou par la lecture de différents ouvrages. Vigée ne contribua pas peu à nous rendre le séjour de la prison moins horrible[6].

L'auteur aussi fut un de ceux qui surent le charmer, et il célèbre dans son journal le salon de Port-libre en des vers qui ne manquent pas de grâce. Vigée, dans sa Nouvelle Chartreuse, ou ma détention au Port-Libre, est moins galant à l'endroit des personnes qui la partageaient avec lui ; mais enfin, s'il n'en fait pas un paradis, il ne laisse pas que de dire :

Je ne peindrai donc pas l'enfer

Quand je ne suis qu'en purgatoire[7].

On faisait aussi des bouts-rimés que les amateurs se plaisaient à remplir : Ce badinage amusa un instant, et il fut arrêté que ce seraient les femmes qui proposeraient les rimes, et qu'elles donneraient un prix à celui qui les remplirait le mieux[8]. Vigée, Laval-Montmorency, Chéron et l'auteur lui-même se disputaient le prix, et l'on peut voir dans le journal où leurs pièces sont reproduites qui, de Vigée ou de Laval-Montmorency, a mérité cette palme des bouts-rimés.

Si quelques personnes, continue l'auteur, dans son préambule, paraissaient n'être pas les amies de l'égalité, cette petite disparate s'effaçait par l'union qui régnait entre tous les détenus ; car la défense de communiquer ayant été levée dès le premier jour, tous les sans-culottes de la prison communiquèrent avec les autres prisonniers, assistèrent à nos concerts, à nos lectures, et n'étaient pas le moindre ornement du salon. Cependant à neuf heures, il fallait se rendre à l'appel. Chacun se retirait dans sa cellule, mais toujours dans l'espérance de se revoir le lendemain.

C'était avec une véritable peine qu'on entendait la malheureuse sonnette qui nous forçait de nous séparer, et surtout quand c'était au milieu d'une lecture ou d'un concert. Quelquefois le concierge nous donnait un quart d'heure de plus, et nous lui en témoignions notre gratitude.

Après avoir assisté à l'appel, on pouvait se réunir, soit au foyer, soit dans ses chambres. Les hommes ou les femmes qui avaient des connaissances logées dans les bâtiments extérieurs de la maison, avaient la faculté d'aller y passer le reste de la soirée, munis toutefois de cartes signées du concierge.

Ces petites jouissances rendaient moins dure la privation de la liberté...

Il y avait trois promenades : celle dite des Palissades, dont on parlera dans la suite, et dont on n'eut la jouissance qu'en prairial ; celle de la cour du Cloître, et celle de la cour de l'Acacia...

Celle de l'Acacia tirait son nom d'un grand et bel acacia[9] autour duquel on avait fait un banc de gazon. C'était le rendez-vous de la gaieté. On s'y retirait après l'appel et on y prenait le frais jusqu'à onze heures du soir. Ceux qui occupaient les bâtiments environnants pouvaient y passer la nuit, car on ne la fermait pas. Cependant tout se passait avec la plus grande décence, et jamais aucune anecdote scandaleuse n'a exercé la critique ni flatté la méchanceté[10].

Sauf la porte de sortie, les portes, dans cette maison, étaient, comme on le voit, assez peu rigoureusement closes. Dans la maison .Blanchard, à Picpus, la porte de sortie elle-même ne fut pas toujours bien gardée, si l'on en juge par l'aventure de ce jeune homme mené dans un réduit très-humide, tout récemment réparé à neuf. Quoi ! s'écria-t-il, c'est ici qu'on nous loge ? Il est impossible d'y demeurer. Il tâte les murs et dit du plus grand sang-froid : Je n'y resterai pas, cela est certain : il y a de quoi mourir, avec ces plâtres ! Il dépose le manteau qu'il avait sur les épaules, prend la porte et s'évade. On n'en a jamais entendu parler[11].

A la différence de la caserne des Gardes-Françaises, où les détenus étaient exposés à des injures et à de mauvais traitements de toute sorte[12], la deuxième maison d'arrêt de la section du Bonnet-Rouge, la maison des Oiseaux, au coin de la rue de Sèvres  et du boulevard, était, grâce à sa position et à son jardin où l'on se promenait, moins prison que beaucoup d'autres. On y était rançonné, mais la plupart étaient riches ; on s'y ennuyait, mais enfin, la paix et la tranquillité qui régnaient en ce lieu semblaient faire croire qu'on y était oublié. En six mois, deux seuls prisonniers en avaient été tirés pour comparaître au tribunal. Deux jours encore, et la confiance des détenus aurait été justifiée : les fournées commencèrent pour eux le 7 thermidor !

