HISTOIRE DE GRÉGOIRE VII

LIVRE II. — (1055-1073.)

 

 

Victor II occupe le saint-siège. - Henri III vient en Italie. - Captivité de Béatrix, mère de la comtesse Mathilde. - Goltfried passe en Lorraine ; sa résistance à l’empereur. - Politique de Henri III. - Victor II passe en Allemagne et assiste aux derniers moments de Henri III, qui lui recommande son fils âgé de cinq ans. - Son retour en Italie, sa mort. - Élection d’un nouveau pape, ennemi de l’Empire. - État de l’Allemagne. - Voyage d’Hildebrand près de l’impératrice Agnès. - Mort d’Étienne. - Hildebrand, revenu d’Allemagne, fait élire un nouveau pape. - Pontificat de Nicolas II. - Prédication d4lildebrand. - Nouvelle comparution de Bérenger au concile de Rome. - Désordre de l’Église de Milan. - Mort de Nicolas II. - Entreprise de Hildebrand pour affranchir l’élection pontificale. - Le pape Alexandre II et Honorius II, antipape soutenu par l’Allemagne. - Troubles de l’église de Florence. - Faiblesse de l’Empire. - Éducation et jeunesse de Henri IV. - Victoire d’Alexandre II, par les armes de Goltfried et les conseils d’Hildebrand. - Commencement du règne de Henri IV. - Son mariage et son projet de divorce. - Résistance du pape. - Pouvoir absolu d’Hildebrand. - Conduite de Henri IV. - Il est cité à comparaître devant le pape. - Mort d’Alexandre II.

 

Le 13 avril 1055, le nouveau pape fut reçu et consacré dans Rome sous le nom de Victor II. L’empereur, suivant de près le pontife, entrait le 7 du même mois à Vérone. Plus d’un intérêt pressant rappelait Henri III en Italie ; il ne venait pas seulement visiter Rome ; il avait à surveiller la Toscane, où s’élevait une puissance nouvelle qui devait être ennemie de l’empire.

Il y avait déjà trois ans que le margrave Boniface, frappé dans une forêt d’un coup de flèche, était mort, laissant trois enfants en bas âge sous la tutelle de sa veuve Béatrix. Cette princesse ayant perdu peu de temps après l’aîné de ses enfants, Frédéric, héritier du duché, et une fille nommée Béatrix comme elle, resta seule avec sa fille Mathilde, alors âgée de huit ans et destinée à recueillir cette grande succession.

Dans la prévoyance d’une si longue minorité, la main de Béatrix était un grand objet d’envie. Un étranger l’obtint.

Nous avons vu comment Goltfried, chassé de son duché de Basse-Lorraine et quelque temps captif en Allemagne, ayant obtenu sa liberté par le crédit de Léon IX, l’avait suivi en Italie avec son frère Jean-Frédéric. Tous deux se dévouèrent au saint-siège. Tandis que Jean-Frédéric, devenu cardinal et archidiacre de l’Église romaine, allait en ambassade extraordinaire à Constantinople, le duc Goltfried, comme un champion de l’Église, poursuivait quelques hérétiques et les faisait pendre[1]. Sa renommée guerrière, son attachement au pape et cette sympathie secrète d’une princesse d’Italie pour un ennemi de l’empire, déterminèrent en sa faveur la pieuse Béatrix. Elle l’épousa secrètement, et remit à sa garde la Toscane et presque toutes ses possessions.

L’empereur n’apprit pas cette union sans offense et sans inquiétude. Il se hâta d’écrire en Italie aux plus vaillants chevaliers et aux seigneurs les plus riches, les priant d’observer Goltfried[2], et annonçant qu’il viendrait bientôt pour tout régler lui-même. Il n’avait pas tardé à recevoir de Rome même une députation de ses partisans qui, répondant à ses craintes, lui dénonçaient la puissance et les desseins de Goltfried, et montraient ce duc prêt à s’emparer au premier jour du royaume d’Italie[3]. La prompte arrivée de l’empereur fit évanouir ce projet, ou plutôt la peur chimérique qu’on en avait conçue. Henri trouvant partout soumission sur son passage vint célébrer la fête de Pâques, dans la ville même de Mantoue, la seconde capitale des principautés de Béatrix.

Le nouveau mari de Béatrix, inquiet de la colère de Henri, envoya sur-le-champ vers lui, pour protester de son obéissance, et pour représenter que banni, dépouillé de ses États, il devait lui être permis de profiter des secours d’une épouse à laquelle il s’était uni sans fraude, sans violence, par un mariage célébré devant l’Église.

Henri, sans répondre, marcha sur le duché de Toscane et entra dans Florence où, reçu par le pape Victor 1I, il fit assembler un concile pour la réforme de l’Église. Béatrix, qui ne pouvait essayer aucune résistance et d’abord avait quitté la ville, revint avec une noble confiance se présenter à l’empereur et lui dit avec fermeté : qu’elle n’avait fait qu’une chose licite à tout le monde ; que, privée d’un premier mari, elle avait donné un protecteur à ses enfants ; qu’une femme ne pouvait pas rester seule, sans un homme d’armes pour la défendre, qu’il n’y avait là aucune félonie ; qu’il n’agirait pas avec justice, s’il ne lui permettait ce que les femmes nobles avaient toujours fait librement.

Henri parut écouter ses excuses ; mais il retint la princesse en otage. Dans la défiance que lui inspirait l’établissement de l’ancien duc de Lorraine en Italie, il voulut aussi s’assurer du cardinal Frédéric qui revenait alors de la cour de Constantinople où l’avait envoyé Léon IX ; et il somma le nouveau pape de remettre dans ses mains ce dignitaire de l’Église romaine avec les présents qu’on le soupçonnait d’avoir rapportés de son ambassade. Frédéric ne put conjurer cette persécution du prince, qu’en se retirant au monastère du mont Cassin, où il dépouilla toutes ses dignités et prit l’habit de simple religieux.

Ayant ainsi abaissé ceux qu’il redoutait le plus, Henri, après onze mois de séjour en Italie, reprit la route d’Allemagne emmenant Béatrix captive, et il ne s’arrêta qu’à Torgau en Bavière pour y célébrer les fêtes de Noël. Goltfried, désespéré de la trahison de Henri, perdant sa femme et son duché, prit la fuite, alla rejoindre Baudouin, comte de Flandre, et rentra dans la Lorraine pour recommencer la guerre.

Dans cette dispersion de sa famille, la jeune Mathilde resta sans doute près de sa mère et fut emmenée par elle en Allemagne. Élevée avec beaucoup de soin, outre la langue de son enfance, l’italien, elle parlait le latin, le français, l’allemand. On vantait sa beauté naissante et son esprit. Douée d’une âme fière, le malheur de sa mère et sa captivité lui inspirèrent dits lors un vif ressentiment contre la maison impériale.

A son retour en Allemagne, Henri voulut unir son fils, à peine âgé de cinq ans, à Berthe, fille d’Otton, margrave d’Italie. On vit par cette alliance prématurée à quel point l’empereur cherchait à fortifier par d’autres liens sa suzeraineté sur l’Italie. Ensuite il s’occupa de repousser des peuples païens et barbares qui ravageaient les frontières de Saxe et avaient vaincu une des armées de l’empire. Ce fut là qu’il apprit l’invasion de Goltfried dans la Lorraine et la révolte de la Flandre. Voulant pourvoir à ces troubles, et faire reconnaître son fils par l’Italie comme par l’Allemagne, il avait appelé le pape Victor II près de lui. Il le reçut à Goslar, ou l’on célébra le jour de la Nativité de la Vierge avec une grande magnificence, au milieu du concours des seigneurs et des évêques. Ensuite, ayant passé quelque temps à Botfeldein, où il fit de grandes chasses, il tomba malade et mourut en peu de jours. Le pontife romain, le patriarche d’Aquilée, assistaient à ses derniers moments. Il leur recommanda son fils et expira dans sa trente-neuvième année, laissant l’Allemagne puissante et l’Italie soumise.

La veuve d’Henri, l’impératrice Agnès, prit la tutelle de son fils et le gouverneraient de l’État. Elle quitta la Saxe pour ramener à Spire le corps de son époux, et elle convoqua dans Cologne une assemblée des grands de l’empire.

Le pape Victor II y parut, comme évêque et seigneur allemand, et il engagea l’impératrice à faire la paix avec les deux vassaux révoltés, Baudouin, comte de Flandre, et Goltfried, chassé tour à tour de la Lorraine et de l’Italie.

La liberté de Béatrix et de Mathilde fut la première condition de ce traité. Goltfried rentra paisiblement dans les domaines de Béatrix, et bientôt, cette maison ennemie, que Henri croyait avoir écartée de la Toscane, y devint plus puissante que jamais.

Le pape Victor Il ayant quitté l’Allemagne, après l’assemblée de Cologne, revint par la Toscane, et s’arrêta près de Béatrix qui lui devait la restitution de ses États. La charge d’abbé du mont Cassin était vacante et les moines venaient d’élire un de leurs frères, vénérable par son âge et sa piété. Le pape blâma cette élection faite sans son aveu ; et il envoya, pour l’annuler, le cardinal Humbert, ancien collègue de Frédéric dans la légation de Constantinople. Ce cardinal, homme savant dans les lettres grecques, et négociateur habile, fut d’abord mal reçu par les moines ignorants du mont Cassin.

Ils réclamèrent, en tumulte, leurs privilèges et faillirent assommer le légat. Mais le vieil abbé qu’ils avaient élu, effrayé de ce désordre, abdiqua, et le cardinal Humbert parvint alors à faire nommer supérieur du couvent Frédéric de Lorraine, le frère du duc Goltfried.

Celui-ci, devenu supérieur du plus riche monastère d’Italie, vint aussitôt en Toscane remercier le pontife, qui lui conféra des dignités nouvelles, dans l’église de Rome.

On voit, par cet exemple, avec quelle facilité tout prêtre, Allemand d’origine, une fois nommé pape, devenait l’allié naturel des ennemis de l’empire. Hildebrand était près du pontife en Toscane, et lui inspirait des sentiments de haine qui se couvraient, de pieux prétextes. Il avait gagné la confiance de Béatrix, et, selon toute apparence, il était dès lors son confesseur et son conseil. La jeune Mathilde, élevée sous les yeux de sa mère, s’accoutumait à le révérer comme le plus sage et le plus saint des hommes ; et elle se pénétrait ainsi de ce zèle ardent pour le saint-siège, qui fut la passion et la gloire de sa vie.

Vers le temps où le cardinal Frédéric arrivait à Rome, pour prendre possession de ses nouveaux honneurs, le pape Victor II, encore dans la force de l’âge, mourut à Florence, la même année que l’empereur. Cette double perte, dont une éclipse de lune[4] parut aux contemporains la miraculeuse annonce, enhardit le clergé et le peuple romains à tenter d’affranchir l’élection pontificale. La minorité d’un roi de cinq ans était une occasion de reprendre et d’exercer les droits de l’Église. Au lieu d’envoyer en Allemagne, comme on l’avait fait tant de fois dans ce siècle, pour demander le choix du monarque, les principaux du clergé et de la noblesse, s’étant réunis, vinrent trouver Frédéric, que recommandait son nom, ses services et la puissance armée et voisine de son frère, margrave de Toscane.

