Synode annuel. -
Négociations de Grégoire VII avec Saxons. - Prétention du saint-siège à
l’égard du futur successeur de Rodolphe. -.Négociations avec les Normands. -
Mission de Didier, abbé de Mont Cassin, auprès de Robert Guiscard. - Henri
entre en Lombardie. - Invasion des États de Mathilde. - Résistance de la
grande comtesse. - Henri à Lucques et à Ravenne. - Siège de Rome. - Henri
couronné empereur par Guibert, sous les murs de Rome. - Il quitte le siège de
Rome et parcourt l’Italie. - Élection de Hermann par les Saxons. - Guerre
civile en Allemagne. - Henri abandonne le siège de Rome. - Entreprise de
Guiscard contre l’empire grec. Alexis cherche l’alliance de Henri. - Revers
de Guiscard. - Bataille de Durazzo. - Guiscard met Alexis en fuite. - Henri
revient devant Rome (1082), - Tentatives inutiles ; il se retire de nouveau.
- Fermeté de Mathilde. - Troisième marche de Henri vers Rome (1083). - Il
s’empare de la cité Léonine, est maître de Rome et y convoque un synode. -
Grégoire VII, réduit au château Saint-Ange, fait un appel désespéré à
Guiscard. - Celui-ci revient en Italie. - Hésitations de Henri ; il négocie
avec Grégoire. - Trêve pour un nouveau concile. - Grégoire se relève. - Henri
revient sur Rome. - Subtilités de Grégoire. - Henri fait alliance avec
Alexis, il devient enfin maître de Rome et s’y fait couronner. - Démêlés avec
Didier, abbé du Mont Cassin. - Guiscard, sur les messages pressants de
Grégoire, se met en marche, délivre le pontife, et met Rome au pillage. -
Intervention de Grégoire pour faire cesser le massacre. - Nouveau concile et
nouvelle excommunication de Henri et de Guibert. - Grégoire VII suit
Guiscard. - Efforts de Mathilde en faveur du pape. - Lettre de Mathilde. Henri marchait sur l’Italie. Dans l’attente de ce péril que l’inflexible pontife ne voulait détourner par aucune conciliation, Grégoire VII avait ouvert son synode annuel, dans la première semaine de carême, au mois de février 1081. L’assemblée était moins nombreuse que de coutume. Le bruit des succès de Henri, l’agitation de la Lombardie, qui attendait sa présence, le danger des routes infestées d’hommes d’armes, avaient retenu beaucoup d’évêques. Un grand nombre d’autres, zélés pour le pape, étaient ou prisonniers dans les châteaux forts de Henri ou prêchant la guerre dans le camp des Souabes et des Saxons. Il ne se trouva presque â cette réunion que les prélats voisins de Rome, les évêques de Porto, de Tusculum, de Préneste, avec les cardinaux et les archiprêtres des églises de la ville. La fermeté du pontife n’en fut pas abattue ; il frappa d’une interdiction temporaire plusieurs évêques qui, invités au concile, n’étaient pas venus et n’avaient pas envoyé de messages. Puis, s’occupant des affaires habituelles de l’Église, il confirma les sentences de déposition que ses légats avaient prononcées contre les archevêques d’Arles et de Narbonne, et frappa d’anathème deux seigneurs de Campanie et leurs adhérents, coupables de pillage sur les domaines du saint-siège. Enfin, pour montrer que rien n’était changé par la mort de Rodolphe, il excommunia de nouveau Henri, prétendu roi, et tous ceux de ses complices qui s’étaient endurcis sous leur ancienne condamnation. On ne pouvait taire les dangers prochains dont le saint-siège était menacé par l’entrée de Guibert en Italie, le schisme des Lombards et la prochaine invasion de Henri. Plusieurs évêques demandèrent s’il n’était pas permis de vendre et d’engager les biens de l’Église pour se défendre contre l’hérésie. Mais d’autres répondaient qu’il n’est permis d’aliéner les vases sacrés que pour le rachat des captifs et le soulagement des pauvres ; que sous le gouvernement de Joseph les biens des prêtres étaient demeurés exempts de toutes charges publiques ; enfin que l’argent des offrandes faites à Dieu ne peut devenir le prix du sang, qu’autrement ce serait imiter le sacrilège d’Héliodore : et l’assemblée se sépara. Le pontife était douloureusement agité des périls de Mathilde, cette fidèle amie du saint-siège, exposée la première à la vengeance de Henri près de la frontière hostile des Lombards, et n’ayant à lui opposer qu’une armée peu nombreuse et découragée. Cette pensée occupe Grégoire VII dans son active correspondance avec les deux légats qu’il avait en Saxe : Nous félicitons votre prudence, leur écrivait-il, du soin extrême que vous avez mis à nous annoncer des nouvelles, surtout à cause de ce grand nombre de bruits contradictoires qui nous arrivent de votre pays. Du reste, nous vous informons que presque tous nos fidèles, sachant la mort du roi Rodolphe, de sainte mémoire, tâchent de nous engager, à force de prières, à recevoir en grâce Henri qui, comme vous savez, est depuis longtemps disposé à nous céder en beaucoup de choses, et que favorisaient tous les Italiens. Ils ajoutent que si Henri, ne pouvant comme il le souhaite et l’essaye avoir la paix avec nous, marche vers l’Italie contre la sainte Église, nous attendrons vainement votre secours. Que ce secours nous manque, à nous qui méprisons l’orgueil de Henri, le mal serait léger ; mais si notre fille Mathilde, dont les soldats ont une disposition d’esprit que vous connaissez, n’est pas à soutenue par nous, à quoi s’attendre ? sinon que les siens refusant de combattre, et la traitant de folle, elle soit forcée de se soumettre à la paix de Henri ou qu’elle perde ce qu’elle paraît posséder encore. Il convient donc de tout faire pour l’informer exactement si elle doit attendre de vous un secours assuré. Si Henri, par hasard, entre dans la Lombardie, avertissez, très chers frères, Welf, duc de Bavière, de rendre féal service à saint Pierre, comme il s’y est engagé avec moi en présence de l’impératrice Agnès et de l’évêque de Côme, lorsqu’il reçut en concession le fief de son père décédé. Du reste, le fier pontife ne veut pas que les Saxons se hâtent trop d’élire un nouveau roi d’Allemagne ; bien qu’il doive en attendre secours, il s’en passerait volontiers : Mieux vaut, dit-il, après quelques retards trouver un choix convenable à l’honneur de l’Église, que d’élever précipitamment sur le trône quelqu’un qui soit indigne, comme tant de rois. Nous savons, il est vrai, que nos frères de Saxe sont fatigués de cette lutte si longue et de ces troubles multipliés ; mais il est plus noble de combattre longtemps pour la liberté de la sainte Église que de rester soumis à un esclavage misérable et diabolique. Les malheureux qui sont membres du diable combattent pour être opprimés par lui ; mais les membres du Christ luttent pour ramener ces misérables mêmes à la liberté chrétienne. Si l’on n’a pas un roi obéissant et humblement soumis à la sainte Église, comme doit être un roi chrétien, et comme nous l’avons espéré de Rodolphe ; non seulement la sainte Église ne le favorisera point, mais le combattra. Vous savez, chers frères, ce que la sainte Église attendait de Rodolphe, et ce que lui-même promettait. Il faut donc s’assurer qu’au milieu de tant de périls et de travaux, nous n’aurons pas moins à espérer de celui qui sera maintenant élu. C’est pourquoi nous vous marquons par la note suivante les promesses que la sainte Église romaine lui demande, sous la foi du serment : Dès cette heure, et à l’avenir, je serai de bonne foi fidèle au bienheureux apôtre Pierre et à son vicaire le pape Grégoire, qui est en chair et en os ; et tout ce que le pape lui-même m’ordonnera avec ces mots, par vraie obéissance, je l’exécuterai fidèlement, comme doit faire un chrétien. Quant à la disposition des églises, aux terres et aux revenus que l’empereur Constantin et Charles ont donnés à saint Pierre, et quant à toutes les églises et domaines offerts ou donnés, dans quelque temps que ce soit, par des hommes ou des femmes, au siège apostolique, qui seront ou sont en ma puissance, je m’accorderai avec le pape, de manière à ne point encourir péril de sacrilège et perte de mon âme. Avec l’aide du Christ je rendrai à Dieu et à saint Pierre digne hommage et service : et le jour où je verrai la première fois le pape, je me ferai fidèlement le chevalier de saint Pierre et le sien. En traçant cette formule de soumission dévote et de service féodal, Grégoire VII laissait du reste à ses légats le droit d’ajouter ou de retrancher quelques mots, pourvu, dit-il, que la substance du serment, la promesse de pleine obéissance soit conservée. Sur un point cependant, il faisait un peu céder ses inflexibles maximes. La loi du célibat semblait dure à l’Allemagne. Beaucoup de prêtres de ce pays gardaient leurs concubines ou leurs femmes. Beaucoup d’autres étaient accusés de simonie. Les légats consultaient Grégoire à cet égard : et le pape, craignant sans doute de jeter ou de retenir dans le parti de Henri tant de soldats de l’Église, répondait d’une manière un peu enveloppée que, pour le présent, à cause des troubles et de la rareté ces bons prêtres, il fallait tempérer la rigueur canonique et supporter ces prêtres. Dans un temps de paix et de tranquillité, ajoutait-il, que nous croyons assez prochain, par la miséricorde de Dieu, on pourra s’occuper de ces choses avec moins d’inconvénients et observer plus complètement la loi religieuse. Cette condescendance à demi arrachée est peut-être la plus grande preuve des obstacles que rencontrait le pontife et des nouveaux périls qu’il prévoyait. Dans cette situation, Grégoire cherchait à ramasser de l’argent, à former quelques troupes et surtout à s’assurer le secours efficace des Normands. Jusqu’à présent il tirait peu d’avantages des absolutions qu’il avait données au duc Guiscard et du serment qu’il en avait reçu. Un neveu de ce duc, Richard de Loritello, seigneur d’un canton de la Pouille qu’il avait accru dès longtemps de quelques domaines enlevés à l’Église de Rome, continuait à faire des courses et des pillages sur les terres pontificales. Robert, indulgent témoin de ces infractions à l’obéissance qu’il avait jurée, était d’ailleurs tout occupé depuis un an des préparatifs de sa grande expédition d’Orient. Grégoire, inquiet et mécontent, voulut être éclairci sur les dernières intentions de Guiscard. Un des hommes que le chef normand paraissait le plus respecter était Didier, abbé du Mont Cassin. Non seulement Guiscard avait préservé son monastère de toute exaction et de toute violence, mais il l’avait souvent doté de riches présents, au retour de quelque entreprise heureuse. Grégoire chargea donc l’abbé Didier de pénétrer la pensée véritable de Guiscard et ses sentiments pour l’Église de Rome : Nous désirons, lui écrit-il, que tu saches surtout si, dans le cas où nous aurions quelque expédition à faire, après Pâques, le duc nous promet sûrement un secours par lui-même ou par son fils, et, s’il ne le peut, combien de soldats il s’engage à nous envoyer, sans faute, après les fêtes de Pâques, pour être enrôlés dans l’armée domestique du bienheureux Pierre. Tâche aussi de savoir adroitement, ajoutait le pape, si pendant ces jours de carême, où les Normands ont pour habitude de ne point faire la guerre, le duc consent à venir bien accompagné sur quelques-unes des terres de saint Pierre, près de nous ou d’un de nos légats, afin de confirmer, par ce zèle de son obéissance, les bons dans leur fidélité au saint-siège, de ramener les rebelles par terreur ou par force au respect pour la sainte Église, et