L'hôtel Talaru ne le cédait en rien à la maison des Oiseaux. Je trouvai en y entrant, dit notre auteur, un tout autre ordre de choses que celui auquel je m'étais attendu. Je croyais toutes les maisons d'arrêt, à cette époque, à peu près également resserrées et traitées avec la même rigueur. Je me figurais l'isolement et la gamelle partout. Ici, je trouvai non-seulement les communications des prisonniers entre eux parfaitement libres : tous se visitaient, circulaient de chambre en chambre sans aucune difficulté ; mais même les communications assez faciles avec le dehors. Je vis les uns recevoir leurs femmes, leurs enfants ; les autres, leurs amis leurs maîtresses. La société me parut agréable dans les deux sexes. On jouait sa partie, on faisait bonne chère. Si ce n'était pas l'image de la liberté, c'était celle au moins de l'égalité et de la fraternité, et je me dis : A la bonne heure ! S'il faut bâtir ici des tabernacles, soit ! Combien j'en connais d'autres plus à plaindre que moi ! L'art du contentement est de regarder au-dessous de soi, et non au-dessus[13].

Notre prisonnier était, comme on le voit, philosophe, et il était bon républicain : On a, dit-il, plus de mérite que d'autres à aimer la République, quand elle nous a valu tant de tribulations personnelles. Ce qu'il regretta dans cet emprisonnement — le troisième qu'il subit depuis. la proclamation de sa chère République —, c'était de manquer le lendemain (20 prairial) la fête de l'Être-Suprême : non qu'il se fit fait illusion sur le mode de sa célébration : Ce mode, dit-il, je l'avais d'avance jugé comme une cohue et une pantalonnade ; et il gémit de la dévastation qu'on avait opérée, pour la mieux entourer de verdure, dans les jeunes plants des environs de Paris ; mais il l'approuve au nom des principes, et comme un démenti donné par la Représentation nationale aux accusations des despotes coalisés. Il ne fut donc pas de la fête, et il se consolait en faisant, sur sa captivité, des couplets qui ne donnent pas une trop mauvaise idée de sa cellule :

Si les riches appartements

Si le luxe de la dorure,

Des glaces, des tableaux charmants

Pouvaient adoucir ma clôture,

A mon regret, à mon ennui

Je devrais imposer silence[14].

Là aussi, du reste, on savait lutter contre l'ennui : Nous tuions le temps présent, dit-il, et nous nous étourdissions sur l'avenir avec le jeu, avec quelques exercices de corps, tel que le volant et le ballon, avec la bonne chère, les bouts-rimés et la lecture. Je partageais surtout l'avant-dernière ressource avec un jeune homme fort aimable. Hélas ! nous ne nous étions jusque-là douté, ni l'un ni l'autre, de notre aptitude pour ce genre[15].

 

 

 



[1] Histoire des prisons, t. II, p. 27.

[2] Et cependant, dès le 23 septembre, un arrêté de la Commune avait interdit de les visiter et soumis leur correspondance à la police. (Moniteur du 27.)

[3] Beaulieu, Essais, etc., t. V, p. 320.

[4] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 138.

[5] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 140.

[6] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 2-6.

[7] Histoire des prisons, t. II, p. 104. — M. Dauban a donné à la suite du journal de Port-Libre dans sa publication (p. 36) une pièce de vers intitulée : Promenade du matin au préau de la maison de détention de Port-Libre ci-devant Port-Royal, par le citoyen Aymerie. L'auteur y peint sous les traits des Grâces, des nymphe-3 et des divinités de l'Olympe, les beautés qu'il rencontre à Port-Libre ; mais sa femme aurait perdu le droit d'en être jalouse en lisant ces deux vers :

Vingt fois le jour un jeune époux

Soupire après sa compagne fidèle,

Et la note qui le nomme : Le citoyen Aymerie.

[8] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 41.

[9] Il existe encore dans la cour qui donne sur le boulevard actuel de Port-Royal.

[10] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 6, 7 et 8.

[11] Histoire des prisons, t. III, p. 204.

[12] Mémoires sur les prisons, t. II, p. 218.

[13] Histoire des prisons, t. III, p. 92

[14] Histoire des prisons, t. III, p. 96.

[15] Histoire des prisons, t. III, p. 99.