Frédéric passa le jour et la nuit entière avec eux, à délibérer sur l’élection, déclinant l’honneur qui lui était destiné. Il proposa lui-même d’autres noms, et d’abord le cardinal Humbert, son ancien collègue dans la légation à Constantinople, et le cardinal Hildebrand, déjà mêlé à tant de grandes affaires de l’Église et dans ce moment retenu encore à Florence où il avait accompagné le dernier pape. Bien des assistants adhéraient à ce choix, mais Hildebrand, né de lui-même, et, malgré la hardiesse de son génie, ne s’avançant que par degrés aux merveilles de sa vie, n’était pas mûr pour cette élévation. Il fallait qu’il luttât bien des années encore, et qu’il aidât laborieusement plusieurs papes avant d’oser le devenir lui-même. Il eût donc refusé le pontificat, et non simplement par humilité, mais avec l’obstination d’une volonté politique qui ne se laisse pas vaincre. L’épreuve n’en fut pas faite.

Dans ce premier essai d’émancipation, la majorité des cardinaux et des seigneurs romains préféra Frédéric qu’une force étrangère à Rome et indépendante de l’Allemagne pouvait soutenir et défendre. S’étant concertés, avec ou sans son aveu, ils vinrent le Jour suivant le prendre dans sa maison, l’enlevèrent violemment, lui laissant, avec une excuse devant la cour de Germanie, toutes les apparences de l’humble abnégation des premiers temps du christianisme ; et, l’entraînant à l’église Saint-Pierre, ils le proclamèrent pape, sous le nom d’Étienne IX. Ensuite, au milieu des acclamations de toute la ville, il fut conduit au palais de Latran, et lé lendemain il fut sacré dans l’église de Saint-Pierre, aux acclamations d’un peuple immense qui croyait, par cette élection, avoir repris sa liberté.

Fidèle aux plans de ses devanciers, le nouveau pape voulut assurer la réforme des mœurs, et surtout le célibat des clercs ; il appela près de lui les hommes les plus sévères, et il fit accepter l’évêché d’Ostie à Pierre Damien, le plus grand ennemi de la licence et des vices du clergé romain. On a cru qu’en même temps, il poursuivait, pour sa famille, un grand objet d’ambition, et qu’il voulait, profitant de la minorité de Henri IV, faire proclamer son frère Goltfried, empereur des Romains. Quel que fût, à cet égard, son projet, il députa d’abord en Allemagne le sous-diacre Hildebrand, sans doute afin de justifier, auprès de l’impératrice Agnès, la soudaine élection du pontife, et l’oubli que l’on avait fait du pouvoir impérial.

Personne n’était mieux fait pour réussir qu’un semblable négociateur. Son pieux enthousiasme dominait l’imagination des femmes ; et il n’eut pas moins de crédit sur l’esprit d’Agnès que sur celui de Béatrix. Il trouvait dans la veuve de Henri une princesse jeune encore, entourée des périls d’une minorité difficile à conduire au milieu du conflit des princes allemands, trop fière pour accepter la main d’un nouvel époux ou l’influence d’un vassal, disposée dès lors à rechercher avant tout l’appui des évêques, et, si cet appui manquait, à tout quitter pour Rome. Il justifia sans peine, auprès d’elle, le droit que venait de ressaisir le clergé romain, et on ne peut plus douter qu’il n’ait préparé dès lors la résolution qui la détacha quelques années plus tard de l’Allemagne et même de son fils, et transforma la mère de l’empereur en une otage et une auxiliaire dévouée de l’Église romaine. Pendant cette première négociation qui dura quelques mois, Hildebrand reçut d’ailleurs un remarquable témoignage de l’ascendant qu’il conservait à Rome. Le nouveau pape, ce même Frédéric qui, préféré tout récemment à lui, l’envoyait noblement comme le meilleur soutien de l’élection faite au profit d’un autre, sentait ses forces affaiblies par une douloureuse langueur. Voulant toutefois visiter à Toscane où son prédécesseur venait de mourir, il fit assembler avant son départ les évêques, les nobles, les prêtres et le peuple, et il leur enjoignit sous peine d’anathème, s’il venait à décéder durant ce voyage, de ne pas lui nommer de successeur avant le retour d’Hildebrand.

Pendant qu’Étienne prenait pour la chaire pontificale cette précaution solennelle, voulant subvenir à son expédition projetée, il s’était fait apporter le trésor du convent du mont Cassin dont il était encore abbé. Les religieux avaient obéi en versant des larmes ; mais, sur le récit d’une vision menaçante qu’avait eue, dit-on, un des frères, ou qu’on allégua, le pape touché de crainte fit renvoyer le trésor, et partit cependant pour la Toscane. Rien ne lui fit obstacle par l’appui fidèle de Béatrix et de son époux, le duc Goltfried. Mais son mal s’aggravant par le voyage, il mourut peu de temps après à Florence, en renouvelant, à ses derniers moments, la recommandation prévoyante qu’il avait faite au clergé romain. Mais cette volonté fut mal obéie.

Quelques châtelains de la campagne de Rome, et quelques riches habitants de la ville, s’étant fait suivre de gens armés, élurent, dans une assemblée nocturne, un de leurs parents, Mineio, évêque de Veletri. Plusieurs prêtres intimidés donnèrent leur consentement ; mais Pierre Damien, évêque d’Ostie, et qui seul avait le droit de consacrer le nouveau pontife, se retira. Les partisans du nouvel élu se saisirent alors de l’archidiacre d’Ostie, homme ignorant qui ne savait pas même lire, et ils le forcèrent, le poignard sur la gorge, de consacrer leur pape qui prit le nom de Benoît X.

Il siégeait depuis quelques mois, malgré les protestations d’une partie des évêques, qui s’appuyaient sur la volonté du dernier pape, lorsque le redoutable Hildebrand revint de la cour d’Allemagne, où il avait déjà reçu les plaintes des hommes attachés à son parti. Il s’arrêta dans Florence, et, de là, il écrivit aux Romains pour leur reprocher une élection faite en son absence, au mépris d’un décret du dernier pontife. Il parut même qu’il invoquait alors le droit de l’empire à l’élection des papes. Un grand nombre d’évêques se réunirent près de lui, dans Florence, et il fit élire, dans leur assemblée, Guérard, évêque de Florence, mais né dans la Bourgogne, et par cela même, plus agréable à l’empire qu’un Italien d’origine.

Ainsi, l’habile légat employait tour à tour le nom de l’empire et celui de l’Église, pour faire prévaloir ses propres volontés. Il pressa le due Goltfried de soutenir par les armes la nouvelle élection. Un concile fut assemblé dans Sutri. On y déclara Benoît X intrus, schismatique, excommunié ; et Goltfried assembla des troupes pour exécuter cette sentence. Mais Benoît X sentit sa faiblesse et abdiqua lui-même le pontificat. Nicolas II fit son entrée dans Rome, avec le duc Goltfried et le légat Hildebrand.

Par ce coup hardi, la nomination pontificale se trouva, de fait, transférée des souverains de Germanie aux princes de Toscane. Les partisans de l’empire ne s’y trompèrent pas, et ils accusaient Hildebrand d’avoir, de concert avec Béatrix, à l’insu des Romains, érigé une nouvelle idole vaine et mensongère[5].

Hildebrand fut le ministre tout-puissant de cette idole.

Au concile ordinaire du mois d’avril (1059) qui suivit l’exaltation du nouveau pape, il remplit les fonctions d’archidiacre et parut l’âme toute-puissante de cette assemblée. Il y poursuivit l’exécution des deux grands desseins réunis dans sa pensée et qui s’appuyaient l’un l’autre : la réforme des mœurs ecclésiastiques et l’affranchissement de l’Église romaine. L’hérésiarque Bérenger, déjà condamné si souvent, avait été mandé à ce nouveau concile ; et vint y répéter la profession de foi dictée par l’Église romaine. Il déclara que dans l’Eucharistie, le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont touchés et rompus par les mains des prêtres, et froissés par les dents des fidèles, non seulement en sacrement, mais en substance et en réalité, il dit anathème à l’opinion contraire. Enfin, il alluma lui-même un grand feu dans la salle du concile, et il y jeta ses livres. Mais, échappé de Rome, bientôt il rétracta ses désaveux et continua de prêcher une doctrine que, raisonneur opiniâtre sans être martyr, il ne voulait ni abandonner, ni sceller de son sang. Hildebrand que nous verrons toujours plus indulgent pour Bérenger que pour les prêtres licencieux ou simoniaques, attaqua vivement, dans ce concile, les désordres des chanoines attachés aux églises et qui violaient leur vœu de vivre en commun et de ne rien posséder en propre. Grand nombre de ces clercs, dit-il, soit par l’ardeur de la jeunesse, soit par les calculs soupçonneux de la vieillesse, reprennent la vie particulière et deviennent apostats. Le même désordre était fréquent parmi les religieuses, et Fun et l’autre usage se fondaient sur deux règles de tolérance adoptées parles congrégations d’hommes et de femmes dans un ancien synode d’Aix-la-Chapelle, au temps de Louis le Débonnaire. L’archidiacre demandait que le concile de Rome examinât et condamnât ces dispositions, et que l’engagement à la vie commune fût entier, irrévocable comme dans la primitive Église. Il faut, dit-il, que ceux qui, renonçant à leurs biens et au désir d’en avoir, sont entrés dans une congrégation religieuse, ne puissent plus regarder en arrière, et il faut aussi que ceux qui n’ont pas encore mis la main à cette charrue, apprennent ce qu’ils auront à faire, quand ils l’y mettront une fois[6].

Le pape Nicolas II ayant approuvé le zèle et la proposition d’Hildebrand, on lut les deux règles autorisées par l’empereur Louis, et il parut alors que la pureté monastique et les paroles même de l’Écriture étaient grossièrement altérées dans ce recueil compilé par quelque clerc allemand. Il n’y était plus, en effet, question du détachement évangélique et du renoncement à tous les biens de la terre pour le Christ ; mais on y recommandait seulement à tout religieux de jouir avec décence de ses biens propres et des biens de l’Église. Quelques autres dispositions, qui semblaient encore plus marquer les habitudes des hommes du Nord, choquèrent singulièrement le synode romain. Quand on lut un article qui accordait, par jour, à chaque chanoine quatre livres de pain et six livres de boisson, tout le monde s’écria que c’était là, non la tempérance chrétienne, mais une vie de cyclopes, convenable non à des moines, mais à des mariniers, et faite pour procurer des troupeaux d’enfants[7].

Quelques Pères ajoutèrent que c’était une disposition introduite par les chanoines de Reims, et digne de la gourmandise que Sulpice Sévère reprochait aux Gaulois[8].

Le pape prononça la condamnation de ces tolérances nouvelles qu’un empereur laïque, dit-il, tout pieux qu’il était, n’avait pu établir contre l’autorité des anciennes règles et sans l’aveu de l’Église romaine. En même temps, sur la demande de l’archidiacre, on relut et on consacra de nouveau cette ancienne formule de l’engagement monastique : Moi, un tel, je me donne et je m’offre à telle église catholique et à tel supérieur, pour servir selon la règle canonique, mes mains et mon offrande enveloppées du manteau de l’autel[9], et je donne et offre mes biens pour l’usage des frères qui servent ici Dieu sur le modèle de la primitive Église, m’obligeant dès ce jour à ne jamais soustraire ma tête du joug de la règle.