d’offrir ainsi à Dieu le don gratuit de ses armes. Bien que cette lettre eût pour objet de se ménager des secours contre Henri, le pape dissimule à cet égard ; et, après quelques plaintes sur la sacrilège audace de Robert de Loritello, il jette au bas de sa lettré ce peu de mots : Nous n’avons aucune nouvelle certaine d’au-delà les monts, si ce n’est que tous ceux qui nous arrivent de ce pays affirment que la situation de Henri est plus mauvaise que jamais. Cependant, à la même époque, Henri délivré, comme nous l’avons vu, de la Saxe, et persuadé que c’était à Rome qu’il fallait abattre les restes du parti de Rodolphe, avait passé les monts ; et, dans les premiers jours d’avril, il était à Pavie, où il célébrait les fêtes de Pâques. Il amenait avec lui quelques troupes et il en trouvait d’autres en Italie. Ce que redoutait Grégoire s’accomplit alors. Henri porta d’abord sa colère sur les États et les domaines de la comtesse Mathilde. Il brûle les villages, détruit plusieurs de ses châteaux ; mais l’intrépide comtesse ranime le zèle de ses troupes. On la voit tantôt tenir la campagne, comme un général, tantôt se réfugier dans cette citadelle de Canosse, monument de la honte de Henri, ou dans les montagnes de Reggio. Le peuple l’aime et s’arme pour sa cause. Les sièges qu’elle soutint alors, les combats qu’elle livra ne sont pas connus par d’exacts détails, mais par une tradition d’enthousiasme, recueillie longtemps après. De vieux monuments du moyen âge ont représenté Mathilde à cheval comme un homme, vêtue d’une longue robe rouge et portant à la main une grenade, symbole de sa virginité. Les récits du temps n’indiquent pas qu’elle ait tiré l’épée et combattu de sa main, mais ils ne donnent aucun autre chef à ses troupes ; ils ne mêlent dans leurs rangs aucun guerrier célèbre, et tout semble attester que. Mathilde commandait elle-même son armée, et qu’elle anima seule la résistance que Henri trouva sur les frontières de Lombardie. L’inquiète vigilance de Mathilde épiait en même temps toutes les négociations que pouvait tenter Henri pour appuyer ses armes. Elle apprit par des intelligences auprès des confidents mêmes du roi qu’il traitait secrètement avec Robert Guiscard, devait lui céder la marche d’Ancône et fiancer son fils à la fille du prince normand. Elle avertit aussitôt, par une lettre, Grégoire de ce nouveau danger. Le zèle passionné de Mathilde était encore soutenu par Anselme, évêque de Lucques, habile et saint personnage que Grégoire VII lui avait donné pour directeur de conscience. Mais la ville de Lucques, dépendant des États de Mathilde, était partagée en deux factions, dont l’une, ennemie de l’évêque et de Grégoire VII, appelait les Allemands de ses vœux. Henri, profitant de cette disposition, marcha tout à coup vers Lucques dont les portes lui furent ouvertes. Anselme fut obligé de fuir. Le roi mit à sa place un nouvel évêque nommé Guibert, et une ville importante fut perdue pour Mathilde. Henri, maître de Lucques, mais regrettant d’avoir perdu trop de temps au pied des forteresses de Mathilde, prit la route de Ravenne, pour y réunir à ses forces le parti de Guibert et marcher ensuite sur Rome. Henri, prétendu roi, écrivait Grégoire VII à l’abbé Didier, est aujourd’hui dans les faubourgs de Ravenne, se disposant, s’il le peut, à venir à Rome vers la Pentecôte. Nous savons avec certitude, par des ultramontains et par des Lombards, qu’il a peu de troupes ; nous apprenons qu’il espère ramasser dans les environs de Ravenne et dans la marche d’Ancône une armée pour venir sur Rome. Nous ne croyons pas qu’il réussisse : il ne trouvera ni feu ni lieu dans le pays où il doit passer. Toutefois le pontife conjure vivement l’abbé du Mont Cassin de renouveler ses instances auprès de Guiscard. Il l’avertit de la négociation entamée par Henri auprès du prince normand, lui recommande de s’en instruire, d’y pourvoir et de venir promptement à Rome. Sache du reste, lui dit-il, en finissant, que les Romains et ceux qui sont près de nous sont disposés à tout pour le service de Dieu et le nôtre. Toutes les instances de Didier n’obtinrent pas de Guiscard le secours que Grégoire réclamait de lui à titre de vassal du saint-siège. Mais, d’autre côté, Guiscard, après quelques délais, rejeta toutes les offres de Henri et refusa de s’allier à lui contre le pape. Il est vraisemblable que l’habile Normand, fort peu jaloux de favoriser la domination du roi d’Allemagne en Italie, n’était pas fâché, du reste, de laisser durer la guerre et de faire attendre au pape le secours de son vassal. En effet, Henri n’étant d’abord ni secouru ni traversé par les Normands, et fortifié par les nombreux partisans que Guibert avait dans Ravenne, et par tous les ennemis que l’Église romaine avait en Italie, marcha sur Rome. A l’époque même prévue dans les lettres de Grégoire, le 22 mai, veille de la Pentecôte, il vint camper sous les murs de la ville, dans un lieu qu’on appelait le Pré de Néron. Il menait avec lui son pape Guibert. Ses troupes, ramassées de toutes parts et formées d’Allemands, de Lombards, d’Italiens, étaient nombreuses et fort animées par la haine contre le pontife et l’espérance du pillage de Rome. D’une autre part, Grégoire VII avait tout disposé pour une vigoureuse résistance. La plupart des nobles romains étaient réunis à sa cause. Non seulement il avait une milice régulière, payée de son trésor et encouragée par de fréquentes largesses ; mais les habitants de Rome, de tout temps ennemis de la domination allemande et excités contre Henri par tant de prédications et d’anathèmes, avaient pris les armes avec ardeur. La ville, malgré sa vaste enceinte, était, sur presque tous, les points, défendue par des restes considérables d’antiques murailles, ou par des tours de construction récente et de grossiers remparts. Le bourg de Saint-Pierre, agrandi et fortifié dans le neuvième siècle par le pape Léon, couvrait la ville. Les habitants étaient sur les murs, préparés à se défendre et faisaient retentir mille cris injurieux pour le roi d’Allemagne et son pape. Henri était entouré de prélats de son parti : Liémar, archevêque de Brême, Thédald, archevêque de Milan, Benao, évêque d’Alba, et beaucoup d’autres. Il y avait aussi près de lui plusieurs patriciens de Rome, dès longtemps réfugiés à sa cour, et qui lui avaient promis que leurs concitoyens se soumettraient à son approche ; lui-même se flattait d’entrer sans coup férir dans Rome, comme ses prédécesseurs Otton et Henri, et de s’y faire donner cette couronne impériale qui semblait alors la condition de la toute-puissance. La résolution des Romains l’étonna. Ses évêques et ses barons lui dirent alors que des rebelles ne résisteraient pas longtemps. Le lendemain matin, fête de la Pentecôte, ils étaient réunis en sa présence dans la tente royale et regrettaient de ne pouvoir célébrer le couronnement de Henri dans ce jour solennel. Que ferons-nous ? disaient-ils. Nous n’avons pas ici deux églises, en sorte que le roi puisse, dans l’une recevoir les vêtements impériaux et la couronne, et ensuite se rendre en pompe dans l’autre, où la messe serait célébrée. Manassé, archevêque de Reims, tant poursuivi par Grégoire VII, était là, présent, comme envoyé de Philippe, roi de France, près de Henri : Si le lieu, dit-il, ne permet pas la cérémonie du couronnement, célébrons du moins la messe avec la vénération que demande ce saint jour. Mais Benzon, évêque d’Alba, souvent employé dans les négociations de Henri, prenant alors la parole : Pourquoi tarder ? dit-il. Nous devons aujourd’hui célébrer sous la tente le divin sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ. Il est convenable d’accomplir aussi sous la tente le couronnement du roi. Bien des choses se font contrairement à l’usage, quand la nécessité le commande : David pressé par la faim mangea les pains de l’offrande, ce qui n’était permis qu’aux seuls lévites. Justifiant ainsi la forme irrégulière du couronnement qu’il proposait, l’évêque cita longuement quelques exemples, celui d’un empereur Nicéphore qui, assiégeant, depuis plusieurs années, la ville d’Antioche, imagina de se promener autour des murailles, la couronne sur la tête et précédé de la croix ; ce qui frappa les habitants d’un tel respect, qu’ils se rendirent. L’évêque, ajoutant qu’Alexandre, roi de Macédoine, marchait dans toutes ses expéditions la couronne sur la tête, conclut enfin que Henri devait avoir recours à cette mystérieuse solennité du couronnement. Ce discours et ces autorités frappèrent le conseil de Henri. L’archevêque de Milan déclara que les paroles de son frère, l’évêque d’Albi, étaient paroles du Saint-Esprit- et dignes de la fête de ce jour. Henri, levant les mains au ciel, rendit grâce au Saint-Esprit, qui voulait bien, dit-il, assister à son couronnement : et se tournant vers Guibert : Et toi, mon père, je désire savoir ce que tu penses, toi qui dois juger le monde avec Pierre et Paul. — Je ne réponds que par respect pour César, dit Guibert, la chose est évidente de soi ; elle est inspirée par l’Esprit-Saint. Que l’on prépare deux tentes ; César sera couronné dans l’une, et s’avancera processionnellement vers l’autre ; et le spectacle en sera délectable aux yeux des anges et des hommes[1]. Tout est préparé à la hâte pour la cérémonie ; l’armée entière est rangée en cercle, autour des deux tentes séparées par un espace que la procession doit parcourir. Henri sort de l’une des tentes portant le diadème, et les prêtres entonnent le Veni Creator. Allemands, Lombards, Italiens, les diverses nations qui forment l’armée de Henri, chacune à leur manière, poussent mille cris où se mêle le bruit des trompettes et des cymbales. Après ce couronnement, à la face du soleil, comme le dit un témoin, Henri entra sous la tente, où était placé l’autel, et la messe fut chantée avec toutes ses mélodies et la pompe la plus solennelle. L’armée, fière d’avoir un empereur, passa le reste du jour dans l’allégresse et le triomphe. Henri, comme si, par cette cérémonie, il eût pris possession de Rome, nomma sur-le-champ aux principales dignités de la ville. Il fit des tribuns[2], des sénateurs, un préfet, un nomenclateur par cette confuse imitation de l’antiquité assez commune dans le moyen âge. Cependant ce spectacle devait servir à Henri, et n’était pas sans puissance sur l’esprit du peuple. Une foule d’habitants accouraient des campagnes voisines pour se soumettre au nouvel empereur. Et au loin, on disait que Henri avait fait de son camp une nouvelle Rome. Lui-même était attentif à répandre cette illusion. Dans un diplôme qu’il accorda vers ce temps à un monastère du territoire de Sienne, et dans une charte qu’il envoya le 29 juin, à la ville de Lucques, il a soin de dater de Rome, comme s’il eût déjà pris la ville qu’il assiégeait. Cependant son entreprise trouvait de grands obstacles. Les chaleurs de l’été, toujours si funestes aux armées allemandes en Italie, avaient commencé, et les exhalaisons sulfureuses de la campagne de Rome y joignaient leur influence destructive. Henri fit quitter à ses troupes le pré de Néron et s’avança vers un autre point de la cité Léonine. La chute d’un pan de mur abattu dans une nuit favorisait un assaut ; mais Henri ne l’essaya point. Selon le récit d’un évêque de son parti, témoin du siège, il retint le courage de ses soldats