L’autre réforme d’Hildebrand touchait à l’élection même des papes. En attendant qu’il fût possible d’arracher tout à fait cette élection à l’influence de l’empire, il voulait la mettre à l’abri des troubles et la concentrer dans les mains du haut clergé de Rome. C’était la plus grande révolution tentée dans la hiérarchie, depuis le temps des apôtres. Par là, disparaissaient ces assemblées populaires, fausse image de la réunion paisible des premiers fidèles, et qui, livrées aux brigues et aux violences des barons romains, tantôt élisaient tumultueusement pour pape un chef de parti romain, tantôt accueillaient par des cris serviles le pape étranger que désignait l’empereur.

Le concile, inspiré par Hildebrand, décréta que, désormais, à la mort d’un pontife, les évêques cardinaux se réuniraient les premiers et lui nommeraient un successeur, qu’ils appelleraient ensuite les prêtres cardinaux pour les faire voter sur leur choix, et qu’enfin le peuple consulté donnerait son assentiment. Ce décret pontifical était souscrit par cent treize évêques et grand nombre de tout ordre ; le nom d’Hildebrand y figure au premier rang avec le simple titre de moine et sous-diacre de l’Église romaine.

Une disposition de ce décret, cependant, semblait reconnaître l’autorité des empereurs d’Allemagne ; mais les termes en étaient si habilement ménagés qu’ils exprimaient plutôt la suprématie du pape sur l’empereur que le droit de l’empereur sur l’élection du pape et qu’ils réduisaient ce dernier droit à un privilège personnel accordé chaque fois par l’Église romaine elle-même. Notre successeur, disait ce décret promulgué par Nicolas II, sera choisi dans l’Église de Rome ou dans toute autre, sauf l’honneur dû à notre cher fils Henri, aujourd’hui roi et qui sera, s’il plaît à Dieu, empereur, comme nous le lui avons octroyé ; et on rendra le même honneur à ceux de ses successeurs auxquels le saint-siège aura personnellement accordé le même droit. Ainsi, la politique d’Hildebrand, aussi mesurée dans ses actes qu’elle sera plus tard impétueuse, brisait par degré la chaîne qui liait l’Église à l’empire, et, dans les formules ambiguës d’un reste de dépendance, elle faisait déjà pressentir ce qu’elle oserait un jour.

Aussi la cour d’Allemagne ne se méprit pas sur la concession qui lui était faite par le nouveau décret.

L’impératrice Agnès s’en offensa, comme d’un acte injurieux aux droits de son fils[10], et le cardinal envoyé en Allemagne par Nicolas II pour y transmettre ce message, s’étant présenté aux portes du palais, on refusa de le recevoir, et, après quelques jours d’attente, il partit, rapportant le décret cacheté du concile[11]. Non contents de cette exclusion, les principaux évêques qui gouvernaient avec Agnès le royaume de Germanie tinrent dans le palais un synode où ils cassèrent les actes du concile de Rome[12].

Mais ces démonstrations qui, pendant la minorité d’Henri III, n’étaient soutenues par aucune entreprise sur l’Italie, paraissaient à Rome également sacrilèges et vaines. Les projets d’Hildebrand pour l’indépendance de l’Église s’acheminaient chaque jour.

Malgré ces premiers avantages, la puissance temporelle du pontificat était encore bien faible. Dans le voisinage de Rome, des seigneurs indépendants de toute souveraineté pillaient les domaines de l’Église, et rançonnaient les pèlerins. Ils avaient pour retraite quelques tours défendues par leurs vassaux, et d’où ils sortaient à main armée, pour faire des courses jusqu’aux portes de la ville. Les principaux de ces chefs étaient les comtes de Toscanelle et de Sigici, qui se vengeaient ainsi de n’avoir pu maintenir sur le siège pontifical Benoît X, leur créature. Autrefois, leur maison avait donné plusieurs papes à Rome. Déchus de ce privilège, d’abord par le pouvoir des empereurs, et par l’habileté d’Hildebrand, ils ravageaient le pays qu’ils ne pouvaient gouverner.

Tandis que les États de l’Église étaient ainsi désolés par quelques chefs de voleurs, d’autres brigands, devenus souverains, offrirent au pape un secours dont il profita. Maîtres de la Pouille, de la Calabre, et d’une portion de la Sicile, les aventuriers normands aspiraient à confirmer les succès de leurs armes par quelques titres respectables aux yeux des peuples. Leur puissance même leur faisait rechercher l’appui de la chaire apostolique. Ils auraient volontiers reconnu le pape seigneur titulaire de tous les royaumes, pourvu qu’il leur permit de les prendre et de les piller. Cette rencontre accidentelle des papes et des Normands, et ce besoin qu’ils avaient les uns des autres, fut peut-être une des causes les plus actives de la grandeur pontificale. Eu 1059, Nicolas II reçut de Robert Guiscard des envoyés qui lui demandaient de venir lui-même sur les terres des Normands pour recevoir leurs hommages, et les admettre à la communion de l’Église. Ils faisaient espérer à ce prix le secours de leurs armes et la restitution des domaines qu’ils avaient enlevés.

Le pape n’hésita point à faire ce voyage. Il avait pour prétexte les abus de l’ordre ecclésiastique, sous les nouveaux maîtres de cette province. La loi du célibat des clercs n’y était pas mieux observée que dans le Milanais ; prêtres et diacres se mariaient publiquement. Il indiqua donc un concile dans Amalfi, capitale des États de Guiscard, et il y vint avec plus de cent évêques. Il y fut accueilli avec de grands honneurs ; Guiscard avait quitté, pour le recevoir, le siège commencé d’une ville de la Calabre, et il vint à sa rencontre avec l’élite de ses chevaliers. On tint le concile, et on frappa les prêtres mariés d’interdiction et d’anathème. Dans la dernière séance, Richard, conquérant de Capoue, et Robert Guiscard se présentèrent devant le pontife, et déclarèrent qu’ils remettaient en son pouvoir les portions du domaine de saint Pierre, qu’ils avaient autrefois envahies. Nicolas II alors leva l’ancienne excommunication de l’Église ; et il confirma Richard dans la principauté de Capoue, en même temps qu’il reconnaissait Robert pour duc légitime de la Pouille, de la Calabre et même de la Sicile dont il projetait la conquête.

A ces conditions, les princes normands se reconnurent vassaux du saint-siège, et promirent de lever la bannière à la demande du pape. Un premier essai de ce service féodal suivit aussitôt. En reconduisant avec honneur leur seigneur pape hors de leur territoire et jusqu’à ses domaines, ils vinrent en effet ravager les terres du comte de Toscanelle, un des châtelains les plus rebelles du pape, et, dans les cantons de Préneste et de Nomanto, ils ruinèrent la plupart des châteaux qui servaient d’asile aux seigneurs ennemis du pape, et commirent eux-mêmes beaucoup d’excès, sous prétexte de raffermir l’autorité pontificale. Ils se retirèrent ensuite pour la grande expédition qu’ils méditaient sur la Sicile. Les brigands qu’ils avaient dispersés reparurent. Un comte Gérard, dont ils avaient détruit la forteresse, continua d’infester la plaine avec impunité.

L’archevêque d’York et deux évêques anglais étaient venus à Rome, vers l’an 1060, pour se disculper du reproche de simonie ; ils avaient avec eux le comte de Northumberland, beau-frère du roi d’Angleterre. Le pape condamna l’archevêque et renvoya les deux évêques absous. Ils partirent de Rome ï mais, dans le voisinage ; ils furent arrêtes par la troupe du comte Gérard, qui leur prit une valeur de mille livres en monnaie de Pavie, et les dépouilla de tout, excepté de leurs habits.

Rentrés à Rome, sans ressources pour faire leur voyage, les Anglais se plaignirent amèrement. Le comte de Northumberland dit au pape que les nations étrangères étaient bien sottes de redouter de loin cette excommunication dont les voleurs se moquaient aux portes de Rome. Il disait encore, dans sa rudesse de Saxon et d’insulaire, que, si le pape ne leur faisait pas rendre ce qu’on leur avait pris, il le croirait de bon accord avec les brigands, et que le roi d’Angleterre, instruit de pareilles choses, ne payerait plus le denier de saint Pierre. Le pape, pour les apaiser, frappa, eu plein synode, le comte Gérard de l’excommunication majeure qui fut prononcée les flambeaux éteints ; il adoucit même la première sentence qu’il avait portée contre l’archevêque d’York, il lui donna le pallium, et ils s’en allèrent tous comblés de présents et convaincus, sinon de la puissance, au moins de la justice et de la mansuétude pontificale.

Il est certain que le brigandage, anciennement réprimé par Henri III, se faisait alors dans toute l’Italie avec impunité. Les biens ecclésiastiques n’étaient pas mieux en sûreté que les autres. Vainement le pape et les évêques prononçaient chaque jour des excommunications contre les ravisseurs ou les détenteurs des choses saintes, ce qui comprenait jusqu’aux troupeaux des abbayes ; les violences et les vols se renouvelaient chaque jour. L’autorité du préfet de Rome n’y mettait plus obstacle ; et l’Église, malgré sa puissance au dehors, n’avait, pour combattre ces désordres, que des menaces et des prières.

Les prêtres inventaient des récits de merveilles et d’apparitions, pour effrayer sur ce point la conscience des laïques. C’était le texte le plus fréquent des prédications en langue latine et en langue vulgaire. Hildebrand le traitait surtout avec une vive éloquence, dont les contemporains gardèrent le souvenir. Ils nous ont même transmis un passage d’un sermon sur ce sujet, qu’il prononça dans l’église d’Arezzo, devant le pape Nicolas II ; on y sent ces terreurs d’imagination, dont le Dante fut inspiré, un siècle plus tard ; et l’on conçoit aisément que les fictions de la Divine Comédie soient venues à la pensée du poète, dans un pays où la religion entretenait sans cesse le peuple de semblables images.

Dans les contrées de Germanie, disait Hildebrand, un certain comte, riche et puissant, et, ce qui, dans cette espèce d’hommes, semblera presque un prodige, d’une foi pure et d’une vie innocente, selon les jugements humains, mourut il y a près de dix ans. Quelque temps après, un saint homme descendit en esprit aux enfers, et vit le même comte, placé sur le degré le plus haut d’une échelle. Il raconte que cette échelle semblait préservée, au milieu des flammes, d’un feu vengeur qui bruissait à l’entour ; et que, pour recevoir tous ceux qui descendaient de cette même famille du comte, elle était là préparée. Il y avait en outre un noir chaos, un épouvantable abîme, infini en largeur et en profondeur, d’où s’allongeait et montait la fatale échelle. Tel était l’ordre de ceux qui s’y trouvaient placés, que le nouveau survenant s’arrêtait d’abord au premier échelon, et que celui qui auparavant occupait cette place et tous les autres à la suite, descendaient d’un degré.

Les héritiers de la même famille s’accumulant ainsi les uns après les autres, dans la durée des temps, sur cette même échelle, ils arrivaient successivement, par la nécessité d’une inévitable sentence, jusqu’au fond de l’enfer. Le saint homme qui contemplait ces choses, ayant demandé le motif de cette horrible damnation, et particulièrement pour quelle cause ce seigneur, son contemporain, était puni, lui qui avait vécu avec tant de justice, de décence et d’honnêteté ; il entendit une voix répondre : C’est à cause d’un certain domaine de l’Église de Metz que l’un de ses ancêtres a enlevé au bienheureux Étienne, et dont il a été le dixième héritier ; et, pour cela, tous ces hommes sont dévoués au même supplice et, comme la même avarice les a réunis pour pécher, le même supplice les a rassemblés pour souffrir dans les feux éternels[13].