par un respect religieux et pour ne pas profaner la ville sainte de Rome. Ce motif, fût-il donné faussement, est un fait mémorable du respect qui s’attachait encore à Grégoire VII déposé par Henri. Mais on peut croire aussi que, voyant la résistance des assiégés et l’influence dangereuse de la saison, il était pressé de quitter un poste insalubre. Toutefois, avant de se retirer, il voulut porter la guerre au-delà du Tibre et soumettre les villes et les seigneuries voisines de Rome. Ayant tourné le mont Soracte, il monta par une marche de neuf jours vers la rive du Tibre. Il y avait quelques divisions dans son armée. Beaucoup disaient qu’il valait mieux ne pas essayer le passage du Tibre, qui manquait de gués et de ponts, et retourner en Lombardie pour faire la guerre à Mathilde. D’autres, plus fermes, insistaient pour s’avancer jusqu’à Marni, où le passage du fleuve serait facile et jetterait la division parmi les alliés de Grégoire VII. Les évêques schismatiques surtout étaient ardents pour la continuation de la guerre contre Grégoire VII. L’évêque d’Albi s’étant procuré deux barques, passa le premier et fit déployer sa tente sur l’autre rive du fleuve, à la vue de l’armée qui murmurait. L’évêque de Plaisance imita cet exemple et passa quelque temps après sur les mêmes barques avec les siens. Le lendemain, au point du jour, Henri passa sur un navire avec l’archevêque de Ravenne, celui d’Aquilée et un bataillon d’Allemands ; ensuite toute l’armée, qui dans sa marche occupait trois milles de terrain, traversa le fleuve à divers endroits. Elle ne trouvait aucune résistance ; les châteaux et les bourgades du pays se soumettaient de toutes parts à Henri. Laissant Rome pour cette année, il continua sa marche sur Florence, contre laquelle il fit une tentative inutile. Fidèles à Mathilde et zélés pour Grégoire VII, les habitants avaient fermé leurs portes et pris les armes. Henri continua sa marche vers Lucques et Rimini, et, arrivé dans l’Italie septentrionale, au mois d’août, il reprit la guerre contre les garnisons de Mathilde, qui infestaient la Lombardie. Du reste, le pontife, fort de son courage et de son orgueilleuse foi, semblait n’avoir plus d’autre secours. Guiscard était toujours occupé dans Palerme et sur les côtes de la Pouille à rassembler des armes, des provisions, des vaisseaux pour son grand dessein que favorisaient de nouveaux troubles survenus à Constantinople. Aux instantes prières que lui adressait, au nom du pape, l’abbé du Mont Cassin, il se contentait de répondre qu’il n’aurait pas entrepris son expédition d’Orient, s’il avait prévu cette arrivée de Henri ; mais qu’aujourd’hui, ayant fait de si grands préparatifs, il ne pouvait renoncer à son dessein. A la nouvelle du siège de Rome, Guiscard écrivit au pape une lettre dans le même sens, mais qui en ajournant le secours promis en renouvelait l’assurance. Au souverain pontife, Monseigneur Robert, duc en Dieu. Quand j’ai appris l’agression des ennemis, j’ai longtemps refusé d’y croire, convaincu que personne n’oserait lever le bras contre toi. Qui pourrait s’attaquer à un tel père, à moins d’être insensé ? Apprends du reste que je vais m’armer pour une guerre très rude, contre une nation très difficile à combattre. Car je fais la guerre aux Romains qui ont rempli la terre et la mer de leurs triomphes. Quant à toi, je te dois du fond de l’âme une fidélité que j’acquitterai dans l’occasion. C’est Anne Comnène qui, dans son ouvrage, a conservé cette lettre que la politique de Constantinople avait eu intérêt de connaître, mais dont la vanité grecque a peut-être exagéré les expressions en la traduisant. Henri, pendant que son armée assiégeait Rome et prévoyant une longue résistance, avait quitté son camp pour visiter Lucques et s’assurer de la récente soumission des habitants. Une charte qu’il avait déjà envoyée de son camp, et qui est datée de Rome, indique à quelle condition il pouvait espérer la fidélité des villes qui lui étaient encore soumises. Le prince promettait dans cet acte qu’aucune forteresse ne serait bâtie dans les murs de Lucques, et qu’aucun gouverneur n’y resterait plus de quatre jours. Cependant, en Allemagne, les chefs saxons qui avaient refusé la trêve demandée par Henri profitaient de son absence. Ils avaient envoyé à tous les seigneurs de la langue teutonique un message, pour leur proposer de se réunir et d’élire un nouveau roi, promettant de se soumettre à quelque choix que ce fût, à l’exception de Henri et de son fils. Sur le refus des partisans de Henri, ils s’étaient avancés dans l’Allemagne du Midi et y faisaient de grands ravages. Les seigneurs de Souabe se réunirent à eux, et ils tinrent, le 9 août 1081, une diète où Hermann, comte de Luxembourg, fut élu roi de Germanie ; Welf, duc de Bavière, sur lequel Grégoire VII comptait avec raison, appuya cette élection. Mais les autres provinces d’Allemagne restaient fidèles à Henri, et une armée nombreuse se forma contre Hermann. Celui-ci la vainquit, près d’Hochstet, et vint assiéger Augsbourg, cette ville assignée deux ans plutôt pour le lieu de la diète qui devait juger Henri, et qui se trouvait maintenant occupée par une garnison de ce prince et armée pour sa cause. Le duc Otton avait consenti lui-même à l’élection d’Hermann. Mais son orgueil, réveillé par les plaintes de ses compatriotes, le fit revenir sur ce qu’il avait fait. Ces menées, se prolongèrent plusieurs mois : elles donnaient un espoir aux partisans de Henri. Ils invitèrent le duc Otton à une conférence secrète. Mais, pendant que ce duc hésitait et troublait le camp saxon par ses incertitudes, Dieu le frappa, par miséricorde, dit un chroniqueur. Son cheval s’étant abattu sous lui, il eut la jambe brisée et mourut en peu de jours. Tous les ennemis de Henri se réunirent alors sur un même choix, et Hermann reçut à Goslar l’onction royale et la couronne des mains de l’archevêque Sigefried. C’était encore un roi élu par les évêques et pour la gloire du saint-siège. Les deux légats de Grégoire VII, Altmann et Wilhem, assistaient à la cérémonie, et ils sommèrent aussitôt le nouveau prince de marcher vers l’Italie pour délivrer le saint-père de l’oppression de Henri. Henri était revenu sous les murs de Rome, et, malgré les nouveaux troubles de l’Allemagne, il semblait persister dans le siège de cette ville, et résolu de ne point quitter l’Italie avant d’avoir abattu l’ennemi qui soulevait contre lui l’Allemagne ; mais les chaleurs de l’été si souvent funestes à l’établissement des peuples du Nord en Italie, et l’insalubrité de la campagne de Rome, avaient répandu la contagion dans l’armée de Henri. Il leva le siège, et, laissant une partie de ses troupes dans les lieux les plus sains, à quelque distance de Rome, il se replia vers la Lombardie. Quelque temps avant la retraite de Henri, Guiscard avait enfin commencé sa grande entreprise, préparée depuis si longtemps, et qui n’embrassait pas moins que la conquête de l’empire grec. L’usurpateur contre lequel il prétendait s’armer venait d’être renversé du trône par l’un des généraux grecs, Alexis Comnène, grand domestique de l’Empire. Ce nouvel empereur s’était empressé de tirer du cloître la fille de Guiscard et il la traitait avec de grands -honneurs. Un messager du prince normand, Raoul, surnommé Peau de loup, avait encouragé de la part de son maître la révolte d’Alexis. Mais Guiscard n’entendait pas que cette révolte et la chute du premier usurpateur, Botoniate, fussent une satisfaction suffisante pour lui. Il voulait un sujet de plainte, un prétexte d’invasion contre l’empire grec ; et lorsque son envoyé Raoul, gagné peut-être par les présents d’Alexis, vint lui dire qu’il n’y avait plus de motifs à la guerre, que sa fille était libre ; qu’elle épouserait le pauvre Constantin et jouirait des honneurs de la cour de Byzance, Guiscard indigné le chassa comme un traître et ordonna tout pour le départ de sa flotte et de son armée. Il s’agissait en effet pour lui, non de quelques vains honneurs rendus à sa fille, mais d’un mariage avec l’héritier de l’empire, et la nouvelle élévation d’Alexis trompant cette espérance ne faisait qu’irriter l’ambition de Guiscard. Il régla tout dans ses États, laissant le gouvernement de la Pouille à Roger, son second fils, et à ce Richard Loritello, dont Grégoire avait si récemment accusé les brigandages. Il les chargeait tous deux de secourir le pontife, s’ils le voyaient dans un grand péril. Il emmenait avec lui son fils aîné Boémond, si célèbre dans la suite comme un des héros de la première croisade. Sa flotte était composée de cent cinquante bâtiments montés, dit-on, de 30.000 hommes. Le duc avait d’abord voulu s’embarquer à Otrante ; mais il préféra bientôt le trajet le plus court de Brindes à Dyrrachium, et il mit à la voile dans les derniers jours du mois de juin 1082. Nulle expédition navale aussi grande d’avait été tentée dans ce siècle, depuis l’invasion de Guillaume. Cet exemple sans doute animait Guiscard, et il ne se proposait pas moins que de soumettre à son pouvoir la Grèce et l’Égypte, comme son glorieux compatriote avait soumis l’Angleterre. Ces guerriers endurcis à toutes les fatigues, intrépides sur mer, allaient combattre les peuples amollis de l’Orient. Guiscard était vieux, il est vrai, pour de si grands desseins (il avait alors soixante-six ans), mais il rajeunissait dans son fils Boémond, qu’il avait chargé sous lui de commander les troupes et qu’il envoyait avec quinze navires. Sigelgaïde, sa seconde femme, l’accompagnait aussi. Fille d’un prince de Salerne détrôné par Guiscard, elle avait pris en l’épousant les mœurs guerrières de ses vainqueurs. Elle portait le casque, la cuirasse, la lance, maniait avec adresse un cheval vigoureux et faisait redouter dans les combats la pesanteur de ses coups. Une courte navigation le porta à Corfou. Il débarque sans obstacle, charmé de la richesse et de la beauté de cette île, s’empare d’une forteresse nommée Cassiopée et de la ville de Corfou. L’île entière est bientôt soumise et rançonnée. De là Guiscard s’empare de la côte d’Illyrie, voisine de Corfou. Divisant son armée, il envoie son fils Boémond attaquer par terre Durazzo, vers laquelle lui-même fait voile. Alexis, à peine assis sur le trône et menacé par un ennemi si actif, avait encore à repousser les Turcs qui, déjà maîtres de Nicée, poussaient leurs courses dans tout l’empire grec et venaient faire boire leurs chevaux dans le Bosphore et piller les églises qui le bordent. Il avait de plus à redouter les trahisons des siens, le parti du dernier empereur, et l’exemple même qu’il venait de donner en usurpant l’empire. Cependant, par une résistance habile et une prompte paix, Alexis se donna d’abord le secours des Turcs. Il jeta dans Durazzo un gouverneur fidèle, déconcertant ainsi des intelligences que Guiscard avait dès longtemps préparées. Enfin il ramassa à la hâte des troupes considérables de toutes les provinces d’Asie qui dépendaient encore de l’Empire. Déjà il s’était assuré du secours des Vénitiens, qui avaient promis d’envoyer une flotte devant Durazzo. En même temps, il entretenait une étroite communication avec Henri. Un ambassadeur de ce prince était à la cour de Constantinople. Alexis, pour engager Henri à faire une diversion sur les États de Guiscard, lui envoya cent quarante mille écus d’or et cent pièces de pourpre : Cette somme est en monnaie romaine, à l’ancien titre, lui marquait-il dans sa lettre ; et en même temps il lui annonçait qu’une autre somme de deux cent mille écus d’or lui serait également remise, lorsqu’il aurait souscrit avec serment l’alliance proposée. En attendant, l’empereur grec envoyait à son frère d’Occident une couronne d’or garnie de rayons, une croix enrichie de perles, une châsse de reliques, un vase de sardoine et du baume d’Arabie. Henri reçut cette ambassade à l’époque même où, quittant le siège de Rome, il rapprochait son armée de la Lombardie. Cependant Guiscard, dans le court trajet de Corfou à Durazzo, avait eu sa flotte assaillie par une violente tempête. Son navire avait échappé à grand’peine. Une grande partie de ses provisions avaient péri. Il n’en poursuit pas avec moins d’ardeur son entreprise ; et, après s’être emparé de quelques forteresses de la côte, il assiège Durazzo. Les machines battaient les murs de la ville, ses troupes pillaient la plaine et elles construisirent des huttes pour hiverner sous les murs de la ville assiégée. Les habitants de Durazzo envoyèrent alors quelques députés au camp de Guiscard, lui demandant l’objet de la guerre. Le duc répondit qu’il venait pour rétablir l’empereur Michel injustement détrôné. Les députés promettent alors que, si l’on fait voir aux habitants l’empereur Michel, ils ne refuseront plus l’entrée de leur ville. Guiscard fit alors promener autour des murailles, au son des trompettes, son empereur Michel, revêtu de la pourpre et entouré d’un pompeux cortége ; mais les Grecs de Durazzo, éclatant de rire, s’écrièrent que cet homme n’était pas Michel, mais quelque bas échanson du palais. Guiscard reprit le siège ; mais un soir la flotte vénitienne fut aperçue en mer par les Normands. Au point du jour le combat commença : les Vénitiens l’emportaient en expérience sur la mer et ils étaient armés du feu grégeois. La flotte allemande rentra en fuyant dans le port. Les Vénitiens lui prirent plusieurs vaisseaux et la tinrent immobile contre le rivage. La nouvelle de ce revers se répandit dans la Grèce. Corfou et les îles voisines soumises par Guiscard se révoltèrent et n’envoyèrent plus de tributs et de vivres. La contagion se mit dans l’armée normande. Cinq cents chevaliers périrent, et ce nombre peut indiquer celui des autres morts que l’on ne comptait pas. L’intrépide duc des Normands semblait dans un grand péril. Cependant l’empereur Alexis s’avançait de Constantinople à la tête d’une nombreuse armée pour achever la perte de Guiscard ; il avait avec lui toute la noblesse de l’empire, sa garde grecque et étrangère, l’élite de ses garnisons, un corps d’Anglais chassés de leur pays par l’oppression de Guillaume et pleins de haine pour les Normands ; enfin il avait acheté le secours d’un corps de cavalerie turque et levé dans ses États quelques milliers d’hommes de la secte manichéenne, endurcis par de longues persécutions et renommés pour leur féroce valeur. Dans les premiers jours d’octobre, des fourrageurs normands virent briller au loin les lances de l’armée grecque. Un des généraux d’Alexis, Basile, capitaine expérimenté, était déjà près de l’ancienne Butrotum avec un corps de cavalerie turque, lorsqu’il fut rencontré et, après quelque résistance, enlevé par les Normands. Conduit devant. Robert, il lui apprit exactement l’approche d’Alexis et le nombre de ses troupes. Le duc alors réunit et consulta les principaux chefs de son armée. Quelques-uns, pleins d’ardeur, voulaient que l’on sortit du camp et que l’on marchât au-devant d’Alexis. Guiscard préféra attendre l’ennemi ; mais, pour ôter tout espoir de fuite, il fit en partie brûler sa flotte et réunit les matelots à son armée. L’armée impériale parut vers le soir dans les plaines de Dyrrachium. Guiscard se tenait dans son camp. Au lever du jour, il entendit la messe avec son armée. Les chevaliers, les soldats, se confessèrent et reçurent la communion. Ensuite ils sortirent rangés en bataille et marchèrent serrés l’un contre l’autre vers l’armée d’Alexis. Les auxiliaires anglais, qui formaient la première ligne des Grecs et étaient armés de lourdes haches, résistèrent avec vigueur ; les Italiens et les Calabrais ne purent soutenir ce choc et s’enfuirent. La cavalerie même de Guiscard recula jusqu’à une rivière qui couvre Durazzo, et dont Guiscard avait rompu les ponts. Là il fallut s’arrêter et combattre. Le rivage de la mer n’était pas moins dangereux pour les Normands. La flotte vénitienne s’était approchée pour prendre et dépouiller les vaincus. L’épouse de Guiscard, Sigelgaïde, blessée d’une flèche, était prête, en se rendant prisonnière, à chercher asile sur un vaisseau de Venise. Le courage de Guiscard rétablit le combat. Armé de cette bannière sainte qu’il avait reçue du pape, et se fiant à saint Mathieu, dont il portait toujours une relique, il chargea de nouveau l’ennemi ; il avait changé tout son ordre de bataille. Les Anglais vainqueurs, en s’avançant, laissaient leurs flancs découverts. L’élite des chevaliers normands les chargea des deux côtés, et rien, dit la princesse grecque Anne Comnène, ne put résister à l’impétuosité des lances françaises. Les Anglais, mis en désordre, s’enfuient vers une église de Saint-Nicolas, où ils furent en partie massacrés. L’armée grecque fut dès lors vaincue ; Alexis prit la fuite. Plus de cinq mille Grecs, dit-on, périrent dans cette journée ; Guiscard se trouva maître du camp d’Alexis et de ses riches dépouilles. Beaucoup de nobles grecs se trouvaient dans le nombre des morts, et parmi eux le prince Constantin, époux de la fille de Guiscard. Il périt à peine trente chevaliers, de la nation du due, dit un chroniqueur normand, qui, du reste, ne parle ni de la perte des Italiens, sujets de Guiscard, ni de la mort du faux empereur Michel, qui fut tué dans l’action. Cette grande victoire retentit dans l’Occident. Guiscard se hâta lui-même de l’annoncer au pape ; et Grégoire VII saisit cette occasion de rappeler au conquérant sa dette envers Rome : Souviens-toi, lui disait-il, d’avoir toujours devant les yeux saint Pierre, dont la protection envers toi est attestée par ces grands événements : souviens-toi de ta mère la sainte Église romaine, qui se confie à toi parmi les autres princes, et du Christ particulièrement ; souviens-toi de ce que tu lui as promis ; et cette promesse qui, lors même que tu ne l’aurais pas faite, te serait imposée par le droit du christianisme, ne tarde pas à l’accomplir, lorsque tu l’as faite. Tu n’ignores pas quel tumulte est excité contre l’Église par Henri prétendu roi, et combien elle a besoin du secours de toi qui es son fils. Va donc, afin qu’autant le fils de l’iniquité tâche de la combattre, autant cette Église ait à se réjouir du secours de ta piété. Quoique Rome ne fût pas à ce moment assiégée, les derniers mots de la lettre du pape indiquent à quel point les routes étaient infestées par les partisans de Henri. Nous avons craint, dit-il en finissant, d’attacher ici notre sceau de plomb, de peur que, si les ennemis s’en emparaient, ils ne s’en servissent pour quelque fausseté. Cependant Guiscard, après sa victoire, s’était retiré à distance de Durazzo, pour prendre des quartiers d’hiver et donner du repos à ses troupes. Il fit même construire près du fleuve Guival un fort longtemps célèbre dans la tradition du pays. De là, le prince normand continuait la guerre par de nouveaux moyens. Alexis avait eu l’imprudence de retirer le gouverneur qu’il avait mis dans Durazzo. Un Vénitien remplaçait ce Grec fidèle. Il eut ou affecta quelque mécontentement, et il fit demander un entretien à Guiscard par un des transfuges de Bari, qui servaient dans Durazzo. Le duc se rendit avec une escorte choisie près de l’église de Saint-Nicolas, et là le Vénitien vint conférer avec lui. Cet homme, bien imprudent s’il n’eût été vendu d’avance, reçut la promesse d’épouser une nièce du Normand et convint de livrer la ville sans défense à une surprise nocturne. Cependant, à l’entrée du printemps de 1082, Henri, favorisé par l’absence de Guiscard, était revenu assiéger Rome. Il n’y trouva pas une résistance moins animée que la première fois. Ne pouvant prendre d’assaut le bourg Saint-Pierre ou cité Léonine, il s’y ménagea quelques intelligences ; et des traîtres gagnés par lui, dit-on, mirent le feu à des maisons voisines de la basilique de Saint-Pierre, pour partager l’attention des combattants et leur faire abandonner la défense des murs[3]. Mais le pontife, à la vue de l’incendie, était accouru le premier ; et, envoyant aussitôt sur les remparts tous les soldats de Rome, il s’était occupé, avec un petit nombre d’habitants, d’arrêter les progrès du feu. Cette admirable présence d’esprit parut un miracle ; et l’on publia que le saint-père avait fait un signe de croix contre l’incendie, et qu’il lui avait défendu d’avancer plus loin. Henri, trompé dans ses efforts, craignant pour son armée nombreuse le retour des chaleurs de l’été, se contenta de mettre des garnisons dans plusieurs châteaux dont il s’était emparé près de Rome, et, laissant à Tivoli son pape Guibert avec quelques troupes dont il lui donna-le commandement, il se retira lui-même avec le gros de son armée vers la haute Italie, où il trouvait un climat plus sain et la guerre contre Mathilde. Il emmenait avec lui prisonniers l’évêque de Sutri, petite ville à dix lieues de Rome, et quelques autres prêtres qui s’étaient signalés par leur zèle pour Grégoire VII. Arrivé en Lombardie, Henri fit de nouveaux efforts pour vaincre ou ramener à son alliance la comtesse Mathilde, dont les troupes faisaient toujours la guerre aux schismatiques, et qui, depuis l’éloignement de Robert Guiscard, semblait le seul appui de Grégoire VII, en Italie. Mais Mathilde montrait une invincible fermeté. Anselme de Lucques et d’autres évêques persécutés par le parti de Henri étaient réfugiés près d’elle et l’animaient de leur ardeur. Prêtres, moines italiens et allemands du parti de Grégoire, tous ceux enfin qui s’appelaient catholiques, elle les accueillait, les secourait. En même temps elle combattait, elle négociait, elle écrivait aux seigneurs allemands alliés de sa famille pour les exciter contre Henri. Elle gagnait plusieurs seigneurs italiens par des présents ; elle brûlait les châteaux de quelques autres, mais surtout elle faisait passer à Rome des secours d’argent, et„ pour cet usage, elle n’hésita point à dépouiller l’église de Canosse. L’abbé lui remit solennellement les trésors de cette église : c’étaient des vases d’or, des chandeliers d’argent donnés jadis en offrande par les aïeux de Mathilde. Elle envoya tout à Grégoire VII. Cependant l’armée de Henri se porta sur Rimini, et de là sur les États de Mathilde. Plusieurs de ses châteaux se soumirent au roi, et la comtesse fut réduite à s’enfermer dans Canosse. La guerre fut alors mêlée de négociations et de controverses. Guibert, demeuré à Tivoli avec des troupes qui désolaient la campagne de Rome, écrivit de son camp à l’évêque Anselme pour l’exhorter à la paix et le conjurer de s’éloigner de Mathilde. Anselme lui répondit par un écrit où il soutenait avec force les droits de Grégoire VII. Il ajoutait : Quant à la prière que tu me fais de ne plus circonvenir et de ne plus tromper une très noble dame, je