Nicolas II avait donné à Hildebrand l’archidiaconat de l’Église romaine, dont il avait rempli les fonctions, dans le premier concile tenu par le pape ; et dès lors celui-ci était mêlé à toutes les affaires du pontificat. Il ne sera pas sans intérêt de retrouver sa main, pour ainsi dire, dans les choses les plus importantes qui furent faites par ce pape. Indépendamment de quelques indices qui ne sont pas douteux, on le reconnaît toujours, à l’esprit impérieux qui distingue ses conseils et sa politique. Dominer les évêques, intimider les rois, se servir des uns pour surveiller ou menacer les autres, tel est le caractère que l’on remarque dans une lette de Nicolas II, au bas de laquelle figure le nom de Hildebrand, avec une humilité qui n’en décèle pas moins en lui le véritable auteur de cet écrit, où le pape enjoint à l’archevêque de Reims de réprimer le roi de France, Henri. Elle est de l’an 1059, peu de temps après le schisme qu’avait eu à combattre Nicolas II.

Nicolas, serviteur des serviteurs de Dieu, au vénérable archevêque Gervaise, salut et bénédiction apostolique.

Bien qu’il soit parvenu au siège apostolique, touchant votre fraternité, quelques rapports défavorables et qui ne peuvent être rejetés sans discussion, comme, par exemple, d’avoir favorisé ses ennemis[14], et d’avoir négligé les ordonnances pontificales ; cependant, comme vous êtes défendu par le témoignage d’une personne grave, et que vous êtes loué pour votre fidélité à saint Pierre, nous passons là-dessus, et nous souhaitons que le témoignage rendu sur vous soit vrai. Pour vous, efforcez-vous de vivre de telle sorte, que vos ennemis n’aient pas occasion de nous contrister à votre sujet. Car vous savez combien la mère commune, la sainte Église romaine, a été favorable pour vous, et quelle confiance elle a en votre habileté, pour apporter secours à l’Église presque ruinée des Français.

Ainsi, travaille à faire ce que le siège apostolique espère de toi ; reprends, supplie, avertis votre glorieux roi, afin qu’il ne soit pas corrompu par le conseil des méchants, qui pensent, à la faveur de nos discordes, éluder la censure apostolique, et qu’il se garde de résister aux sacrés canons, ou plutôt à saint Pierre, et de nous exciter contre lui, nous qui voulons l’aimer comme la prunelle de notre œil. Car il serait étrange que pour quelque imbécile, que l’évêque de Mâcon a voulu ordonner, il voulût offenser Dieu et saint Pierre, et qu’il tienne peu de compte de notre charité et de notre affection pour lui. A-t-il près de lui quelque membre de l’antéchrist, qui croie que la grâce du bienheureux saint Pierre ne pourrait pas lui être plus profitable que la perfide fidélité de tous les impies ? Ainsi, que ce glorieux roi agisse comme il lui plait contre nous, parce que nous sommes toujours prêts à prier pour lui et pour son armée.

Quant au duc Goltfried, que personne ne vous en fasse peur, quand vous aurez besoin de venir à Rome, parce que, non seulement il ne vous fera pas obstacle, mais vous rendra de fidèles services. Nos très chers frères, les cardinaux-évêques vous saluent, et ainsi fait l’humilité de notre fils Hildebrand[15].

En confiant ainsi à Hildebrand tous les soins du pontificat, Nicolas II ne s’était réservé que les œuvres de charité. Il avait gardé sur le siège de Rome le titre d’évêque de Florence ; et il retournait souvent dans cette ville, voir son ancien troupeau. Il y mourut le mois de juin de l’année 1061, laissant pour défenseurs de la chaire pontificale ces mêmes guerriers normands qui avaient tenu prisonnier Léon IX. Mais Guiscard était l’ennemi des Allemands et des Lombards ; son autorité nouvelle avait besoin d’être appuyée par les papes, et il devait soutenir volontiers un pouvoir spirituel dont il tirait parti.

Hildebrand, toujours ferme dans sa haine contre le pouvoir des souverains d’Allemagne, ne répugnait pas à l’alliance de Guiscard ; et, fort de cet appui, trois jours après la mort de Nicolas Il, il voulut faire élire un nouveau pape, sans aller prendre, au-delà des monts, les ordres d’un roi enfant.

Cette idée flattait le vœu du plus grand nombre, non seulement des cardinaux et des prêtres, mais des bourgeois de Rome, qui se croyaient libres si leur Église devenait indépendante du pouvoir de Henri. Cependant il y avait aussi dans Rome un parti zélé pour l’empereur, et qui soutint que l’élection serait nulle si Henri n’était pas consulté.

C’est déjà, comme l’on voit, le fond de cette grande querelle qui fut désignée, dans la suite, par les noms de Guelfes et de Gibelins.

Dans le parti de l’empereur se trouvaient plusieurs cardinaux allemands, des nobles, du peuple, qui se souvenait d’avoir applaudi au couronnement de Henri III, et quelques seigneurs châtelains accoutumés à la violence et au désordre, aimant mieux ne dépendre que d’une suzeraineté lointaine.

Tous demandaient que l’élection fût différée. Pour éviter le combat, Hildebrand et les siens consentirent d’envoyer un message en Allemagne, au jeune roi Henri et à sa mère l’impératrice Agnès. Cependant ce retard suscita bientôt de nouvelles difficultés. Dans la Lombardie, où le pouvoir de l’empereur avait de nombreux partisans, le clergé ne voulait pas d’un pape choisi dans l’Église romaine. La plupart des évêques lombards, qui vivaient librement avec des femmes, se réunirent par le conseil de Guilbert, archevêque de Parme et chancelier du roi d’Allemagne en Italie, et, dans un synode, où beaucoup de prêtres furent admis, ils décidèrent qu’il leur fallait un pape choisi dans leur province, dans le paradis de l’Italie, et qui sût compatir à leurs infirmités.

Ensuite, ils firent partir une députation chargée de ce vœu pour le jeune roi Henri. Le parti qui, dans Rome, était attaché à l’empereur, lui envoya également des députés. Le souverain d’Allemagne était sollicité de toutes parts d’exercer son droit, à l’instant même où il le perdait.

Ces diverses députations arrivèrent à peu près en même temps à la cour d’Allemagne. Celle du clergé romain n’y fut pas même reçue. Le cardinal Étienne, chargé des lettres du Sacré-Collège, demeura, sans pouvoir être admis, cinq jours aux portes du palais de l’empereur. Il partit alors, remportant ses lettres et accusant l’orgueil des officiers de l’empereur.

A cette nouvelle, Hildebrand ne souffre plus de délai. Il presse les cardinaux d’user enfin de leurs droits, et d’assurer la liberté de l’Église par l’élection d’un pape. En même temps, il s’occupe avec ardeur de porter tous les suffrages vers l’évêque de Lucques, Anselme, son ami particulier, homme d’ailleurs irréprochable, renommé par sa douceur et sa piété. Il fait appuyer cette élection par un grand nombre de moines, dont il était toujours le protecteur et le chef. Ce furent eux qui, vêtus de frocs sans manches, une calebasse sur le côté gauche, un sac sur le côté droit, portèrent en triomphe le nouvel élu. On criait dans la foule : Va-t-en, lépreux ! va-t-en, porte-besace ! Mais Guiscard, présent à la cérémonie, avec quelques centaines de chevaliers normands, soutenait l’élection ; et les partisans de l’empereur n’osaient rien entreprendre pour la troubler.

Cependant la cour d’Allemagne s’occupait d’un autre choix. L’impératrice Agnès avait convoqué, pour cet effet, une diète générale dans la ville de Bâle. Henri, âgé de douze ans, y fut couronné et prit solennellement le titre de patrice des Romains, qu’avait eu Charlemagne. Ensuite on délibéra sur l’élection d’un pape ; et, d’après les avis des évêques lombards, on choisit pour souverain pontife Cadaloüs, évêque de Parme, dont la vie licencieuse ne faisait pas craindre un réformateur.

Cette élection n’était pas plus irrégulière que d’autres élections pontificales, faites en Allemagne, sous Henri III, et paisiblement acceptées par les Romains. Mais les principes de l’indépendance de l’Église romaine, tant prêchés par Hildebrand, s’étaient, depuis lors, fortifiés dans les esprits. L’élection de Cadaloüs parut une profanation à ceux mêmes qui ne méconnaissaient pas tout à fait le pouvoir de l’Allemagne.

Comment, écrivait Pierre Damien à Cadaloüs, avez-vous souffert d’être élu évêque de Rome, à l’insu de l’Église romaine, pour ne rien dire du « sénat, du clergé inférieur et du peuple ? Et en même temps, il lui prophétisait qu’il serait tué dans l’année.

Cependant Cadaloüs, qui, sur la nouvelle de son élection, avait pris les ornements pontificaux et le nom d’Honorius II, s’occupait des moyens de conquérir la chaire pontificale. L’empire d’Allemagne, dans les embarras d’une minorité, ne put lui envoyer aucun secours. Mais le zèle des évêques lombards y suppléa. Ils fournirent de l’argent, des troupes ; et Honorius s’avança bientôt, à la tête d’une petite armée, pour assiéger Rome.

Alexandre en était sorti avec Hildebrand et ses amis les plus fidèles, pour chercher en Toscane un refuge, sous la protection de Béatrix et de son époux. Les troupes d’Honorius étaient campées aux portes de Rome, dans le lieu qu’on appelle le pré de Néron. Il avait des intelligences dans la ville, parmi les partisans de l’empereur ; et il repoussa une première sortie faite par les bourgeois romains les plus zélés pour la cause du pape Alexandre. Mais bientôt le duc Goltfried vint à leur secours, et défit Honorius. Béatrix suivait son époux, et la jeune Mathilde, alors âgée de quinze ans, parut dans le combat, pour animer les défenseurs de l’Église. Mais le gouvernement de l’Allemagne elle-même ne tarda pas à subir une grande révolution ; le pouvoir de l’impératrice Agnès commençait à peser aux grands et aux évêques. Elle régnait depuis sept ans.

En 1054, la mort de Henri III laissant, pour unique héritier de l’empire, un enfant âgé de cinq ans, sous la tutelle de sa mère l’impératrice Agnès, les seigneurs, si longtemps opprimés par la main de Henri III, virent avec joie cette occasion de secouer le joug ; et de tous côtés des partis se formèrent contre l’autorité du jeune prince. Agnès sut d’abord, avec art, détourner ces intrigues ; et elle chercha dans les évêques un appui contre l’ambition des grands vassaux. Elle choisit pour principal conseiller Henri, évêque d’Augsbourg, homme prudent et délié, qui joignait à l’autorité de son caractère religieux beaucoup d’expérience dans les affaires du siècle. Agnès était encore jeune et belle, et sa confiance pour l’évêque d’Augsbourg parut une amoureuse faiblesse.

Quelques évêques, jaloux de la puissance du favori, se réunirent aux princes qui se croyaient dépouillés par lui du droit de gouverner l’empire. Le comte Ecbert, parent du roi, Otton, due de Bavière, étaient les chefs de ce parti ; dans leurs conférences, ils s’indignaient qu’une femme osât commander à tant de princes vaillants et de saints évêques, ou plutôt qu’elle les livrât tous au pouvoir d’un homme, dont elle s’était rendue l’esclave par un honteux commerce, et qui disposait à son gré des revenus, des trésors de l’empire. Ils disaient que le mal était sans espérance, puisque le jeune prince, élevé dans la chambre d’une femme, deviendrait femme lui-même ; qu’il fallait l’enlever à cet esclavage et le faire grandir hors des murs d’un palais, au milieu des assemblées de la noblesse et des soins de la guerre.