prends Dieu à témoin que je n’ai auprès d’elle aucune vue terrestre et temporelle. Je demandé à Dieu d’être enlevé à ce siècle pervers, où je gémis de demeurer si longtemps en servitude, occupé jour et nuit à conserver cette femme à mon Dieu et à la sainte Église, ma mère, dont les ordres me l’ont confiée, et j’espère me préparer ainsi un grand salaire devant Dieu, pour avoir gardé celle qui ne dissipe pas ses richesses, mais s’est amassé un trésor inépuisable dans le ciel, étant prête à donner non seulement tous les biens terrestres pour la défense de la justice, mais à combattre de son sang pour votre confusion et la gloire de l’Église, jusqu’à ce que Dieu livre son ennemi aux mains d’une femme. Adélaïde, princesse de Piémont et feudataire de Henri, fit aussitôt des efforts pour réconcilier l’empereur et Mathilde ; mais la fermeté de la comtesse et les conseils des prêtres dont elle était entourée rendaient tout inutile. Deux partisans de Grégoire, Bernard, abbé de Marseille, et le fameux Hugues, abbé de Cluny, dont Henri avait autrefois invoqué l’entremise, étaient arrivés en Italie. Un théologien du parti de Henri les accuse de courir le pays pour susciter des femmelettes contre l’empereur. Nous avons raconté comment les succès de Robert Guiscard, dans l’Illyrie et dans la Grèce, avaient fait souhaiter à l’empereur grec l’alliance de Henri, et comment, après la prise de Durazzo, Alexis Comnène, fort inquiet, avait envoyé une ambassade et des présents à l’empereur allemand, pour l’ex-citer à entrer avec son armée dans la Pouille et dans la Calabre, et à rappeler ainsi Robert Guiscard dans ses propres États. Henri n’avait rien entrepris. Toutefois Robert, informé de la négociation et de quelques séditions que le peuple avait faites dans les villes de Troia et d’Ascoli, repasse brusquement la mer et reparaît dans ses États, où tout est apaisé par sa présence. Il y fait quelques levées de troupes et retourne à son armée d’Illyrie, dont il avait laissé le commandement à son fils Boémond. On annonçait que le nouvel empereur, élu par les Saxons, Hermann, se préparait à marcher en Italie, pour venger les injures du saint-siège apostolique. Mais ce prince, contenu parle parti puissant que conservait Henri dans l’Allemagne du Midi, n’essaya point de la traverser, pour porter la guerre au-delà des monts ; et, après avoir fait un mouvement sur la Souabe, il revint à Goslar. Henri, après avoir désolé les États de Mathilde et inutilement assiégé Canosse, ayant fortifié son, armée de recrues nombreuses en Lombardie, marcha pour la troisième fois vers Rome, au printemps de l’année 1083. Tant d’attaques réitérées avaient affaibli la constance des Romains. Peu de jours après le renouvellement du siège, dans la semaine de la Pentecôte, Henri prit d’assaut la cité Léonine. Godefroi de Bouillon, qui servait alors comme feudataire, sous les drapeaux de Henri son suzerain, entra l’un des premiers par la brèche. Dans la suite, étant frappé d’une maladie, le remords de cette action lui inspira le vœu d’aller en terre sainte, à cette première croisade où il acquit tant de gloire. La prise de la cité Léonine assurait la victoire de Henri. La moitié de Rome était en son pouvoir ; et, sans ajouter une foi entière à un panégyriste contemporain de ce prince, on peut croire qu’un ménagement politique arrêtait seul le progrès de ses armes. Grégoire VII, peu sûr la fidélité des Romains, se cantonna dans le château Saint-Ange, tandis que Henri tâchait de nouer des intelligences avec les nobles. Rome était prise enfin. Henri datait du Vatican les diplômes qu’il envoyait aux évêques d’Allemagne. Renfermé dans le château Saint-Ange avec quelques cardinaux et un petit nombre d’hommes d’armes, Grégoire VII se voyait à la veille de tomber entre les mains de son compétiteur et de son ennemi. Déjà Guibert, de l’aveu de Henri, s’était hâté de convoquer un synode dans l’église de Saint-Pierre[4] ; il y réunit quelques évêques qui suivaient l’armée, des prêtres, des abbés et quelques laïques, gens de bien, c’est-à-dire zélés pour Henri. Le premier soin de cette assemblée fut d’improuver solennellement les anathèmes lancés contre l’empereur[5] ; c’était là, dit-on, la racine de tout le mal. A cet effet on cita beaucoup de textes sacrés et profanes ; mais on s’attacha surtout à relever, dans l’excommunication de Henri, l’irrégularité d’une procédure où il n’avait pas été entendu. On voit par là que les prêtres, de quelque parti qu’ils fussent, ne voulaient pas se dessaisir en principe du droit d’excommunier les rois. Toutefois ce synode, pour satisfaire Henri, déclara, d’après l’autorité de saint Augustin : qu’il y avait sacrilège à violer le serment fait au roi et à machiner sa perte, parce qu’il était l’oint du Seigneur. Grégoire VII avait nombre de fois interdit aux fidèles de recevoir les sacrements des mains des prêtres qu’il appelait schismatiques, et avait même, par une hardiesse extraordinaire, provoqué contre eux la révolte du peuple. Le synode de Guibert accumula beaucoup de citations et de raisonnements pour établir que le sacrement était indépendant du prêtre. Ceux, dit-il d’après saint Augustin, que baptise un ivrogne, un adultère, un homicide, Jésus-Christ lui-même les baptise. Guibert fit connaître les décisions du concile par une lettre pastorale qu’il adressa dans toute la chrétienté. Il s’y plaignit d’avoir inutilement convoqué Otton, évêque d’Ostie, et ses partisans ; il déplorait[6] l’effusion du sang dans l’Allemagne et l’Italie, la destruction des églises, les malheurs des familles, la dépopulation de l’Empire, et il en accusait les prédications des légats de Grégoire VII. Mais ce qui est singulièrement digne de remarque, Guibert, dans cette lettre, s’élevait contre les prêtres simoniaques ou mariés : Comme le murmure des peuples[7], disait-il, contre l’incontinence des clercs s’augmente et s’étend chaque jour, avertissez donc les ministres des autels de vivre selon les canons, de garder sans tache la chasteté, afin que, recevant du dehors bon témoignage sur leurs mœurs, vous puissiez faire taire l’insolence du peuple qui murmure. Seulement, pour différer un peu de Grégoire VII ; il déclarait coupable et privait de la communion de l’Église ceux qui refusent la messe des prêtres pécheurs et osent ainsi prévenir la censure apostolique. Ces décisions faibles et presque contradictoires attestent seulement combien la réforme du clergé, entreprise par Grégoire VII, était puissante et populaire, combien elle avait profondément pénétré dans les esprits choqués de la licence d’un sacerdoce ignorant et dissolu. Un synode formé des excommuniés de Grégoire VII, présidé par son rival, au milieu de Rome prise d’assaut, sous les murs assiégés du château Saint-Ange, était obligé de reconnaître sur la discipline religieuse les mêmes maximes que Grégoire VII avait établies dans ses conciles, appelés par Guibert la synagogue de Satan[8]. Ainsi le pontife triomphait au milieu de sa défaite, et du haut du château Saint-Ange il pouvait entendre ses ennemis proclamer jusque dans leurs anathèmes les lois qu’il avait faites, et il les voyait plier humblement sous sa discipline, au moment même où ils insultaient son pouvoir et menaçaient sa vie. Grégoire VII avait fait à la hâte partir de nouveaux messagers pour porter à Guiscard la nouvelle de l’extrémité où il était réduit et lui demander secours au nom de Dieu. L’abbé de Sorrente et un autre prêtre, échappés du château Saint-Ange, avaient gagné le port d’Otrante, et, embarqués pour l’Illyrie, ils arrivèrent en peu de jours au camp de Guiscard. Conduits à sa tente, l’un d’eux lui dit : Le pape Grégoire, ô vaillant duc, s’adressant à toi comme un père à son fils, te conjure avec instance de secourir en hâte le siège apostolique. Henri, roi des Allemands, assiège Rome et tient le pape et le clergé qui lui reste fidèle enfermés dans la forteresse de Crescens. Le pape, ainsi enveloppé avec une troupe du peuple fidèle, craint d’être trahi par la défection des Romains, qui sont avides, trompeurs, et d’être livré aux mains de ses ennemis. Robert Guiscard, dont l’armée victorieuse était fort affaiblie par la contagion et la guerre, parut hésiter quelque temps ; puis il appela dans sa tente ses principaux chevaliers et son fils Boémond : Il faut toujours, leur dit-il, obéir à Dieu ; je veux obéir à l’ordre du pape, et je reviendrai le plus tôt que je pourrai. Pour vous, soyez prudents ; ne livrez point de bataille, n’irritez pas les habitants ; je vais accomplir le service qui m’est imposé par le Seigneur ; et si la vie ne me fait faute, je reviendrai bientôt. Je jure, par l’âme de mon père Tancrède, que jusqu’à mon retour près de vous je ne baignerai pas mon corps, je ne couperai pas ma barbe ni mes cheveux. Cela dit, il remet à son fils Boémond le commandement de l’armée, et, suivi de quelques chevaliers, il part avec deux petits navires pour l’Italie. Quelque fût le zèle pieux dont se montrait animé le prince normand, on peut croire qu’un autre motif le rappelait encore dans ses États. L’absence de Guiscard et, peut-être, le succès des armes de Henri avaient encouragé des révoltes parmi ses sujets italiens. Deux villes de Calabre, Troïa et Ascoli, l’une accablée de taxes qu’exigeaient les avares Normands, l’autre mécontente d’avoir vu raser ses murailles, s’étaient révoltées contre Roger. Lejeune prince, assiégé quelque temps dans la citadelle de Troïa, fit une sortie, battit les révoltés et les punit cruellement. Un grand nombre furent mutilés par ses ordres et perdirent ou un bras, ou une jambe, ou les oreilles et le nez. Le poète panégyriste des Normands compare la fureur du jeune Roger à celle d’un tigre longtemps captif, et qui, libre enfin, déchire et dévore. Cependant ces cruautés n’apaisaient pas les troubles ; d’autres se révoltaient contre les Normands. Des seigneurs mêmes de dette nation, Jordan, comte de Capoue, effrayés de la haine des gens du pays, négociaient avec Henri et lui demandaient l’investiture. Guiscard avait hâte d’apaiser tous ces désordres par sa présence. En effet, à son arrivée, on ne le vit pas marcher droit à Rome, comme il l’avait promis ; il s’occupa de remettre l’ordre dans les villes, de lever des troupes, de rassembler une flotte nouvelle et sembla se préparer plutôt pour la guerre d’Orient que pour celle d’Italie. Une autre puissance retardait encore la victoire de Henri et la prise complète de Rome, c’était ce respect du caractère pontifical qui subsistait dans l’âme même des ennemis de Grégoire VII, et dont ils ne pouvaient s’affranchir, tout en créant un autre pape. Maître d’une moitié de Rome, Henri eût encore voulu se réconcilier avec Grégoire VII et obtenir de lui la couronne. Il négociait dans cette espérance avec les principaux de la ville, fatigués d’une guerre qui livrait leurs domaines au pillage. Il employa, dit-on, pour les séduire une partie de l’or qu’il avait reçu de Constantinople. D’une part, ne voulant pas ensanglanter cette ville, où il venait chercher la couronne, il désirait amener par de secrètes intelligences la soumission volontaire des Romains ; d’autre part, cette puissance pontificale, objet de tant d’outrages, cantonnée dans une ville à demi prise, paraissait toujours si redoutable que, sauf à la tromper, Henri aurait encore voulu négocier avec, elle. Aussi, après ce grand assaut et la destruction du portique de Saint-Pierre, on voit une espèce de trêve de Henri et des Romains. Ce prince ne prend pas alors dans ses actes le titre d’empereur, qu’il espère bientôt recevoir avec une entière solennité ; mais il regarde la guerre comme terminée. Il se hâta cependant de récompenser ses amis. Il lui était doux de dater de Rome même le don de quelque riche bénéfice, de quelque grand domaine en faveur des évêques qui, pour demeurer fidèles à sa cause, avaient encouru les anathèmes du chef de l’Église. Il nous reste plusieurs témoignages de l’esprit qui lui inspirait ces libéralités. Tel est un diplôme où l’empereur, au nom de la sainte et indivisible Trinité, après avoir rappelé son usage constant de rétribuer, par de justes largesses, les services de ses fidèles, ajoute ces mots : Il nous a donc paru digne de nous que Liémar, vénérable archevêque de la sainte Église de Hambourg, en considération de sa fidélité et de son continuel dévouement pour nous, reçût un grand présent. En effet, lorsque la nation saxonne, dans l’orgueil de sa rébellion, s’était séparée de nous et entreprenait contre nous la guerre, Liémar, conservant avec intégrité la foi qu’il nous avait jurée, abandonna ses concitoyens et ses biens, quitta de grandes richesses, et, venant vers nous, resta tout le temps fidèle et inébranlable compagnon, attaché à nos pas, hormis les occasions où nos ordres et les affaires publiques l’éloignaient momentanément. A cette même guerre de Saxe, il nous assista dans deux batailles, au milieu des plus extrêmes périls. Bien plus, avec grandes difficultés et inquiétudes, il fut notre envoyé près le siège apostolique contre Hildebrand, perturbateur de l’univers, et il est venu trois fois avec nous pour assiéger et prendre Rome. Pour cette fidélité si grande envers nous, nous donnons et concédons à Liémar et à ses successeurs l’abbaye des religieuses d’Altené, sur les bords du Rhin, dans le bourg Hamalade, avec toutes ses annexes et dépendances, esclaves de l’un et l’autre sexe, halles et marchés, argent monnayé, bâtiments, places, champs, viviers, forêts, pêches et chasses ; et, pour que ledit acte demeure stable à toujours, avons ordonné qu’il soit scellé de notre sceau. Donné le 10 des calendes de juin, l’an 1083 de l’incarnation de Notre-Seigneur, l’an vingt-septième du règne du seigneur roi Henri IV ; fait à Rome, après l’heureuse prise de la ville. Amen. Cependant les quartiers sur l’autre rive du Tibre étaient toujours intacts et continuaient à se défendre. Henri, pour dominer cette partie de la ville, fit élever un fort sur une colline, près du bourg Saint-Pierre. Mais, en même temps, il prêta l’oreille à des recommandations que lui adressaient Hugues, abbé de Cluny, et d’autres pieux personnages, qui, déjà plus d’une fois, intervenus dans ses démêlés avec le pontife, se réservaient comme médiateurs et, sans se déclarer contre le roi, rie lui dissimulaient pas qu’à leurs yeux il était toujours excommunié. Ce reproche s’aggravait d’un autre malheur du temps. La guerre portée dans l’Italie et dans la campagne de Rome avait, depuis deux ans, interdit la réunion de tout concile dans Rome : cette interruption pesait sur Henri. Il voulut écarter l’apparence de ce tort ; et dans quelques négociations commencées avec les nobles romains qui défendaient, pour Grégoire VII, quelques points fortifiés de la ville, tout à coup il offrit de remettre le jugement de ses droits à la décision d’un concile qui s’assemblerait dans Rome ; et, pour cela, il proposait d’interrompre le siège, d’éloigner ses troupes et de laisser les passages entièrement libres aux prélats appelés de tous les points de l’Italie. Sans doute, dans ce projet, le roi comptait sur tant d’évêques de Lombardie, ennemis plus ou moins déclarés du pontife, et il ne supposait pas que Grégoire VII dût présider une assemblée qui serait juge entre l’Allemagne et lui. Fatigués d’un long siège, les principaux de Rome se prêtèrent volontiers à ce parti. Gisulphe, l’ancien duc de Salerne, détrôné par les Normands, réfugié près de Grégoire VII, qui lui avait donné une seigneurie dans le voisinage de Rome, résistait seul à toute transaction avec Henri. Mais les autres châtelains défenseurs du pape le pressèrent de consentir à la trêve proposée ; plusieurs d’entre eux, ébranlés dans leur zèle, inclinaient pour Henri et lui promettaient ou la réconciliation ou la déchéance du pape. Henri, soit par un reste de l’ascendant qu’il avait subi, soit par un calcul de ruse et de vengeance, affectait de croire encore à l’oubli possible de tant d’injures mutuelles et répétait qu’il serait heureux de recevoir de la main de Grégoire VII la couronne impériale. Ces préliminaires aboutirent à l’annonce d’un concile convoqué dans Rome pour le mois de novembre 1083, dont les membres seraient librement réunis en l’absence des troupes étrangères, et dont les décisions seraient également respectées par le roi de Germanie et par les Romains. Tout fut ainsi réglé et fidèlement accompli. Le roi laissa seulement une garnison peu nombreuse dans le fort qu’il avait fait construire près du bourg Saint-Pierre, sans doute comme une marque de l’avantage acquis et du siège interrompu ; puis il se replia avec toutes ses troupes vers la Lombardie, en ayant soin de renvoyer immédiatement l’archevêque Guibert a Ravenne, et en affectant d’accorder avec empressements tous les sauf-conduits demandés. D’autre part, Grégoire VII, selon le droit qui n’avait pu sans doute lui être dénié, par des bulles adressées en Italie, en France, en Allemagne, convoquait au plus grand nombre possible les évêques en possession légitime de leurs sièges et les abbés chefs de monastères. De quelque obscurité que fussent alors couvertes au loin Rome et la chaire pontificale, malgré l’incertitude des nouvelles répandues, la difficulté des chemins, les périls du voyage, un grand nombre dé prélats et d’abbés se mirent en route pour le concile, arbitre espéré d’un si grand débat. Henri, tout en ayant retiré ses troupes avec soin et facilité le passage, comme il avait promis, exerça sur plusieurs points une surveillance toute partiale et mêlée d’injustes rigueurs. On enleva par ses ordres, les députés que les princes d’Allemagne envoyaient comme assistants laïques près du concile. Il fit également retenir trois prélats des plus respectés et connus par leur attachement à Grégoire VII, Hugues, évêque de Die, plusieurs fois délégué du saint- siège en France, Anselme, évêque de Lucques, le directeur de la comtesse Mathilde, et Reynald, évêque de Côme, attaché longtemps à l’exil de l’impératrice Agnès. D’autres évêques, des prêtres, des religieux furent arrêtés, et, dans le nombre, un légat, Otton, évêque d’Ostie, que Grégoire VII députait vers Henri et dont il attendait le retour à Rome. Malgré ces précautions violentes, le concile, réuni le 20 novembre, était nombreux en évêques et en abbés venus d’Italie et du midi de la France. Il y manquait surtout les prélats d’Allemagne ; les uns, frappés d’anathème par le pontife ; les autres, trop dévoués à sa cause pour que le roi, maître des issues d’Allemagne en Italie, leur en permit l’accès. Grégoire parut dans cette assemblée avec sa force d’âme et sa hauteur accoutumées. Il n’était pas possible d’élever un doute sur sa présidence, quelques pensées que pussent avoir dans l’âme certains évêques, inquiets de sa sévérité, sans en avoir encore éprouvé l’atteinte. Son langage intrépide sur la nécessité présente de l’Église et sur sa propre résolution de tout braver pour la cause de la justice arracha des larmes à tout le concile. Il voulait d’abord, comme il l’avait fait dans les assemblées précédentes, réitérer l’excommunication de Henri, sauf à la révoquer ensuite, si les satisfactions suffisantes étaient données à la chaire pontificale. Mais, à la prière d’une grande partie de l’assemblée, sur laquelle évidemment agissait un désir de conciliation et de paix, il consentit à ne pas nommer le prince dans ses anathèmes ; et, par une sorte de détour, encore menaçant, il excommunia seulement tous ceux qui, par force ou par artifice, empêchaient à ce moment même de venir vers saint Pierre et vers le pape. Ce fut tout l’adoucissement de langage qu’on obtint de Grégoire VII dans cette assemblée, qui ne dura pas plus de trois jours. Les nobles romains, conseillers et témoins de cette réunion, avaient espéré davantage pour la fin de la guerre et la pacification de l’Empire ; ils avaient cru pouvoir peser avec plus de force sur la volonté du pontife, d’autant plus impérieuse, au contraire, qu’elle retentit dans un concile. Vainement Henri faisait annoncer et beaucoup de Romains répétaient qu’il était prêt à reconnaître l’autorité du pape et à recevoir de lui la couronne. Grégoire déclarait que cette grâce avait besoin d’être méritée, et qu’il ne donnerait pas cette couronne avant que Henri, coupable et relaps, n’eût satisfait à l’Église par une pénitence nouvelle. L’éloignement de Henri, autant que la fermeté du pape, ranimait l’audace du peuple de Rome et son ardeur à s’affranchir du joug étranger. Un mal contagieux avait fort affaibli la garnison laissée par Henri à l’entrée du bourg Saint-Pierre. Le chef même, Gozheim, était mort des premiers, sans secours religieux, comme le méritait, dit la chronique, un fauteur de ce schisme impie. Bientôt le peuple assaillit le château ; sur 300 hommes d’armes allemands, une trentaine eurent la vie sauve, et la forteresse emportée de vive force fut détruite de fond en comble. Cependant, à l’issue de ce concile si abrégé dans sa durée, précisément parce qu’il devait être sans résultat pour la paix, Henri s’était rapproché de Rome, et bientôt il reparaissait dans le pré de Néron et sur la rive du Tibre avec toute son armée d’Allemands et de Lombards. A part la stérile réunion du concile, il comptait sur la promesse que lui avaient faite les principaux de la ville, et il venait la rappeler avec menace. Mais, à ce moment même, Grégoire VII, qui, fortifié dans le château Saint-Ange, avait déjà donné pour le soutien de la guerre une partie des ornements de l’Église, venait de recevoir de Robert Guiscard un secours ou un tribut de trente mille écus d’or : il s’en servit pour affermir dans leur zèle la plupart de ses nobles romains. Il leur proposa de répondre aux instances de Henri par une subtilité singulière ; c’était qu’ils avaient promis à ce prince, non de le faire couronner par le pape avec l’onction royale, mais seulement de lui faire donner la couronne. Cette promesse serait remplie. Le pape était prêt à lui donner la couronne, avec justice, s’il faisait pénitence, avec anathème, s’il ne la faisait pas. La première condition dépendait de lui : n’en voulait-il pas, la seconde serait remplie ; et le pape lui ferait descendre la couronne avec une corde du haut du Capitole et dégagerait ainsi la promesse des nobles romains, sans absoudre celui qui refusait d’être pénitent. Henri dédaigna cette offre dérisoire et reprit le siège de Rome. En même temps, il rappela près de lui l’archevêque de Ravenne, Guibert, n’espérant plus aucune paix de l’inflexible pontife de Rome et n’ayant plus rien à ménager avec lui. Durant ce nouveau péril de Rome et de la chaire pontificale, Constantinople