Hannon, archevêque de Cologne, et Sigefried, archevêque de Mayence, étaient des plus zélés pour cette entreprise, et le premier imagina d’en assurer le succès par un stratagème moins violent que la guerre civile. Les seigneurs et les évêques mécontents visitaient encore la cour d’Agnès et du jeune roi, et souvent les suivaient dans leurs voyages. Instruit que ce prince devait se rendre avec sa mère à Nimègue, pour la fête de Pâques, l’archevêque de Cologne fit construire une grande barque, du travail le plus élégant et le plus riche ; elle était ornée de peintures, de tapisseries venues d’Italie, et toutes brillantes d’or et d’argent. Cette nef, parée avec un luxe si nouveau, descendit le cours du Rhin jusqu’à l’île de Saint-Kaiserwerth, où le roi devait s’arrêter pour une partie de plaisir.

Le prince étant arrivé quelques jours après, on fit un joyeux banquet dans cette île, l’une des plus agréables qui parsèment le cours du Rhin. L’archevêque vanta la beauté de son navire, qui était à l’ancre près du rivage, et ses paroles excitèrent la curiosité du jeune prince, alors âgé de quinze ans. Henri monte avec une partie de sa cour sur la nef merveilleuse. Au même instant, les matelots, sur un signe de l’archevêque, tendent la voile et s’éloignent à force de rames. Le jeune prince, qui d’abord avait cru voir un jeu dans ce départ, s’inquiète de l’air de contrainte et de précipitation qu’il remarque. L’archevêque tâche de le calmer par des prétextes et de flatteuses paroles ; mais Henri, préparé sans doute à la défiance par les périls d’une minorité, n’écoute rien, s’indigne, et tout à coup s’élance dans le fleuve. Le comte Ecbert, l’un des complices du projet, attentif à tous les mouvements du jeune prince, se jette à la nage pour le saisir, et le ramène à bord. On redouble alors d’efforts et de promesses pour adoucir le chagrin de Henri, et on le conduit enfin jusqu’à la, ville de Cologne, où l’archevêque était maître absolu. L’impératrice Agnès, désespérée de cette violence, voulut exciter le zèle du peuple et tenter de reprendre son fils ; mais le pouvoir dont elle avait joui touchait à son terme ; la réunion des seigneurs et des évêques emportait la balance.

L’archevêque de Cologne convoqua, dans sa ville épiscopale, une assemblée des grands et des évêques, où il fit approuver sa conduite ; et où l’on déclara que désormais l’archevêque, dans le diocèse duquel se trouverait le roi, serait chargé de la sûreté et du bonheur de l’empire.

Hannon réunit ensuite une assemblée d’évêques à Augsbourg, pour examiner la question du schisme.

Nous n’avons pas les actes de ce concile. Pierre Damien les a, pour ainsi dire, supposés, dans un écrit de controverse, où il fait parler d’avance l’avocat du roi, et l’avocat de l’Église romaine ; mais cette argumentation factice, bonne pour les Italiens, ne peut faire comprendre ce que disaient les savants d’au-delà les monts.

Sous la plume du prêtre romain, la défense des droits de l’empire se réduit presque à cette humble assertion : le pape étant pontife universel, non seulement le peuple romain ; mais l’empereur qui est le chef du peuple lui doit obéissance ; est-il donc juste que le peuple seul, sans son chef, choisisse un pape, et que l’empereur obéisse à celui qu’il n’a pas choisi ?

A ce timide argument, Pierre Damien répond par les noms d’une foule de pontifes élus, dans les premiers siècles, sans l’ordre des empereurs, et surtout il s’appuie sur la prétendue donation de Constantin, qui cédait au pontife, le palais de Latran et le royaume d’Italie.

Mais, dit l’avocat du roi, les souverains pontifes ont eux-mêmes reconnu le droit des empereurs. — Est-il étonnant, répond Pierre Damien, que les hommes, entourés d’une chair fragile, changent leurs décrets, puisque Dieu, qui sait tout, change les siens ? Et là-dessus, il rappelle les cent vingt ans promis dans la Genèse, et cette autre promesse de Dieu, que le sceptre ne sera point ôté de Juda jusqu’à la venue du Sauveur, et beaucoup d’autres paroles de l’Écriture, favorables ou menaçantes, qui ne furent pas accomplies.

Après avoir justifié, suivant lui, par ces divins exemples, le manque de foi des papes, il allègue que saint Paul lui-même a judaïsé pour plaire à la multitude, et qu’ainsi l’on ne peut accuser l’Église romaine d’avoir fait ce qui est agréable au peuple de Rome.

On voit, par ces arguments, que l’Église romaine ne se croyait pas encore sûre du droit qu’elle réclamait. Pierre Damien se plaint surtout que l’empereur ait nommé un autre pape lorsque Rome avait fait un autre choix. Mais, fait-il dire à l’avocat du roi, nous y avons été poussés par le comte Gérard et par d’autres citoyens de Rome, qui le demandaient vivement ; de ce nombre était même l’abbé du monastère de Scarius. — Mais, répond victorieusement Pierre Damien, vous me donnez raison en disant que vous avez communiqué avec l’excommunié Gérard. »

Ce comte Gérard fut en effet frappé de malédiction par tous les pontifes qui ont gouverné les églises de son temps. En dernier lieu, il le fut encore au sujet d’un comte et d’un archevêque anglais, qu’il assaillit au sortir du territoire de saint Pierre et auxquels il enleva mille livres d’argent, en monnaie de Pavie.

Pour ce fait, en plein synode, sous la présidence du pape Nicolas, il fut excommunié ; les cierges s’éteignirent, et il demeura frappé d’un perpétuel anathème. Que le saint concile, conclut Damien, juge si l’on peut ratifier une élection faite par l’homme et les complices de l’homme qu’une condamnation si terrible a retranché du sein de l’Église, et qui ne peut plus être réconcilié même à la mort.

Pierre Damien terminait ce curieux récit, en se donnant lui-même la victoire, par l’aveu de l’avocat du roi : Puis il adressait une prière à Dieu pour la durable union du sacerdoce et de l’empire, ces deux pôles du monde.

On ne sait si, dans le concile d’Augsbourg, la cause de l’empire ne fut pas mieux défendue que dans cet ouvrage du docteur romain. Mais il est certain que, depuis l’éloignement de l’impératrice Agnès et la toute-puissance de l’archevêque Hannon, Cadaloüs parait abandonné par les Allemands. Il continua cependant d’être soutenu par les Lombards ; et, appelant Alexandre un faux apôtre, un adultère de l’Église de Dieu, il faisait des ordinations et adressait aux églises ses exhortations et ses lettres.

Cependant l’impératrice Agnès, depuis qu’on lui avait enlevé son fils, ayant pris en dégoût l’Allemagne, visita l’Aquitaine où elle était née, et partit ensuite pour Rome qui, malgré tant d’agitations, semblait encore le lieu le plus paisible d’Europe. Pendant qu’elle était maîtresse des affaires, elle avait appuyé l’élection de l’antipape Cadaloüs ; mais alors elle se repentit et reconnut Alexandre II, en venant implorer son pardon apostolique.

Pour une princesse mécontente de l’Allemagne et de ceux qui la gouvernaient, rien n’était plus naturel que de chercher asile à Rome. Peut-être même était-ce la vengeance d’une reine et d’une mère offensée ; on y vit une conversion éclatante, une grâce divine dont triompha l’Église de Rome.

Douze ans auparavant, Agnès avait été couronnée dans l’église de Saint-Pierre, à côté de son époux, au milieu d’un cortége de seigneurs et de, chevaliers d’Allemagne ; mais cette fois, elle entra dans Rome, comme une humble pénitente. Elle était vêtue d’une robe noire de laine et montée sur un petit cheval de pauvre apparence, qui n’était guère plus grand qu’un âne[16].

Cependant, dans cette ostentation d’humilité, Agnès avait encore de grandes richesses, des tapisseries tissues d’or qui furent suspendues aux voûtes des temples de Rome, des vases précieux, des ornements royaux qui furent consacrés au service de l’autel[17].

Elle les offrit avec joie ; et les docteurs de l’Église romaine l’en félicitaient et lui disaient : Tu prodigues tout, tu dilapides tout, afin de venir, libre et dépouillée, dans les bras de l’époux céleste[18]. Agnès, en effet, embrassa la vie religieuse, après avoir fait à Pierre Damien une confession générale dans l’église des saints apôtres, sous les yeux du peuple qui contemplait cette princesse, naguère si puissante et protectrice des schismatiques, à genoux devant un des cardinaux d’Alexandre II[19].

Agnès vécut dès lors à Rome dans l’austérité du jeûne et de la pénitence. Elle touchait à peine aux mets somptueux dont sa table était servie, et semblait détachée du monde et des grandeurs[20].

Hildebrand qui jadis l’avait vue dans sa cour, en Allemagne, partagea le soin de la consoler avec Pierre Damien et Raynald, évêque de Côme ; il prit sur son âme un pouvoir dont il usa, dans la suite, pour faire de cette princesse l’instrument le plus docile de ses négociations avec Henri.

Agnès avait l’esprit cultivé par la lecture ; et il est à remarquer que Pierre Damien, pour la consoler de son changement de fortune, lui remettait sous les yeux toutes les grandes révolutions de l’histoire, tous les trépas des empereurs romains, et surtout la chute de Cléopâtre, si longtemps reine d’Orient.

L’archidiacre, au milieu de ses grandeurs et de sa puissance, gardait les habitudes austères d’un anachorète. Il ne vivait que de quelques légumes, préférant les plus insipides. Il avait fini, confessa-t-il à Pierre Damien, par s’abstenir tout à fait de poireaux et d’oignons, par scrupule sur le plaisir qu’il trouvait à cette piquante fadeur.

Le succès de l’élection d’Alexandre Il enhardit bientôt tous les ennemis de l’investiture impériale. A Florence, l’évêque, qui avait été institué par Henri III, ne tarda pas d’être dénoncé comme simoniaque ; c’était le cri que faisaient entendre les moines de cette ville. On racontait que le père de cet évêque étant venu le voir, quelqu’un lui demanda : Avez-vous donné beaucoup au roi pour procurer à votre fils cette dignité ?Par le corps de saint Pierre, répondit celui-ci, on n’aurait pas un moulin chez le roi sans payer beaucoup. J’ai donné trois mille livres pour l’évêché de mon fils. Ce fait, répété de bouche en bouche, animait jusqu’à la fureur le peuple et les moines de Florence. L’évêque fit arrêter quelques-uns des plus violents, et on les mit à mort comme séditieux.

Quelques moines alors allèrent à Rome, accusant l’évêque et offrant de passer par le feu, pour prouver qu’il était parjure et simoniaque. Ils furent admis devant un concile qu’Alexandre avait convoqué la seconde année de son pontificat. La plupart des évêques dont se formait cette assemblée, ne voyant pas sans inquiétude l’humeur indocile des moines, voulaient donner raison à l’évêque de Florence. Hildebrand, presque seul, louait le zèle des moines à poursuivre l’hérésie simoniaque. Le concile, par ménagement pour une volonté si forte, prit un terme moyen. Il défendit aux moines d’aller par les châteaux et les villes.