et ce qu’on appelait l’empire d’Orient n’étaient pas moins menacés. Devant le redoutable assaut des Normands, partout vainqueurs dans la Grèce et marchant vers le Bosphore, Alexis Comnène ne voyait pour lui, dans l’Europe, d’autres secours et d’autres diversions salutaires que l’alliance de Henri et l’effort de ses armes appelées à leur tout contre les États italiens de Robert Guiscard. Il envoyait donc une ambassade solennelle à Henri pour l’engager ; par son intérêt même, à porter sans retard la guerre en Calabre, dans les possessions du prince normand, vassal défenseur, lui écrivait-il, du pape son ennemi. Les ambassadeurs impériaux apportaient à l’appui de leur demande de riches présents, selon la coutume d’Orient : cent pièces d’étoffes magnifiques, de couleur écarlate, et, ce qui devait mieux servir Henri, un subside de cent quarante mille écus d’or. Aux lenteurs et aux interruptions des attaques de Henri, on pourrait supposer qu’il répugnait à l’idée de prendre Rome d’assaut, et qu’il aimait mieux la réduire par un long siège ou y pénétrer par quelques défections intérieures. Quoi qu’il en soit, en effet, on le voit, quelques semaines après son intervention réclamée par l’empire grec, quitter de nouveau le siège de Rome et s’avancer vers la Pouille, où déjà la prévoyance de ce péril avait rappelé Guiscard ; car, en ce point, le calcul d’Alexis Comnène avait réussi, secondé par des instances bien diverses qui pressèrent Robert Guiscard de revenir en Italie protéger le pape et délivrer Rome. Prévenu donc par cette rentrée si rapide du chef normand, au milieu de ses anciennes conquêtes, Henri ne poursuivit pas sa marche vers ce côté de l’Italie, qu’il jugea bien défendu, et il revint presser le siège de Rome. Cette fois, enfin, soit que le manque de vivres épuisât les Romains, soit qu’une partie des chefs du peuple se lassât de cette guerre stérile et reprît volontiers d’anciennes négociations plus lucratives, Henri fut reçu dans la ville sans combat, et il vint occuper le palais de Latran, où naguère le pape avait présidé le concile convoqué pendant la trêve et la station des troupes allemandes en Lombardie. Cette fois même, malgré la défection d’une partie des habitants de Rome, Grégoire VII n’avait été ni surpris ni trahi ; il lui avait suffi de se renfermer dans le château Saint-Ange, où l’avaient accompagné beaucoup de nobles romains qui, en lui offrant quarante otages choisis pour gaffe de leur fidélité, continuaient à le servir de leurs armes et combattaient pour sa cause. En dehors de cet asile principal, les partisans du pape étaient encore maîtres de plusieurs lieux fortifiés de Rome et particulièrement des tours qui dominaient les ponts du Tibre. Un de ses neveux, nommé Rustique, homme de guerre et de courage, occupait, entre le mont Palatin et la montée de Scaurus, le monument antique (Septizonium) construit par Septime Sévère, s’élevant de sept étages et appuyé sur de longs rangs de massives colonnes. Dans d’autres quartiers de la ville, des maisons fortifiées avec d’étroites ouvertures, d’où pouvaient jaillir sur les assaillants des pierres et du feu, étaient défendues par des soldats corses zélés pour la cause du pape. Quoi qu’il en fût de ces résistances éparses et dernières, Henri introduit sans combat dans Rome, le jeudi de la Passion, 21 mars 1081, avait le lendemain fait assembler le peuple et lui avait présenté comme souverain pontife l’archevêque de Ravenne, Guibert. Le dimanche suivant, jour des Hameaux, il le fit solennellement consacrer dans la basilique de Latran par les évêques de Modène, d’Arrezzo et de Bologne, qui remplaçaient ceux d’Ostie et d’Albano, auxquels appartient le privilège de donner aux nouveaux élus à la papauté la consécration pontificale. La présence sous les armes des troupes allemandes et lombardes assurait d’abord la morne tranquillité de cette cérémonie ; et la multitude du petit peuple finit par applaudir à l’intronisation nouvelle. Cependant la ville même n’était pas entièrement soumise ; et le jour de Pâques, lorsque Henri se rendait, avec la reine son épouse et son antipape Guibert, à la basilique de Saint-Pierre, pour y recevoir en pompe la couronne impériale, le cortége sur sa route fut assailli par une embuscade ou embarrassé dans une émeute ; il y eut combat où quarante hommes de la garde du prince furent tués avec une perte bien plus grande pour les agresseurs. La cérémonie s’acheva sans nouvel obstacle. Le roi de Germanie reçut des mains de Guibert le diadème impérial, avec toutes les pompes tant de fois renouvelées depuis le victorieux Charlemagne. La reine Berthe fut aussi couronnée à titre d’impératrice. Puis Henri, au sortir de la cathédrale, vint occuper le Capitole et s’y fortifia, s’entourant surtout de ses soldats allemands. Car il renvoya dans leur pays la plus grande partie des milices lombardes sous les ordres de l’archevêque de Milan, Thédald, dont il avait éprouvé d’ailleurs la fidélité, mais que l’élévation de Guibert rendait moins zélé pour la déchéance de l’ancien pape. Ainsi, vainqueur et consacré, mais au milieu de ruines que dominaient encore le château Saint-Ange et la présence de Grégoire VII, Henri s’occupa d’anéantir tout reste de rébellion dans l’enceinte de la ville. Partout il fit attaquer et détruire les maisons fortifiées que défendaient les partisans corses, et il forma le siège régulier de la tour occupée par Rustique et les siens. Les machines de guerre alors en usage, les béliers et les poutres armées de fer, brisaient les colonnes du palais de Sévère et en ébranlaient les murs sous d’énormes débris lancés avec violence. De plus grands efforts étaient tentés encore contre le château Saint-Ange, qui renfermait avec le pape la cause et le prix de la guerre. Mais les tactiques et l’art grossier de ce temps avaient peu de prise sur les fortes assises et la solidité de l’antique tombeau d’Adrien, devenu par des travaux successifs une des plus fortes citadelles du moyen âge. Dans les longueurs de ce siège et la défiance du succès, Henri ne pouvant y faire de brèches ni en hasarder l’assaut, se bornait à emprisonner l’ennemi dans son asile et investissait la forteresse d’une longue muraille à laquelle il faisait travailler les Romains. Cependant cette prise de possession et cette imminence d’un plus grand succès de Henri jetaient l’inquiétude parmi les princes normands ‘de la Pouille. A côté de Robert Guiscard, qui, récemment revenu de la Grèce avec une partie de ses troupes, s’occupait à les rallier et à en grossir le nombre, les autres chefs normands, gênés ou jaloux de sa puissance, tournaient leurs yeux vers une autre domination qui semblait renaître à Rome. Leurs sujets italiens paraissaient enhardis par ce voisinage et disposés à se soulever contre le joug d’une conquête encore récente, sitôt qu’ils apprendraient l’entière victoire du César de Germanie. Dans cette anxiété, entre des périls divers, quelques-uns des chefs priaient l’abbé Didier de se rendre au camp de Henri dans Rome pour négocier en leur nom et leur ménager son alliance. Mais l’abbé, qui de cœur était fidèle à Grégoire VII, et qui, dans l’apparence même et dans les actes de soumission obligée, ne cédait qu’à Robert Guiscard, refusa toute mission des chefs normands. Jordan, prince de Capoue, fit seul alors un traité pour son compte avec Henri ; et il acheta de lui, par un subside considérable, l’investiture de sa principauté, dont Henri détacha le monastère du Mont Cassin, pour l’ériger en fief direct de l’Empire. Le monarque allemand avait déjà manifesté cette prétention. Depuis qu’il était maître de la plus grande partie de Rome, il avait écrit à l’abbé comme à un vassal de se rendre sans retard auprès de lui. L’abbé s’abstint d’obéir sans faire d’abord aucune réponse. Henri le manda de nouveau par une lettre plus impérieuse. L’abbé, répondant alors, avait allégué la crainte des Normands, sous le pouvoir desquels était son monastère, et, s’excusant sur divers prétextes de venir au camp de l’empereur, il offrait seulement sa médiation, si ce prince voulait traiter avec le pape. Henri, mécontent, n’envoya plus de messages à l’abbé, et il enjoignit à Jordan, son nouvel allié, de menacer le riche monastère du Mont Cassin, par ces abus et ces violences, bien plus faciles à susciter parmi tant de guerriers avides, qu’à réprimer par la fermeté de quelques chefs. Didier, instruit de cet ordre, fit parvenir à Grégoire VIT, dans le ch5teau Saint-Ange, une lettre où il lui exposait toutes ses alarmes et le consultait devant Dieu sur la conduite à tenir pour préserver le monastère. Grégoire VII, à qui le péril ne parut jamais un motif de céder, ne répondit même pas : et Henri, ayant de nouveau écrit à l’abbé de se rendre à Rome, pour la fête de Pâques, le jour même qu’il avait réservé pour son couronnement, celui-ci s’était soumis avec bien des scrupules et des doutes. Il avait dit adieu à ses moines et s’était rendu sans retard aux portes de Rome, dans une villa d’Albano, que remplissait une partie de la suite de Henri. Mais, en obéissant à l’ordre du prince excommunié, l’abbé s’interdit de donner le baiser de paix à aucun des évêques dont Henri était alors entouré, et il refusa même de boire et de manger avec eux. Henri, dès qu’il sut l’arrivée de l’abbé, lui fit dire de prêter son serment de foi et d’hommage, pour son abbaye. Didier répondit qu’il ne le ferait pas pour cette abbaye, ni même pour tous les honneurs du monde. Henri, se fondant sur son droit d’investiture, le fit sommer de venir recevoir de ses mains la crosse pastorale. L’abbé, pour gagner quelques jours, répondit que, lorsque Henri serait, empereur, il recevrait de lui le titre d’abbé ou renoncerait à l’abbaye. C’était en apparence différer la soumission quelques jours seulement ; mais sans doute l’abbé, durant la vie et la protestation de Grégoire VII, n’entendait pas reconnaître à l’antipape Guibert le droit de conférer l’empire. On continuait ainsi de discuter autour de Henri, sur les droits des deux puissances. Otton, évêque d’Ostie, partisan et légat de Grégoire VII, se voyant retenu près de l’empereur, était moins ferme dans son langage et inclinait à quelque transaction qui satisfît le prince. Mais Didier répétait avec hauteur : Ni pape, ni évêque, ni archidiacre, ni personne ne peut faire cela justement. La chaire apostolique est souveraine. Elle ne saurait être soumise à personne, ni vendue comme une esclave. Si le pape Nicolas a fait cela, il a fait très injustement et très sottement : et, pour une sottise humaine, l’Église ne peut ni ne doit perdre sa dignité : personne de nous ne doit perdre la sienne ni consentir à cette honte ; et alors il n’arrivera plus, grâce à Dieu, que le roi des Allemands fasse le pontife de Rome. L’évêque d’Ostie, Otton, sans blâmer ce zèle, ne put s’empêcher de dire : Si les ultramontains vous entendaient, ils n’auraient tous qu’une voix contre vous. — Quand le monde entier, répondit l’abbé, se réunirait contre moi, il ne me ferait pas changer d’avis. L’empereur peut triompher pour un temps et faire violence aux droits de la religion, mais il n’arrachera pas mon consentement à cela. Didier, selon le même récit, attesté surtout par lui-même, ne craignit pas d’adresser aussi ses reproches à Guibert, et le pressa de raisons si fortes que