Nous leur ordonnons, disait le décret, quelque vertueux qu’ils soient, de demeurer dans leur cloître, conformément à la règle de Saint-Benoît. En même temps on réitéra les anciens décrets contre la simonie ; et Pierre Damien fut envoyé à Florence pour apaiser les esprits. Il trouva la ville dans le feu du schisme.

Les moines, ayant pour eux la foule du peuple, invectivaient contre l’évêque ; ils disaient que lés simoniaques ne pouvaient ni donner le baptême, ni conférer le sacerdoce, ni célébrer la messe, et que Florence, dès lors, était privée de tout sacrement, tant qu’elle avait pour évêque un simoniaque.

L’évêque avait pour lui ses curés, auxquels il défendait de communiquer avec les partisans des moines.

Les sages exhortations de Pierre Damien eurent peu de crédit ; lui-même fut traité d’hérétique et de simoniaque.

Enfin le duc Goltfried, qui jusque-là n’était point intervenu dans ce débat ecclésiastique, fit exécuter le décret du concile, en menaçant de la corde les moines qui ne retourneraient pas sur-le-champ dans leurs solitudes. Ils sortirent de Florence. Mais on sut bientôt quelle épreuve ils avaient offert de subir au concile de Rome. Des foules de peuple se rassemblent et courent au couvent pour demander l’épreuve qui doit faire triompher l’innocence des religieux. Les moines ne la refusèrent pas, et il paraît que Goltfried et l’évêque de Florence furent obligés de la permettre pour éviter une sédition. Du moins, on ne voit aucun obstacle apporté de leur part. On dressa sur la place publique de Florence deux bûchers côte à côte, longs chacun de dix pieds, sur cinq de largeur et quatre et demi de hauteur.

On avait ménagé, entre les deux bûchers, un petit sentier fort étroit, parsemé de bois sec. Au jour convenu, le religieux choisi par ses frères dit une messe solennelle. Il se nommait Pierre Aldobrandini, homme plein de foi, dit-on, simple, humble de cœur, et qui n’avait d’autre fonction que de garder les vaches et les ânes du couvent.

Vers la fin de la messe, quatre moines portant, l’un la croix, le bénitier, l’encensoir et des cierges allumés et bénits, allèrent mettre le feu aux deux bûchers.

Quand la flamme se fut élevée, et que tout l’intervalle parut en feu, Pierre Aldobrandini, ayant achevé la messe et quitté la chasuble, s’avança revêtu des autres ornements du sacerdoce, la croix d’une main, et de l’autre son mouchoir. A sa suite, les moines et beaucoup d’autres clercs chantaient des litanies, et tout le peuple se pressait ému d’impatience et d’admiration. On fit un grand silence, et l’un des religieux lut à haute voix une formule de promesse par laquelle, si le frère Aldobrandini sortait impunément du feu, tout le monde s’engageait à quitter le parti de l’évêque.

Des acclamations universelles éclatèrent parmi les assistants. Aldobrandini chanta une sorte d’antienne, par laquelle il demandait à Dieu de le sauver du milieu des flammes, comme autrefois les trois jeunes hommes dans la fournaise, s’il était vrai que Pierre de Pavie eût acheté son évêché. Tous les assistants répondirent Amen, et le moine, ayant donné le baiser de paix, entra, pieds nus, dans le sentier du feu, et le traversa, dit-on, à petits pas, tandis que la flamme l’enveloppait des deux côtés.

Les contemporains, ennemis de l’évêque, ont même fait de cet événement une description toute poétique. Ils prétendaient qu’Aldobrandini semblait marcher sur des roses, dans une belle allée, dont les arbres, plantés sur deux lignes pareilles, sont battus d’un agréable zéphyr qui tempère les ardeurs ‘du soleil. Ils ajoutent que l’on voyait les flammes ondoyantes s’engouffrer dans les plis de son aube, la soulever comme un voile, et faire voltiger les franges de son manipule, les bords de son étole, sa barbe et ses cheveux, sans y porter la plus légère atteinte. Enfin, pour compléter le prodige, ils racontent que le moine, ayant laissé tomber son mouchoir, revint tranquillement le reprendre, au milieu des flammes, aussi peu brûlé qu’auparavant, et termina sa promenade comme il l’avait commencée.

Il est certain que les bourgeois de Florence, ennemis de l’évêque, écrivirent au pape une longue lettre pour lui raconter tout cet absurde prodige. On peut y voir seulement jusqu’à quel point tout un parti peut mentir ou se tromper, dans un temps d’ignorance et de passion.

La lettre d’ailleurs, rédigée par quelques moines fanatiques, ne fut pas sans doute soumise à chacun des assistants.

Quoi qu’il en soit, l’Église de Rome, amie des faits miraculeux, approuva cette légende et ne refusa plus de déposer l’évêque. Le moine Aldobrandini fut appelé dès lors Petrus igneus, Pierre de feu ; et l’évêque de Florence, quelques années après sa déposition, alla se faire religieux dans le couvent des moines ses persécuteurs.

Quoique le pape Alexandre II fût alors reconnu dans presque toute la chrétienté, qu’il envoyât ses légats en France, en Espagne, en Épire, Honorius II continuait de se maintenir en Lombardie. Il avait pour lui tous les prêtres qui vivaient avec des femmes, au mépris des censures de l’Église romaine. Il devait aussi se rendre les princes favorables, parce qu’il ne leur contestait pas le droit de disposer des évêchés.

Le duc Goltfried, qui d’abord avait pris les armes contre lui, se déclara son partisan. Ce duc avait deux chapelains, l’un Italien, l’autre Allemand, qui soutenaient tous deux que les clercs pouvaient se marier, et que l’on pouvait acheter sans simonie un bénéfice ou un évêché, pourvu que la consécration fût gratuite ; on ne sait s’il fut entraîné par leur avis. Son changement fit grand bruit à Rome. Pierre Damien écrivit à Goltfried : Une nouvelle inouïe a retenti parmi nous ; elle nous a fait une a grande douleur ; elle a brisé nos entrailles ; elle retient notre bouche accoutumée à vous louer ; c’est que vous avez communiqué avec Cadaloüs, avec ce membre pourri que l’Église a retranché, avec cette abjecte immondice. Voilà ce que crient les laboureurs dans les campagnes, les marchands dans les foires, les soldats en public[21].

Cependant l’Église romaine, effrayée d’avoir perdu son plus puissant protecteur, prit le parti de demander un concile universel pour décider entre Alexandre II et Cadaloüs. Pierre Damien adressa, sur ce sujet, des lettres au jeune Henri et à l’archevêque Hannon : il félicitait celui-ci d’avoir sauvé le jeune prince, de lui avoir rendu l’Empire, et il implorait son secours contre Cadaloüs : De même, disait-il, que Jupiter, selon la Fable, descendit en pluie d’or dans le sein de Danaé ; ainsi cet homme, à force d’or, cherche à s’introduire comme un adultère dans l’Église romaine. Hannon, se croyant assuré de son pouvoir en Allemagne, résolut de venir lui-même en Italie pour terminer le schisme.

En arrivant à Rome, il dit au pape Alexandre : Mon frère, comment as-tu reçu le pontificat, sans l’ordre et le consentement du roi mon maître ; car les rois sont depuis longtemps en possession de ce droit ? Mais l’archidiacre Hildebrand, prenant la parole, soutint avec force le principe contraire.

Plusieurs cardinaux se rangèrent à son avis, en citant diverses décisions des Pères, et-la question n’en fut pas plus avancée. On convint seulement d’assembler un concile à Mantoue. Hildebrand dirigeait toute cette affaire. Les cardinaux, les évêques et Pierre Damien, le plus respecté de tous, lui étaient soumis. Il soupçonna celui-ci de ne pas avoir exactement communiqué sa lettre à l’archevêque de Cologne, et il lui en fit des reproches si menaçants, que Pierre Damien lui répondait par une lettre ainsi conçue :

Au Père et au Fils, au pape et à l’archidiacre, moi Pierre, moine pécheur, très humble servitude. — Je vous envoie la lettre pour laquelle vous me maltraitez, afin que vous la voyez, et que vous jugiez si j’ai fait quelque chose contre vous. Si je dois mourir pour avoir écrit cette lettre, je présente la tête, frappez ; mais du reste je supplie le saint démon qui me tourmente, de ne pas sévir avec tant de violence contre moi ; que sa vénérable arrogance ne me flagelle pas de si loin ; mais que maintenant, par lassitude du moins, elle s’adoucisse pour son esclave[22].

Cette humble et amère ironie semble indiquer assez le joug que l’impérieux archidiacre faisait peser sur ses confrères.

Pierre Damien refusa d’aller au concile de Mantoue. Le pape Alexandre s’y rendit avec Hildebrand, l’archevêque de Cologne et les cardinaux de son parti. Alexandre II se purgea par serment du reproche de simonie, et Cadaloüs fut condamné. Il avait cependant encore des richesses et des partisans : car peu de temps après cette’ déposition solennelle, il s’introduisit dans Rome, où il avait gagné des capitaines et des soldats, et il s’empara pendant la nuit de l’église de Saint-Pierre.

Cette nouvelle excita le soulèvement du peuple ; et Honorius se vit abandonné par les siens. Mais Cinci, fils du préfet de la ville et gouverneur du château Saint-Ange, le reçut dans cet asile, et promit de le défendre. Il y ce dans Rome deux papes qui se faisaient la guerre. Il paraît que Cinci, préfet de Rome, avait adopté le parti d’Alexandre et de l’Église romaine. Il était homme pieux et prêchait même quelquefois dans les églises. Mais son fils, semblable à ces nobles romains qui faisaient le métier de brigands, prétendait tenir le parti de l’Empereur.

Les partisans d’Alexandre II assiégèrent Honorius dans le château Saint-Ange ; ce siège dura deux années, pendant lesquelles on tenait des conciles dans le palais de Latran.

Ce fut même dans cette époque de guerre intestine que la puissance pontificale se signala par un de ses actes les plus ambitieux qu’elle eût encore tentés. Un compatriote de ces Normands devenus si puissants en Italie, Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, convoitait la royauté d’Angleterre, qu’il voyait aux mains d’Edward, son cousin, déjà vieux et sans enfants. Il craignait la, rivalité de Harold, l’un des chefs de ces familles saxonnes qui, depuis six siècles, avaient conquis l’Angleterre. Pendant un voyage de Harold sur le continent, Guillaume lui dit qu’il avait la promesse d’Edward d’être fait son héritier, et lui demanda son aide, promettant de faire tout pour lui, quand il serait roi.

Harold fit légèrement une première promesse ; et Guillaume, pour le mieux enlacer, ayant convoqué dans Bayeux, une assemblée de ses barons, le pressa de prendre devant eux un engagement plus solennel. La cérémonie fut toute religieuse. Un missel étant déposé sur un drap d’or, qui recouvrait une cuve remplie de reliques et d’ossements sacrés, Harold, le bras tendu sur le livre saint, jura de ne jamais prétendre à la succession de son cousin le roi des Anglais.

Deux ans après cette renonciation si imposante dans l’esprit du temps, le vieux Edward étant mort, Harold se laissa nommer roi par les suffrages des grands et des bourgeois du royaume, soit qu’il comptât pour vaine formalité ce serment qu’avait obtenu de lui le duc de Normandie, soit qu’il s’en crût relevé par le choix du peuple anglais. Guillaume, avant de l’attaquer, le déféra pour ainsi dire à l’Église de Rome. Sa plainte fut admise dans le concile de Latran. Hildebrand, qui voyait dans cette démarche une reconnaissance te la suprématie de l’Église et un progrès vers le pouvoir politique qu’il prétendait pour elle, soutint dans le concile ce qu’il appelait les justes droits du prince normand contre un sacrilège et un parjure. Harold fut encore excommunié et Guillaume déclaré souverain légitime d’Angleterre.