l’antipape s’excusa et dit qu’il avait cédé contre soli gré et seulement pour défendre la cause et assurer l’a dignité du roi. Telles sont les paroles que l’abbé Didier fit entendre dans le camp de Henri, et à l’issue même du couronnement’ de ce prince ; il les redit du moins à ses frères, et elles furent inscrites dans la chronique du monastère. Cependant, d’après la même chronique, il obtint de Henri un diplôme scellé d’une bulle d’or, qui confirmait à l’abbaye du Mont Cassin la possession inviolable de ses opulents domaines. Peut-être faut-il en conclure que la résistance de Didier ne fut pas sans quelques ménagements, ou faut-il supposer que la puissance de Henri n’était pas assez affermie pour se montrer inexorable. L’événement le prouva bientôt. Grégoire, assiégé, de toutes parts, abandonné d’une partie même de ses cardinaux, ayant épuisé les trésors de l’Église et la dépouille des autels, ne pouvait plus être sauvé des mains de Henri que parla prompte arrivée de Guiscard. Aussi, chaque jour, de secrets messages partaient du château Saint-Ange pour Salerne. Guiscard préparait son armée, comme pour une grande et difficile entreprise ; car la valeur et la puissance de Henri étaient redoutées. Le duc normand avait réuni tous ceux de ses chevaliers qui ne servaient pas en Orient, de nombreuses levées d’Italiens et un corps d’Arabes auxiliaires que son frère Roger lui avait envoyé de Sicile. Enfin, pressé par l’extrême péril du pontife, il déploie l’étendard de Saint-Pierre, et se met en marche avec toutes ses forces, grossies d’une foule pieuse et désarmée. L’abbé Didier, retourné dans’ son monastère, attentif à tout événement, et bientôt instruit des apprêts de Guiscard, s’était hâté d’envoyer des courriers pour avertir à la fois l’empereur et le pape. A cette nouvelle, Henri, dont les forces étaient diminuées par le renvoi d’une partie des soldats lombards, et qui se sentait peu sûr de la foi des Romains, dans la chance d’être pressé tout à coup entre deux ennemis, craignit de livrer bataille contre un si expérimenté capitaine, qu’il réputait sois vassal. Il se résolut avec douleur à s’éloigner de Rome, et, recommandant aux Romains de son parti de tenir la ville et de se défendre, il sortit avec son armée, trois jours avant l’arrivée de Guiscard, et se retira d’abord sur Castellana, autrefois la ville de Véies. Guiscard s’était fait précéder d’un corps de mille fantassins d’élite, avec autant d’hommes d’armes. Ensuite venaient trois mille soldats et toutes les levées italiennes qu’il soutenait lui-même avec le reste de l’armée. Ses forces, dit-on, étaient de 30.000 hommes de pied et de 6.000 cavaliers. Il s’attendait à trouver l’armée de Henri en bataille devant l’aqueduc de Rome. Mais les ennemis ayant disparu, il avança librement jusqu’à la porte où aboutit le chemin de Tusculum ; et il établit son camp près de l’aqueduc. Pendant trois jours il observa l’état de la ville, et ayant remarqué près de la porte Saint-Laurent un point faible et mal gardé, au lever du jour, il le fit escalader par un millier de soldats qui, se jetant tout à coup dans la ville, poussant des cris et répétant le nom terrible de Guiscard, brisèrent la porte Saint-Laurent et ouvrirent le passage à toute l’armée. Le duc marche droit au château Saint-Ange, force les lignes, renverse les murs grossièrement élevés qui l’investissent ; il y pénètre en libérateur du pontife qui s’avançait au devant de lui, avec tout son clergé, et qui lui donne l’absolution de tous ses péchée. Guiscard conduit avec respect le pontife au palais de Latran, comme à sa demeure désormais inviolable, et, s’agenouillant devant lui, dans la foule des chevaliers et des prêtres, il lui présente de pieuses offrandes. Cependant les Romains, humiliés de leur défaite ou poussés à bout par l’insolence de la soldatesque normande, reprennent les armes, s’assemblent sur les places et vont attaquer les vainqueurs ; ceux-ci surpris se lèvent de table pour prendre les armes. Roger, fils de Robert, qui campait hors de la ville, accourt avec mille chevaux. Le duc, voyant la résistance éclater sur plusieurs points, ordonne de mettre le feu à la ville. Tout un quartier proche du Vatican est bientôt embrasé. Les malheureux habitants fuient et sont impitoyablement massacrés. Les Normands et les Italiens de Guiscard, accoutumés au pillage, ses Sarrasins plus barbares encore et pleins de fureur contre la ville chrétienne qu’on leur livre, s’emportent à tous les excès de rapine et de cruauté ; ils brûlent et saccagent tout devant eux. Ils violent les vierges des couvents et les dames romaines auxquelles ils mutilent les doigts, pour leur arracher leurs anneaux d’or. Guiscard, en déchaînant cette fureur, en laissant dépasser par les siens les antiques ravages d’Alaric et des Goths, se disait encore le vengeur des papes ; un chroniqueur met dans sa bouche, à ce sujet, un discours invraisemblable, où sont rappelées, depuis les premiers temps du christianisme, les violences et les révoltes des Romains contre leur pontife. Mais, ce qui se conçoit, mieux, c’est que le duc, dans sa colère, ait dit qu’il voulait exterminer les habitants de Rome et la repeupler de nouveaux chrétiens d’au-delà les Alpes. Grégoire, saisi de honte, d’horreur et de pitié, se jeta aux pieds de Robert pour le supplier d’épargner les Romains, disant qu’il était pape pour l’édification et non pour la ruine[9]. Tout un quartier de Rome était consumé depuis la porte Saint-Jean jusqu’au palais de Latran. Guiscard se laissa fléchir et, par l’entremise du pape, reçut les soumissions du parti qui avait pris les armes et qui prêta les serments que prescrivit le pontife. Guiscard leur fit payer de fortes amendes et en réduisit beaucoup en esclavage. En peu de jours ses troupes reprirent dans le voisinage de Rome les villes et les châteaux qui s’étaient révoltés contre le pape. Le pontife, dans cette désolation de Rome et dans l’effroi que lui donnaient ses barbares alliés, se hâta, cependant, avec les cardinaux et les évêques fidèles à sa cause, d’ouvrir un concile au palais de Latran, sous la protection des lances normandes toutes dégouttantes du sang des Romains ; il renouvela solennellement l’anathème de l’antipape Guibert, de l’ex-roi Henri et de tous ceux qui leur adhéraient ou communiquaient avec eux ; et il nomma deux prélats revenus près de lui, Otton, évêque d’Ostie, et Pierre, évêque d’Albano, pour porter cette sentence en Allemagne et en France. Il s’occupa même de la discipline ecclésiastique. Dans les derniers temps du siège, des habitants de Rome, mariés, ou vivant avec des femmes, avaient coupé leur barbe et pris la mitre. Ils s’étaient fait passer, auprès des Lombards de l’armée de Henri, pour cardinaux. Sans doute la plupart étaient tout simplement des prêtres schismatiques, consacrés par Guibert ; et, à ce titre, ils s’étaient immiscés dans ‘les, églises de Rome, recevaient les offrandes et distribuaient des indulgences. Aux yeux de Grégoire VII, ces hommes n’étaient que des profanateurs. Il les chassa, comme souillés de meurtres, de rapines et d’impuretés, et mit à leur place des prêtres pieux et fidèles. Mais ce changement ne se fit pas sans résistance et sans obstacle ; ce qui prouve qu’une assez grande partie des Romains s’étaient engagés dans la cause de l’antipape et de l’empereur. Grégoire, cependant, ne pouvait se considérer comme rétabli dans la paisible possession de son Église et réellement maître de. Rome. Le départ de Guiscard était prochain. Le chef normand avait hâte de reprendre ses desseins sur l’Orient, et de mener à une autre victoire ses bandes à peine assouvies du pillage de Rome. Peut-être prévoyait-il et ne voulait-il pas attendre un retour de Henri, fortifié des milices lombardes et soulevant toute l’Italie du Nord. Au départ des Normands, Grégoire VII ne voulut pas, sans doute, demeurer au milieu des ruines qu’ils avaient faites, pour être en butte à tous les ressentiments aigris par des maux qu’il ne pouvait soulager. Il est vraisemblable aussi que le vainqueur, ne voulant pas affaiblir son armée et en laisser une partie dans Rome, regardait comme précieux pour sa puissance d’emmener avec lui le pape, après l’avoir délivré, et d’entreprendre sous sa bénédiction la conquête de l’empire grec. Quoi qu’il en soit, huit ou dix jours après le sac de Rome, l’armée de Guiscard se mit en marche, emportant de riches dépouilles et menant captifs beaucoup de Romains. Grégoire VII suivait avec ses chapelains, l’abbé Joranto, de Dijon, son ancien envoyé près de Guiscard, quelques cardinaux et quelques évêques. Mais plusieurs de ses anciens partisans étaient dispersés, ou même avaient passé du côté de Henri. Le sceau pontifical était tombé dans les mains de ce prince, et il pouvait en abuser pour répandre de faux actes sous le nom du pape assiégé ou captif. Mille bruits confus cependant se répandaient sur le sort de Grégoire VII. Dans ce péril, Mathilde, sa fidèle amie, rassemblant des troupes en Lombardie et en Toscane, s’animait de nouvelles espérances, envoyait partout des émissaires et écrivait en Allemagne pour y susciter contre Henri la défiance et la haine. Il s’en conserve un monument oublié jusqu’à ce jour, et que je vais citer pour la première fois. C’est une lettre de Mathilde, vive et impérieuse comme elle, où respire, avec l’ardeur du zèle, cette illusion sur le succès, si naturelle à l’imagination d’une femme[10] : Mathilde, telle quelle, par la grâce de Dieu, si elle est quelque chose, à tous les fidèles qui résident dans le royaume des Teutons, salut. Nous vous faisons savoir que Henri, le faux roi, a dérobé par larcin le sceau du seigneur pape Grégoire. Donc, s’il vous est annoncé quelque chose qui soit contraire aux paroles de nos envoyés, jugez-le faux et ne vous fiez pas aux mensonges de Henri. De plus, il emmène avec lui l’évêque de Porto, parce que cet homme a été autrefois le familier du seigneur pape. S’il veut, par cet aide, faire quelque entreprise avec vous, ou contre vous, n’hésitez pas à regarder cet évêque comme un faux témoin ; n’ajoutez foi à personne qui oserait dire autrement que nous. Sachez que le seigneur pape a déjà reconquis Sutri et Népi ; Barrabas le larron, c’est-à-dire le pape de Henri, s’est enfui comme lui. Adieu. Gardez-vous bien des embûches de Henri. Ces deux villes de Sutri et Népi, à quelques lieues de Rome, étaient sans doute du nombre de celles qu’avaient occupées les Normands ; et Mathilde y voyait une conquête pour Grégoire VII, sans savoir encore que le pontife allait être entraîné loin de son Église par ses farouches libérateurs et plus exilé de Rome que Guibert lui-même. |
[1] Beuzon., page 1046.
[2] Beuzon., Panegyr. apud Meneken., p. 1034.
[3] Berthold. Const. Chronic., p. 117
[4] Udalrici Babenbergensis codex apud Eccard., tom. Ier, p. 115.
[5] Udalrici Babenbergensis codex apud Eccard., tom. Ier, p. 115.
[6] Udalrici Babenbergensis codex apud Eccard., tom. Ier, p. 181.
[7] Udalrici Babenbergensis codex apud Eccard., tom. Ier, p. 181.
[8] Udalrici Babenbergensis codex apud Eccard., tom. Ier, p. 178.
[9] Anonymus Vaticanus apud Murat., t. VIII, p. 771. Landulf. sen., lib. IV, apud Murat., t. IV, p. 120.
[10] Chronicon Virdunense Hugonis abbatis Flaviniaci, apud Labbeum, Nov. Bibliothec. manuscriptorum, tom. I, page 229.