Plusieurs membres du concile, cependant, élevaient la voix contre cette décision, qui ne pouvait s’exécuter que par une grande guerre. Ils murmuraient, en termes chrétiens, de ce que l’archidiacre s’employait avec une telle ardeur pour faire commettre tant d’homicides.

Hildebrand supporta ce reproche, qu’il devait rappeler plus tard, pour s’en faire un titre près de Guillaume vainqueur, dans une lettre où il réclamait de ce prince l’obéissance et les hommages que ses prédécesseurs avaient rendus à la cour de Rome. Mais, dans ce premier moment, quel que fût le droit aux yeux de l’Église romaine, il fallait recourir à la force. Hildebrand fit donc adresser à Guillaume une bulle pontificale pour approuver son entreprise, et une bannière bénite, ornée d’un agnus Dei en or, qui renfermait, dit-on, un cheveu de saint Pierre. Ainsi le pape, qui n’était pas maître paisible de Rome, disposait au loin des couronnes, en consacrant les invasions du plus hardi et dû plus fort.

Pendant que la bannière de Rome, portée par les mains vigoureuses des Normands, conquérait l’Angleterre, Alexandre II obtenait enfin la reddition du château Saint-Ange.

Honorius, pressé d’une part par ses ennemis, était de l’autre rançonné par ses défenseurs qui exigeaient de lui trois cents livres d’argent pour le laisser échapper. Honorius les promit, et parvint à sortir déguisé en pèlerin. Misérable et dépouillé de tout, il alla mourir obscurément en Lombardie, se disant toujours pape légitime, et faisant des bulles et des canons, qu’il adressait à ses partisans. Cette mort pacifia l’Église. Le cardinal Hugues le Blanc, l’un des fauteurs les plus actifs d’Honorius, avait déjà passé dans le parti d’Alexandre. Les autres schismatiques le suivirent ; et Goltfried, gagné par les prières de Béatrix, son épouse, parut plus que jamais zélé pour l’Église romaine. Il prit les armes pour elle, et lui fit rendre quelques places enlevées par les princes normands de la, Pouille.

L’Église de Rome semblait avoir, par un acte décisif ; écarté le joug de l’Empire et revendiqué sa propre indépendance. Elle avait rejeté du pontificat Cadaloüs l’élu de l’Empereur ; elle l’avait réduit à mourir en exil ; elle maintenait dans la chaire pontificale un pape de son choix. Non contente de ce succès, elle ne tarda pas à menacer Henri de ses censures ; et la jeunesse de ce prince, les écarts de sa vie privée, dans la rudesse des mœurs du temps, la licence de sa cour, peut-être aussi les bruits exagérés qu’en publiait le parti de l’Église romaine, ne donnaient que trop de prétextes à la résistance contre l’Empire et l’Allemagne.

Henri, dès sa vingtième année, avait épousé Berthe, fille d’Otton, margrave d’Italie. Il se lassa bientôt de cette union, et essaya, dit-on, pour la rompre, les moyens les plus étranges.

Ses ennemis ont raconté qu’afin d’avoir un prétexte de répudier la reine, il aposta près d’elle un de ses jeunes confidents, chargé de la séduire. Cette princesse fit semblant de donner un rendez-vous nocturne, et le faux amant vint, accompagné du roi lui-même, qui se flattait de convaincre sa femme.

A l’heure indiquée, au signal convenu, Henri se presse d’entrer le premier dans l’appartement de la reine ; mais aussitôt la porte se referme sur son complice ; et le roi, de toutes parts, est assailli de bâtons et d’escabeaux, que lui jettent les femmes de la reine. Elle les animait elle-même, disent les chroniqueurs, en s’écriant : Fils de prostituée, d’où es-tu donc si osé ?[23] Henri veut enfin se faire connaître. Elle répète que ce n’est pas un mari, mais un adultère qui s’introduit ainsi furtivement, et le roi, chargé de coups, est enfin rejeté dehors. Henri, ayant fait cette rude épreuve de la vertu de la reine, n’en fut que plus impatient de se délivrer d’elle ; il s’adressa donc aux évêques du royaume. Un concile fut convoqué pour cet objet à Mayence. L’archevêque de cette ville, Sigefride, était complaisant aux volontés du roi ; mais Alexandre II et Hildebrand envoyèrent à ce concile Pierre Damien, dont ils connaissaient la fermeté et le zèle ardent.

A cette nouvelle, Henri IV, déjà parti pour Mayence, revint sur ses pas et voulut éviter le légat de Rome. Encouragé cependant par’ les prières de ses courtisans, et pour ne pas tromper l’attente des seigneurs, il n’alla point au-delà de Francfort et s’arrêta pour y tenir le concile.

Pierre Damien, parlant au nom du pape, lui reprocha de méditer une chose indigne d’un chrétien et surtout d’un roi, le supplia de ne pas donner un si funeste exemple à la chrétienté, et de ne pas autoriser les crimes dont il devait être le vengeur. Enfin il le menaça des censures ecclésiastiques, et lui déclara que jamais le pape ne consacrerait Empereur celui qui, par une si criminelle action, aurait manqué à la foi chrétienne.

Presque tous les grands, déjà mal disposés pour Henri, se réunirent à l’autorité du légat. Ils louaient le pontife romain. Ils priaient le roi, au nom de Dieu, de ne pas faire une tache à sa gloire, et d’épargner aux parents de la reine un outrage qui leur mettrait les armes à la main, s’ils étaient gens de cœur. Henri, plutôt vaincu que changé, promit de renoncer à son dessein ; mais, par dépit et pour éviter la reine, il reprit aussitôt avec quelques chevaliers le chemin de la Saxe. La reine, entourée de tous les seigneurs, le suivit jusqu’à Goslar, où il consentit enfin à la revoir et à la traiter avec plus de douceur.

Pendant que l’Église romaine remportait, en Allemagne, cette espèce de victoire sur Henri, elle recevait d’Angleterre l’hommage intéressé de l’usurpateur normand, dont elle avait sanctifié l’invasion. Guillaume vainqueur, sur le butin qu’il ramassa de toutes parts, s’était hâté d’envoyer à Rome beaucoup d’or, d’argent et d’ornements précieux, avec l’étendard royal du malheureux Harold, tué sur le champ de bataille[24].

Le pape saisit cette occasion pour rappeler au conquérant l’ancienne taxe que l’Angleterre payait au saint-siège. Ta prudence, lui écrivait-il, n’ignore pas que le royaume des Anglais, depuis l’époque où le nom du Christ y fut glorifié, est resté sous la tutelle et sous la main du prince des apôtres, jusqu’au moment où quelques hommes, devenus membres du diable, et rivaux d’orgueil de Satan leur père, ont abjuré le pacte de Dieu et ont détourné le peuple anglais du chemin de vérité.

Après ces paroles, qui donnaient des prétextes aux violences du conquérant, le pape ajoutait : Comme tu le sais bien, tant que les Anglais étaient fidèles, par reconnaissance pour le bienfait de la foi, ils payaient, au siège apostolique une redevance annuelle, dont une partie était attribuée au Saint-Père, une autre à l’église de Sainte-Marie, nommée l’école des Anglais. Guillaume, croyant avoir besoin du pontife de Rome contre le clergé du pays vaincu, fut docile à la demande du pape. Tout homme libre, dit une de ses lois, qui possède, en avoir champêtre, trente deniers vaillants, doit donner le denier de Saint-Pierre et le demi-denier, conformément à la loi des Danois[25].

Pour prix de ce zèle, le conquérant voulait être aidé par l’Église de Rome dans le dessein qu’il avait d’exproprier les évêques et les riches abbés du pays et de les remplacer par des hommes de race normande. Beaucoup de prêtres, Anglais et Saxons, avaient déjà péri dans la guerre. Mais Guillaume, loin de demander aucune absolution à cet égard, ne songeait qu’à dépouiller ceux qui vivaient encore. Les conseils d’Hildebrand, qui, de son propre aveu, avait secondé les homicides de Guillaume, ne furent pas moins favorables à ces spoliations. Trois légats furent envoyés de Rome pour scruter la conduite du clergé anglais.

Guillaume qui pillait les riches couvents saxons, et n’épargnait ni les calices, ni les cercueils, reçut avec un grand respect les envoyés de Rome, les honorant et les écoutant, dit un chroniqueur, comme des anges de Dieu. Ceux-ci, de leur côté, dans une cérémonie publique, mirent la couronne sur la tête de Guillaume et le confirmèrent roi des Anglais.

Ensuite les légats annoncèrent, par des lettres apostoliques adressées aux évêques et aux abbés anglais, qu’ils étaient chargés de s’enquérir de leurs mœurs et de réparer la décadence de leur foi ; et ils convoquèrent, en la présence du roi Guillaume et des principaux Normands, un concile où l’archevêque de Cantorbéry, l’évêque de Lincoln, l’évêque d’Est-Anglie, l’évêque de Sussex, l’évêque de Durham, et beaucoup d’autres, suspects au roi, furent déposés et, bientôt après, enfermés dans les cloîtres ou réduits à fuir leur pays.

Pour occuper la place de l’archevêque de Cantorbéry, anciennement brouillé avec l’Église de Rome et coupable, aux yeux du roi, d’avoir été fidèle au roi Harold, les trois légats proposèrent Lanfranc, le confident de Guillaume et son ancien négociateur auprès du pape.

Lanfranc, non moins ambitieux qu’habile, ne fut pas plutôt maître de l’Église de Cantorbéry qu’il voulut lui donner la primauté sur toutes les autres de l’Angleterre. Ce titre lui était disputé par l’archevêque d’York, nouvel élu comme lui, mais dont les prédécesseurs avaient sacré les rois saxons. Lanfranc, ayant pour lui Guillaume, fit juger la question en sa faveur ; puis il envoya tout le récit de l’affaire à Rome, pour obtenir l’approbation du pontife, en se recommandant à l’ancienne amitié d’Hildebrand. Mon âme, écrivait-il à l’archidiacre, ne peut exprimer dans une lettre par quelle affection elle est liée à vous, et avec quelle douceur elle se rappelle toutes les grâces que, présent ou absent, je n’ai cessé de recevoir de votre bonté.

En même temps, il lui souhaitait une longue vie pour l’honneur et l’affermissement de l’Église, et il le suppliait de lire avec attention l’exposé de sa demande et de lui faire accorder le privilège qu’il réclamait.

Hildebrand lui répondit : Nous avons honorablement accueilli les paroles de vos envoyés ; mais nous éprouvons un vif regret de ne pouvoir, d’après les règles, vous transmettre, en votre absence, le privilège que vous souhaitez. Que votre prudence ne s’en offense pas : si nous eussions vu que la chose eût été accordée à quelqu’un des archevêques de votre temps, nous nous serions empressés de vous déférer cet honneur, sans fatigues pour vous. Il n’en est pas ainsi ; nous croyons donc nécessaire que vous visitiez en personne le seuil des apôtres, afin que nous puissions, de concert avec vous, sur ce point et sur d’autres, examiner et décider ce qu’il faut. Du reste, si nos envoyés arrivent à vous, recevez-les avec votre charité accoutumée ; et ils vous diront à l’oreille : Ayez soin de faire ce qui convient à un fils chéri de l’Église et à un bon prêtre.

On voit par cette lettre combien l’Église de Rome, en abandonnant à Guillaume le malheureux clergé du pays vaincu, songeait à s’assurer l’obéissance du nouveau clergé, introduit par la conquête.

Bientôt Lanfranc vint à Rome, avec l’archevêque d’York, qui, menacé par le roi Guillaume, cessait de disputer la suprématie de l’Angleterre. Tous deux reçurent le pallium consacré par le pape.

Le pape Alexandre II se leva pour saluer Lanfranc, se souvenant, dit-il, d’avoir été son disciple dans l’abbaye du Bec.

Déjà des plaintes nombreuses étaient parvenues à Rome, sur les rigueurs dont Guillaume accablait l’ancien clergé du pays. L’Église de Rome, et en particulier, l’esprit équitable et sévère d’Hildebrand, ne devaient pas transiger volontiers sur l’abus de la conquête et la licence des mœurs ; mais l’esprit souvent indocile du clergé saxon et le zèle empressé des nouveaux prélats normands avaient grande influence sur le pape et sur ses conseillers. Les plaintes des faibles et des vaincus, les réclamations des prélats dépossédés, des riches abbés dépouillés, se perdaient devant la considération du bien qu’apportait là l’Église un clergé plus discret et plus soumis. Cette condition même ne se rencontrait pas toujours, et quelques-uns des opulents bénéfices d’Angleterre étaient passés dans des mains indignes. Mais ces fâcheux exemples étaient couverts par de meilleurs choix et par l’esprit général de bon ordre et de discipline que Lanfranc inspirait aux prêtres sortis de son école et placés sous sa juridiction. Par son caractère d’austérité laborieuse, par son amour de la justice et de la règle, Lanfranc était en accord naturel avec le génie d’Hildebrand ; et cela, même, dut seconder la politique de Guillaume et l’exécution de ses desseins pour le renouvellement du clergé britannique.

L’archevêque de Cantorbéry retourna bientôt après en Angleterre, chargé d’une lettre du pape pour Guillaume. Alexandre II y rappelait au prince normand que le roi des rois, l’arbitre suprême, lui demanderait compte du royaume qu’il lui avait transféré. Nous exhortons votre gloire, lui disait-il, à se confier aux conseils et aux avis de notre frère Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, l’un des premiers enfants de l’Église, que nous regrettons de ne pas avoir toujours à notre côté ; mais l’avantage qu’il procure à l’Église dans votre royaume est pour nous une consolation de son absence.

En même temps il le nommait, en quelque sorte, son légat perpétuel pour l’Angleterre, en lui donnant le droit de juger souverainement toutes les contentions ecclésiastiques élevées dans ce royaume.

Revêtu de ce titre, le primat de Cantorbéry pouvait plus aisément et plus vite aider aux desseins de Guillaume ; mais il n’en était aussi que plus zélé pour l’Église romaine, dont il recevait un si grand pouvoir.

A la même époque où Guillaume se soumettait à la taxe réclamée par l’Église de Rome, le pape Alexandre II faisait la même demande au roi de Danemark. Nous vous avertissons, lui disait-il, de nous adresser pour votre royaume la redevance que vos prédécesseurs avaient coutume de payer à la sainte Église apostolique.

Ainsi s’étendait et s’affermissait le pouvoir de l’Église romaine. Unie pacifiquement aux deux souverainetés les plus entreprenantes d’alors, aux ducs normands de la Pouille et aux conquérants de l’Angleterre, elle se faisait aisément respecter par les autres peuples de l’Europe. Ses légats venaient librement en France tenir des conciles et juger des contestations ecclésiastiques. Le cardinal Hugues le Blanc, le même qui s’était montré si zélé pour l’antipape Cadaloüs, allait, au nom du pape Alexandre II, changer en Espagne le rite mozarabique : le Danemark payait son tribut annuel à la cour de Rome. Les évêques de Dalmatie, de Slavonie, recevaient le pallium du pape. Les querelles mêmes de Constantinople semblaient amorties ; et à l’avènement de l’empereur Michel VII, Alexandre II lui envoya un légat qui revint avec de riches présents. Dans le nombre étaient deux portes d’airain d’un travail précieux. Le pape en décora l’église de Saint-Paul, en donnant à l’une le nom d’Hildebrand, et à l’autre celui du consul en charge. C’est le seul fait qui nous prouve qu’à cette époque la dignité de consul existait encore à Rome.

Ainsi puissante au dehors, l’Église de Rome était aussi plus libre au dedans. Elle n’avait plus de préfet nommé par l’Empereur ; Henri, n’étant pas venu s’y faire couronner, n’avait pas encore pour ainsi dire établi son droit de souveraineté. Ou ne frappait pas de monnaie à son effigie, et s’il y avait dans la ville quelques offices établis au nom de l’Empereur ; ce n’étaient plus que de vains titres, sans pouvoir. Et d’autre part la durée et le succès du pontificat d’Alexandre, la fermeté de son principal conseiller le cardinal Hildebrand, avaient surmonté les désordres qui naissaient dans la ville même de l’audace et de l’impunité de quelques châtelains. L’obéissance était établie, mais au profit de l’Église et sans intervention de l’Empire.

Dans l’Allemagne cependant les embarras de Henri s’augmentaient encore par les violences et l’avarice des évêques dont il était entouré. Sigefride, archevêque de Mayence, réclamait depuis longtemps des dîmes dans la Thuringe. Henri le favorisa de tous ses efforts, croyant se l’attacher davantage ; mais Sigefride s’adressait en même temps à l’Église romaine, et n’avait de reconnaissance que pour elle. Il lui demandait de frapper d’anathème les pauvres paysans de la Thuringe, qu’il appelait rebelles, et contre lesquels il sollicitait aussi les rigueurs de Henri et l’épée de ses hommes d’armes.

Dans ce dessein, l’archevêque tâchait surtout de se concilier la faveur d’Hildebrand, et même de l’attacher à sa cause par des intérêts fort temporels. Dans une lettre qu’il lui adressait de Mayence, en lui donnant les titres d’archidiacre et d’archichancelier de l’Église romaine, après l’avoir remercié de sa constante protection, il exprimait un vif désir de pouvoir le payer de retour : Sans doute, disait-il, dans le grand nombre des affaires de l’Église, dont vous êtes dépositaire, vous ne cherchez rien que la grâce de Dieu, et vous ne voulez toucher aux choses de la terre que pour les mettre en ordre, et non les posséder. Cependant, comme il faut que celui qui donne avec plaisir ait beaucoup lui-même, afin de pouvoir donner beaucoup au nom de Dieu, nous avertissons votre charité que, si quelque bien qui soit à nous vous est agréable, dès que nous le saurons, il deviendra le vôtre. Qui pourrait, en effet, ne pas aimer un si grand homme, ou qui oserait lui refuser quelque chose ?

L’archevêque demandait en même temps qu’Hildebrand fît admettre ses envoyés et accueillir sa demande, afin que, dans un synode provincial qu’il se proposait de tenir, il pût frapper les Thuringiens d’anathème, au nom et avec l’autorité du siège apostolique.

La demande fut sans peine accordée, et, malgré les offres de l’archevêque, rien ne fait croire que le puissant archidiacre ait cherché, dans cette occasion, un autre intérêt que la puissance de l’Église.

Mais ces tyrannies ecclésiastiques poussèrent les habitants à la révolte. L’archevêque de Mayence tint le concile qu’il avait annoncé, et il y fit décider ce qu’il voulut, ainsi que l’empereur. Mais beaucoup d’habitants de la province dirent qu’ils en appelaient au pape. Deux abbés, ceux de Fulde et d’Herfeld, qui se prétendaient propriétaires des dîmes réclamées par l’archevêque, soutenant cet appel, voulaient également aller en cour de Rome récuser le concile. Mais Henri jura que, si quelqu’un osait en appeler, il le punirait de mort et ferait ravage sur ses terres.

Lorsqu’on apprit à Rome cette résolution du jeune roi, le pape et ses cardinaux parurent fort offensés. Ils avaient d’ailleurs contre Henri un plus important grief. On lui reprochait de payer ses troupes sur les biens de l’Église et de vendre les bénéfices. Hildebrand et ses plus fidèles partisans ne parlaient de cet abus qu’avec indignation. Poussé par leurs conseils, le pape écrivit à Henri pour le sommer de comparaître à Rome et de venir se justifier, au tribunal de l’Église, des crimes qu’on lui reprochait.

Cette forme de procéder contre un roi était encore inouïe. Saint Ambroise avait exclu de l’Église Théodose, couvert du sang de ses sujets. Les évêques de France avaient condamné Louis le Débonnaire à une humiliante pénitence. Mais le pape n’avait point encore mandé un roi à son tribunal. L’entreprise parut excessive. Ce n’était pas au pape Alexandre II qu’il appartenait de l’achever : il mourut dans l’année même où il avait remué cette grande question, et avant que Henri eût daigné lui répondre, le 20 avril 1073.

 

 

 



[1] Hi per Godefridum ducem hæretici deprehensi sunt et suspensi. (Lamb. Schafnarburg, apud Pistor., t. I, p. 161.)

[2] Datis clanculo litteris ad omnes qui in Italia opibus aut virtute militari plurimum poterant, deprecabatur eos ut ducem Godefridum ne quid forte mali contra rempublicam machinaretur, observarent. (Lamb. Schafnarburg, apud Pistor., t. I, p. 161.)

[3] Vocatus eo legatione Romanorum qui nunciarant nimium in Italia contra rempublicam crescere opes et potentiam Godefredi ducis, et nisi turbatis rebus mature consuleretur, ipsum poque regnum ab en propediem, dissimulato pudore, occupandum fore. (Lamb. Schafnarburg, apud Pistor., t. I, p. 162.)

[4] Pet. Dam., t. I, p. 325.

[5] Henrici, III paneg. à Benzone.

[6] Annal. Benedict., t. IV, p. 745.

[7] Annal. Benedict., t. IV, p. 749.

[8] Annal. Benedict., t. IV, p. 750.

[9] Palla altaris manibus involutis cum oblatione. (Ex codice Ottobomano.)

[10] B. Petri Damiani Opusc. IV, disceptatio synodalis, p. 29.

[11] B. Petri Damiani Opusc. IV, disceptatio synodalis, p. 29.

[12] B. Petri Damiani Opusc. IV, disceptatio synodalis, p. 29.

[13] Petri Damiani Opera, lib. I, epist. IX, pp. 13 et 14.

[14] Invasoribus.

[15] Apud script. rerum franc., p. 492.

[16] Petri Damiani Epist. ad Apnetem, lib. VII, epist. V, p. 321.

[17] Petri Damiani Epist. ad Apnetem, lib. VII, epist. V, p. 321.

[18] Petri Damiani Epist. ad Apnetem, lib. VII, epist. V, p. 321.

[19] Petri Damiani Epist. ad Apnetem, lib. VII, epist. V, p. 321.

[20] Petri Damiani Epist. ad Apnetem, lib. VII, epist. V, p. 321.

[21] Damiani, Epist. ad Gothifredum, lib. VII, Epist. X, p. 329.

[22] Petr. Dam., lib. I, epist. XVI, p. 361.

[23] Historia saxonici belli, p. 102.

[24] Historia universitatis parisiensis, t. I, p. 446.

[25] Franc-home.